F. de Sales, Lettres 319

LETTRE LXXXIV, a madame de Chantal.

319
Moyens de bien passer le carême.

Chambéri, 24 février 1606.

1. Ce ne peut être ici qu'une petite lettre ; car je m'en vais tout maintenant en chaire, ma très-chère fille. Vous êtes maintenant à Dijon, où je vous ai écrit il n'y a que peu de jours, et où vous abondez, par la grâce de Dieu, en plusieurs consolations auxquelles je participe en esprit. Le carême est l'automne de la vie spirituelle, auquel on doit recueillir les fruits, et les ramasser pour toute l'année. Faites-vous riche, je vous supplie, de ces trésors précieux que rien ne vous peut ni ravir ni gâter (cf.
Mt 6,20). Souvenez-vous de ce que j'ai accoutumé de dire : Nous ne ferons jamais bien un carême pendant que nous penserons en faire deux. Faisons donc celui-ci comme le dernier, et nous le ferons bien. Je sais qu'à Dijon il y aura quelque excellent prédicateur ; les paroles saintes sont des perles, et de celles que le vrai Océan d'Orient, l'abyme de miséricorde, nous fournit : assemblez-en beaucoup autour de votre cou, pendez-en bien à vos oreilles, environnez-en vos bras : ces atours ne sont point défendus aux veuves, car ils ne les rendent point vaines, mais humbles.

2. Pour moi, je suis ici, où je ne Vois encore rien qu'un léger mouvement parmi les âmes à la sainte dévotion. Dieu l'accroîtra, s'il lui plaît, pour sa sainte gloire. Je m'en vais dire maintenant à mes auditeurs que leurs âmes sont là vigne de Dieu ; la citerne est la foi, la tour est l'espérance, et le pressoir la sainte charité ; là haie, c'est la loi de Dieu, qui les sépare des autres peuples infidèles. A vous, ma chère fille, je dis que votre bonne volonté c'est votre vigne ; la citerne sont les saintes inspirations de la perfection que Dieu y fait pleuvoir du ciel ; la tour, c'est la sainte chasteté ^laquelle comme il est dit de celle de David, doit être d'ivoire (Ct 4,4 Ct 7,4); le pressoir, c'est l'obéissance, laquelle, produit un grand mérite pour les actions qu'elle exprime ; la haie, ce sont vos voeux. Oh ! Dieu conserve cette vigne qu'il a plantée de sa main ! Dieu veuille faire abonder de plus en plus les eaux salutaires de sa grâce dans sa citerne! Dieu soit à jamais le protecteur de sa tour! Dieu soit celui qui veuille toujours donner tous les tours au pressoir, qui sont nécessaires pour l'expression du bon vin, et tenir toujours close et fermée cette belle haie dont il a environné cette vigne, et fasse que les anges en soient les vignerons immortels !

Adieu, ma chère fille, la cloche me presse ; je m'en vais au pressoir de l'église, au saint autel, où distille perpétuellement le vin sacré du sang de ce raisin (cf. Dt 32,14) délicieux et unique que notre sainte abbesse, comme une vigne céleste, nous a heureusement produit. Là, comme vous savez que je ne puis faire autrement, je vous présenterai et représenterai au père en l'union de son fils, auquel, pour lequel et par lequel je suis uniquement et si entièrement votre, etc.



LETTRE LXXXV, A MADAME DE CHANTAL.

322
La trop grande crainte des tentations est préjudiciable : le plus sûr est de les mépriser.


Chambéry, 6 mars 1606.

Ma très-chère fille, contre tous ces nouveaux assauts et tentations d'infidélité ou doute de la foi, tenez-vous close et couverte dans les instructions que vous avez eues jusqu'à présent ; vous n'aurez rien à craindre. Prenez garde à ne point disputer, ni marchander ; item, à ne point vous attrister et inquiéter, et vous en serez délivrée.

Pour moi, je vois cette grande horreur et haine que vous avez pour ces suggestions, et ne doute nullement que cela ne vous nuise, et ne donne de l'avantage à l'ennemi qui se contente de vous ennuyer et inquiéter, puisqu'il ne peut faire autre chose, comme il ne fera jamais, Dieu aidant. Mais courage, ma chère fille, ne vous amusez point à la considération de tout cela ; car il vous doit suffire que Dieu n'est point offensé en ces attaques que vous recevez. Usez le plus que vous pourrez de mépris de ces brouilleries-là; car le mépris y est le remède le plus utile.

Non, je ne suis nullement en crainte pour les colonnes de notre tabernacle (1) ; car Dieu en est le protecteur. J'ai néanmoins bien été en considération, pounpenser ce que c'est qui pouvait permettre au monde l'audace et l'imprudence de penser à les ébranler : car il me semble que nous, lui faisons assez mauvais visage pour lui ôter le courage de nous vouloir chatouiller. Or bien tout cela n'est rien. Je ne peux ni veux jamais cesser de vous souhaiter l'abondance des grâces de notre Seigneur et de sa très-sainte mère, en l'amour duquel je suis et serai inviolablement et uniquement tout vôtre.


(1) S. François fait cette allusion au tabernacle de l'ancienne loi qui était soutenu par des colonnes. Ces colonnes sont les bonnes résolutions de madame de Chantal, surtout le voeu de chasteté:




LETTRE LXXXVI, A MADAME DE CHANTAL.

329
Il la console sur les tentations contre la foi, et lui montre l'usage de l'imagination dans l'oraison.


Annecy, avril 1606.

1. Je suis consolé que M. Galemand soit de même avis avec moi pour le remède de ces importunités que vous recevez touchant la foi : il dit vrai, il ne faut pas disputer, mais s'humilier-; ni spéculer avec l'entendement, mais roidir la volonté.,

Le livre de la Méthode de servir Dieu est bon,, mais embarrassé et difficile plus qu'il ne vous est requis : celui du Combat spirituel contient tout ce qu'il dit, et plus clairement et plus méthodiquement.

2. Il n'est pas possible de ne se servir en l'oraison ni de l'imagination ni de l'entendement ; mais de ne s'en servir poiut que pour émouvoir la volonté, et, la volonté étant émue, l'employer plus que l'imagination et l'entendement, cela se doit faire indubitablement. Il n'est pas besoin, dit cette bonne mère (1), de l'imagination pour se représenter l'humilité sacrée du Sauveur ; non pas peut-être à ceux qui sont déjà fort avancés eu la montagne de perfection : mais pour nous autres, qui sommes encore es vallées, quoique désireux de monter, je pense qu'il est expédient de se servir de toutes nos pièces, et de l'imagination encore.

Je vous ai néanmoins marqué en quelque papier que cette imagination doit être fort simple, et comme servant d'aiguille pour enfiler dans votre esprit les affections et révélations. C'est le grand chemin, ma chère fille, duquel il ne vous faut pas encore départir, jusqu'à ce que le jour soit un petit plus grand, et que nous puissions discerner les sentiers. Il est bien vrai que ces imaginations ne doivent point être entortillées de beaucoup de particularités, mais simples.

Demeurons, ma chère fille, encore un peu de temps ici en ces basses vallées ; baisons encore un peu les pieds du Sauveur : il nous appellera quand il lui plaira à sa sainte bouche. Ne vous départez point encore de cette méthode, jusqu'à ce que nous nous revoyions.

Mais quand sera-ce, me direz-vous? Si vous pensez, ma chère fille, que vous puissiez tirer, de ma présence tant d'aide et de bon fruit, et des provisions spirituelles, comme vous m'écrivez, et que vous en ayez beaucoup de désir, je ne serai pas si dur que de vous remettre à l'année prochaine, mais je vous remettrai volontiers au premier dessein, lequel ne me donne nulle peine que celle que vous aurez au voyage : car, au demeurant, il m'est plein de suavité et de contentement. La difficulté est que je n'ai à mon commandement que les octaves de Pentecôte et celle du Saint-Sacrement (1). Auxquelles des deux que vous vouliez venir, vous me trouverez ici plein de coeur, et Dieu aidant, de joie à vous servir.

3. Et voyez-vous, ma chère fille, en ces choses non nécessaires, ou au moins desquelles on ne peut pas bien discerner la nécessité, ne prenez pas mes paroles ric-à-ric ; car je ne veux pas qu'elles vous serrent, mais que vous ayez la liberté de faire ce que vous croirez meilleur. Si donc vous croyez que votre voyage vous soit fort utile, je m'accorde qu'il se fasse, mais cela avec aise et toute volonté. Seulement, il faudra m'avertir duquel des deux temps vous voudriez faire choix ; car je veux faire venir ma mère ici en ce temps-là : et croyez qu'elle et moi en serons bien consolés, aux dépens de votre travail.

Dieu soit à jamais avec nous, et veuille vivre en nos coeurs éternellement !

Adieu, ma très-chère fille ; je suis celui qu'il a rendu si uniquement vôtre.


(l) Il y a grande apparence que c'est une prieure des Carmélites, parce qu'il en est parlé dans d'autres lettres dans les mêmes termes.
(1) En cette année 1606, Pâques arriva le 2G mars, la Pentecôte le 14 mai, et la fêle du Saint-Sacrement le 25 mai.



LETTRE LXXXVII, A MADAME LA PRÉSIDENTE BRULART.

328 Il faut se rendre parfait dans son état, sans désirer celui auquel on ne peut parvenir.



3 avril 1606.

Madame ma très-chère soeur,

1. je vous ai déjà écrit mon avis sur le sujet de votre dernière lettre ; mais voyant que vous le désirez fort, et craignant que si mes paquets s'étaient égarés, vous n'en demeurassiez en peine, je vous dirai qu'il n'y a nul danger que vous entriez au monastère de notre soeur (2), jusqu'à ce que la clôture y soit exactement établie. Les âmes qui vous en font scrupule sont bonnes et dévotes, comme elles témoignent par leur scrupule, lequel néanmoins n'a nul fondement ; c'est pourquoi il ne s'y faut pas arrêter. Plût à Dieu que les hommes qui n'entrent en cette maison-là que par curiosité et indiscrétion, en fissent bien scrupule! car ils auraient bon fondement pour cela ; mais non pas vous, jusqu'à ce que, comme je dis, la clôture y soit établie, qui ne sera jamais, sitôt que je le désire.

2. J'ai su tout ce que vous me dites des inquiétudes de toutes les religieuses, et en suis marri ; elles arrivent faute d'une bonne conduite et ménage de leurs esprits. C'est le mal des maux entre ceux qui ont de bonnes volontés, qu'ils veulent toujours ce qu'ils ne peuvent pas être, et ne veulent pas être ce qu'ils ne peuvent n'être pas. On me dit que ces bonnes filles sont toutes éprises de l'odeur sainte que répandent les saintes carmélites, et qu'elles désireraient toutes d'en être : mais je ne pense pas que cela se puisse aisément. Elles n'emploient pas bien ce bon exemple, qui leur devait: servir pour les animer à bien embrasser la perfection de leur état, et non pas à les troubler, et faire désirer celui auquel elles ne peuvent arriver. La nature" a mis une loi entre les abeilles, que chacune d'icelles fasse le miel dans sa ruche, et des fleurs qui lui sont autour. Adieu, madame ma très-chère fille ; tenez bien serré le sacré crucifix sur votre coeur. Je suis votre, etc.

(2) L'abbessc du Fuits-d'Orbc, soeur de madame Brulart.



LETTRE LXXXVIII, A MADAME BRULART.

339
Écueils à éviter dans les amitiés et les liaisons les plus spirituelles, même avec ses confesseur et directeur.

Annecy, 29 avril 1606.

Madame ma très-chère soeur et fille en notre Seigneur,

1. voici qu'enfin j'ai reçu (...)

l'avis que cette bonne fille que vous connaissez m'a envoyé de ce petit accident qui lui était arrivé en l'amitié spirituelle de la personne en laquelle elle avait pris de la confiance; et parce que vous lui direz bien ce que je désire qu'elle sache sur ce point, et que je ne saurais lui écrire, je vous le dirai. Qu'elle ne s'étonne nullement de cet inconvénient ; car ce n'est qu'une crasse et rouillure qui a accoutumé de s'engendrer au coeur humain, sur les plus pures et sincères affections, si on ne s'en prend garde.

2. Ne voit-on pas que les vignes qui produisent le meilleur vin sont plus sujettes aux superfluités, et ont plus besoin d'être émondées et retranchées? Telle est l'amitié même spirituelle : mais il y a cela de plus; c'est qu'il faut que la main du vigneron qui les émonde soit plus délicate, d'autant que les superfluités qui y surcroissent sont si menues et délicates, qu'en leur commencement on ne saurait presque les voir, si on n'a les yeux bien essuyés et ouverts. Ce n'est donc pas merveille si on s'y trompe souvent. Mais cette fille doit bénir Dieu que cet inconvénient lui ait été manifesté au commencement de sa dévotion ; car c'est un signe évident que la divine majesté la veut conduire par la main, et, par l'expérience de ce danger échappé, la veut rendre sage et prudente pour en éviter plusieurs autres. O Dieu ! que c'est chose rare de voir des feux sans fumée ! si est-ce que le feu de l'amour céleste n'en a point pendant qu'il demeure pur ; mais quand il se commence à mêler, il commence de même à prendre de la fumée d'inquiétudes, de dérèglements et mouvements de coeur irréguliers. Or bien, Dieu soit loué que tout est bien remis et en bon état.

3. Au demeurant, il n'y a point eu de mal à se déclarer, en sorte que l'on ait pu reconnaitre la personne dont on parlait, puisqu'il ne se pouvait faire autrement ; et le discret conseiller des âmes ne trouve jamais rien d'étrange, mais reçoit tout avec charité, compatit à tout, et connaît bien que l'esprit de l'homme est sujet à la vanité (
Rm 8,20) et au désordre, si ce n'est par une spéciale assistance de la vérité. Il me reste à vous dire, ma très-chère soeur, que le chemin de dévotion le plus assuré, c'est celui qui est au pied de la croix, d'humilité, de simplicité, de douceur de coeur.

Dieu soit à jamais en votre coeur ! Je suis en lui et par lui, madame, etc.




LETTRE LXXXIX.

S. FIlANÇOIS DE SALES, A MADAME l'ABBESSE DU PUITS D'ORBE.

Il faut faire le bien avec joie et sans se décourager de ses défauts. Avis généraux sur la clôture des religieuses, sur les confesseurs extraordinaires, sur le maniement des pensions, sur les chapitres et la charité mutuelle ; sur la nécessité et la manière de faire revenir au monastère les religieuses. Avis particuliers à une abbesse sur plusieurs points importants.



1« mai 1606.

Oui, ma fille, je vous le dis par écrit aussi bien que de bouche, réjouissez-vous tant que vous pourrez en bien faisant ; car c'est une double grâce aux bonnes oeuvres, d'être bien faites, et d'être faites joyeusement. Et quand je dis, en bien faisant, je ne veux pas dire que s'il vous arrive quelque défaut, vous vous adonniez à la tristesse pour cela : non, de par Dicii, car ce serait joindre défaut à défaut, mais je veux dire que vous persévériez à vouloir bien faire", et que vous retourniez toujours au bien, soudain que vous connaîtrez vous en être éloignée, et moyennant cette fidélité, que vous viviez joyeuse pour le général.

J'ai à vous dire, outre l'ancien écrit que je vous envoie, que vous devez tenir le cloître et le dortoir fermés aux hommes : ainsi la clôture s'en fera doucement.

Le concile de Trente ordonne à tous les supérieurs et supérieures des monastères, qu'au moins trois fois l'année ils- fassent confesser ceux qu'ils ont sous leurs charges, à des confesseurs extraordinaires; ce qui est grandement requis pour mille bonnes raisons. C'est pourquoi vous l'observerez, faisant venir quelque bon moine, ou quelque bien dévot prêtre, auquel toutes aient à se confesser cette fois-là. Je vous ai dit la raison pourquoi toutes s'y doivent confesser, ce qui ne sera point grief à aucune ; car celles qui voudront ne se confesseront que d'un jour ou deux, s'étant préalablement confessées ; et celles qui voudront pourront en user autrement.

Il faut que ce soit vous, ma fille bien-aimée, qui ayez l'administration des pensions ; mais députez une des daines, qui ait soin de tenir compte de ce qui s'en emploie.

Il sera à propos, dans vos petits chapitres, de recommander la mutuelle et tendre dilection des unes aux autres, et de témoigner que vous l'avez en leur i endroit, mais particulièrement envers celle de laquelle vous m'écrivez, laquelle il faut, par charité, révoquer à une bonne et douce intelligence et confiance avec les autres. Je lui écris un petit mot. Vous trouverez bien, crois-je, les premiers avis que je vous écrivis, il y a cinq ans, sur la façon avec laquelle vous deviez doucement réduire tous ces esprits à votre bon dessein. Vous y verrez beaucoup de choses que, pour brièveté, je ne dirai pas maintenant.

Quant à celle qui est absente, il faut écrire à elle ou à son frère, que, pour la plus grande gloire de Dieu, le salut de vos âmes, l'édification du prochain et l'honneur de votre monastère, vous avez pris résolution avec toutes les soeurs religieuses, de vivre plus retirées dans votre maison qu'on n'a pas fait ci-devant ; que la chose étant si raisonnable et si honnête, vous ne doutez pas qu'elle ne s'y veuille ranger ; dont vous la conjurez et sommez par l'obéissance qu'elle vous a vouée, hors laquelle elle ne peut faire son salut ; lui promettant qu'elle ne trouvera, ni en vous ni es autres, sinon une douce et très amiable conversation, laquelle seule, outre son devoir, peut la semondre à une sainte retraite, et choses semblables. Si pour cela elle ne revient, il faudra l'arraisonner deux autres fois, avec des intervalles de trois semaines. Que si enfin elle ne revient, vous lui manderez qu'elle se détermine donc de n'être plus reçue, et d'être forclose de sa place. Mais je crois que ses parents la feront revenir ; et, étant revenue, vous la traiterez doucement et avec grande patience.

Si j'oublie quelque chose, je le dirai à notre soeur, qui vous ira voir infailliblement, et elle vous chérit bien fort. Pour votre particulier, ne faites point faute de faire l'oraison mentale tous les jours, à la même heure qu'elle se fait au choeur, si vous ne pouvez y aller; et ce pour demi-heure. Ne vous tourmentez pas, encore que vous ne puissiez pas avoir des sentiments aussi forts que vous le désireriez, car c'est la bonne volonté que Dieu requiert. Lisez tous les jours un quart d'heure dans des livres spirituels, et ce devant qu'aller à vêpres, ou avant de les dire quand vous n'y pourrez pas aller.

Vous vous coucherez tous les jours à dix heures, et vous vous lèverez à six. Quand vous serez contrainte d'être au lit, faites lire quelqu'une de temps en temps, selon votre commodité. Baisez souvent-vôtre croix que vous portez; renouvelez les bons propos que vous avez faits d'être tout à Dieu, immédiatement avant le coucher, ou en y allant, ou dans votre oratoire, ou ailleurs ; et faites un plus grand renouvellement par demi-douzaine d'aspirations et d'humiliations devant Dieu.

Je vous donne pour votre spécial patron de cette année, le glorieux S. Joseph, et pour votre patronne, Ste Scolastique, soeur de S. Benoît, de laquelle vous trouverez beaucoup d'actions en sa vie, comme en celle de S. Benoit, dignes d'être imitées.

Voyez-:vous, ma très-chère et bonne fille, entreprenez de vous acquérir un grand courage au service de notre Seigneur ; car, pour assuré, sa bonté vous a choisie pour se servir de vous, pourvu que vous le vouliez, pour le véritable rétablissement de sa gloire et celle des âmes. En votre maison vous ne sauriez tenir un chemin plus assuré que celui de la sainte obéissance : c'est pourquoi je me réjouis grandement que vous y soyez affectionnée, pour l'intention que me marquez ; mais ressouvenez-vous donc bien de ce que je vous ai recommandé de la part de notre Seigneur, auquel je vous recommande, le suppliant, par sa mort et sa passion, qu'il vous, comble de son saint amour, et vous rende de plus en plus toute sienne.

Pour moi, ma très-chère soeur, ma fille bien aimée, j'ai une volonté fort entière à vous chérir, honorer et servir ; et jamais rien ne m'ôtera cette affection, puisque c'est en ce même Sauveur et pour lui que je l'ai prise, étant à jamais votre humble frère et serviteur, etc.




LETTRE XC.

S. FRANÇOIS DE SALES, A MADAME DE CHANT AL.

Confiance et soumission de S. François de Sales à la 1 divine Providence.



Annecy, le 9 mai 1606.

Je reçus la semaine passée quatre lettres des vôtres, l'une du jour de Pâques (1), et les autres trois du 27 avril; or, plutôt que de retarder davantage, je veux vous écrire tout à la hâte.

Je vois ce que vous me dites de ces bonnes âmes, compagnes de vos désirs ; de vos désirs, dis-je, qui se fortifient et se rendent actifs dedans votre coeur. Hélas ! ma chère fille, ils vous réveillent souvent l'esprit, à ce que je vois; mais croyez bien que celui que j'ai de conduire le tout à chef et à la gloire de Dieu m'excite aussi très-souvent. Or sus, je veux dire ce mot de vanterie plus souvent que vous, que je crois ; mais ne faut-il pas tout faire avec une diligence soigneuse, mais douce, mais tranquille, mais résignée? He bien, j'espère que Dieu sera notre guide.

Et ne vous troublez point, ma fille, je vous prie, de ce que je vous écrivis l'autre jour touchant la proposition qui se fait de me tirer moi-même de ma terre et de mon parentage (2), car rien-ne se fera que de par Dieu ; et, de quelque côté que j'aille, sous sa conduite tout ira fort bien et pour vous et pour moi. Non, croyez-le bien, ma chère fille ; mais voyez-vous, n'en parlez à personne. Je vous dis tout; ce ne serait pas sans répugnance s'il me fallait changer de logis, bien que je ne me sente nullement attaché qu'à quelques aines, d'un lien tout purement spirituel, Dieu merci : mais Dieu tiendra tout de sa main; car, voyez-vous, ma chère fille, mon âme n'a point de rendez-vous qu'en cette providence de Dieu. Mon Dieu, vous me l'avez enseigné dès ma jeunesse et jusqu'à présent ; j'annoncerai vos merveilles (Ps 70,17).

Adieu, ma chère fille ; tenez pour tout assuré que je pense fort aux soins de votre âme, laquelle m'est chère, précieuse et aimable comme la mienne propre, et je ne la tiens que pour une même. Dieu nous aime, ma chère fille : il sera toujours avec nous notre unique amour et notre confiance. O Dieu! que je désire de bien à votre esprit, ma chère fille ! Notre-Dame soit notre dame et maîtresse! Je suis, etc.

(t) Le 26 mars.

(2) Lorsque S. François écrivit cette lettre, on avait parlé de le transporter hors de sa patrie.




LETTRE XCI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A MADAME DE CHANT AL.

Considérations sur le saint sacrement.

1°"- juin 1606.

Mon Dieu ! que mon coeur est plein de choses pour vous dire, ma fille ; car c'est aujourd'hui le jour de la grande fête de l'Église, en laquelle portant le Sauveur à la procession, il m'a de sa grâce donné mille douces pensées, emmi lesquelles j'ai eu peine de réprimer les larmes.

O Dieu ! je mettais en comparaison le grand prêtre de l'ancienne loi avec moi, et considérais que ce grand prêtre portait un riche pectoral sur la poitrine, orné de douze pierres précieuses, et en icelui se voyaient les noms des douze tribus des enfants d'Israël : mais je trouvais mon pectoral bien plus riche, encore qu'il ne fût composé que d'une seule pierre, qui est la perle orientale que la mère forte conçut en ses chastes entrailles, de la bénite rosée du ciel ; car, voyez-vous, je tenais ce divin sacrement bien serré sur ma poitrine, et m'était avis que les noms des enfants d'Israël étaient tous marqués en icelui, oui, les noms des filles spécialement, et le nom de l'une encore plus.

L'épervier et le passereau de S. Joseph me revenaient en l'esprit, et me semblait que j'étais chevalier de l'ordre de Dieu, portant sur ma poitrine le même fils qui vit éternellement en la sienne. Ah ! que j'eusse bien voulu que mon coeur se fût ouvert pour recevoir ce précieux Sauveur, comme fit celui du gentilhomme duquel je vous fis le conte! Mais hélas! je n'avais pas le couteau qu'il fallait pour le fendre, car il ne se fendit que par l'amour ; si ai-je bien pourtant eu des grands désirs de cet amour, mais je dis pour notre coeur indivisible, voilà ce que je vous puis dire. Bonsoir, ma chère fille; vivez tout en Dieu et pour Dieu. Je suis en lui infiniment le vôtre..

J'oubliai hier de vous reprendre de quoi vous ne receviez pas en simplicité la parole de Dieu, ains aviez des aversions qui vous la rendaient moins suave des uns que des autres. Oh ! l'humilité et douceur de l'amour de l'époux fait demeurer les épouses humblement et doucement attentives à recevoir la sainte parole. Vive Jésus ! ma très-chère mère, en tout ce que nous sommes, selon l'unité qu'il a faite de nous.




LETTRE XCII, A MADAME DE CHANTAL.

343
Sur le détachement qu'il faut avoir pour les personnes même les plus chères. Avis sur la distribution du temps et l'emploi de la journée, et sur plusieurs autres matières intéressant le salut.


Annecy, 8 juin 1606.

1. Ce sera donc pour cette prochaine année, s'il plaît à Dieu, que nous nous reverrons, ma très-chère fille ; mais cela infailliblement, et toujours aux fêtes de la Pentecôte, ou à celles du Saint-Sacrement, sans qu'il soit besoin d'attendre aucune autre assignation, afin qu'on s'y dispose de bonne heure. Et cependant qu'est-ce que nous ferons? Nous nous résignerons entièrement et sans réserve à la bonne volonté de notre Seigneur, et remettrons entre ses mains toutes nos consolations, tant spirituelles que temporelles. Nous remettrons purement et simplement à sa providence la mort et la vie de tous les nôtres, pour faire survivre les uns aux autres, et à nous, selon son bon plaisir ; assurés que nous sommes que, pourvu que sa souveraine bonté soit avec nous, et en nous, et pour nous, il nous suffit très abondamment.

2. Que je demandasse de vous survivre? Oh ! vraiment, que ce bon Dieu en fasse comme il lui plaira, ou tôt ou tard : ce ne sera pas cela que je voudrais excepter en mes résignations, si j'en faisais.

Mais, ce dites-vous, vous n'êtes pas encore détachée de ce côté-là. Seigneur Dieu ! que dites-vous, ma très-chère fille? Vous puis-je servir de lien, moi qui n'ai point de plus grand désir sur vous que de vous voir en l'entière et parfaite liberté de coeur des enfants de Dieu (
Rm 8,21)! Mais je vous entends bien, ma chère fille : vous ne voulez pas dire cela; vous voulez dire que vous pensez que ma survivance soit à la gloire de Dieu, et pour cela vous vous y sentez affectionnée. C'est donc à la gloire de notre Seigneur que vous êtes attachée, non pas à ses créatures : je le sais bien, et en loue sa divine majesté.

3. Mais savez-vous quelle parole je vous donnerai bien ? c'est d'avoir plus de soin de ma santé dorénavant, quoique j'en aie toujours eu plus que je ne mérite; et, Dieu merci, je la sens fort entière maintenant, ayant absolument retranché les veillées du soir, et les écritures que j'y soulais faire, et mangeant plus à propos aussi. Mais, croyez-moi, votre désir a sa bonne part en cette résolution; car j'affectionne en extrémité votre contentement et consolation, mais avec une certaine liberté et sincérité de coeur, telle que cette affection me semble une rosée, laquelle détrempe mon coeur sans bruit et sans coup. Et, si vous voulez que je vous dise tout, elle n'agissait pas si souèvement au commencement que Dieu me l'envoya (car c'est lui sans doute) comme elle fait maintenant qu'elle est infiniment forte, et, ce me semble, toujours plus forte, quoique sans secousses ni impétuosité. C'est trop dit sur un sujet duquel je ne voudrais rien dire.

4. Or sus, je m'en vais vous nommer vos Retires. Pour coucher, neuf, s'il se peut, ou dix, s'il ne se peut mieux : pour lever, cinq ; car il vous faut bien le repos de sept à huit heures : l'oraison du matin à six heures, et durera demi-heure ou trois quarts d'heure; à cinq heures du soir, un peu de recueillement pour un quart d'heure environ, et la lecture un quart d'heure, ou devant ou après : au soir, demi-quart d'heure pour l'examen et la recommandation : parmi le jour, beaucoup de saintes aspirations.

J'ai pensé sur ce que vous m'écrivîtes, que M. N. vous avait conseillé de ne point vous servir de l'imagination, ni de l'entendement', ni de longues oraisons, et que la bonne mère Marie de la Trinité vous en avait dit de même touchant l'imagination.

5. Et pour cela, si vous faites quelque imagination véhémente, et que vous vous y arrêtiez puissamment, sans doute vous avez eu besoin de cette correction ; mais si vous la faites briève et simple, pour seulement rappeler votre esprit A l'attention, et réduire ses puissances à la méditation, je ne pense pas qu'il soit encore besoin de la du tout abandonner ; il ne faut ni s'y amuser ni la du tout mépriser. Il ne faut ni trop particulariser, comme serait de penser à la couleur des cheveux de Notre-Dame, à la forme de son visage, et choses semblables ; mais simplement en gros, que vous la voyez soupirante après son fils, et choses semblables, et cela brièvement.

De ne point se servir de l'entendement, j'en dis de même : si votre volonté sans violence court avec ses affections, il n'est pas besoin de s'amuser aux considérations ; mais parce que cela n'arrive pas ordinairement à nous autres imparfaits, il est forcé de recourir aux considérations encore pour un peu.

De tout cela je recueille que vous devez vous abstenir de longues oraisons, car je n'appelle pas longue l'oraison de trois quarts d'heure ou demi-heure ; et des imaginations violentes, particularisées et longues, car il faut qu'elles soient simples et fort courtes, ne devant servir que de simple passage de la distraction au recueillement; et tout de même des applications de l'entendement, car aussi ne se font-elles que pour émouvoir les affections, et les affections pour les résolutions, et les résolutions pour l'exercice, et l'exercice pour l'accomplissement de la volonté de Dieu, en laquelle notre âme se doit fondre et résoudre. Voilà ce que je vous en puis-dire. Que si je vous avais dit quelque chose contraire, ou que vous eussiez entendue autrement, il la faudrait réformer sans doute.

6. J'approuve vos abstinences du vendredi, mais sans voeu, ni trop grande contrainte. J'approuve encore plus que vous fassiez ces ouvrages de vos mains comme le filer et semblables, aux heures que rien de plus grand ne vous occupe; et que vos besognes soient destinées ou aux autels, ou pour les pauvres ; mais non pas que ce soit avec si grande rigueur que", s'il vous arrivait de faire quelque chose pour vous ou les vôtres, vous voulussiez pour cela vous contraindre à donner aux pauvres la valeur ; car il faut partout que la sainte liberté et franchise règnent, et que nous n'ayons point d'autre loi "ni contrainte que celle de l'amour, lequel, quand il nous dictera de faire quelque besogne pour les nôtres, il ne doit point être corrigé comme s'il avait mal fait, ni lui faire payer l'amende comme vous voudriez faire : aussi, à quoi qu'il nous convie, ou pour le pauvre, ou pour le riche, il fait tout bien, et est également agréable à notre Seigneur.

Je pense que si! vous m'entendez bien, vous verrez que je dis vrai, et que je combats pour une bonne cause quand je défends la sainte et charitable liberté d'esprit, laquelle, comme vous savez, j'honore singulièrement, pourvu qu'elle soit vraie et éloignée de la dissolution et du libertinage, qui n'est qu'un masque de liberté.

7. Après cela j'ai ri vraiment, et ai ri de bon coeur, quand j'ai vu votre dessein de vouloir que votre serge soit employée pour mon usage, et que je donne ce qu'elle pourra valoir aux pauvres ; mais je ne m'en moque pourtant pas, car je vois bien que la source de ce désir est belle et claire, quoique le ruisseau soit un peu trouble. O Dieu : mon Dieu me fasse tel que tout ce que j'emploie à mon usage soit rapporté à son service, et que ma vie soit tellement sienne que ce qui sert à la maintenir puisse être dit servir à sa divine majesté !

Je ris, ma chère fille, mais ce n'est pas sans mélange d'appréhension bien forte de la différence qu'il y a entre ce que je suis et ce que plusieurs pensent que je sois. Mais bien que votre intention vous vaille devant Dieu, j'en suis content pour une pièce : mais qui me l'estimera à sa juste valeur ? car, si je voulais rendre aux pauvres son prix selon que je l'estimerai, je n'aurais pas cela vaillant, je vous en assure. Jamais vêtement ne me tint si chaud que celui-là, duquel la chaleur passera jusqu'au coeur ; et ne penserai pas qu'il soit violet, mais pourprin et écarlatin, puisqu'il sera, ce me semble, teint en charité. Or sus donc soit dit pour une fois : car sachez que je ne fais pas toutes les années faire des habits, mais seulement selon la nécessité; et, pour les autres années, nous trouverons moyen de bien loger vos travaux selon votre désir.

8. Ce n'est pas encore tout : ce dessein m'a donné mille gaies pensées ; mais je ne veux vous en dire qu'une, que je faisais le jour de l'octave du Saint-Sacrement (1), le portant a la dernière procession. Je vous dressais, ce me semble, bien de la besogne à filer, et sur une brave quenouille.

(1) Le 2 juin.

Voyez-vous, j'adorais celui que je portais, et me vint au coeur que c'était le vrai Agneau de Dieu, qui ôte les péchés du monde (Jn 1,29). O saint et divin Agneau, ce disais-je, que j'étais misérable sans vous ! Hélas ! je ne suis revêtu que de votre laine, laquelle couvre ma misère devant la face de votre Père. Sur cette cogitation, voici Isaïe qui dit que notre Seigneur en sa passion était comme une brebis que l’on tond sans qu'elle dise mot (Is 53,7). Et qui est cette divine toison, sinon le mérite, sinon les exemples, sinon les mystères de la croix ? Il me semble donc que la croix est la belle quenouille de la sainte épouse des cantiques, de cette dévote Sunamite ; la laine de l'innocent agneau y est précieusement liée, ce mérite, cet exemple, ce mystère.

9. Or mettez avec révérence cette quenouille à votre côté gauche, et filez continuellement par considérations, aspirations et bons exercices, je veux dire, par une sainte imitation ; filez, dis-je, et tirez dans le fuseau de votre coeur toute cette blanche et délicate laine: le drap qui s'en fera vous couvrira et gardera de confusion au jour de votre mort; il vous tiendra chaud dans l'hiver; et comme dit le sage, vous ne craindrez point le froid des neiges (Pr 31,21). Et c'est ce que le même sage a peut-être pensé quand, louant cette sainte ménagère, il dit qu'elle porta sa main à choses hardies, et ses doigts prirent le fuseau (Pr 31,17-19). Car qui sont ces choses hardies qui se rapportent au fuseau, sinon les mystères de la passion filés par notre imitation? Là-dessus je vous souhaitai mille et mille bénédictions, et qu'à ce grand jour du jugement nous nous trouvassions bien revêtus, qui en évoque, qui en veuves, qui en mariées, qui en capucins, qui en jésuites, qui en vignerons, mais tout d'une même laine blanche et rouge, qui sont les couleurs de l'époux (Ct 5,10).

Voilà ma chère fille, ce que j'avais au coeur pendant que j'avais en mes mains l'agneau même de la laine duquel je parle. Mais, il est vrai, vous me venez presque, toujours à la traverse en ces exercices divins, sans néanmoins les traverser ni les divertir, grâces à ce bon Dieu. Fais-jc bien, ma chère fijle, de vous dire mes pensées? Je pense qu'au moins ne fais-je pas mal, et que vous les prendrez pour telles qu'elles sont.

10. Or, ces désirs de vous voir éloignée de toutes ces récréations mondaines, comme vous dites, ne peuvent être que bons, puisqu'ils ne vous inquiètent point; mais ayez patience, nous en parlerons l'année suivante, si Dieu nous conserve ici-bas. Cela suffira bien; et aussi n'ai-je point voulu vous répondre à ces désirs de s'éloigner de sa patrie, ou de servir au noviciat des filles qui aspirent à la religion : tout cela, ma chère fille, est trop important pour être traité sur le papier; il y a du temps assez. Cependant vous filerez votre quenouille, non pas avec ces grands et gros fuseaux, car vos doigts ne les sauraient manier, mais seulement selon votre petite portée : l'humilité, la patience, l'abjection, la douceur de coeur, la résignation, la simplicité, la charité des pauvres malades, le support des fâcheux, et semblables imitations, pourront bien entrer en votre petit fuseau; et vos doigts les manieront bien en la conversation de Ste Monique, de Ste Elisabeth, de Ste Liduvine, et plusieurs autres, qui sont aux pieds de votre glorieuse abbesse, laquelle, pouvant manier toutes sortes de fuseaux, manie plus volontiers ces petits, à mon avis, pour nous donner exemple.

11. Hé bien, c'est assez, pour ce coup, parlé de la laine de notre agneau immaculé : mais de sa divine chair, n'en mangerons-nous pas un peu plus souvent ? Oh ! qu'elle est souève et nourrissante. Je dis que, se pouvant commodément faire, il sera bon de le recevoir un jour de la semaine, le jeudi entre le dimanche, sinon que quelque fête se présentât à quelque autre jour parmi la semaine ; cela pourtant sans bruit, sans incommoder nos affaires, sans laisser de filer non plus l'une que l'autre quenouille.

Je me réjouis de voir les bons pères capucins en votre Autun ; car j'espère que Dieu en sera glorifié. J'ai reçu une lettre que le frère Mathieu m'a envoyée de Thonon, où il s'est arrêté.

Je ne sais où est notre monsieur l'archevêque (1) (de Bourges) : vous me ferez le bien de lui envoyer ma lettre. Je l'honore de tonte l'étendue de mes forces, et ne se passe aucune célébration en laquelle je ne le recommande à notre Seigneur. On m'avait dit qu'il avait obtenu un prieuré proche de ce diocèse, c'est Nantua ; mais je n'entends plus rien. Ce bon père (2), ce bon oncle (5), tout cela m'est bien avant au coeur, et leur souhaite tout ce que je puis de grâce céleste, et à ces petits enfants, que je tiens pour miens, puisqu'ils sont vôtres ; Dieu soit leur protecteur à jamais, et de Celse-Benigne (4), duquel je n'ai rien appris il y a longtemps ; mais Claude m'en dira quelque chose à son retour.

Reste ma petite soeur, de laquelle il faut que je parle. Je ne révoque point en doute si je vous la dois donner, ou non ; car outre mon inclination, ma mère le veut si fort, qu'elle le veut avec inquiétude dès qu'elle a su que cette fille ne voulait pas être religieuse; si que, quand je ne le voudrais pas, il faudrait que je le voulusse. A cet effet, je vous ai envoyé trente écus par Lyon, tant pour la dépense qui sera nécessaire à l'envoyer prendre, qu'à faire ses petits honneurs avec les filles qui servent madame l'abbesse, avec lesquelles elle n'aura pas tant demeuré sans les beaucoup incommoder. Or comme cela se doit faire, je ne le saurais deviner. Il faut, je vous en prie, ma chère fille, que vous preniez le soin d'en ordonner comme il convient. J'ai bien un peu d'appréhension que madame votre abbesse ne s'en fâche ; mais il n'y a remède : si n'était-il pas raisonnable de laisser si longuement dans un monastère une fille qui n'y veut pas vivre toute sa vie.

Et avec vous, ne ferai-je point quelque petite cérémonie pour vous remettre ce fardeau sur les bras? Je vous assure que cela ne serait pas en mon pouvoir ; mais oui bien de vous supplier, mais je dis conjurer, et s'il se peut dire quelque chose de plus, que vous ayez à me marquer tout ce qui sera requis pour l'équiper et tenir équipée à votre guise, comme les princesses d'Espagne font quand on leur donne des filles pour menines (1) : car cela, je le veux, et très-absolument: voire jusqu'à lui faire porter un chaperon de drap, si cela appartient à vos livrées. Vous voyez bien, ma chère fille, que je ne suis pas en mes mauvaises humeurs ; mais à bon escient je vous conjure. Il faut, je veux, et, si le sujet le portait, je commanderais que vous me marquiez tout ce qu'il faut pour cette fille-là : je dis pour son équipage, puisque, quant au râtelier, il n'en faut pas parler ; autrement vous m'en diriez mille maux, je le sais bien. J'écris à M. votre beau-père pour le supplier d'avoir agréable la faveur que vous me voulez faire, mais la vérité est qu'en termes de belles paroles je n'y entends rien : vous le suppléerez s'il vous plaît.

Mais ne triomphez-vous pas quand vous m'imposez silence sur vos secrets ? Vraiment ce n'est pas moi, ma chère fille, qui ai dit à M. N. que vous étiez ma fille : il me le vint dire tout d'abord, comme chose que je devais recevoir fort à gré ; et aussi fis-je. Comme aussi ce que M. de N. me dit, que vous n'étiez point pompeuse, et que vous ne portiez point de vertugadin, et que vous ne pensiez pas à vous remarier ; mais cela me fut dit si naïvement, ma chère fille, que je le crois. Et puis vous me défendez de dire vos secrets après que tout le monde les sait. Or bien je ne dirai mot de vos besognes, ni de l'emploi que vous en voulez faire; car à qui, je vous prie, le dirais-je?

J'aime bien votre petite cadette, puisque c'est un esprit angélique, comme vous me dites.

Je savais déjà le départ du bon père N., ce qui m'avait fâché ; car il ne sera peut-être pas aisé de rencontrer un esprit si sortable à votre condition que celui-là. Il me semble que nous nous rencontrions fort bien presque en toutes choses. Mais, au bout de là, notre chère liberté d'esprit remédie à tout. On m'a dit qu'en sa place est arrivé un grand personnage des premiers prédicateurs de France, mais que je ne connais que par son nom qui est grand et plein de réputation.

Je partirai d'ici à dix jours pour continuer ma visite-cinq mois entiers parmi toutes nos montagnes, où les bonnes gens m'attendent avec bien de l'affection, je me conserverai tant qu'il me sera possible, pour l'amour de moi, que je n'aime que trop, et encore pour l'amour de vous qui le voulez, et qui aurez part à tout ce qui s'y fera de bon, comme vous avez en général en tout ce qui se fait en mon diocèse, selon le pouvoir que j'ai par ma qualité de le communiquer. Mon frère le chanoine (1) vous voulait écrire ; je ne sais s'il le fera. Ce pauvre garçon n'est point un bienfait de santé : il se traîne tant qu'il peut, avec plus de coeur que de force. Il pourra se reprendre pour un peu auprès de sa mère, pendant que je sauterai de rochers en rochers sur nos montagnes. J'ai écrit à madame du N., de laquelle je n'ai point de nouvelles il y a longtemps : j'entends que ses filles soupirent après leurs carmélites, où elles ne peuvent atteindre, et perdent coeur à la perfection de leur monastère, laquelle elles pourraient aisément procurer : c'est l'ordinaire.

M. de N. m'a promis qu'il viendrait avec vous, et serait votre conducteur, et qu'il avait été nourri auprès de vous ; et cela me plaît fort : comme aussi ce que vous m'écrirez de l'amour réciproque de notre soeur de Dijon et de vous ; car je la tiens pour une femme bien bonne, brave et franche. Je suis aussi consolé de ce que ces bonnes dames carmélites vous affectionnent, et voudrais bien savoir d'où est la bonne soeur Marie de la Trinité. J'en connais de celles de Paris, et révère bien fort leur ordre.

A Dieu, ma chère fille, à Dieu soyons-nous à jamais, sans réserve, sans intermission! qu'à jamais il vive et règne en nos coeurs ! Amen. Vive Jésus, ma chère fille, et qu'à jamais vive Jésus ! Amen.

Les octaves de Pentecôte et de la Fête-Dieu ont été miennes, ma chère fille ; mais seulement pour demeurer ici, et non pas pour y avoir aucun loisir : de ma vie, que j'aie mémoire, je n'ai été plus occupé à diverses choses, mais bonnes: je dis ceci pour m'excuser si je ne vous écris pas plus amplement.

J'oubliais de vous prier de m'envoyer, le plus tût que vous pourrez, des chansons spirituelles que vous avez de delà; faites-moi ce bien, je vous prie, ma chère fille, pour l'amour de Dieu, qui vous veuille bénir et conserver éternellement. Amen.


(1) André Frémiot, frère de madame de Chantal.
(2) Bénigne Frémiot, président à mortier au parlement de Bourgogne.
(3) Claude Frémioi.
(4) C'est le fils de madame de Chantal. Ml.
(1) Menins, rumines, en espagnol meninos, c'est-à-dire mignons, ou favoris. Ce sont de jeunes enfants de qualité qu'on met auprès des princes pour être élevés avec eux.
(1) Jean François de Sales, prévôt du chapitre de Saint-Pierre de Genève, qui fut évêque de Genève après son frère.




F. de Sales, Lettres 319