François S.: avis, sermons 905

905

Sermon pour le premier Dimanche de Carême

13 février 1622 (T.X, Sermon LX, p.197)
édition réalisée par Abbé Paul-Antoine Lefèvre www.icrsp.com



"Fili, accedens ad servitutem Dei, praepara animam tuam ad tentationem."
"Mon fils, venant au service de Dieu, prépare ton âme à la tentation. " Si 2,1.
C'est un avertissement du Sage : " Mon fils, dit-il, si tu as dessein de servir Dieu, prépare
ton âme à la tentation ", car c'est une vérité infaillible que nul n'est exempt de tentation
lorsqu'il est bien résolu de servir Dieu. Cela étant, Nôtre-Seigneur a voulu lui-même y être
sujet pour nous montrer comment nous devons résister à la tentation. Ainsi que les
Evangélistes nous racontent (Mt 4,1) : " Il fut conduit par l'Esprit au désert pour être
tenté " ; sur lequel mystère, je tirerai des documents pour notre instruction particulière, le
plus familièrement qu'il me sera possible.
Premièrement je remarque que, bien que nul ne puisse être exempt de tentation, nul pourtant
ne la doit rechercher ni aller de soi-même au lieu où elle se trouve; car indubitablement,
celui qui la cherchera périra en icelle. (Si 3,26-27) C'est pourquoi les Evangélistes disent
que Notre-Seigneur fut conduit par l'Esprit au désert pour être tenté; ce ne fut donc point
par son choix (je dis quant à sa nature humaine) qu'il alla au lieu de la tentation, mais porté
par l'obéissance qu'il devait à son Père céleste.
Je trouve dans la Sainte Ecriture deux jeunes princes qui nous fournissent d'exemples sur ce
sujet, dont l'un rechercha la tentation et périt en elle, et l'autre au contraire ne la recherchant
point la rencontra néanmoins et demeura victorieux dans le combat. David, au temps que les
rois devaient aller à la guerre et que même son armée était au front de l'ennemi, s'en alla
promener sur une galerie, demeurant oisif comme s'il n'eut eu rien à faire.
Se tenant ainsi dans la fainéantise il fut surmonté par la tentation; car Bethsabée, cette dame
inconsidérée, vint se laver et baigner en un lieu où elle pouvait être vue de la galerie du Roi.
Trait d'une imprudence nonpareille certes, lequel je ne puis excuser, bien que plusieurs
auteurs modernes la veulent rendre excusable disant qu'elle n'y pensait pas (Pinedam, de
Rebus Salomon., L I, c.4, s5). Se venir laver en un lieu où elle s'exposait à être regardée des
galeries du palais royal, c'est une inconsidération très grande. Bref, qu'elle y pensa ou non,
ce jeune prince David commençant à laisser jouer ses yeux la regarda, et par après périt en la
tentation qu'il avait recherchée par son oisiveté et fainéantise (2S 11,1-4). Voyez-vous,
l'oisiveté est une grande puissance pour la tentation. Et ne dites point : je ne la recherche
pas, je me tiens seulement sans rien faire. C'est assez pour être tenté, car la tentation a une
merveilleuse force sur nous quand elle nous trouve oisifs. Oh si David fut allé à la guerre
au temps qu'il était obligé de s'y rendre, ou s'il se fut occupé en quelque chose de bon, la
tentation n'eut pas eu le pouvoir de l'attaquer, ou du moins de le surmonter et de le vaincre.
Au contraire, le jeune prince Joseph, qui fut par après vice-roi d'Egypte, ne rechercha
nullement la tentation, de sorte que la rencontrant il ne périt point en icelle. Il fut vendu par
ses frères, et la femme de son maître le porta dans le péril; mais lui, qui n'avait jamais
regardé les doux yeux de sa maîtresse, résista généreusement à ses assauts et demeura
vainqueur, triomphant ainsi et de la tentation et de celle-là même qui la lui donnait (Gn 39,7-13).
Si nous sommes conduits par l'Esprit de Dieu au lieu de la tentation ne craignons point,
mais tenons-nous assurés qu’il nous rendra victorieux ; mais ne la recherchons pas, ni ne
l'allons point agacer, pour saints et généreux que nous pensions être, car nous ne sommes
pas plus vaillants que David ou que notre divin Maître même qui ne la voulut point
chercher. Notre ennemi est comme un chien attaché; si nous ne l'approchons pas il ne nous
fera nul mal, bien qu'il tache de nous épouvanter en aboyant contre nous.
Mais voyons un peu, je vous prie, comme c'est une chose certaine que venant au service de
Dieu nul ne peut éviter la tentation. Nous en pourrions donner beaucoup d'exemples, mais
un ou deux me suffiront. Ananias et Saphira font voeu de se consacrer, eux et leurs biens, à
la perfection dont tous les premiers chrétiens faisaient profession, se soumettant à
l'obéissance des Apôtres. Ils n'ont pas si tôt fait leur dessein que la tentation les attaque,
ainsi que dit saint Pierre : Qui vous a tentés de mentir au Saint Esprit ? (Ac 5,1-3). Et le
grand Apôtre saint Paul, dès qu'il se fut donné au service divin et rangé du parti du
Christianisme, le voilà tout incontinent tenté pour le reste de sa vie (2Co 12,7), lui qui
tandis qu'il était ennemi de Dieu et qu'il persécutait les chrétiens n'avait jamais senti les
atteintes d'aucune tentation; au moins ne nous en témoigne t-il rien par ses écrits, mais
seulement dès qu'il fut converti par Notre-Seigneur.
C'est fort nécessaire de préparer notre âme à la tentation, c'est-à-dire que, où que nous
soyons et pour parfaits que nous puissions être, il se faut tenir assurés qu'elle nous
attaquera; partant l'on s'y doit disposer et se pourvoir des armes nécessaires pour combattre
vaillamment afin de remporter la victoire, puisque la couronne n'est que pour les
combattants et vainqueurs (2Tm 2,5 Jc 1,12). Nous ne nous devons jamais confier en nos
forces ni en notre vaillance et aller rechercher la tentation pensant la terrasser, mais si nous
la rencontrons où l'Esprit de Dieu nous a portés, il nous faut tenir fermes en la confiance
que nous devons avoir qu'il nous fortifiera contre les attaques de notre ennemi, pour
furieuses qu'elles puissent être.
Passons outre, et considérons un peu de quelles armes se servit Notre-Seigneur pour
rembarrer le diable qui le vint tenter au désert. Non autres, mes chères âmes, sinon celles
dont parle le Psalmiste dans le Psaume que nous récitons tous les jours à Complies : Qui
habitat in adjutorio Altissimi (Ps 90) dans lequel nous apprendrons une doctrine admirable.
Il dit donc ainsi, comme s'il se fut adressé aux chrétiens ou à quelqu'un en particulier : O
que vous êtes heureux, vous qui êtes armés de la vérité de Dieu, car elle vous servira
comme d'un bouclier contre les traits de vos ennemis, et fera que vous demeurerez
victorieux. Ne craignez donc point, o âmes bénites, qui êtes armées de cette armure de
vérité. Non, ni les craintes nocturnes, car vous n'y trébucherez point; ni les flèches qui
volent en l'air en plein jour, car elles ne vous sauraient offenser ; ni les négociations qui se
font en la nuit, ni moins l'esprit qui marche et se montre en plein midi.
O que Notre-Seigneur et Maître était divinement bien armé de vérité, puisqu'il était la vérité
même (Jn 14,6). Cette vérité dont parle le Psalmiste n'est autre que la foi (1Th 5,8). Quiconque est armé de la foi ne doit rien craindre, et c'est l'unique arme nécessaire
pour rembarrer et confondre notre ennemi ; car qu’est-ce, je vous prie, qui pourra nuire à
celui qui dira : Credo, " je crois en Dieu " qui est notre Père, et notre " Père tout puissant " ?
En disant ces paroles nous montrons que nous ne nous confions point en nos forces, et que
ce n'est qu'en la vertu de Dieu, " Père tout puissant, " que nous entreprenons le combat et
que nous espérons la victoire (Ps 17,30 Ps 43,6-7 He 11,33).
Non, n'allons point de nous-mêmes au devant de la tentation par aucune présomption
d'esprit, mais seulement repoussons-la quand Dieu permet qu'elle nous attaque et qu'elle
nous vienne chercher où nous sommes, comme elle fit Notre-Seigneur au désert. Or, notre
cher Maître surmonta son ennemi en se servant des paroles de la Sainte Ecriture pour toutes
les tentations qu'il lui présenta.
Mais je désire que nous sachions que le Sauveur n'était pas tenté comme nous autres et que
la tentation ne pouvait pas être en lui comme en nous, car il était un fort inexpugnable où
elle n'avait aucun accès. Tout de même qu'un homme qui serait vêtu du haut en bas de fin
acier ne pourrait en façon quelconque être offensé par les coups de pique, d'autant qu'elle
glisserait de part et d'autre, sans seulement égratigner les armes; ainsi la tentation pouvait
bien environner Notre-Seigneur, mais non jamais entrer en lui ni faire aucune lésion à son
intégrité et à sa parfaite pureté. Nous autres, au contraire, si bien par la grâce de Dieu nous
ne consentons pas aux tentations et évitons la coulpe et le péché en icelles, nous demeurons
néanmoins pour l'ordinaire un peu blessés de quelque importunité, trouble ou émotion
qu'elles produisent en notre coeur. Notre divin Maître ne pouvait avoir la foi, d'autant qu'il
possedait en la partie supérieure de son âme, dès l'instant qu'elle commença à être, une
connaissance parfaite des choses que la foi nous enseigne; cependant il voulut se servir de
cette vertu pour rembarrer l'ennemi, non pour autre raison, mes chères âmes, sinon pour
nous enseigner tout ce que nous avions à faire. Ne recherchons donc point d'autres armes ni
d'autres inventions pour refuser notre consentement à la tentation, sinon de dire: " je crois. "
Et que croyez-vous ? " En Dieu " mon " Père tout puissant. "
Saint Bernard, sur ces paroles du Psaume que nous avons allégué, dit que les craintes
nocturnes dont parle le Psalmiste sont de trois sortes; d'où je tire le troisième document.
La première est la crainte des couards et paresseux ;
La seconde, celle des enfants et
La troisième, celle des délicats.
La crainte est la première tentation que l'ennemi présente à ceux qui sont résolus de servir
Dieu, car dès aussitôt qu'on leur enseigne ce que la perfection requiert de nous : Hélas !
pensent-ils, jamais je ne pourrai faire cela. Il leur semble quasi qu'il y a de l'impossibilité de
parvenir au faite d'icelle, et diraient volontiers : O Dieu, la perfection qu'il faut avoir ici, ou
en la sorte de vie et de vocation en laquelle je suis, est trop éminente pour moi, je n'y saurais
atteindre. Hé! ne vous troublez point et ne faites point ces chimères d'appréhension de ne
pouvoir accomplir ce à quoi vous vous êtes obligées, puisque vous êtes armées et
environnées de la vérité de Dieu et de sa parole; car vous ayant appelées à cette manière de
vie et en cette maison, pourvu que vous marchiez simplement en votre observance, il vous
fortifiera et vous donnera la grâce de persévérer et de faire ce qui est requis pour sa plus
grande gloire et pour votre plus grand salut, c'est-à-dire votre plus grande félicité.
Ne vous étonnez donc point, et ne faites pas comme les paresseux qui se troublent quand ils
se réveillent la nuit par l'appréhension que le jour viendra bientôt auquel il faudra travailler.
Les paresseux et couards appréhendent tout et trouvent toutes choses dures et difficiles, et
cela parce qu'ils s'amusent plus à penser à la niaise et lâche imagination qu'ils se sont forgée
de la difficulté future, que non pas à ce qu'ils ont présentement à faire. Oh, disent-ils, si je
m'adonne au service de Dieu il me faudra tant travailler pour résister aux tentations qui
m'attaqueront! Vous avez bien raison, car vous n'en serez pas exempts, d'autant que c'est une
règle générale que tous les serviteurs de Dieu sont tentés, ainsi que l'écrit saint Jérome en
cette belle épître qu'il adresse à sa chère fille Eustochium (Epist. CVIII s18).
A qui voulez-vous, je vous prie, que le diable présente ses tentations sinon à ceux qui les
méprisent ? Les pécheurs se tentent eux-mêmes, le démon les tient déja pour siens : ils sont
ses confédérés parce qu'ils ne rejettent point ses suggestions, mais au contraire ils les
cherchent et la tentation réside en eux. Au monde le diable ne se travaille pas beaucoup pour
tendre ses embûches; mais dans les lieux retirés, c'est là où il pense avoir un grand gain en
faisant déchoir les âmes qui s'y enferment pour servir plus parfaitement la divine Majesté.
Saint Thomas s'émerveillait grandement de quoi les plus grands pécheurs s'en allaient par les
rues, riants et joyeux comme si leurs péchés ne leur pesaient point sur la conscience (S.
Thomas a Villanova, concio in Fer. IV post. Dom. Iam Quadr. Sub finem). Et qui ne s'en
étonnerait ? voir une âme hors de la grâce de Dieu se réjouir! O que leurs joies sont vaines
et leurs allégresses trompeuses, car elles sont suivies des douleurs et des regrets éternels.
Laissons-les, je vous prie, et retournons à cette crainte des paresseux. Ils sont toujours à se
lamenter; et de quoi ? De quoi, dites-vous, hélas! il faut travailler; et cependant je pensais
qu'il suffisait de s'embarquer en la voie de Dieu et en son service pour se reposer. Mais ne
savez-vous pas que la fainéantise et l'oisiveté fit périr le pauvre David en la tentation? Vous
voudriez, à l'aventure, être de ces soldats de garnison lesquels ont tout à souhait dans une
bonne ville : ils sont joyeux, ils sont maîtres de la maison de l'hôte, ils couchent dans son lit
et font bonne chair; ils s'appellent néanmoins soldats, faisant des vaillants et courageux
tandis qu'ils ne vont point à la bataille ni à la guerre. Mais Notre-Seigneur ne veut point de
ces guerriers en son armée, il veut des combattants et des vainqueurs, et non pas des
fainéants et des couards ; il a voulu être tenté et attaqué lui-même pour nous donner
exemple.
Hé, ne craignez rien, je vous prie, puisque vous êtes environnés de l'armure de la vérité et
de la foi (Ep 6,11). Levez-vous de votre lit, paresseux, car il est temps (Pr 6,9 Rm 13,11), et ne vous épouvantez pas du travail de la journée, car c'est une chose ordinaire
que la nuit étant donnée pour le repos, le jour qui vient après est destiné au travail. Sortez,
de grâce, de votre couardise, et mettez bien avant en votre esprit cette vérité infaillible que
tous doivent être tentés, que tous se doivent tenir prêts pour combattre afin de remporter la
victoire. Puisque la tentation a une merveilleuse force sur nous quand elle nous trouve
oiseux, travaillons donc et ne nous lassons point, si nous ne voulons perdre le repos éternel
qui nous est préparé pour nous récompenser de nos travaux. Confions-nous en Dieu,'qui est
notre " Père tout puissant, " en la vertu duquel toutes choses nous seront rendues faciles,
quoi que d'abord elles nous épouvantent un peu.
La deuxième crainte nocturne est, ainsi que dit saint Bernard *, celle des enfants. Les
enfants, si vous y prenez garde, sont grandement craintifs dès qu'ils sont hors du sein de leur
mère ; de sorte que s'ils voyent un chien qui abboie, soudain ils se prennent à crier et ne
cessent point qu'ils ne soyent auprès de leur maman. Entre ses bras ils vivent en assurance et
ne pensent pas que rien leur puisse nuire, pourvu qu'ils tiennent sa main. Hé donc, veut dire
le Psalmiste, que craignez-vous, vous qui êtes environnés de la vérité et armés du fort
bouclier de la foi qui vous apprend que Dieu est votre " Père tout puissant? " Tendez-lui la
main et ne vous épouvantez point, car il vous sauvera et protégera contre tous vos ennemis.
Ne voyez-vous pas que saint Pierre, quand il croyait enfoncer dans la mer, après qu'il eut fait
cet acte si généreux de s'y jeter et de marcher sur les eaux pour s'approcher plus
promptement de notre divin Sauveur qui l'appelait, soudain qu'il commença à craindre et en
même temps à s'enfoncer, Seigneur, s'écriat-il, sauvez-moi. Et tout incontinent son bon
Maître lui tendit la main, et par tel moyen le garantit du naufrage (Mt 14,29-31).
Faisons-en de même, mes chères âmes; si nous sentons que le courage nous manque et que
nous enfonçons dans nos tentations, crions à haute voix pleine de confiance : Seigneur,
sauvez-moi, et ne doutons pas que Dieu ne nous fortifie et nous empêche de périr.
Il faut remarquer qu'il y en a aucuns, lesquels faisant les courageux vont de nuit seuls en
quelque part; mais dès qu'ils entendent tomber une petite pierre du plancher, ou qu'ils
entendent seulement courir une souris se prennent à crier : O mon Dieu ! Qu'est-ce, leur
dit-on, qu'avez-vous trouvé ? J'ai entendu [quelque chose]. Et quoi ? je ne sais. Ou bien il
s'en rencontre d'autres qui, allants aux champs, dès qu'ils voient de loin l'ombre des arbres
s'épouvantent bien fort, croyant que c'est quelqu'un qui les attend. Chimère et enfance très
grande! Telles sont bien souvent les personnes qui viennent nouvellement au service de Dieu
: elles font les hardies, il semble qu'elles ne mangeront jamais assez le crucifix et que rien ne
leur saurait suffire ; elles ne pensent rien moins que de vivre toujours, en repos et
tranquillité, et que chose aucune ne pourra surmonter leur courage et générosité.
C'est ce qui arriva au pauvre saint Pierre, lequel étant encore fort enfant en la vie spirituelle,
fit cet acte de générosité dont je parlais tantôt ; mais il en fit encore un autre par après qui
lui coûta cher : ce fut lorsque Notre-Seigneur annonçait à ses Apôtres comment il devait
souffrir la mort. Saint Pierre, qui était grandement prompt à parler, mais lâche et couards à
faire, commença à se vanter : " Quoi, Seigneur, tu dis que tu dois aller à la mort? et moi
aussi je ne t'abandonnerai jamais. " (Mt 26,31-35 Mc 14,27-31 Lc 22,33 Jn 13,37) Et le Seigneur poursuivant : je serai fouetté. Et moi aussi pour l'amour de toi je
serai couronné épines. Et moi aussi de même. Bref, il ne cédait en rien à son bon Maître, et
plus Notre-Seigneur enchérissait sur la grandeur de ses peines, plus aussi il s'échauffait à
assurer qu'il en ferait autant. O Dieu, qu'il fut bien trompé quand il se vit si lâche et craintif
en l'exécution de ses promesses au temps de la Passion de son Sauveur ! Il eut bien mieux
valu au pauvre saint Pierre de se tenir en humilité et de s'appuyer sur les forces de
Notre-Seigneur, que non pas de se confier vainement en la ferveur qu'il sentait pour lors.
De même en arrive-t-il à ces jeunes âmes qui témoignent tant d'ardeur en leur conversion :
tandis que ces premiers sentiments de dévotion durent elles font des merveilles; il leur
semble que rien n'est difficile au chemin de la perfection et que rien ne peut attiédir leur
courage; elles désirent tant être mortifiées, être bien éprouvées afin de montrer leur
générosité et le feu qui brûle dans leur poitrine ! Mais hélas, attendez un peu, car si elles
entendent courir une souris, je veux dire, si la consolation et les sentiments de dévotion
qu'elles ont eus jusqu'alors viennent à se retirer, et si quelque petite tentation les attaque :
Hélas, disent-elles, qu'est-ce que ceci ? Elles commencent à craindre et à se troubler. Tout
leur semble pesant si elles ne sont toujours dans le sein de leur Père céleste, s'il ne leur
donne des suavités et ne tient leur bouche emmiellée; elles ne peuvent vivre contentes ni en
assurance si elles ne reçoivent sans cesse des consolations et jamais de peines. O que ma
condition est misérable - disent-elles -, je suis au service de Notre-Seigneur où je pensais
vivre en repos, et cependant les tentations, et de diverses sortes, sont venues et ne font que
me travailler; mes passions m'importunent merveilleusement, bref, je n'ai pas une pauvre
heure de vraie tranquillité.
Pensez-vous, mes chères âmes, leur peut-on répondre, qu'en la solitude et en la retraite, il ne se rencontre point de tentations? O que vous êtes bien trompées! Notre divin Maître ne fut point attaqué de l’ennemi tandis qu'il vivait parmi les pharisiens et publicains, mais seulement lorsqu'il se retira au désert. Il n'y a aucun lieu où la tentation n'ait accès ; oui même dans le Ciel, où elle naquit dans le coeur de Lucifer et de ses Anges, et les jeta quant et quant dans la damnation et perdition. L’ennemi la porta au paradis terrestre; avec elle il fit déchoir nos premiers pères de la justice originelle dont Dieu les avait doués. La tentation entra dans la congrégation des Apôtres mêmes : et pourquoi donc vous étonnerez-vous si elle vous attaque?
Si vous eussiez été du temps de Notre-Seigneur, je dis tandis qu'il vivait de sa vie mortelle, et que rencontrant sa très sainte Mère, notre glorieuse Maîtresse, elle vous eut laissé le choix d'un lieu pour faire votre demeure, sans doute vous l'eussiez interrogée ainsi :
Madame, où est votre Fils ? Elle vous aurait répondu : Mon Fils est au désert; il y doit demeurer quarante jours, en jeûnant, veillant et priant continuellement. O Madame, eussiez-vous réparti, je ne veux point d'autre lieu que le désert où est mon Sauveur. Mais si la Sainte Vierge vous eut demandé : Pourquoi désirez-vous ce lieu pour votre demeure ?
C'est parce que où est Notre-Seigneur tous biens abondent, la consolation n'y manque point et la tentation n'y peut avoir entrée. O que vous êtes bien trompées ! C'est justement parce que notre divin Sauveur y est que la tentation s'y trouve. Nous eussions bien eu de l'épouvante, car le diable y vint tout à découvert; il ne fit pas avec Notre-Seigneur comme avec saint Pacome ou avec saint Antoine, lesquels il effraya par des bruits et tintamarres qu'il fit autour d'eux, faisant fendre le ciel et la terre devant leurs yeux pour les faire craindre et frémir comme des enfants. Néanmoins ces saints Pères le tabattaient et se moquaient de lui et de ses artifices, prononçant quelques passages de l'Ecriture Sainte. Mais voyant sur la face de notre cher Sauveur la force, la constance, la générosité et l'assurance, le diable pensa bien qu'il ne gagnerait rien de le traiter de la sorte; si qu'il vint visiblement à lui pour lui présenter ses tentations avec une impudence nonpareille. Ce qu'il fit non seulement ces trois fois dont l'Evangile fait mention, ainsi plusieurs autres durant les quarante jours qu'il demeura au désert ; mais les Evangélistes se sont contentés de marquer ces trois (Mt 4,3-10), comme étant les plus grandes et les plus signalées.
Hélas, disent ces jeunes apprentis de la perfection, que ferons-nous? Mes passions, que je pensais avoir mortifiées par la fervente résolution que j'avais faite de ne les plus suivre, me tourmentent grandement. Hélas! il est vrai ; tantôt je suis pressé de chagrin, et un peu après il me semble qu'il n'y a pas moyen de passer outre, tant le découragement me poursuit. Mon Dieu, la grande pitié que le seul désir de la perfection ne suffise pas pour l'avoir, mais qu'il la faille acquérir à la sueur de notre visage et à force de travail ! Hé, ne savez-vous pas que Notre-Seigneur voulut être tenté durant les quarante jours qu'il fut au désert, pour nous apprendre que nous le serions tout le temps que nous demeurerions au désert de cette vie mortelle, qui est le lieu de notre pénitence ? Car la vie du parfait chrétien est une continuelle pénitence. Consolez-vous, je vous prie, et prenez courage, ce n'est pas maintenant l'heure du repos.
Mais je suis si imparfaite, dites-vous. Je le crois bien aussi ne pensez pas pouvoir vivre sans commettre des imperfections, d'autant que cela est impossible tandis que vous serez en cette vie. Il suffit que vous ne les aimiez pas et qu'elles ne vivent point dans votre coeur, c'est à dire que vous ne les commettiez pas volontairement et que vous ne veuillez pas persévérer en vos défauts. Cela étant, demeurez-en paix et ne vous troublez point pour la perfection que vous désirez tant ; il suffit que vous l'ayez en mourant. Ne soyez pas si craintifs, marchez assurément ; si vous êtes armés de l'armure de la foi, rien ne vous saurait nuire.

La troisième crainte nocturne est celle des délicats. Or, ceux-ci ne craignent pas seulement ce qui les peut porter au mal, mais ce qui peut en quelque façon détourner ou troubler leur repos ; ils ne voudraient pas qu'un seul petit bruit de je ne sais quoi se mit entre Dieu et eux, d'autant qu'ils se sont fourrés bien avant en l'imagination qu'il y a une certaine quiétude et accoisement tel que qui le peut avoir se trouve toujours en paix et bien heureux. Partant ils veulent en jouir, demeurant toujours aux pieds de Notre-Seigneur comme Magdeleine, pour y savourer continuellement les suavités, les douceurs et tout ce qui est emmiellé et qui distille de la bouche sacrée de leur Maître, sans que jamais Marthe ne les vienne réveiller ni murmurer contre eux, pour prier Notre-Seigneur de les faire travailler (Lc 10,39-40). Cette suavité les rend si habiles et si courageux, ce leur semble, que nul n'est comparable à leur perfection ; il n'y a rien de trop pesant pour eux, bref ils se voudraient fondre pour plaire à leur Bien-aimé, qu'ils aiment d'un amour si parfait.
Oui certes, pourvu qu'il continue les consolations et à les traiter tendrement ; car au demeurant, s'il cesse de le faire, c'est tout perdu : il n'y a rien de si affligé qu'ils sont, leur peine est insupportable, ils ne cessent de se plaindre. O mon Dieu, qu'y a t il ? Hélas, disent ils, qu'il y a? J'ai bien sujet de me plaindre. Mais encore, qu'y a-t-il, je vous prie, qui vous tourmente ? C'est que je ne suis pas sainte. Vous n'êtes pas sainte et qui vous l'a dit que vous ne l'êtes pas ? Peut-être ce qui vous le fait penser c'est qu'on vous a reprise de quelque défaut. Si cela est, ne vous mettez pas en si grand peine, car possible, c'est parce que vous l'êtes qu'on vous a corrigée, afin de vous rendre toujours plus parfaite. Vous devez savoir que ceux qui ont une vraie charité ne peuvent souffrir de voir quelque défaut au prochain qu'ils ne tâchent de l'arracher par la correction, et surtout en ceux qu'ils estiment saints ou fort avancés en la perfection, parce qu'ils les croient plus capables de la recevoir ; ils veulent aussi par ce moyen les faire croître toujours plus en la connaissance d'eux-mêmes qui est si nécessaire à un chacun.
Mais cela trouble mon repos. C'est bien dit, certes hé, croyez-vous qu'en cette vie vous puissiez avoir une quiétude si permanente qu'elle ne doive point recevoir de divertissement.
Il ne faut pas désirer les grâces que Dieu ne fait pas communément; ce qu'il a fait pour une Magdeleine ne doit pas être souhaité de nous autres. Bienheureux serons-nous si nous avons cette tranquillité de l'âme en mourant, voire seulement après notre mort. Ne pensez pas non plus que la Magdeleine eut la jouissance de cette tant aimable contemplation qui la tenait en un si doux repos avant d'avoir passé par des épineuses difficultés, par la voie d'une âpre pénitence et avant d'avoir avalé les amertumes d'une confusion très grande; car allant chez le Pharisien pour pleurer ses péchés et en obtenir le pardon elle souffrit les murmures que l'on faisait contre elle, la mésestimant et nommant Pécheresse et femme de mauvaise vie (Lc 7,37). Ne pensez pas non plus vous rendre dignes de recevoir ces divines suavités et consolations, ni être élevées par les anges comme elle l'était plusieurs fois le jour, si vous ne voulez premièrement souffrir avec elle les confusions, les mépris et censures que méritent très bien nos imperfections, lesquelles nous exerceront de temps à autre, veuillons nous ou non ; car cette règle est générale, que nul ne sera si saint en cette vie qu'il ne soit sujet à en commettre toujours quelqu'une.
Il se faut donc tenir ferme et tranquille en la connaissance de cette vérité, si nous voulons que nos imperfections ne nous troublent point par la vaine prétention que nous pourrions avoir de n'en point commettre. Et comme nous devons avoir une ferme et invariable résolution de ne pas nous rendre si lâches que d'en faire volontairement, aussi devons-nous être inébranlables en cette autre résolution de ne nous pas étonner ni troubler voyant que nous sommes sujets à tomber en icelles, voire encore que ce fut souvent, nous confiant en la bonté de Dieu qui pourtant ne nous en aime pas moins. Mais je ne serai jamais capable de recevoir les divines caresses de Notre-Seigneur tandis que je serai si imparfaite, puisque je ne pourrai m'approcher de lui qui est si souverainement parfait. Quelle correspondance, je vous prie, y peut-il avoir de notre perfection à la sienne, de notre pureté à la sienne, vu qu'il est la pureté même ? Enfin, faisons de notre coté ce que nous pouvons, et demeurons en repos pour le reste. Que Dieu nous face part ou non de ses consolations, il faut nous tenir soumis à sa très sainte volonté qui doit être la maîtresse et conductrice de notre vie; après quoi nous n'avons rien à désirer.
Le psalmiste donc nous assure, ainsi que l'interprète saint Bernard, que celui qui a la foi et s'est armé de la vérité ne craindra point ces craintes nocturnes ni des paresseux, ni des enfants, ni moins des délicats. Mais il passe plus outre, et dit qu'il ne craindra non plus les flèches qui volent en plein jour; et ceci est le quatrième document que je tire du Psaume sus allégué. Ces flèches sont les vaines espérances et prétentions que nourrissent ceux qui aspirent à la perfection. L'on en trouve qui n'espèrent rien tant que être bientôt des Mères Thérèse, et même des saintes Catherine de Sienne et de Gênes. Cela est bon; mais dites-moi, quel temps prenez-vous pour vous rendre telles ? Trois mois, répondez-vous, voire moins s'il se peut. Vous faites bien d'ajouter s'il se peut, car autrement vous vous pourriez bien tromper. Ne voilà pas de belles espérances, lesquelles nonobstant leur vanité ne laissent pas de consoler beaucoup ceux qui les ont ? Mais d'autant plus que ces espérances et prétentions portent à la joie du coeur tandis qu'il y a lieu d'espérer, plus aussi la douleur des effets contraires apporte de la tristesse à ces esprits si fervents; car se voyant être non pas des saints comme ils pensaient, ainsi au contraire des créatures prou imparfaites, ils se trouvent bien souvent découragés à la poursuite de la vraie vertu qui conduit à la sainteté. Tout beau ! leur peut-on dire, ne vous hâtez pas tant ; commencez à bien vivre selon votre vocation, doucement, simplement et humblement ; puis confiez-vous en Dieu qui vous rendra saints quand il lui plaira.
Mes chères âmes, il y a encore d'autres sortes de vaines espérances, dont l'une est de vouloir toujours des consolations, des suavités et des tendretés à l'oraison durant le cours de cette vie mortelle et passagère; espérance frivole et niaise à merveille, comme si notre perfection et bonheur dépendaient de cela. Ne voyons-nous pas que Notre Seigneur pour l'ordinaire ne donne ces tendretés que pour nous amorcer et amadouer, comme on fait les petits enfants auxquels on baille du sucre ?
Mais passons outre, car il faut finir.
Saint Bernard remarque par après quelles sont ces négociations qui se font en la nuit,
lesquelles le psalmiste dit que ceux qui seront armés de la vérité ne craindront point. Pour
moi il m'est advis (et ceci est le cinquième document que je vous présente) que ces
négociations qui se font dans les ténèbres nous représentent l'avarice et l'ambition, vices
qui font leur trafic en la nuit, c'est à savoir par dessous-main et en cachette. Voyez-vous, les
ambitieux n'ont garde d'aller tout à découvert au pourchas des honneurs, des prééminences,
des charges ou des offices relevés; ils marchent en l'obscurité, craignant être aperçus. Les
avares ne peuvent non plus dormir, ainsi sont toujours après à rêver quels moyens ils
pourront tenir pour accroître leurs biens et remplir leur bourse. Mais ce n'est pas des avares
temporels que je veux parler, ainsi de l'avarice spirituelle.
Quant à ce qui est de l'ambition, malheur à ceux qui tâchent être promus aux charges ou
supériorités, et qui les obtiennent par leurs poursuites ou les embrassent par leur choix, car
ils cherchent la tentation ; c'est pourquoi ils périront en icelle, s'ils ne se convertissent et
n'usent par après avec humilité de ce qu'ils ont embrassé avec et par l'esprit de vanité. Or, je
ne parle pas de ceux qui sont élevés non pas par leur élection mais par leur soumission à
l'obéissance qu'ils doivent à Dieu et à leurs Supérieurs; car ceux-là n'ont rien à craindre, non
plus que Joseph en la maison de Putiphare, parce que si bien ils sont au lieu de la tentation
ils n'y périront point. Où que nous soyons, pourvu que nous y soyons conduits par le
Saint-Esprit, comme Notre-Seigneur au désert, nous n'aurons rien à redouter.
Les avares spirituels sont ceux qui ne sont jamais rassasiés d'embrasser et rechercher
beaucoup d'exercices de piété pour parvenir tant plus tôt à la perfection, disent ils, comme si
la perfection consistait en la multitude des choses que nous faisons, et non pas en la
perfection avec laquelle nous les faisons. Je l'ai déjà dit fort souvent, mais il faut encore le
redire : Dieu n'a pas mis la perfection en la multiplicité des actes que nous ferons pour lui
plaire, ainsi seulement en la méthode que nous tiendrons en iceux, qui n'est autre que de
faire le peu que nous ferons selon notre vocation, en l'amour, par l'amour et pour l'amour.
Certes, l'on pourrait bien adresser à ces avares spirituels ce reproche que le Prophète fait aux
avares temporels (Is 5,8) : Que veux-tu, pauvre homme ? Tu veux maintenant avoir ce
château parce, dis-tu, qu'il regarde le tien; après celui-là il s'en trouvera un autre qui
l'avoisinera, et parce qu'il te sera commode, tu le voudras aussi avoir, et ainsi, des autres.
Quoi ! Veux-tu donc tout seul te rendre maître de la terre? Ne veux-tu pas que personne y
ait du bien que toi ?
Considérez, je vous prie, ces avares spirituels : ils ne se contentent jamais des exercices qui
leur sont présentés. S'ils pensent aux Chartreux: O Dieu, disent-ils, c'est bien une sainte vie,
mais ils ne prêchent point ; il faut donc aller prêcher. La vie des Pères Jésuites est pleine de
perfection, mais ils n'ont pas le bien de la solitude auquel on reçoit tant de consolation. Les
Capucins et de même tous les Ordres religieux sont bien bons, mais ils n'ont pas tout ce que
telles gens cherchent, à savoir les exercices d'un chacun mêlés et assemblés en un. Ils ne
cessent être toujours en action pour inventer de nouveaux moyens afin de ramasser toute la
sainteté des saints en une sainteté qu'ils voudraient avoir; par conséquent ils ne sont jamais
contents, d'autant qu'ils n'ont pas la force de retenir tout ce qu'ils prétendent embrasser, car
qui trop embrasse mal étreint. Ils voudraient toujours porter la haire sur le dos, faire la
discipline à tout propos, prier continuellement les genoux nus, vivre en solitude, et que
sais-je moi, et encore cela ne les satisferait point. Hé, pauvres gens, qui ne voulez pas qu'il y
ait aucun plus saint que vous, que ne vous contentez-vous de votre sainteté telle que vous la
pouvez avoir, non pas faisant un si grand amas d'exercices, mais en pratiquant bien, et le
plus parfaitement possible, ceux auxquels votre condition et vocation vous oblige. L'on ne
peut assez dire combien cette avarice spirituelle apporte de retard à notre perfection, d'autant
qu'elle ôte la douce et tranquille attention que nous devons avoir de bien faire ce que nous
faisons pour Dieu, ainsi que j'ai déjà dit.
Le sixième document est tiré du même Psaume, où le Prophète assure que ceux qui se
seront armés comme nous l'avons vu, ne craindront point l'esprit du midi, c'est-à-dire cet
esprit qui nous vient tenter en plein jour. Je sais bien comment saint Bernard explique ce
passage, mais je ne veux pas en parler, ainsi seulement de ce qui fait plus à mon propos. Cet
esprit qui marche en plein jour est celui qui nous attaque au beau midi des consolations
intérieures, lorsque le divin Soleil de justice (Ml 3,2) darde si amoureusement ses
rayons sur nous et nous remplit d'une chaleur et d'une lumière tant agréable, chaleur qui
nous embrase d'un amour si délectable et si tendre que nous mourons presque à toutes
autres choses pour mieux jouir de notre Bien-aimé.
Cette divine lumière a tellement éclairé notre coeur qu'il lui est advis qu'il voit tout à
découvert celui du Sauveur, lequel distille goutte à goutte une liqueur si suave et un parfum
si odoriférant que cela ne peut être assez estimé par cette amante qui languit toujours de son
amour (Ct 5,8). Elle ne voudrait pas que personne vint troubler son repos, lequel enfin se
termine en une vaine complaisance qu'elle prend en icelui; car elle admire la bonté de Dieu,
mais en elle et non pas en Dieu, la suavité de Dieu, mais en elle même. La solitude est une
chose fort désirable en ce temps là, ce lui semble, pour jouir à souhait de la divine présence
sans divertissement quelconque ; mais elle la souhaite non point pour la gloire de Dieu,
mais pour la satisfaction qu'elle ressent en recevant en elle ces douces caresses et saintes
douceurs qu'elle voit provenir de ce coeur bien aimé du Sauveur.
Voilà comment l'esprit du midi déçoit les âmes, se transfigurant en ange de lumière (2Co 11,14), pour les faire trébucher et amuser autour de leurs consolations et vaines suavités par
la complaisance qu'elles tirent de ces tendretés et goûts spirituels. Mais quiconque sera armé
du bouclier de la vérité et de la foi surmontera ces ennemis aussi généreusement que tous
les autres : ainsi l’assure David (Ps 90,5-6). Je ne doute nullement qu'il ne s'en trouve
davantage qui désirent plutôt la fin de cet Evangile que le commencement. Il est dit en effet
(Mt 4,11) que Notre-Seigneur ayant surmonté son ennemi et rejeté ses tentations, les anges
vinrent et lui apportèrent à manger des viandes célestes. O Dieu, quel plaisir de se trouver
avec le Sauveur en ce festin délicieux ! Mes chères âmes, nous ne serons jamais capables de
lui tenir compagnie en ses consolations, ni être appelés à son banquet céleste si nous ne
sommes compagnons de ses peines et souffrances (2Co 1,7). Il jeûna quarante jours, et
les anges ne lui apportèrent à manger qu'au bout de la quarantaine. Ces quarante jours, ainsi
que nous disions tantôt, représentent la vie du chrétien et d'un chacun de nous: ne désirons
donc point ces consolations qu'au bout de notre vie, mais amusons-nous à nous tenir fermes
pour résister aux rudes attaques de nos ennemis, car, veuillons-nous ou non, nous serons
tentés. Si nous ne combattons nous ne serons pas vainqueurs, et partant nous ne mériterons
pas la couronne de l'immortelle gloire que Dieu nous prépare si nous demeurons victorieux
et triomphants.
Ne craignons point la tentation ni le tentateur, car si nous nous servons du bouclier de la foi
et de l'armure de vérité, il n'aura point de pouvoir sur nous. Nous n'appréhenderons pas non
plus les craintes nocturnes qui sont de trois sortes, ni moins les vaines espérances être ou
vouloir être des saints dans trois mois Nous éviterons aussi l'avarice spirituelle et l'ambition
qui nous apportent tant de détraquement au coeur et tant de retardement en notre perfection ;
l'esprit du midi n'aura nul pouvoir de nous faire déchoir de la ferme et invariable résolution
que nous avons prise de servir Dieu généreusement et le plus parfaitement qu'il se peut en
cette vie, après laquelle nous irons jouir de lui, qui soit bénît. Amen.



François S.: avis, sermons 905