François S.: avis, sermons 907

907

SERMON POUR LE DEUXIEME DIMANCHE DE CAREME

20 février 1622



Scio hominem in Christo
(sive in corpore sive extra corpus nescio, Deus scit),
raptum hujusmodi usque ad tertium Coelum,
et audivit arcana verba quit non licet homini loqui.
Je connais un homme dans le Christ
(si ce fut en son corps ou hors de son corps je ne sais, Dieu le sait),
qui fut ravi au troisième Ciel, et qu'il y ouit des paroles mystérieuses lesquelles il est point loisible à l'homme de rapporter. 2Co 12,2-4
Le grand Apôtre saint Paul ayant été ravi et élevé jusqu'au troisième Ciel, ne sachant si ce fut hors de son corps ou en son corps, dit qu'il n'est nullement loisible ni possible à l'homme de raconter ce qu'il y vit, ni les merveilles admirables qu'il apprit et qui lui furent montrées en son ravissement. Or, si celui qui les a vus n'en peut parler, si ayant été ravi jusqu'au troisième Ciel il n'en ose dire mot, beaucoup moins donc nous autres qui n'avons été élevés ni au premier ni au second ni au troisième.
Le discours que nous devons faire aujourd’hui, selon notre Evangile (Mt 17,1-9), étant de la félicité éternelle, il faut avant toute autre chose que je vous représente une similitude. Saint Grégoire le Grand, ayant à traiter en ses Dialogues (Livre IV, c.1) des choses merveilleuses de l'autre monde, dit: Imaginez-vous, de grâce, de voir une femme laquelle étant enceinte est mise en prison, où elle demeure jusqu’à son accouchement, voire même elle y accouche; après quoi elle est condamnée d'y passer le reste de ses jours et d'y élever son enfant. Cet enfant étant déjà un peu grand, la mère le veut instruire, s'il faut ainsi dire, des choses de l'autre monde, car ayant toujours vécu dans cette continuelle obscurité, il n'a nulle connaissance ni de la clarté du soleil, ni de la beauté des étoiles, ni de l'aménité des campagnes. La mère donc lui voulant enseigner toutes ces choses, l'on dévale une lampe ou la petite lumière de quelque chandelle, par le moyen de laquelle elle tache tant qu'elle peut de lui faire comprendre la beauté d'un jour bien éclairé. Elle lui dit bien : Le soleil et les étoiles sont ainsi faits et répandent une grande clarté; mais c'est en vain, car l'enfant ne le peut nullement entendre, n'ayant point eu d'expérience de cette clarté dont sa mère lui parle.
En après, cette pauvre femme lui veut donner une idée de l'aménité des collines chargées d'arbres et de fruits divers : d'oranges, de citrons, de poires, de pommes et semblables ; mais l'enfant ne sait que c'est que tout cela, ni comme il peut être. Et bien que sa mère ait en main quelques feuilles de ces arbres et qu'elle lui dise: Mon enfant, ils sont couverts de telles feuilles ; et lui montrant une pomme ou une orange: Ils sont encore chargés de tels fruits, ne sont-ils pas beaux ? ne les fait-il pas bon voir? l'enfant néanmoins demeure en son ignorance, d'autant qu'il ne peut comprendre en son esprit ce que sa mère lui enseigne, tout cela n'étant rien au prix de ce qui est en vérité.
De même en est-il, mes chères âmes, de ce que nous pouvons dire sur la grandeur de la félicité éternelle et des beautés et aménités dont le Ciel est rempli; car il y a encore plus de proportion entre la lumière d'une lampe avec la clarté de ces grands luminaires qui nous éclairent ; entre la beauté de la feuille ou du fruit d'un arbre et l'arbre même chargé de fleurs et de fruits tout ensemble ; entre tout ce que cet enfant comprend de ce que sa mère lui dit et la vérité même des choses dont elle parle, que non pas entre la lumière du soleil et la clarté dont jouissent les Bienheureux en la gloire; entre la beauté d'une prairie diaprée au printemps et la beauté de ces campagnes célestes, entre l'aménité de nos collines chargées de fruits et l'aménité de la félicité éternelle. Mais bien que cela soit ainsi, et que nous soyons assurés que ce que nous en pouvons dire n'est rien au prix de ce qui est en vérité, nous ne devons pas laisser d'en toucher quelque chose.
Ayant déjà prêché plusieurs fois (Sermon CXXVII, tome VIII et sermon IV, tome IX), et même en ce lieu, sur l'Evangile d'aujourd’hui et sur ce sujet, j'ai pensé que je devais traiter d'un point duquel je ne vous eusse pas encore parlé. Mais avant que de le vous proposer il est nécessaire que je lève de vos esprits quelques difficultés qui vous pourraient empêcher de bien entendre ce que je dirai par après ; et je le fais d'autant plus volontiers que je désire que ce point soit bien mâché, considéré et compris.
La première difficulté est à savoir mon si les âmes bienheureuses étant séparées de leur corps peuvent entendre, voir, ouïr considérer, bref avoir les fonctions de l'esprit aussi libres que si elles étaient unies avec icelui. Je réponds que non seulement elles le peuvent comme auparavant, mais beaucoup plus parfaitement. Et que cela ne soit, je vous présente l'histoire de saint Augustin, qui n'est pas un auteur auquel il ne faille ajouter foi. Il rapporte donc (Epître CLIX, ss 3 et 4) qu'il avait connu un médecin à Carthage, qui était fort fameux aussi bien à Rome qu'en cette ville, tant parce qu'il était excellent en l'art de la médecine comme parce qu'il était un grand homme de bien, faisant beaucoup de charités, servant les pauvres gratis ; et cette charité qu'il exerçait à l'endroit du prochain fut cause que Dieu le tira d'une erreur en laquelle il était tombé étant encore jeune homme. Dieu favorise grandement ceux qui pratiquent la charité envers leurs frères ; il n'y a rien qui attire tant sa miséricorde sur nous que cela, d'autant que Notre Seigneur a déclaré que c'est son commandement (Jn 15,12), c'est à savoir le sien plus chéri et plus aimé; après celui de l’amour de Dieu il n'y en a point de plus grand (Mt 22,37-40).
Or, saint Augustin dit que ce médecin lui avait raconté qu'étant encore jeune il commença à douter que l'âme séparée du corps peut voir, ouïr ou comprendre aucune chose; et se trouvant en cette erreur il s'endormit un jour. Lors un beau jeune homme lui apparut pendant son sommeil et lui dit : Suis-moi. Ce que le médecin fit, et son guide le mena en une grande et spacieuse campagne où d'un coté il lui montra des beautés incomparables, et de l'autre il lui fit entendre un concert de musique grandement délectable ; puis le médecin se réveilla. Quelque temps après le même jeune homme lui apparut derechef en dormant et lui demanda : Me connais-tu bien? Le médecin répondit qu'il le connaissait fort bien et que c'était lui même qui l'avait conduit en cette campagne où il lui avait fait ouïr un concert si agréable. Mais comment me peux-tu connaître et me voir, dit le jouvenceau; où sont tes yeux? Mes yeux, repartit-il, sont en mon corps. Et où est ton corps ? Mon corps est couché dans mon lit. Et tes yeux, sont-ils fermés ou ouverts? Ils sont fermés. S'ils sont fermés ils ne peuvent rien voir. Confesse donc, que puisque tu me vois, tes yeux étant fermés, que tu me connais fort bien et que tu as ouï la musique quoique tes sens soient endormis, que les fonctions de l'esprit ne dépendent pas des sens corporels, et que l'âme étant séparée du corps elle ne laissera pas pourtant de voir, ouïr, considérer et entendre. Puis le sacré songe prit fin et le jeune homme laissa le médecin, lequel ne douta jamais plus de cette vérité.
Ainsi le rapporte saint Augustin, lequel ayant dit que le médecin lui raconta qu'il avait ouï cette divine musique qui se chantait à son côté droit, dans la campagne dont nous avons parlé, mais certes, ajoute-t-il, je ne me souviens pas de ce qu'il avait vu du côté gauche. En quoi nous remarquons combien ce glorieux saint était exact à ne dire que simplement ce qu'il savait bien être de la vérité de cette histoire. Après icelle nous ne devons plus admettre cette difficulté en nos esprits, que nos âmes étant séparées de leur corps n'aient une pleine et absolue liberté de faire leurs fonctions et leurs actions. Par exemple, notre entendement verra, considérera et entendra non seulement une chose à la fois, mais plusieurs ensemble ; nous aurons plusieurs attentions, sans que l'une nuise à l'autre. Ici nous ne pouvons pas faire cela, car quiconque veut penser à plus d'une chose en même temps il a toujours moins d'attention à chacune, et son attention en est moins parfaite (Traité de l’amour de Dieu ; L.I, c.10). Tout de même en est-il de la mémoire: elle nous fournira plusieurs souvenirs sans que l'un empêche l'autre. Notre volonté voudra plusieurs choses et aura beaucoup de divers vouloirs sans que ces vouloirs divers soient cause qu'elle les veuille ou qu'elle les affectionne moins; ce qui ne se peut en cette vie, tandis que notre âme réside dans notre corps. Aussi notre mémoire n'a pas une si pleine liberté en ses fonctions, de manière qu'elle ne peut avoir plusieurs souvenirs, au moins les avoir tous à la fois, sans que l'un empêche l'autre; de même notre volonté affectionne moins fort quand elle aime plusieurs choses ensemble ; ses désirs et ses vouloirs sont moins violents et ardents quand elle en a davantage.
La seconde difficulté est touchant l'opinion que plusieurs ont que les Bienheureux dans la Jérusalem céleste sont tellement enivrés de l'abondance des divines consolations, que cela leur ôte l'esprit en l'esprit même, je veux dire que cet enivrement leur enlève le pouvoir de faire aucune action. Ils pensent que c'en est de même que des consolations que l'on reçoit quelquefois en la terre, lesquelles font entrer l'âme en un certain endormissement spirituel, en sorte que pour un temps il n'est pas possible de se mouvoir et comprendre même où l'on est, ainsi que le témoigne le Psalmiste royal en son Psaume In convertendo (Ps 125,1): Nous avons été fait, dit-il, comme consolés; ou bien, selon le texte hébreu et la version des Septante, comme endormis, lorsque le Seigneur nous a retirés de la captivité (Traité de l’amour de Dieu, L. IX, c.12). Mais il n'en est pas ainsi en la gloire ; car l'abondance de la consolation n'ôtera point la liberté à nos esprits d'avoir leurs vues, de faire leurs actions et leurs mouvements. La tranquillité est l'excellence de notre action; or, au Ciel notre action n'empêchera pas la tranquillité, mais elle la perfectionnera de telle sorte qu'elles ne se nuiront point l'une à l'autre, voire elles s'entr’aideront merveilleusement à continuer et persévérer pour la gloire du pur amour de Dieu qui les rendra capables de subsister ensemble.
Ne croyons donc pas, mes chères âmes, que notre esprit soit rendu stupide et endormi en l'abondance de la jouissance des bonheurs éternels; au contraire, il sera grandement réveillé et agile en ses différentes actions. Et si bien il est écrit que Notre Seigneur enivrera ses bien-aimés, disant : Buvez, mes amis, et enivrez-vous, mes très chers, (Ps 35,9 Ct 5,1) cet enivrement ne rendra pas l'âme moins capable de voir, considérer, entendre et faire ses divers mouvements, ainsi que nous l'avons déclaré, selon que l'amour de son Bien-Aimé lui suggérera; mais cela l'excitera toujours davantage à redoubler ses mouvements et élans amoureux, comme étant toujours plus enflammée de nouvelles ardeurs.
La troisième difficulté que je veux arracher de vos esprits est qu'il ne faut pas penser qu'en la gloire éternelle nous soyons sujets aux distractions comme nous le sommes tandis que nous vivons en cette vie mortelle. La raison de ceci est que nous pourrons bien avoir, ainsi que nous venons de le dire, plusieurs diverses attentions en même temps, sans que l'une nuise à l'autre, mais elles se perfectionneront réciproquement. C'est pourquoi la multiplicité des sujets que nous aurons en notre entendement, des souvenirs de notre mémoire, ni moins les désirs de notre volonté ne feront nullement que l'un empêche l'autre ni que l'un soit mieux compris que l'autre. Et pourquoi cela ? Non pour autre raison, mes chères Soeurs, sinon parce que tout est parfait et consommé dans le Ciel et en la béatitude éternelle.
Cela étant donc ainsi, que dirons-nous maintenant, mais que dirons-nous de cette béatitude ? Le mot de béatitude et de félicité fait assez entendre ce que c'est ; car il nous signifie que c'est un lieu de toutes consolations, où tous bonheurs et bénédictions sont compris et retenus. Si en ce monde l'on estime bienheureux un esprit qui peut avoir plusieurs attentions à la fois, ainsi que le témoignent les louanges que l'on donne à celui qui pouvait être attentif à sept choses en même temps (Plin. Hist. Nat., L.VII, c.XXV) ou bien à ce valeureux capitaine de ce qu'il connaissait cent ou cinquante mille soldats qu'il avait sous sa charge, un chacun par leur nom, combien nos esprits seront-ils estimés bien heureux en cette béatitude où ils pourront avoir tant de diverses attentions! Mais, mon Dieu, que pourrions-nous dire de cette indicible félicité qui est éternelle, invariable, constante, permanente, et pour parler comme les anciens français, sempiternelle ?
Je ne veux pas, mes chères Soeurs, vous entretenir de la félicité que les Bienheureux ont en la claire vue de la face de Dieu, qu'ils voient et verront sans fin en son Essence ; car cela regarde la félicité essentielle, et je n'en veux pas traiter, sinon que j'en dise quelques mots sur la fin. Je ne parlerai pas non plus de l'éternité de cette gloire des Saints, mais seulement d'une certaine gloire accidentelle qu'ils reçoivent en la conversation qu'ils ont par ensemble. O quelle divine conversation ! Mais avec qui? Avec trois sortes de personnes : avec eux mêmes, avec les Anges, les Archanges, les Chérubins, les saints Apôtres, les Confesseurs, les Vierges, avec la Vierge glorieuse, Notre Dame et Maîtresse, avec la très sainte humanité de Notre Seigneur et enfin avec la très adorable Trinité même, le Père, le Fils et le Saint Esprit.
Mais, mes chères Soeurs, il faut que vous sachiez que tous les Bienheureux se connaîtront les uns les autres, un chacun par leur nom, ainsi que nous l'entendrons mieux par le récit de l'Evangile, lequel nous fait voir notre divin Maître sur le mont de Thabor, accompagné de saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. Pendant qu'ils regardaient le Sauveur qui priait (Lc IX, 29) et était en oraison, il se transfigura devant eux, laissant répandre sur son corps une petite partie de la gloire dont il jouissait continuellement dès l'instant de sa glorieuse conception dans les entrailles de Notre Dame; gloire qu'il retenait, par un continuel miracle, resserrée et couverte dans la suprême partie de son âme.
Les Apôtres virent donc alors sa face plus reluisante et éclatante que le soleil, voire cette clarté et cette gloire s'épancha jusque sur ses vêtements pour nous montrer qu'il n'en était pas si chiche qu'il n'en fit part à ses habits mêmes et à ce qui était autour de lui. Il nous fit voir un petit échantillon du bonheur éternel et une goutte de cet océan et de cette mer d'incomparable félicité pour nous faire désirer la pièce tout entière (Intro. à la vie dévote, Parie III,c.2) ; si que le bon saint Pierre, qui parlait pour tous comme devant être le chef des autres : O qu'il est bon d'être ici r, s'écria-t-il tout ému de joie et de consolation. J'ai bien vu, voulait-il dire, beaucoup de choses, mais il n'y a rien de si désirable que d'être en ce lieu. Les trois disciples virent encore Moïse et Elie qu'ils n'avaient jamais vus et qu'ils reconnurent cependant très bien ; l'un ayant repris son corps ou bien un autre formé de l'air, et l'autre étant en son même corps auquel il fut élevé dans le char triomphal (2R 2,11). Tous deux s'entretenaient avec notre divin Maître de l'excès qui devait arriver en Jérusalem (Lc 9,31), excès qui n'est autre sinon la mort qu'il devait souffrir par son amour ; et soudain après cet entretien les Apôtres ouïrent la voix du Père éternel lequel disait : C'est ici mon Fils bien aimé, écoutez-le. r
Je remarque premièrement qu'en la félicité éternelle nous nous connaîtrons tous les uns les autres, puisque en ce petit échantillon que le Sauveur en donna à ses Apôtres il voulut qu'ils reconnussent Moïse et Elie qu'ils n'avaient jamais vus. Si cela est ainsi, o mon Dieu, quel contentement recevrons-nous en voyant ceux que nous avons si chèrement aimés en cette vie ! Oui même nous connaîtrons les nouveaux chrétiens qui se convertissent maintenant à notre sainte foi aux Indes, au Japon et aux antipodes. Les amitiés qui auront été bonnes dès cette vie se continueront éternellement en l'autre. Nous aimerons des personnes particulièrement, mais ces amitiés particulières n'engendreront point de partialités, car toutes nos affections prendront leur force de la charité de Dieu qui, les conduisant toutes, fera que nous aimerons un chacun des Bienheureux de cet amour éternel dont nous aurons été aimés de la divine Majesté.
O Dieu, quelle consolation recevrons-nous en cette conversation céleste que nous aurons les uns avec les autres ! Là nos bons Anges nous apporteront une joie plus grande qu'il ne se peut dire quand ils se feront reconnaître à nous, et qu'ils nous représenteront si amoureusement le soin qu'ils ont eu de notre salut durant le cours de notre vie mortelle; ils nous ressouviendront des saintes inspirations qu'ils nous ont apportées, comme un lait sacré qu'ils allaient puiser dans les mamelles de la divine Bonté, pour nous attirer à la recherche de ces incomparables suavités dont nous serons alors jouissants. Ne te souviens-tu point, diront-ils, d'une telle inspiration que je te donnais en un tel temps, en lisant un tel livre, en entendant un tel sermon, ou bien en regardant une telle image? dira le bon Ange de sainte Marie Egyptiaque, inspiration qui t'incita à te convertir à Notre-Seigneur et qui fut le principe de ta prédestination (Vitae Patrum, L.I ; Vitae S. Mar. Aegypt. c.16). O Dieu, nos coeurs ne se fondront-ils pas d'un contentement indicible entandant ces paroles ?
Un chacun des esprits bienheureux aura un entretien particulier selon son rang et sa dignité. Notre glorieux Père saint Augustin (je me plais à parler de lui car je sais que le souvenir vous en est fort agréable) faisait un jour un souhait de voir Rome triomphante, le glorieux saint Paul prêchant et Notre-Seigneur allant parmi le peuple, guérissant les malades et faisant des miracles. O mes chères âmes, quel bonheur à ce saint de contempler la Jérusalem céleste en son triomphe, le grand Apôtre (je ne dis pas grand de corps, car il était petit, mais grand en éloquence et en sainteté) prêchant et entonnant ces louanges qu'il donnera éternellement à la divine Majesté en la gloire ! Mais quel excès de consolation pour saint Augustin de voir Notre Seigneur opérer le miracle perpétuel de la félicité des Bienheureux que sa mort nous a acquise! Imaginez-vous, de grâce, le divin entretien que ces deux saints auront l'un avec l'autre, saint Paul disant à saint Augustin : Mon cher frère, ne vous ressouvenez-vous point qu'en lisant mon Epître (Rm 13,12-14) vous fûtes touché d'une inspiration qui vous sollicitait de vous convertir, inspiration que j'avais obtenue de la divine miséricorde de notre bon Dieu par la prière que je faisais pour vous à même temps que vous lisiez ce que j'avais écrit? Cela, mes chères Soeurs ne causera-t-il pas une douceur admirable au coeur de notre saint Père?
Faites derechef une imagination, je vous prie. Supposez que Notre Dame, sainte Madeleine, sainte Marthe, saint Etienne et les Apôtres fussent vus l'espace d'un an, comme pour un grand jubilé, en Jérusalem. Quel d'entre nous autres, je vous supplie, voudrait demeurer ici ? Pour moi je pense que nous nous embarquerions tous et nous mettrions au péril de tous les hasards qu'encourent ceux qui vont d'ici là, pour avoir cette grâce de voir notre glorieuse Mère et Maîtresse, Madeleine, Marie Salomé et les autres qui s'y trouveraient, puisque nos pèlerins s'exposent bien à tant de dangers pour aller seulement révérer les lieux où ces saintes personnes ont posé leurs pieds. Si cela est ainsi, mes chères âmes, quelles consolations recevrons-nous entrant au Ciel, où nous verrons cette bénite face de Notre Dame toute flamboyante de l'amour de Dieu! Et si sainte Elizabeth demeura si transportée d'aise et de contentement quand, au jour qu'elle la visita, elle l’entendit entonner de divin Cantique du Magnificat ; combien nos coeurs et nos esprits tressailliront-ils d'une joie indicible lorsqu'ils entendront entonner par ce chantre sacrée le cantique de l'amour éternel (Traité de l’Amour de Dieu, L. V, c.11) ! O quelle douce mélodie ! Sans doute nous entrerons en des ravissements fort aimables, lesquels ne nous ôteront pourtant pas l'usage ni les fonctions de nos puissances qui, par ce divin rencontre que nous ferons de la Sainte Vierge, s'habiliteront merveilleusement pour mieux et plus parfaitement louer, et glorifier Dieu, qui lui a fait tant de grâces et à nous aussi, nous donnant celle de converser familièrement avec elle.
Mais, me pourriez-vous demander, s'il est ainsi que vous dites que nous nous entretiendrons avec tous ceux qui sont en la Jérusalem céleste, qu'est-ce que nous dirons? De quoi parlerons-nous ? Quel sera le sujet de notre entretien ? O Dieu, mes chères soeurs, quel sujet! Celui des miséricordes que le Seigneur nous a faites ici bas, par lesquelles il nous a rendus capables d'entrer en la jouissance d'un bonheur tel que seul il nous suffit. Je dis seul, parce qu'en ce mot de félicité sont compris toutes sortes de biens, lesquels ne sont pourtant qu'un unique bien, qui est celui de la jouissance de Dieu en la félicité éternelle. C'est cet unique bien que la divine amante du Cantique des Cantiques demandait à son Bien-Aimé, observant en cela, comme étant très prudente, le dire du Sage (Si 7), qu'il faut penser à la fin avant l’oeuvre. Donnez-moi, s'écrie-t-elle (Ct 1,1), o mon cher Bien-Aimé, un baiser de votre bouche. Ce baiser, ainsi que je déclarerai tantôt, n'est autre chose que la félicité des Bienheureux. Mais de quoi traiterons-nous encore en notre conversation ? De la Mort et Passion de Notre Seigneur et Maître. Hé, ne l'apprenons-nous pas en la Transfiguration, où il ne se parle de rien tant que de l’excès qu'il devait souffrir en Jérusalem ? Excès qui n'était autre, comme nous l'avons déjà vu, que sa douloureuse mort. O si nous pouvions comprendre quelque chose de la consolation que les Bienheureux ont en, parlant de cette amoureuse mort, combien nos âmes se délecteraient d'y penser !
Passons plus outre, je vous prie, et disons un peu quelques mots de l'honneur et de la grâce que nous aurons de converser même avec Notre Seigneur humanisé. C'est ici sans doute que notre félicité prendra un accroissement indicible et inénarrable. Que ferons-nous, chères âmes, que deviendrons-nous, je vous prie, quand à travers la plaie sacrée de son côté nous apercevrons ce coeur très adorable et très aimable de notre Maître, tout ardent de l'amour qu'il nous porte, coeur auquel nous verrons tous nos noms écrits en lettres d'amour ? Est-il possible, dirons-nous, o mon cher Sauveur, que vous m'ayez tant aimé que d'avoir gravé mon nom en votre coeur ! Cela est pourtant véritable. Le Prophète (Is. XLIX, 15, 16), parlant en la personne de Notre-Seigneur, nous dit : Quand il arriverait que la mère oublierait l'enfant qu'elle porte en ses entrailles, si ne t'oublierai-je point, car j'ai gravé ton nom en mes mains. Mais Jésus-Christ lui même enchérissant sur ces paroles dira : S'il se pouvait faire que la femme oubliât son enfant, moi, je ne t'oublierai pas, d'autant que je porte ton nom gravé en mon coeur.
Certes, ce sera un sujet de très grande consolation que celui ci, que nous soyons si chèrement aimés de Notre-Seigneur qu'il nous porte toujours en son coeur. Quelle délectation admirable pour un chacun des Bienheureux quand ils verront dans ce coeur très sacré et très adorable les pensées de paix (Jr 29,11) qu'il faisait pour eux et pour nous à l'heure même de sa Passion! pensées qui nous préparaient non seulement les moyens principaux de notre salut, mais aussi tous les divins attraits, inspirations et bons mouvements desquels ce très doux Sauveur se voulait servir pour nous attirer à la suite de son très pur amour (Intro. à la vie dévote ; partie V, c.13). Ces vues, ces regards, ces considérations particulières que nous ferons sur cet amour sacré, duquel nous aurons été si chèrement et si ardemment aimés par notre souverain Maître, enflammeront nos coeurs d'une dilection et d'une ardeur nom pareilles. Que ne devrions-nous donc pas faire ou souffrir pour jouir de ces suavités indiciblement agréables ! Cette vérité nous est montrée en l'Evangile d'aujourd’hui ; car ne voyez-vous pas que Notre-Seigneur étant transfiguré, Moïse et Elie lui parlent et s'entretiennent tout familièrement avec lui ?
Notre félicité ne s'arrêtera pas là, mes chères âmes, mais elle passera plus avant, car nous verrons face à face (1Co 13,12) et très clairement la divine Majesté, l'essence de Dieu et le mystère de la très sainte Trinité, en laquelle vision et claire connaissance consiste notre félicité essentielle. Là nous entendrons et participerons à ces très adorables conversations et à ces divins colloques qui se font entre le Père, le Fils et le Saint Esprit (Traité de l’amour de Dieu ; L.III, cc.11-13). Nous entendrons, dis-je, comme le Fils entonnera mélodieusement les louanges dues à son Père céleste (ibid. L.V, c.11) et comme il lui représentera, en faveur de tous les hommes, l'obéissance qu'il lui a rendue tout le temps de sa vie. Nous ouïrons aussi, en contre-change, le Père éternel prononcer d'une voix éclatante et avec une harmonie incomparable ces divines paroles que les Apôtres entendirent au jour de la Transfiguration : Celui-ci est mon Fils bien aimé auquel je me suis complu, et le Père et le Fils parlant ensemble du Saint Esprit : C'est ici notre Esprit, procédant de l'un et de l'autre, dans lequel nous avons mis tout notre amour.
Non seulement il y aura conversation et entretien entre les Personnes divines, mais encore entre Dieu et les hommes. Et quel sera-t-il ce divin entretien ? Oh, quel il sera ! Il sera tel qu'il n'est pas loisible à l'homme de le rapporter; ce sera un devis si secret que nul ne le pourra entendre que Dieu et celui avec lequel il se fera. Dieu dira un mot si particulier à chacun des Bienheureux qu'il n'y en aura point de semblable. Mais quel sera ce mot ? Oh ! ce sera un mot le plus amoureux qui se puisse jamais imaginer. Représentez-vous tous ceux qui se peuvent prononcer pour attendrir un coeur et les noms les plus affectionnés qui se puissent ouïr puis dites enfin que ce n'est rien au prix de celui que Dieu donnera à un chacun là haut au Ciel. Il nous donnera un nom (Ap 2,17) il nous dira un mot. Supposez qu'il vous dira: Tu es ma bien-aimée, tu es la bien-aimée de mon Bien-Aimé, c'est pourquoi tu seras chèrement aimée de moi; tu es la bien choisie de mon bien choisi qui est mon Fils. Cela n'est rien, mes chères âmes, en comparaison de la suavité qu'apportera quant et soi ce mot ou ce nom saint et sacré que le Seigneur fera entendre à l'âme bienheureuse.
Ce sera alors que Dieu donnera à la divine amante ce baiser qu'elle a si ardemment demandé et souhaité, ainsi que nous disions tantôt. Oh ! qu'elle chantera amoureusement son cantique d'amour : Qu'il me baise, le Bien-Aimé de mon âme, d'un baiser de sa bouche. Et poursuivant elle ajoutera : Meilleur est sans nulle comparaison le lait qui coule de ses chères mamelles que non pas tous les vins les plus délicieux, et le reste (Ct 1,1-3). Quelles divines extases, quels embrassements amoureux entre la souveraine Majesté et cette chère amante quand Dieu lui donnera ce baiser de paix ! Cela sera pourtant ainsi, et non pas avec une amante seule, mais avec un chacun des citoyens célestes, entre lesquels se fera un entretien admirablement agréable des souffrances, des peines et des tourments que Notre-Seigneur a endurés pour un chacun de nous durant, le cours de sa vie mortelle, entretien qui leur causera une consolation telle que les Anges, au dire de saint Bernard (Sermon XXII in Cant., s 6), n'en sont pas capables ; car si bien Notre-Seigneur est leur Sauveur et qu'ils aient été sauvés par sa mort, il n'est pourtant pas leur Rédempteur, d'autant qu'il ne les a pas rachetés, mais seulement les hommes. C'est pourquoi ceux-ci recevront une félicité et un contentement singulier à parler de cette glorieuse Rédemption, par le moyen de laquelle ils auront été faits semblables aux anges, ainsi que notre divin Maître l'a dit (Mc 12,25).
En la Jérusalem céleste nous jouirons donc d'une conversation très agréable avec les esprits bienheureux, les anges, les Chérubins et Séraphins, les Saints et les Saintes, avec Notre Dame et glorieuse Maîtresse, avec Notre-Seigneur et enfin avec la très sainte et très adorable Trinité, conversation qui durera éternellement et qui sera perpétuellement gaie et joyeuse. Or, si nous avons en cette vie tant de suavité à ouïr parler de ce que nous aimons que nous ne pouvons nous en taire, quelle joie, quelle jubilation recevrons-nous d'entendre éternellement chanter les louanges de la divine Majesté que nous devons aimer et que nous aimerons plus qu'il ne se peut comprendre en cette vie ! Si nous prenons tant de plaisir en la seule imagination de la perdurable félicité, combien en aurons-nous davantage en la jouissance de cette même félicité! félicité et gloire qui n'aura jamais de fin, mais qui durera éternellement sans que jamais nous en puissions être rejetés. O que cette assurance augmentera notre consolation ! Marchons donc gaiement et joyeusement, chères âmes, parmi les difficultés de cette vie passagère ; embrassons à bras ouverts toutes les mortifications et afflictions que nous rencontrerons en notre chemin, puisque nous sommes assurés que ces peines prendront fin et qu'elles se termineront avec notre vie, après laquelle il n'y aura que joies, que contentements et consolations éternelles. Ainsi soit-il.




908

SAINT FRANCOIS DE SALES, SERMON DE PROFESSION POUR LA FETE DE L'ANNONCIATION

25 mars 1621
I) Commentaire du Cantique des cantiques.
II) Pour la profession. (page 4)
III) Virginité et humilité de Notre-Dame au jour de l’Annonciation. (page 5)


I) Commentaire du Cantique des cantiques.

"Osculetur me osculo oris sui, quia meliora sunt ubera tua vino, frasgrantia unguentis optimis.
Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche, car tes mamelles sont meilsleures que le vin et répandent les parfums des onguents les plus exquis. Ct 1,1-2.
La divine amante, jetant un profond soupir, se prit à dire : Qu’il me baise, ce cher Ami de mon âme, qu’il me baise d’un baiser de sa bouche, car tes mamelles sont meilleures que le vin, répandant des odeurs grandement agréables. Ton nom est comme une huile répandue, laquelle étant composée de tous les parfums les plus précieux, rend des odeurs souverainement délectables ; c’est pourquoi les jeunes filles t’ont aimé. Et poursuivant Tirez-moi, ajoute-t-elle, et nous courrons à la suite de tes onguents. [Ct 1,3]
Les Pères, considérant cette parole du Cantique des Cantiques que l’Epouse adresse à son Epoux : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche, disent que ce baiser qu’elle désire si ardemment n’est autre que l’exécution du mystère de l’Incarnation de Notre-Seisgneur, baiser tant attendu et souhaité pendant une si longue suite d’années par toutes les âmes qui méritent le nom d’amantes. Mais enfin ce baiser qui avait été si longtemps refusé et différé, fut accordé à cette Amante sacrée, Notre-Dame, laquelle mérite le nom d’Epouse et d’Amante par excellence au-dessus de toutes autres. Il lui fut donné par son céleste Epoux au jour de l’Annonciation que nous célébrons aujourd’hui, au même moment qu’elle élança ce soupir très amoureux : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! Ce fut alors que cette divine union du Verbe éternel avec la nature humaine, représentée par ce baiser, se fit dans les entrailles sacrées de la glorieuse Vierge.
Voyez, de grâce, comme cette divine Amante exprime délicatement ses amours : Qu’il me baise, c’est-à-dire : Que ce Verbe qui est la Parole du Père, sortant de sa bouche, vienne s’unir à moi par l’entremise du Saint-Esprit, qui est le soupir éternel de l’amour du Père envers son Fils et du Fils réciproquement envers son Père. Mais quand est?ce que ce divin baiser fut donné à cette Epouse incomparable ? Au même instant qu’elle répondit à l’Ange cette parole tant désirée : Qu’il me soit fait comme vous dites. O consentement digne de grande réjouissance pour les hommes, d’autant que c’est le commencement de leur bonheur éternel. Cela étant donc ainsi présupposé par manière de préface à ce que nous avons à déduire, nous ferons une petite méditation sur la suite des paroles que la divine amante dit à son Bien-aimé, par lesquelles elle lui donne des louanges admirables.
Premièrement, après avoir demandé cet amoureux baiser elle ajoute : Car tes mamelles sont meilsleures que le vin, répandant des odeurs fort suaves. Considérez, je vous prie, comme elle exprime merveilleussement ses amours. Les mamelles de Notre-Seigneur sont ses amours. Ton lait ou tes amours, veut?elle donc signifier, sont meilleures que le vin. En effet, les mamelles représentent les affections, d’autant qu’elles sont posées sur le coeur et, ainsi que disent les médecins, le lait dont elles sont remplies est comme la moelle de l’amour maternel des mères envers leurs enfants, cet amour le produisant pour leur nourriture.
Or, dit la chère amante, tes amours qui sont tes mamelles, o mon Bien-aimé, produisent une certaine liqueur odoriférante qui recrée merveilleusement mon âme, si que je n’estime nullement la bonté des vins plus précieux et délicats des plaisirs de la terre ; ils ne sont rien en comparaison, ce sont plutôt des ennuis. Le vin, qui réjouit et fortifie le coeur, figure, selon les Docteurs, les joies et les contentements terrestres. Les amours de Notre-Seigneur ont, au-dessus de tous les plaisirs de la terre, une force incomparable et une propriété indicible pour recréer le coeur humain, non seulement plus que toute autre chose, mais rien n'est capable de lui donner un parfait contentement que le seul amour de Dieu. Prenez, si vous voulez, tous les plus grands de la terre et considérez leur condition les uns après les autres ; vous verrez qu’ils ne sont jamais vraiment satisfaits, car s’ils sont riches et élevés aux plus hautes dignités du monde, ils en désirent toujours davantage.
L’exemple d’Alexandre, que les mondains appellent le Grand, certifie assez mon dire. Il avait presque la seigneurie universelle de toute la terre, il en était quasi maître absolu, de sorte que tout le monde observait le silence en sa présence et les princes n’osaient souffler mot ; tout tremblait, par manière de parler, sous son autorité, pour la grande révérence qu’on lui portait. Néanmoins, entendant un jour un certain sot philosophe assurer qu'il y avait plusieurs mondes qu’il n'avait pas conquis, Alexandre se prit à pleurer comme un enfant. Mais de quoi ? Hé, disait?il, parce que, y ayant plusieurs mondes, il n'en avait pas conquis entièrement un seul ; si qu’il désespérait de ne les pas tous avoir en sa domisnation. Folie très grande !
L’homme se plaît extrêmement à faire un grand trafic en cette vie pour trouver du contentement et du repos, et pour l’ordinaire ce trafic est vain, d’autant qu’il n’en tire nulle utilité. N’estimerait-on pas bien fou et de peu de jugement un marchand qui travaillerait beauscoup à faire quelque commerce dont il ne lui reviendrait que de la peine ? Donc, je vous prie, ceux dont l’entendement étant éclairé de la lumière céleste savent assurément qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse donner un vrai contentement à leurs coeurs, ne font?ils pas un trafic inutile logeant leurs affections aux créatures inanimées ou bien à des hommes comme eux ? Les biens terriens, les maisons, l’or et l’argent, les richesses, voir les honneurs, les dignités que notre ambition nous fait rechercher si éperdument, ne sont?ce pas des trafics vains ? Tout cela étant périssable, n’avons?nous pas grand tort d’y loger notre coeur, puisque, au lieu de lui donner un vrai repos et quiétude, il lui fournit des sujets d’empressement et d’inquiétude très grande, soit pour les conserver si on les a, soit pour les accroître ou acquérir si on ne les a pas.
Je veux que nous logions nos affections et notre amour aux hommes, qui sont créatures animées, capables de raison ; qu’est?ce qui nous en reviendra ? Notre trafic ne sera?t?il pas vain, puisqu’étant hommes comme nous, égaux en la nature, ils ne peuvent que nous rendre un contre change en nous aimant parce que nous les aimons ? Mais ce sera tout, car n'étant pas plus que nous, nous ne ferons nul profit, et ne recevrons pas plus que nous ne leur donnons : nous leur donnerons notre amour et ils nous donneront le leur, et l'un pour l'autre. Je passe plus avant et veux que nous aimions les Anges ; parlant communément, quel gain en tirerons-snous ? car ce sont comme nous des créatures, également sujettes à Dieu, notre commun Créateur. Nous peuvent-sils élever de deux doigts, comme l’on dit ? Nullement. Les Chérubins et les Séraphins n'ont aucun pouvoir de nous agrandir ni de nous donner un contentement parfait, d’autant que Dieu s’est réservé cela, ne voulant pas que nous trouvions à loger notre amour hors de lui, tant il en est jaloux.
Je vous dirais à ce sujet un exemple très agréable. Sa Sainteté avait un chantre qu’elle aimait extrêmement, car il chantait merveilleusement bien. Quoi que ce chantre fut tant chéri de son maître, il ne laissa pas d'être fantasque, de sorte qu’il lui prit un jour une fantaisie de s’en aller et de sortir de sa cour, ce qu’il fit, laissant son bon maître fort marri de sa sortie. Or, le Pape pensant en soi-même par quel moyen il le pourrait ravoir, s’avisa de cet artifice : il fit écrire à tous les princes et à tous les grands que si ce chantre s’en allait présenter à eux ils ne le reçussent point à leur service, jugeant que ne trouvant point d’autre meilleure retraite, le pauvre chantre retournerait en fin à lui. Il arriva comme le Pape l’avait désiré ; car se voyant rejeté par tout, il revint servir en l’incomparable chapelle de sa Sainteté.
Le coeur humain est un chantre infiniment aimé de Dieu, qui est la souveraine Sainteté ; mais ce chantre est fort bigarre, et fantastique plus qu’il ne se peut dire. Vous ne sauriez croire combien Dieu se recrée à ouïr les louanges qui lui sont données par le coeur qui l’aime ; il se plaît grandement aux élans de nos voix et en l’harmonie de notre musique. Néanmoins il prend à ce coeur la fantaisie de s’en aller promener, ne se constentant pas de contenter son Seigneur s’il ne se contente aussi soi-même. Folie insupportable, car quel bonheur, même quel honneur, quelle grâce et quel sujet d’un parfait contentement que d’être aimé de Dieu et de demeurer en la maison de sa divine Majesté, c'est-à-dire d’avoir logé en lui tout notre amour, sans autre prétention que de lui être agréable ! Et cependant, voilà que ce coeur humain se laisse emporter à sa fantaisie et s’en va de créature en créature, de maison en maison pour voir s’il ne pourra point trouver quelqu’un qui le veuille recevoir et lui donner du contentement parfait ; mais en vain, car Dieu, qui s’est réservé ce chantre pour lui seul, a commandé à toutes les créatures, de quelque nature qu’elles soient, de ne lui donner satisfaction ni consolation quelconque, afin que par ce moyen il soit contraint de retourner à lui qui est ce Maistre bon d’une incomparable bonté. Et si bien ce chantre revient plus souvent par force que par amour, au lieu de le rabrouer il ne laisse pas de le recevoir et de lui donner le même office qu’auparavant en sa chapelle, voire même, ce semble, davantage.
O que la bonté de notre Dieu est grande ! C’est pourquoi l’Epouse, à juste raison, s’écrie : O mon Bien-Aimé, que meilleures sans comparaison sont tes mamelles, que tes amours et tes délices sont mille fois plus agréables que celles de la terre, car les créatures, fussent-elles des plus hautes et relevées et des Anges mêmes, fussent-elles des frères ou des soeurs, elles ne nous sauraient satisfaire ni contenter. Dieu a mis en notre pouvoir l’acquisition de son pur amour qui nous peut infisniment relever au-dessus de nous-mêmes, il le donne à qui lui donne le sien ; pourquoi donc nous amusons?nous autour des créatures, espérant quelque chose au trafic que nous ferons en la recherche de leurs affections ?
O que cette sainte Amante, Notre-Dame et Maîtresse, avait bien goûté la douceur de ces divines mamelles lors qu’en l’abondance des consolations qu’elle recevait en la contemplation, toute transportée d’aise et d’un contentement indicible, elle se prit à les louer ! Elle nous incite par son exemple à quitter toute autre prétention des satisfactions de la terre, afin d’avoir l’honneur et la grâce de les sucer, et recevoir le lait de la miséricorde qui en distille goutte à goutte sur ceux qui s’en approschent pour le recevoir.
Mais l’Epouse ne s’arrête pas là, car poursuivant elle dit que le nom de son Bien-aimé est comme une huile répandue, composée de plusieurs excellentes odeurs, lessquelles ne se peuvent imaginer, voulant signifier : Mon Bien-aimé n’est pas seulement parfumé, mais il est le parfum même ; c’est pourquoi, ajoute-t-elle, les jeunes filles t'ont aimé. Qu'est?ce que la divine amante désire que nous entendions par ces jeunes filles ? Les jeunes filles représentent en ce sujet certaines jeunes âmes qui n’ayant encore logé leur amour nulle part, sont merveilleusement propres à aimer le céleste Amant de nos coeurs, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je ne veux pas dire cependant que si celles qui l’ont donné à quelsqu’un viennent à l’en retirer pour le consacrer à Dieu, que ce sacré Epoux ne le reçoive de bon coeur et qu’il n’accepte ce don de leurs affections ; mais pourtant il agrée grandement ces jeunes âmes qui se dédient tout à fait à la perfection de son amour. Ton nom, poursuit la sainte Epouse, répand des odeurs si délicates que les jeunes filles t'ont aimé, te dédiant toutes leurs amours et toutes leurs affections. O Dieu, quelle grâce de résersver tout notre amour pour Celui qui nous récompense si bien en nous donnant le sien. En donnant notre amour aux créatures nous ne recevons nul gain, d’autant qu’elles ne nous rendent pas plus que nous ne leur donnons ; mais notre divin Sauveur nous donne le sien, qui est comme un baume précieux, lequel répand des odeurs souveraines en toutes les facultés de notre âme.
O que cette jeune fillette Notre-Dame aima souverainement le divin Epoux ! Aussi en fut?elle souverainement aimée, car à même temps qu’elle se donna à lui et lui consacra son coeur, qui fut lorsqu’elle prononça ces paroles : Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait comme vous dites, ou comme il lui plaira, voilà que soudain il descendit dans ses chastes entrailles et se rendit fils de celle qui se nommait sa servante. Or, je sais bien que nul ne peut jamais parvenir à un si haut degré de perfection que de dédier aussi absolument son amour à Dieu et à la suite de sa divine volonté comme fit Notre-Dame ; mais pourtant nous ne devons pas laisser de le désirer, et commencer le plus tôt et le plus parfaitement possible selon notre capacité, qui est incomparablement moindre que celle de cette sainte Vierge. Elle est cette unique fillette qui a plus excellemment aimé le divin Epoux que jamais nulle créature n’a fait ni fera ; car elle commença à l’aimer dès l’instant de sa conception glorieuse aux entrailles de la bonne sainte Anne, se donnant à Dieu et lui dédiant son amour dès qu’elle commença d’être.
L’Epouse sacrée passant plus outre en l’entretien qu’elle fait avec son divin Epoux : Tire-moi, dit-elle, et nous courrons. Les saints Pères s’arrêtent à consisdérer ce que cette Epouse veut signifier par ces paroles : Tirez-moi et nous courrons, d’autant que c’est comme si elle disait : Bien que vous ne tiriez que moi, nous serons toutefois plusieurs qui courrons. Quelques?uns pensent que quand elle prie son Bien?Aimé de la tirer, elle proteste par là qu’elle a besoin d’être prévenue de sa grâce sans laquelle nous ne pouvons rien faire ; mais quand elle ajoute nous courrons, c’est à savoir, vous et moi, mon Bien?Aimé, nous courrons par ensemble. Ou bien, comme quelques autres croient : plusieurs courront avec moi, à mon imitation, à ma suite ; plussieurs âmes vous suivront à l’odeur de vos onguents.


II) Pour la profession:

Nous voici maintenant à l’autre partie de notre exhortation, qui est la Profession et dédicace que ces filles viennent faire de leur coeur à la divine Majesté, dédicace et offrande qu’elles n’eussent pourtant jamais eu volonté de faire si le souverain Epoux de nos âmes ne les eut attirées et prévenues de sa grâce. Aussi, sans l’aide de cette divine grâce et des Constitutions que l’on garde céans sous la conduite de notre sacrée Mère et Maîtresse la Sainte Vierge, elles ne parviensdraient jamais à ce haut degré d’épouses de Jésus-Christ. O qu’heureuses sont les religieuses qui vivent sous l’Institut de cette divine Abbesse et qui sont instruites par cette grande Doctoresse, laquelle a puisé la science dans le coeur même de son cher Fils notre Sauveur, qui est la sapience du Père éternel.
Nous ferons notre troisième considération sur ce que Notre-Dame fut trouvée toute seule dans sa chamsbre quand l’Ange la vint saluer et lui apporter cette heureuse et tant gracieuse nouvelle de l’Incarnation du Verbe de Dieu dans ses saintes et chastes entrailles. Les Religieuses que font?elles autre chose sinon de se tenir dans leurs chambres ? Mais, non contentes de cela, elles s’enfoncent en elles-mêmes pour demeurer plus seules, et par ce moyen se rendre plus capables de jouir de la conversation de leur Epoux. Elles se retirent dans le fond de leur coeur comme dans un céleste cabinet où elles vivent en solitude. Mais vous avez beau vous cacher, les Anges vous sauront bien trouver ; ne voyezs-vous pas que Notre-Dame étant toute seule fut bien trouvée par saint Gabriel ?
Les vierges et les religieuses ne sont jamais mieux à leur contentement que lors qu’elles sont toutes seusles pour contempler à leur aise la beauté du céleste Amant. Elles se ramassent en elles-mêmes parce que tout leur soin est en cette beauté intérieure, et pour la conserver et accroître elles sont toujours attentives à fin de retrancher à tout propos ce qui la pourrait tant soit peu ternir ou enlaidir. La beauté de la fille de Sion est au-dedans, dit le Psalmiste, parce qu’elle sait bien que le divin Epoux regarde lui seul le dedans, tandis que les hommes ne voient que le dehors. Or, cette épouse bien?aimée est l’âme qui se consacre à la suite de ses divines amours et qui ne veut plaire qu’à lui ; c’est pourquoi elle s’enfonce toute en elle-même pour lui préparer une demeure agréable. De là vient qu’en la Religion on recommande tant l’exercice de la présence de Dieu, qui est d’une utilité incomparable. Nous en voyons la preuve en ce que Notre-Dame le pratiquant et demeurant retirée mérita au même temps d’être choisie pour Mère de Dieu.


III) Virginité et humilité de Notre-Dame au jour de l’Annonciation.

Cette sacrée Vierge fut donc une très parfaite religieuse, ainsi que nous avons dit ; aussi est?elle la particulière protectrice des âmes qui se dédient à Notre-Seigneur. Mais considérons un peu à part, je vous prie, les vertus qu’elle pratiqua et fit paraître plus excelslemment que toutes autres au jour de sa glorieuse Annonsciation, vertus que je ne ferai que marquer en passant et puis je finirai.
Premièrement, une virginité et pureté qui n'a point de semblable entre les créatures ;
secondement, une souveraine et profonde humilité, jointe et unie inséparablement avec la charité.
La virginité et absolue chasteté est une vertu angéslique ; mais bien qu’elle appartienne plus particulièrement aux Anges qu’aux hommes, si est?ce pourtant que la pureté de Notre-Dame surpassa infiniment celle des Anges, ayant trois grandes excellences au-dessus de la leur, même de celle des Chérubins et Séraphins. Je toucherai seulement ces trois points, laissant le surplus aux considérations que vous ferez une chacune en partisculier le long de cette octave.
La pureté et virginité de Notre-Dame eut cette excelslence, ce privilège et cette suréminence au-dessus de celle des Anges, que ce fut une virginité féconde. Celle des Anges est stérile et ne peut avoir de fécondité ; celle de notre glorieuse Maîtresse, au contraire, a été non seulement féconde en ce qu'elle nous a produit ce doux fruit de vie, Notre-Seigneur et Maistre, mais en second lieu, en ce qu’elle a engendré plusieurs vierges. C’est à son imitation, comme nous l’avons dit, que les vierges ont voué leur chasteté ; mais la virginité de cette divine Mère a encore cette propriété de rétablir et réparer celle-même qui aurait été souillée et tachée en quelque temps de leur vie. L’Ecriture Sainte témoigne que du temps qu’elle vivait elle appela déjà une grande quantité de vierges, si que plusieurs l’accompagnaient par tout où elle allait : sainte Marthe, sainte Marcelle, les Marie et tant d’autres. Mais en particulier, n’est?ce point par son moyen et par son exemple que sainte Madeleine, qui était comme un chaudron noirci de mille sortes d’immondicités et le réceptacle de l’immondicité même, fut par après enrôlée sous l’étendard de la pureté de Notre-Dame, étant convertie en une fiole de cristal toute resplendisssante et transparente, capable de recevoir et retenir les plus précieuses liqueurs et les eaux plus salutaires ?
La virginité de notre divine Maîtresse n’est donc point stérile comme celle des Anges, mais elle est tellement féconde que dès l’instant qu’elle fut vouée à Dieu jusqu’à maintenant elle a toujours fait de nouvelles productions. Et non seulement elle produit elle-même, mais elle fait encore que la virginité qu’elle engendre en produise des autres ; car une âme qui se dédie parfaitement au divin service ne sera jamais seule, mais en attirera plusieurs à son exemple, à la suite des Parfums qui l’ont attirée elle?même c’est pourquoi l’amante sacrée dit à son Bien?Aimé Tirez-moi et nous courrons.
De plus, la virginité de Notre-Dame surpassa celle des Anges parce que ceux-ci sont vierges et chastes par nature. Or, on n’a pas accoutumé de louer une personne de ce qu’elle a naturellement, d’autant que cela étant sans élection, ne mérite par conséquent point de louanges. On ne loue pas le soleil parce qu’il est lumineux, car cette propriété lui étant naturelle il ne peut cesser de l’être. Les Anges ne sont nullement louables de ce qu’ils sont vierges et chastes, car ils ne peuvent pas âtre autrement ; mais notre sacrée Maîtresse a une virginité digne d'être exaltée, d’autant qu’elle est choisie, élue et vouée ; et si bien elle fut mariée à un homme, ce ne fut point au préjudice de sa virginité, parce que son mari était vierge, et avait comme elle voué de l’être toujours. O que cette très sainte-Dame aima chèrement cette vertu; c’est pourquoi elle en fit le voeu, elle s’accompagna toujours de vierges et les favorisa particulièrement.
Sa virginité surpassa encore celle des Anges entant qu’elle fut combattue et éprouvée, ce qui ne peut être pour celle des Esprits célestes, parce qu’ils ne sauraient déchoir de leur pureté ou recevoir en façon quelconque tare ni épreuve. Notre glorieux Père saint Augustin dit, parlant aux Anges : Il ne vous est pas difficile d’être vierges, o Esprits bienheureux, puisque vous n’êtes point tentés et ne le pouvez être. On trouvera peut être étrange ce que je dis, que la pureté de Notre-Dame a été éprouvée et combattue ; mais pourtant cela est, et d’une épreuve très grande. A Dieu ne plaise que nous pensions que cette épreuve ressemble aux nôtres, car étant toute pure et la pureté même, elle ne pouvait recevoir les attaques que nous recevons et qui nous toursmentent nous autres qui portons la tentation en nous. Ces tentations n’eussent pas seulement osé approcher les murs inexpugnables de son intégrité. Elles sont si importunes que le grand Apôtre saint Paul écrit qu’il pria par trois fois Notre-Seigneur de les lui ôter, ou bien d’en modérer de telle sorte la fureur qu’il peut y résister sans offense et sans chute.
Toutefois la sacrée Vierge reçut une épreuve quand elle vit l’Ange en forme humaine. Hé, ne le remarquonss-nous pas en ce qu’elle commença à craindre et se trousbler, si que saint Gabriel le connaissant lui dit : Marie, ne crains point ; car si bien, voulait?il signifier, vous me voyez en forme d’homme, je ne le suis pourtant pas, ni moins vous veux?je parler de leur part. Ce qu’il dit s’apercevant que la pudeur virginale de Notre-Dame commençait à entrer en peine. La pudeur, écrit un saint personnage, est comme la sacristine de la chassteté. Et tout ainsi que la sacristine d’une église a un grand soin de bien fermer les portes, de peur que l’on ne vienne à dépouiller ses autels, et regarde toujours autour d’iceux si on n’a point pris quelque chose, de même la pudeur des vierges est sans cesse aux aguets pour voir si rien ne viendra point attaquer leur chasteté ou mettre en péril leur virginité, de laquelle elle est extrêmement jalouse ; et dès qu’elle aperçoit quelques choses noires, quand ce ne serait que l’ombre du mal, elle s’émeut et se trouble comme fit la très auguste Marie.
Mais elle ne fut pas seulement vierge par excellence au-dessus de tous autres, tant Anges qu’hommes, mais encore plus humble que tous autres ; ce qu’elle monstra excellemment bien le jour de l’Annonciation. Lors elle fit le plus grand acte d’humilité qui ait jamais été fait et qui se fera jamais par une pure créature ; car se voyant exaltée par l’Ange, lequel la salua disant qu’elle était Pleine de grâce et qu’elle concevrait un fils qui serait Dieu et homme tout ensemble, cela l’émeut et la fit craindre. Certes, elle était familière avec les Anges, mais elle n’avait néanmoins jamais été louée par eux jusqu'à cette heure là, d’autant que ce n’est point leur coutume de louer personne, si ce n’est quelquefois pour encourager en quelque grande entreprise. Oyant donc saint Gabriel lui donner une louange si extraordisnaire, cela la mit en souci, pour montrer aux filles qui prennent plaisir à être cajolées qu’elles courent grande fortune de recevoir quelque tare en leur virginité et pureté ; car l’humilité est compagne de la virginité, et tellement compagne que la virginité ne demeurera jamais longuement en femme qui n’aura pas l’humilité. Bien qu’elles se puissent trouver l’une sans l’autre, comme on voit communément dans le monde, où plusieurs perssonnes mariées vivent humblement, si faut?il confesser pourtant que ces deux vertus ne sauraient subsister l’une sans l’autre dans les vierges, c’est-à-dire dans les filles.
Notre-Dame étant rassurée par l’Ange et ayant appris ce que Dieu voulait faire d’elle et en elle, fit ce souverain acte d’humilité disant : Voici la servante du Seigneur, me soit fait selon ta Parole. Elle se voyait élevée à la plus haute dignité qui jamais fut et sera ; car quand il plairait à Dieu de recréer derechef plusieurs mondes, il ne saurait pourtant faire qu’une pure créature fut plus que la Mère de Dieu. Cette dignité est incomsparable, et cependant la sacrée Vierge ne s’enfle point, mais elle assure qu’elle demeure toujours servante de la divine Majesté. Et pour montrer qu’elle l’était et qu’elle la voulait être : Qu’il me soit fait, dit?elle, tout ainsi qu’il lui plaira, s’abandonnant à la merci de sa divine volonté, protestant que par son choix et par son élection elle se tiendra toujours en bassesse et qu’elle conservera l’humilité comme compagne inséparable de la virginité.
Mais si ces deux vertus se peuvent trouver l’une sans l’autre, cette séparation ne peut exister entre l’humilité et la charité, car elles sont indivisibles et tellement consjointes et unies ensemble que jamais l’une ne se rencontre sans l’autre, pourvu qu’elles soient vraies et non feintes. Dès que l’une cesse de faire son acte, l’autre la suit immédiatement ; dès que l’humilité s’est abaissée, la charité se relève contre le Ciel. Ces deux vertus sont semblables à l’échelle de Jacob sur laquelle les Anges montaient et descendaient. Ce n’est pas à dire que d’elles-mêmes, elles ne puissent descendre et monter tout à la fois ; ce que ne faisaient pas ces Anges, car ils montaient pour descendre derechef. L’humilité semsble nous éloigner de Dieu qui est appuyé sur le haut de l’échelle, parce qu’elle nous fait toujours descendre pour nous avilir, mépriser et ravaler ; mais néanmoins c’est tout au contraire, car à mesure que nous nous abaissons, nous nous rendons plus capables de monter au sommet de cette échelle où nous rencontrons le Père éternel.
Notre-Dame s’humilia et se reconnut indigne d’être élevée à la haute dignité de Mère de Dieu ; c’est pour cela qu’elle fut rendue sa Mère, car elle n’eut pas plus tôt fait la protestation de sa petitesse, que, s’étant abandonnée à lui par un acte de charité incomparable, elle devint Mère du Très Haut, qui est le Sauveur de nos âmes.
Si nous faisons ainsi, mes chères Filles, et que nous unissions la virginité avec l’humilité, l’accompagnant soudain de la très sainte charité qui nous élèvera au haut de l’échelle mystique de Jacob, nous serons indusbitablement reçus dans la poitrine du Père éternel, qui nous comblera de mille sortes de consolations célestes. Lors, en la jouissance d’icelles, nous chanterons, après Notre-Dame et très sainte Maîtresse, le cantique des louanges de ce Dieu qui nous aura fait tant de grâce de la suivre en ce monde et de batailler sous son étendard.
Ainsi soit-il.


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François S.: avis, sermons 907