F. de Sales, Lettres 1056

LETTRE CCLXXIX, A UNE RELIGIEUSE.

Effets et signes différents de l'amour-propre et de la vraie charité. Exemples, comparaisons, remèdes.

1615.

O plût à Dieu, ma très-chère fille, que ce fût le Traité de l'amour céleste qui me tînt occupé toutes les matinées! il serait bientôt achevé, et je serais bien heureux d'appliquer mon esprit à de si douces considérations ; mais ce sont des infinités de petites niaiseries, que le monde par force m'apporte tous les jours, qui me font de la peine et de la fâcherie, et rendent mes heures inutiles : néanmoins, tant que je m'en puis échapper, je mets toujours quelques petites lignes en faveur de ce saint amour, qui est le lien de notre mutuelle dilection.

Or, venons à notre lettre. L'amour-propre peut être mortifié en nous; mais il ne meurt pourtant jamais ; ains de temps en temps et à diverses occasions, il produit des rejetons en nous, qui témoignent qu'encore qu'il soit coupé par le pied, si n'est-il pas déraciné. C'est pour cela que nous n'avons pas la consolation que nous devrions avoir, quand nous voyous les autres bien faire ; car ce que nous ne voyons pas en nous ne nous est pas si agréable, et ce que nous voyons en nous nous est fort doux, parce que nous nous aimons tendrement et amoureusement.

Que si nous avions la vraie charité, qui nous fait avoir un même coeur et une même âme avec le prochain, nous serions parfaitement consolés quand il ferait du bien.

Ce même amour-propre fait que nous voudrions bien faire telle ou telle chose par notre élection, mais nous ne la voudrions pas faire par élection d'autrui ni par obéissance ; nous voudrions la faire comme venant de nous, mais non pas comme venant d'autrui. C'est toujours nous-mêmes qui recherchons nous-mêmes notre propre volonté et notre amour-propre : au contraire, si nous avions la perfection de l'amour de Dieu, nous aimerions mieux faire ce qui est commandé, parce qu'il vient plus de Dieu et moins de nous.

Quant à se plaire plus à faire des choses âpres qu'à les voir faire aux autres, ce peut être par charité, ou parce que secrètement l'amour-propre craint que les autres ne nous égalent ou surmontent. Quelquefois nous nous mettons plus en peine de voir maltraiter les autres que nous, par bonté de naturel: quelquefois c'est parce que-nous croyons être plus vaillants qu'eux, et que nous supporterions mieux le mal qu'eux-mêmes, selon la bonne opinion que nous avons de nous.

Le signe de cela, c'est qu'ordinairement nous aimerions mieux avoir les petits maux que si un autre les avait ; mais les grands, nous les aimerions mieux pour les autres que pour nous. Sans doute, ma chère fille, ce qu'on a de répugnance à l'imaginaire rehaussement des autres, c'est parce.que nous avons un amour propre qui nous dit que nous ferions encore mieux qu'eux, et que l'idée de nos bonnes propositions nous promet des merveilles de nous-mêmes, et non pas tant des autres.

Au bout de tout cela, sachez, ma vraiment très-chère fille, que ce que vous avez ne sont que des sentiments de la portion inférieure de votre âme ; car je m'assure que votre suprême portion désavoue tout cela. C'est le seul remède qu'il y a de désavouer les sentiments, invoquant l'obéissance, et protestant de la vouloir aimer, nonobstant toute répugnance, plus que non pas la propre élection ; louant Dieu par force du bien que l'on voit en autrui, elle suppliant de le continuer, et ainsi des autres.

Il ne se faut nullement étonner de trouver chez nous l'amour-propre, car il n'en bouge. Il dort quelquefois comme un renard, puis tout à coup se jette sur l'épaule; c'est pourquoi il faut avec constance veiller sur lui, et avec patience et tout doucement se défendre de lui. Que si quelquefois il nous blesse, en nous dédisant de ce qu'il nous a fait dire, et en désavouant ce qu'il nous a fait faire, nous sommes guéris.

Or, je ne vois que passamment la dame qui devait venir pour faire sa confession générale, et avec des yeux tout moites d'avoir laissé sa fille : car les grands du monde se laissent eu se laissant ; mais ceux de Dieu ne se laissent jamais, ains sont toujours unis ensemblement avec leur Sauveur. Dieu vous bénisse, ma chère fille.


LETTRE CCLXXX, A MADAME DE CHANTAL.

1067
(Tirée du monast. de la Visitât, du faubourg Saint-Jacques.

Il lui intime les ordres du médecin par rapport à ses infirmités. Il lui prescrit certaines choses sur la façon de lui écrire. Il approuve son état d'oraison. Il lui donne des avis sur quelques points de la discipline religieuse.


Annecy, derniers jours de mars ou début avril 1615.

Vive Jésus!

1. Quoique ce soit par notre M. de Medio (1) que je vous écris, ma très-chère mère, si est-ce que je vous écris sans loisir et empressement : car sachez que je ne pensois pas qu'il partit si tôt ; et outre cela, je suis tellement embesogné du livre (2), que tout le temps que je puis gagner bonnement, je l'emploie là : si qu'ayant attendu jusqu'à cette heure, je me trouve bien en peine ; car je voudrais vous écrire une grande lettre, et je ne sais si je pourrai. Je m'en vais dire en désordre tout ce que je trouverai devant mon esprit sur le sujet de vos trois lettres ; l'une reçue par voie de Chambéri, l'autre par M. de Medio, la troisième par le sieur Pierre.

1° M. Grandis consent que vous laissiez fermer votre caustique de la tète, pourvu qu'une semaine devant vous preniez une dose ordinaire de vos sirops.

2° Il est requis que vous mangiez des oeufs ; et n'y a personne, ce crois-je, qui s'en puisse mal édifier.

3° Voyez-vous, ma très-chère mère, quand je vais voir nos filles (3), il leur vient de petites envies de savoir de vos nouvelles par moi; et si je leur pouvais montrer de vos lettres, cela les contenterait grandement. C'est pourquoi je vous demande ainsi des feuilles que je leur puisse montrer, et à M. de Torens, et au neveu. Or, quant à ma nièce de Brechard (4), elle sait bien que je suis vous-même, car elle a vu des billets qui contiennent cette vérité-là : mais pourtant je ne lui ai pas voulu montrer ces trois dernières lettres, ni en tout, ni en partie. Mais de ce point faites vos commodités tout à votre gré, car je ne ferai rien que de bien à propos.

4° Dans les billets de salutations, quand vous m'en écrirez, il ne faut pas me dire, mon père, mon ami; car je les veux pouvoir montrer pour la consolation de ceux que vous saluerez.

5° Je loue Dieu de votre accoisement, et de quoi vous êtes hors de doute que l'oraison de simple remise en Dieu ne soit extrêmement sainte et salutaire. O ma chère mère, ma fille ! il n'en faut jamais douter ; il y a si longtemps que nous l'avons examiné, et toujours nous avons trouvé que Dieu vous voulait en cette manière de prier. Il n'y faut donc plus autre chose que continuer doucement.

6° Certes, en ces grandes villes (1) je ne voudrais pas ouvrir la porte aux visites des parents malades (2), pour en faire des sorties ordinaires ; et si elles sont extraordinaires, au moins faut-il que le père spirituel sache la nécessité qu'il y a ; comme aussi pour aller voir un monastère de filles, quand on en serait recherché. Mais je voudrais que l'obligation de le faire savoir au père spirituel ne tendit qu'à lui faire pourvoir aux circonstances des sorties, et à la bienséance ; combien si quelque accident inopiné ne surprenait, je pense que ces visites de parents ne se devraient faire que sur une délibération prise en chapitre. C'est-à-dire, si un père, si un Frère désirait d'être visité, je voudrais que selon la grandeur de la maladie, la distance du lieu, la qualité de la maison, on avisât si on devra plusieurs fois visiter, si avec service et assistance, si en carrosse, ou en temps qu'on ne rencontre pas des gens ; si c'est une maison où il y ait un grand abord, ou une maison de dévotion, et ainsi du reste. Mais nous y penserons encore mieux.

7° Ceux avec lesquels on confère ou on se confesse ainsi quelquefois par occasion ou rencontre, ne sont ni confesseurs ordinaires ni extraordinaires, mais confesseurs de dévotion : or, étant gens qualifiés, il n'est pas besoin de demander licence. On appelle confesseurs extraordinaires ceux qui en certains temps, comme quatre et cinq fois l'année, viennent; mais ceux de dévotion ne viennent que par rencontre.

8° Je n'entends pas ce que vous me demandez, quand vous me dites que je vous envoie une copie de l'établissement auquel il faudra spécifier les sorties.

9° Le père recteur serait excellent pour confesseur.


(1) C'était un chanoine de Saint-Nisier, à Lyon.
(2) Le Traité de l'Amour de Dieu.
(3) Les religieuses de la Visitation de la ville d'Annecy.
(4) La mère de Brechard était assistante et maîtresse des novices, et gouvernait le monastère d'Annecy pendant que madame de Chantal était à Lyon pour fonder son second monastère. (1) Telles que Lyon.
(2) Alors les religieuses de la Visitation n'avaient pas la clôture, mais sortaient pour visiter et assister les pauvres et les malades, selon l'esprit de leur institut.



LETTRE CCLXXXI, (AU PRÉSIDENT FAVRE) A GUILLAUME DE BERNARD DE FORAX.

1060
(Tirée de la vie du Saint, par Cb.-Aug. de Sales.)

Le Saint se plaint à son ami d'une calomnie dont on avait noirci ses frères (1) auprès de M. le duc de Nemours, et qui avait réussi. Il dit que c'est un crime de l'aimer maintenant, selon la façon de penser des gens du monde, et recommande à son ami le silence sur son compte, pour ne le point voir disgracié pour l'amour de lui.


Annecy, 9 mars 1615.

... Étant de retour de Sales, où j'étais allé passer les jours de carnaval, j'ai trouvé le retour de nos déjà trop vieilles tribulations, par la calomnie faite contre mes frères. Je me jouerais de tout cela, si ce n'était que je vois monseigneur en colère et indignation. Cela m'est insupportable, à moi qui ai tant d'inviolables affections à ce prince, et duquel j'ai si doucement autrefois savouré la bonté. Tant de gens faillent, tuent, assassinent, tous ont leur refuge à cette clémence : mes frères ne mordent ni ne ruent, et ils sont accablés de la rigueur.

Quel mal leur fait-on, ni à vous? disent les méchants. On nous ravit le bien le plus précieux que nous ayons, qui est la bonne grâce de nos princes ; et puis on dit : quel mal vous fait-on? Mon très-cher frère, est-il possible que sa grandeur m'aime, qui, ce me semble, prend plaisir aux rapports qu'on lui fait de mes frères, puisqu'il a déjà trouvé que c'était ordinairement des impostures ? Néanmoins il les reçoit, il les croit, il fait des démonstrations d'une très-particulière indignation.

C'est crime pour tout le monde de haïr le prochain, ici c'est crime de l'aimer. Messieurs les collatéraux, gens hors de reproche, sont reprochés par autorité extraordinaire, seulement parce qu'ils m'aiment de l'amour qui est dû à tous ceux de ma sorte. Certes, mon cher frère, j'ai la gloire d'être aimé par vous, et d'être passionné pour vous ; mais puisque mon malheur est si grand, pour Dieu, ne disons plus mot désormais. Dieu et nos coeurs le sachent seulement, et quelques-uns dignes d'un secret amour.

Je vous envoie un double de la lettre que j'écris à monseigneur
1059 ; voyez si elle devra ou pourra être donnée : car, tout extrêmement passionné que je suis en cette occasion, je ne voudrais que monseigneur se fâchât ; car, en somme, je ne veux plus que vous couriez fortune d'être disgracié. Un jour viendra que de m'aimer, ne fera plus reproche à personne, comme personne de ceux qui m'aiment entièrement ne méritera jamais reproche.


(1) M. le baron de Torens, nommé Bernard de Sales, et M. Janus de Sales, chevalier de Malte.


LETTRE CCLXXXII, A M. LE DUC DE NEMOURS, HENRI DE SAVOIE.

1059
(Tirée de la vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)

Le Saint lui représente librement la manière dont les princes et gens en place doivent se comporter lorsqu'on leur veut faire des rapports contre quelqu'un.


Annecy, 9 mars 1615.

Monseigneur,

... 1. la nuit est un mauvais témoin, et les voyages et oeuvres de la nuit sont sujettes à de mauvaises rencontres, desquelles nul ne peut répondre. Mais ces pauvres gens de bien, qui étaient revenus par la grâce de votre grandeur, prouveront que ces nuits ils étaient ailleurs, et seraient bien marris d'avoir ni coopéré ni consenti à telles malices. Je n'ai point su d'autres insolences de leur part, parce qu'en vérité ils n'en ont point fait.

2. Monseigneur, je supplie très-humblement votre grandeur de me permettre la discrète liberté que mon office me donne envers vous.

Les papes, les rois et les princes sont sujets à être souvent déçus par les accusations et les rapports, s'ils donnent quelquefois des écrits qui sont émanés par obreption et subreption : c'est pourquoi ils renvoient à leurs cours, sénats et conseils, afin que, parties ouïes, il soit avisé si la vérité a été tue, ou la fausseté proposée par les impétrants, desquels les belles qualités ne servent à rien pour exempter leurs accusations et narrés de l'examen convenable, sans lequel le monde, qui abonde en injustices, serait tout-à-fait dépourvu de justice. C'est pourquoi les princes ne peuvent se dispenser de suivre cette méthode, y étant obligés à peine de damnation éternelle.

3. Votre grandeur a reçu des accusations contre ces pauvres affligés et contre mes frères : elle a fait justement de les recevoir, si elle ne les a reçues que dans les oreilles; mais si elle les a reçues dans le coeur, elle me pardonnera si, étant non-seulement son très-humble et très-fidèle serviteur, mais encore son très-affectionné quoique indigne pasteur, je lui dis qu'elle a offensé Dieu, et est obligée de s'en repentir, voire même quand les accusations seraient véritables ; car nulle sorte de parole qui soit au préjudice du prochain ne doit être crue avant qu'elle soit prouvée, et elle ne peut être prouvée que par l'examen, parties ouïes.

Quiconque vous parle autrement, monseigneur, trahit votre âme; et que les accusateurs soient tant dignes de foi que l'on voudra, mais faut-il admettre les accusés à se défendre. Les grands princes ne remettent jamais les places (1), ni les charges qu'à des gens de foi et de confiance ; mais ils ne laissent pas d'être fort souvent trompés : et ceux qui ont été fidèles hier peuvent être infidèles aujourd'hui ; comme ceux qui ont accusé ces pauvres gens peuvent, par leurs déportements précédents, avoir acquis la créance que votre grandeur leur donne, laquelle ils méritent de perdre dorénavant, puisqu'en abusant ils ont fait de si fausses accusations.


(1) C'est-à-dire les villes de guerre, les citadelles et les charges munérales. ...



LETTRE CCLXXXIII, A MONSIEUR BENIGNE MILLETOT, PRÉSIDENT DU PARLEMENT DE BOURGOGNE.

1068
(Tirée de la vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)

Il se plaint des habitants de Secelles, qui refusaient la dîme à son chapitre de Genève, et réclame contre eux l'autorité du parlement de Bourgogne, pour faire rendre justice à son Église.


Annecy, mars-avril 1615.

Monseigneur mon frère,

1. il faut que je vous parle à coeur ouvert : car à qui donc ? Depuis que je suis en cette charge d'évêque, rien ne m'est arrivé qui m'ait tant affligé que ce mouvement fait par les syndics et plusieurs des habitants de Secelles, contre la piété et la justice.

Ils ont depuis peu un procès avec mon chapitre, à raison des dîmes qu'ils prétendent ne devoir payer, quant au blé, que de trente gerbes l'une, et quant au vin, de soixante charges l'une (2). J'ai taché de tout mon pouvoir d'accommoder ce différend à l'amiable; mais il n'y a jamais eu moyen, ces bons habitants ne voulant subir ni sentence ni expédients, sinon que l'on fasse à leur volonté. -

Pendant ce procès, ils ont estimé que la force leur serait plus favorable que la justice ; et, après plusieurs menaces qu'ils ont faites, ce que le sieur lieutenant de Bellay aura, je m'assure, remontré, si je ne me trompe, il y a eu-un extrême mépris du devoir que l'on a aux magistrats, et une trop furieuse passion contre les curés et ecclésiastiques.

2. Je suis donc affligé si cette violence n'est réprimée; car elle croitrait tous les jours davantage : d'ailleurs je suis aussi affligé si on châtie cette mutinerie, parce que les mutins sont mes diocésains et enfants spirituels.

Toutes choses bien considérées, je désire le second, d'autant qu'enfin il faut un peu d'affliction aux enfants, à ce qu'ils se corrigent, puisque les remontrances n'ont servi de rien : et vaut mieux que je pleure leur tribulation temporelle, que s'ils se précipitaient en l'éternité. Tout plein de bons personnages de ces lieux-là sont marris de ce soulèvement ; ils n'ont pu toutefois arrêter le torrent de ce désordre. Or, forcé de mon devoir, j'envoie ces deux porteurs, qui ont été plus que témoins oculaires de ce fait, surtout M. Rogès, doué d'une incomparable probité (1), prédicateur fort capable, contre lequel ils émurent les femmes, pour le faire jeter dans le Rhône par ce sexe facile à s'émouvoir, comme s'il eut parlé contre l'honneur de toutes : de quoi s'excusant, Hélas! dit-il, j'avais si grand peur parmi ces gens, que, quand j'eusse parlé mal toute ma vie, je me fusse bien tu alors.

En somme, il me semble que cette insolence est trop publique pour être dissimulée, trop fâcheuse pour demeurer impunie, trop dangereuse pour n'être pas réprimée. Me remettant néanmoins entièrement à votre prudence, je vous supplie seulement qu'il vous plaise, monsieur mon frère, me favoriser, à ce que mon Église subsiste en ses droits, et que désormais ces gens-là demeurent en devoir.


(2) Dans le latin, il y a sexaginta equi oneribus
(1) Incomparabili vir pietate, thcologus.'et divini verbi prsedicator eximius.



LETTRE CCLXXXIV, A MADAME DE CHANTAL, A LYON.

1057
Le Saint lui fait part de quelques consolations qu'il avait eues.

Annecy, 5 mars, le second jour de carême 1615.

1. Je vous écrivis allant à Sales (cf.
1056 ), ma très-chère mère ; et maintenant je vous écris à mon retour. J'y ai eu trois consolations, et vous serez bien aise de les savoir, car ce qui me console vous console aussi comme moi-même :

Premièrement, ma chère petite soeur, que je trouve toujours plus aimable, et désireuse de devenir brave et dévote.

Secondement, qu'hier, jour des cendres, je fus ma matinée tout seul à la galerie et en la chapelle, où j'eus une douce mémoire de nos aimables et désirables entretiens lors de votre confession générale : mais il ne se peut dire quelles bonnes pensées et affections Dieu me donna sur ce sujet.

Troisièmement, il avait» fort neigé, et la cour était couverte d'un bon pied de neige. Jean vint au milieu, et balaya certaine petite place emmi la neige, et jeta là de la graine à manger pour lés pigeons; qui vinrent tous ensemble en ce réfectoire-là prendre la réfection avec une paix et respect admirable ; et je m'amusai à les regarder. Vous ne sauriez croire là grande édification que ces petits animaux me donnèrent; car ils ne dirent jamais un seul petit mot, et ceux qui eurent plus tôt fait leur réfection, s'envolèrent là auprès pour attendre les autres.

Et quand ils eurent vidé la moitié de la placé, une quantité d'oisillons qui les regardaient vinrent là autour d'eux; et tous les pigeons qui mangeaient encore se retirèrent en un coin, pour laisser la plus grande part de la place aux petits oiseaux, qui vinrent aussi se mettre à table et manger, sans que les pigeons s'en troublassent.

2. J'admirais la charité ; car les pauvres pigeons avaient si grand peur de fâcher ces petits oiseaux, auxquels ils donnaient l'aumône, qu'ils se tenaient tous rassemblés en un bout de la table. J'admirai la discrétion de ces mendiants qui ne vinrent à l'aumône que quand ils Virent que les pigeons étaient sur la fin du repas, et qu'il y avait encore des restes à suffisance.

En somme, je ne sus m'empêcher de venir aux larmes, de voir la charitable simplicité des colombes, et la confiance des petits oiseaux en leur charité. Je ne sais si un prédicateur m'eût touché si vivement. Cette image de vertu me fit grand bien tout le jour.

Mais voilà qu'on me vient presser, ma très-chère mère : mon coeur vous entretient de ses pensées, et mes pensées s'entretiennent le plus souvent de votre coeur, qui est, certes, un même coeur avec le mien.

Votre oraison de simple remise en Dieu est extrêmement sainte et salutaire. Il n'en faut jamais douter : elle a tant été examinée, et toujours l'on a trouvé que notre Seigneur vous voulait en cette manière de prière. Il ne faut donc plus autre chose que d'y continuer doucement.

Dieu me favorise de beaucoup de consolations et saintes affections, par des clartés et sentiments qu'il-répand en la supérieure partie de mon âme: la partie inférieure n'y a point de part. Il en soit béni éternellement. Dieu, qui est l'âme de notre, coeur, ma très-chère mère, vous veuille à jamais remplir de son saint amour. Amen.

Je fais ce que je puis pour le livre (1). Croyez que ce m'est un martyre bien grand de ne pouvoir gagner le temps requis ; néanmoins j'avance fort, et crois que je tiendrai parole à ma très chère mère. Vous êtes, ma très-chère mère, toute précieuse à mon coeur. Dieu vous rende de plus en plus toute sienne. Je salue nos chères soeurs.

(1) Le Traité de l'Amour de Dieu.


LETTRE CCLXXXV, A UNE DAME MARIÉE.

1075
La sainteté est souvent le fruit des maladies reçues des mains de Dieu. Les bons désirs disposent à la sainteté et à la dévotion, mais ils n'en sont pas une, marque certaine.

Annecy, 26 avril 1615.

Madame, j'ai su votre maladie, et n'ai pas oublié de rendre le devoir que j'ai à une si chère fille. Si Dieu exauce mes voeux, vous relèverez avec un grand accroissement de santé, et surtout de sainteté ; car souvent on sort de tels accidents avec ce double avantage, la fièvre dissipant les mauvaises humeurs du corps, et épurant celles du coeur, en qualité de tribulations provenant de la main de Dieu.

Ce n'est pas que je vous appelle sainte quand je vous parle d'accroissement de sainteté en vous; non, certes, ma très-chère fille, car il n'appartient pas à mon coeur de flatter le vôtre : mais que vous ne soyez pas sainte, vos bons désirs sont saints, je le sais bien; et je souhaite qu'ils deviennent si grands qu'enfin ils se convertissent en parfaite dévotion, en douceur, patience et humilité.

Remplissez tout votre coeur de courage, et votre courage de confiance en Dieu : car celui qui vous a donné les premiers attraits de son amour sacré, ne vous abandonnera jamais, si vous ne l'abandonnez jamais; de quoi je le supplie de tout mon coeur ; et suis sans fin votre plus humble serviteur, ma très-chère fille, et à monsieur votre mari, que je viens de voir présentement.



LETTRE CCLXXXVI, A M. DESHAYES.

1077
(Tirée du monastère de la Visitation de la ville de Rouen.)

On fait de nouvelles tentatives pour attirer S. François en France, et il marque de nouveau l'opposition qu'il y sent. Il remercie M- Deshayes d'une expédition procurée à madame de Gouflîer, et de l'union d'un petit bénéfice à son chapitre, aussi bien que de la peine qu'il avait prise pour demander à M. le chancelier un privilège pour l'impression de quelques ouvrages. Enfin il s'étend assez au long sur les dispositions d'esprit du fils de son ami, qui étudiait dans le collège d'Annecy, et termine sa lettre en lui disant que le duc de Savoie avait battu les Espagnols.


Annecy, le 3 mai 1615.

Monsieur,

1. je réponds donc à part à votre lettre du 10 avril, que je reçus avant-hier 1" de mai, et n'ai rien presque à dire en celle-ci sur ce sujet-là; car je parle tout à la bonne foi, et ne puis croire que Ton voulût me retirer au-delà qu'avec la bienséance, sans laquelle je ne puis ni veux y-aller, puisque je ne pourrois le vouloir sans offenser Dieu et perdre ma réputation, de laquelle pourtant en tout cas, mais en celui-là particulièrement, j'aurais tant de nécessité.

Vous savez bien, monsieur, qu'il faut plus de sujet pour faire remuer les vieilles gens que les jeunes, et que les vieux chiens ne prennent jamais le change qu'avec avantage. Au bout de là, je suis en vérité si peu de chose, que je ne suis pas môme sans honte de voir l'honneur auquel, vous, monsieur, et celui qui vous a fait la proposition, avez pensé pour moi. Je crois que vous jugerez bien que je ne puis point faire d'autre réponse à une proposition si générale.

2. Maintenant je réponds à deux autres lettres que je reçus le mois passé, et toujours obligé de vous remercier, puisque toujours vous ne cessez de m'obliger. Je vous remercie donc très-humblement de l'expédition de madame de Gouffler, et de celle du petit bénéfice uni à mon chapitre (cf.
1022 ,2); vous conjurant, monsieur, de me faire savoir la dépense que vous aurez fournie pour l'un et l'autre, afin que j'aie toujours la confiance de me prévaloir de votre courtoisie entremise es occurrences, laquelle, certes, je n'oserois plus employer, si elle vous devait être onéreuse en autre chose qu'en votre peine et votre soin.

Je vous remercie encore, monsieur, de la peine qu'il vous a plu de prendre pour savoir si je pourrois obtenir un privilège pour l'impression de ces petites besognes que je pourrois faire dorénavant : et puisque M. le chancelier ne trouve pas à propos de me l'accorder, sinon pour le libraire que je lui nommerai, il me semble que je dois laisser ce soin-là au libraire même, qui obtiendra le privilège pour soi à l'accoutumée. Mais je serois marri que M. le chancelier crût que j'eusse voulu tirer conséquence du grand cardinal du Perron, à moi qui serois, certes, un téméraire scandaleux si je pensais m'apparier eu privilège à cet homme sans pair en doctrine, éloquence et mérite : aussi n'a-ce pas été sur ses livres que ce désir m'était venu, mais sur des autres, comme par exemple de M. Valadier, qui a fait imprimer l'an passé ses sermons sous un tel privilège, et de plusieurs autres, qui m'a fait estimer que ce n'était pas un privilège tant spécial; mais puisqu'il l'est, je ne le désire plus.

3. Reste notre fils, qui en vérité a un coeur fort bon, et l'esprit encore meilleur ; mais, comme vous le dites, monsieur, est un peu friand et brillant, et pour cela nous tâcherons de l'occuper fort. Il va en classe, et pense monter à la Saint-Remi à la seconde. Il va commencer à apprendre l'écriture d'un brave maître que nous avons ici. Les pères n'ont pas encore été d'avis qu'on le mît aux mathématiques de quelques mois, et j'avais trouvé un de nos chanoines qui l'eût fort volontiers enseigné.

Le dimanche de Quasimodo il monta en chaire pour réciter un poème héroïque de la résurrection de notre Seigneur. Il ne se peut dire de quelle grâce, avec quelle assurance, avec quelle beauté d'action il prononça cette besogne. Je lui dis après, qu'il avait parlé avec beaucoup de hardiesse, et il me répondit qu'il ne fallait pas craindre en bien faisant. Au demeurant, il m'aime et me respecte extrêmement, avec une crainte infinie de me fâcher, et je crois que je ménage bien ce talent avec lui ; de le tenir trop serré, cela lui nuirait. Il commence à prendre un peu de sentiment de réputation qui lui sera utile, car les remontrances qu'on lui fait de la part de l'honneur le touchent.

Je suis marri que notre collège n'est encore pas en si bon terme comme la bonté et suffisance de ces pères qui le gouvernent maintenant nous promet qu'il sera bientôt. Mais puisque nous aurons l'honneur de vous voir dans quelque temps, nous parlerons un peu ensemble de tout ce qui est requis pour la bonne conduite de ce cher enfant, qui est fort aimable ; ce qui réussira, comme j'espère, extrêmement bien : et sans doute c'a été une vraie inspiration céleste qui vous donna la résolution de le remettre un peu aux lettres ; car la vivacité de son esprit l'eût mis en grand danger en cette autre profession pendant ces deux ou trois ans.

4. Son altesse a battu ces jours passés les Espagnols, mais non pas avec grande effusion de sang. Il suffit qu'en ces trois ou quatre petites rencontres, Dieu a toujours favorisé la cause du plus faible. Je pense que c'est pour avertir le plus fort de n'être pas si vigoureux. Je suis trop long, mais pardonnez au plaisir que j'ai de vous parler en la façon que je puis. Je prie Dieu qu'il vous comble de prospérités, et suis, monsieur, votre, etc.




LETTRE CCLXXXVII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A L'EMPEREUR MATHIAS.

Le Saint s'excuse de ne pouvoir assister à la diète de Ratisbonne, convoquée le -I" février 1615., pour demander du secours aux princes de l'empiré contre les Turcs, et à laquelle il fut invité comme prince de l'empire et souverain de la ville de Genève.



Annecy, 9 mai 1613.

Serenissimo et Invictissimo rom. imper. Matthias, serhper augusto.

Quam vellem, imperator augustissime, man-datis majestatis vestrse Caesa'rcaî ad amussim ob-temperare posse. Comitiis nimirum imperialibus quae nunc indicit, interesse, ingeniiim si, qiiod in me sit, operamque mearh horiorificentissimis suis conatibus impehderé, ac deriiqué àiigustis-simum invictissimi Ceesaris vultu'm co'raih vene-rari, verum haereticorum gebehhensium rebellio, quas episcopalem h'ane'cathedra'm omni penitus rerum humanarum prasidio, per summàm perfi-diam spoliavit, efficit ne q'uod volo bon/uni, hoc faciam. Quare quod superest, serenissirhe Caesar, nunquam hitermittam, quin Deum, optimum, maximum, sacrificiis precibusque placare con-tendam, ut t'ribuat tibi auxilium de sancto, et omne tuum pium consilium confirmet. Âirien.



Très-auguste empereur, je voudrais à la vérité pouvoir toujours dresser mon obéissance au niveau des commandements de votre majesté impériale. Je désirerais bien d'assister aux assemblées qu'elle publie, d'employer mon industrie, toute telle qu'elle est, et mon travail, à ses très-honorables, entreprises, et de rendre en personne l'hommage et l'honneur que mérite la très-auguste face de l'empereur catholique: mais la rébellion des hérétiques genevois, qui, par une très-grande perfidie, a totalement dépouillé cette chaire épiscopale de secours humains, empêche que je ne fasse le bien que je veux-: si est-ce que je n'omettrai jamais ce qui me reste seulement, de prier en mes oraisons et sacrifices le Dieu tout bon et tout puissant, qu'il envoie à votre majesté impériale son secours d'en haut, et qu'il confirme tout son conseil.

De votre majesté impériale très-auguste, etc.



LETTRE CCLXXXVIII, A MADAME DE CHANTAL, A LYON.

1079
(Tirée du monastère de la Visitation de là ville d'Amiens.)

Il lui envoie un billet pour une dame qui voulait entrer dans le monastère de Lyon.

Annecy, 10 mai 1615.

Ma mère, hélas! c'est sans loisir quelconque : imaginez-vous que c!est un billet pour une dame qui veut entrer. Je vous salue mille fois. Mon âme s'élance dans votre esprit, si toutefois il faut user du mon et du votre entre vous et moi, qui ne sommes rien du tout de séparé, mais une seule même chose. J'écrirai par la première commodité, mais plutôt un échantillon de commodité, que j'emploie pour saluer mille fois un coeur maternel de toute mon affection filiale. Dieu, qui est notre unité, soit à jamais béni. Je salue mes chères soeurs, mes filles. Vivez joyeuses en ce divin Jésus, qui est le roi des anges et des hommes. Je suis très-parfaitement en lui, ma très-chère mère, ce que nul sait que lui-même qui l'a fait. A lui aussi en soit l'honneur, gloire et louange. Amen. Votre, etc.



LETTRE CCLXXXIX, A MADAME DE CHANTAL.

Être calomnié est une marque de l'approbation de Dieu; les peines intérieures sont un excellent moyen de parvenir à la perfection. La charité unit les coeurs, en quelque distance que soient les corps.



15 mai 1615.

Je loue Dieu, ma très-chère mère, de quoi cette pauvre petite congrégation de servantes de la divine majesté est fort calomniée. Hélas! je regrette les péchés des calomniateurs : mais cette injure reçue est une des meilleures marques de l'approbation du ciel : et, afin que nous sussions entendre ce secret, notre Seigneur Lui-même de combien de façons a-t-il été calomnié! Oh! que bienheureux sont ceux qui endurent persécution pour la justice (Mt 5,10)

Votre affliction intérieure est encore une persécution pour la justice, car elle tend à bien ajuster votre volonté à là résignation et indifférence que nous aimons et louons tant. Plus notre Seigneur soustrait ses consolations sensibles, plus il nous prépare de perfections, pourvu que nous nous humiliions devant lui, et que nous jetions toute notre espérance sur lui.


F. de Sales, Lettres 1056