F. de Sales, Lettres 1122

LETTRE CCXCVII, A LA MÈRE FAVRE, SUPÉRIEURE DES FILLES BE SAINTE-MARIE, A LYON.

1122
Il l'engage à porter avec courage, humilité et confiance, la charge de supérieure.


4 octobre 1615:

Or sus, ma très-chère fille, puisque vous voilà sous la charge avec un peu d'appréhension, oyez ce que notre Seigneur dit en l'évangile aujourd'hui (1) : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez du repos en vos âmes ; car mon joug est suave, et mon fardeau léger (
Mt 11,29). Ma très-chère fille, moyennant l'aide de Dieu, nous ferons prou : mais il faut avec une courageuse humilité rejeter toutes les tentations de défiance en la très-sainte confiance que nous avons en Dieu. Certes, vous devez croire que cette charge vous ayant été imposée par le choix de ceux à qui vous devez obéir, Dieu se mettra à votre dextre (Ps 15,8), et la portera avec vous ; ains la portera, et vous aussi : mais ne vous étonnez point.

Faites cet office pour l'amour de ce Sauveur, qui vous y a appelée : vous en serez déchargée quand il lui plaira.

Vous nous reviendrez voir quand il en sera temps. Pour moi, il y a longtemps que je prie Dieu pour vous fort particulièrement, estimant que sa divine providence se servirait de vous pour l'acheminement de l'édifice spirituel de cette petite congrégation. Dieu soit à jamais au milieu de votre coeur. Amen.



(1) L'évangile du jour de S. François d'Assise.




LETTRE CCXCVIII, A MERE FAVRE, SUPÉRIEURE DE LA VISITATION DE LYON, SA NIÈCE.

1125
Il faut servir Dieu selon son gré, non pas selon le nôtre, et ne point se regarder soi-même, mais le bon plaisir de Dieu et la Providence.


Annecy, 12 octobre 1613.

Que fait le coeur de ma très-chère fille, que le mien aime en vérité très-parfaitement ? Je pense, certes, qu'il est toujours fort uni à celui de notre Seigneur, et qu'il lui dit souvent :

Le Seigneur est ma lumière, C'est ma garde coutumière ; De qui saurois-je avoir peur 1 C'est l'Éternel qui m'appuie, Ferme soutien de ma vie : Qui peut ébranler mon coeur (
Ps 26,1-2)?

Ma très-chère fille, jetez profondément voire pensée sur les divines épaules du Seigneur et Sauveur, et il vous portera et vous fortifiera (Ps 55,23 1P 5,7). S'il vous appelle (et il est vrai qu'il vous appelle) à une sorte de service qui soit selon son gré, quoique non selon votre goût, vous ne devez pas moins avoir de courage, ains davantage, que si votre goût concourait à son gré : car quand il y a moins du nôtre en quelque affaire, elle en va mieux.

Il ne faut pas, ma chère nièce, ma fille, permettre à votre esprit de se regarder soi-même, et de se retourner sur ses forces ni sur ses inclinations : il faut ficher les yeux sur le bon plaisir de Dieu et sur sa providence.

Il ne faut pas s'amuser à discourir, quand il faut courir ; ni à deviser des difficultés, quand il les faut dévider.

Ceignez vos reins de force (Pr 31,37), et remplissez votre coeur de courage, et puis dites : Je ferai prou ; non pas moi, mais la grâce de Dieu en moi (1Co 15,10). La grâce de Dieu soit donc à jamais avec votre esprit. Amen (Ga 6,18 Ph 4,23).

(...)



LETTRE CCXCIX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A LA MÈRE DE CHASTEL, A LYON.

Le Saint la console dans les peines qu'elle éprouvait d'être séparée de lui et de madame de Chantal, qui l'avait laissée à Lyon en qualité d'économe du monastère de la Visitation.



Le jour de saint Simon et saint Jude, 28 octobre 1615.

Certes, ma très-chère fille, vous me faites bien plaisir de me nommer votre père ; car j'ai en vérité bien un coeur amoureusement paternel pour le vôtre, lequel je vois bien toujours un petit foible en ses ordinaires légères contradictions qui lui arrivent ; mais je ne laisse pas de l'aimer. Car, encore qu'il lui semble quelquefois qu'il va perdre courage pour des petites paroles et répréhensions qu'on lui fait, toutefois il ne l'a encore jamais perdu son courage, ce pauvre coeur ; car son Dieu l'a tenu de sa main forte, et, selon sa miséricorde, il n'a jamais abandonné sa misérable créature. O ma très-chère fille ! il ne l'abandonnera jamais : car, quoique nous soyons troublés et angoissés de ces impertinentes tentations de chagrin et de dépit, si est-ce que jamais nous ne voulons quitter Dieu, ni Notre-Dame, ni notre congrégation qui est sienne, ni nos règles qui sont sa volonté.

Vous dites bien en vérité, ma pauvre chère fille Marie, ce sont deux hommes ou deux femmes que vous avez en vous. L'une est comme une certaine Marie, laquelle, comme fut jadis S. Pierre, est un peu tendre, ressentante, et se dépiterait volontiers avec chagrin quand on la touche : c'est cette Marie qui est fille d'Eve, et qui par conséquent est de mauvaise humeur. L'autre, c'est une certaine Marie qui a une très-bonne volonté d'être tout à Dieu, et, pour être tout à Dieu, d'être tout simplement humble, et humblement douce envers tous les prochains : et c'est celle-ci qui voudrait imiter S. Pierre, qui était si bon après que notre Seigneur l'eut converti ; c'est cette Marie qui est fille de la glorieuse vierge Marie, et par conséquent de bonne affection.

Et les deux filles de ces diverses mères se battent ; et celle qui ne vaut rien est si mauvaise, que quelquefois la bonne a bien à faire à s'en défendre ; et lors il est avis à cette pauvre bonne qu'elle a été vaincue, et que la mauvaise est plus brave. Biais non certes, ma pauvre chère Marie ; cette mauvaise-là n'est pas plus brave que vous ; mais elle est plus perverse, surprenante et opiniâtre; et quand vous allez pleurer, elle est bien aise, parce que c'est toujours autant de temps perdu; et elle se contente de vous faire perdre le temps, quand elle ne vous peut pas faire perdre l'éternité.

Ma chère fille, relevez fort votre courage, armez-vous de la patience que nous devons avoir avec nous-mêmes ; éveillez souvent votre coeur, afin qu'il soit un peu sur ses gardes à ne se laisser pas surprendre ; soyez un peu attentive à cet ennemi ; où que vous mettiez le pied, pensez à lui si vous voulez ; car cette mauvaise fille est partout avec vous, et si vous ne pensez à elle, elle pensera quelque chose contre vous : mais quand il arrivera que de sursaut elle vous attaque, encore qu'elle vous fasse un peu chanceler et prendre quelque petite entorse, ne vous fâchez point, mais réclamez notre Seigneur et Notre-Dame ; ils vous tendront la sainte main de leur secours, et s'ils vous laissent quelque temps en peine, ce sera pour vous faire derechef réclamer et crier de plus fort à l'aide.

N'ayez point honte de tout ceci, ma chère fille, non plus que S. Paul, qui confesse qu'il avait deux hommes en soi, dont l'un était rebelle à Dieu, et l'autre obéissant. Soyez bien simple, ne vous fâchez point, humiliez-vous sans découragement, encouragez-vous sans présomption ; sachez que notre Seigneur et Notre-Dame fr vous ayant mise au tracas du ménage, savent bien et voient que vous y êtes tracassée; mais ils ne-laissent pas de vous chérir, pourvu que vous soyez humble et confiante. Mais, ma fille, n'ayez point honte d'être un peu barbouillée et poudreuse : il vaut mieux être poudreuse que tigneuse; et pourvu que vous vous humiliiez, tout se tournera en bien. Priez bien Dieu pour moi, ma chère fille, certes, toute bien-aimée; et qu'à jamais Dieu soit votre amour et protection. Amen.



LETTRE CCC, A M. SIGISMOND-D'EST, MARQUIS DE LANS, GOUVERNEUR DE SAVOIE.

1135
(Tirée de la vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)

Le Saint lui rend compte de tout ce qui s'était passé entre M. l'archevêque de Lyon et lui, et de ce qui avait été l'occasion du voyage que ce prélat avait fait à Annecy pour y voir notre Saint.


15 novembre 1615.

Monsieur, je réponds à la lettre qu'il vous plut de m'écrire hier, quatorzième de ce mois, que je reçois tout présentement, et supplie votre excellence de croire qu'en cette occurrence je regarde Dieu et ses anges pour ne rien dire qu'avec l'honneur que je dois à la vérité.

Dès l'avènement de monseigneur l'archevêque de Lyon en sa charge, il m'écrivit une lettre de faveur par laquelle il me conjurait d'entrer en une sainte amitié avec lui, à la façon des anciens évêques de l'Église, qui n'avaient qu'un coeur et qu'une âme (
Ac 4,32), et qui, par la réciproque communication des inspirations qu'ils recevaient du ciel, s'entr'aidaient à supporter leurs charges, mais principalement quand ils étaient voisins les uns des autres. Et parce que je suis plus ancien en ordre que lui ; il m'écrivit dès-lors qu'il me viendrait voir pour se prévaloir de ce que l'expérience m'aurait pu acquérir eu notre profession, avec plusieurs telles paroles excessives en humilité et modestie.

Depuis il a toujours continué à vouloir me faire cet honneur, auquel n'estimant pas que je me dusse laisser prévenir, puisqu'il est le premier des évêques de France, et moi le dernier de Savoie, je l'allai voir à Lyon, comme votre excellence sait; et lui, par sa courtoisie, a voulu contr'échanger ma visite, sur l'occasion de celle, qu'il faisait de son diocèse à Langnicu, Saint-André, Grolée, et autres lieux qui en dépendent, èsquels il avait déjà gagné une journée des trois qu'il y a d'ici à Lyon.

Et je ne sus nullement d'assurance sa venue que le soir avant qu'il arrivât ; car, encore que six jours auparavant le sieur de Medio, originaire de ce pays, mais chanoine de l'église de Saint-Nizier de Lyon, m'eût écrit qu'il avait quelque opinion que monseigneur l'archevêque étendrait sa visite jusqu'ici, si est-ce que, n'y faisant pas fondement, j'envoyai un laquais pour le savoir, qui ne revint que le jeudi au soir avant le vendredi auquel monseigneur l'archevêque arriva.

Or, il ne vint point à cachette, comme ont coutume de faire ceux qui traitent des affaires odieuses, mais au vu et au su de tout le monde, et amena avec soi huit hommes à cheval, entre lesquels il n'y en avait point de marque, sinon le sieur Deville, docteur en théologie et grand prédicateur, originaire de Rossillon, près de Saint-Rambert, et son aumônier, nommé M. Rémond:

Étant ici, je vous assure que nous n'avons ni fait ni dit, non pas même pensé, aucun traité, ni pour les choses du monde, qui (si je ne me trompe) nous sont à tous deux fort à dégoût, ni pour les choses ecclésiastiques, n'ayant rien eu ni à démêler ni à mêler ; mais seulement purement et simplement nous avons parlé des devoirs que nous avons au service de nos charges; de la façon des offices ecclésiastiques, et de telles choses entièrement spirituelles.

Il fit deux excellentes prédications, l'une en l'église cathédrale, l'autre au collège le jour de S. Charles, pleines de piété et de zèle. Il célébra tous les jours la messe en divers lieux; et ne fut jamais parlé de chose quelconque, sinon conformément à nos vocations. Votre excellence ne m'obligera pas peu, si elle en assure son altesse; et je lui engage pour cela mon honneur et ma réputation, et à Dieu, qui le sait, ma conscience et mon salut.

Que si votre excellence me le permet, je lui dirai, avec esprit de liberté, que je suis né, nourri et instruit, et tantôt envieilli en une solide fidélité envers notre prince souverain, à laquelle ma profession, outre cela, et toutes les considérations humaines qui se peuvent faire, me tiennent étroitement lié. Je suis essentiellement Savoisien, et moi et tous les miens ; et je ne saurais jamais être autre chose. Je ne sais pas donc comme je puis jamais donner aucun ombrage, principalement ayant vécu comme j'ai fait.

Je me promets de la faveur de votre excellence que son altesse demeurera parfaitement satisfaite, et que rien ne se saura de cet ombrage, qui affligerait le bon monseigneur de Lyon beaucoup plus qu'il ne m'afflige pas moi, qui, par la suite du temps, des événements, serai toujours reconnu très-assuré et très-fidèle serviteur de son altesse, à laquelle je souhaite toute sainte prospérité.




LETTRE CCCÏ.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE SUPERIEURE DIS LA VISITATION (d).

(1-) C'est vraisemblablement la mère Favre.

Importance et nécessité du dépouillement intérieur.



Vers décembre 1615.

Je le vois, certes, de mes propres yeux, ce me semble, et le sens de mon propre coeur, ma très-chère fille, que vous avez fait une pratique de très-grand dépouillement. Mais, ô que bienheureux sont les nus de coeur! car notre Seigneur les revêtira de grâces, de bénédictions et de sa spéciale protection. Pauvres et chétives créatures que nous sommes en cette vie mortelle, nous ne pouvons quasi rien faire de bon qu'en souffrant pour cela quelque mal : non pas même nous ne pouvons quasi pas servir Dieu d'un côté, que nous ne le quittions de l'autre ; et souvent il nous convient quitter Dieu pour Dictf, renonçant à ses douceurs, pour le servir eii ses douleurs et travaux.

Ma très-chère fille, hélas! les filles que l'on marie renoncent bien à la présence des pères et mères et à leur pays, pour se soumettre à des maris bien souvent inconnus, ou au moins d'humeurs inconnues, afin de leur faire des enfants pour ce monde. Il faut bien que les filles de Dieu aient un courage encore plus grand que cela, pour former en sainteté et pureté de vie des enfants à sa divine majesté. Mais avec tout cela, ma très-chère fille, jamais nous ne pouvons nous quitter, nous que le propre sang de notre Seigneur, je veux dire son amour, par le mérite de son sang, tient collés et unis ensemble. Certes, pour moi je suis en vérité si parfaitement vôtre, qu'à mesure que ces deux ou trois journées de distance semblent nous séparer corporellement, de plus fort et avec plus d'affection je me joins spirituellement à vous, comme ma fille très-chère. "Vous serez la première auprès de notre mère en mes prières et en mes soucis : soucis pourtant bien doux, pour l'extrême confiance que j'ai en ce soin céleste de la divine Providence sur votre âme, laquelle sera bien heureuse, si elle jette aussi dans ce sein d'amour infini, toutes ses appréhensions.

Or sus, ma chère fille, tenez vos yeux haut élevés en Dieu ; agrandissez votre courage en la très-sainte humilité, fortifiez-le en la douceur, confirmez-le en l'égalité; rendez votre esprit perpétuellement maître de vos inclinations et humeurs; ne permettez point aux appréhensions d'appréhender votre coeur : un jour il vous donnera la science de ce que vous aurez à faire le jour suivant (Ps 18,5). Vous avez ci-devant affranchi! plusieurs passages, et c'a été par la grâce de Dieu : la même grâce vous sera présente en toutes les occasions suivantes, et vous délivrera des difficultés et mauvais chemins l'un après l'autre, quand il devrait envoyer un ange pour vous porter es pas plus dangereux.

Ne retournez point vos yeux devers vos infirmités et insuffisances, sinon pour vous humilier, et non jamais pour vous décourager. Voyez souvent Dieu à votre dextre, et les deux anges qu'il vous a destinés, l'un pour votre personne, l'autre pour la direction de votre petite famille. Dites-leur souvent à ces saints anges : Seigneurs, comment ferons-nous? Suppliez-les qu'ils vous fournissent ordinairement les connaissances du vouloir divin, qu'ils contemplent les inspirations que Notre-Dame veut que vous receviez de ses propres mamelles d'amour. Ne regardez point cette variété d'imperfections qui vivent en vous et en toutes les filles que notre Seigneur et Notre-Dame vous ont confiées, sinon pour vous tenir en la sainte crainte d'offenser Dieu, mais non jamais pour vous étonner; car il ne se faut pas ébahir si chaque herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin.

3'ai su quelqu'une des grâces que Dieu fit à notre très-chère soeur Marie-Renée (2) sur son trépas. Elle était fort ma fille ; car lorsque je fus là, elle fit une revue de toute sa vie, pour me donner connaissance de ce qu'elle avait été, avec une humilité et confiance incroyables, et sans grande nécessité, avec une extrême édification pour moi, quand j'y repense. La voilà maintenant à prier pour nous et pour vous spécialement, puisqu'elle est trépassée votre fille, et sous votre assistance.

Faites-moi la consolation, ma chère fille, de m'écrire souvent, et de me dire toujours en confiance les choses que vous croirez que je puisse utilement savoir de l'état de votre coeur, que je bénis au nom de notre Seigneur de tout le bien ; et suis en Dieu tout vôtre.


 (2) Marie-Renée Iranel, veuve, fondatrice et première novice du second monastère de la Visitation à Lyon, en Bellecour, n'acheva pas l'année de sa probation, ayant fait une chute où elle s'enfonça trois côtes, et ayant caché son mal par mortification, en sorte qu'il devint incurable. On lui fit faire profession avant sa mort, dix ou onze mois après la fondation du monastère, qui se fit le 2 février 161 "».



LETTRE CCCII, A LA MÈRE MARIE-JACQUELINE FAVRE, SUPÉRIEURE DE LA VISITATION A LYON.

1142
(Tirée du monast. de la Visitât, de Grenoble.)

L'amour de la vocation est un excellent moyen de se sanctifier. Remèdes aux tentations d'impureté, auxquelles les personnes les plus saintes sont exposées comme d'autres, pour leur servir d'épreuves. Les supérieurs doivent veiller à l'observation des règles, au bon ordre et à la bienséance en toutes choses, et faire porter respect aux choses saintes.


Annecy, 13 décembre 1615.

1. Il est vrai, ma très-chère fille, nous avons bien tardé à vous écrire : il y a aussi trois semaines que pour moi je vais traînant entre la santé et la maladie ; mais ce n'est pas cela qui m'a empoché d'écrire : c'est que nulle commodité ne s'en est présentée, ni petite ni grande. Dorénavant, quand nous n'en aurons point ici, nous enverrons à Chambéri, car là elles ne manquent jamais. Mais vous,, ma très-chère fille, n'écrivez pas tant de lettres à chaque fois : il suffira, quand vous aurez tout écrit à la chère mère, de faire un seul petit billet au pauvre père, qui ne dit rien, sinon qu'il est tout vôtre.

Je suis consolé plus qu'il ne se peut dire.de voir que vous chérissez ardemment votre vocation ; cela seul vous peut sanctifier, et rien sans cela. Grâces à Dieu, nous voyons que sa divine providence s'en veut servir pour le bien de plusieurs âmes en divers endroits où l'on désire cette congrégation, laquelle, par miracle, est féconde, ce semble, au propre instant de sa naissance.

(Je pense bien que de ces filles qui veulent voir la pratique et la forme des règles, il en faudra faire venir une partie ici, afin que vous ne soyez surchargée d'un soin excessif, et avec notre chère soeur Maric-Aimée (1), que je vois déjà, ce me semble, un peu tremblante sous le faix : or, Dieu agrandira son courage, et lui donnera la force d'un zèle généreux sur le fondement d'une humilité profonde.)

2. J'ai vu la tentation. Hélas! ma très-chère fille, il en faut avoir; celle-là embarrasse quelquefois le coeur, mais jamais elle ne le terrasse, s'il est un peu sur ses gardes et hardi. Humiliez-vous grandement, et ne vous étonnez point. Les lis qui croissent entre les épines sont plus blancs; et les roses auprès des eaux sont plus odorantes, et deviennent musquées. Celui qui n'est point tenté, que sait-il (
Si 34,9)?

3. (Si votre peine vous tient au sentiment, comme il me semble que vous le signifiez, changez d'exercices corporels, quand vous en serez pressée : si vous ne pouvez bonnement changer d'exercices, changez de place et de posture. Cela se dissipe par ces diversités.

Si elle vous tient en l'imagination, chanter, se tenir avec les autres, changer d'exercice spirituel, c'est-à-dire passer de l'un à l'autre, et les changements de place vous aideront encore.

Surtout ne vous étonnez point, mais renouvelez souvent vos voeux, et humiliez-vous devant Dieu. Promettez à votre coeur la victoire de la part de la sainte Vierge.)

Si quelque chose vous tient en scrupule, dites-le hardiment et courageusement, sans faire aucune réflexion, lorsque vous allez à la pénitence. Mais j'espère en Dieu qu'avec un esprit noble vous vous tiendrez exempte de tout ce qui peut donner scrupule.

Je veux bien que vous portiez une fois la semaine la haire, sinon que vous connaissiez que cela vous rendit trop paresseuse es autres exercices plus importants, comme il arrive quelquefois.

4. Tenez bon, ma très-chère fille, pour l'étroite observance des règles, pour la bienséance de votre personne et de toute la maison. Faites observer un grand respect aux lieux et aux choses sacrées. Le soin que vous aurez en tout cela sera grandement agréable en notre Seigneur, surtout si vous le prenez avec humilité, douceur et tranquillité.

5. Nos soeurs vous diront toutes les nouvelles de deçà, et de la réception de la bonne madame de Chatelar, et de mademoiselle d'Avisé (cf. 1141 . Cela fait un peu de mal au coeur des mondains, mais il n'y a remède ; il faut que notre Seigneur soit servi.

Je dis à notre soeur de Gouffié 852 , que je voulais meshui m'essayer de donner de la générosité à la dévotion de nos soeurs, et en ôter la tendreté que l'on a souvent sur soi-même. Cette petite douilletterie qui ôte le repos (et nous fait désirer des particularités spirituelles et intérieures) nous fait excuser nos humeurs et flatter nos inclinations : mais, ma très-chère fille, ce n'est pas besogne faite, bien qu'en vérité, toutes s'y acheminent. Or, je ne doute point que Dieu ne vous donne les mêmes sentiments, puisque vous êtes un même esprit avec tous nous.

J'approuve que vous continuiez d'appeler notre mère, mère, puisque c'est votre consolation ; et que vous m'appeliez père, puisque j'ai pour vous un coeur extraordinairement plus que paternel. Sachez, ma chère fille, que depuis que vous êtes en charge, vous m'êtes toujours si présente, que je suis, ce me semble, perpétuellement avec vous, non sans faire mille et mille souhaits sur votre chère âme.

Pour Dieu, saluez un peu monseigneur l'archevêque (1) quelquefois de ma part. Vous ne sauriez croire ce que je lui suis, et comme Dieu bénit sa petite visite qu'il fit ici. Je salue M. de Saint-Nizier, duquel vous vous louez tant : Dieu agrandisse ses bénédictions sur lui et sur notre M. l'aumônier. Item je salue madame la présidente Le Blanc 1102 , quand vous la verrez ; et M. Colin 1012 et M. Vulliat 983 , laissant à part ma chère soeur Marie-Péronne (2)-, à qui je suis tout, et à toutes nos bonnes soeurs. Je salue enfin votre coeur, que le mien è*îïérit de toutes ses forées, et lui souhaite la bénédiction de celui de notre Seigneur, auquel soit gloire éternellement, amen, et à celui de sa très-sainte Mère Notre-Dame.

6. Votre renouvellement n'ayant pas été fait le jour de la Présentation, vous le pourrez faire le jour de l'an, ou les Rois, ou comme monseigneur l'archevêque voudra : car je crois bien que vous voudrez que ce soit lui qui le reçoive. Nos soeurs d'ici dirent avant la messe, pendant que je m'habillais, le Veni, Creator; et après le renouvellement, le Laudate Dominum, omnes gentes (Ps 117,1), et prononcèrent bien gravement leur renouvellement.

Ma chère fille, hélas! je suis tout vôtre.


(l) La mère Maric-Aimée de Blonay.
(1) L'archevêque de Lyon.
(2) La mère Marie-Péronne de Chàstel.
(5) Dom Jean de S. François.


LETTRE CCCIII, A (MADAME DE CHANTAL) MERE JACQUELINE FAVRE, SUPERIEURE DE LYON.

1149
Madame de Chantal s'étant plainte à notre Saint de la pesanteur de la supériorité, il l'exhorte à la supporter avec courage. Il lui dit que ses filles seront sa couronne, et que sa congrégation est une source où bien des âmes viendront puiser les eaux du salut.

18 décembre 1615.

Je crois que Dieu vous tient de sa main (
Ps 73,24), ma très-chère fille, car le révérend père général des feuillants (5) me l'écrit. Tenez-vous donc bien à lui, et regardez deux ou trois fois le jour si votre main n'est pas toujours fermement, attachée à la sienne. Voyez-vous, cette petite troupe de filles, c'est une couronne que Dieu vous prépare, et dont vous jouirez en la félicité éternelle : mais il veut que vous la portiez toute dans votre coeur en cette vie, et puis il la mettra sur votre tête en l'autre.

Les épouses anciennement ne portaient pas de couronnes et de chapeaux de fleurs au jour de leurs noces, qu'elles n'eussent elles-mêmes amassées,, liées et agencées ensemble. Je veux dire, ma chère fille, ne plaignez point la perte de vos commodités spirituelles, et des contentements particuliers de vos inclinations, pour bien cultiver ces chères âmes; car Dieu vous en récompensera au jour de vos noces éternelles.

Ne voyez-vous pas, ma chère âme (car mon coeur me fait dire ainsi), que votre petite congrégation est comme une fontaine sacrée en laquelle plusieurs âmes puiseront les eaux de leur salut (cf. Pr 8,35), et que déjà plusieurs, à l'imitation de la vôtre, veulent ériger d'autres pareilles congrégations à la grande gloire de Dieu, et à la grande facilité du salut pour plusieurs.

Ne vous lassez donc nullement d'être mère, quoique les travaux et soucis de maternité soient grands. O ma fille très-chère ! que de bénédictions mon âme souhaite à la vôtre. Je salue nos soeurs professes, du coeur qu'elles savent; et nos novices, d'un coeur qu'elles ne savent pas. Hé! Dieu répande sur elles l'esprit de douceur et de simplicité, l'esprit d'amour et d'humilité, l'esprit d'obéissance et de pureté, l'esprit de joie et de mortification ! Ma fille, mon coeur est tout vôtre en ce même Sauveur. Dieu soit béni.




LETTRE CCCIV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Que la naïve confession de sa faute est un trait généreux, et qu'il faut se supporter les unes les autres.

18 décembre 1615.

Si fait, si fait de par Dieu, ma très-chère grande fille, je sais bien quel coeur vous avez eu en mon endroit : mais ne voulez-vous pas que je prenne le temps et la saison pour y planter les plantes des vertus plus excellentes, desquelles le fruit est éternel? Or sus, je n'ai nul loisir ; mais je vous dis en vérité que votre lettre a embaumé mon âme d'un si doux parfum, que de longtemps je n'avais rien lu qui m'eût donné une si parfaite consolation. Mais je dis derechef, ma chère fille, que cette lettre m'a donné des élans d'amour envers Dieu qui est si bon, et envers vous qu'il veut rendre si bonne, que, certes, je suis obligé d'en rendre action de grâces à sa divine providence.,

C'est ainsi, ma fille, qu'il faut tout de bon mettre la main dans les replis de nos coeurs, pour en arracher les ordes productions que notre amour-propre y fait, par l'entremise de nos humeurs, inclinations et aversions.

O Dieu ! quel contentement au coeur d'un père très-aimant, d'ouïr celui de sa fille très-aimée protester qu'elle a été ennuyeuse et maligne ! Que bienheureuse est cette envie, puisqu'elle est suivie d'une si naïve confession! Votre main écrivant votre lettre faisait un trait plus vaillant que ne fit jamais celle d'Alexandre. Oh ! faites donc bien, ma fille, ce que votre coeur a projeté. Ne vous étonnez point de ce qui s'est passé ; mais simplement, humblement, amoureusement, confidemment, réunissez votre esprit à celui de cette bien aimable âme, qui, je m'assure, en recevra mille et mille consolations. Hélas! ma fille, c'est une grande partie de notre perfection que de nous supporter les uns les autres en nos imperfections: car en quoi pouvons-nous exercer l'amour du prochain, sinon en ce support? Ma fille, elle vous aimera, et vous l'aimerez, et Dieu vous aimera toutes ; et moi, ma chère fille, vous m'aimerez aussi, puisque Dieu le veut, et ensuite de cela me donne un parfait amour de votre âme, que je conjure d'aller de bien en mieux, et de mieux en mieux au pourchas des vertus. Allez courageuse et relevée. Vive Jésus. Amen.




LETTRE CCCV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION (1).

(1) Il y a apparence que c'est madame de ChantaL


Les fautes contre la vertu de la religion sont considérables. Réflexion sur la naissance de notre Seigneur.


27 décembre 161 S.

Il faut donc bien faire ainsi, ma très-chère fille; écrire seulement au père ou à la mère amplement, et à l'autre un seul petit billet.

La tentation de rire en l'église et à l'office est mauvaise, quoiqu'elle ne semble que folâtre et badine ; car, après la charité, la vertu de religion est la plus excellente. Car, comme la charité rend à notre Seigneur l'amour qui lui est dû selon notre pouvoir, aussi la religion lui rend l'honneur et la révérence requise ; et, partant, les fautes qui se commettent contre elle sont grandement mauvaises. Il est vrai qu'en cela je ne vois pas grand péché, puisque c'est contre la volonté ; mais il ne faut pas pourtant laisser cela sans quelque pénitence. Quand l’ennemi ne peut pas rendre nos âmes Marion, il rend nos coeurs Robin (1) ; et il ne s'en soucie pas, pourvu que le temps se perde, que l'esprit se dissipe, et que toujours quelqu'un soit scandalisé. Mais voyez-vous, ma chère fille de mon coeur, n'épouvantez pas ces bonnes filles ; car d'une extrémité elles pourraient passer à l'autre, ce qu'il ne faut pas.

Je ne vous dis pas encore mes pensées sur le sujet dont vous m'avez écrit, parce que c'est aujourd'hui Noël (2), jour auquel les anges viennent chercher le paradis en terre, où certes il est descendu en la petite spélonque de Bethléem, dans laquelle, ma chère fille, je vous trouverai ces jours suivants avec toutes nos chères soeurs, qui sans doute feront leur résidence, comme de sages abeilles, auprès de leur petit roi. Celles qui s'humilieront plus profondément le verront de plus près: car il est tout abîmé dans le fin fond de l'humilité, mais humilité courageuse, confiante et constante. Ce doux enfant soit à jamais la vie de votre coeur, ma très-chère fille, que je chéris non-pareillement, et qui est toujours présent au mien, tant il plaît à Dieu que mon affection se fortifie par cette séparation de bien extérieur !


(1) C'est une manière de parler proverbiale, et qui signifie que lorsque le démon ne peut pas nous faire tomber dans la mélancolie, il tâche de nous porter à une joie immodérée.
(2) C'est-à-dire le temps ou l'octave de Noël ; la date de cette lettre ne permet pas de prendre le mot de Noël pour le jour même de cette fête.




LETTRE CCCVI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A M. DE FLORAX, GENTILHOMME DE M. LE DUC DE NEMOURS.

(Tirée du monast. de la Visitât, de la ville de Rouen.)

Témoignages d'amitié.

En l'année 1615.

Et moi, monsieur, mon très-cher frère, je vais en esprit vous embrasser à ce retour, et vous offrir ce coeur que j'ai pour vous toujours plus plein de toutes les affections plus sincères qu'un frère peut avoir pour un frère extrêmement aimé, et presque autant aimé comme aimable. Mais, mon très- cher frère, je ne dis pas sinon presque autant ; car je confesse qu'après que je vous aime extrêmement, encore ne vous aimé-je pas assez selon vos mérites. Vivez heureux, avec là bénédiction du fils (5) et de la mère dont vous venez de vénérer la sainte maison. Je suis votre plus humble frère et serviteur, etc.

(Sur le même cahier se trouve ce billet du sieur Boisy, frère du bienheureux.)

Voilà encore quatre lignes du père, que je vais glisser dans mon paquet, parce que je désespérois, voyant ses affaires, qu'il pût les joindre: je l'avais déjà fermé, et voici qu'il m'envoye ce billet. Bonsoir, votre serviteur. Il est extrêmement tard.

 (5) Jésus et Marie.



LETTRE CCCVII.

. LA MÈRE FAVRE, A S. FRANÇOIS DE SALES.

(Tirée de la vie de la mère Favre, par la mère de Changi.)

Elle lui rend compte de ses peines, tant intérieures que corporelles, et extérieures, et de la disposition de son âme.

1616.

Monseigneur et mon très-cher père, que puis-je vous dire de moi ? Je ne vois que croix en mon chemin. Outre les imperfections de mon esprit, je commence à ressentir importunément le contrepoids de mon corps, etc.

Nous vivons dans les incertitudes, rebuts et humiliations de telle nature, que je ne sais quelquefois où nous en sommes. Votre pauvre grande fille a bien besoin d'être fortifiée. Eh ces rencontres journalières de mortifications, je n'ai maintenant nul sentiment de courage, ni quasi de confiance, bien que, grâces à Dieu, je ressente toujours en la pointe de l'esprit de l'affection à tout ce qui arrive, parce que je le vois comme chose permise de Dieu pour m'humilier. Il faut avouer, monseigneur, que tout ce qui se passe conduirait fort à l'humilité quiconque eh ferait son profit. Il me semble que le fruit que notre Seigneur nous veut faire tirer de là, est un dénuement de toute chose créée, et l'affection de ne tenir qu'à lui seul. J'ai de temps en temps ces vues avec quelque sentiment, et d'autres fois je les ai sans aucun goût; et d'ordinaire je vis sans satisfaction. Dieu veuille que ce soit à sa gloire, et cela me suffit.




LETTRE CCCVIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DE SES FILLES SPIRITUELLES.

(Tirée de la vie du Saint, par le père de la Rivière.)

Effets de l'amour-propre, bien contraire à l'amour du prochain, dont le Saint propose un motif bien pressant.

Au commencement de 1616.

Quand sera-ce que cet amour naturel du sang, des convenances, des bienséances, des correspondances, des sympathies, des grâces, sera purifié et réduit à la parfaite obéissance de l'amour tout pur du bon plaisir de Dieu ? Quand sera-ce que cet amour-propre ne désirera plus les présences, les témoignages et significations extérieures, ains demeurera pleinement assouvi de l'invariable et immuable assurance que Dieu lui donne de sa perpétuité? Que peut ajouter la présence à un amour que Dieu a fait, soutient et maintient? Quelles marques peut-on requérir de persévérance en une unité que Dieu a créée ? La distance et la présence n'apporteront jamais rien à la solidité d'un amour que Dieu a lui-même formé.

Quand sera-ce que nous serons tous détrempés en douceur et suavité envers notre prochain ? Quand verrons-nous les âmes de nos prochains dans la sacrée poitrine du Sauveur ? Hélas ! qui regarde le prochain hors de là, il court fortune de ne l'aimer ni purement, ni constamment, ni également; mais là, mais en ce lieu, qui ne l'ai-raerait, qui ne le supporteront ? qui ne souffrirait ses imperfections? qui le trouverait de mauvaise grâce? qui le trouverait ennuyeux? Or, il est ce prochain, ma très-chère fille, il y est dans le sein et dans la poitrine du divin Sauveur ; il y est comme très-aimé, et tant aimable que l'amant meurt d'amour pour lui, amant duquel l'amour est en sa mort, et la mort en son amour.




F. de Sales, Lettres 1122