F. de Sales, Lettres 1514

1514
(Tirée du monastère de la Visitation de la ville de Bourges.)

Paris, 21 ou 22 mars 1619

Le Saint lui mande de venir en un monastère sans tarder, afin qu'elle y soit rendue avant son départ.

Ma très-chère mère, je vous écris peu selon mon désir, beaucoup selon mon loisir, dont je n'eus jamais moins, ce me semble, ni jamais plus de force et de santé. En somme donc, vous aurez le samedi saint un carrosse à Orléans, qui y arrêtera le jour de Pâques, passé lequel vous pourrez partir et venir.

Je vois la mortification qu'il y a de voyager parmi ces bons jours, et, pour toute bonne chose, je voudrais vous délivrer de cette peine; mais nous sommes pressés de mon retour pour l'incertitude du temps auquel il me le faudra faire, et chacun crie que vous veniez avant mon départ. En quel état sont les affaires, vous l'apprendrez de la bonne madame de Roissieux, une toute bonne, toute vertueuse, etc.

...


LETTRE DCX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A LA MÈRE DE CUASTEL,

SUPÉRIEURE DU MONASTÈRE DE LA VISITATION, A GRENOBLE.

(Tirée du monastère de la Visitation de la ville de Bourges.)

Le Saint lui mande que sa soeur doit venir le voir, et lui parler d'un prêtre qui désirait être père spirituel de sa communauté.



Ma très-chère fille, vous me serez bonne, s'il vous plaît, et m'excuserez si je vous écris peu. Biais vous êtes trop ma très-chère fille pour user d'excuses envers vous. La chère soeur viendra donc ici samedi, à ce que M. le président, votre beau-frère, m'a fait dire, et croyez qu'elle sera parfaitement la bien venue ; car je la chéris d'une dilection incomparable.

Nous avons parlé, le bon M. d'Ulmo et moi; et nous n'avons rien conclu, sinon qu'il attendra jusqu'à ce que vous soyez en Chalamont, coulant ainsi le temps doucement ; et, entre ci et là, Dieu lui même accommodera toutes choses, ainsi que nous devons espérer. Je trouve bien en lui le bon coeur que vous me dites, et pour cela il faut grandement l'honorer et le chérir. En somme, il vou-drait savoir en quelle qualité on le tient, et crois qu'il voudrait celle de père spirituel, pour deux raisons, l'une parce que l'amour, etc.




LETTRE DCXI.

S. FRANÇOIS DE SALES. A UNE SUPÉRIEURE DE LA VISITATION.

(Tirée du monast. de la Visitât, de la ville d'Angers.)

Sur un point de constitution de Sainte-Marie, touchant les confessions.

Je ne sais rien de cette coutume, et notre mère (ou je suis le plus trompé du monde), n'a pas eu intention en cela de se lier à faire ainsi toutes les années, comme peut-être elle a fait deux ou trois fois au plus. Hélas ! si quelques-unes désirent de se confesser à quelque confesseur autre que l'ordinaire, elles le pourront sans difficulté, et sans que les autres, qui n'ont pas ce goût-là, soient obligées à changer le confesseur.

On peut le dire à M. Michel, qui, comme je pense, est capable de cela, et de choses plus grandes que cela. O Dieu ! qu'il est vrai que la ferveur ne dépend pas de la bouche des confesseurs différents, mais de la grâce de Dieu, et de la simplicité et humilité de coeur ! Hélas ! les constitutions sont claires, qu'on peut appeler des confesseurs outre les quatre fois, pour la consolation de celles qui le désirent. Vous pouvez donc appeler quelque père barnabite.

Bonjour et bonne étrenne, ma très-chère fille. Vive Jésus !




LETTRE DCXII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A LA SUPÉRIEURE DE GRENOBLE.

(Tirée du monastère de la Visitation de la ville du Mans.)

Pensées de Dieu bien différentes des nôtres. Avis à cette supérieure sur son oraison, sur l'état de son âme, sur la manière dont elle doit se comporter avec le nouvel évêque de Grenoble, sur le père spirituel, et le confesseur qu'elle doit lui demander, etc.

Or sus, vous avez vu que la divine Providence a bien disposé, et très-favorablement pour vous et votre maison, sur la réception de M. Mistral. Si cette même Providence établit une maison à Valence, elle vous fera voir de même que nous ne savons guère, et que notre prudence doit demeurer doucement en paix, et faire hommage à la divine disposition qui fait tout réussir au bien des siens. Oh ! que ses cogitations sont bien différentes des nôtres, et ses vues inconnues à nos sentiments !

Non, ne craignez pas que vos sentiments me fassent rien faire ; car encore que je vous chéris très-parfaitement toutes, si est-ce que je sais bien que vos sentiments ne sont pas vous-mêmes, encore qu'ils soient en vous.

Je vous ai assez bien entendue sur votre oraison : ne vous mettez point sur l'examen pointilleux de ce que vous y faites. Ce que je vous en dis suffira pour le présent.

Si vous avez un nouvel évêque, vous n'avez pourtant rien de nouveau à faire avec lui, sinon de lui offrir votre obéissance, et de lui demander sa protection ; et selon que vous le verrez aisé et doux, ou par vous-même, ou par une discrète entremise, vous pourrez lui demander un père spirituel, à qui vous puissiez adresser es occurrences, et par le soin duquel vous puissiez traiter avec lui quand l'affaire le requerra. Si c'est M. Scanon, j'espère qu'on en aura de la satisfaction ; car bien que je ne le connaisse guère, si est-ce que j'en ai ouï dire de grands biens.

Murmurez tant que vous voudrez contre moi, car je ne m'en soucie point, et sais bien que vous savez que je vous chéris, et ai une très-entière confiance en vous. Que si je ne vous ai pas fait voir ces lettres, c'est que je n'y ai pas seulement pensé ; comme à la vérité cette multitude et variété d'affaire m'ôte la mémoire de la plupart des choses.

Oui, il faut demander M. Daoust à ce nouvel évêque ; car à la vérité monsieur le grand-vicaire ne saurait en cela avoir ce soin particulier, parmi le soin universel que son office lui donne.

Demeurez en paix, ma très-chère fille, et n'épiez pas si particulièrement les sentiments de votre âme ; méprisez-les, ne les craignez point, et relevez souvent votre coeur en une absolue confiance en celui qui vous a appelée dans le sein de sa dilection.




LETTRE DCXIH.

. S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE MAITRESSE DES NOVICES DE L'ORDRE DE LA VISITATION.

Il lui promet l'assistance de Dieu si elle est humble, si elle se repose en Dieu, si elle travaille par un motif d'obéissance. Il ne faut pas rechercher son repos au préjudice de l'amour de Dieu.



Dieu vous suggérera, ma très-chère fille, tout ce qu'il veut de vous, si en l'innocence et simplicité de votre coeur, avec une entière résignation de vos inclinations, vous lui demandez souvent en votre coeur : Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Ac 9,6 16,30)? Et je suis consolé que vous ayez déjà ouï sa voix, et que vous le serviez en la nourriture de ces filles.

L'excuse aussi n'était pas bonne de dire : Je n'ai pas des mamelles, je n'ai point de lait : car ce n'est pas de notre lait ni de nos mamelles que nous nourrissons les enfants de Dieu ; c'est du lait et des mamelles du divin époux, et nous ne faisons autre chose sinon les montrer aux enfants, et leur dire : Prenez, sucez, tirez et vivez. Tenez donc ainsi votre coeur-ouvert et grand, pour bien faire tout le service qu'on vous imposera.

A mesuré que vous entreprendrez, sous la force de la sainte obéissance, beaucoup de choses pour Dieu, il vous secondera de son secours, et fera votre besogne avec vous, si vous voulez faire la sienne avec lui ; or la sienne est la sanctification et perfection des âmes.

Travaillez humblement, simplement-et confidemment à cela; vous n'en recevrez jamais aucune distraction qui vous soit nuisible. La paix n'est pas juste, qui fuit le labeur requis à la glorification du nom de Dieu.

Vivez toute à ce divin amour, ma très-chère fille, et sachez que c'est de tout mon coeur que je chéris votre âme bien-aimée, et ne cesse jamais de la recommander à la miséricorde éternelle de notre Sauveur, à laquelle je vous conjure de me recommander réciproquement fort souvent.

Je suis tout vôtre, ma très-chère fille.




LETTRE DCXIV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Ce que c'est que de vivre selon l'esprit, et de vivre selon la chair.

Qu'il est bien raisonnable, ma très-chère fille, que je vous écrive un peu ; et que je le fais de bon coeur. Plût à Dieu que j'eusse l'esprit nécessaire à votre consolation ! Vivre selon l'esprit, ma bien-aimée fille, c'est penser, parler et opérer selon les vertus qui sont dans l'esprit, et non selon les sens et sentiments qui sont en la chair: De ceux-ci il s'en faut servir, il les faut assujettir, et non pas vivre selon iceux ; mais ces vertus spirituelles, il les faut servir, et leur faut assujettir tout le reste.

Quelles sont ces vertus de l'esprit, ma chère fille ? C'est la foi, qui nous montre des vérités toutes relevées au-dessus des- sens ; l'espérance, qui nous fait aspirer à des biens invisibles; la charité, qui nous fait aimer Dieu plus que tout et le prochain comme nous-mêmes, d'un amour non sensuel, non naturel, non intéressé, mais d'un amour pur, solide et invariable, qui a son fondement en Dieu.

Voyez-vous, ma fille, le sens humain, appuyé sur la chair, fait que maintes fois nous ne nous abandonnons pas assez entre les mains de Dieu, nous étant avis que, puisque nous ne valons rien, Dieu ne doit tenir compte de nous, parce que les hommes qui vivent selon la sagesse humaine méprisent ceux qui ne sont point utiles. Au con- traire, l'esprit appuyé sur la foi s'encourage emmi les difficultés, parce qu'il sait bien que Dieu aime, supporte, et secourt les misérables, pourvu qu'ils espèrent en lui.

Le sens humain veut avoir part en tout ce qui se passe ; et il s'aime tant, qu'il lui est avis que rien n'est bon s'il ne s'en est mêlé. L'esprit, au i contraire, s'attache à Dieu, et dit souvent que ce qui n'est pas de Dieu ne lui est rien ; et comme il prend part aux choses qui lui sont communiquées par charité, aussi quitte-t-il volontiers sa part es choses qui lui sont celées, par abnégation et humilité.

Vivre selon l'esprit, c'est aimer selon l'esprit ; vivre selon la chair, c'est aimer selon la chair : car l'amour est la vie de l'âme, comme l'amc est la vie du corps.

Une soeur est bien douce, bien agréable, et je la chéris tendrement : elle m'aime bien, elle m'oblige fort ; je l'aime réciproquement pour cela. Qui ne voit que j'aime selon les sens et la chair? car les animaux qui n'ont point d'esprit, et n'ont que la chair et les sens, aiment leur bienfaiteur et ceux qui leur sont doux et agréables.

Une soeur est rude, âpre et incivile ; mais, au partir de là, elle est très-dévote, et même désireuse de s'adoucir et civiliser : et partant, non pour plaisir que j'ai en elle, ni pour intérêt quelconque, mais pour le bon plaisir de Dieu, je la chéris, je l'accoste, je la sers, je la caresse. Cet amour est selon l'esprit; car la chair n'y a point de part.

Je suis méfiante de moi-même, et pour cela je voudrais bien que l'on me laissât vivre selon cette inclination : qui ne voit que ce n'est pas selon l'esprit ? Non certes, ma très-chère fille ; car tandis que j'étais encore bien jeune, et que je n'avais point encore d'esprit, je vivais déjà ainsi. Mais quoique selon mon naturel je sois craintif et appréhensif, néanmoins je me veux essayer de surmonter ces passions naturelles, et petit à petit bien faire tout ce qui appartient à la charge que l'obéissance procédante de Dieu, m'a imposée : qui ne voit que c'est vivre selon l'esprit? Ma chère fille, vivre selon l'esprit, c'est faire les actions, dire les paroles, et faire les pensées que l'esprit de Dieu requiert de nous.

Et quand je dis faire les pensées, j'entends des pensées volontaires. Je suis triste, et partant je ne veux pas parler : les charretiers et les perroquets font ainsi.

Je suis triste; mais puisque la charité requiert que je parle, je le ferai : les gens spirituels font ainsi.

Je suis méprisée ; et je m'en fâche : si font bien les paons et les singes.

Je suis méprisée, et je m'en réjouis : les apôtres faisaient ainsi.

Vivre donc selon l'esprit, c'est faire ce que la foi, l'espérance et la charité nous enseignent, soit es choses temporelles, soit es spirituelles.

Vivez toute selon l'esprit, ma très-chère fille ; demeurez doucement en paix ; soyez tout assurée que Dieu vous aidera ; reposez-vous en toute occurrence entre les bras de sa miséricorde et bonté paternelle.

Dieu soit à jamais votre tout ! et-moi je suis en lui tout vôtre, vous le savez bien. Monsieur votre père se porte bien, et tout ce qui vous appartient selon le sang : ainsi en soit-il de ce qui vous appartient selon l'esprit ! Amen.




LETTRE DCXV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE Ï>E LA VISITATION.

Le Saint l'exhorte à bien unir son coeur à celui du Fils de Dieu.

Ma très-chère mère, que vous dirai-je ? La grâce et paix du Saint-Esprit soit toujours au milieu de votre coeur ! Mettez-le, ce cher coeur, dans le côté percé du Sauveur, et l'unissez à ce roi des coeurs, qui est, comme en son trône royal, pour recevoir l'hommage et l'obéissance de tous les autres coeurs, et tient ainsi sa porte ouverte, afin que chacun le puisse aborder et avoir audience. : Et quand le vôtre lui parlera, n'oubliez pas, ma très-chère mère, de lui faire parler encore en faveur du mien, afin que sa divine et cordiale majesté le rende bon, obéissant et fidèle., Bonjour, ma très-chère mère ; je suis sans fin votre très-humble, etc.



LETTRE DCXVI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Moyens de combattre l'amour-propre et l'estime de soi-même qu'on ne peut arracher du coeur humain. Trois parties de la charité. Avis sur l'oraison et la perfection du coeur, sur la tendresse envers soi-même, et sur l'amour du prochain.

Je me représente votre lettre, ma très-chère fille, eh laquelle avec tant de sincérité vous nie décrivez vos imperfections et vos peines, et voudrais bien pouvoir correspondre au désir que vous avez d'apprendre quelque remède de moi ; mais ni le loisir ne le permet, ni, comme je pense, votre nécessité ne le requiert pas ; car certes, ma très-chère fille, la plupart de ce que vous me marquez n'a point d'autre remède ordinaire que la suite du temps et des exercices de la règle en laquelle vous vivez : il y a même des maladies corporelles desquelles la cure dépend du bon ordre de la vie.

L'amour-propre, l'estime de nous-mêmes, la fausse liberté de l'esprit, ce sont des racines qu'on ne peut bonnement arracher du coeur humain ; mais seulement on peut empêcher la production de leurs fruits, qui sont les péchés ; car leurs élans, leurs premières secousses ou premiers mouvements, on ne peut les empêcher tout-à-fait tandis qu'ouest en cette vie mortelle, bien qu'on puisse les modérer, et diminuer leur quantité et leur ardeur par la pratique des vertus contraires, et surtout de l'amour de Dieu. Il faut donc avoir patience, et petit à petit amender et retrancher nos mauvaises habitudes, dompter nos aversions, et surmonter nos inclinations et humeurs, selon les occurrences ; car en somme, ma très-chère fille, cette vie est une guerre continuelle, et n'y a celui qui puisse dire : Je ne suis point attaqué.

Le repos est réservé pour, le ciel, où la palme de victoire nous attend. Enterre, il faut toujours combattre entre la crainte et l'espérance, à la charge que l'espérance soit toujours plus forte, en considération de la toute-puissance de celui qui nous secourt.

Ne vous lassez donc point de travailler continuellement pour votre amendement et perfection. Voyez que la charité a trois parties, l'amour de Dieu, l'affection a soi-même et la dilection du prochain : votre règle vous achemine à bien pratiquer tout cela.

Jetez maintes fois la journée tout votre coeur, votre esprit, et votre souci en Dieu avec une grande confiance en Dieu, et lui dites avec David : Je suis vôtre, Seigneur, sauvez-moi (Ps 118,94).

Ne vous amusez point beaucoup à penser quelle sorte d'oraison Dieu vous donne, ains suivez simplement et humblement sa grâce en l’affection que vous devez avoir pour vous-même. Tenez vos yeux bien ouverts sur vos inclinations déréglées pour les déraciner. Ne vous étonnez jamais de vous voir misérable et comblée de mauvaises humeurs. Hélas ! traitez votre coeur avec un grand désir de le perfectionner. Ayez un soin infatigable pour doucement et charitablement le redresser quand il bronchera.

Surtout travaillez tant que vous pourrez pour fortifier la supérieure partie de votre esprit, ne vous amusant point aux sentiments et consolations, mais aux résolutions, propos et élans que la foi, la règle, la supérieure et la raison vous inspireront.

Ne soyez point tendre sur vous-même, les mères tendres gâtent les enfants. Ne soyez point pleureuse ni plaignante : né vous étonnez point de ces importunités et violences que vous sentez, que vous avez tant de peine à déclarer : non, ma fille, ne vous en étonnez point ; Dieu les permet pour vous rendre humble de la vraie humilité, abjecte et vile en vos yeux. Cela ne doit point être combattu par des élans en Dieu, des diversions d'esprit, de la créature au créateur, et avec de continuelles affections à la très-sainte humilité et simplicité de coeur.

Soyez bonne an prochain, et nonobstant les soulèvements et saillies de la colère, prononcez es occurrences fort souvent ces divines paroles du Sauveur : « Je les aime, Seigneur père éternel, « ces prochains, parce que vous les aimez ; » et vous me les ayez donnés pour frères et soeurs, et vous voulez que, comme vous les aimez, je les aime. Aussi, surtout aimez ces chères soeurs avec lesquelles la propre main de la Providence divine vous a associée et liée d'un lien céleste : supportez-les, caressez-les et les "mettez dans votre coeur, ma très-chère fille. Sachez que j'ai une très-particulière affection à votre avancement, Dieu m'y ayant obligé.




LETTRE DCXVII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Le Saint la fortifie dans ses résolutions.



C'est la vérité, ma très-chère fille, que mon âme vous chérit très-parfaitement ; et m'est impossible, quand je pense en vous, qui n'est pas peu souvent, que je ne ressente un élan d'affection Tort particulière.

Or sus, il fallait bien que le serpent se fourrât de force dans l'âpreté de la pierre pour se défaire de sa vieille peau, et se rajeunir heureusement, afin d'être transformé en colombe. Dieu soit loué, ma très-chère fille, que vous avez souffert les tranchées d'un accouchement, quand vous vous êtes enfantée vous-même à Jésus-Christ!

Marchez maintenant saintement et soigneusement en cette nouveauté d'esprit, et gardez bien de regarder en arrière, car il y aurait un extrême danger ; et bénissez la divine providence, qui vous avait préparé une nourrice si aimable. O que Dieu est souverainement bon et gracieux, ma très-chère fille ! Certes, j'ai eu un contentement incroyable à voir comme il vous a conduite en l'abondance de son amour. Hé ! ne l'abandonnez donc jamais, et donnez toute liberté à votre coeur de s'unir et serrer invariablement à son plaisir ; car il est fait pour cela.

Que cette chère mère soit supérieure, j'y consens sans difficulté ; mais que cela se puisse faire absolument comme vous m'en parlez, je n'en sais pas les moyens, ni il ne dépendra pas de moi, qui suis fort peu de chose ici et rien du tout ailleurs : seulement je répète que pour mon consentement, je le donne, et contribuerai de plus ce que je pourrai bonnement faire à votre intention.

Mais, ma très-chère fille, ne sommes-nous pas enfants adorateurs et serviteurs de la céleste providence, et du coeur amoureux et paternel de notre Sauveur ! n'est-ce pas sur ce fonds sur lequel nous avons bâti nos espérances ? Faites ce qu'il vous a inspiré pour sa gloire, et ne doutez nullement qu'il ne fasse pour votre bien ce qui sera meilleur. Ne capitulons point avec lui, il est notre maître, notre roi, notre père, notre tout; pensons à le bien servir, il pensera à nous bien favoriser.

Donc, ma fille, pour conclure, je ferai pour votre petit contentement tout ce que je pourrai, qui est peu; delà je m'assure qu'on fera de même : mais au ciel on fera tout ; on vous comblera de consolations par les moyens que la sagesse suprême connait et voit, et que nous ne savons pas.

Demeurez en paix, nourrissez amoureusement, soigneusement et fidèlement cette nouvelle, enfance aimée, que votre âme a nouvellement enfantée au Saint-Esprit, afin qu'elle se fortifie en sainteté, et qu'elle croisse en bénédictions, pour être à jamais aimée du bien-aimé. Que vous puis-je désirer de plus, ma très-chère fille? Je suis tout-à-fait, je vous assure, votre très-humble, etc.




LETTRE DCXVIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION,

QUI ALLAIT ÊTRE SUPÉRIEURE.

Le Saint l'exhorte â la douceur, l'humilité et l'indifférence. Grande maxime du Saint : Ne demander rien, ne refuser rien.



C'est la vérité, ma très-chère soeur ma fille, que vous m'avez grandement consolé, en la peine que vous avez prise de m'écrire, puisque même, ainsi que je m'aperçois, vous êtes celle à qui Dieu dispose de faire remettre la charge de supérieure. On vous donnera le loisir de vous bien préparer, par une entière soumission à la céleste providence, et un parfait encouragement à vous bien exercer à l'humilité et douceur, ou débonnaireté de !coeur, qui sont les deux chères vertus que notre Seigneur recommandait aux apôtres, qu'il avait destinés à la supériorité de l'univers.

Ne demandez rien, ni ne refusez rien de tout ce qui est dans la vie religieuse : c'est la sainte indifférence qui vous conservera en la paix de votre époux éternel, et c'est l'unique document que je souhaite être pratiqué par toutes nos soeurs, que mon coeur salue très-chèrement avec le vôtre, ma très-chère fille.




LETTRE DCXIX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Le Saint l'encourage à souffrir les adversités, et lui propose des motifs de consolation.

J'ai reçu tous vos paquets, ma très-chère fille, haussez votre tête dans le ciel, voyez que pas un des mortels qui y sont immortels n'y est allé que par des troubles et des afflictions continuelles. Dites souvent entre vos contradictions : C'est ici le chemin du ciel; je vois le port, et suis assurée que les tempêtes ne me peuvent empêcher d'y aller. Dieu vous console et bénisse mille fois ! Je suis plus parfaitement qu'il ne se peut dire, ma très-chère fille, votre très-humble, etc.



LETTRE DCXX, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Le Saint la prépare à accepter avec soumission la mort d'un enfant qu'elle avait eu étant dans le monde, et qui était dangereusement malade.

Il faut attendre, ma. très-chère mère, l'événement de cette maladie le plus doucement qu'on pourra, avec parfaite résolution de se conformer à la volonté divine en cette perte, si perte se doit nommer l'absence de quelque temps, qui, Dieu aidant, sera réparée par une présence éternelle.

Hé ! que bienheureux est le coeur qui aime et chérit la volonté divine en toutes occurrences ! O " si une fois nous avons notre coeur bien engagé à cette sainte et bienheureuse éternité! Allez (ce dirons-nous à tous nos amis), allez, chers amis, allez en cet Être éternel, à l'heure que le roi de l'éternité vous a marquée ; nous y irons aussi après vous. Et puisque ce temps ne nous est donné que pour cela, et que le monde ne se peuple que pour peupler le ciel, quand nous allons là nous faisons tout ce que nous avons à faire.

Voilà pourquoi, ma mère, nos anciens ont tant admiré le sacrifice d'Abraham. Quel coeur de père ! et votre sainte compatriote, la mère de S. Simphorien, par le trait de laquelle je finis mon livre (1) ! O Dieu! ma mère, laissons nos enfants à la merci de Dieu, qui a laissé le sien à notre merci. Offrons-lui la vie des nôtres, puisqu'il a donné la vie du sien pour nous. En somme, il faut tenir les yeux fichés sur la providence céleste, à la conduite de laquelle nous devons, de toute l'humilité de notre coeur, acquiescer.

Il faut être ferme et constant auprès de la croix et sur la croix même, s'il plaît à Dieu de nous y mettre. Bienheureux seront les crucifiés, car ils seront glorifiés. Or sus, ma très-chère mère, notre partage en ce monde est en la croix, et en l'autre il sera en la gloire.

Mon Dieu ! ma très-chère mère, que je vous souhaite de perfections ! et que de courage et d'espérance j'ai maintenant en cette souveraine bonté et en sa sainte mère « que votre vie sera toute resserrée en Dieu avec Jésus-Christ (2), » pour parler avec notre Seigneur.

Dieu vous bénisse, et marque votre coeur du signe éternel de son pur amour ! Il faut devenir très-humblement saints, et répandre partout la bonne et suave odeur de notre charité. Dieu nous fasse brûler de son saint amour, et mépriser tout pour cela ! Notre Seigneur soit le repos de notre coeur et de nos corps ! Tous les jours j'apprends à ne point faire ma volonté, et faire ce que je ne veux pas. Demeurez en paix entre les deux bras de la divine Providence, et dans le giron de la protection de Notre-Dame.



(1) La mère de S. Symphorien, voyant qu'on le conduisait au martyre, criait après lui : Mon fils, mon fils, souvenez-vous de la vie éternelle; regardez le ciel, et considérez celui qui y règne. Votre mort va terminer la courte carrière de votre vie.

(2) Introduction à la vie dévote, part. V, c. 18.




LETTRE DCXXI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Les voeux simples obligent autant que les solennels. Dans les couvents de femmes, le voeu de chasteté est fondamental, et les autres essentiels. On peut obtenir dispense des voeux pour une cause très-forte. Désobéissance obstinée cause des passions. Le noviciat peut être prolongé sans donner atteinte au concile de Trente.



Vos voeux, ma très-chère fille, sont aussi forts que les voeux de tous ordres de religion pour obliger Inconscience des soeurs à leur observation. Il est vrai néanmoins qu'une fille qui voudra perdre son âme et son honneur, se pourra marier après les voeux, comme ferait la plus grande professe de France, si elle voulait se perdre, et se servir de l'édit de pacification. Le formulaire de vos voeux est fait selon ceux des pareilles congrégations d'Italie, et exprime beaucoup plus la force de l'obligation, que ne font la plupart des formulaires de la règle de S. Benoit.

Le voeu de chasteté est fondamental, selon les anciens pères, es monastères des femmes, et les autres ne laissent pas d'être essentiels.

Il est vrai, on peut être dispensé de voeux simples, et des autres aussi, plus facilement toutefois de ceux-là que de ceux-ci, mais non sans grande occasion, et lorsqu'il est expédient ; dont les pères jésuites se trouvent extrêmement bien, maintenant en partie le lustre de leur très-illustre compagnie par ce moyen, lequel le monde n'approuve pas, mais oui bien Dieu et l'Église ; et toute l'antiquité des religions a été comme cela. La solennité des voeux ayant été établie depuis peu de centaines d'années, l'expulsion a toujours été parmi les anciens religieux.

C'est une chose rigoureuse, que, pour ne vouloir pas observer le silence, on mit une fille dehors : ce ne serait pas faute d'observer le silence, mais pour vouloir obstinément troubler et renverser l'ordre de la congrégation, et mépriser le Saint-Esprit, qui a ordonné le silence es maisons religieuses. Que si on n'expulse pour l'obstinée désobéissance et le mépris affecté de l'ordre, je ne sais pourquoi on expulsera.

Enfin les religieux même les plus solennels expulsent ; au moins voit-on des religieux expulsés de l'ordre de saint François, voire même des capucins ; et les pères jésuites, qui sont si avisés et prudents, expulsent pour leur désobéissance, pour peu qu'elles soient affectionnées et entretenues.

La prolongation du noviciat, se faisant pour cause, n'est pas contraire au concile, comme ont déclaré ceux qui ont la charge des déclarations d'icelui ; et les docteurs même l'entendent ainsi. De fait, les carmélites la font selon qu'il semble à propos.

Si ces bons messieurs eussent autant étudié et pensé pour censurer comme nous avons fait pour établir, nous n'aurions pas tant d'objections. Or, Dieu soit loué ; j'espère que bientôt chacun s'accoisera, par la conclusion qu'on y mettra à Rome. Ma très-chère fille, pour Dieu, ayez bon courage; c'est aussi pour lui que vous vivez et travaillez. Il soit à jamais béni et glorifié ! Amen. Si ceux qui font cette objection sont gens d'étude, ils pourront lire Léonard Lassius, jésuite, où ils trouveront ce qu'il leur faut.




LETTRE DGXXII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

Paix intérieure, 0Ile d'humilité, fruit de la profession religieuse.

Je le confesse aussi de ma part, ma très-chère fille ; ce me serait de la consolation très-douce devoir un peu clair dedans votre coeur, que j'ai aimé à tâtons, et sur la foi de mon bon ange. Vous devez travailler à la conquête de la très-sainte humilité, que le monde ne peut connaitre, non plus que la paix qu'elle nous donne.

Je me réjouis de quoi vous êtes toute professe. O que Dieu soit béni de quoi il vous a tant aimée i car je ne doute point qu'avec la grace de la profession il ne vous ait donné la grandeur du courage, l'appréhension vive de la sainte éternité, l'amour de la sacrée humilité, et la douceur de l'amour de sa divine bonté, requis à la pratique parfaite de la profession.

Quelles chimères de nouvelles ! moi, qu'on m'ait voulu tuer ! Les bons ne me tueront pas, parce qu'ils sont bons; ni les mauvais, parce que je ne suis pas bon. Ce n'a rien été qu'une faible ombre d'attaque qui parut en mon logis. O ma très-chère fille! vivez tout en Dieu, et pour son éternité. Je vous salue, ma très-chère grande fille, avec la dilection que, comme je crois, vous savez que mon coeur a pour le vôtre ; et suis votre, etc.




LETTRE DCXXIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE JEUNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION. -

(Tirée du monastère de la Visitation de la ville du Mans.)

L'ouverture de coeur nécessaire envers le directeur. Avis spirituels sur l'humilité.



Il n'y a point de danger en ce qui vous est arrivé, puisque vous le communiquez; mais notez, ma très-chère fille, que Dieu a commencé ses visitations en votre âme, sur le sentiment et l'exercice de la petitesse, bassesse et humilité, pour approuver l'avis qui vous est donné de bien vous réduire à ce point, et d'être vraiment une petite fille ; je dis toute petite en vos yeux, en vos exercices, en obéissance, naïveté, et abjection de vous-même; petite, et un vrai enfant, qui ne cache ni son bien ni son mal à son père, à sa mère, à sa nourrice. C'est en attendant que nous en parlions plus amplement. Dieu soit toujours au milieu de votre coeur, ma très-chère fille !



LETTRE DCXXIV, A UNE RELIGIEUSE NOVICE DE LA VISITATION.

2019
Le Saint l'exhorte à remercier Dieu de son entrée à la Visitation, et à vivre selon l'esprit de son état, dans la simplicité, l'humilité et l'amour de la croix.

Dieu veuille recevoir en sa main dextre votre esprit que vous lui présentez, ma très-chère fille, et vous fasse saintement continuer à le servir en cette congrégation, à laquelle il lui a plu vous faire entrer ! C'est à lui, ma très-chère fille, que vous en devez Je remerciement, qui vous y a puissamment attirée, et a tourné les coeurs de ces chères soeurs devers le vôtre, et le vôtre devers le leur, et tous ensemble devers la croix et sa mère très-sainte.

Vivez ainsi, ma très-chère fille : demeurez en ce point, et aimez cette sainte simplicité, humilité et abjection, que la divine sagesse a tant estimée, qu'elle a laissé pour un temps l'exercice de sa royauté, pour pratiquer celui de la pauvreté et abaissement de soi-même, jusques au signe et période de la croix (cf.
Ph 2,6-8), où sa mère ayant puisé cette affection, elle l'a répandue par après dans le coeur de toutes ses vraies filles et servantes. Je suis parfaitement tout vôtre. Pour cela, ma très-chère fille, votre gloire soit à jamais en la croix de celui sans la croix duquel nous n'aurions jamais la gloire (cf. Ga 6,14)! A Dieu soyons-nous à jamais ! Amen.




F. de Sales, Lettres 1514