F. de Sales, Lettres 2016

2016
Pureté des amitiés chrétiennes : Dieu en est le lien. Tout est fade à ceux qui aiment Dieu. Il y a de l'imperfection à se réjouir d'être délivré des croix et des personnes qui nous les procurent. L'humilité doit suppléer au défaut de courage.


Mon Dieu, ma très-chère fille, que j'aime votre coeur, puisqu'il ne veut rien aimer que son Jésus et pour son Jésus ! Hélas ! se pourrait-il bien faire qu'une âme qui considère, ce Jésus crucifié pour elle pût aimer quelque chose hors d'icelui ; et qu'après tant de véritables élancements de fidélité, qui nous ont si souvent fait dire, écrire, chanter, aspirer, et soupirer, Vive Jésus ! nous voulussions, comme des Juifs, crier : Qu'on le crucifie (
Mt 27,22 Jn 19,15), qu'on le tue en nos coeurs ? O Dieu ! ma fille, je dis ma vraie fille, que nous serons forts si nous continuons à nous entretenir liés l'un à l'autre par ce lien teint au sang vermeil du Sauveur: car nul n'attaquera votre coeur qu'il ne trouve de la résistance, et de votre côté, et du côté du mien, qui est tout dédié au vôtre.

Je l'ai vue cette chétive lettre (1). « Les iniques, » dit David, m'ont raconté leurs niaiseries; mais » cela n'est point comme votre loi (Ps 119,85). » O Dieu ! que cela est fade au prix de ce sacré divin amour qui vit en nos coeurs !

Vous avez raison : puisqu'une fois pour toutes vous avez déclaré les résolutions invariables de votre esprit, et qu'il fait le fin à ne les pas vouloir avouer, ne répondez plus pas un seul mot, jusqu'à ce qu'il parle autrement ; car il n'entend pas ; le langage de la croix, ni nous aussi celui de l'enfer.

Vous avez raison encore de recevoir ce peu de paroles que je vous dis avec tendreté d'amour : car l'affection que j'ai pour vous, est plus grande et plus forte que vous ne penseriez jamais.

Vous vous réjouissez de quoi la fille fâcheuse vous a laissée. Il faut qu'un soldat ait beaucoup gagné en la guerre, quand il est bien aise de la paix. Jamais nous n'aurons la parfaite douceur et charité, si elle n'est exercée entre les répugnances, aversions et dégoûts. La vraie paix ne gît pas à ne point combattre, mais à vaincre : les vaincus ne combattent plus, et néanmoins ils n'ont pas la vraie paix. Or sus, il se faut grandement humilier de quoi nous sommes encore si peu maîtres de nous-mêmes, et aimons tant l'aise et le repos.

L'enfant qui va nous naître (3) n'est pas venu pour se reposer, ni avoir ses commodités ni spirituelles ni temporelles, ains pour combattre, pour se mortifier, et mourir. Or sus donc derechef, puisque nous n'avons point de courage, ayons au moins de l'humilité.

Je vous verrai bientôt ; tenez bien prêt sur le bout de vos lèvres ce que vous aurez à me dire, afin que, pour peu de loisir que nous ayons, vous le puissiez répandre dans mon âme : cependant pressez bien ce divin poupon sur votre coeur, afin de pouvoir, avec cette âme outrée de l'amour céleste (4), soupirer ces paroles sacrées d'amour : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis toute à « lui (Ct 2,16). Il demeurera entre mes mamelles (Ct 1,12-13). »

Ainsi suit-il, ma très chère fille, que ce divin amour de nos coeurs soit à jamais sur notre poitrine, pour nous enflammer et consommer de sa grâce. Amen.


(1) Une lettre que cette dame avait reçue, et qu'elle avait envoyée à M. de Sales pour la lire.
(3) C'est Jésus-Christ, parce que cette lettre fut écrite vers Noël.
(4) C'est l'épouse du Cantique dès Cantiques.




LETTRE DCCCLI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Le moyen d'être tout à Dieu, c'est de crucifier nos inclinations les plus vives. - Garnier lettre 222

Ma très-chère mère, maintenant que vous di-rai-je ? Bien des choses, sans doute, si je voulais suivre mes affections, lesquelles sont toujours pleines pour vous, comme je désire que les vôtres soient bien pleines pour moi, quand surtout vous serez dans le petit oratoire, où je vous supplie d'en répandre beaucoup devant Dieu à l'intention de mon amendement ; ainsi que de mon côté je répands, non les miennes, qui sont indignes, à raison du coeur où elles sont; mais le sang de l'Agneau immaculé devant le Père éternel, en faveur de la bonne intention que vous avez d'être toute sienne.

Quel bonheur, ma chère mère, d'être tout à lui, qui, pour nous rendre siens, s'est fait tout nôtre ! Mais il faut pour cela crucifier en nous toutes nos affections, et spécialement celles qui sont plus vives et mouvantes, par un continuel allentissement et attrempement des actions qui en procèdent, afin qu'elles ne se fassent pas par impétuosité, ni même par notre volonté, mais par celle dit Saint-Esprit.

Surtout, ma chère mère, il nous faut un coeur bon, doux et amoureux envers le prochain, et particulièrement quand il nous est à charge et dégoût : car alors nous n'avons rien en lui pour l'aimer que le respect du Sauveur, qui rend l'amour sans doute plus excellent et digne, d'autant qu'il est plus pur et net des conditions caduques.

Je prie notre Seigneur qu'il accroisse en vous son saint amour.

Je suis en lui, votre, etc.




LETTRE DCCCLII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Les croix, les afflictions sont les marques du pur amour : elles tirent leur mérite du sang de Jésus-Christ. - Garnier lettre 223

Hélas! mon Dieu, ma très-chère mère, que j'ai été étonné, quand par votre lettre j'ai sau, comme tout-à-coup, la longueur et le danger de votre maladie! Car, croyez-moi, je vous supplie, mon coeur vous chérit finalement : mais Dieu soit loué de quoi vous voilà presque tonte échappée.

Certes, désormais je vois bien qu'il faudra vous apprivoiser aux maladies et infirmités en celte décadence d'âge en laquelle vous êtes. Seigneur Jésus ! quel vrai bonheur à une aine dédiée à Dieu, d'être fort exercée par la tribulation avant qu'elle parte de cette vie! Ma très-chère mère, comment peut-on connaître le franc et le vif amour, que parmi les épines, les croix, les langueurs, et surtout quand les langueurs sont accompagnées de-longueur ?

Aussi notre cher Sauveur a témoigné son amour démesuré par la mesure de ses travaux et passions. Faites, ma chère mère, faites bien l'amour à l'époux de votre coeur sur le lit de douleur ; car c'est sur ce lit, où il a fait votre coeur avant même qu'il eût fait au monde, ne le voyant encore qu'en son divin projet.

Hélas ! ce Sauveur a compté toutes vos douleurs, toutes vos souffrances, et a payé au prix de son sang toute la patience et tout l'amour qui vous est nécessaire pour saintement appliquer tous vos travaux à sa gloire et à votre salut. Soyez contente à vouloir doucement tout ce que Dieu veut que vous soyez. Jamais je ne manquerai à prier la divine Majesté pour la perfection de votre coeur, que le mien aime, chérit et honore tendrement.

Adieu, ma très-chère mère et ma très-chère fille, encore; à Dieu soyons-nous éternellement, et nous, et nos affections, et nos petites peines et les grandes, et tout ce que la divine bonté veut être nôtre ; et sur ce, je suis en lui, ma très-chère mère, très-absolument votre, etc.'



LETTRE DCCCLIII, A MADAME DE VILLESAVIN.

1544
La distance des lieux ne peut mettre d'obstacle à l'union des enfants de Dieu. Conduite à tenir dans les sociétés où l'on médit.

Paris, juillet-aout 1619

1. Ne croyez jamais, ma très-chère fille, que la distance des lieux puisse séparer les ames que Dieu a unies par les liens de sa dilection. Les enfants du siècle sont tous séparés les uns des autres, parce qu'ils ont les coeurs en divers lieux ; mais les enfants de Dieu ayant leur coeur où est leur trésor (
Lc 12,34), et n'ayant tous qu'un même trésor, qui est le môme Dieu, ils sont par conséquent toujours joints et unis ensemble. Sur cela il faut : soulager son esprit en la nécessité qui nous tient hors de cette ville, ce qui m'en fera aussi bientôt partir pour retourner en ma charge. Nous nous reverrons bien souvent auprès de notre saint crucifix, si nous observons bien les paroles que nous nous en sommes données : aussi bien est-ce là où les entrevues sont uniquement profitables.

2. Cependant, ma très-chère fille, je commencerai à vous dire que vous devez fortifier par tous les moyens possibles votre esprit contre ces vaines appréhensions, qui ont accoutumé de l'agiter et tourmenter ; et pour cela, réglez premièrement vos exercices en telle sorte, que la longueur ne lasse point votre âme, et ne fâche point celles de ceux avec lesquels Dieu vous fait vivre.

Un demi-quart d'heure, et moins encore, suffit pour la préparation du matin; trois quarts d'heure ou une heure pour la messe ; et parmi le jour, quelques élévations d'esprit en Dieu, qui n'occupent point de temps, ains se font en un seul moment ; et l'examen de conscience le soir avant le repos, laissant à part les bénédictions et actions de grâces des tables qui sont ordinaires, et qui tiennent lieu de réunion de votre coeur avec Dieu. -

En un mot, je voudrais que vous fussiez toute Philothée, et que vous ne fussiez rien plus que cela, c'est-à-dire que vous fussiez comme je marque au livre de l'Introduction, qui est fait pour vous et vos semblables..

3. Es conversations, ma très-chère fille, soyez en paix de tout ce qu'on y dit et qu'on y fait ; car s'il est bon, vous avez de quoi louer Dieu ; et s'il est mauvais, vous avez de quoi servir Dieu en détournant votre coeur de cela, sans faire ni l'étonnée ni la fâcheuse, puisque vous n'en pouvez mais, et n'avez pas assez de crédit pour divertir les mauvaises paroles de ceux qui les veulent dire, et qui en diront encore de pires, si on fait semblant de les vouloir empêcher; car ainsi faisant, vous demeurerez toute innocente parmi les sifflements des serpents, et comme une aimable fraise, vous ne contracterez aucun venin par le commerce des langues vénéneuses.

Je ne puis penser comme vous pouvez admettre ces démesurées tristesses dans votre coeur; étant fille de Dieu, remise il y a longtemps dans le sein de sa miséricorde, et consacrée à son amour, vous vous devez soulager vous-même, méprisant toutes ces suggestions tristes et mélancoliques que l'ennemi vous fait avec le seul dessein de vous lasser et tracasser.'

4. Prenez bien garde à bien pratiquer l'humble douceur que vous devez au cher mari et à tout le monde ; car c'est la vertu des vertus, que notre Seigneur nous a tant recommandée (cf. Mt 11,29); et s'il vous arrive d'y contrevenir, ne vous troublez point : ains avec toute confiance, remettez-vous sur pied pour marcher derechef en paix et douceur comme auparavant.

Je vous envoie une petite méthode de vous unir à notre Seigneur le matin et toute la journée. Voilà, ma chère fille, ce que pour le présent j'ai pensé vous devoir être dit pour votre consolation. Reste que je vous prie de ne point vous mettre à faire des cérémonies avec moi, qui n'ai ni le loisir ni la volonté d'en faire avec vous. Ecrivez-moi, quand il vous plaira, en toute liberté ; car je recevrai toujours à contentement de savoir des nouvelles de votre âme, que la mienne chérit parfaitement, comme, en vérité, ma très-chère fille, je suis votre, etc.




LETTRE DGCCLIV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

De la résignation dans les peines, et de la douceur chrétienne;

Or sus, que voulez-vous que je vous dise, ma très-chère fille, sur le retour de nos misères, sinon qu'autour de l'ennemi il faut reprendre et les armes et le courage pour combattre plus fort que jamais. Je ne vois rien de bien grand au billet. Mais, mon Dieu ! gardez-vous bien d'entrer en aucune sorte de défiance : car cette céleste bonté ne vous laisse pas tomber de ces chutes pour vous abandonner, ains pour vous humilier, et faire que vous vous teniez plus serrée et fermé à la main de sa miséricorde.

Vous faites extrêmement à mon gré de continuer vos exercices emmi les sécheresses et langueurs intérieures qui vous sont revenues. Car puisque nous ne voulons servir que pour l'amour de lui, et que le service que nous lui rendons parmi le travail des sécheresses lui est plus agréable que celui que nous faisons parmi les douceurs, nous devons aussi de notre côté l'agréer davantage, au moins de notre volonté supérieure, et bien que selon notre goût et l'amour-propre, les suavités et tendretés nous soient plus douces, les sécheresses néanmoins, selon le goût de Dieu et son amour, sont plus profitables, ainsi que les viandes sèches sont meilleures aux hydropiques que les humides, bien qu'ils aiment toujours plus les humides.

Pour votre temporel, puisque vous vous êtes essayée d'y mettre de l'ordre, et que vous n'avez pu, il faut donc maintenant user de patience et de résignation, embrassant volontiers la croix qui vous est arrivée en partage ; et selon que les occasions se présentent, vous pratiquerez l'avis que je vous avais donné pour ce regard.

Demeurez en paix, ma très-chère fille ; dites souvent à notre Seigneur, que vous voulez être ce qu'il veut que vous soyez, et souffrir ce qu'il veut que vous souffriez. Combattez fidèlement toutes vos impatiences, en exerçant non-seulement à tous propos, mais encore sans propos, la sainte débonnaireté et douceur à l'endroit de ceux qui vous sont plus ennuyeux ; et Dieu bénira votre dessein. Bonsoir, ma très-chère-fille : Dieu soit uniquement votre amour. Je suis en lui de tout mon coeur, votre, etc.




LETTRE DCCCLV.,

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Avis sur l'oraison par rapport à ses parties, la confession, la communion, les aversions, la douceur chrétienne. Il faut demeurer dans l'état où nous sommes engagés, quoique nous y soyons mis par la mains des hommes. Règles touchant la modestie dans la conversation. - Garnier lettre 232


Je proteste, ma très-chère fille, que voici mon premier loisir. Je dérobe encore parmi mille sortes d'affaires, pour vous écrire un peu amplement sur le sujet duquel vous me parlez pour votre chère âme, à laquelle je vous conjure de dire cordialement ce que mon coeur désire être dit au sien.

Oh ! que vous êtes heureuse, ma très-chère fille, de vous être déprise du monde, et de ses vanités aussi ! Certes, à ce que j'ai pu reconnaître en ce peu de temps que je vous ai considérée, votre âme était faite très-particulièrement pour le divin amour, et non pour le terrestre. Immolez donc souvent toutes vos affections à Dieu par le renouvellement de la résolution que vous avez faite de ne vouloir pas employer un seul moment de votre vie que pour le service de la sacrée dilection de l'époux céleste.

1° Faites soigneusement l'exercice du matin qui est marqué au livre de L’Introduction, et bien que la vitesse de votre esprit comprenne en un seul regard tous les points de cet exercice, ne laissez pas de vous y entretenir autant de temps comme il en faut pour dire deux fois le Pater ; et après cela, prononcez de bouche cinq ou six paroles d'adoration, et ensuite vous direz le Pater avec le Credo.

2° Vous préparerez, après votre oraison, un mystère de la vie ou passion de notre Seigneur, que vous vous proposerez de méditer, si tel est le bon plaisir de Dieu : mais si étant en l'oraison, votre coeur se sent attaché à la simple présence du bien-aimé, vous ne passerez point plus outre, ains vous vous arrêterez à cette présence ; que si au contraire vous ne vous sentez pas attachée à cette présence, bien que toutefois vous y soyez, vous méditerez doucement le point que vous aurez disposé.

5° Or vous ferez tous les jours l'oraison, sinon que quelque violente occupation vous en empêche; puisque, comme vous m'avez dit, lorsque vous continuez en ce saint exercice, vous ressentez un grand avancement de recueillement, duquel vous êtes privée quand vous l'abandonnez.

4° Mais afin d'accommoder cet exercice si utile à la vitesse et incomparable promptitude de votre esprit, il suffira que vous y employiez une petite demi-heure chaque jour, ou un quart d'heure; car cela avec les élans d'esprit, retraite du coeur en la présence de Dieu, et oraisons jaculatoires qui se feront parmi les heures du jour, suffira très-abondamment pour retenir votre coeur serré et joint à votre divin objet, et même cette oraison pourra se faire pendant la messe pour gagner temps.

5° Or si en faisant l'oraison, ou vous adressant à la sainte présence, le sentiment se faisait en la tête, et qu'il en arrivât du travail et de la douleur en cette partie-là, il faudrait relâcher l'exercice, et n'appliquer pas l'entendement ; ains par les paroles intérieures et affectionnées, appliquer le seul coeur et là volonté. Et c'est pour répondre à ce que vous me dites, qu'au commencement le sentiment de la présence de Dieu se faisait en la tête, qui parfois vous travaillait fort.

6° S'il vient des larmes, vous les répandrez ; mais si elles viennent souvent et avec trop de tendreté, vous relèverez votre esprit, si vous pouvez, à goûter plus paisiblement et tranquillement les mystères en la partie supérieure de l'âme, non pas contraignant et serrant les soupirs, ou sanglots, ou les larmes, mais divertissant d'une heureuse diversion votre coeur, en le relevant petit à petit à l'amour pur du bien-aimé par des doux élans. O que<vous êtes aimable, mon bien-aimé ! 6 que vous êtes relevé en bonté, et que mon coeur vous aime! ou autrement, selon que Dieu vous tirera.

7° Et parce que vous me dites que vous n'avez fait que fort peu d'oraison pendant que vous avez été chez vous, votre esprit étant si actif et mouvant qu'il ne se peut arrêter, je vous dis qu'il faut pourtant l'arrêter, et ralentir petit à petit ses mouvements, afin qu'il fasse ses oeuvres doucement et tranquillement, selon les occurrences. Et ne vous imaginez pas que la douceur et tranquillité empêche la promptitude et l'oeuvre, car, au contraire, elle la fait plus heureusement réussir.

Or ceci se peut faire en cette sorte. Par exemple, vous avez besoin de manger selon la misère de cette vie; il faut que vous vous asseyez tout bellement, et que vous demeuriez assise jusqu'à ce que vous ayez honnêtement réfectionné votre corps. Vous vous voulez coucher, dépouillez-vous tranquillement : vous vous devez lever, faites-le paisiblement, sans mouvements déréglés, sans crier et presser celles qui vous servent, et qu'en cela vous alliez trompant votre naturel, et le réduisant petit à petit à la sainte médiocrité et modération : car à celles qui ont le naturel mol et paresseux, nous dirions : Hâtez-vous, d'autant que le temps est cher. Mais à vous, nous vous disons : Ne vous hâtez pas tant, d'autant que la paix, la tranquillité, la douceur d'esprit est précieuse, et que le temps s'emploie plus utilement, quand on l'emploie paisiblement.

8° Je vous dis, mais, ma très-chère fille, je vous le dis fermement, que vous serviez fidèlement la volonté de Dieu et sa providence sur le sujet de votre ancienne tentation, acquiesçant en toute humilité et sincérité au bon plaisir céleste. par lequel vous vous trouvez en l'état auquel vous êtes. Il faut que l'on demeure-en la barque en laquelle on est, pour faire le trajet de cette vie à l'autre, et que l'on y demeure volontiers et amiablement ; parce qu'encore que quelquefois nous n'y ayons pas été mis de la main de Dieu, ains de la main des hommes, après néanmoins que nous y sommes, Dieu veut que nous y soyons, et partant il faut donc y être doucement et volontiers.

Oh ! combien d'ecclésiastiques sont embarqués par des mauvaises considérations, et par la force que les parents ont employée pour les faire entrer en cette vocation, qui font de nécessité vertu, et qui demeurent par amour où ils sont entrés par force ! Autrement que deviendraient-ils ? Où il y a moins de notre choix, il y a plus de soumission à la volonté céleste. Que ma chère fille donc, acquiesçant à la volonté divine, dise souvent de tout son coeur : Oui, Père éternel, je veux être ainsi, parce qu'ainsi il vous a été agréable que je fusse.

Et là-dessus, ma très-chère fille, je vous conjure d'être bien fidèle à la pratique de cet acquiescement et dépendance de l'état auquel vous êtes; et partant, ma chère fille, il faut que vous nommiez quelquefois es occurrences les personnes que vous savez, du nom auquel vous avez aversion ; et quand vous parlerez à la principale d'i-celles, que quelquefois vous employiez parmi vos remontrances des paroles de respect. Ce point est de telle importance pour la perfection de votre âme, que je l'écrirais volontiers de mon sang.

En quoi voulons-nous témoigner notre amour envers celui qui a tant souffert pour nous, si ce n'est entre les aversions, répugnances et contradictions? Il faut fourrer notre cervelle entre les épines des difficultés, et laisser transpercer notre coeur de la lance de la contradiction ; boire le fiel et avaler le vinaigre ; et en somme, manger l'absinthe et le chicotin, puisque c'est Dieu qui le veut.

Eu somme, ma très-chère fille, puisque autrefois vous avez nourri- et favorisé de tout votre coeur la tentation, maintenant de tout votre coeur vous devez nourrir et favoriser cet acquiescement. Que s'il vous arrivait quelque notable difficulté sur ce sujet, par le défaut de cette personne, ne remuez rien néanmoins qu'après avoir regardé l'éternité, vous être mise en l'indifférence, et avoir pris l'avis de quelque digne serviteur de Dieu, si la chose presse ; ou même de moi, puisque je suis votre père, si le temps le permet : car l'ennemi nous voyant vainqueurs de cette tentation par notre acquiescement au bon plaisir divin, remuera, je pense, toute sorte d'inventions pour nous troubler.

9° Au reste, que la très-sainte et divine humilité vive et règne en tout et partout. Les habits simples, mais selon la propre bienséance et convenance de notre condition, en sorte que nous n'épouvantions pas, ains alléchions les jeunes dames à notre imitation : nos paroles simples, courtoises, et néanmoins douées : nos gestes et notre conversation, ni trop resserrée et contrainte, ni trop relâchée et molle : notre face nette et décrassée; et en un mot, qu'en toutes choses la suavité et modestie régnent, comme il est convenable à une fille de Dieu. Je suis, etc.




LETTRE DCCCLVI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Il faut travailler à se rendre parfait dans son état. Avis sur là confession et la communion. - Garnier lettre 233



Madame ma très-chère soeur, la confiance que vous avez en moi me console toujours, et suis néanmoins marri de ne pouvoir si bien correspondre par lettres, comme je désirerais : mais notre Seigneur qui vous aime, supplée par tant d'assistances que vous avez là.

J'approuverais qu'en l'oraison vous vous tinssiez encore un peu au petit train, préparant votre, esprit par la leçon et disposition des points, sans autre imagination néanmoins que celle qui est nécessaire pour ramasser l'esprit. Or sus, je sais bien que quand par bonne rencontre on trouve Dieu, c'est bien fait de s'entretenir à le regarder, et arrêter en lui ; mais, ma chère fille, de le penser toujours rencontrer ainsi à l'impourvu sans préparation, je ne pense pas qu'il soit encore bon pour nous, qui sommes encore novices, et qui avons plus besoin de considérer les vertus du crucifix l'une après, l'autre et en détail, que de les admirer en gros et en bloc.

Or si après avoir appliqué notre esprit à cette humble préparation, Dieu ne nous donne néanmoins pas des douceurs et suavités, alors il faut demeurer en patience à manger notre pain tout sec, et rendre notre devoir sans récompense présente.

Je suis consolé de savoir l'adresse que vous avez pour vos confessions au bon père Gentil. Je le connais fort de réputation, et sais combien il est bon et soigneux serviteur de notre Seigneur; vous ferez donc bien de continuer vos confessions vers lui et de prendre les bons avis qu'il vous donnera, selon l'occurrence de vos nécessités.

Je ne voudrais pas que vous portassiez madame votre fille à une si fréquente communion, qu'elle ne sache bien peser ce que c'est que cette fréquente communion. Il y a différence entre discerner la communion d'entre les autres participations, et discerner la fréquente communion d'avec la rare communion. Si cette petite âme discerne bien que pour fréquenter la sainte communion, il faut avoir beaucoup de pureté et de ferveur,, et qu'elle y aspire et soit soigneuse à s'en parer, alors je suis bien d'avis qu'on l'en fasse approcher souvent, c'est-à-dire de quinze en quinze jours. Mais si elle n'a point d'autre chaleur qu'à la communion, et non point à la mortification des petites imperfections de la jeunesse, je pense qu'il suffirait de la faire confesser tous les huit jours, et communier tous les mois. Ma chère fille, je pense que la communion est le grand moyen d'atteindre à la perfection ; mais il faut la recevoir avec le désir et le soin d'ôter du coeur tout ce qui déplaît à celui que nous y voulons loger.

Persévérez à bien vous vaincre vous-même en ces menues contradictions journalières que vous ressentez : faites le gros de vos désirs pour cela ; sachez que Dieu ne veut rien de vous sinon cela pour maintenant. Ne vous amusez donc pas à faire autre chose ; ne semez point vos désirs sur le jardin d'autrui, cultivez seulement bien le vôtre. Ne désirez point de n'être pas ce que vous êtes, mais désirez d'être fort bien ce que vous êtes ; amusez vos pensées à vous perfectionner en cela, et à porter les croix, ou petites ou grandes, que vous y rencontrerez. Et croyez-moi, c'est ici le grand mot, et le moins entendu de la conduite spirituelle : Chacun aime selon son goût ; peu de gens aiment selon leur devoir.et le goût de notre Seigneur. De quoi sert-il de bâtir des châteaux en Espagne, puisqu'il nous faut habiter en France? C'est ma vieille leçon, et vous l'entendez bien ; dites-moi, ma chère fille, si vous la pratiquez bien.

Je vous prie, réglez vos exercices, et faites en iceux grande considération aux inclinations de votre chef: moquez vous de ces attaques frivoles, par lesquelles votre ennemi vous représente le monde, comme si vous deviez y retourner ; moquez-vous-en, dis-je, comme d'une impertinence; il ne faut point de réponse à ces tentations que celle de notre Seigneur : Arrière de moi, ô Satan! tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu (Mt 4,7 Mt 4,10). Ma chère fille, nous sommes au chemin des saints, allons courageusement, malgré les difficultés qui y sont.

Il me semble que j'ai satisfait à tout ce que vous désiriez de savoir de moi, qui n'ai pas de plus grand désir que de vous servir fidèlement en cet endroit.

Je désirerais bien de vous voir ; mais il n'était pas convenable que je le voulusse. Dieu disposera peut-être quelque moyen plus propre pour cela: oui, je l'en prie, si c'est pour sa gloire, pour laquelle je veux tout vouloir.

Qu'à jamais puisse-t-il vivre et régner en nos âmes.

Je suis pour cela, madame, ma très-chère fille et soeur, votre, etc.


LETTRE DCCCLVII, A UNE DAME MARIÉE.

Il faut supporter avec patience ses propres imperfections. Avis sur la méditation. Quels sont les devoirs et les occupations qu'on peut se permettre ië jour où l'on a communié. On ne doit pas s'embarrasser des jugements du monde, ni, par un escès contraire, donner volontairement mauvaise opinion de soi. Il ne faut point avoir de jalousies spirituelles. - Garnier lettre 235


Madame ma très-chère soeur, je vous vois toujours languissante du désir d'une plus grande, perfection. Je loue cette langueur, car elle ne vous retarde point, je le sais bien; au contraire, elle vous anime et pique à la conquêter.

Vous vivez, ce me dites-vous, avec mille imperfections. Il est vrai, ma bonne soeur; mais ne tâchez-vous pas d'heure à autre de les faire mourir en vous? C'est chose certaine que,, tandis que nous sommes ici environnés de ce corps si pesant et corruptible, il y a toujours en nous je ne sais quoi qui manque.

Je ne sais si je vo.us l'ai dit, il nous faut avoir patience avec tout le monde, et premièrement avec nous-mêmes, qui nous sommes plus importuns à nous-mêmes que nul autre, depuis que, nous savons discerner entre le vieil et le nouvel Adam, l'homme intérieur et extérieur.

Or sus vous avez toujours le livre en main pour la méditation, autrement yous.ne faites rien. Que vous doit-il chaloir de cela? Que ce soit le livre en main, et à diverses reprises, ou sans livre, que vous importe- t-il. Quand je vous dis que vous n'y fussiez que demi-heure, c'était au commencement que je craignais de forcer votre imagination; mais maintenant il n'y a pas de danger d'y employer une heure.

Le jour qu'on s'est communié il n'y a nul danger de faire toutes sortes de bonnes besognes, et travailler : il y en aurait plus à ne rien faire. En la primitive Église, où tous communiaient tous les jours, pensez-vous qu'ils se tinssent les bras croisés pour cela? Et S. Paul qui disait la sainte messe ordinairement gagnait néanmoins sa vie au travail de ses mains.

De deux seules choses se doit-on garderie jour de la communion, du péché, et des voluptés et plaisirs recherchés : car pour ceux qui sont dus ou exigés, ou qui sont nécessaires, ou qui se prennent par une honnête condescendance, ils ne sont nullement défendus ce jour-là ; au contraire, ils sont conseillés, moyennant l'observation d'une douce et sainte modestie.

Non, je ne voudrais pas m'abstenir d'aller en un honnête festin, ni en une honnête assemblée, ce jour-là, si j'en étais prié, bien que je ne voudrais pas les rechercher. Il y a un autre exemple es gens mariés, qui ce jour-là peuvent ains doivent rendre leurs devoirs, mais non pas les exiger sans quelque indécence, laquelle néanmoins ne serait péché mortel : je mets cet exemple exprès.

Vous me demandez si ceux qui désirent vivre avec quelque perfection peuvent tant voir le monde. La perfection, ma chère dame, ne gît pas à ne voir point le monde, mais oui bien à ne le point goûter et savourer. Tout ce que la vue nous apporte, c'est le danger ; car qui le voit est en péril de l'aimer ; mais à qui est bien résolu et déterminé la vue ne nuit point. En un mot, ma soeur, la perfection de la charité, c'est la perfection de la vie ; car la vie de notre âme, c'est la charité. Nos premiers chrétiens étaient au monde de corps, et non de coeur, et ne laissaient pas d'être très-parfaits. Ma chère soeur, je ne voudrais nulle feintise en nous, pas de vraies feintises. La rondeur et simplicité sont nos propres vertus.

Mais il me fâche, dites-vous, des mauvais jugements que l'on fait de moi, qui ne fais rien qui vaille ; et on croit que si : et vous me demandez une recette. La voici, ma chère fille, telle que les saints me l'ont apprise : Si le monde nous méprise, réjouissons-nous, car il a raison, puisque nous sommes méprisables; s'il nous estime méprisons son estime et son jugement, car il est aveugle. Enquérez-vous peu de ce que le monde pense, ne vous en mettez point en souci, méprisez son prix et son mépris, et le laissez dire ce qu'il voudra, ou bien ou mal.

Je n'approuve donc pas que l'on faille, pour donner mauvaise opinion de soi; c'est toujours faillir et faire faillir le prochain : au contraire, je voudrais que, tenant les yeux sur notre Seigneur, nous fissions nos oeuvres sans regarder que c'est que le monde en pense, ni quelle mine il en fait. On peut fuir de donner bonne opinion de soi, mais non pas rechercher de la donner mauvaise, surtout par des fautes faites exprès. En un mot, méprisez presque également l'opinion que le monde aura de vous, et ne vous en mettez point en peine. De dire qu'on n'est pas ce que le monde pense, quand il pense bien de vous, cela est bon ; car le monde est un charlatan, il en dit toujours trop, soit en bien, soit en mal.

Mais que me dites-vous? que vous portez envie aux autres que je préfère à vous? et le pis est que vous dites que vous le savez bien. Comme le savez-vous bien, ma chère soeur ? En quoi préféré-je les autres ? Non, croyez-moi, vous m'êtes chère, et très-chère; et je sais bien que vous ne préférerez pas les autres à moi, bien que vous le dussiez; mais je vous parlerai en confiance.

Nos deux soeurs des champs ont plus de nécessité d'assistance que vous qui êtes en la ville, en laquelle vous abondez d'exercices, de conseils, et de tout ce qu'il faut, là où elles n'ont nul qui les aide.

Et quant à notre soeur du N., ne voyez-vous pas qu'elle est seule, n'ayant point d'inclination à se ranger à la confiance de ceux que M. notre père lui propose? et M. notre père ne goûte point ceux que nous proposons : car, à ce qu'elle m'écrit, M. notre père ne peut approuver le choix de M. Vardot. Ne dois-je pas plus de compassion, à cette pauvre crucifiée qu'à vous, qui, Dieu, merci, avez tant de commodités !




LETTRE DCCCLVIIÏ.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UN JEUNE SEIGNEUR

Qui s'était plaint au Saint des difficultés qu'il avait à pratiquer la vertu. - Garnier lettre 236 Ier fragment.

 Eh bien, je veux que vous ayez tout autant d'aversion pour la vertu que l'on en peut avoir ; je vous assure néanmoins que vous pourrez changer de naturel, et que pourvu que vous fassiez ce que je vous dirai, vous ne rencontrerez point de difficulté à être tel que vous devez, et acquérir toute la perfection qui est conforme à votre qualité.

Monsieur, je vous prie de vous mettre souvent devant les yeux, et de rappeler en votre esprit ce que la très-sage bonté de Dieu a voulu opérer en votre âme, et par votre moyen, en vous donnant des biens, de la faveur et de l'autorité.

Les princes et les grands seigneurs ont pour l'ordinaire en naissant, ce que le simple peuple s'efforce d'acquérir avec bien de la peine. Que si quelque chose leur manque, ils peuvent tout en celui qui leur a tant donné ; et il leur suffit de vouloir pour être assez puissants. Mais afin que leur volonté soit plus conforme à la règle de toute bonne volonté, leur perfection doit être de vouloir seulement ce que Dieu veut. Or il est vrai que Dieu ne veut autre chose d'un prince, sinon qu'en régissant tous ses sujets avec crainte et amour, il aime et craigne Dieu avec une crainte filiale, et un amour très-pur, très-saint et très-cordial.

Souvent leur indulgence est une pure cruauté, et leur justice est une très-grande miséricorde: leur exemple est le point d'où dépend le bonheur et le malheur du peuple ; et partant ils doivent tous dire avec Trajan : « Je dois être tel prince envers mes sujets, que je désirerais de rencontrer un prince, si j'étais sujet. » De même aussi, comme chaque seigneur et chaque gentilhomme est un petit monarque en sa maison, ils ne doivent pas s'oublier de ces paroles de l'Apôtre : « Vous qui êtes maître, faites à vos serviteurs ce qui est juste et convenable, vous souvenant que vous avez un autre maître au ciel (Col 4,1), et des rois sur la terre de qui vous dépendez.»

Ils ne doivent donc pas faire chez eux comme des lions, révolter leurs domestiques et opprimer leurs serviteurs; mais leur piété doit être généreuse, et leur courage plein de clémence et de bonté. C'est là leur première leçon, d'où ils apprendront à rendre à Dieu et à leur roi tous les devoirs de leur sujétion ; et à leurs sujets tous les offices d'une puissance qui ne doit marcher que sur la justice et sur la bonté.






LETTRE DCCCLIX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UN JEUNE SEIGNEUR.

Sur le même sujet (IIe fragment).

Qu'y a-t-il qui vous empêche d'être saint ? et qu'est-ce que vous voulez, que vous ne puissiez pour ce sujet ? Un pauvre homme peut bien en vérité être saint; mais un seigneur puissant, comme vous êtes, peut non-seulement l'être, mais faire tout autant de saints qu'il y a de témoins de ses actions.



LETTRE DCCCLX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Le Saint l'encourage à pratiquer la vertu, lui prescrit la manière ds bien employer la journée par des exercices de piété, lui recommande d'avoir une dévotion gaie, et lui donne des avis sur sa grossesse.

Madame, la lettre que vous m'avez écrite le 16 mai, et laquelle je n'ai reçue que le 27 juin, me donne grand sujet de bénir Dieu de la fermeté en laquelle il conserve votre coeur pour le désir de la perfection de la vie chrétienne, lequel je découvre bien clairement, par la naïveté sainte avec laquelle vous représentez vos tentations, et le combat que vous faites ; et je vois bien que notre Seigneur vous assiste, puisque pied à pied et jour à jour vous conquérez votre liberté et affranchissement des imperfections et infirmités principales qui vous ont ci-devant affligée. Je ne doute point que dans fort peu de temps vous n'en soyez entièrement victorieuse, puisque je vous vois si courageuse au combat, et si pleine d'espérance et de confiance de vaincre par la grâce de notre bon Dieu.

La consolation que vous avez en cette entreprise est sans doute un vrai présage qu'elle vous réussira très-heureusement. Fortifiez-vous donc, madame, en ce bon dessein, duquel la fin est la gloire éternelle ; n'oubliez rien au logis de ce qui est requis pour en chevir ; continuez vos communions et confessions fréquentes ; ne passez point de jour sans lire quelque peu dans un livre spirituel ; et pour peu que ce soit, pourvu que ce soit avec dévotion et attention, le profit en sera bien grand. Faites l'examen de conscience au soir : accoutumez-vous aux prières brièves, et aux oraisons qu’on appelle jaculatoires ; et le matin en sortant du lit, mettez-vous toujours à genoux, pour saluer et faire la révérence à votre Père céleste, à Notre-Dame, et votre bon ange ; et quand ce ne serait que pour trois minutes, il n'y faut jamais faillir ; ayez quelque image bien dévote, et la baisez souvent.

Je suis consolé de quoi vous avez l'esprit plus gai que ci-devant. Sans doute, madame, tous les jours vos contentements croîtront, car la douceur de notre Seigneur se répandra de plus en plus en votre âme. Jamais personne n'a goûté de la dévotion, qui ne l'ait bien trouvée souefve. Je m'assure que cette gaieté et consolation d'esprit s'étend et rend son odeur précieuse sur toutes vos conversations, et particulièrement sur la domestique, laquelle, comme elle vous est la plus ordinaire, et selon votre principal devoir, aussi s'en doit-elle ressentir plus que nulle autre. Si vous aimez la dévotion, faites que tous lui portent honneur et révérence : ce qu'ils feront, s'ils en voient de bons et agréables effets en vous.

Mon Dieu ! que vous avez de grands moyens de mériter en toute votre maison ! Indubitablement vous la pouvez rendre un vrai paradis de piété, ayant monsieur votre mari si propice à vos bons désirs. Eh ! que vous serez heureuse, si vous observez bien la modération que je vous ai dite, en vos exercices, les accommodant le plus que vous pourrez à vos affaires domestiques, et à la volonté de votre mari, puisqu'elle n'est point déréglée ni farouche. Je n'ai guère vu de femmes mariées qui puissent être dévotes à meilleur marché que vous, madame, qui partant êtes fort obligée à vous y avancer.

Je voudrais bien que vous fissiez l'exercice de la sainte méditation, car il me semble que vous en êtes fort capable. Je vous en dis quelque chose pendant ce carême, je ne sais si vous y aurez mis la main ; mais je désirerais que vous n'y employassiez pas sinon demi-heure chaque-jour, et non plus, au moins de quelques années, je pense que cela servirait bien fort à la victoire de vos ennemis.

Je suis pressé d'écrire, et néanmoins je ne sais finir, tant je suis consolé de vous parler sur ce papier. Et croyez, madame, je vous supplie, que le désir que j'ai une fois, conçu de vous servir et honorer en notre Seigneur, croit et s'augmente tous les jours en mon âme, marri que je suis d'en pouvoir si peu rendre d'effets ; au moins ne manqué-je point de vous offrir et représenter à la miséricorde de Dieu en mes foibles et languissantes prières, et surtout au saint sacrifice de la messe ;,j'y ajoute toujours toute votre maison, que je chéris uniquement en vous, et vous en Dieu.

J'ai appris que vous étiez grosse; j'en ai béni Dieu, qui veut accroître le nombre des siens par l'augmentation des vôtres. Les arbres portent les fruits pour.les hommes; mais les femmes portent les enfants pour Dieu ; c'est pourquoi la fertilité est une de ses bénédictions. Faites votre profit de cette grossesse en deux façons, offrant votre fruit à Dieu cent fois le jour, comme saint Augustin témoigne que sa mère étant enceinte de lui avait coutume de le faire. Puis es ennuis et afflictions qui vous arriveront et qui ont accoutumé de suivre la grossesse, bénissez notre Seigneur de ce que vous souffrez pour lui faire un serviteur ou une servante, qui, moyennant sa grâce, le louera éternellement avec vous.

Dieu enfin soit en tout et partout glorifié en nos peines et consolations. Je suis, etc.




F. de Sales, Lettres 2016