Bernard sermons 30121

TROISIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Des cinq jours de la marche triomphale, de la cène,de la passion, de la sépulture et de la résurrection.

1. Si Dieu a tout fait et réglé avec nombre, poids et mesure, c'est particulièrement en ce qui a rapport au temps où il s'est montré sur la terre, pour y vivre au milieu des hommes qu'il a réglé tout ce qu'il a fait, dit et souffert parmi eux, de telle sorte qu'il n'y eût pas un moment de sa vie, pas un iota de ce qu'il a dit, qui fût sans une signification sacramentelle et mystérieuse. Toutefois, les jours qu'il a plus particulièrement mis en lumière à nos yeux sont au nombre de cinq, en comptant celui où je vous parle. Ce sont ceux de sa marche triomphale, de la cène, de sa passion, de sa sépulture, et de sa résurrection, jours évidemment remarquables entre tous, et les plus insignes de sa vie entière. Le premier de ces cinq jours où il a daigné recevoir les hommages des hommes et entier, non point à pied, comme il l'avait fait jusqu'à lors, mais monté sur un âne, dans les murs de Jérusalem, au milieu des transports de joie et des chants de triomphe de la population toute entière. Mais cette entrée triomphale fut le prélude de sa passion, car elle ralluma contre lui la haine des princes des prêtres. Nous lisons, il est vrai, dans un autre endroit de l'Evangile, qu'ayant appris que la foule allait venir le prendre pour le faire roi, il s'enfuit pour ne pas être élevé sur le trône (Jn 6,15) ; aujourd'hui qu'on ne le recherche plus il se présente de lui-même et veut être accueilli comme Roi d'Israël, et proclamé tel par toutes les bouches, que dis-je, il fait plus encore, car il n'est pas douteux qu'il porta lui-même les Juifs à faire entendre ces acclamations sur son passage. Jésus tient à peu près la même conduite pour sa passion. En effet, tantôt il s'éloigne, et se cache des Juifs, et rie veut plus se montrer en public dans la Judée, parce qu'on cherchait à le faire mourir (Jn 7,1), et tantôt lorsqu'il sait que son heure est venue, comme un homme qui est complètement maître de faire ce qu'il veut, il vient de lui-même au devant de la passion. Il convenait, en effet, que nous eussions un pontife, qui fût soumis aux mêmes épreuves que nous en toutes choses, à l'exception du péché (He 4,15), et que , comme les autres hommes, il sût à propos se soustraire ou s'exposer aux chances de la prospérité et aux coups de l'adversité, et nous donner, en sa personne, l'exemple salutaire de cette double conduite. En effet, s'il faut souvent, par l'esprit d'humilité, éviter les applaudissements du monde et fuir les prospérités du siècle, il est juste aussi parfois de les accepter, cela peut se trouver dans l'ordre. De même il est quelquefois prudent, selon les temps et les lieux, de fuir la persécution des hommes, et quelquefois nécessaire de la souffrir avec courage.

2. Or, c'est dans ces deux choses, je veux dire dans la prospérité et dans l'adversité, que se résume à peu près toute la vie de l'homme, et c'est dans la pratique de ces quatre alternatives que consiste toute notre vertu. Il convenait donc que celui en qui se trouve la plénitude de la vertu, la pratiquât dans tous ses détails, afin de montrer, à tous les yeux, qu'il savait supporter l'abondance aussi bien que la pénurie. Car, on ne saurait dire que la sagesse de Dieu fût le partage de ceux que tue la prospérité, ni que sa vertu se trouvât parmi ceux que l'adversité abat, attendu qu'il est écrit, que ceux que tue leur prospérité, ce ne sont que les insensés, et que, s'il y en a que l'adversité abat, ce ne peuvent être que les enfants, non pas indistinctement tous les hommes (Pr 1,32). Mais toutefois, avec quelle modestie voyons-nous qu'il accepte la gloire que les hommes lui décernent ! C'est monté sur un âne qu'il se présente à son triomphe, au lien d'arriver dans un char ou sur un cheval magnifique, et il disait : « Si quelqu'un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin (Mt 21,3). » Oui, il en a besoin, mais pour de grandes choses, pour notre salait; car Dieu est venu sur la terre pour sauver en même temps les hommes et les bêtes, par un effet de son immense miséricorde. La grâce et l'honneur qu'il nous a fait là favorise les commencements de notre conversion, et nous permet d'avoir d'abord un fils de celle qui était esclave. Ainsi, celui qui était attaché et ne pouvait ou ne voulait rien faire, s'est vu détaché sur l'ordre du Seigneur, ou plutôt, il s'est vu, sans le vouloir, et sans pouvoir résister, plus étroitement lié par un double lien. Mais, en attendant, il ne sait point se féliciter dans le Seigneur avec une assez grande pureté d'intention. Il est persuadé que ce qu'il fait plait au Seigneur, et il se console dans la pensée que ce qu'il fait le rend, en quelque sorte, son débiteur, et il répète à chaque instant, que le Seigneur a besoin de son service. Mais, avec le temps, il finira certainement par se préoccuper de sa propre dette, il appréhendera de n'être plus digne aux yeux de son Seigneur de lui rendre cet important service, et s'écriera : Hélas! je ne suis qu'un serviteur inutile, vous n'avez pas besoin de mon service. Mais, quand il en sera venu là, ii se trouvera dans les sentiments d'un amour véritable et fidèle. Dans les sentiments du fils de la femme libre, avec lequel celui de l'esclave ne doit pas partager l'héritage du père. Voilà ce que nous apprend le cortège triomphal du Seigneur en ce jour.

30122 3. Mais, avant la passion, notre affectueux père de famille a soin de donner une réfection à ses héritiers, et, c'est en cela encore, qu'apparaissent la bénignité et l'humanité du Sauveur; car, comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin (Jn 13,1), et leur dit : « J'ai eu le plus grand désir de manger cette pâque avec vous avant (Lc 22,15). » En effet, il était bien nécessaire qu'il eu fût avait demandé qu'il lui fût permis de les passer au moment (Lc 22,31), il fallait donc commencer par les réconforter un peu; en effet, qu'eussent-ils fait s'ils eussent été tout à fait à jeûn, quand on les voit succomber comme ils le firent, même après avoir pris leur réfection ? C'était beaucoup moins la passion corporelle que la tentation de l'esprit qui le menaçait, puisqu'il devait soutenir seul l'épreuve de la passion jusqu'à ce qu'elle fût terminée, aussi est-ce le coeur bien plus que le corps de ses disciples qu'il fortifia par un peu de nourriture. Il fut, en effet, la seule victime nécessaire, voilà pourquoi il lut la seule immolée, et il n'était pas convenable, pour le Christ, que Pierre, que Jacques et que Jean souffrissent avec lui pour le salut des hommes. Il est vrai qu'il y en a eu deux autres de crucifiés avec lui, mais ce furent deux brigands, afin que nul ne pût soupçonner que le sacrifice du Sauveur fût insuffisant et qu'ils ont pu suppléer ce qui lui manquait, en souffrant avec lui.

4. Mais je me demande quels pains le Sauveur donna à ses apôtres à, la cène. Il me semble qu'il leur en servit cinq. « Ma nourriture, dit-il; est de faire la volonté de mon Père (Jn 4,34): » C'est là, sans doute, une nourriture, suais ce n'est que la nourriture du coeur. Qu'y a-t-il qui soutienne et fortifie le coeur de l'homme, qui l'affermisse et le sustente dans toutes ses épreuves autant que le peut faire l'accomplissement de la volonté de Dieu, qui est:pour l'âme comme l'aliment que l'estomac digère ? Aussi, voyons-nous qu'il n'y a que celui dont le coeur s'est desséché, parce qu'il a oublié de prendre sa nourriture, qui ne sait ni entendre la voix de Dieu qui l'exhorte, ni goûter les consolations de ses promesses divines, ni - se fondre dans les douces larmes de la prière, toutes choses que j'appellerai la nourriture du coeur. Mais au dessus de tout cela, je place la chair même du Seigneur qui est nue véritable nourriture, le vrai pain de vie, le pain même vivant descendu du ciel (Jn 6,56). Or, pour peu que vous le vouliez, vous remarquerez facilement qu'aucune de ces différentes nourritures n'a manqué dans la cène du Seigneur. En effet, lorsque les disciples étaient encore à table, Jésus se lève, se ceint les reins d'un linge, prend de l'eau dans un bassin, puis se met à laver et à essuyer les pieds de ses disciples. Assurément, un ne saurait voir là la volonté de la chair et du sang, c'était la volonté du Père et notre sanctification qui commandaient. En effet, le Seigneur lui-même le fait bien comprendre lorsque, en s'adressant à Pierre, il lui dit : « Si je ne te lave les pieds, tu n'auras point de part avec moi (Jn 13,8). » Or, nous savons bien de qui sont ces paroles : « Je ne repousserai point celui qui vient à moi; car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de celui qui m'a envoyé (Jn 37). » Il était convenable, et d'ailleurs, c'était son habitude, qu'il joignit l'exemple au précepte. En parlant alors à ses apôtres, et il le fit plus longuement qu'à l'ordinaire, il s'efforce de les rassurer et de les ranimer, contre sa passion qui est l’imminente, par de nombreuses promesses concernant sa résurrection; l'envoi du Paraclet, leur confirmation dans le bien, et leur retour final vers lui. Puis après, il se mit en prières, et, répétant jusqu'à trois fois de suite la même chose, il entra en agonie, et alors ou le vit, s'il est permis de parler ainsi, pleurer non-seulement des yeux, mais de tous ses membres, afin de purifier par ses larmes, son corps tout entier, c'est-à-dire l'Église. Car ce qui est du sacrement de son corps et de son sang, il n'y a personne qui ne sache que c'est ce jour-là, que, pour la première fois, nous fut donné en nourriture aussi digne d'admiration qu'unique dans son genre, et que nous avons reçu le précepte de la manger fréquemment désormais.

5. Vient ensuite le jour de la passion, pendant lequel, pour sauver l'homme tout entier, il fit, de toute sa personne, une hostie salutaire, en exposant son corps à toute sorte de supplices et de traitements injustes, et son âme, en deux circonstances différentes, aux souffrances de la compassion humaine; la première fois, par la vue de la douleur incontestable des saintes femmes, et la seconde, par celle du découragement et de la dispersion de ses disciples. C'est même dans ces quatre souffrances, que consiste la croix du Seigneur, et voilà tout ce qu'endura pour nous celui qui compatit à nos malheurs avec tant du charité. Mais enfin, pour ce qui, est des souffrances de sa passion, elles eurent une fin, comme il le prédit aux saintes femmes, en les consolant, une fin bien prompte, et que vous connaissez, sa sépulture, ou son repos, et sa résurrection. Et nous aussi, mes Frères, si nous avons hâte d'entrer également dans notre repos, nous ne devons point oublier qu'il nous faut d'abord passer par des épreuves nombreuses. Mais , tant que nous serons dans la tribulation, il nous semble que le comble de nos voeux se trouvera pour nous dans le repos après lequel nous soupirons, et que nous n'aurons plus rien, à désirer alors. Mais, hélas! dans le repus même de la mort, nous ne goûterons pas encore un complet repos, nous serons encore en proie à un désir, à celui de la résurrection éternelle. « Dès lors, est-il dit, ils se reposeront de leurs travaux (Ap 14,13).» Or, si ceux qui meurent dans le Seigneur se reposent de leurs travaux, ils ne laissent pourtant point encore de pousser des cris vers le Seigneur. Placées sous le trône de Dieu, les âmes de ceux qui ont été mis à mort pour lui, ne cessent de crier vers lui (Ap 6,9), parce que, s'il n'y a plus rien qui les fasse souffrir dans l'état où elles sont, cependant elles ne possèdent pas encore tout, ce qui doit mettre le comble à leur bonheur, et elles ne l'auront que lorsque leur repos sera suivi de la résurrection, et que, à leur sabbat, aura succédé la Pâque.



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SERMON POUR LE MERCREDI SAINT. Sur la passion de Notre-Seigneur.

1. Que notre coeur veille, mes Frères, pour ne pas laisser infructueux ces jours pleins de mystères. La moisson promet d'être abondante, préparez des vases purs pour la recevoir. Venez recueillir les dons de la grâce, avec des âmes pieuses et dévotes, des sens sur leur garde, des affections réglées et des consciences pures : non-seulement le genre de vie particulier que nous avons embrassé, nous y convie, mais l’usage de l’Eglise dont vous êtes les enfants, vous presse vivement de le faire. En effet, pour tons les chrétiens, cette sainte semaine est, l'occasion non pas ordinaire, mais tout à fait exceptionnelle de faire preuve de piété, de modestie, d'humilité et de recueillement, pour compatir, en quelque sorte aux souffrances du Christ. Est-il, en effet; un homme tellement privé de tout sentiment de religion, qui ne se sente, pendant ces jours, l'âme pénétrée de douleur? Est-il orgueil si grand qui rie s'abaisse ? Est-il ressentiment si tenace qui ne s'adoucisse? Amour, si vif des plaisirs qui ne se prive? Passions si débordées qui ne se contraignent? Coeur si mauvais qui ne s'ouvre à la pénitence? Or, rien de plus juste qu'il en soit ainsi, car nous entrons dans le temps de la passion du Sauveur qui continue jusqu'à présent encore; à faire trembler la terre, à fendre les rochers et à forcer les tombeaux à s'ouvrir. De plus, nous approchons du jour de sa résurrection, dont vous vous préparez à célébrer la fête sous les yeux du Seigneur de Très-haut. Ah! plût à Dieu que vos âmes fussent la joie et le bonheur de la célébrer au plus haut des cieux, au sein des merveilles de ses mains. Mais, en attendant, il ne pouvait arriver sur la terre rien de meilleur que ce que le Seigneur y a fait pendant ces saints jours, et il ne pouvait nous être recommandé rien de préférable à la célébration annuelle du souvenir de ces grandes choses, dans le désir de nos âmes, rien de plus agréable que d'attester avec force l'abondance de ses douceurs (Ps 144,7). Après tout, c'est pour nous que nous le faisons ; c'est ainsi que nous recueillerons les fruits du salut et que nous recouvrerons la vie de l'âme. O Seigneur Jésus, que votre passion est admirable, elle a mis en fuite toutes nos passions, elle a expié toutes nos iniquités, et il n'est pas de maladie si terrible de l'âme pour laquelle elle ne soit d'une efficacité parfaite. En est-il, en effet, une seule, même mortelle, qui ne soit guérie par sa mort.

2. Or il y a, mes frères, trois choses en particulier à considérer dans la passion : sa manière et sa cause. Dans le fait, nous remarquons, la patience du Sauveur, dans la manière brille son humilité, et dans la cause éclate sa charité. Pour sa patience , elle fut unique; car, pendant que les pécheurs frappaient sur lui comme des forgerons frappent sur l’enclume, étendaient si cruellement ses membrés sur le bois de la croix qu'on pouvait compter tous ses os, entamaient de tous côtés ce vaillant rempart d'Israël, et perçaient ses pieds et ses mains le clous, il fut comme l'agneau que l'on conduit à la boucherie, et semblable à la brebis ente les mains de celui qui la dépouille, de sa toison, il n'ouvrit urane pas la bouché, il ne laissa pas échapper une plainte contre son père qui l'avait envoyé sur la terre, pas un mot amer contre le genre humain dont il allait, dans son innocence, acquitter las dettes, pas un, reproche à l'adresse de ce peuple qui était son peuple , et qui le payait de tous ses bienfaits, par de si grands supplices. On voit des hommes qui sont punis pour leurs fautes et qui supportent leur châtiment avec humilité, et on leur fait un mérite de leur patience. On en voit d'autres qui sont flagelles beaucoup moins pour expier leurs fautes que pour être mis à l'épreuve, et pour être récompensés ensuite, et leur patience est tenue pour plus grande et plus exemplaire. Quelle ne sera donc pas à nos yeux, la patience de Jésus-Christ qui est mis, on ne peut plus cruellement, à mort comme un voleur dans son propre héritage, par ceux-mêmes qu'il était venu sauver, quoiqu'il fut exempt de tout péché tant actuel qu'originel, et même de tout germe de péché ? Car en lui, habite la plénitude de la divinité, non pas en figure, mais en réalité; en lui, Dieu le Père se réconcilie le monde; je ne dis pas figurativement mais substantiellement, et il est plein de grâce et de vérité, non point par coopération, mais personnellement, pour accomplir son couvre. Isaïe a dit quelque part : « Son oeuvre, est loin d'être son oeuvre (Is 28,21). » C'est-à-dire cette oeuvre était bien son oeuvre, parce que c'est celle que son Père lui a donnée à faire, et ce qui n'était pas son oeuvre, c'est que étant tel qu'il est, il souffrît ce qu'il a souffert. Voilà donc comment il nous est donné de remarquer sa patience dans l'oeuvre de sa passion.

30124 3. Mais, si vous jetez les yeux sur la manière dont il souffrit la passion, ce n'est pas seulement doux, c'est encore humble des coeur que vous le trouverez. On peut dire que le jugement qu'on a porté de lui dans, son abaissement, est nul (Ac 8,33), puisqu'il ne répondit rien à tant de calomnies et à tous les faux témoignages dirigés contre lui. « Nous l'avons vu, dit le Prophètes et il avait plus ni éclat ni beauté. (Is 53,2). » Ce n'était plus le plus beau des enfants des hommes, mais c'était un opprobre; une sorte de lépreux, le dernier des hommes, un homme de douleur, un homme touché de la main de Dieu et humilié aux yeux de tous; en sorte qu'il avait perdu toute apparence et toute beauté. O homme, en même temps, le dernier et le premier des hommes ! Le plus abaissé et le plus sublime ! L'opprobre des hommes et la gloire des anges ! Il n'y a personne de plus grand que lui, et personne non plus de plus abaissé. En un mot, couvert de crachats, abreuvé d'outrages, et condamné à la plus honteuse des morts, il est mis au rang des scélérats eux-mêmes. Une humilité qui atteint de pareilles proportions, ou plutôt, qui dépasse ainsi toutes proportions ne méritera-t-elle rien ? Si sa patience fut. unique, son humilité fut admirable, et l'une et l’autre furent sans exemple.

4. Mais l'une et l'autre se trouvent admirablement complétées par la charité, qui fut la cause de sa passion. En effet, c'est parce que, Dieu nous a aimés à l'excès que, pour nous racheter de notre esclavage, le Père n'a point épargné le Fils, et le Fils ne s'est point épargné lui-même. Oui, il nous a aimés à l'excès, puisque son; amour a excédé toute mesure , dépassé toute mesure, et a été plus grand que tout. « Personne, a-t-il dit lui-même, personne ne peut avoir un amour plus grand que celui qui va jusqu'à lui faire donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13), » et pourtant, Seigneur, vous en avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est on sera jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des coupables que vous endurez la passion; grand que celui qui va jusqu'à lui faire donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13), » et pourtant, Seigneur, vous en avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est ou sera jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des coupables que vous endurez la passion, c'est pour nos péchés que vous mourez, c'est sans aucun mérite de leur part que vous venez justifier les pécheurs, prendre des esclaves pour frères , vous donner des captifs pour cohéritiers et appeler des exilés à monter sur des trônes. Evidemment, ce qui ajoute encore un lustre unique à son humilité et à sa patience, c'est que, non content de livrer son âme à la mort et de se charger des péchés des hommes, il va de plus jusqu'à prier pour les violateurs de sa loi, de peur qu'ils ne périssent. Il n'est rien de plus certain et de plus digne de foi, c'est qu'il n'a été offert en sacrifice que parce qu'il l'a bien voulu! Ce n'est pas assez de dire : il a consenti à être immolé, mais il n'a été immolé que parce qu'il a voulu l'être; car nul ne pouvait lui enlever la vie malgré lui, aussi nul ne l'a lui a-t-il ôtée; ainsi, il l'a offerte de lui-même. A peine eut-il goûté au vinaigre qu'il s'écria : « Tout est consommé (Jn 19,30). » En effet, il ne restait plus rien à accomplir, n'attendez donc plus rien de lui à présent. « Et alors ayant penché la tête, » celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, « rendit l'esprit. » Quel homme s'endort ainsi à son gré, dans les bras de la mort? Assurément la mort est la plus grande défaillance de la nature, mais mourir ainsi c'est le comble même de la force, c'est que ce qui semble une défaillance en Dieu, est encore plus fort que ce qui parait le comble de la force dans les hommes (1Co 1,25). Un homme peut porter la folie jusqu'à porter sur lui-même une main criminelle. Mais ce n'est pas là déposer la vie comme un vêtement, c'est se l'arracher avec précipitation et violence bien plutôt que la quitter à sa volonté. Déposer ainsi la vie, comme tu as eu le triste pouvoir de le faire, ô impie Judas, c'est moins la déposer que se pendre; ce n'est point la tirer soi-même du fond de ses entrailles, c'est l'arracher avec un lacet, enfin ce n'est point rendre, mais c'est perdre la vie. Il n'y a que celui qui a pu, par sa propre vertu, revenir à la vie, qui a pu aussi la quitter parce qu'il l'a voulu. Seul il a eu le pouvoir de la déposer et de la reprendre ensuite, comme on dépose et comme on reprend un vêtement, parce que seul il a le pouvoir de la vie et de la mort.

30125 5. Combien inestimable n'est donc point cette charité, combien admirable cette humilité, combien ineffable cette patience! Oui, une hostie aussi sainte, aussi immaculée, aussi agréable était digne d'être agréée. Oui, l'agneau qui a été immolé est digne vraiment de recevoir la puissance (Ap 5,12), de faire ce pourquoi il est venu, d'ôter les péchés du monde, je veux dire le triple péché qui a établi son règne sur la terre. Peut-être pensez-vous que je veux parler de la concupiscence de la chair, de la concupiscence des yeux et de l'orgueil de la vie; de ce triple lien qu'il est si difficile de rompre que beaucoup traînent derrière eux, ou plutôt dans les noeuds desquels il y en a tant qui sont traînés comme dans les liens de la vanité. Mais les triples liens du Sauveur prévalent dans les élus. En effet, comment le souvenir de sa patience n'éloignerait-il point de notre âme la volupté, comment celui de son humilité n'écraserait-il point tout sentiment d'orgueil? Quant à la charité, elle est telle que la pensée seule en occupe tellement notre esprit, et s'empare si complètement de notre âme, qu'elle en éloigne, d'un souffle, toute pensée de curiosité. Ainsi, voilà donc des choses contre lesquelles la passion du Sauveur est puissante.

6. Mais il y a encore trois sortes de péchés que la vertu de la croix étouffe, comme j'ai l'intention de vous le dire, et peut-être n'est-il pas tout à fait inutile que vous l'entendiez. Le premier c'est le péché originel, le second c'est le péché que j'appellerai personnel, et le troisième le péché unique ou singulier. Par péché originel, on entend le plus grand de tous les péchés, celui qui nous vient d'Adam en qui nous avons tous péché, et qui est cause que tous nous sommes sujets à la mort. Je dis que c'est le plus grand des péchés, parce qu'il infeste tellement le genre humain tout entier, qu'il règne dans chacun de nous et qu'il n'est personne qui échappe à sa souillure. Il passe du premier homme au dernier, et, dans chacun, il se répand comme un virus mortel, de la plante des pieds au sommet de la tête. Non-seulement cela, mais il infeste tous les âges depuis l'instant où l'homme est conçu dans le sein de sa mère, jusqu'au moment où il rentre dans le sein de notre commune mère à tous. Sinon d'où viendrait ce joug accablant qui pèse sur tous les enfants d'Adam, depuis le jour de leur naissance jusqu'au jour où ils retournent dans les entrailles de la terre? Nous sommes conçus dans la souillure, nous croissons dans les ténèbres, et nous venons au jour dans la douleur. A peine conçus nous chargeons d'un lourd fardeau nos malheureuses mères, et, à notre naissance, nous lui déchirons le sein comme des vipères; mais ce dont je m'étonne c'est que nous ne soyons point nous-mêmes mis en pièces. Notre premier cri est un cri de douleur. Faut-il en être surpris quand on sait que nous entrons alors dans une vallée de larmes, si bien qu'on peut avec raison nous appliquer ce mot du saint homme Job : « L'homme né de la femme vit très-peu de temps et est rempli de beaucoup de misères (Jb 14,1). » Nous avons appris la vérité de ces paroles non par des paroles seulement, mais par les coups mêmes de la misère. « L'homme, dit-il, né de la femme: » Quel sort abject! Mais de peur qu'il ne s'en console, en se flattant que les plaisirs des sens l'en dédommageront au milieu des objets sensibles de ce monde, il lui rappelle sa mort prochaine, en parlant de sa naissance en ces termes : « Il vit très-peu de temps. » Et, pour qu'il ne se figure pas que de ce court espace de temps qui sépare son berceau de la tombe, il jouira du moins eus pleine liberté il continue : « Il est rempli de beaucoup de misères. » Oui, de beaucoup de très-nombreuses misères; misères du corps et misères de l'âme, misères durant son sommeil, misères durant sa veille, misères enfin de quelque côté qu'il se tourne. Quant à celui qui lui dit un jour, « Seigneur, voici votre fils (Jn 19,26), » il naquit aussi d'une femme, voire d'une femme qui était vierge, et bénie entre toutes les femmes. Néanmoins il. vécut bien peu de temps sur la terre, et n'en fut pas moins rempli de nombreuses misères, exposé aux embûches pendant sa courte existence, couvert. de mépris, froissé par mille injustices , accablé par les supplices et poursuivi de cruelles railleries.

30126 7. Doutez-vous que ce soit assez de cette obéissance pour effacer la tache de notre première prévarication? Je vous répondrai qu'il s'en faut bien qu'il en soit de la grâce comme du péché; car si nous avons été damnés pour une seule faute, nous sommes justifiés par la grâce de Jésus-Christ, après bien des péchés (Rm 5,45-46). Sans doute le péché originel était grave, puisqu'il a souillé non-seulement la personne d'Adam, mais la nature humaine tout entière; pourtant le péché. personnel est plus grave encore, puisque nous le commettons en lâchant la bride à nos sens, et en faisant de tous nos membres des instruments d'iniquité, en sorte que nous ne sommes plus seulement dans les chaînes que le péché d'un autre a forgées,, mais dans celles dont notre propre péché nous a chargés. Pour ce qui est du péché. singulier ou unique, il est d'autant plus grave que tous les autres, qu'il s'est attaqué à la majesté de Dieu même, alors que des hommes impies ont injustement mis le Juste à mort et porté des mains sacrilèges sur, le Fils même de Dieu, comme de cruels homicides, disons mieux, s'il est permis de se servir de ce mot, comme de cruels déicides. Quelle différence y a-t-il entre ce troisième péché et ces deux premiers? C'est, qu'au moment où il se commit, toute la machine du monde frémit, pâlit même, et que peu s'en fallut que l'antique chaos ne reprit partout ses droits. Supposons un prince de la terre qui fait, à main armée, invasion dans les terres de son roi, et les met à feu et à sang, supposons-en en; autre qui, admis à la table et dans les conseils de son roi, tue le fils de ce dernier par le poignard des traîtres. Le premier ne vous semblera-t-il point innocent en comparaison du second, ne vous, semblera-t-il point qu'il n'a fait presque aucun mal? Ainsi, en est-il de tout autre péché, comparé à celui dont je parle : or voilà le péché dont est tombé victime, celui qui s'est chargé de tous les péchés des hommes, afin de pouvoir par le péché condamner; le péché. Par ce dernier péché, en effet, le péché originel et le péché personnel a été détruit, bien plus ce péché même, ce péché unique et singulier s'est lui-même donné le coup de mort.

8. C'est en raisonnant a maximo; que je conclus que les deux moindres péchés sont effacés, et voici comment je raisonne. Jésus-Christ s'est chargé des péchés de tous les hommes; et il a prié pour ses bourreaux afin qu'ils ne périssent point, car il a dit : «Mon Père, pardonnez-les, ils ne savent ce qu'ils font (Lc 23,34). » C'est un mot irrévocable que vous avez prononcé là, Seigneur; et il ne reviendra pas à vous sans avoir produit son effet, il fera ce qu'il avait à faire. Voyez donc maintenant les oeuvres du Seigneur, les merveilles qu'il a faites sur la terre en notre faveur (Ps 45,8). Il a été battu de verges; couronné d'épines, percé de clous, attaché au gibet et raillé d'opprobres, et lui, néanmoins, oubliant toutes ses souffrances, s'écrie : « Pardonnez-leur. » Voilà comment aux misères du corps, répondent les miséricordes du coeur, aux douleurs, les pitiés, comment l'huile de la joie succède aux gouttes de sang qui ont humecté la terre. Les miséricordes sont aussi nombreuses que les misères. Celles-ci l'emporteront elles sur celles là, ou bien les premières vaincront-elles les secondes? O Seigneur, que vos antiques miséricordes l'emportent, et que votre sagesse triomphe de leur malice. L'iniquité de vos bourreaux est: grande; mais votre bonté ne l'est-elle pas bien davantage encore, Seigneur ? Oui, elle l'est, et elle l'est au delà de toute mesure. « Est-ce ainsi, dit-il par son prophète, est-ce ainsi qu'on me rend, le mal pour le bien, et qu'on creuse une fosse devant mes pas pour m'y faire tomber (Jr 18,20) ? » Il est bien vrai qu'ils ont creusé une, fosse à l'impatience, qu'ils ont donné à la colère des occasions aussi nombreuses que grandes d'éclater. Mais, Seigneur, qu'est-ce que la fosse qu'ils peuvent creuser, comparée aux abîmes de votre mansuétude? Ils l'ont creusée en vous rendant le mal pour le bien, mais la charité ; ne s'aigrit point, n'agit point avec précipitation, elle ne faiblit point, elle ne sait ce que c'est que de choir dans la fosse, et au mal qu'on accumule contre elle, elle ne répond que par des bienfaits qu'elle multiplie. Il s'en faut bien Seigneur, que des mouches, condamnées à périr, puissent faire perdre la douceur de son parfum au baume qui coule de votre coeur, de votre sein, où là miséricorde et la rédemption surabondent. Or, ces mouches, condamnées à périr, ce sont toutes vos misères, Seigneur; ce sont aussi les blasphèmes dont vous êtes l'objet, ce sont enfin ces outrages dont vous charge une génération perverse et irritante.

30127 9. Mais vous, Seigneur; qu'allez-vous faire? En même temps que vous élevez vos mains vers le ciel, et au moment où le sacrifice du matin va devenir l'holocauste du soir, votre voix, mêlée à la vertu de l'encens dont la fumée! s'élève vers les cieux, ombrageait la terre et rafraîchissait les enfers, fait entendre ce cri digne d'être exaucé à cause de la grandeur de celui qui l'a poussé : « O mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font (Lc 23,34). « O Seigneur, quel besoin de pardon il y a en vous ! Combien grande et abondante est votre douceur (Ps 30,20) ! Quelle distance sépare vos idées des nôtres ! Combien votre miséricorde est constante pour les impies! O merveille! D'un côté, Jésus s'écrie : «Pardonnez-leur: » et de 1’autre, j'entends les Juifs crier : «Crucifiez-le. » Les paroles de l'un sont plus douces que l'huile, et celles des autres sont aiguës comme des dards. O charité patiente, plus que cela, compatissante ! « La charité est patiente, » dit l'Apôtre. C'est assez; mais « elle est bienveillante (1Co 13,4), » c'est le comble. « Ne vous laissez pas vaincre par le mal. » Voilà ce qui s'appelle une charité abondante. « Mais, de plus, travaillez à vaincre le mal par le bien (Rm 12,21). » Voilà qui est une charité surabondante. Ce n'est pas la patience seule de Dieu, mais ce fut aussi sa bonté qui a amené les Juifs à la pénitence, car, dans sa bienveillance, la charité. aime ceux qu'elle tolère, et elle les aime avec toute cette ardeur. Dans, sa patience, elle ferme les yeux sur le mal, elle attend, elle supporte le pécheur ; mais, dans sa bonté, elle l’attire, elle l'anime, elle le force à s'éloigner de ses voies perdues et finit par couvrir, comme d'un; manteau, la multitude de ses fautes. O Juifs, vous êtes de pierre, mais si vous venez vous heurter contre une pierre moins dure que vous, il en sort un son de bonté, et l'huile de la charité y bouillonne. O Seigneur, de quel torrent de délices inondez-vous ceux qui ont soif de vous, quand vous faites couler, comme l'huile, ces flots de miséricorde sur ceux qui vous crucifient?

10. Vous voyez donc maintenant que l'a passion de Notre-Seigneur; suffit très-amplement pour effacer toute espèce de péchés. Mais, qui sait si j'y ai quelque part? Oui, oui, tu y as part, ô homme, attendu que nul autre que toi ne saurait y avoir part. Si ce n'est toi, sera-ce l'ange ? Mais il n'en a pas besoin. Sera-ce le démon? Mais il ne peut, ressusciter. D'ailleurs, si le Christ n'a pas pris la ressemblance des anges, il s'en faut bien qu'il ait pris celle des démons, mais « c'est aux, hommes qu'il s'est fait semblable, et il s'est montré homme par tout ce qui a passé en lui (Ph 2,7). » Il s'est anéanti lui-même et a revêtu la forme de l'esclave ; encore n'est-ce pas simplement d'un esclave, qu'il prit la forme, pour être soumis au joug, mais celle d'un mauvaise esclave pour être maltraité; d'un esclave du péché pour en payer, la, dette, bien qu'il ne l'eût pas contractée lui-même. L'Apôtre dit : « Qu'il s'est fait semblable aux hommes. » Non point à l'homme, attendu que le premier homme ne fut point créé dans une chair de: péché, ni même dans une chair semblable à celle qui est sujette au péché. En effet, le Christ s'est plongé au plus, épais et au plus profond, de le misère générale des hommes, pour que le regard subtil du malin . esprit ne pût discerner ce grand mystère de charité. Ainsi c'est bien dans son extérieur, mais dans son extérieur tout entier qu'il a été trouvé homme, et on ne peut remarquer,en lui rien qui le distingue du reste des hommes, en ce qui est de la nature humaine. C'est même parce qu'il fut trouvé homme en toutes choses qu'il a été crucifié. Or, il ne s'est révélé qu'à fort peu de personnes, seulement afin, qu'il y en eût qui crussent en lui, et il demeura caché pour tous les autres « attendu que s'ils l'avaient connu, jamais ils n'eussent crucifié le Seigneur de gloire (1Co 2,8), » En sorte, qu'à ce péché unique, il unit encore celui d'ignorance, afin qu'il y eût dans l'ignorance de ceux qui le commettaient quelque ombre de justice à leur pardonner leurs fautes.

30128 11. Le premier, l'antique Adam, celui qui fuyait la vue de Dieu, nous a laissé deux choses en héritage, le travail et la douleur. Le travail pour l'agir, et la douleur pour le patir. Ce n'est pas ce qui lui avait été dit dans le Paradis qu'il avait reçu afin de s'y occuper et de veiller à sa garde ; mais de s'y occuper avec plaisir et de le garder avec fidélité pour lui et ses descendants. Le Christ Notre-Seigneur considéra le travail et la douleur, mais pour les prendre l'un et l'autre en mains, ou plutôt pour se jeter entre les mains de l'un et de l'autre, pour se plonger dans le limon même de l'abîme, dont les eaux pénétrèrent jusqu'à son âme. Entendez-le dire à son Père : « Jetez un regard sur l'abaissement et sur le travail où je me trouve (Ps 24,18), car je suis dans la pauvreté et dans les travaux dès ma jeunesse (Ps 87,6). » Il travailla donc avec patience et ses mains se plièrent aux occupations pénibles. Quant à la douleur, écoutez comme il en parle : « O vous, qui passez par le chemin, considérez et voyez s'il est douleur semblable à la mienne (Lm 1,12). » Isaïe continue : « Il a pris véritablement nos langueurs sur lui, et il s'est chargé lui-même de nos douleurs (Is 53,4).» Cet homme de douleurs, cet homme pauvre et souffrant, qui connut toutes les tentations, mais sans connaître le péché. Pendant le cours de sa vie, il eut l'action passive, et, à sa mort, la passion active, alors qu'il opérait notre salut au milieu de la terre. Voilà pourquoi je me rappellerai tant que je vivrai ses travaux en prêchant l'Évangile (a), ses fatigues dans ses courses, ses tentations dans le jeûne, ses veilles dans la prière, ses larmes dans sa compassion pour ceux qui souffraient. Je me souviendrai de ses fatigues, de ses outrages, de ses crachats, de ses soufflets, de ses moqueries, de ses reproches, de ses clous, et du reste qu'il subit en lui ou sur lui. Et maintenant, je puis marcher sur ses traces, j'ai un modèle à suivre, il ne me reste plus qu'à l'imiter et à suivre ses pas. Si je ne le fais point, on me réclamera le sang du Juste qui a été répandu sur la terre, et il ne se trouvera point que je sois étranger au crime insigne des Juifs, si je me suis montré ingrat envers un amour si excessif, si j'ai fait outrage à l'esprit de la grâce, si j'ai tenu pour un sang méprisable et vil le sang même de l'alliance, si, enfin, j'ai foulé aux pieds le Fils de Dieu même (He 10,29).

30129 12. Il y en a beaucoup qui travaillent et qui souffrent, mais c'est parce qu'ils sont contraints de le faire, ce n'est pas par un libre choix de leur volonté: ceux-là ne sont point conformes à l'image de Dieu. Il y en a d'autres aussi qui supportent volontairement et le travail et la douleur mais ils n'ont point de part pour cela dans ce que je dis. Ainsi l'homme adonné à la débauche, veille des nuits entières, non pas seulement avec patience, mais même avec bonheur pour

a On retrouve ces mêmes expressions dans le vingt-deuxième des Sermons divers n. 5, et dans le quarante-troisième sermon sur le Cantique des cantiques. Nicolas de Clairvaux, se les appropria dans sa lettre sixième.

satisfaire sa passion; le ravisseur veille aussi des nuits entières, l'arme au poing, mais c'est pour se saisir de sa proie; le voleur veille également, mais, c'est pour s'introduire par quelque ouverture qu'il aura pratiquée dans la maison d'autrui. Mais tous ces hommes-là et ceux qui leur ressemblent sont bien loin du travail et de la douleur que le Seigneur considère. Au contraire, les hommes de bonne volonté qui, para le fait d'une volonté toute chrétienne, échangent les richesses contre la pauvreté, ou seulement dédaignent les richesses qu'ils n'ont point: de même que s'ils les avaient, renoncent à tout, pour Jésus-Christ, de même qu'il a tout quitté pour eux, suivent l'Agneau partout où il va imiter ainsi le Sauveur, c'est, pour moi, la preuve la plus convaincante que la passion du Sauveur et sa ressemblance avec nous, ont produit des fruits dans mon âme ; car, c'est en cela que je reconnais la saveur et le fruit délicieux du travail et de la douleur.

30130 13. Voyez donc; mon, frère, quelles grandes choses le Seigneur a faites pour vous. Pour tout ce qui est au ciel et sur la terre, il dit, et elles se firent. Or, qu'y a-t-il de plus facile que de dire un mot ? Mais n'a-t-il dit qu'un mot lorsqu'il entreprit de te refaire comme il t'avait fait Après avoir passé trente-trois ans sur la terre et vécu pendant tout ce temps-là au milieu des hommes, alors il en trouva parmi eux qui attaquèrent ses actions et blâmèrent ses paroles, lui qui n'avait pas même où reposer sa tête. Pourquoi cela? Parce que le Verbe s'était dépouillé de la nature subtile pour revêtir une forme grossière. Car il s'était fait chair et se servait d'organes lourds et grossiers. Mais, de même que la pensée se revêt de la parole sensible, sans rien perdre, après avoir pris ce vêtement, de ce qu'elle était auparavant, ainsi le Fils de Dieu prit un corps sans se confondre avec lui, et sans perdre, en le prenant, rien de ce qu'il était avant de l'avoir pris. Il était invisible dans le sein de son Père, mais ici-bas, nos mains ont pu toucher la vertu même de vie, et nos yeux ont pu contempler Celui qui était dès le commencement. Mais, comme il ne s'était uni qu'une chair, parfaitement pure et une âme parfaitement sainte, le Verbe de Dieu ici-bas réglait,tous les mouvements de son corps avec une liberté par faite, tant à cause qu'il était en même temps la sagesse et la justice même, que parce qu'il n'avait, dans ses membres; aucune loi qui allât contre la loi de son âme: Mon verbe à moi, n'est ni la sagesse ni la justice, mais pourtant il est capable de l'une et de l'autre. Toutefois, il peut tout aussi bien, et même plus facilement en manquer qu'en être doué. Car il nous est bien plus habituel de condescendre à tous les vices de notre chair que de régler ses actions et ses passions, attendu que tout homme est, enclin au mal dès son enfance, et pense à son plaisir dans les camps et au milieu des glaives, jusque dans les bras même de la mort.

14. Heureux celui dont la pensée, car c'est là notre vertu à nous, dirigé toutes ses actions vers la justice, en sorte que ses intentions sont toujours pures et ses actions toujours droites. Heureux celui qui règle toutes les passions de son corps sur la justice, en sorte que tout ce qu'il souffre, c'est pour le Fils de Dieu qu'il le souffre, que tout murmure a fui de son coeur, et qu'il n'y a plus sur ses lèvres que des paroles d'actions de grâces et de louanges. Celui qui s'est levé ainsi est bien ce paralytique qui prit son lit sur ses épaules et s'en retourna dans sa maison. Notre lit, notre grabat, à nous, c'est notre corps, dans lequel nous avons commencé par être étendus languissants, asservis à tous nos désirs et à toutes nos concupiscences. Maintenant, nous le portons sur nos épaules, lorsque nous sommes contraints d'obéir à l'esprit, et, eu le portant, c'est un mort que nous portons, car notre corps est mort par le péché. Aussi ne faisons-nous que marcher à petits pas, au lieu de courir, car, «le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins qu'elle en réclame. (
Sg 9,15). » Et c'est aussi pas à pas que nous nous avançons vers notre demeure. De quelle demeure parlé-je? de notre mère à tous : car «leurs sépulcres, est-il dit, seront leur éternelle demeure (Ps 150,12), » ou plutôt de celle que nous avons dans les cieux, qui 'n'est point faite de main d'homme et qui durera éternellement aussi (2Co 5,1). Si nous pouvons encore faire quelques pas sous un tel fardeau, avec quelle rapidité pensez-vous que nous pourrons courir lorsque nous l'aurons déposé? Ne prendrons-nous point,. alors notre vol? Oui, certainement nous le prendrons et nous nous envolerons sur l'aile même des vents. Le Seigneur Jésus nous a enlacés dans les deux bras du travail et de la douleur, et nous, nous l'embrassons, à notre tour, de nos deux bras aussi, à cause de la justice et pour tendre à la justice : à cause de la justice, en souffrant pour elle; et pour tendre à sa justice, en dirigeant nos actions vers elle. Disons donc aussi, avec l'Épouse des Cantiques : « Je le tiens dans mes bras, je ne le laisserai point aller (Ct 3,4). » Disons aussi avec le Patriarche : « Je ne vous lâcherai point que vous ne m'ayez donné votre bénédiction, (Gn 32,26). » Que nous reste-t-il maintenant, en effet, à attendre, sinon sa bénédiction? Que pouvons-nous désirer de lui après les embrassements dont il nous étreint, sinon un baiser? Ah! si déjà, je tenais ainsi Dieu dans mes bras, comment ne m'écrierais-je point de toute mon âme : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Ct 1,1) ? » Mais en attendant, Seigneur, nourrissez-moi d'un pain de larmes et abreuvez-moi aussi de l'eau de mes larmes avec abondance (Ps 79,6).


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SERMON POUR LE JEUDI-SAINT. Sur le baptême, sur le sacrement de l'autel et sur le lavement des pieds.


Bernard sermons 30121