Bernard sermons 5049

SERMONS DE SAINT BERNARD, POUR DES FÊTES DE SAINTS



SERMONS DE SAINT BERNARD, POUR DES FÊTES DE SAINTS.



PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA CONVERSION DE SAINT PAUL. Comment nous devons nous convertir à son exemple.

601
24 janvier



1. C'est avec raison, mes bien chers frères, que toutes les nations célèbrent aujourd'hui avec des transports d'allégresse, la fête de la conversion du Docteur des nations. Que de rameaux, en effet, sont sortis de ce tronc! Paul converti devient la conversion du monde entier. Il convertit bien des hommes quand il vivait, et maintenant encore, quoiqu'il ait cessé de vivre sur la terre, il en convertit toujours beaucoup à Dieu, par le ministère de la prédication; et, bien qu'il mène à présent en Dieu une vie bien plus heureuse qu'autrefois, il ne cesse pas, dans son sein, de convertir encore les hommes, et cela par son exemple, par ses prières et par sa doctrine. Si donc, la mémoire de sa conversion est un jour de fête pour les hommes, c'est qu'elle est encore une source de biens pour ceux qui en conservent le souvenir. En effet, dans ce souvenir, le pécheur conçoit l'espoir du pardon, et se trouve ainsi porté à faire pénitence; quant à celui qui déjà se repent de ses fautes, il trouve la forme d'une conversion parfaite. Qui est-ce qui désormais pourrait se laisser aller au désespoir, à la pensée de la grandeur de ses fautes, quand il entend raconter comment Saul fut tout à coup changé en un vase d'élection, au moment même où il ne respirait que menaces et carnage contre les disciples du Seigneur? Quel homme, sous le poids de ses iniquités, pourra dire maintenant: je ne saurais m'élever à de meilleurs sentiments, en voyant au milieu de la route que parcourait le plus cruel persécuteur du nom chrétien, cet homme, le coeur débordant de rage, changé tout à coup en un prédicateur fidèle? Cette seule conversion nous montre à tous, dans un jour, la grandeur de la miséricorde et l'efficacité éclatante de la grâce de Dieu.

2. Saint Luc nous dit: «Tout à coup une lumière du ciel l'environna de toutes parts (
Ac 9,4).» O faveur vraiment inestimable de la bonté divine! Elle inonde de l'éclat d'une lumière céleste le corps de celui qui n'est pas même encore capable d'ouvrir les yeux de l'âme aux rayons de cette lumière, elle répand sur lui la clarté qu'elle ne pouvait pas encore répandre en lui. «En même temps une voix se faisait entendre.» Les témoignages que rendent la lumière et la parole sont bien dignes de foi, et il n'y a point lieu de douter de la vérité quand elle entre dans notre âme en même temps par nos yeux et par nos oreilles. C'est ainsi, oui, c'est de la même manière que précédemment, sur les bords du Jourdain, une colombe apparut et une voix se fit entendre sur la tête du Seigneur; c'est ainsi encore que sur une montagne, quand Jésus-Christ se transfigura devant ses disciples, ils entendirent la voix du Père. «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?» Saul est pris sur le fait; il ne peut ni feindre, ni nier. Il tient à la main les lettres de sa cruelle mission, de son autorité exécrable, de l'injuste pouvoir qui lui est donné. «Pourquoi me persécutes-tu?» dit la voix. Mais quoi, est-ce le Christ qu'il persécutait en massacrant ses membres sur la terre? Est-ce que si ceux qui ont attaché son corps sacré à la croix ont persécuté Jésus-Christ, celui qui était transporté d'une haine inique contre son corps qui est l'Eglise, car l'Eglise est le corps de Jésus-Christ, ne le persécutait pas aussi lui-même? Enfin, s'il a donné son propre sang pour prix de la rédemption des âmes, ne vous semble-t-il pas que celui qui, poussé par la méchanceté, détourne de lui, par de pernicieux exemples et par le scandale, les âmes qu'il a rachetées, lui fait endurer une persécution beaucoup plus cruelle encore que celle des Juifs mêmes qui ont fait couler son sang.

3. Reconnaissez, mes frères, et redoutez l'alliance de ceux qui mettent obstacle au salut des âcres. C'est un sacrilège horrible qui l'emporte en quelque sorte sur le crime même de ceux qui ont porté des mains impies sur le Seigneur de majesté. Il semblait que le temps des persécutions était passé, mais, vous le voyez, elles ne font défaut ni au chrétien, ni au Christ lui-même. Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce sont ceux qui ont reçu du Christ le nom de chrétiens qui le persécutent aujourd'hui. Oui, mon Dieu, ce sont vos proches et vos amis qui fondent sur vous et se lèvent contre volis. On dirait que tous les chrétiens, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, se sont concertés contre vous; le mal a envahi le corps fout entier, et n' pas laissé une place intacte depuis la tête jusqu'aux pieds, et même il a pris naissance parmi les anciens de votre peuple, parmi vos vicaires sur la terre, parmi ceux-là mêmes qui semblent établis pour régir votre peuple. On ne peut plus dire avec le proverbe: «Tel peuple, tel prêtre,» car le prêtre et le peuple sont loin de se ressembler. Hélas, hélas! Seigneur Dieu! Les premiers à vous persécuter sont précisément ceux qui recherchent avec amour les premières places dans votre Eglise et y tiennent le premier rang! Ils se sont emparés de la citadelle de Sion et de tousses remparts; et maintenant ils promènent librement et comme il leur plait l'incendie dans la cité tout entière. Leur genre de vie est misérable, mais le bouleversement de votre peuple est bien plus misérable encore. Et plût au ciel qu'ils bornassent là le mal qu'ils font! Peut-être s'en trouverait-il qui, prévenus et prémunis par les avertissements du ciel, se donneraient garde de faire ce qu'ils font, tout en pratiquant ce qu'ils enseignent, suivant ces paroles: «Faites ce qu'ils vous disent, mais ne regardez pas ce qu'ils font (Mt 23,3).» De nos jours, les ordres sacrés sont un moyen de faire des gains honteux, on spécule sur la piété. On trouve des gens d'un empressement excessif à recevoir ou plutôt à prendre des fonctions à charge d'âmes. Mais cette charge est pour eux le moindre de leurs soucis, le salut des âmes est la dernière de leurs préoccupations. Pouvait-on soulever une persécution plus grave contre le Sauveur des âmes? Le reste des hommes agit mal envers Notre-Seigneur, et on peut bien dire que, de nos jours, il y a beaucoup d'antéchrists. Toutefois, on peut bien leur dire que, eu égard aux bienfaits et au pouvoir que ses ministres reçoivent de lui, leur persécution lui est plus cruelle et il la ressent plus vivement, bien que, à côté d'eux, il y en ait beaucoup qui agissent en mille manières différentes et en mille occasions diverses contre le salut du prochain. Voilà ce que le Christ a sous les yeux, et il garde le silence; voilà ce qu'il souffre, et il fait comme si de rien n'était. Aussi, devons-nous fermer également les yeux, et garder le silence, d'autant plus qu il s'agit de nos prélats et des chefs de nos églises. Oui, il le faut, et d'ailleurs ils aiment mieux eux-mêmes qu'il en soit ainsi, et échapper au jugement des hommes, au risque de subir un jour le terrible jugement réservé à ceux qui sont placés à la tête des autres, et de recevoir les châtiments rigoureux réservés à ceux qui ont eu la puissance en main.

4. J'ai peur, mes très-chers frères, qu'il ne se trouve un persécuteur du Christ jusque parmi nous; car la raison même nous dit que nuire au salut, c'est persécuter le Sauveur. Quelles actions de grâces, pour le salut de mon âme, puis-je rendre à celui de mes frères qui me verse le breuvage empoisonné de la détraction fraternelle? C'est avec raison que les détracteurs sont représentés comme des êtres odieux à Dieu même (Rm 1,31). Mais que dirons-nous, aussi, de celui qui, par son exemple, prêche le relâchement aux autres, les trouble par sa singularité, les inquiète par sa curiosité, et les fatigue par son impatience et ses murmures, de celui enfin qui contriste l'esprit de Dieu dont ils sont remplis, en scandalisant le moindre de ceux qui croient en lui? N'est-ce pas là manifestement persécuter le Seigneur? Aussi, mes frères, pour que le nom et le crime de persécuteurs du Christ soient à jamais loin de nous, je vous en prie, mes bien-aimés, montrons-nous constamment tous pleins de bienveillance et de douceur, supportons-nous les uns les autres avec patience, et excitons-nous mutuellement à ce qu'il y a de mieux et de plus parfait. Quel est le serviteur de Dieu qui croira avoir fait assez de ne le point persécuter, si, de plus, il ne se conduit point envers lui en véritable serviteur? Quelle récompense pourrions-nous espérer si nous nous bornions à ne point lui résister sans songer à l'assister? D'ailleurs, s'il y avait un coeur assez faible pour se tenir satisfait de n'être pas contre Dieu, s'il n'est pas pour lui, qu'il écoute ce que le Christ lui-même a dit: «Celui qui n'est point avec moi, est contre moi; et celui qui n'amasse point avec moi, dissipe (Mt 12,30).»

5. «Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? Il répondit: Seigneur, qui êtes-vous (Ac 9,4-5)?» On voit, à ces mots, qu'en effet, la lumière d'en haut n'était que répandue autour de lui et n'avait pas encore pénétré dans son âme. En effet, Paul entendait la parole du Seigneur, mais il ne voyait pas sa face, parce qu'il n'en était encore qu'à entendre pour croire, car, comme il le dit plus tard, «la foi vient de l'ouïe (Rm 10,17).» Qui êtes-vous, dit-il? Car il ne connaissait point celui qu'il persécutait, et voilà pourquoi il obtint miséricorde, c'est parce qu'il ne savait pas ce qu'il faisait. Apprenez, par là, mes frères, combien Dieu est un juste juge, et qu'il considère non-seulement ce que nous faisons, mais encore dans quelles dispositions d'âme nous le faisons, et prenez bien garde de ne point regarder comme petit, quelque petit que ce soit en effet, le mal que vous faites sciemment. Ne dites point dans votre coeur: c'est peu de chose, je n'ai pas besoin de m'en corriger, il n'y a pas grand mal pour moi à demeurer dans ces péchés véniels sans gravité. Parler ainsi, mes frères bien-aimés, c'est de l'impénitence, c'est un blasphème contre le Saint-Esprit, un blasphème irrémissible. Paul blasphéma aussi, mais non point contre le Saint-Esprit, parce qu'il blasphémait sans le savoir. Et comme son blasphème n'était point contre l'Esprit-Saint, il en obtint le pardon.

6. «Qui êtes-vous, Seigneur? Et le Seigneur lui dit: Je suis Jésus de Nazareth que vous persécutez (Rm 10,5).» Je suis le Sauveur que vous persécutez à votre perte; je suis celui dont votre loi a dit: «Il sera appelé le Nazaréen (Mt 2,23),» et vous ignorez que cette prédiction est accomplie. Mais lui: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Mt 2,23)?» Voilà, mes frères, le modèle d'une vraie conversion. «Mon coeur est prêt, dit-il, Seigneur, mon coeur est prêt (Ps 107,2).» Je suis tout prêt et sans trouble dans l'âme pour garder vos commandements. Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Parole courte, mais pleine de sens, mais vive et efficace, mais digne d'obtenir un bon accueil (1Tm 1,15)! Combien peu font preuve d'une telle obéissance, font une telle abnégation de leur propre volonté, au point de ne se réserver pas même leur propre coeur, et de ne rechercher constamment qu'une seule chose, non point leur volonté, mais la volonté de Dieu, et de s'écrier sans cesse: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse?» Ou avec Samuel: «parlez Seigneur, votre serviteur écoute (1S 3,10),» hélas! nous avons bien plus d'imitateurs de l'aveugle de l'Évangile que de ce nouvel apôtre! Le Seigneur avait dit à un aveugle: «Que voulez-vous que je fasse pour vous (Lc 18,41)?» Quelle bonté, Seigneur, quel honneur et quelle grâce! Est-ce donc ainsi que le Seigneur s'informe de la volonté de son esclave pour la faire? En vérité, cet aveugle était bien aveugle, pour n'avoir point vu cela, pour ne s'en être point ému, et ne s'être point écrié: Dieu me préserve de vous le dire, Seigneur, dites-moi plutôt ce que vous voulez que je fasse, car l'ordre exige, non que vous vous informiez de ma volonté, mais que je m'inquiète de la vôtre. Vous voyez, mes frères, combien il était nécessaire qu'il se fit là une vraie conversion. Il est encore de même aujourd'hui, telle est la faiblesse et la perversité de plusieurs qu'on est obligé de leur demander quelle est leur volonté, et de leur dire aussi, que dois-je faire pour vous? au lieu de dire eux-mêmes: «Seigneur, que voulez-vous- que je fasse?» Les ministres et les vicaires du Christ sont dans la nécessité de chercher ce que ces hommes veulent qu'on leur commande, non point quelle est la volonté du maître. L'obéissance de ces gens-là n'est pas complète, ils ne sont point disposés à obéir en toute chose, ils n'ont point l'intention de suivre partout celui qui n'est pas venu sur la terre pour faire sa volonté mais celle de son père. Ils distinguent, jugent et décident en quoi ils doivent obéir à ceux qui leur commandent quelque chose, que dis-je, en quoi ils doivent obéir? C'est en quoi leur supérieur doit faire leur volonté que je devrais dire. Que ceux qui sont dans ces dispositions, tout en voyant qu'on les supporte, qu'on condescend et qu'on se prête à leur faiblesse, ne restent point dans l'état où ils sont; qu'ils rougissent, je les en prie, d'être toujours comme des enfants; s'ils ne veulent s'entendre dire un jour Qu'ai-je du faire pour vous que je n'aie pas fait? Et si, après avoir abusé de la patience et de la bienveillance de leurs supérieurs, ils craignent que toute l'indulgence dont ils ont été l'objet ne mette le comble à leur trop juste condamnation.

7. «Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Et le Seigneur lui répondit: Levez-vous, entrez dans la ville, et là, on vous dira ce que vous avez à faire (Ac 9,7).» O Sagesse qui disposes et règles tout, en effet, avec douceur! Tu adresses à un homme, pour connaître de lui ta volonté, celui à qui tu parles toi-même, afin de lui faire apprécier les avantages de la vie commune et pour que, une fois qu'il aura été instruit par un homme, il sache lui-même venir en aide à ses semblables, dans la mesure des grâces qu'il aura reçues. «Entrez dans la ville.» Vous voyez, mes frères, que ce n'est pas sans une disposition particulière de Dieu, que vous êtes vous-mêmes entrés dans la cité par excellence? du Seigneur des vertus, pour y apprendre quelle est la volonté de Dieu. Certainement celui qui vous a rempli d'une crainte salutaire, ô mon frère, et a tourné votre coeur vers le désir de votre sainte volonté vous a dit aussi: «Levez-vous, et entrez dans la cité.» Mais remarquez combien dans les lignes suivantes la simplicité et la douceur chrétiennes nous sont particulièrement recommandées. «Ayant ouvert les yeux, il ne voyait point, et les gens de sa suite le conduisaient par la main (Ac 9,8).» O heureuse cécité que celle qui frappe de ténèbres salutaires, pour les convertir, ceux dont les veux n'étaient jadis ouverts que pour le mal. Je pense que dans les trois jours que Paul passe sans manger, dans une prière continuelle, il faut voir une règle de conduite donnée à ceux qui, venant de renoncer au siècle, ne respirent pas encore dans les consolations du ciel. Ils doivent aussi attendre le Seigneur en toute patience, prier sans relâche, chercher, demander et frapper, et leur Père des cieux finira par les exaucer en un temps opportun. Il ne les oubliera point pour toujours, il viendra à eux et y viendra même sans trop tarder. Si vous êtes avec le Seigneur plein de bonté et de miséricorde, pendant trois jours entiers, sans manger, vous pouvez être sûrs qu'il ne vous renverra point à jeun.

8. Après cela, Ananie reçoit l'ordre d'imposer les mains à Saul: mais il ne s'y prête point sans résistance, car il est bien éclairé. Remarquez que c'est la conduite que plus tard saint Paul lui-même recommande de suivre à l'un de ses disciples, en lui disant: «N'imposez pas trop vite les mains à personne (1Tm 5,22).» Il vit, dit notre Évangéliste, (a) un homme qui lui imposa les mains, pour lui faire recouvrer la vue (Ac 9,12).» Or, mes frères, bien que Paul eût eu cette vision, il ne recouvra point encore pour cela la vue. Pensez-vous qu'il n'attendit point que Ananie vînt lui imposer les mains, parce qu'il ne connut peut-être qu'en songe qu'il devait venir? Si je vous fais cette réflexion, mes frères, c'est parce que je crains qu'il n'y en ait parmi vous qui se noient éclairés, bien qu'ils ne l'aient encore été qu'en songe, et qui, au lieu de permettre qu'on les conduise par la main, se posent en guides pour les autres, car lorsqu'on n'a point encore reçu la charge d'administrer les choses, quand on n'est pas encore établi pour en être le dispensateur, enfin lorsqu'on n'a pas encore reçu l'ordre de voir et de prévoir, pour ceux qui, bien que ayant les yeux ouverts, ne voient rien, osent présumer de leurs forces, dans de pareilles entreprises, c'est avoir l'esprit rempli de pensées vaines, et se nourrir de vains songes. Gardons-nous de ce défaut, mes frères, autant qu'il dépendra de nous; préférons être sans honneur, et conduits par la main, à l'école de l'humble et doux Jésus, Notre-Seigneur, à qui est l'honneur et la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



a Saint Bernard désigne ici l'Évangéliste saint Luc par le mot Seigneur; toutefois il est hors de doute que les paroles qu'il rapporte ici sont de saint Luc, non point de Notre-Seigneur.





602

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA CONVERSION DE SAINT PAUL.


1. C'est aujourd'hui que Paul s'est converti, ou plutôt que Saul est devenu Paul, car c'est aujourd'hui qu'il est devenu comme le tout petit enfant, dont le Seigneur a dit, dans son Évangile: «Si vous ne vous convertissez, et si vous ne devenez comme ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 18,3).» Peut-être était-ce de lui-même que le Sauveur parlait alors, car lui, le Seigneur, grand par excellence, et digne de toutes louanges, nous a été donné tout petit enfant; aussi ne se montre-t-il pas grand à nos yeux, mais tout petit, afin de nous donner, en sa personne, un exemple aussi agréable qu'efficace d'un abaissement nécessaire. Tournez-vous donc vers cet enfant, mon frère, pour devenir enfant vous-même, et pour être un véritable enfant, en vous convertissant à lui. En effet, écoutez en quels termes pleins de clarté il se propose lui-même à vous, sous les traits de l'enfance, pour vous enseigner la vraie forme de la conversion, en vous proposant, d'une façon toute spéciale, en sa personne, ce qui est le propre d'un petit enfant. «Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).» Il y a deux manières d'être petit, la douceur et l'humilité: l'une nous rend petits au dedans de nous-mêmes, et l'autre au dehors. Mais si ces deux vertus nous rendent petits, elles ne sont point petites pour cela, puisque c'est l'unique enseignement que cet enfant, si grand dans son abaissement, nous donne. C'est donc aujourd'hui que saint Paul s'est converti, et qu'il a cessé d'être Saul, aujourd'hui qu'il s'est fait doux et humble de coeur; mais ce qui le prouve bien davantage encore, c'est la grandeur de la grâce qu'il a reçue, car elle n'eût pas été si grande si son humilité n'avait été grande aussi.

2. D'ailleurs, la douceur, ce genre d'humilité extérieure, selon ce que je disais tout à l'heure, étant plus facile à saisir que l'autre, nous est recommandée de trois manières différentes, dans la conversion de saint Paul. La douceur est exposée en nous, aux assauts de trois sortes d'ennemis, aux paroles injurieuses, aux pertes matérielles et aux violences corporelles; c'est dans ces trois épreuves que se montre la patience, et que s'exerce la douceur, et elle est éprouvée quand elle a pu supporter cette triple attaque sans en être ébranlée. Or, on peut voir comment dans ces épreuves Paul s'est montré Paul dès le premier instant de sa conversion, c'est-à-dire déjà plein de douceur et de patience. «Saul, pourquoi me persécutez-vous? Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Ac 9,4-5).» Voilà bien, certes, une parole dure à entendre, pleine de reproches et de menaces. Quant au corps, il est frappé et jeté par terre. Eut-il aussi à subir l'épreuve des pertes matérielles? Assurément oui, puisqu'il perdit tout à fait la vue, car, dit l'auteur sacré, «Ayant ouvert les yeux, il ne voyait rien.» Le saint homme Job, que Dieu même nous a signalé comme le plus digne exemple de cette double vertu, a été mis, lui aussi, à cette double épreuve. Mais je laisse à votre sagacité le soin de développer cette pensée; il me suffit de vous faire remarquer que la forme de la vraie conversion consiste, en grande partie dans cette douceur, à la honte de ceux qui devraient être convertis et se trouvent plutôt pervertis, ou retourner en sens contraire, par les violences corporelles, par les pertes matérielles, et, ce qui est pis encore, par de simples paroles blessantes.





603

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE MARIE. Des trois miséricordes.


1. Aujourd'hui, une vierge mère porte le Seigneur du temple dans le temple du Seigneur, et Joseph vient offrir à Dieu, non pas son fils à lui Joseph, mais le Fils même de Dieu, en qui le Père a mis toutes ses complaisances. Siméon, le juste, reconnaît celui qu'il attendait, Anne; la veuve, le confesse. Ces quatre personnages sont les premiers qui ont célébré, en ce jour, une procession qui devait ensuite être l'objet d'une fête joyeuse, fête pour tous les peuples de la terre, et dans tous les endroits du monde. Ne vous étonnez point si cette procession fut petite, Celui qui en était l'objet était si petit lui-même! Mais, dans ses rangs, il n'y avait point de place pour un seul pécheur, ceux qui la composaient étaient tous justes, saints et parfaits. Mais Seigneur, ne sauverez-vous que ceux-là? Vous grandirez et votre compassion grandira aussi, et, quand votre miséricorde se sera multipliée, vous ne sauverez pas seulement les hommes, Seigneur Dieu, vous sauverez les animaux même. Dans une seconde procession, le Sauveur marche précédé et suivi de la foule, mais alors ce n'est plus une vierge, c'est un âne qui le porte. Il ne dédaigne donc personne, pas même ceux qui se sont corrompus, comme les animaux qui pourrissent dans leurs propres ordures (); non, il ne rejette personne, mais à condition qu'on ait les vêtements des apôtres, qu'on soit imbu de leur doctrine; si on est de moeurs pures, si à l'obéissance on joint la charité, qui couvre une multitude de péchés, alors on sera jugé digne de l'honneur de suivre sa procession. Je vais plus loin et je trouve que cette procession même, où il semble n'avoir admis qu'un si petit nombre de personnes, nous est réservée, à nous aussi. Et pourquoi n'aurait-il pas réservé, pour la postérité, cet honneur qu'il a accordé à nos devanciers?

2. David, le Roi prophète, a désiré avec ardeur de voir ce jour, et il l'a vu, et il en a été comblé de joie (Jn 8,56); car s'il ne l'avait point vu, comment aurait-il pu dire dans ses chants: «Nous avons reçu, ô mon Dieu, votre miséricorde au milieu de votre temple (Ps 47,8).» Cette miséricorde du Seigneur, David l'a reçue, Siméon l'a reçue, nous-mêmes et quiconque est prédestiné à la vie éternelle l'avons reçue; puisque Jésus était hier, est aujourd'hui et sera demain (He 13,8). De plus, ce n'est pas dans un angle, mais au milieu même du temple qu'elle se trouve, attendu qu'il n'y a en Dieu acception de personne. Elle est donc placée en commun, elle est offerte à tous les hommes, et nul n'en est privé que celui qui refuse d'en prendre sa part. Les eaux de votre miséricorde se répandent au dehors, Seigneur mon Dieu, la source ne vous en appartiendra pas moins à vous seul et les étrangers ne pourront y puiser pour en boire (Pr 16,17). Quiconque est vôtre ne connaîtra point la mort qu'il n'ait vu l'oint du Seigneur auparavant, afin qu'il meure en paix et en sûreté. Et pourquoi ne mourrait-il pas en paix celui qui a l'oint du Seigneur dans son coeur? N'est-il pas lui-même votre paix, lui qui par la foi habite dans nos âmes? Mais toi, ô âme malheureuse, toi qui ne connais point Jésus pour t'indiquer la voie, comment pourras-tu sortir de ce monde? Car il y en a qui ne connaissent point Dieu. D'où cela vient-il? De ce que la lumière étant venue dans le monde, les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière. L'Évangéliste dit en effet: «La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise (Jn 1,5).» C'est comme s'il avait dit: Les eaux de votre miséricorde se répandent sur les places publiques, mais nul étranger n'en boit; ainsi votre miséricorde est au milieu du temple, mais aucun de ceux qu'attend la damnation éternelle n'en approche. O malheureux hommes, au milieu de vous est Celui que vous ne connaissez pas, et parce que vous mourrez avant d'avoir vu l'oint du Seigneur, vous ne sauriez vous en aller en paix, vous serez, au contraire, entraînés avec violence par des lions rugissants et tout prêts à vous dévorer.

3. «Seigneur Dieu, nous avons reçu votre miséricorde au milieu de votre temple (Ps 47,10).» Quelle parole de reconnaissance, différente de ce gémissement: «Votre miséricorde, ô mon Dieu, est dans le Ciel, et votre vérité s'élève jusqu'aux nues (Ps 35,6)!» Eh quoi, en effet, trouvez-vous que la miséricorde était au milieu du temple, lorsqu'elle ne se rencontrait qu'au milieu des seuls esprits célestes? Mais lorsque le Christ se fut abaissé un peu au dessous des anges, et se fut fait médiateur entre les hommes et Dieu, et que, par son sang; il pacifia et réunit ensemble, comme la pierre angulaire, les choses du Ciel et celles de la terre, on peut dire que c'est alors que nous avons reçu votre miséricorde, ô mon Dieu, au milieu de votre temple. Nous étions auparavant des enfants de colère, mais nous avons obtenu miséricorde. Comment étions-nous enfants de colère, et quelle miséricorde avons-nous reçue? Nous étions des enfants d'ignorance, de lâcheté et de servitude, et la miséricorde que nous avons reçue est une miséricorde de sagesse, de force et de rédemption. L'ignorance de la première femme que le serpent avait séduite, nous avait aveuglés; la mollesse du premier homme attiré, entraîné par sa propre concupiscence, nous avait énervés; la malice du démon à laquelle Dieu nous avait justement exposés, nous avait réduits en esclavage. Voilà dans quel état nous venons tous au monde. Aussi, en premier lieu, nous ignorons complètement la voie qui conduit à la sainte cité qui doit être notre séjour; puis, nous sommes si faibles et si lâches, que connussions-nous le chemin qui mène à la vie, nous serions retenus en place et empêchés de le suivre par notre propre lâcheté. Enfin, nous sommes réduits en esclavage par un tyran si mauvais et si cruel, que, quand même nous connaîtrions et pourrions parcourir la voie de la vie, nous en serions empêchés par le poids accablant de notre malheureuse servitude. Ne vous semble-t-il point qu'une pareille misère a besoin d'une compassion, et d'une miséricorde excessives? Mais si nous avons déjà été sauvés de cette triple colère par Jésus-Christ qui nous a été donné (le Dieu son père, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption (1Co 1,30), quelle ne doit pas être notre vigilance, mes frères bien-aimés, pour que notre fin ne devienne pas pire que notre commencement? Dieu nous préserve de ce malheur, parce que nous retomberions dans la colère, et redeviendrions ainsi des enfants de colère, non plus seulement par un effet de notre nature, mais par suite de notre propre volonté!

4. Embrassons donc la miséricorde que nous avons reçue au milieu du temple, et ne nous éloignons pas plus du temple que la bienheureuse Anne ne s'en éloignait elle-même. «Car le temple de Dieu est saint, mais ce temple n'est autre que vous-même (1Co 3,17),» dit l'Apôtre. Par conséquent, cette miséricorde n'est pas loin de vous, la parole de Dieu n'est point éloignée de vous, elle est dans votre bouche, dans votre coeur (Rm 10,8). D'ailleurs, le Christ habite dans vos coeurs par la foi, voilà quel est son temple, quel est son trône; car je ne pense pas que vous ayez oublié ces paroles. «L'âme du juste est le trône de la sagesse (a).» Aussi, s'il est une chose que je veux rappeler souvent à mes frères, que je veux leur rappeler toujours, et que je leur demande aujourd'hui avec instance, c'est que, dans cette chair, nous ne vivions point selon la chair, si nous ne voulons point déplaire à Dieu. Ne soyons pas amis de ce siècle, si nous ne voulons être ennemis de Dieu. Résistons aussi au diable, et il s'éloignera de nous, il nous laissera marcher librement selon l'esprit, et vivre dans notre coeur. Aussi bien, le corps qui se corrompt appesantit, énerve et effémine l'âme, et cette habitation de boue accable l'esprit par la multitude de soins dont elle l'occupe, et l'empêche de s'élever aux choses du ciel (Sg 9,15). Voilà pourquoi la sagesse de ce monde est appelée folie auprès de Dieu, et celui qui se laisse vaincre par le malin lui est abandonné en esclavage. Or, c'est dans le coeur que nous recevons la miséricorde, c'est dans le coeur que Jésus-Christ habite, c'est dans le coeur enfin qu'il parle de paix à sort peuple, à ses saints, à ceux, en un mot, qui rentrent dans leur coeur.



a Cette phrase est citée comme étant de l'Ecriture sainte par plusieurs Pères, et entre autres par saint Grégoire-le-Grand. Nous la retrouverons encore sous la plume de saint Bernard, dans son sermon XXVII sur le Cantique des cantiques, où on peut consulter les notes dont elle a été l'occasion pour Horstius.





604

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE. Ordre de la procession du Christ dans le temple et manière dont elle s'accomplit.


1. Grâces soient rendues à notre Rédempteur qui nous a si généreusement prévenus des douceurs de ses bénédictions, qui a multiplié nos motifs de joie dans les mystères de son enfance. Il y a quelques jours à peine, nous célébrions sa Nativité, sa Circoncision et son Epiphanie, et aujourd'hui se lève encore un jour de fête pour nous, celui de sa Présentation au temple. En effet, c'est aujourd'hui qu'on offre au Créateur le fruit sublime de la terre, aujourd'hui que, par les mains d'une Vierge, est présentée à Dieu, dans son temple, une hostie de propitiation, une victime agréable; 'aujourd'hui qu'elle est portée par ses parents, et attendue par des vieillards. Aujourd'hui, en effet, Marie et Joseph viennent offrir un sacrifice de louanges, un vrai sacrifice matinal; Siméon et Anne le reçoivent. Voilà les quatre personnes qui ont fait la procession qui est aujourd'hui rappelée à notre souvenir, comme un jour de fête, sous les quatre vents du ciel. Comme nous devons, nous aussi, faire aujourd'hui cette procession avec un appareil de fête inaccoutumé a dans nos autres solennités; il ne me semble pas hors de propos de vous faire remarquer en quel ordre et de quelle manière elle se passe. Nous avançons deux à deux, tenant à la main un cierge allumé, mais allumé à un feu consacré d'abord à l'Eglise par la bénédiction du prêtre, non à un feu ordinaire. De plus, dans cette procession, les derniers sont les premiers, et les premiers sont les derniers, et, en parcourant les voies du Seigneur, nous célébrons dans nos chants la grandeur de sa gloire.

a Ces paroles ont trait à une objection que Abélard faisait à saint Bernard dans sa lettre V, où il disait: «Vous avez supprimé chez vous, à peu prés toute la pompe des processions.»

2. Ce n'est pas sans raison que nous nous avançons deux à deux. Nous voyons, en effet, dans l'Évangile (Lc 10,1) que c'est ainsi que le Sauveur envoya ses disciples pour nous faire estimer la charité fraternelle et la vie commune. Celui qui voudrait marcher seul à son rang dans cette procession, en troublerait l'ordre, se nuirait à lui-même dans sa solitude, et gênerait en même temps les autres, ceux qui se mettent ainsi à l'écart sont des hommes charnels qui n'ont point l'esprit de Dieu (Jud 1,19), et qui n'ont aucun souci de conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix (Ep 4,3). Mais, s'il n'est pas bon que l'homme soit seul, il ne faut pas non plus qu'il se présente à Dieu les mains vides. (Ex 23,15), car si on reproche à ceux mêmes qui n'ont point trouvé de maître pour les employer (Mt 20,6), de demeurer à ne rien faire, à combien plus forte raison ceux qui sont loués mériteront-ils d'être blâmés s'ils ne font rien? «La foi sans les oeuvres n'est-elle pas une foi morte ()?» Nous devons donc accomplir les oeuvres que nous avons à faire, avec ferveur, et dans tous les désirs de notre âme, si nous voulons avoir des lampes ardentes dans nos mains, autrement craignons, si nous sommes tièdes, de causer des nausées à Celui qui s'exprime ainsi dans son Evangile: «Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu'il s'allume (Lc 12,49)?» Il est bien certainement lui-même le feu béni, le feu sacré que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, et qui est l'objet de nos bénédictions dans nos Eglises, selon ce mot du Psalmiste:» Bénissez le Seigneur dans vos églises, c'est-à-dire dans vos assemblées, (Ps 58,27).» Notre ennemi a aussi, car c'est un pervers imitateur des oeuvres de Dieu, notre ennemi, dis-je, a aussi son feu à lui, c'est le feu de la concupiscence de la chair, le feu de l'envie et de l'ambition, ce feu que le Sauveur n'est certes pas venu allumer, mais éteindre sur la terre. Si jamais quelqu'un ose se servir de ce feu étranger dans le sacrifice qu'il offre à Dieu, il périra dans son iniquité, eût-il Aaron même pour auteur de sa race.

3. Mais c'est peu de ce que nous avons dit de la vie commune, de la charité fraternelle, des bonnes oeuvres, et de la sainte ferveur, la vertu de l'humilité est plus grande encore, et nous est bien nécessaire aussi pour que nous nous prévenions les uns les autres par des témoignages de déférence et d'honneur (Rm 12,10), et que chacun de nous donne le pas sur lui non-seulement à ceux qui sont placés avant lui, mais à ceux qui sont plus jeunes que lui, car c'est en cela que consiste la perfection de l'humilité et la plénitude de la justice. Puis, comme Dieu aime celui qui donne le coeur gai (2Co 9,7), et que le fruit de la charité est la joie dans le Saint-Esprit, chantons, comme il est dit, dans les voies du Seigneur, et célébrons la grandeur de sa gloire; faisons entendre au Seigneur un cantique nouveau, parce qu'il a fait des merveilles. Dans tout cela, s'il s'en trouve par hasard un seul quine veuille point avancer, et qui ne cherche point à marcher de vertu en vertu, il faut qu'il sache, quel qu'il soit, qu'il est en station, non en procession; que dis-je, il recule au lieu de stationner, car dans le chemin de la vie, ne point avancer c'est reculer, puisque rien n'y demeure constamment dans le même état. Or, votre avancement à vous, mes frères, consiste, comme je vous l'ai dit bien souvent, à être convaincus que nous n'avons point encore atteint le but, à marcher sans cesse en avant, à tendre constamment vers quelque chose de mieux, et à mettre toujours nos imperfections sous les yeux de la miséricorde divine.






Bernard sermons 5049