Bernard sermons 6036

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DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ. Les quatre bras de la croix.


1. Nous faisons aujourd'hui la fête de saint André: si nous méditons sur cette fête avec une pieuse attention, nous y trouvons beaucoup de choses capables d'édifier nos âmes. En effet, dès les premiers instants de sa conversion, il nous donne un exemple d'obéissance parfaite. Or, si cette vertu est nécessaire à tous les chrétiens, elle doit nous être d'autant plus chère à nous, que nous sommes, par le fait particulier de notre profession, plus strictement tenus de la pratiquer. Le sage, ou plutôt la sagesse même est une sorte de banquier à qui nous devons rendre l'écu de l'obéissance, or elle ne le recevra point s'il n'est, entier ou exempt de toute falsification. Si nous discutons, si nous obéissons à tel précepte, non à tel autre, l'écu de notre obéissance est brisé, le Christ ne le recevra point, car nous devons le payer en écus, non point altérés, mais entiers, puisque nous avons tous promis obéissance tout simplement et sans restriction aucune. Si donc nous obéissons, mais par une sorte de feinte, sous l'oeil du maître, en murmurant en secret, notre écu est altéré, il y entre du plomb, tout n'est point de l'argent, et nous payons en talent de plomb; c'est là notre iniquité. Nous fraudons; mais c'est sous l'oeil de Dieu: or, on ne se moque point de Dieu.

2. Voulez-vous connaître la forme de la parfaite obéissance? Écoutez ce due dit l'Évangéliste: «Le Seigneur vit Pierre et André qui jetaient leurs filets à la mer et il leur dit: Suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (Mt 4,18).» Oui, je ferai de vous, dit-il, de pêcheurs que vous êtes, des pêcheurs encore, ou plutôt des prêcheurs. Mais eux, aussitôt, sans balancer, sans hésiter, sans se mettre eu peine de savoir comment ils pourraient vivre, sans se demander comment des hommes ignorants et sans lettres comme eux, pourraient devenir prédicateurs, sans proférer l'ombre d'une question, enfin, sans retard aucun, «abandonnent leurs filets et leur barque pour le suivre.» Reconnaissez, mes frères, que tout cela est écrit pour vous, et que c'est pour vous encore qu'on le répète tous les ans dans l'Église; c'est pour que vous appreniez la forme de la vraie obéissance et que vous châtiiez vos coeurs dans l'obéissance de la charité; car il n'y a que cette dernière vertu qui donne sa valeur à l'écu de l'obéissance; c'est elle qui est la marque qu'il n'est composé tout entier que d'argent pur et éprouvé. Oui, il n'y a que la charité qui rend l'obéissance agréable et qui la fasse agréer de Dieu, car il est dit «Dieu aime celui qui donne gaiement (1Co 9,7),» et encore «si je livrais même mon corps pour être brûlé et que je n'eusse point la charité, tout cela ne me servirait de rien (1Co 13,3).»

3. Mais voulez-vous que je vous dise quelques mois d'édification à 1a gloire de Jésus-Christ, sur la passion de notre saint apôtre que nous célébrons aujourd'hui? Vous savez que saint André étant parvenu à l'endroit où sa croix était préparée reçut une force d'en haut, et, par l'inspiration du Saint-Esprit qu'il avait reçu en même temps que les autres apôtres, sous la forme de langues de feu, prononça des paroles vraiment embrasées. En effet, en apercevant de loin la croix qui lui était préparée, au lieu de pâlir, comme il semble que la faiblesse humaine devait le faire, il ne sentit aucun frisson courir dans ses veines; ses cheveux ne se hérissèrent point et sa langue ne demeura point glacée; son corps ne trembla pas et son esprit ne ressentit aucun trouble; enfin, sa présence d'esprit ne l'abandonna point, comme cela arrive ordinairement. Ses lèvres parlèrent de l'abondance de son coeur et la charité qui consumait son âme, s'échappa en paroles semblables à des étincelles embrasées. Que disait donc saint André quand il aperçut de loin la croix qui lui était préparée? «O croix, s'écrie-t-il, croix que j'appelle de tous mes voeux depuis si longtemps, et que je vois enfin sur le point de combler tous mes désirs, c'est le coeur plein de calme et de joie que je viens à toi, reçois dans tes bras avec allégresse un disciple de celui qui s'y est vu attaché. J'ai toujours été ton amant, et mon plus grand désir n'a cessé d'être de t'embrasser.» Je vous le demande, mes frères, est-ce un homme qui parlait ainsi? Au lien d'un homme, n'est-ce pas un ange ou quelque nouvelle créature? C'était un homme en tout semblable à nous et passible comme nous, si bien passible qu'il a subi la passion dont la seule approche le remplissait d'une telle allégresse. D'où vient, dans un homme, ce bonheur si nouveau et cette joie si complètement inouïe jusqu'alors? d'où vient tant de constance dans une si grande fragilité, un esprit si spirituel, une charité si vive, une âme si robuste dans un homme? Loin de nous la pensée qu'il ait trouvé en lui une force pareille, c'est un don parfait, une grâce du Père des lumières, de celui seul qui fait de grandes merveilles.

4. Oui, mes bien-aimés, c'est l'Esprit qui aidait sa faiblesse, l'Esprit, dis je, par qui la charité qui est aussi forte, que dis-je? plus forte que la mort, était répandue en lui. O si nous avions le bonheur d'en avoir aussi notre part! Le travail de la pénitence nous est pénible, la mortification de la chair, pesante, l'abstinence, onéreuse. Notre âme s'endort d'ennui dans les veilles, uniquement faute d'avoir l'esprit assez présent, car, s'il était en elle, il aiderait sans doute notre infirmité et saurait nous rendre le travail et la pénitence, non-seulement tolérables, mais même désirables et délicieux, comme il a rendu la croix et la mort même agréables à saint André. En effet, le Seigneur a dit: «Mon -esprit est plus doux que le miel (Qo 24,7),» si bien que tonte l'amertume de la mort la plus amère ne saurait prévaloir contre sa douceur. Que ne pourrait adoucir ce qui rend la mort même pleine de charmes? Quelle aspérité pourra résister à cette onction, qui va, jusqu'à faire de la mort même quelque chose de très-doux. «Après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, lisons-nous, ils verront l'héritage du Seigneur (Ps 127,3).» Quelle tristesse une telle joie. ne réussira-t-elle point à chasser, quand elle réussit à rendre la mort même agréable? Cherchons cet esprit, mes frères, appliquons-nous de toutes nos forces à avoir cet esprit, on plutôt à posséder plus complètement celui même que nous avons déjà. Quiconque n'a point l'esprit du Christ n'est pas des siens (Rm 7,15). Pour nous, nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions quels biens nous avons reçus de, Dieu. Or, la preuve qu'il est présent en nous, ce sont les oeuvres mêmes de salut et de vie que nous ne serions jamais capables de faire, si nous ne possédions, au dedans de nous, l'esprit du Sauveur, qui vivifie nos âmes. Tâchons donc que Dieu multiplie ses dons en nous, et qu'il y augmente son esprit dont il nous a déjà donné les prémices. Ou ne saurait trouver de preuve plus certaine de sa présence que le désir d'une grâce plus grande, selon ce qu'il a dit lui-même en ces termes: «Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore soif (Qo 24,29).»

5. Mais, peut-être y en a-t-il beaucoup qui nous répondent au fond de leur coeur: Nous soupirons certainement beaucoup après cet esprit, qui aide ainsi notre faiblesse, mais nous ne pouvons le trouver. Eh bien! je vous dis, moi, que, si vous ne le trouvez point, c'est que vous ne le cherchez point, que si vous ne le recevez point, c'est que vous ne le demandez point, ou que si vous le demandez sans le recevoir, c'est que vous le demandez négligemment (a), car Dieu n'attend et ne désire qu'une seule chose: c'est d'être recherché avec zèle et avec un ardent désir. Après tout, comment pourrait-il refuser son esprit à ceux qui le lui demandent, quand il provoque ceux qui ne le lui demandent pas, et les excite, en ces termes, à le lui demander: «Si vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre père, qui est dans les cieux, donnera-t-il des biens à ceux qui les lui demandent (Mt 6,11)?» Demandez donc, mes bien-aimés, demandez sans relâche, demandez sans hésitation, et, dans toutes vos actions, invoquez la présence de cet esprit infiniment onctueux et doux. Pour nous, mes frères, nous devons prendre cette croix avec saint André, ou plutôt avec celui-là même qu'André a suivi, je veux dire avec Notre-Seigneur et Sauveur. Ce qui faisait toute sa joie et toute son allégresse, c'est qu'il voyait qu'il allait mourir, non-seulement pour lui, mais encore avec lui, et se trouver enté en lui par la ressemblance de sa mort (Rm 6,5), et partager son royaume, comme il allait partager ses souffrances. Afin d'être crucifiés nous aussi avec lui, prêtons l'oreille et écoutons, avec le coeur, les paroles qu'il nous adresse quand il dit: «Que celui qui veut venir après moi se renonce soi-même, porte sa croix et me suive (Lc 9,23).» C'est comme s'il disait: Que ceux qui soupirent après moi se méprisent eux-mêmes, et que celui qui veut faire ma volonté apprenne d'abord à rompre la sienne.

a. Dans le vingt-septième de ses sermons divers, saint Bernard attribue l'inefficacité de la prière à l'ingratitude.


6. Mais, incontinent, la guerre est déclarée; nos ennemis prennent les armes contre nous. Eh bien! prenons-les aussi de notre côté; imitons les armes de notre Roi: prenons, nous ainsi, notre croix, pour triompher, par elle, de tous nos ennemis. Écoutez les promesses que nous fait le psalmiste, on plutôt que le Saint-Esprit nous fait par sa bouche: «Sa vérité vous entourera comme un bouclier (Ps 89,19). Évidemment, il parle ici de la vérité du Très-Haut, puisque c'est de lui qu'il parlait dans cet endroit du psaume, comme on le voit par les paroles qui précèdent celles-ci. Or, pourquoi nous entourer d'un bouclier, mes frères, sinon parce que nous sommes de toutes parts entourés par les ennemis? Mais, veuillez remarquer pour quelle raison il vous entourera d'un bouclier: «Sa vérité, dit le Psalmiste vous entourera d'un bouclier,» pourquoi cela? «Pour que vous ne craigniez rien de tout ce qu'on peut appréhender pendant la nuit, non plus que la flèche qui vole durant le jour, ni les maux qui se préparent dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi.» Voyez-vous combien il est urgent que sa vérité vous couvre de son bouclier, puisque vous êtes environnés de tant d'ennemis? Les frayeurs de la nuit s'élèvent d'en bas, les flèches sont décochées du côté gauche pendant le jour, les machinations ténébreuses se font à droite, et, pour que rien ne manque, le démon du midi fond sur nous d'en haut. Et nous, misérables et malheureux hommes que nous sommes, dans le voisinage de tant de serpents et sous une telle grêle de traits enflammés, qui partent de tous côtés, au milieu d'ennemis qui s'élèvent de toutes parts, nous nous laissons aller au sommeil avec une sécurité et une négligence pernicieuse, nous nous engourdissons dans l'oisiveté, nous cédons à l'entraînement de la vanité et de la bouffonnerie, nous nous montrons si mous pour les exercices spirituels, qu'on pourrait croire que nous sommes en paix et en sûreté, et que la vie de l'homme sur la, terre n'est pas une guerre continuelle. Voilà, mes bien-aimés, oui, je vous le dis, voilà ce qui répand une grande terreur dans mon âme, ce qui me perce le coeur du grive de la plus poignante inquiétude: c'est qu'au milieu de tant de périls nous paraissons presque sans crainte, nous ne nous exerçons point à la lutte, et nous ne témoignons point l'inquiétude qu'il faudrait avoir. Cette négligence de notre part prouve, de deux choses l'une: ou que nous sommes déjà livrés à l'ennemi, et que nous n'eut savons rien, ou du moins, que nous sommes d'une bien grande ingratitude envers celui qui nous protège, si nous avons échappé à tant d'écueils. Or, dans ces deux hypothèses, il est facile de voir quel danger nous courons. Je vous supplie donc, mes bien-aimés, que la malice si vigilante de nos ennemis, et la persévérante malignité avec laquelle ils travaillent, pleins de zèle et d'ardeur à nous perdre, nous remplissent aussi de soins et de circonspection, et nous fassent, opérer notre salut avec crainte et tremblement.

7. Notre salut est dans la croix pourvu seulement que nous nous attachions visiblement à elle. L'Apôtre a dit: « La parole de la croix, à la vérité, est une folie pour ceux qui se perdent; mais pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire, pour nous, elle est la vertu de Dieu (1Co 1,18).» La croix est le bouclier qui nous entoure et ses quatre bras repoussent les traits des ennemis du salut. Le bras qui descend sera dirigé contre les craintes nocturnes, c'est-à-dire contre la pusillanimité qui procède de l'affliction de la chair, et nous fera châtier courageusement la partie inférieure de notre être, je veux parler de notre corps, et le réduire en esclavage. S'il se trouve quelqu'un pour vous maudire en face, ou pour vous conseiller ouvertement ce mal; c'est la flèche qui vole durant le jour, elle vient du côté gauche, que; le bras gauche de la croix la reçoive. Si, au contraire, on vous flatte, si, sous l'apparence d'un conseil d'ami, on veut vous faire boire le poison de la détraction fraternelle, semer la zizanie parmi vous, ou vous persuader quelque chose d'injuste comme si c'était juste, pour moi, c'est l'attaque de droite; c'est le trait de Judas qui rite trahit par un baiser, le bras droit de la croix repoussera cette attaque qui se produit dans les ténèbres. Mais je vois venir le démon du midi, je veux dire l'esprit d'orgueil qui fond ordinairement avec d'autant plus de fureur sur nous que notre vertu a plus d'éclat. J'ai déjà bien souvent essayé de vous faire comprendre tout ce qu'il y â de redoutable dans ce vice, vous savez, en effet, que l'orgueil est le commencement de tout péché, et la cause de notre perte à tous. Aussi, qui que vous soyez, si vous avez à coeur de faire votre salut, placez sur votre tête le bras d'en haut de la croix, pour ne point vous laisser aller à l'orgueil, ni enfler votre coeur, enfin pour ne pas vous élever au dessus de vous dans des pensées de grandeur (Ps 131,1). Tous ces traits qui- vous sont lancés d'en haut, c'est le bras de la croix qui s'élève au dessus de notre tête qui devra les écarter. C'est sur ce bras que se trouve placée l'inscription du royaume et du salut, attendu qu'il n'y a que ceux qui s'humilient qui mériteront d'être allés et sauvés.

8. Pour me résumer en quelques mots, les quatre bras de la croix représentent, pour moi, la continence, la patience, la prudence et l'humilité. Heureuse l'âme qui met sa gloire et son triomphe dans la croix, pourvu seulement qu'elle demeure sur la croix, et ne s'en laisse abattre par aucune tentation. Que celui donc qui se trouve sur la croix, prie, avec saint André, son Seigneur et maître, de ne pas permettre qu'il soit détaché de la croix. En effet, à quel excès d'audace, le Malin ne peut-il point se porter, quelle tentative n'aura-t-il point la présomption de faire? Ce qu'il voulait exécuter par les mains même d'Egée sur le disciple, il avait eu la pensée de le faire sur le maître par la langue des Juifs. Mais il eut lieu de s'en repentir, un peu tard il est vrai, car il fut vaincu et s'éloigna plein de confusion. Passe le ciel qu'il s'éloigne ainsi de nous, vaincu par Celui qui a triomphé en lui-même et dans son disciple. Que Celui qui est Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles des siècles, nous fasse la grâce de consommer heureusement notre vie sur la croix de la pénitence, quelle qu'elle soit, dont nous nous sommes chargés pour son nom. Ainsi soit-il.





SERMON (a) POUR L'INHUMATION DE DOM HUMBERT, RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.

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a Dans le manuscrit de la Bibliothèque royale, ce sermon se trouve placé après ceux de la Dédicace de l'Église avec ce titre: Pour le jour de la mort du très-révérend père Humbert, abbé d'Igny. C'est lui que saint Bernard, dans sa cent quarante et unième lettre, blâme de s'être démis, sans l'avoir consulté, de la direction de son abbaye. Je suis étonné que, dans ce sermon, il ne soit point parlé de son titre d'abbé. Il y eut un autre abbé Humbert, également religieux de Clairvaux, dont Nicolas, secrétaire de saint Bernard, rait mention, en ces termes, dans sa quinzième lettre: «Cet Humbert, qui a dépouillé tout ce qui est de l'homme, n'est pas, comme vous semblez le croire, notre père Humbert.» Saint Bernard faisait ainsi une sorte d'oraison funèbre le jour de l'enterrement de ses religieux. Tel est son sermon vingt-sixième sur le cantique des cantiques à la louange du frère Gérard. On voit encore dans sa Vie, livre VII, chapitre 26, qu'il fit une oraison funèbre à la mort d'un certain religieux convers. Au sujet de l'abbé Humbert, on peut consulter le livre I, n. 48, de la Vie de saint Bernard, ainsi que le Grand exorde de Cîteaux, passim, mais surtout le livre 3, chapitre 4, où il est fait mention de ce sermon.



1. Humbert, le serviteur de Dieu est mort: c'était un serviteur dévoué, un serviteur fidèle. Vous avez vous-mêmes vu, de vos propres yeux, comment il a expiré entre nos mains comme un humble ver de terre. Trois jours durant, il fut aux prises avec la mort qui le tenait à la gorgé pour se rassasier de son sang dont elle était altérée. Ah! elle a fait tout ce qu'elle pouvait faire, elle a tué son corps, et voilà qu'il repose maintenant dans les entrailles de la terre. Elle nous a ravi un doux ami, un conseiller prudent, un aide plein de force. L'homicide n'a eu pitié ni de vous, ni de moi, mais elle m'a encore moins épargné que vous. Voilà donc tes séparations, O mort! ô bête cruelle, ô amertume des plus amères! O terreur et horreur des enfants d'Adam! Qu'as-tu fait? Tu as tué, mais qu'as-tu tué? Le corps seulement; car tu ne peux rien sur l'âme. En effet, celle-ci s'est envolée vers son Créateur après qui elle soupirait si ardemment, et qu'elle avait si vaillamment suivi tous les jours de sa vie; sou corps même, qu'il semble que tu possèdes maintenant, te sera ravi un jour, quand tu seras en fin détruite toi-même et dévorée par ta propre victoire. Oui, tu rendras ce corps, tu le rendras un jour, dis-je, ce corps, qu'à ton arrivée, tu as hier couvert de tes crachats, de tes exécrations, de toutes tes souillures et de toutes tes immondices, tu étais pleine joie et d'allégresse, parce que c'en était un de plus dans tes filais. Le Fils unique du Père viendra avec une grande puissance et une grande majesté réclamer son Humbert et rendre son corps qui n'est aujourd'hui qu'un cadavre, semblable à son corps glorieux. Toi, que feras-tu alors? Sans doute, selon le mot du prophète, tu seras bien sotte au dernier jour (
Jr 17,11), quand tu verras Humbert revenir pour toujours à la vie, taudis que tu mourras toi-même pour jamais. Une bête de la mer vomit un Prophète qu'elle avait englouti (Jn 2,11), voilà comment tu rendras aussi Humbert, qu'il semble que tu as enseveli dans tes vastes entrailles.

2. D'ailleurs, mes frères, ce serviteur de Dieu vous a fait un sermon en action (a), il l'a même fait bien long et bien grand, sur toute la forme de la sainteté; bien long, si on regarde à la longueur de sa vie, bien grand si ou songe à sa sublimité. Il n'est pas nécessaire que j'ouvre la bouche devant vous, si vous avez bien retenu son sermon, si vous l'avez profondément gravé dans vos coeurs. Il a vécu cinquante ans et plus au service de celui dont il est dit que le servir c'est régner, car il fut déposé, dès ses plus tendres années, dans le sanctuaire (b) de Dieu. Il a passé ici trente (c) ans, dans cette maison, avec nous, presque depuis les premiers jours de sa fondation, non-seulement sans donner un sujet de plainte, mais, au contraire, en ne donnant que des motifs de joie. Aussi, sa mémoire désormais sera-t-elle en bénédiction parmi nous, ainsi que dans la génération qui doit nous suivre. Il a passé sa vie et son chemin, comme un étranger, et comme un voyageur, ne prenant des choses de ce monde que le moins possible, parce qu'il savait bien qu'il n'était pas de ce monde. Il n'avait point ici-bas sa cité permanente, non plus que ses pères n'en avaient eu une, mais, l'oeil toujours en avant, il ne cessait de tendre vers la palme de sa vocation céleste. Le monde ne saurait rien réclamer en lui, ni de lui, car le monde ne lui plut point, ni lui ne sut plaire au monde, il ne reçut du ses biens que le moins qu'il lui fut possible, et il en aurait même pris beaucoup moins encore si l'obéissance ne l'avait contraint d'en accepter davantage. Avec le vivre et le vêtement, il était content; il n'en fit usage que dans les limites de la nécessité, non point jusqu'au superflu. Il n'y a pas longtemps encore, si j'ai bonne mémoire, dans un entretien que nous avions ensemble, il se représentait comme prébendier (a) de ce monastère, comme un homme inutile qu'on nourrissait dans la maison de Dieu. C'était vraiment un homme doux et humble de coeur, et bien qu'il se fit remarquer par toutes les autres vertus, il se distinguait néanmoins tout particulièrement par sa douceur. Aussi tout le monde le trouvait-il plein d'amabilité et d'affabilité, tant il était aimable, en effet.

a C'est-à-dire nous a prêché par ses actions et par ses exemples.
b. Il s'agit ici du monastère de la Chaise-Dieu, où il passa les vingt premières années de sa vie, en qualité de moine, avant de se retirer à Clairvaux, ce qu'il fit en 1116.
c. C'est le même nombre d'années indiqué par le Grand Exorde de Cîteaux, livre 3, chapitre 4.
a On donnait aussi le nom de prébendier a certains pauvres, qui venaient chercher tous les jours leur nourriture au monastère. C'est en ce sens que nous avons déjà vu saint Bernard dire, dans son premier sermon pour la Toussaint, numéro 2: «Nous sommes des mendiants, et nous vivons sur la prébende de Dieu.



3. Mais parmi toutes ses qualités, tout, le monde connaît à quel point sa bouche et sa langue étaient circonspectes, car vous avez vu sa, conduite et entendu ses entretiens pendant de bien longues armées. Qui a jamais entendu sortir de sa bouche un seul mot de médisance, de bouffonnerie, de vaine gloire, ou d'envie? Qui l'a jamais surpris jugeant les autres, ou participant au jugement qu'on eu portait? Qui l'a jamais ouï parler de choses vaines? Que dis-je, qui n'a pas craint plutôt d'être entendu de lui, s'il lui arrivait d'avoir de pareils entretiens? Il gardait avec sollicitude toutes ses voies, pour ne point faillir en parole, parce qu'il savait que celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Il s'en faut bien qu'il eût été prononcé pour toi, ô Humbert, ce Malheur à vous, de l'Evangile, «Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez (Lc 5,25).» Est-ce qu'il y en a parmi vous qui l'ont vu rire, même au milieu de ceux qui riaient? Il prenait sans doute un visage serein, pour complaire à ceux avec qui il se trouvait, et ne leur être point à charge, mais un vrai rire, si vous faites appel à vos souvenirs, vous verrez qu'il n'en eut jamais. Et puis quelle ferveur il avait et le jour et la nuit dans l'oeuvre de Dieu, non-seulement vous l'avez vu, mais même vous avez pu l'admirer jusqu'à son dernier jour. Parvenu à la plus extrême vieillesse, il fut atteint et frappé avec les incommodités de l'âge, par une foule d'autres infirmités graves que beaucoup d'entre-vous ont connues. Or, soir cour, comme ou dit, triomphait des années, et ne savait point céder au mal. Enfin, par le chaud et par le froid, par monts et par vaux, il montait et descendait, travaillant comme les jeunes gens, au point de nous frapper tous d'étonnement, et presque de stupeur. S'il m'arrivait parfois de le retenir pour le consulter, à cause de la multitude de mes affaires, il était tout triste et sombre, jusqu'à ce qu'il lui fût permis d'aller vous rejoindre. Il ne manqua que bien rarement, si tant est qu'il y ait manqué jamais, aux veilles solennelles, qu'il anticipait même quelquefois; rarement aussi il se tint loin du choeur, quand les autres étaient occupés au chant des Psaumes: et quand il s'en dispensa, ce ne fut que parce que ses infirmités, qui avaient comme reçu parole de la mort pour qui peu de temps, l'en empêchaient.

4. Dans le réfectoire, c'est à peine s'il faisait usage des mets communs, et si par hasard on lui en servait d'autres (a), ou il les refusait, ou il les acceptait avec si peu d'empressement, que, bien souvent il nous faisait à tous un reproche de les lui offrir. Il avait pris la résolution de ne boire que de l'eau, il l'aurait tenue si je ne m'y étais opposé de toutes mes forces. Mais s'il était forcé de prendre un peu de vin, ce n'était pas du vin pour le palais, ce n'en avait qu'un peu la couleur, tant il l'étendait d'eau. Ce n'est jamais que vaincu par l'obéissance qu'il mit les pieds à l'infirmerie, et c'est avec toutes les peines du monde qu'on pouvait l'y retenir une fois qu'il y était. J'avoue que s'il manqua un peu d'obéissance, s'est surtout là, parce que son autorité m'imposait un peu. Si je le loue, ce n'est donc pas en cela, car, comme vous le savez fort bien, il se montra un peu trop entêté sur ce point. Je crois même que s'il éprouva jamais quelque tristesse, ce ne fut que parce qu'il ne sentait (b) pas comme moi, au sujet de tous les besoins de sors corps. Quel homme c'était dans le conseil! Quel conseiller droit et discret! J'ai pu l'apprécier d'autant mieux que j'ai eu plus souvent occasion de frapper à la porte de son coeur. Mais je ne suis pas le seul qui l'aie connu, sous ce rapport; vous avez pu le connaître tout aussi bien que moi. Quel est celui qui, dans la multitude et la grandeur de ses tentations, n'en a point appris de sa bouche la source et le remède? Il savait si bien pénétrer dans tous les replis d'une conscience malade, que celui qui allait se confesser à lui pouvait croire qu'il avait tout vu, assisté à tout.

a. On voit par là que saint Bernard faisait servir quelquefois aux malades une nourriture différente de celle des autres; nous ferons la même remarque en lisant le trente-sixième de ses sermons divers, n. 2. Pour ce qui est de l'usage du vin, on peut revoir les notes de la lettre première.
a. On lit la même chose sur Humbert dans l'Exorde cité plus haut. On peut voir encore le dix-neuvième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 7, où saint Bernard blâme les religieux qui tiennent trop à leur volonté propre dans la pratique de ces sortes d'austérités.


5. Quelle n'était point sa charité? Telles étaient les entrailles de sa charité, qu'il excusait tout le monde, intercédait pour tout le monde, même à l'insu de ceux pour qui il parlait, il ne faisait acception de personne, et ne voyait que les besoins de chacun. Il était humble de coeur, doux dans ses paroles, appliqué dans ce qu'il faisait, fervent dans 1a charité, fidèle dans ce qui lui était confié, circonspect et prudent dans le conseil. Il était régulier entre tous ceux que j'ai vus de nos jours; toujours et constamment le mérite, en tous temps et à toute heure. Il mit franchement le pied dans les voies du Seigneur Jésus, et ne revint jamais en arrière, jusqu'à ce qu'il eût consommé sa course. Si Jésus fut pauvre, il fut pauvre aussi. Si Jésus vécut dans les fatigues, il vécut lui aussi dans des fatigues sans nombre. Si Jésus fut crucifié, il fut lui aussi attaché à mille croix, il porta dans son corps les stigmates du Seigneur, et suppléa dans sa chair à ce qui manquait, aux souffrances du Christ (Col 1,24). Si Jésus-Christ est ressuscité, il ressuscitera lui aussi, et si le Seigneur est monté aux cieux, il y montera également, je le crois; oui il montera aussi dans les cieux, quand en descendra pour nous le Roi de gloire, comme il en descendit jadis, pour nous faire connaître sa puissance, car il n'en faut pas une moins grande pour descendre dans l'air que pour y monter. D'ailleurs les anges nous ont prédit autrefois en ces termes qu'il en sera ainsi: «Le même Jésus qui en vous quittant, s'est élevé dans le ciel, en reviendra de la même manière que vous l'y avez vu monter (Ac 1,12).» L'Écriture nous recommande de ne louer personne avant sa mort (Si 11,30), parce qu'il n'est pas sûr de louer quelqu'un, tant qu'il n'est pas mort. C'est ce que j'ai pratiqué avec soin pour Humbert, car tant qu'il vécut je n'ai point parlé de lui comme je le fais à présent, de peur, ou de passer pour vouloir le flatter, ou de l'exposer au danger de la vanité. Mais à présent il n'y a plus rien de tel à craindre, je ne le vois plus sous mes yeux, et peut-être lui-même n'entend-il plus mes paroles; mais d'ailleurs, quand il les entendrait il n'en saurait être touché, car il est pour cela trop heureux de s'attacher au Verbe de Dieu. L'ennemi du salut ne saurait donc plus rien sur lui, et les pensées de la vanité ne pourraient plus lui faire aucun mal.

6. O mon très-doux Père, vous avez maintenant devant vous cette source de pureté après laquelle vous soupiriez de toute 1a force de votre âme; vous êtes à présent plongé tout entier dans l'abîme de la bonté de Dieu, dont vous aviez coutume de raconter les douceurs avec tant de dévotion. Qui fut, en effet, jamais plus dévot à prêcher la bonté de Dieu, plus ardent à recommander la pureté aux hommes, qui fut jamais amant plus passionné de l'un et de l'autre? Est-il un homme qui ait entendu de vous seulement cinq paroles qui ne fussent des paroles de pureté, ou qui n'eussent rapport à la sainte bonté de Dieu? Ce n'est point sur vous que je pleure, car Dieu a mis le comble aux désirs de votre âme; mais je pleure sur moi qui me vois enlever un conseil fidèle, un aide puissant, un homme sympathique, un coeur selon mon coeur. Voilà les maux qui ont fondu sur moi, Seigneur Jésus, votre colère a passé sur ma tête, et vos terreurs m'ont troublé. Vous avez éloigné de moi un ami, un proche, et quand vous tirez mes connaissances du sein de leur misère, vous me laissez plongé dans la mienne. Vous m'avez enlevé mes proches selon la chair, et mes intimes selon l'esprit, des hommes qui étaient sages à vos yeux dans les choses du ciel non moins que celles de la terre. Vous m'avez ravi, les uns après les autres; ceux qui portaient le fardeau quo volis avez placé, sur mes épaules; et de toits toux qui m'étaient si précieux, il ne m'en restait presque plus d'autres que Humbert qui m'était d'autant plus cher, que son amitié datait de plus loin pour moi, et vous me l'avez enlevé comme les autres parce qu'il était a vous. Me voici désarmais seul, oui seul exposé aux coups, je meurs successivement dans chacun d'eux, et vous avez fait fondre tous vos flots sur moi. Ah que ne tuez-vous pas plutôt du coup celui que vous châtiez ainsi, au lieu de me réserver, malheureux homme que je suis, pour tant et de si cruelles morts! Pourtant je ne veux pas tenir un langage autre que notre saint: que celui qui a commencé achève de me broyer, et que ma consolation soit de n'être point épargné par celui qui navre mon âme de douleur. Je veux bien être flagellé, pourvu que mon Père, dans sa bonté, change les coups en bienfaits. Ce n'est pas un murmure que je fais entendre en parlant ainsi, ce n'est qu'un cri de douleur. Je ne pleure point sur Humbert, pourquoi pleurerai-je sur celui qui vient d'être convié à la table d'un riche? mais je pleure sur moi, sur vous, sur cette maison, sur tous nos autres frères, qui attendaient un conseil de sa bouche. C'est ainsi que notre Sauveur, chargé de sa croix, comme le larron de sa corde, en voyant les femmes qui l'avaient suivi du fond de la Galilée se lamenter sur lui, se détourna de leur côté et leur dit: «Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants (Lc 23,28). Car ce qui me concerne touche à sa fin (Lc 22,37).» Tout ce que vous voyez préparer pour moi est temporaire, mais ce que vous ne voyez pas est éternel. Or, ce qui est temporaire est transitoire, et si c'est transitoire c'est mortel; le cachet de ce qui est passager et mortel est donc d'être visible. Or c'est ce qu'il y a de mortel qui a frappé nos regards dans la mort de Humbert, quant à lui, il jouit maintenant d'une joie et d'un bonheur éternels.

7. Nous ne devons donc point pleurer celui pour qui il n'y a plus ni larmes ni douleur; il ne faut pas davantage murmurer en songeant à nous à qui il a été enlevé; au contraire rendons plutôt grâces à Dieu de nous l'avoir laissé si longtemps. En effet, si je ne me trompe, voilà dix a ans accomplis qu'il ne vit que pour nous et avec nous, et j'ai bien peur qu'il ne nous ait été enlevé que parce que nous n'étions j'as dunes de sa société. Qui sait après tout s'il ne nous a point été enlevé pour qu'il allât nous protéger par son intercession auprès du Père? Plaise à Dieu qu'il en soit ainsi; car s'il avait une si grande charité pendant qu'il était avec nous, qu'il m'aurait volontiers cédé, plutôt que gardé pour lui-même tout ce qui a rapport aux besoins du corps, à combien plus forte raison maintenant qu'il est uni à cette immense charité qui est Dieu même, ressentira-t-il plus de bon vouloir et de charité à mon égard? Mais peut, être connaît-il plus complètement maintenant la vérité sur moi et sur ma vie entière, et, en ce cas, j'ai bien peur qu'au lieu de compatir à mes maux comme il avait l'habitude de le faire, il ne soit animé d'indignation à mon égard. Mais si c'est à cause de nos péchés que Dieu nous l'a enlevé, Dieu veuille qu'il nous obtienne de sa miséricorde que nous ne voyions point une autre peine s'ajouter à notre peine.

a L'abbé Humbert se retira à Clairvaux en 1138; si on ajoute dix ans à cette date on a 1138, non point 1145, comme il a plu à Manrique de le dire, pour l'année de sa mort. Le même auteur place, la mort de Humbert au 7 décembre, mais Chalemol la fait arriver le 7 septembre.

8. An! .este, mes frères; si vous marchiez sur ses traces, je vous le dis, vous ne tomberiez pas si facilement dans de vaines pensées, dans des conversations oiseuses, dans les plaisanteries et les bouffonneries, attendu que vous perdez une grande partie de votre vie et de votre temps dans tout cela. Le temps vole et ne revient point sur ses pas, et tandis que vous croyez échapper à la peine minime du temps, vous allez vous précipiter dans une peiné plus grande, car il faut que vous sachiez que, après cette vie, vous paierez dans le purgatoire au centuple et jusqu'à la dernière obole, ce que vous aurez négligé ici-bas. Je sais bien qu'il est dur, pour un homme indépendant, d'embrasser la discipline, pour un homme bavard, de garder le silence, pour un homme qui aime courir çà et là, de demeurer en place, mais il sera bien dur aussi et même bien plus dur encore de souffrir les peines qui les attendent. Celui qui est enseveli là, sous nos yeux, a eu aussi, je le sais, dans le commencement, bien des tourments du même genre à souffrir, mais il a lutté avec ardeur et il a triomphé, et de même qu'il lui était alors bien dur de soutenir la lutte dans la tentation, ainsi il lui aurait été bien plus pénible de revenir à toutes ces inepties, parce que sa bonne habitude s'était changée en nature pour lui. Exercez-vous donc dans cette doctrine, remarquez la forme que vous avez vue et entendue en lui, si vous voulez aller trouver aussi celui auprès de qui il se voit maintenant, et qui est Dieu béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.





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PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA DÉDICACE (a) DE L'ÉGLISE. Les cinq mystères de la Dédicace.


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