Bernard sermons 6042

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CINQUIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Des deux manières de se considérer.


1. Nous faisons aujourd'hui une fête solennelle, mes frères, ce n'est pas difficile à dire, mais si vous me pressez un peu, en me demandant quel saint nous fêtons, il n'en est plus de même. Quand nous faisons la fête de quelque saint, par exemple d'un apôtre, d'un martyr ou d'un confesseur, il n'est pas difficile de dire de quel saint c'est la mémoire; ce sera, par exemple, de saint Pierre, dit glorieux Étienne, -de notre saint père Benoît, ou de quelque mitre grand personnage de la cour céleste. Or, aujourd'hui ce n'est d'aucun d'eux que nous faisons la fête, et pourtant nous faisons une fête, non-seulement nous en faisons une, mais même nous en faisons une très-grande. Enfin, si vous vous voulez que je vous le dise, nous faisons la fête de la maison de Dieu, du temple de Dieu, de la cité du Roi éternel, de l'Épouse du Christ. Personne ne révoque en doute que l'Épouse du Saint des saints ne soit sainte, et digne de nos plus grandes solennités. Mais en est-il qui doutent que la maison de Dieu soit sainte, en lisant ces mots: «La sainteté est l'ornement de votre maison (Ps 93,5),» ou bien ceux-ci: «Votre temple est saint, il est admirable à cause de l'équité qui y règne (Ps 65,6)?» Saint Jean ne nous dit-il pas «qu'il a vu la sainte cité, la nouvelle Jérusalem qui, venant de Dieu, descendait du ciel, parée comme une épouse qui se pare pour son époux (Ap 21,2)?» Or, en rappelant ces paroles, il se trouve que j'ai dévoilé ce que je voulais d'abord vous tenir caché, je l'avoue. Je dis donc que l'Épouse, la cité, le temple, la maison de Dieu sont un. Faut-il s'en étonner quand on sait que c'est le même Dieu qui en est en même temps l'Époux, le Roi, le Dieu, et le Père de famille?

2. Toutefois, je crois que vous ne serez satisfaits que lorsque vous aurez vu, d'une manière évidente, que la maison de ce Père de famille, que ce temple de Dieu, que la cité de ce Roi sont la même chose que celle qui a mérité d'être appelée, et d'être, en effet, l'Épouse de ce si glorieux Époux. Mais je ne suis pas dans un petit embarras pour vous dire sur ce point tout ce que je pense, car j'ai peur, si je le fais, qu'il n'arrive à quelqu'un d'entre vous, ce qu'à Dieu ne plaise, ou d'entendre peu exactement ce que j'ai à vous dire, ou de ne le pas entendre avec assez d'humilité: je crains, en un mot, que vous ne sortiez de ce sermon enflés de la pensée de votre gloire, ou incrédules, à cause de la faiblesse de votre esprit. Or, je ne désire que de vous trouver toujours humbles et fidèles, puisqu'il est nécessaire que vous soyez l'un et l'autre pour être sauvés. En effet, il n'y a qu'aux humbles que Dieu donne la grâce, et il est impossible de lui plaire sans la foi. Je désire donc, et je souhaite de toutes les manières possibles, que vous ayez à coeur de vous montrer à lui en même temps grands et petits à la fois, ou plutôt, pour vous frapper encore plus d'admiration, de vous montrer un néant et quelque chose, et même quelque chose de grand; car sans une âme grande, vous ne sauriez atteindre à ces grands biens, ou faire violence au royaume des cieux, pas plus que vous ne pouvez entrer dans ce même royaume, si vous ne devenez semblables à de petits enfants. Je ne suis pas un homme d'un sens profond, et je né saurais discourir devant vous sur ce que je n'ai point goûté. Pourtant je vous dirai ce que parfois je sens se passer en moi, afin que ceux qui le jugent bon puissent m'imiter. Or, j'ai appris, il y a longtemps, à avoir pitié de mon âme pour plaire à Dieu (Si 30,14), c'est ce à quoi je pense bien souvent. Plût à Dieu qu'il me fût une fois et toujours permis de le faire. Il fut un temps où il ne se passait rien de semblable, dans mon âme, c'est quand je ne l'aimais que bien peu, si tarit est que je l'aimasse même un peu, et non pas du tout. En effet, peut-on dire qu'on aime quelqu'un dont on veut la mort? Mais, sil est vrai, comme ce l'est en effet, en sorte qu'on ne puisse en douter, que l'iniquité est la mort de l'âme, il s'en suit évidemment que cette proposition, «Quiconque aime l'iniquité hait son âme (Ps 10,6),» est indubitable. Je la haïssais donc, et je la haïrais encore si celui qui l'a aimée le premier ne m'avait appris à l'aimer un peu.

3. Lors donc qu'il m'arrive parfois de songer à son intérêt, il rire semble, je l'avoue, que je trouve en elle comme deux choses contraires. En effet, si je la considère telle qu'elle est en elle-même, et par elle-même, selon les lumières de la vérité, je ne puis avoir d'elle, de sentiment plus exact, que de la trouver réduite à néant. Qu'est-il besoin de passer toutes ses misères en revue, de combien dé péchés elle est chargée, de quelles ténèbres ses yeux sont offusqués, de quels filets elle est enlacée, de quelles ardeurs de concupiscence elle est consumée, à quelles passions elle est portée, de quelles illusions elle est pleine, combien elle penche au mal, et incline à toutes sortes de vices, combien en un mot elle est pleine de toute espèce de honte et d'ignominie? Après tout, si toutes nos justices, considérées à la lumière de la' vérité, sont aussi souillées que le linge d'une femme à son époque, que sera-ce donc de nos justices? Si la lumière qui est en nous n'est que ténèbres, que sera-ce de nos ténèbres? Il est bien facile à chacun de nous, pour qu'il s'examine à fond et sans feinte, et qu'il juge tout sans acception de personne, de confirmer le témoignage de l'Apôtre en toute, chose et de proclamer hautement avec lui que «celui qui s'estime quelque chose se trompe lui-même, parce que, en effet, il n'est rien (Ga 6,3). Qu'est-ce que l'homme, pour mériter qu'on le regarde comme quelque; chose de grand, (Jb 7,17), et pourquoi daignez-vous pencher voire coeur vers lui,» dit encore un saint et fidèle confesseur? Et quoi, sans doute l'homme est devenu semblable à la vanité même, il a été réduit au néant. Mais comment celui que Dieu regarde comme quelque chose de grand, peut-il n'être qu'un néant? Comment n'est-ce rien, qu'un être vers lequel le coeur de Dieu se penche?

4. Respirons un peu, rues frères, car si nous ne sommes rien dans notre propre coeur, peut-être sommes-nous quelque chose au fond, du coeur de Dieu. O père des miséricordes, ô père des malheureux 1 Pourquoi donc votre coeur s'incline-t-il vers eux? Je le sais, je le sais, là où est votre trésor, là aussi est votre coeur. Comment donc serions-nous mi pur néant, si nous sommes un trésor pour vous? Toutes les nations sont comme si elles n'étaient pas devant vos yeux, et ne seront pas plus réputées que le vide et le néant; si ce n'est pas autre chose devant vous, il n'en est point ainsi au fond de votre coeur; s'il en est ainsi au jugement de votre vérité, il n'en est pas de même au sentiment de votre bonté. Vous appelez les Choses qui né sont, pas comme celles qui sont, elles ne, sont donc point puisque vous appelez celles qui ne sont point, et elles sont puisque vous les appelez; si elles ne sont point quant à elles, elles sont cependant par rapport à vous, selon le mot de l'Apôtre, «ce n'est pas à cause de leurs oeuvres, mais à cause de l'appel et du choix de Dieu (Rm 9,12).» Voilà, oui, voilà comment vous consolez, dans votre bonté, celui que vous humiliez dans voire vérité, comment peut se dilater, dans vos entrailles, celui qui se sent justement à l'étroit dans les siennes; car toutes vos voies sont miséricorde et vérité polir ceux qui cherchent votre alliance et vos préceptes (Ps 24,10), qui ne sont qu'alliance de bonté et préceptes de vérité.

5. Eh bien, ô homme, lis dans ton coeur; lis au dedans de toi-même les témoignages de là vérité; encore à l'éclat de cette lumière, tu reconnaîtras toit indignité. Lis dans le coeur de Dieu le testament qu'il a scellé dans le sang du médiateur, et tu verras quelle différence il y a entre ce que tu possèdes par l'espérance, et ce que tu possèdes en effet. «Qu'est-ce que l'homme, dit Job, pour que vous le regardiez comme quelque chose de grand (Jb 8,17)?» il est grand, mais ce n'est que dans le Seigneur; car il n'est grand que par lui. Et comment ne serait-il pas grand en lui quand nous voyons qu'il est pour lui l'objet de tant de soins? «Car il a soin de nous (1P 5,7),» dit l'apôtre saint Pierre, et le Prophète ajoute: «Pour moi, je suis pauvre et dans l'indigence, mais le Seigneur prend soin de moi (Ps 36,16).» Voilà, vraiment, un beau rapprochement des deux considérations dont l'une monte pendant que l'autre descend et au même moment; car en même temps que le prophète se voit pauvre et mendiant, il voit Dieu même inquiet pour lui: il y a quelque chose de l'ange dans le fait de monter et de descendre ainsi en même temps. Il est dit en effet: «Vous verrez les anges monter et descendre sur le Fils de l'homme (Jn 1,50).» Il n'y a point de pareilles vicissitudes dans leurs ascensions et dans leurs descentes. Ou voit qu'ils sont envoyés accomplir leur ministère pour ceux qui recueillent l'héritage du salut, et qu'ils se tiennent, en même temps, debout devant la majesté divine; Dieu pourvoyant à la fois, dans sa miséricorde, au moyen de nous consoler sans les exposer en même temps à la tribulation. Autrement comment pourraient-ils souffrir avec une parfaite égalité d'âme de se voir privés, même pendant quelques courts instants, à cause de nous, de la vue du visage de gloire qu'ils brûlent, de contempler à jamais? D'ailleurs, écoutez le langage de la Vérité même dans son évangile: «Leurs anges, dit-il,» c'est-à-dire les anges des petits enfants «voient constamment la face de mon Père dans les cieux (Mt 18,10);» d'où il suit que, s'ils sont chargés de la garde de ces enfants, ils ne sont point pour cela privés de leur propre bonheur. C'est ce qui faisait dire à saint Jean qu'il avait vu la cité de Jérusalem descendre, il ne pouvait la voir constamment au même endroit. Remarquez bien qu'il a dit «descendre (Ap 21,2),» non pas tomber. Il en tomba bien une partie considérable un jour, mais cette portion était loin d'être sainte, elle avait fait une chute immense, puisqu'elle devint ennemie de toute sainteté.

6. Mais saint Jean n'a pas pu voir celle chute et cette ruine terrible, attendu qu'il n'existait pas encore; mais le Verbe qui était au commencement l'a vue, oui il l'a vue celui qui est le Principe et qui disait aux apôtres: «J'ai vu Satan tomber du ciel comme la foudre (Lc 10,18).» Cette partie de la cité sainte qui s'est écroulée doit être réparée par Dieu, et ce sera fait quand il relèvera les ruines et reconstruira les murs de Jérusalem, mais sans se servir des matériaux qui se sont éboulés une première fois. Mais celle que le Prophète a vite descendre était déjà préparée, comme il le dit deux mots après: «Préparée de Dieu (Ap 21,2).» En effet, si les anges descendent et ne tombent pas, c'est un ciel d'une préparation divine, c'est Dieu qui a préparé leur volonté et leur faculté. Aussi, l'Apôtre ne dit-il pas seulement que ce sont des esprits chargés d'un ministère, mais des esprits envoyés pour remplir un monastère (He 1,14). Pourquoi n'enverrait-il point les anges en faveur de ceux pour qui il a bien voulu être envoyé lui-même par son Père! Qu'est-ce qui empêche qu'il abaisse les cieux en faveur de ceux pour qui, lui, le Roi des cieux, s'est abaissé lui-même et abaissé si bas qu’il a pu écrire de son doigt sur la terre? Seigneur, abaissez vos cieux, ce n'est pas assez, descendez. Pourquoi cela? Afin de faire remonter avec lui ceux au milieu de qui il est descendu. D'ailleurs, comme je l'ai déjà dit, l'ascension et la descente des anges ne sont le fait d'aucun changement de place; pour nous, au contraire, il faut que nous soyons ici ou là, car nous ne saurions nous maintenir constamment en haut, ni rester, sans inconvénient, trop longtemps en bas. «Ils montent, dit le Psalmiste, jusques au ciel, et descendent jusques aux abîmes, et leur âme tombe en défaillance à la vite de ses maux (Ps 106,26).» D'où vient cela? Sans doute de ce que leur âme défaille plus dans ses maux qu'elle ne trouve de bonheur dans ses biens, attendu que ceux-là sont actuels, taudis que ceux-ci ne subsistent encore qu'en espérance. «Qui peut être sauvé?» disent les disciples au Sauveur; et lui leur répond: «Cela est impossible aux hommes, mais ne l'est point à Dieu (Mt 19,25).» Là est tout notre espoir, là notre unique consolation, là toute la raison de toutes nos espérances.

7. Ainsi, nous sommes assurés que la chose est possible, que faisons-nous de la volonté? Qui sait s'il est digne de haine ou d'amour? Qui connaît les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils (Rm 11,34)? Il faut ici que la foi nous vienne en aide, et la vérité à notre secours, afin que les sentiments du Père à notre égard, qui sont cachés dans son coeur, nous soient révélés par son Saint-Esprit, et que cet Esprit nous rende témoignage, et convainque le nôtre que nous sommes enfants de Dieu. Or, il nous en donnera la conviction en nous appelant et en nous justifiant gratuitement par la foi; là se trouve, en effet, comme un chemin qui nous conduit de la prédestination éternelle, à la gloire future. C'est ce qui me fait croire qu'on peut fort bien appeler la première des deux considérations, la considération du jugement et de la vérité, et la seconde celle de la foi et de la piété. Il ne faut pas s'étonner de trouver des qualités si dissemblables dans les hommes, quand on voit quelle diversité de natures ou remarque dans sa substance. En effet, quoi de plus élevé que l'esprit, et quoi de plus bas que le limon de la terre? L'union dans l'homme, de choses si disparates, n'a point échappé, je pense, aux sages mêmes du monde, quand ils ont défini l'homme un animal raisonnable et mortel. C'est une alliance, en effet, bien surprenante que celle de la raison et de la mort, une société bien étrange que celle de l'être simple et de l'être corruptible. On retrouve dans nos usages et dans nos moeurs, dans les sentiments ou dans les goûts de l'homme, une opposition aussi grande sinon plus prononcée encore; si bien que lorsqu'on considère ce qu'il y a de mauvais en lui, abstraction faite du reste, et qu'on reporte ensuite sa vue surtout ce qui s'y trouve de bien, il semble n'être tout entier qu'un miracle, le miracle du rapprochement d'éléments si opposés. Voilà pourquoi on peut l'appeler tour à tour Bar-Jona (fils de Jean), et Satan (Mt 16,23). Il ne faut pas vous en étonner. Rappelez-vous, en effet, à qui, dans l'Évangile, sont appliquées ces deux appellations que vous trouverez justes, puisque elles émanent l'une et l'autre de la vérité. «Vous êtes bienheureux Simon, Bar-Jona (fils de Jean), net un peu plus loin «Retirez-vous de moi, Satan.» Il était donc l'un et l'autre, bien qu'il ne le fût point par l'effet d'on même principe. Il est l'un par la vertu du Père, il est l'autre parle fait de l'homme, et il est l'un et l'autre en même temps. Pourquoi est-il appelé Bar-Jona? C'est parce que ce n'est ni la chair, ni le sang, mais le Père qui lui a révélé ce qu'il a dit: Pourquoi est-il appelé Satan? C'est parce qu'il goûte les choses des hommes non celles de Dieu. Maintenant, si nous cherchons à voir dans cette double considération ce due nous sommes, eu plutôt si nous remarquions ans l'une combien nous ne sommes rien, et dans l'autre combien nous sommes grands, puisqu'une si grande majesté a souci de nous, et incliné son coeur vers nous, je pense que nous nous glorifierons avec une sorte de mesure, ou plutôt sans mesure quoique solidement; parce que nous ne le ferons que dans le Seigneur, non point en nous qui pouvons du moins respirer un peu à la pensée que s'il a résolu de nous sauver, nous serons indubitablement sauvés.

8. A présent, restons un peu dans cette sorte de belvédère, voyons quelle est la maison de Dieu, cherchons son temple et sa cité, voyons aussi quelle est son épouse. Je ne l'ai point oublié, et je le redis encore avec crainte, en même temps qu'avec respect, c'est nous, oui, c'est nous, vous dis-je qui sommes tout cela, mais dans le coeur de Dieu, c'est nous, mais par la grâce de Dieu, non par nos propres mérites. Que l'homme ne revendique point comme de lui ce qui vient de Dieu, et qu'il ne cède point à la pensée de s'exalter lui-même, autrement Dieu, le mettant à sa place, fera ce qu'il aurait dû faire lui-même, et humiliera celui qui ne songe qu'à s'élever. Si dans une ardeur toute puérile nous voulons nous sauver gratis, nous ne nous sauverons point, et ce sera justice: quand on dissimule sa misère, on ferme la porte à la miséricorde, et la grâce n'a plus de place là ou on présume de ses propres mérites, tandis que l'humble aveu de nos souffrances provoque la compassion. Il a pour résultat de nous faire nourrir dans notre faim, par Dieu même, comme par un riche père de famille, et trouver, sous lui, dans une grande abondance de pain. C'est donc nous qui sommes sa maison, cette maison à laquelle les provisions de vie ne manquent jamais. Mais rappelez-vous qu'il appelle sa maison une maison de prière; or cela semble parfaitement répondre au témoignage du Prophète qui nous annonce que nous serons nourris de Dieu dans nos prières, avec un pain de larmes, et abreuvés de nos pleurs (Ps 80,6). De plus, selon le même Prophète, comme je l'ai déjà dit, la sainteté convient à cette demeure (Ps 92,4), c'est-à-dire que la pureté de la continence doit accompagner les larmes de la pénitence, pour que ce qui déjà est la maison de Dieu devienne ensuite sou temple. «Soyez saint, est-il dit, parce que moi qui suis le Seigneur votre Dieu, je suis saint (Lv 11,44).» Et l'Apôtre continue: «Ne savez-vous pas que vos corps sont les temples du Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit réside en vous (1Co 6,19), or, si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra (1Co 3,17).»

9. Nous contenterons-nous de la sainteté? La paix encore est requise, si nous en croyons l'Apôtre qui nous dit: «Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde, et de conserver la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu (He 12,14).» C'est elle, en effet, qui fait que les hommes vivent ensemble comme des frères, car c'est elle qui édifie pour notre Roi, le vrai Roi pacifique, la nouvelle citée qui a nom Jérusalem, c'est-à-dire la vision de Dieu. En effet, partout où se trouve réunie sans alliance de paix, saris aucun lien de loi, sans discipline et sans gouvernement, une multitude privée de chef, ou n'a pas un peuple mais une simple foule; ce n'est pas une cité mais un amas confus de gens; c'est une Babylone, ce n'est rien qui ressemble à Jérusalem. Mais comment semble-t-il qu'il peut se faire qu'un si grand Roi se change en un époux et une si grande cité en épouse? Cela n'est possible qu'à celle à qui rien n'est impossible, à la, charité, qui est forte comme la mort. En effet, comment pourra-t-elle éprouver de la peine à faire monter l'une, quand elle a pu incliner l'autre? Mais ici il n'y a pas lieu à interroger la considération de nous-mêmes dont j'ai parlé d'abord, ce qu'il faut avant tout, c'est surtout la magnanimité de la foi. Enfin il dit lui-même: «Je vous ai rendue mon épouse dans la foi, dans la justice et le jugement,» dans sa justice à lui, comprenez bien, non point dans la vôtre, et je vous ai épousée dans ma miséricorde et dans nia compassion (Os 2,19).» S'il n'a pas fait ce que fait un époux, s'il n'a point aimé comme aime un époux, s'il n'a pas eu la jalousie qu'a un époux, ne vous flattez point d'être son épouse.

10. Ainsi, mes frères, si nous pouvons nous reconnaître pour la maison du Père de famille, parce que nous avons des pains en abondance; si nous sommes le temple de Dieu parla sanctification, la cité du souverain Roi par la communion de la vie en commun, si nous sommes l'épouse de l'Époux immortel par l'amour, il me semble que je ne dois pas craindre d'appeler cette solennité notre fête. Ne soyez pas surpris non plus que cette fête se passe sur la terre, attendu qu'elle se célèbre aussi dans les cieux. En effet, s'il est vrai, or c'est la Vérité même qui l'affirme, et ce ne peut donc point ne pas être vrai, qu'il y a de la joie dans les cieux et même parmi les anges de Dieu, pour un seul pécheur qui fait pénitence, on rue saurait douter qu'aujourd'hui il y ait une joie immense pour tant de pêcheurs qui font pénitence: Mais voulez-vous que je vous dise encore? Eh bien! «La joie du Seigneur est notre force (Esd 8,10).» Réjouissons-nous donc avec les anges de Dieu, réjouissons-nous avec Dieu, et que la fête d'aujourd'hui se passe en actions de grâces, attendu que plus elle nous est personnelle, plus aussi elle doit nous trouver remplis de dévotion.





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SIXIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Respect dû aux lieux-Saints.


1. La dédicace de notre maison, que dis-je? notre dédicace à nous est un jour de fête domestique, car cette aspersion, cette bénédiction, cette consécration de la main des pontifes, cette solennité, dis-je, dont nous célébrons tons les ans le souvenir par des veaux et des chants de louange, c'est à nous qu'elle se rapporte. Est-ce que Dieu a souci de la pierre? Sont-ce les pierres, ne sont-ce point les hommes qui disent: «Il a souci de nous ()?» Jacob tout homme qu'il était, vit, dans son sommeil, les anges qui montaient et qui descendaient. C'est peu, il nous assure même qu'il vit présent le Seigneur même des anges, car il s'écria: «En vérité, le Seigneur est dans ce lieu, et moi je ne le savais pas (Gn 28,16).» Il s'étonne de cette grâce, il est stupéfait de cet excès d'honneur. Combien ce lieu est terrible, puisque il est certain et évident que le Seigneur habite en ce lieu! dans ce lieu, où se trouvent réunis, non pas deux ou trois, mais de si nombreux fidèles en son non. Qu'on le sache donc bien et que nul de vous ne l'ignore; nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu pour savoir ce qui nous a été donné de Dieu. Oui, C'est un lieu vraiment terrible et digne de tous nos respects que celui où les fidèles habitent, que les anges saints (a) fréquentent, que Dieu même honore de sa présence.

a Jean l'Ermite semble faire allusion à cette pensée dans son livre 2, n. 7, de sa Vie de Saint-Bernard, où il rapporte ces paroles de notre saint, tirées de l'un de ses sermons pour la Dédicace de l'église: «Aujourd'hui les anges saints se mêlent vote solennité, etc.»

Voir tome 6, col. 1287.

2. Mais comment un si grand Patriarche a-t-il pu ignorer qu'il n'y a pas de lieu où Dieu ne se trouve? Mais peut-être s'est-il étonné qu'il en fût autrement, quand il s'est écrié: «En vérité le Seigneur est en ce lieu.» Il est vraiment là où les anges et les hommes se rassemblent en son nom, et là, il est vraiment Seigneur. Car bien que celui qui ne peut être enfermé nulle part se trouve partout, cependant on dit de lui plus particulièrement, «Notre Père qui êtes aux cieux;» parce qu'il y montre sa présence d'une autre manière que partout ailleurs et d'une façon tout à fait particulière; non pas qu'il soit lui-même différent, mais parce qu'il distingue lui-même ce qui diffère. Il est donc en tons lieux parce qu'il contient sans exception, et disposé toutes choses, mais il est d'une manière en un lieu, et d'une manière en un autre. Dans les méchants il est présent et fait comme s'il n'y était pas; dans les élus il opère et conserve; quant aux esprits célestes, il est en eux parce qu'il les repaît et repose sur eux; pour ce qui est des enfers, il y est pour reprendre et condamner. Il fait lever son soleil sur les méchants même, mais toutes les fois qu'en attendant il dissimule chez les méchants il semble qu'il n'y est pas en vérité. Ainsi, s'il m'est permis de m'exprimer de la sorte, chez les impies Dieu se dissimule, chez les justes il est en vérité, chez les anges il est en félicité, et dans les enfers il se trouve, avec toute, sa cruauté. Ce dernier mot sonne, mal à vos oreilles, mais j'ai peur même de sa colère et de sa fureur. «Seigneur ne me reprenez pas dans voire fureur, est-il dit, etc. (Ps 6,2).» Vraiment, dit le Patriarche, le Seigneur est dans ce lien.» En effet, là où il fait tomber sa pluie sur les bons comme sur les méchants, il est présent en Père, et en Père des miséricordes qui attend les hommes à résipiscence. Là, où il condamne les pécheurs endurcis, il est présent en juge, or, il est horrible de tomber entre les mains dit Dieu vivant (He 10,31). Là où il repose, il est présent en époux, et bienheureuse l'âme qu'il introduit dans sa chambre.

3. Après tout, le Seigneur est véritablement en ce lieu, si toutefois nous l'y servons en esprit et en vérité; mais il n'était pas véritablement parmi ceux à qui il disait: «Pourquoi m'appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je vous dis (Lc 6,46)?» Les saintes Lettres attestent que le premier homme, Adam, fut autrefois placé dans le paradis pour y travailler et pour le garder. Ainsi, le second Adam a été placé dans l'assemblée des saints, dans la réunion des siens, dans le jardin de délices, car ses délices, c'est d'être avec les enfants des hommes, comme il l'a été, dis-je, dans ce lieu, pour opérer et pour les gauler mais d'une autre manière, ainsi qu'il est: «Si le Seigneur ne bâtit une maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent, (Ps 136,1),» ainsi, s'il ne garde lui-même une cité, c'est en pure, perte que veille celui qui monte la garde sur ses murs. Or le Patriarche a vu que les anges montent et descendent dans ce lieu (Gn 28,12), s'ils montent, c'est pour voir la face du Père, et s'ils descendent, c'est afin de pourvoir à nos besoins. Quoi donc? Comment devons-nous être dans ce lieu, dans quels sentiments de respect devons-nous nous y tenir, puisque Dieu y opère et y conserve; les anges y montent et y descendent? Il faut donc que nous nous y tenions dans des sentiments de pénitence et d'attente, c'est-à-dire oublier ce qui est derrière nous, ignorer, réprouver, et repasser, dans l'amertume de notre esprit, toutes nos années passées, et désormais nous porter en avant parla pensée, et avec une sorte d'avidité. C'est pour cela que nous sommes ici. Ce qu'on nous demande, c'est donc le regret de nos péchés passés, et l'attente des récompenses futures.





Fin des sermons pour le temps, et de ceux pour les saints.





PREMIER SERMON. Incertitude et brièveté de la vie.

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1. C'est une pensée bien vraie, mes frères, que «la vie de l'homme sur la terre est une tentation (
Jb 7,1).» En effet, elle est incertaine et nous trompe de bien des manières, car, pour tromper (a) les hommes de plus de manières, elle change de figure et de voix. Tantôt elle dit oui, tantôt elle dit non sans rougir. Elle parle aux uns d'une manière et aux antres d'une autre sur sa propre longueur, que dis-je, souvent aux mêmes hommes, elle tient un langage différent et opposé , selon la diversité du temps. Tantôt elle se plaint de sa propre brièveté, et tantôt elle feint d'être plus longue qu'elle n'est. Quand le péché plait encore, elle gémit profondément sur sa brièveté. Cette brièveté n'est que trop réelle, mais ses gémissements, tombent à faux, car ce qu'elle constate devrait plutôt la remplir de joie que de douleur. En effet, il serait désirable pour elle, si elle persévère dans ses mauvais errements, que la nécessité mîtfin à ses crimes, puisque la volonté ne peut le faire. Il vaut mieux mourir promptement de la mort du corps, quand on meurt toujours de celle de l'âme, il aurait même été préférable pour celui qui vit ainsi qu'il ne fût pas né. La pensée de la brièveté de la vie devrait être pour nous plutôt un remède qu'une excitation au péché, selon cette parole de l'Écriture: «Souvenez-vous de vos fins dernières et vous ne pécherez jamais (Si 7,40).» Mais si le péché a si bien établi son règne eu vous, ou plutôt si vous vous plaisez tellement dans la servitude du péché, que vous gémissiez de ne pouvoir pas en être assez longtemps l'esclave, et que vous aimiez la voie large où vous courez au point de vouloir aussi la faire longue autant qu'il serait en vous, sachez gîte soit que vous le vouliez, soit que vous ne le vouliez pas, le terme n'en est pas éloigné; mais vous, vous êtes bien loin du royaume de Dieu, et vous conviendrez que vous avez fait une étroite alliance avec la mort et un pacte avec l'enfer.

2. Le Prophète a dit: «Ils ont erré dans la solitude, dans des lieux où il n'y avait point d'eau, et ils n'ont point trouvé de route qui les

a Ce passage et les suivants, sont cités dans le livre 6, chapitre 30 des Fleurs de saint Bernard, ainsi que ces mots: «Est-il versé dans les lettres, il ne veut point d'associé, etc.» Voir même livre, chapitre premier.

conduisît dans une ville où ils pussent habiter (Ps 106,4).» Cette solitude est la solitude de l'orgueil, car les orgueilleux se regardent comme étant seuls, et ne désirent qu'une chose, passer pour uniques. Est-il versé dans les lettres, il ne veut point d'associé. Est-il habile dans lés affaires du monde, il veut être sans pareil. S'il a de la fortune, il souffre d'en voir d'autres en acquérir aussi. Est-il fort, bien fait, ne lui montrez pas son semblable, il en sècherait de dépit. Il va seul, mais il marche dans tue voie erronée, il s'égare dans sa solitude, on ne peut habiter seul sur la terre. Il ne faut pas s'étonner que le Prophète ait ajouté, en parlant de cette solitude, que c'est un lieu sans eau, en disant: «dans la solitude, dans des lieux où il n'y a point d'eau.» C'est que, de même que l'eau manque ordinairement dans les solitudes et que les lieux déserts sont le plus souvent arides et stériles, ainsi ne trouve-t-on que l'impénitence là où est l'orgueil. Le coeur qui s'enfle est dur, sans piété, sans componction , et privé de toute rosée de la grâce spirituelle, car «Dieu résiste aux superbes, et ne donne sa grâce qu'aux humbles (Jc 4,6). Il fait jaillir ses sources dans les vallées, et couler ses eaux entre les montagnes (Ps 103,11), comme dit le Prophète. Voilà ce qui faisait dire ailleurs au Psalmiste, en gémissant de son propre état . «Mon âme est devant vous comme une terne sans eau (Ps 147,6).» Le manque d'eau rend un endroit, non-seulement aride, mais sordide, puisqu'il n'y a aucun moyen de le purifier, aussi un coeur d'homme qui ne connaît point les larmes, est nécessairement dur, ce n'est pas assez, est impur. «Je laverai ma couche toutes les nuits (Ps 6,7),» dit le Prophète, pour effacer les souillures de ma conscience, «j'arroserai mon lit de mes larmes,» de peur de voir s'accomplir en moi ce qui a été écrit de la semence qui est tombée sur la pierre,. et qui se dessécha après avoir, poussé, parce qu'elle manquait d'humidité.

3. «Ils ont donc erré dans la solitude, dans des lieux où il n'y avait point d'eau, et ils ne trouvèrent point de route qui les conduisît dans une ville où ils pussent habiter.» Oui, ils ont erré, non point dans une voie, mais hors de toute voie frayée, car une voie large n'est point une voie. Ce qui est le propre d'une voie est d'être droite, la largeur appartient aux plaines bien plutôt qu'aux chemins. Être seul dans un chemin, c'est avoir un chemin large, mais là où il n'y a point de route tracée tout est chemin. Telle est la vie qui est exposée aux vices, elle s'étend, à droite et à gauche, dans de très-grandsespaces, attendu qu'elle n'a point de bornes. D'ailleurs on ne saurait lui donner proprement le nom de vie, puisqu'elle n'aboutit qu'à la mort, selon cette parole de l'Apôtre: «Si vous vivez selon la chair, notre vie est une mort (Rm 8,13).» De même, une voie qui procède par circuits, d'est pas proprement une voie, c'est celle des impies, selon ce mot du Psalmiste: «Les impies avancent par circuit (Ps 11,9).» Leur voie est la voie spacieuse qu'aucune borne ne renferme, c'est la vôtre où il n'y a plus ni loi, ni prévarication. C'est donc avec confiance que la vie, dans son incertitude, se plaint encore de sa brièveté aux enfants de l'incrédulité, qui se sont plongés tout entiers dans les voluptés corporelles, et dans leurs propres volontés, pour qu'ils soient affligés selon la chair, en reconnaissant, à l'instar de leur propre prince (a), qu'ils ont peu de temps, et qu'ils se lancent avec d'autant plus d'ardeur, dans fonte espèce de crimes, selon ce que disaient ceux que le Sage fait parler ainsi: «Ne laissons point passer la fleur de la saison. Couronnons-nous de roses avant qu'elles se flétrissent. Qu'il n'y ait point de pré, où nos passions luxurieuses ne s'étalent, que nul endroit ne soit vierge de nos débauches, laissons partout des traces de nos excès; car c'est là notre sort et notre partage (Sg 2,7-9).» Ou bien d'une façon plus claire encore: «Mangeons et buvons, car nous mourrons demain (Sg 2,6).» Mais voici ce que la justice, leur répondra demain: ceux qui n'ont pas trouvé la voie qui les conduisît. à, une cité où ils pussent fixer leur séjour, n'ont point de cité permanente ici, et plus ils se hâtent de pécher, plus ils montrent combien ils sont insensés. Évidemment, si au moment où ils commencent à trembler à la pensée de la mort qui les menace de près, et à se sentir saisis de frayeur au souvenir du jugement terrible qui les attend, la vie, malgré son incertitude, leur dit qu'elle est longue, elle les induit en erreur, puisqu'elle leur fait trouver tout à coup tellement longue une vie qu'ils gémissaient de voir si courte pour le péché, qu'ils croient pouvoir, sans crainte, en consumer dans le mal une partie notable encore puisqu'il leur en resté bien assez polir faire pénitence de leurs péchés. Mais, de même que pour les premiers, s'ils ne viennent à récipiscence, ils sont victimes de ce qu'ils appréhendent, que dis-je? ils tombent dans des maux plus considérables que ceux qu'ils redoutent, puisque non-seulement ils voient passer avec une effrayante rapidité ces jours de péché, mais encore les voient suivre des jours ou plutôt de l'éternité même des supplices; ainsi, ceux qui avaient à la bouche les mots de paix et de sécurité, verront fondre, tout à coup, sur eux, la mort qui ne leur laissera même pas jouir de la moitié des jours de vie dont ils se berçaient, encore dans leurs rêves, ni en remplir, même à moitié, le cours comme ils se l'étaient promis.

4. Pour ce qui vous concerne, mes frères, je n'appréhende ni vaine tristesse de la brièveté de la vie qui est vraie, ni trompeuses espérances fondées sur une durée qui n'est pas, attendu qu'il est très-certain pour moi que vous avez commencé à entrer dans les voies qui conduisent à la cité, où vous pouvez fixer votre séjour et que vous ne marchez point dans des sentiers non frayés, mais bien dans la voie. Pourtant, je crains, pour vous, autre chose que cela, c'est que la vie non pas vous illusionne par l'apparence de sa longueur, mais qu'au lieu de vous être, à cause même de sa brièveté, un sujet de consolation, elle ne le soit de tristesse. Oui, j'ai peur que dans la pensée que ce qui vous reste à vivre et la

1 C'est du diable que saint Bernard veut parler ici, selon ces paroles de l'Apocalypse «Le diable est descendu vers vous plein de colère, parce qu'il sait bien le peu de temps qu'il lui reste (Ap 11,12).»

route à parcourir ne soient bien longs encore, votre âme ne se laisse aller au découragement, et ne désespère de pouvoir soutenir jusqu'au bout des fatigues si grandes et si prolongées. Mais les consolations divines versent la joie dans l'âme des élus à proportion de la multitude de leurs épreuves. Oui, à présent, c'est à proportion de. ces épreuves, c'est avec mesure, en quelque sorte qu'elles nous sort données. Mais après cela, ce ne sont plus des consolations, mais des délices sans fin que nous trouverons dans la droite du Seigneur. Soupirons, mes frères, après cette droite qui doit nous embrasser tous, soupirons après ces délices, et que l'excès de nos désirs nous fasse trouver courts les jours qui nous restent à vivre et qui seront, en effet, bien vite passés. «Tontes les souffrances de la vie, présente n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera, un jour, découverte en nous (Rm 8,16).» Quelle agréable promesse, comme elle est digne de faire l'objet de tous nos voeux! Nous ne nous tiendrons point là comme des spectateurs aussi vides que vains, et cette gloire ne sera pas une gloire extérieure à nous, mais elle sera en nous. En effet, nous verrons Dieu face à face, mais non hors de nous, il sera en nous; car il sera font en tons; si la terre elle-même doit être pleine de cette gloire, à combien plus forte raison notre âme devra-t-elle en être remplie? «Nous serons remplis des biens de votre maison (Ps 64,5),» est-il dit. Mais pourquoi dis-je que la gloire de Dieu ne brillera pas seulement devant nous, mais en nous? C'est que, si maintenant elle est en nous, alors elle sera révélée en nous, car pour le moment, nous sommes les enfants de Dieu; mais ce qui nous devons être, un jour, n'a point encore paru.

5. Mes frères, si nous n'avons point reçut l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui vient de Dieu, sachons ce qui nous a été donné de Dieu. Or, pour le dire d'un mot, il nous a tout donné, et si vous ne m'en croyez pas, croyez du moins à l'Apôtre qui vous dit: «Celui qui n'a pas même épargné son propre fils, mais l'a livré pour nous tous, ne nous a-t-il point donné tout le reste avec lui (Rm 8,32)?» Telle est, par exemple, la puissance des enfants de Dieu qu'il a donnée à ceux qui l'ont reçue; telle est la gloire réservée à chacun des fidèles, la gloire qui convient aux enfants adoptifs dit père, et qui nous est donnée par celui dont nous avons vu aussi la gloire; mais la gloire qui convient au Fils unique du Père. Quant à la puissance, écoutez ce qu'il en dit lui-même: «Tout est possible à celui qui croit (Mc 9,12).»

6. Mais, direz-vous, il y a encore bien. des choses qui lue causent de graves inquiétudes, bien des choses qui me sont manifestement contraires, et je m'étonne que vous me disiez que tout m'a été donné, quand il n'y a presque rien qui se plie à mes désirs. Il y a certaines choses qui semblent être à notre service, mais elles ne nous sont utiles que si nous prenons la peine de nous en servir; il faut. due nous commencions par les servir elles-mêmes. Ainsi, nos bêtes de somme, si, nous ne prenons point la peine de les élever, de les dompter et de les nourrir ne nous sont d'aucune utilité; la terre même qui, devrait-nous traiter en frères, ne nous donne notre pain qu'à la sueur de notre front, que dis-je? après que nous l'avons bien cultivée, elle nous produit encore dés ronces et des épines. Ainsi en est-il de tout le reste, si nous y faisons attention toutes elles exigent de nous plus de service qu'elles ne nous en rendent, sans parler de celles qui sont toujours prêtes à nous nuire, tel que le feu à nous brûler, l'eau à nous engloutir, les bêtes sauvages à nous dévorer. Oui, j'en conviens, les choses sont ainsi, mais cela n'empêche pas que l'Apôtre ait dit vrai quand il s'exprime dans un autre endroit d'une manière encore plus explicite, en affirmant que «Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu et qu'il a appelés, selon son décret, pour être saints (Rm 8,28).» Remarquez bien que l'Apôtre ne dit pas que tout se plie à faire nos volontés, mais contribue au bien. Les choses ne servent pas à notre volonté, mais seulement à notre utilité; non à notre plaisir, mais à notre salut; non à nos désirs, mais à notre bien. Il est si vrai que tout contribue à notre bien, de la manière que je vous dis, que, parmi elles, on compte les choses-mêmequi ne subsistent pas, tels que les afflictions, la maladie, la mort et même le péché. Or, on sait bien que ces choses ne sont point des êtres, mais la corruption de l'être. Quant au péché, peut-on douter qu'il sert à notre bien quand il contribue à rendre le pécheur plus humble, plus fervent, plus vigilant, plus timoré et plus prudent?

7. Telles sont les prémices de l'esprit et du royaume, un avant-goût de la gloire, le commencement du pouvoir; et en quelque sorte les arrhes de l'héritage de notre Père. Mais lorsque nous serons dans l'état parfait, ce qui est imparfait sera aboli (1Co 13,10), en sorte que tout se fera selon nos voeux; l'utile et l'agréable seront inséparablement unis, alors commencera à se faire sentir ce poids incomparable de gloire, dont le même Apôtre a dit: «Le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons, en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire (2Co 4,17).» Eh bien, continuez maintenant à faire entendre vos murmures, dites: Ce moment est long et pesant, je ne puis supporter des maux si cruels et si durables. L'Apôtre représente ce qu'il souffre comme léger et momentané: or, vous n'en êtes pas venu au point d'avoir reçu des Juifs, à cinq reprises différentes, trente-neuf coups de fouet. Vous n'avez point passé un jour et une nuit au fond de la nier, vous n'avez point travaillé plus que tous les autres, enfin vous n'avez point encore résisté jusqu'à l'effusion de votre sang (). Vous voyez donc bien que vos souffrances ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire, vous voyez, dis-je, que le temps de la tribulation est court et léger, taudis que le poids de la gloire est éternel, et que cette gloire même au haut des cieux dépasse toute mesure. Pourquoi vous donner ainsi des jours et des années pour un temps indéterminé? Une heure passe, une peine passe aussi, elles se suivent plutôt qu'elles ne s'enjambent, il n'en est pas ainsi de la gloire, de la rémunération, des récompenses de nos peines, elle ne tonnait ni soumission, ni fin, elle est entière à chaque instant et demeure entière éternellement. «Après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, ils verront leur héritage (Ps 126,4).» Maintenant, en effet, à chaque jour suffit sa peine, il ne peut point la réserver pour le suivant; mais la récompense de toutes nos peines nous sera donnée dans ce jour auquel nul jour ne succède. L'Apôtre a dit «La couronne de justice m'est réservée, et le Seigneur, comme un juste juge me la rendra, ce jour-là (2Tm 4,8),» non point ces jours-là. Un seul jour passé dans vos tabernacles vaut mieux que mille autres jours (Ps 83,10). C'est goutte à goutte qu'on boit la peine, c'est comme à un filet d'eau courante qu'on la prend, elle passe par parties; mais dans la rémunération c'est un torrent de voluptés, un fleuve impétueux; un torrent débordé de joie, un fleuve de gloire, un fleuve de paix, mais un fleuve qui afflue, non pas un fleuve qui coule et s'écoule. C'est un fleuve non point parce qu'il passe, et prend son cours ailleurs, mais parce qu'il est abondant.

8. Il est dit: «un poids éternel de gloire.» Ce n'est pas un vêtement de gloire, une maison de gloire, mais c'est la gloire même qui nous est proposée, et, s'il se rencontre quelque fois quelque promesse de choses pareilles, ce n'est qu'une. figure. En effet, l'attente des justes dans la vérité, ce n'est pas quelque événement joyeux, mais. c'est la joie même, (Pr 10,28). On se réjouit dans les jouissances de la table, dans les pompes, dans les richesses, et même dans les vices, mais toutes ces joies aboutissent finalement à la tristesse, car étant attachées à des choses changeantes, elles changent avec leur objet. Vous allumez un flambeau, ce n'est pas la lumière pure que vous avez, mais la lumière d'un flambeau; le feu consume ce qui le nourrit, et ne s'alimente qu'en le consumant, aussi, quand la matière, commence à lui manquer il tombe, et quand elle lui rauque tout à fait il s'éteint lui même entièrement. Eh, bien, de même que, à la flamme succèdent la fumée et les ténèbres, ainsi la joie qui ne tient qu'à la présence de la chose joyeuse, se change en tristesse. Or, ce que Dieu nous présente ce n'est pas un simple rayon de miel, mais le miel le plus pur et le plus limpide, c'est la joie, la vie, la gloire, la paix, la volupté, l'aménité, la félicité, le bonheur et l'allégresse même, que le Seigneur notre Dieu thésaurise pour nous. Et tout cela ne fait qu'un, car il n'y a point de partage dans la Jérusalem céleste; je ne dirais pas que tout cela ne fait qu'une seule et même chose, si je. n'avais pour moi, comme je l'ai dit précédemment, le témoignage de l'Apôtre qui a dit: «Le Seigneur leur sera tout en tout (1Co 15,18).» Oui, voilà quelle est notre récompense, notre couronne, notre victoire, le prix après lequel nous courons, avec le désir de nous en saisir. Mes frères, jamais un cultivateur prudent ne trouve l'époque des semailles trop longue, quand il soupire après une riche et abondante moisson, or vos jours ne sont pas moins comptés que les cheveux de votre tête, et de même qu'il ne peut périr un seul de vos cheveux, ainsi un seul de vos moments ne peut se perdre. Puis donc que nous avons reçu de telles espérances, ne perdons point courage, mes frères, ne nous fatiguons point, ne reprochons point au fardeau du Christ d'être lourd, bien qu'il nous ait assuré qu'il est léger, ni à son joug d'être pesant, mais toutes les fois que nous songeons au poids du jour, pensons à celui de la gloire éternelle, à laquelle je prie le Seigneur des vertus et le Roi de gloire de nous conduire par un effet de sa miséricorde. Mais en attendant disons, avec une humble dévotion: «Seigneur ne nous attribuez pas votre gloire, mais réservez-la tout entière pour votre nom (Ps 113,9).»




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