Bernard sermons 7016

SEIZIÈME SERMON. Il y a trois sortes de biens. Il faut veiller sur nos pensées.

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1. Il faudrait apporter, mes frères, une application plus grande et une vigilance plus attentive à nos pensées (a), oui à nos pensées puisque ce sont elles qui alimentent constamment nos saintes méditations. Jour et nuit, nous lisons ou nous chantons des paroles tirées des prophéties et des Évangiles, ou empruntées aux apôtres, qui renferment,

a Nicolas de Clairvaux parle de même , de l'étoile dans le calme et dans le silence attentif, etc.,» dans le sermon qu'il fit le jour de la fête de saint André, jour où fut aussi prononcé le présent sermon, comme nous le verrons plus loin, n. 6.



soit la menace des peines de l'enfer, soit la promesse de la gloire du ciel. D'où nous viennent donc toutes ces pensées vaines, misérables, obscènes même qui, tantôt par l'impureté et l'arrogance, tantôt par l'orgueil et l'ambition, et par mille autres passions, nous tourmentent tellement que c'est à peine si nous respirons quelquefois dans la sérénité de saintes pensées? Malheur à nous, à cause de la torpeur et la tiédeur de nos coeurs! Malheur à nous qui nous laissons aller à ces vanités, au lieu de nous élancer d'un bond, à l'instant, vers les biens du Seigneur, soit mortels, soit spirituels, soit même éternels. Quant aux biens de la nature, il est certain qu'ils sont très-grands (a), mais ceux de l'esprit le sont bien davantage, quant aux biens de l'éternité, ils sont les plus grands de tous. Nous sommes réparés dans les premiers de ces biens, exercés dans les seconds, nous nous étendons, nous sommes béatifiés dans les troisièmes. Si vous ne pouvez fixer l'oeil de votre méditation sur la sublimité des biens éternels, parce qu'ils sont trop loin de vous, et tout à fait hors de la portée des sens, reportez-les du moins sur les biens de la grâce qui se trouvent dans l'exercice des vertus, et vous verrez combien pure est la conscience, combien libre est le front de ceux qui demeurent et vivent dans la chasteté et dans la charité, dans la patience et dans l'humilité; enfin dans toutes les autres vertus qui rendent l'âme aimable à Dieu, digne d'être imitée, et facile à fléchir par les hommes. Si c'est encore trop élevé pour vous, et trop au dessus de votre faiblesse, abaissez vos regards sur les biens naturels qui doivent vous è1re aussi familiers que vous fêtes à vous-mêmes. Il ne faut pourtant pas les tenir tellement pour naturels que toute pensée de la grâce en soit exclue: on ne les appelle naturels que, parce qu'ils étaient comme innés, plantés dans la nature avant le péché qui a infecté, non-seulement la personne, mais aussi la nature de l'homme. Depuis lors, ils ne sont plus faciles à reconnaître à cause de la blessure que nous avons reçue, niais nous n'en constatons pas moins, sinon par les affections de l'âme, du moins par mille autres preuves de raison, leur présence en nous et autour de nous. Aussi, comme nous sommes composés d'un corps et d'une âme, nous devons, selon le conseil de l'Apôtre (
1Co 15,45), commencer par les biens du corps, puisque ce n'est pas le spirituel, mais le corporel qui a commencé en nous.

2. Tous les biens du corps se résument dans la santé, nous ne lui devons pas autre chose, nous n'avons rien de plus à lui donner ou à chercher pour lui, il faut le restreindre à cela, et le renfermer dans ses limites, attendu que les fruits que nous pouvons attendre de lui sont nuls, et que la mort est sa fin dernière. Mais là même se trouve un piège caché, que je ne veux pas vous laisser ignorer. En effet, le plaisir tend des embûches à la santé, il le poursuit avec tant de ruse et de malice qu'il est bien difficile de pouvoir et de savoir même lui échapper. Or, si on agit en vue des plaisirs non de la santé du corps,

a Ce passage se trouve cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre 8, chapitre IV et V, ainsi que dans le chapitre XC du même livre, n. 7.

dès lors on n'est plus dans la nature, on est sous la nature qui donne la main à la mort quand elle fait de la volupté, sa maîtresse. Voilà comment il se fait qu'il y a tant d'hommes qui descendent, ou plutôt disons le mot, qui tombent dans ces mouvements d'une nature bestiale et révoltée, et se vautrent si souvent dans les jouissances qu'ils savent trouver dans les passions les plus difficiles et les plus violentes. Mais, de même que le bien naturel au corps est la santé, ainsi le bien propre de l'âme, c'est la pureté; car elle ne saurait voir Dieu si elle n'a l'oei1 pur; en effet, elle n'est faite que pour voir son Créateur. Si donc, nous devons pourvoir avec sollicitude à la santé du corps, nous devons pourvoir à celle de l'âme avec une sollicitude d'autant plus grande que l'âme l'emporte davantage sur le corps. Or, pour elle, toute la santé est dans la pureté qui nous permette, dans tout ce que nous faisons, de rendre témoignage à Dieu dans la prière, et à l'homme, dans la confession, et de dire: «Je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur, et vous, Seigneur, vous m'avez aussitôt remis l'impiété de mon péché (Ps 31,5).»

3. Mais l'homme étant fait pour vivre en société, passons de ce qui est en nous à ce qui est autour de nous, afin d'avoir, si c'est possible, et autant qu'il dépendra de nous, la paix avec tout le monde. Or, la loi naturelle de la société, est que nous ne fassions point aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes, et que nous ayons soin de leur faire, au contraire, tout ce que nous voudrions qu'on nous fit. Ainsi, de même que nous devons à notre corps la santé, à notre âme la pureté, ainsi devons-nous la paix à notre frère. Passons maintenant aux saintes âmes qui se sont envolées de la prison de cette mortalité, vers les joies du royaume des cieux. Ce que nous leur devons, c'est bien certainement de les imiter. Les saints ont été semblables à nous, et sujets aux mêmes passions, et ils nous ont montré les voies de la vie qu'ils ont parcourues sans fatigue et sans relâche. Pour ceux qui ne sont pas morts dans une aussi grande sainteté, ou qui n'avaient pas autant fait pénitence, quand ils ont quitté ce monde, nous leur devons la compassion et la prière, car ils sont de la même nature que nous, pour que notre Père, dans sa bonté, les débarrasse de toute souillure, change ses châtiments en bienfaits, et les fasse par là, rentrer dans les joies de la cité bienheureuse. En effet, si les taureaux versent des larmes quand ils rencontrent un des leurs mort et rendent ainsi une sorte de devoir d'humanité à la dépouille de leur frère, que ne doit pas à son semblable, l'homme que la raison éclaire et que l'affection conduit? Ainsi donc, de même que nous devons imiter les saintes âmes, ainsi devons-nous compatir aux souffrances de celles qui le sont moins, et, d'un côté, prendre exemple sur les premières, et de l'autre, occasion de gémir sur les secondes.

4. Mais il faut nous adresser aux saints anges pour obtenir leur secours, parles secrets soupirs de notre âme, et par des larmes abondantes; afin qu'ils offrent nos prières à la suréminente majesté de Dieu, et qu'ils nous en rapportent la grâce, car ce sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres, étant envoyés pour exercer, leur ministère en faveur de ceux qui doivent être héritiers du salut (He 1,14). Quant au Seigneur de toutes choses, il faut lui demander d'être bon pour nous, et qu'il daigne, puisque sa nature le porte sans cesse au pardon et à la miséricorde, ne point arrêter les yeux sur la multitude de nos iniquités, et nous traiter, au contraire, avec pitié selon toute l'étendue de sa miséricorde. Quant à nous, nous lui devons amour et sujétion en toute révérence et toute humilité. Nous lui devons l'amour, parce qu'il nous a faits et qu'il nous fait du bien; la sujétion parce qu'il est au-dessus de nous, et qu'il l'exige de nous, lui qui est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes. Ainsi, nous devons la santé au corps, la pureté à l'âme, la paix à nos frères, l'imitation aux saints, la compassion aux nôtres, et nuits devons demander aux antes, leur secours, chercher et recevoir de Dieu (a), du coffre fort des biens naturels, le bien de sa bonté, pour savoir que lorsque nous aurons fait ce qui est ordonné et prescrit à la nature, nous ne sommes plus que des serviteurs inutiles, puisque nous aurons fait ce que nous avions à faire. Il serait bien difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un seul précepte lait aux hommes qui suit au dessus des forces et du pouvoir de la nature. Or, comme je l'ai dit plus haut, nous sommes réparés dans ses biens, et nous y sommes en quelque sorte remis à neuf, quand nous revenons à la douceur innée de notre nature, et quand nous mettons chaque chose à sa place en ce qui regarde les êtres qui nous entourent, et à ceux qui sont placés au dessus de nous. Or, tout cela n'a rapport qu'aux biens de la nature.

5. Quant aux biens de l'esprit, dans lesquels nous sommes exercés pour tendre vers les biens éternels, il en est de même que pour ceux du la nature. Ils en diffèrent sans doute à cause du point de vue où on les considère, mais ils se confondent cependant avec plusieurs d'entre eux, qu'il serait trop long d'énumérer. Les premiers sont naturels et les seconds surnaturels. En effet, dans les exercices spirituels, ce que nous voulons, ce n'est pas de donner la sang an corps, mais de le réduire en servitude, de le mortifier, de le forcer au travail, selon ce mot d'un homme spirituel, très-spirituel même: «Je traite rudement mon corps, et je le réduis en servitude (1Co 9,27).» Quant à l'âme, nous ne lui devons pas non plus simplement cette pureté qui nous fasse confesser purement et simplement nos péchés, mais qui nous fasse observer dans nos pensées, dans nos intentions et dans nos actions cette circonspection qui rende notre vie fructueuse et notre réputation glorieuse, non pas fructueuse à nos propres yeux, mais aux yeux même de Dieu; non pas glorieuse pour nous, mais pour notre Père qui est dans les cieux. Quant à nus frères, ce n'est pas assez de leur procurer la paix pendant que nous sommes en ce monde, mais il faut encore que nous sachions aimer la paix avec ceux mêmes qui ne l'aiment

a Quelques éditions présentent ici une variante de peu d'importance.

point, supporter tout le monde sans forcer personne à nous supporter nous-mêmes. Pour ce qui est des morts, ce n'est pas seulement la compassion et la prière que nous leur devons, mais encore les félicitations de l'espérance; car, s'il faut s'attrister avec eux de ce qu'ils souffrent dans le purgatoire, nous devons, à bien plus forte raison, partager leur joie, parce que le jour approche où Dieu doit essuyer toutes les larmes de leurs yeux, en sorte que, pour eux, il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, attendu que les premières choses sont passées. Pour les âmes saintes, ce n'est plus seulement l'imitation que nous leur devons, de même que ce n'est pas seulement leur secours que nous avons à demander aux anges, mais nous devons brûler du désir de jouir de leur présence, d'être avec eux, de voir quelles sont ces colonnes du ciel qui soutiennent le globe de la terre, ces êtres où brille et reluit, d'un vif éclat, le signe si grand et si excellent de la divinité. En ce qui est du Seigneur, ce n'est pas seulement la bonté que nous devons rechercher, mais il faut encore que nous dirigions vers lui toutes nos affections, en ne nous aimant que pour lui, et que nous considérions quelle est cette majesté qui fait toutes choses, qui contient tout, et sur laquelle les créatures raisonnables aspirent à fixer leurs regards.

6. Telles sont les voies de l'exercice spirituel, dans lesquelles un esprit religieux se dilate et se délecte, et par lesquelles, oubliant les choses du passé, et tendant vers celles qui sont placées devant lui, je veux dire vers les biens éternels, il marche à la palme de sa vocation céleste. Est-ce que le bienheureux apôtre André, dont nous célébrons aujourd'hui la fête, ne s'élevait pas, par cette voie, au dessus de la nature, quand il disait: «O bonne croix, après laquelle je soupire depuis si longtemps et qui vas enfin combler les voeux de mon coeur, je viens à toi plein de joie et de sécurité.» Ce langage est celui d'un homme qui n'est plus homme, et qui était déjà ressuscité des biens de la nature à ceux de la grâce, en sorte qu'il ne se glorifiait plus seulement dans ses espérances, mais même dans ses tribulations, et qui s'éloignait gaiement de la présence du conseil, parce qu'il avait été jugé digne de souffrir pour le nom de Jésus-Christ. En effet, il marchait, mais non pas avec patience, mais volontiers, mais avec ardeur aux tourments, comme on marche à la décoration; il allait au supplice, comme on court après les délices.

7. Quant aux biens éternels, ce sont des biens que l'oeil n'a point vus, dont l'oreille n'a point entendu parler, et qui ne sortent jamais de la patrie, où on ne tonnait que joie et que jubilation, où rien ne manque, où règne une abondance capable de satisfaire tous les désirs de l'homme. Quelle abondance n'y a-t-il pas, en effet, là où ce qu'on ne veut pas ne se fait pas, et ce qu'on désire arrive toujours. Le Prophète disait, en s'adressant à Jérusalem: «Que la paix soit dans tes forteresses et l'abondance dans tes tours (Ps 121,6).» Oui, dans ces tours, qui, selon un autre prophète, sont construites avec des pierres précieuses (Ap 21,19), et au sein desquelles le Seigneur nourrit les saints du plus pur froment, non pas seulement de l'écorce du sacrement Si, pendant qu'il ne . manque rien au ciel, il y a quelque chose qui demeure caché à nos yeux, peut-on dire que notre gloire sera consommée? Non, rien ne nous sera caché, et c'est en cela que consistera la sagesse qui rassasiera la curiosité de l'homme. O sagesse, par laquelle nous connaîtrons alors parfaitement tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, et boirons à la source même de la sagesse, la connaissance de toute chose! Je ne craindrai plus alors les soupçons, je n'appréhenderai point les desseins des méchants, attendu que, selon saint Jean, cette cité sera semblable au cristal le plus pur (Ap 21,19), et que de même qu'on voit très-distinctement à travers le cristal, ainsi notre oeil verra très-clairement la conscience des autres. Mais qu'est-ce que cela, si en même temps que rien ne nous fera défaut et que tout sera clair à nos yeux, il nous reste dans l'âme une crainte et une appréhension de perdre? Aussi n'y a-t-il pas lieu à la crainte dans le ciel, et c'est la conséquence de la force qui rend forte la faiblesse humaine. Le Prophète a dit: «Le Seigneur a fait régner la paix jusques aux confins de tes états, et il a fortifié les serrures de tes portes (Ps 47,3),» si bien qu'en même temps que nul ennemi ne peut y pénétrer, nul ami n'en peut sortir. Là où règnent une souveraine abondance, une souveraine sagesse , une souveraine puissance, il me semble qu'il ne manque rien à la plénitude du bonheur, en ce qui regarde la félicité humaine. Voilà quels sont les biens de la nature, de la grâce et de la gloire; les biens de l'humanité, ceux de la vertu et ceux de l'éternité. Pensons-y, méditons-les, mes frères, et, selon. le précepte de la loi, ruminons-les; là, en effet, est la vie, oui c'est dans ces biens qu'est la vie pour notre esprit. Ces pensées saintes nous conserveront si bien, que nous pourrons dire avec un saint: «La méditation de mon coeur est constamment en votre présence, Seigneur, mon aide et mon rédempteur (Ps 18,15).»



DIX-SEPTIÈME SERMON. De la triple garde de la main, de la langue et du coeur.

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1. Nous nous plaignons tous que la grâce nous manque, mais la grâce pourrait peut-être se plaindre beaucoup plus justement que c'est nous qui, le plus souvent, lui manquons. En effet, la grâce de la dévotion que nous recherchons, est une affaire de coeur, et quiconque ferme à la grâce l'entrée de ce sanctuaire intime se prive lui-même de sa présence. Après tout, comment celui qui ne veille ni sur ses mains ni sur ses lèvres, pourrait-il s'occuper de son coeur2 Faut-il s'étonner que celui qui n'a pas encore su commencer, ne puisse point couronner l'oeuvre, quand on ne saurait la terminer même après l'avoir commencée , si on ne l'a point continuée? C'est un grand point pour un homme du monde de conserver ses mains pures; pour un religieux, ce n'est pas un grand mal seulement, mais c'en est un très-grand, de ne pas fuir tout ce qui peut les souiller. Que dis-je? on veut même trouver dans nos mains une pureté beaucoup plus grande que dans les leurs, et on exige de nous une justice bien plus abondante que celle des gens du monde. A eux, il est dit seulement: «Fuyez la fornication (
1Co 6,18),» et ailleurs, «Que celui qui dérobait ne dérobe plus désormais (Ep 4,28),» et le reste qu'on ne peut faire sans perdre le royaume des cieux. N'avons-nous pas, nous aussi, à redouter la souillure de pareilles oeuvres, et le contact de pareilles impuretés pour nos mains? Plus elles sont pures, plus la moindre tache, en elles, est choquante, et, de même qu'il suffit de la plus petite tache pour déparer un habit précieux, ainsi est-ce assez d'une très-petite désobéissance, pour souiller un religieux; ce n'est même plus pour nous une simple tache, mais une vraie souillure, si dans nos actions, nous ne tenons compte même des moindres préceptes. C'est donc à observer soigneusement toutes les pratiques que doivent être consacrés les commencements de notre profession, alors que nous avons encore une lumière qui brille en nous, si faible qu'elle soit, car ceux à qui la Vérité même a dit: «Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire (Lc 17,10) ,» ne sauraient , sans doute, penser qu'ils ont une grande lumière. Peut-être, me direi-vous que la Vérité, en parlant ainsi, n'a voulu que nous donner un conseil d'humilité. Je le veux bien, mais pensez-vous qu'elle nous ait conseillé une humilité contraire à la vérité? D'ailleurs , si nous nous trouvons encore bien négligents pour ce qui est de la garde de nos oeuvres, il n'y a pas de sage qui songe à empêcher un homme d'avaler un moucheron, quand il faudrait commencer par le détourner d'avaler un chameau.

2. Une fois les mains purifiées, on ne peut pas encore passer de suite au coeur; il faut, en second lieu, nous occuper de purifier nos lèvres, ce doit être le soin qui tienne le milieu entre celui des mains et celui du coeur. Si vous me répondez, il y a bien peu de gens qui règlent leurs discours avec jugement, vous pourrez conclure de vos propres paroles, combien rare est la perfection, et combien ce progrès-là est étranger à la plupart des hommes. Qui pourrait compter toutes les souillures dont un organe aussi petit que la langue peut se couvrir, quelle masse d'impuretés peuvent s'accumuler sur les lèvres incirconcises, et quelle peste est une bouche sans circonspection? Il y a les langues d'où s'écoule un flot de paroles oiseuses; il y a les langues impudiques et les langues aux grandes paroles; les unes au langage lascif, et les autres au langage plein d'arrogance. Il y a aussi les langues trompeuses, dont les unes sèment le mensonge, et les autres distillent la flatterie; et les langues médisantes, dont les unes aussi disent le mal en face, et les autres le répandent en secret. S'il est vrai que nous rendrons compte à Dieu, au jugement dernier, de toute parole même oiseuse (Mt 12,30), à combien plus forte raison devons-nous nous attendre à être sévèrement jugés pour des paroles mensongères, mordantes et injurieuses, orgueilleuses ou lascives, des paroles d'adulation ou de détraction?

3. Comme elle est vraie, mes frères, cette sentence «les longs discours ne seront point exempts de péchés (Pr 10,19)?» En effet, sans parler du reste, si on appelle oiseuse toute parole qui n'a pas de cause raisonnable d'être prononcée , quel compte ne rendrons-nous point pour celle qui va contre la raison elle-même? Que personne parmi vous, mes frères, ne regarde comme de peu d'importance le temps qu'il perd en paroles oiseuses, car le temps vaut bien que nous en tenions compte, et ces jours sont des jours de salut. La parole qu'on prononce s'envole sans retour, le temps s'envole aussi sans revenir sur ses pas, et l'homme insensé ne s'aperçoit pas de ce qu'il perd. Devisons ensemble, dit-on, pour faire passer l'heure. (a) Hélas! pour faire passer l'heure! Hélas! pour faire passer le temps! Pour faire passer cette heure, dis-je, qui vous a été donnée par la miséricorde de notre Créateur, pour faire pénitence, pour obtenir le pardon de vos fautes, pour obtenir la grâce et mériter la gloire! Pour faire passer le temps, encore une fois, dont vous deviez profiter pour vous concilier l'amour de Dieu, pour vous hâter d'entrer dans la société des anges, pour soupirer après l'héritage de. votre père , pour aspirer à la félicité promise, pour réveiller votre volonté endormie, et pour pleurer sur vos iniquités! Est-ce ainsi qu'on voit le laboureur, quand l'époque des semailles est arrivée, ou le vigneron, quand le jour de tailler la vigne se lève, se livrer à d'autres occupations, et passer sans se le reprocher , et même dans la joie, ce temps et ce jour, à ne rien faire? Est-ce ainsi qu'à l'approche des jours de foire, les négociants cherchent des retards , et saisissent toute occasion de perdre le gain qu'ils peuvent espérer faire dans ces marchés? Est-ce ainsi, enfin, que les pauvres, les mendiants, après avoir attiré près d'eux par leurs cris lamentables, celui qui répand de larges aumônes sur leur misère, cherchent des distractions, vont se cacher dans quelque recoin impénétrable, avec la troupe de leurs semblables, et se retirent dans les angles les plus obscurs des places publiques?

4. Mais encore plût au ciel qu'on ne perdît que le temps en paroles! Mais que d'âmes perdent aussi la vie par ce moyen; non-seulement elles la perdent pour elles-mêmes, mais encore elles la font perdre aux autres. Peut-on douter que les détracteurs perdent la vie, quand nous savons qu'ils sont odieux à Dieu, odieux à la Vie par excellence? Or, la Vie fuit ceux qu'elle hait, et ceux que la vie abandonne ont-ils autre chose à faire que de mourir? Et celui qui boit le poison que lui

a On conclut de ce passage qu'on accordait quelquefois aux Cisterciens une heure d'entretien à passer entre eux. Un peu plus loin, n. 5, saint Bernard parle encore «de ces longs entretiens.» C'est ce qui engageait notre Saint, dans son sermon sur Humbert, n. 8, à blâmer dans ses religieux, les entretiens inutiles, les mots plaisants et les bouffonneries, ainsi que les détractions. Toutefois, on ne peut douter, d'après le troisième sermon de saint Bernard, pour l'Avent, n. 5, et de plusieurs autres endroits de ses ouvrages, que les Cisterciens n'observassent, le reste du temps, la loi du silence avec un religieux scrupule.

verse la langue malveillante du détracteur, ne reçoit-il pas aussi la mort? La vie de la charité lui est ravie comme par un voleur, et, sans qu'il s'en aperçoive, l'amour fraternel s'éteint peu à peu dans son coeur. Et celui qu'atteint la médisance, peut-être en entendra-t-il aussi quelque chose, car les paroles volent de tous côtés, et, après avoir passé d'abord par la bouche de bien des gens, il est bien difficile qu'elle ne se soit accrue sur les lèvres de chacun et qu'elle ne finisse par arriver aux oreilles de celui que l'offense concerne. De cette manière, celui qui entend la médisance est scandalisé et périt, et la charité s'éteint d'autant plus aisément en lui, qu'elle semblait auparavant être plus vivante en son coeur. Le Psalmiste a dit: «Si c'eût été mon ennemi qui m'eût chargé de malédictions, je l'aurais bien certainement supporté (Ps 54,13).» En effet, un auditeur prudent se tient, quant à lui, sur ses gardes, et, de son côté, celui qui sait qu'on a médit de lui, s'y tient également, pour peu qu'il soit sage; celui-là parce qu'il redoute d'être infesté par le poison, et celui-ci, pour ne point être ébranlé par le scandale. Mais cela n'empêche pas que le médisant ne tue en même temps qu'il se tue lui-même, et celui dont sa langue médisante attaque la conscience de ses coups et celui dont il blesse la charité. Une pareille langue n'est-elle point une langue de vipère? Oui, c'en est une, et des plus féroces mêmes, puisque d'un seul souffle elle touche à mort trois âmes à la fois. N'est-ce point un dard qu'une telle langue? Oui, c'en est un, et même un dard bien aigu, puisqu'il perce trois victimes d'un seul coup. Le Prophète a dit: «Leur langue est un glaive pointu.» Oui, un glaive à deux, que dis-je, un glaive à trois tranchants, voilà ce qu'est la langue du détracteur.

5. Je ne craindrai pas de dire que cette sorte de langue est plus cruelle que la lance qui a percé le côté du Seigneur. En effet, elle perce aussi le corps du Christ, car c'est un membre de Jésus-Christ, comme il en est un lui-même, que blesse le détracteur; il y a même cette différence entre sa langue et la lance, que celle-là ne perce pas un membre inanimé du Sauveur, mais lui donne la mort en le perçant. Elle est pire que les épines que la fureur des soldats lui mit sur sa tête sublime; pire même que les clous de fer que les juifs, pour mettre le comble à leur iniquité, ont enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. En effet, s'il n'avait préféré, à la vie de son propre corps celle du corps, que frappe et perce la langue du détracteur, jamais il ne se serait, pour lui, exposé aux coups d'une mort injuste, et aux ignominies de la croix. Nous disons: c'est bien. peu de chose qu'un mot, la langue de l'homme est si tendre, si molle, si petite, qu'un sage ne saurait en faire un grand cas. Assurément, une parole est chose bien légère, mais si son vol est rapide, ses coups sont mortels, elle passe vite, mais elle fait de profondes brûlures; elle entre légèrement dans l'âme, mais elle n'en sort pas de même; on la lance en courant, mais ce n'est pas en courant qu'on la rappelle; elle vole facilement, voilà pourquoi elle viole aussi facilement la charité. C'est un insecte bien petit qu'une mouche, mais quand elle meurt dans un vase de parfum, elle en gâte la bonne odeur (Si 10,1). C'est un organe bien tendre que la langue, mais on a du mal à la contraindre; si on ne voit que ce qui la compose, elle est faible et sans!tendue; mais si on en voit l'usage, elle est aussi grande que puissante. Oui, ce n'est qu'un faible organe, mais si on n'y prend garde c'est un grand mal. Mince et aplatie, c'est un instrument parfaitement propre à vider le coeur. Je pense même qu'il y en a plusieurs, parmi vous, qui sont de mon avis, au fond de leur conscience, à moins toutefois que nous soyons tous si parfaits qu'il ne nous soit jamais arrivé, après de longs entretiens en commun, de trouver notre coeur vide, notre méditation moins dévote, notre charité plus sèche et plus aride, et l'holocauste de notre prière beaucoup moins gras , à cause des paroles que nous avons dites ou entendues, et pourtant ce n'étaient que des paroles.

6. S'il est facile d'ouvrir la bouche pour parler, il n'est pas moins facile à la langue de s'ouvrir le coeur pour y pénétrer; aussi arrive-t-il souvent qu'il ne sert pas beaucoup d'avoir mis un frein à sa propre langue, dans un entretien, si on n'a pu se mettre en garde contre celle des autres. Le frère qui vous parle est sage, il est religieux et craint Dieu; je dis plus, c'est un ange, et même un ange de lumière, cela n'empêche pas que vous ne preniez garde à vous, si vous ne voulez entendre un mot qui blesse voire âme. Ce n'est pas que je veuille vous suggérer des soupçons contre personne, mais je veux vous prémunir contre la langue des hommes, surtout dans les entretiens que l'on a en commun. La simplicité de la colombe est bonne assurément, mais, en cette matière., il ne faut pas oublier la ruse du serpent. Marie ne laissa point passer sans discussion la parole même d'un ange, «Elle se demandait quel pouvait être ce salut (Lc 1,29).» pour vous donc qui avez fréquemment remarqué, par votre propre expérience, combien la langue fait de mal, vous ferez sagement, puisque vous ne pouvez éviter toute espèce d'entretien, si vous savez placer non-seulement la circonspection sur vos lèvres, mais encore une garde de précaution à vos oreilles, ne vous étonnez pas si je m'arrête si longtemps à ce degré des progrès de la vie religieuse, c'est que je crois qu'il y en a parmi nous beaucoup plus en marche vers la perfection, qu'il ne s'en trouve d'arrivés au but.

7. Toutefois , peut-être paraîtrai-je aller trop loin dans la guerre que je fais aux conversations des hommes. Mais rappelez-vous que c'est la langue même qui parle contre les maux qui viennent de la langue, afin de se les faire pardonner, en ne s'épargnant pas elle-même, et en prémunissant les oreilles qui l'écoutent, contre les périls dont elle est la source. La parole est un vent, mais ce n'est pas toujours un vent brûlant: «Levez-vous, dit l'Époux des Cantiques, levez-vous, Aquilon, venez, vent du Midi, soufflez de toutes parts dans mon jardin, et que l'odeur de ses parfums se répande partout (Ct 4,16),» car la parole a aussi son bon côté, et souvent la langue produit des fruits bien précieux. Ainsi, si le juste vit de la foi, la foi vient par l'ouïe, mais par l'ouïe qu'a frappée la parole de Dieu. Comment avoir la vie, comment vivre si on n'a point la foi? Or, comment avoir la foi, si on ne l'a point entendue, et comment l'entendre si elle ne s'est point annoncée? Évidemment si on doit veiller sur sa langue avec un très-grandsoin et placer sur ses lèvres une garde diligente, c'est parce que, selon-la parole même de l'Écriture: «La vie et la mort sont au pouvoir de la langue (Pr 18,21).» S'il n'y avait que la vie, il n'y aurait pas lieu à lui rien retrancher, et s'il n'y avait que la mort, il faudrait la retrancher tout entière. Il faut donc placer une garde à nos lèvres et une porte de circonspection à notre bouche (Ps 140,3), car il né faut pas qu'elle soit à jamais fermée à toute parole de vie et d'édification, ni librement ouverte à des paroles de mort et de damnation. Veillons (a) donc, mes frères, sur nos actions, afin de ne pas omettre ce qui nous est prescrit et de ne pas faire ce qui nous est défendu. C'est à cette double garde que le Prophète nous exhorte quand il nous dit «Éloignez-vous du mal, et faites le bien (Ps 36,27).» Veillons de même sur nos paroles, de peur qu'il ne nous arrive, dans nos discours, ou d'offenser pieu, ou de nuire au prochain. Heureux donc celui qui, dans tous ses entretiens, est sous l'empire d'une double crainte; et préoccupé de la pensée que deux sortes d'auditeurs l'écoutent, la crainte et la pensée d'abord de la majesté du Dieu dans les mains de qui il est horrible de tomber, puisse la faiblesse de nos frères, à qui il n'est que trop facile de fournir une occasion de chuté.

8. Toutefois je ne pense pas qu'on doive tenir pour parfait l'homme qui évite toute faute en parole, si ce n'est par comparaison avec celui qui n'en est encore qu'à veiller sur ces actions. En effet, la Vérité même nous . dit dans l'Évangile, en parlant des serviteurs vigilants qui se tiennent sur leur, arde dans l'attente de l'arrivée de leur maître: «Si leur maître arrive à la troisième veille de la nuit, et les trouve dans ces dispositions, ces serviteurs seront bienheureux (Lc 12,38).» Or, cela ne se rapporte ni à la première ni à la seconde veille; mais à la veille qui s'exerce sur le coeur crue le sage nous engage à garder avec tous les soins possibles, attendu que «c'est lui qui est la source de la vie (Pr 4,23).» Toutefois je crois que cette garde consisté particulièrement en deux choses, attendu que l'esprit doit avoir l'oeil attentif sur le troupeau de ses sentiments et de ses pensées. Or, c'est justice que toute garde soit confiée à celui de qui les deux autres dépendent, à moins que, par hasard, ce qu'à Dieu ne plaise, elles ne soient le résultat que de la feinte, et n'aient que l'apparence, non point la réalité de la piété. En effet, de même qu'une source d'eau jaillissante ne peut ni refluer, ni s'apaiser, ni se monter plus haut, pour remplir d'autres fontaines qu'elle, n'ait commencé par remplir les fossés des environs, ainsi en est-il de l'âme de l'homme: tant qu'elle ne s'acquitte pas avec zèle de la garde des mains et de la langue dont j'ai

a Ce passage est cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre 8, chapitre XXVI.


parlé plus haut, elle ne saurait se replier sur elle-même, pour s'occuper de ce soin, ni jouir des douceurs d'une tranquille dévotion ni s'élever aux sublimes degrés de la contemplation divine. Eh bien donc, mes frères, si nous cherchons la grâce qui nous visite d'en haut, si nous voulons recueillir les consolations spirituelles, demandons-les de cette manière, si nous voulons que le ciel s'ouvre devant nous; voilà comment il faut frapper à la porte. Enfin veillons de ces trois manières si nous voulons être admis aux noces de l'Époux, Notre Seigneur Jésus-Christ qui est béni (a) dans les siècles. Ainsi soit-il.

a Cette manière de terminer ses sermons est très-familière à Saint Bernard, comme on peut le voir dans plusieurs autres sermons, mais surtout dans ceux qu'il a faits sur le Cantique des cantiques.






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