Bernard, de Consideratione 1423

CHAPITRE VII. Epilogue ou resumé des qualités requises en un souverain Pontife.

1423 23. Il est temps de finir ce livre, mais en le terminant je voudrais résumer en forme d'épilogue une partie de ce que j'ai dit précédemment et ajouter ce due j'ai pu omettre. Considérez avant tout que la sainte Eglise romaine dont Dieu vous a établi le chef, est la MÈRE et non la DOMINATRICE des autres Eglises; que vous-même, vous êtes non le SOUVERAIN des évêques, mais l'un d'entre eux, le frère de ceux qui aiment Dieu, le compagnon de ceux qui le craignent. Considérez encore qu'il faut que vous soyez un modèle de justice, un miroir de sainteté et nu exemple de piété; l'organe de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations, le guide des chrétiens, l'ami de l'Epoux, le paranymphede l'Epouse, la règle du clergé, le pasteur des peuples, le maître des ignorants, le refuge des opprimés, l'avocat des pauvres, l'espérance des malheureux, le tuteur des orphelins, le protecteur des veuves, l'oeil des aveugles, la langue des muets, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, la terreur des méchants, la gloire des bons, la verge des puissants, le fléau des tyrans, le père des rois, le modérateur des lois, le régulateur des canons, le sel de la terre, la lumière du monde, le pontife du Très-Haut, le vicaire du Christ, l'oint du Seigneur, enfin le Dieu de Pharaon. Comprenez bien ce que je vais vous dire, et vous le comprendrez avec la grâce de Dieu, lorsque la puissance s'unit à la malice, c'est pour vous le moment de faire voir que vous êtes élevé au-dessus de tous les hommes, et de montrer un front menaçant à ceux qui font le mal. Qu'ils craignent le souffle de votre colère, s'ils se rient des hommes et s'ils n'ont pas peur du glaive de la justice; qu'ils redoutent l'efficacité de vos prières, s'ils ne tiennent aucun compte de vos remontrances; qu'ils sentent que Dieu même est irrité contre ceux qui sont l'objet de votre courroux; enfin que ceux qui ne vous ont point écouté tremblent d'entendre Dieu lui-même élever la voix contre eux à son tour. Il ne me reste plus maintenant à parler que de ce qui est au-dessus de vous; j'espère avec l'aide de Dieu traiter ce point dans un dernier livre et m'acquitter en même temps de la promesse que je vous ai faite.

a Grégoire le Grand était rempli des mêmes pensées quand il refusait de prendre de pareils titres, dans sa lettre trentième du livre VII, à Euloge d'Alexandrie: «Pour moi, disait-il, ce ne sont pas de vains mots, mais de bonnes moeurs qu'il me faut pour être heureux; je n'ai aucune envie de titres qui rabaissent mes frères mon titre de gloire, à moi, c'est la gloire même de l'Eglise universelle; et ce dont je me fais honneur, c'est la vigueur et l'énergie de nos frères.»


NOTES LIVRE IV.

1424 CHAPITRE 2, n. 5.

243. Prenez garde, vous crie-t-on de tous côtés, cela ne convient plus, etc. Voilà donc la source de la corruption des princes et des prélats, les mauvais conseillers et les mauvais amis qui ne songent qu'à flatter et à plaire dans tout ce qu'ils disent. C'est ce qui faisait dire à Sénèque: «Je veux vous montrer ce qui manque à ceux qui sont arrivés au comble de tout, et à ceux qui ne manquent de rien, il leur manque quelqu'un qui leur dise la vérité... Voyez en effet comme l'absence d'une parole indépendante et l'attachement changé en un honteux servilisme, les précipitent tous à leur perte. Personne ne leur parle comme il pense, personne ne les dissuade comme il sent qu'il devrait le faire, chacun lutté de flagornerie, tous leurs amis semblent ne songer qu'à une chose et n'avoir rien de mieux à faire que de les tromper par les paroles le plus flatteuses possible. (Senec., lib. 6, de Benef., cap. 30).»

Voilà pourquoi saint Ambroise redoutait moins l'esprit naturellement emporté et l'âpre naturel de Théodose, que les conseils que son entourage pouvait lui donner; c'est ce qui lui faisait demander à l'empereur d'une manière très-pressante dans sa lettre vingt-huitième, de ne point s'en rapporter à d'autres qu'à lui-même pour régler les mouvements de son naturel âpre et emporté. «Je voudrais, lui écrit-il, que, si vous n'avez personne qui vous apaise, vous n'eussiez non plus personne qui vous excite. Je compte beaucoup plus sur vous que sur d'autres pour vous calmer; rappelez-vous vous-même à d'autres sentiments, et que votre piété triomphe de l'emportement de votre nature.» Il avait certes bien raison de parler ainsi, car il est certain que quelque excès qu'on puisse craindre d'un prince, on doit en appréhender de plus grands encore de ses familiers, s'ils ne sont pas vertueux. Ce qui arriva à l'empire autrefois si florissant de Théodose montre assez combien justes étaient les veaux de saint Ambroise. En effet, d'après Baronius, tome V, à l'année 446, «ce qui perdit l'empire de Théodose et causa sa ruine complète, c'est que cet empereur gouverna selon le bon plaisir de ses courtisans, non pas suivant les conseils de la raison.» Il est donc de la plus grande importance pour un prince, de bien choisir les personnes qu'il doit admettre dans sa familiarité, de ne cesser d'entendre ou plutôt d'avoir sous les yeux l'exemple même de David qui avait constamment cette parole à la boucha et en faisait sa règle de conduite: «Celui qui agit avec orgueil ne demeurera point dans mon palais, et celui qui préfère des paroles injustes, n'a pas pris le moyen de se rendre agréable à mes yeux. (
Ps 6,9)» (Note de Horstius.)

CHAPITRE 3, n. 7.

244. Pourquoi d'ailleurs chercheriez-vous à vous servir encore du glaive? etc. Saint Bernard enseigne ici que les deux glaives, le spirituel et le temporel, appartiennent à l'Église; elle se sert elle-même du premier, et c'est pour elle qu'on doit tirer le second. L'un est dans sa main. l'autre dans celle du soldat qui ne doit s'en servir qu'au gré de l'Église et sur l'ordre de l'Empereur. Bon nombre de politiques, sans parler des sectaires et même des théologiens et des canonistes, se sont emparés jadis de ces paroles de saint Bernard, peut-être même y en a-t-il encore qui les invoquent de nos jours, en faveur des Empereurs et des princes armés contre le souverain Pontife, à qui ils font la guerre avec leur plume pendant que les rois la lui font les armes à la main. Ils prétendent que le glaive temporel n'appartient pas au souverain Pontife , et qu'il peut seulement en qualité de chef de l'Église, requérir en sa faveur, l'appui de l'Empereur, comme étant le membre le plus puissant et le plus honorable de l'Église, ainsi que des autres princes temporels, et les prier de la protéger et de la défendre, mais qu'il n'a pas lui-même le pouvoir de faire la guerre. Pour le prouver, ils invoquent le sentiment que saint Bernard exprime en cet endroit, en faisant remarquer qu'il dit que le glaive temporel ne doit être tiré du fourreau par la main du soldat, mais du consentement du Pontife et sur l'ordre de l'Empereur. Ils citent encore dans ce sens quelques paroles de saint Bernard dans sa lettre deux cent cinquante-sixième au pape Eugène, où il lui dit: «Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera, si ce n'est vous? Or si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine: lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne dut pas se servir, le Seigneur lui dit: Remettez votre glaive dans son fourreau.» Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir (Lettre CCLVI, n. 1). On peut consulter encore la Glose sur le chapitre unam Sanctam, où ce passage de saint Bernard qui nous occupe se trouve expliqué. On peut lire également la lettre de Grégoire 9, édition de Vossius, traitant ex professo des deux glaives du souverain Pontife et de leur usage.

Pierre Damien, livre 4, lettre sixième, en parlant du glaive temporel, ne semble pas en permettre l'usage à l'Église, mais un anonyme, peut-être Constantin Cajétan qui édita les oeuvres de Pierre Damien, le réfute dans une note assez longue. On pourra lire aussi Baronius, à l'année 1053, mais l'auteur que je recommande plus particulièrement au lecteur est Sixte de Sienne. Cet écrivain fort instruit, de l'ordre des frères prêcheurs, commente au livre 11, de la Bibliothèque sainte, annotation 72, le passage de saint Bernard et le dégage de toutes les interprétations fausses de Calvin et consors. Qu'il nous suffise d'avoir indiqué ces sources au lecteur; il ne me serait pas possible de m'arrêter plus longtemps ici sur ce sujet, sans donner trop de développement à ces notes. (Note de Horstius.)

CHAPITRE 4, n. 9.

245. Pourquoi d'ailleurs ne les choisiriez-vous pas dans le monde entier? etc. Saint Bernard rappelle ici fort à propos au souverain Pontife qu'il ne doit point choisir les cardinaux dans un seul pays et dans un seul peuple, mais dans le monde entier. C'est d'ailleurs ce qu'a réglé le concile de Bâle, session XXIII, et plus tard celui de Trente qui s'exprime en ces termes, session 24, chapitre Ierde la Réforme: «Pour les cardinaux, dit-il, le très-saintPontife de Rome, les prendra dans tous les pays chrétiens, autant que faire se pourra.» La meilleure. raison qu'on puisse en donner c'est qu'il importe qu'il en soit ainsi pour que les procès et les affaires qui peuvent surgir de tous les points du monde soient bien connus et l'état des peuples bien exploré car on ne commet jamais de plus grandes fautes dans le gouvernement que lorsqu'on ignore l'état de la république. Or, il est presque impossible que des étrangers aient présent à l'esprit, comme il serait désirable que ce fût, tout ce qui concerne l'instruction, la pacification et le gouvernement des nations autres que la leur. De plus comme la cour de Rome a affaire avec tous les princes et tous les États du monde, il importe que dans le conseil du souverain Pontife se trouvent des grands de tous les pays, avec l'assistance et le concours desquels on mène les choses à bonne fin. Enfin dans le consistoire, le grand tribunal de l'Église, qui doit être le tribunal le plus intègre du monde, il ne faut pas qu'on puisse remarquer que certains peuples et certaines nations jouissent de quelque préférence, tandis que d'autres pourraient se croire méprisées et privées de protecteurs et de défenseurs. (Note de Horstius.)

246. Quant aux clercs qui fréquentent la cour sans être de la cour, etc. Bien des princes séculiers ont été du même avis que saint Bernard et ont pensé que les clercs qui fréquentent la cour sont suspects d'aspirer aux honneurs; et les ont regardés pour cela comme indignes de les obtenir. Ainsi Philippe il, roi d'Espagne, avait nommé un certain ecclésiastique à un évêché; à peine sut-il qu'il se trouvait à la cour qu'il retira sa nomination et déchira ses lettres de promotion qui déjà étaient faites. On peut lire ce que Pierre Damien et Pierre de Blois ont écrit contre les clercs qui fréquentent la cour, de même que la Digression de CI. Espencée sur l'épître de saint Paul à Timothée, livre 2, chapitre X. Mais ce qu'il y a de pire que cela encore et de moins supportable, c'est que des prélats et de hauts dignitaires de l'Église négligent la résidence et abandonnent leurs ouailles pour suivre la cour et se mettre au service des grands et des princes; et ceux qui les retiennent sans motif auprès d'eux ou ne les renvoient pas dans leurs diocèses ne sont pas moins coupables qu'eux. Indigné de voir qu'il en était ainsi, Gentien Hervet s'exprimait comme il suit à propos d'un canon du concile de Chalcédoine: «C'est une véritable misère aux yeux de tous les gens de bien de voir à Rome une foule d'évêques qui aiment mieux se mettre dans la suite et au service des cardinaux que d'aller remplir leur charge dans leurs diocèses. En vérité, le souverain Pontife qui armerait sa main du fouet pour les chasser non de l'Église, mais de Rome vers leur propre Église, remplirait à mes yeux à la lettre le rôle de vicaire de Jésus-Christ:» Ainsi s'exprimait-il, avec un peu de sévérité peut-être. (Note deHorstius.)

MÊME CHAPITRE, n. 12.

247. Ne prenez donc pas, ceux qui n'aspirent et ne courent qu'après les honneurs, etc. Saint Bernard ne veut pas dire qu'on doit choisir des sujets indignes; mais seulement que ceux qui sont dignes d'être élus ont peur de l'être. Pourquoi, en effet, trouve-t-on tant de gens qui n'aspirent qu'aux honneurs, c'est évidemment parce qu'ils n'ont pas songé aux obligations qui en sont inséparables. Tant qu'on ne songe qu'aux honneurs, on se sent attiré par eux; mais dès qu'on considère les devoirs qui y sont attachés, ils effraient et on les redoute. Or, comment peut-on penser que ceux qui ne se sont pas mis en peine de connaître les devoirs de la charge qu'ils ambitionnent s'en acquitteront jamais comme il faut quand une fois ils auront obtenu le titre qu'ils ambitionnent? On a fait la remarque qu'on a toujours été obligé de contraindre les saints d'accepter les charges et les honneurs auxquels on les a élevés, et que plus ils ont montré de répugnance à s'y laisser porter, plus ils se sont ensuite acquittés de leurs devoirs avec conscience. C'est que s'ils fuyaient les honneurs, ce n'était pas ce qui en paraît au dehors et qui est de nature à flatter le coeur, mais les épines qui se cachent dessous qu'ils voyaient, et qui les poussaient à s'en tenir à l'écart et même à les fuir. Mais comme malgré leur répugnance et leurs refus ils ne peuvent les fuir tout à fait sans offenser la Providence et sans manquer à l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, ils finissent toujours par accepter le fardeau; il font de nécessité vertu, et cette pensée les stimule et les aiguillonne à la peine; dès qu'ils sentent la charge peser sur leur tête ils s'efforcent de se mettre à la hauteur des devoirs qu'ils ont acceptés, par tous les moyens possibles. On les voit alors mettre la main à l'oeuvre des forts, montrer qu'ils se sentent appelés pour travailler, non pour vivre dans le repos et les délices, s'appliquer à porter des fruits dans le poste élevé qu'on leur a confié, et se mettre en état de rendre bon compte du talent qu'ils ont reçu. Tel était cet Héliodore que saint Jérôme nous présente comme un modèle, et qui avait refusé le sacerdoce: Il méritait, dit-il, d'être élevé à ce poste parce qu'il le refusait, et il en était d'autant plus digne qu'il protestait davantage du contraire.» Tel était aussi le pape Corneille, dont saint Cyprien disait, dans sa lettre cinquante-deuxième «Au lieu de faire violence pour obtenir le pontificat, il fallut le violenter lui-même pour le lui faire accepter.» C'est donc avec infiniment de sagesse que l'empereur Léon régla en 469 (L. 31, c. de Episc. et Cler.), que ce n'est pas pour de l'argent qu'un évêque doit être ordonné, mais après l'avoir décidé à force de prières. Il doit être si éloigné de toute pensée d'ambition qu'on doit être obligé de le rechercher partout pour le contraindre, que prié de se laisser ordonner il doit refuser, invité à s'approcher, il doit s'enfuir et n'éprouver qu'un besoin, celui de faire agréer les raisons de son refus.»

Quant aux autres qualités requises dans les cardinaux, on peut consulter les actes du concile de Latran, sous Léon X, session IX. de la Réforme. (Gur.... et le canonBona, de postulat. Praela., c. Exsurabilis, ext. de prob. Anton.. Flor. 3, p. Summ. Tit. 21, cap. 2,2.), Jérôme Platus (lib. singularide statu Cardin.), dont la doctrine, en ce qui concerne les cardinaux, peut aisément s'appliquer aux autres prélats et à tous les ecclésiastiques.

248. On ne les verra pas empressés à enrichir eux ou les leurs de la dot de la veuve et du patrimoine du crucifié..., etc. Voir les notes à la lettre CCLXXI; le concile de Trente, session 25, chapitre I, de la Réforme, qui confirme les paroles de saint Bernard; les canons des Apôtres, canons LXV et XXIX; le concile d'Antioche, canon 25, le IVe concile de Carthage, chapitre XV et XXXI; celui de Mâcon, chapitre sur, le premier de Séville, chapitre I. On peut lire aussi si l'on veut, ce que dit Cornélius sur le XLIVC chapitre d'Ezéchiel, à l'occasion du commandement de Dieu qui défend au grand prêtre de verser des larmes sur un mort, fût-il son père ou sa mère. «Voilà, dit-il, comment devaient se conduire les prêtres de l'ancienne Loi, bien que engagés dans les liens du mariage et de la famille: que font aujourd'hui les prêtres et les évêques de la Loi nouvelle, à qui Dieu a imposé le célibat et la continence afin qu'ils pussent vaquer aux choses du Ciel, libres de tout soin terrestre et appliquer un esprit dégagé de tout à Dieu et à la méditation des biens éternels?» C'est dans cette pensée que saint Basile, dans ses Constitutions Monasliques, chapitre XXIII, dit: «Puisque nous savons que l'amour de nos proches est un mal intolérable, cessons de nous occuper d'eux et regardons la préoccupation dont ils sont l'objet de notre part, comme une arme dont le démon se sert pour nous vaincre.» Mais voici, dit un sage docteur, voici les embûches que l'ennemi du salut prépare sous leurs pas, il remplace les enfants qu'ils n'ont pas par des parents, et leur suggère la pensée de s'occuper d'eux, de les tirer de leur obscurité et de les élever peu à peu au comble des honneurs et de la fortune; c'est, pour eux, la famille à élever et à perpétuer, et le moyen de conserver leur nom et de le rendre fameux dans la postérité, de sorte qu'on peut dire avec un poète: «Le créateur ayant voulu que les clercs n'eussent point de postérité, le Diable vit à souhait la foule des proches les remplacer.»

Oui, voilà les ruses et les piéges du démon, voilà la pierre d'achoppement où bien des ecclésiastiques, d'ailleurs vertueux; viennent se heurter, en se laissant vaincre et enchaîner par les liens de l'amour de la famille qui leur inspire la pensée de combler leurs proches, à tout prix et avec un zèle et une ardeur extrême, de places et de richesses et même des biens de l'Eglise sans souci du péril auquel ils exposent leur âme et le salut des leurs.

Ce besoin se glisse, s'insinue et grandit comme un feu caché, à proportion des aliments qu'on lui donne, et bientôt il devient inextinguible et semblable à un vaste incendie. Voilà comment les prêtres deviennent tout terrestres de célestes qu'ils devraient être, et s'abaissent au lieu de s'élever. Ils auraient dû voir de haut toutes les choses humaines se montrer supérieurs à elles et apprendre aux autres par leur exemple à les compter pour rien, et il se trouve qu'ils s'abaissent jusqu'à elles et font descendre sur la terre un esprit qui était appelé à planer dans les cieux...

O âme courbées vers la terre, ô esprits vides des choses du Ciel!

Que ces ecclésiastiques sont loin de Jésus-Christ et dégénérés de leurs Pères!» Voyez la suite de ce passage de Cornélius à Lapide, chapitre XLIX, verset 25e, sur Ezéchiel. (Note de Horstius.)





LIVRE V.


CHAPITRE I. De la considération de ce qui est au-dessus de vous, c'est-à-dire de Dieu et des choses divines: l'âme s'y élève quelquefois par la contemplation des choses créées.

1501
1. Quoique les livres précédents soient intitulés de la Considération, il s'y mêle néanmoins bien des choses qui ont rapport à l'action, puisqu'ils montrent et enseignent quelquefois, non-seulementce qu'il est nécessaire de considérer, mais encore ce qu'il est indispensable de faire. Il n'en sera pas ainsi de celui-ci qui ne doit rouler que sur la considération. En effet, les choses qui sont placées au-dessus de vous, or ce sont celles dont il me reste à vous parler (a), ne réclament de vous aucune action, elles ne vous demandent que de les contempler. En effet, quelle action pourriez-vous avoir sur des choses qui subsistent et subsisteront toujours de la même manière, dont plusieurs même subsistent des, toute éternité? Aussi voudrais-je, mon cher Eugène, qu'avec la sagacité qui vous distingue, vous fissiez cette judicieuse remarque que votre considération s'égare toutes les fois qu'elle descend de ces choses supérieures aux choses inférieures et visibles pour apprendre à les connaître, à en user, à les ordonner ou à les régler selon ce que votre devoir l'exige. Si pourtant elle ne s'arrête à celles-ci que pour arriver aux premières, elle ne s'écarte pas trop de son objet; et même en suivant cette voie elle retourne, en effet, comme un exilé dans sa patrie (b); on ne saurait faire un usage plus digne et plus élevé des créatures présentes et visibles que de s'en servir, selon le sage conseil de saint Paul. «Pour voir et comprendre par elles les choses invisibles qui se trouvent en Dieu
Rm 1,20).» Les citoyens de la céleste patrie n'ont pas besoin de semblables degrés pour s'élever jusque-là, mais ils sont indispensables aux exilés. C'est bien la pensée de celui qui s'exprimait ainsi, puisqu'aprèsavoir dit que les choses invisibles peuvent être aperçues au moyen des choses visibles, il ajoute expressément «par une créature de ce monde.»

a Nous avons préféré cette leçon, «ce sont celles dont il nous reste à parler,» à celle de certains manuscrits où on lit: «comme cela est évident.»

b Ici encore les leçons varient; quelques manuscrits portent: «Elle se rapproche en effet;» mais dans plusieurs autres on lit: «Elle retourne en effet dans sa patrie.» Horstius et quelques éditeurs avec lui ont les deux versions. Pour nous, nous trouvons ces mots, «elle retourne en effet dans sa patrie,» , plus en harmonie avec le reste du contexte où l'âme est représentée comme en exil; plus loin, n. 2, nous retrouverons la même expression employée encore par saint Bernard.

En effet, qu'est-il besoin de degrés pour monter encore, à celui qui est déjà assis sur le trône? Il est une créature du ciel et il a à sa disposition un excellent moyen de contempler les choses célestes; il voit le Verbe, et dans le Verbe il voit tout ce qui a été fait par le Verbe, et il n'a plus besoin de mendier aux créatures la connaissance du Créateur: bien plus, pour les connaître elles-mêmes, il n'est pas nécessaire qu'il descende jusqu'à elles, car il les voit dans un lieu où elles sont beaucoup mieux visibles qu'en elles-mêmes; aussi pour les atteindre, n'a-t-il pas besoin de recourir au témoignage des sens, il se tient lieu de sens et perçoit toutes ces choses par lui-même. Il n'y a pas de vue parfaite que celle qui n'a besoin d'aucun secours pour voir ce qu'il lui plaît et qui se contente d'elle-même. Au contraire, celle qui a besoin d'un secours étranger est esclave de ce secours, elle est moins parfaite et moins libre.
1502 2. Mais que sera-ce si vous avez besoin du secours d'objets inférieurs à vous? Ne trouvez-vous pas que c'est l'ordre renversé, quelque chose d'indigne? C'est une honte pour un supérieur d'attendre un secours de ses inférieurs, mais aucun de nous ne peut entièrement s'y soustraire avant d'avoir pris son essor vers la liberté des enfants de Dieu, car il n'y a que là que nous serons tous éclairés de Dieu et que, sans le secours d'aucune créature, nous serons heureux de Dieu lui seul; alors, sortis de la région des corps pour retourner dans celle des esprits, nous aurons retrouvé notre patrie, qui n'est antre que Dieu même, l'esprit immense et la demeure infinie des esprits bienheureux; là il n'y a place ni pour les sens ni pour l'imagination, c'est la vérité même, la sagesse, la force, l'éternité, le bien suprême. Quant au lieu de notre exil, à notre séjour actuel, ce n'est rien qu'une vallée de larmes où les sens dominent et un exil pour la considération; les organes corporels s'y exercent sans doute en toute liberté, mais l'oeil de l'esprit y est troublé et mal à l'aise. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant que celui qui ne s'y trouve que comme un étranger ait recours aux gens du pays; heureux encore s'il se fait payer comme une redevance le service des habitants, sans lequel il ne pourrait continuer sa route; s'il sait s'en servir sans en abuser, se le faire rendre sans le demander ou le réclamer avec autorité, et non point sur le ton de la prière.




CHAPITRE II. La considération a différents degrés.

1503 3. Celui-là est grand qui regarde les sens comme un bien commun â tous les habitants de la cité de ce monde et s'efforce d'en acquitter le prix en les faisant servir à son salut et à celui des autres; mais je n'estime pas moins grand celui qui s'en sert comme d'un marchepied pour s'élever, par la philosophie, jusqu'à la connaissance des choses invisibles; toutefois de ces deux genres de vie l'un est plus utile et l'autre plus doux; mais à mes yeux l'homme le plus grand de tous est celui qui, dédaignant de se servir des choses visibles et des sens, autant toutefois que cela est possible à la fragilité humaine, s'est fait une habitude de la s'envoler, sur l'aile de la contemplation, vers ces hauteurs sublimes, la non par degrés, mais par des élans subits, tels que furent, je pense, les fameux ravissements de saint Paul. C'étaient des élévations impétueuses et non de paisibles ascensions; aussi déclare-t-il lui-même quelque part qu'il fut enlevé plutôt qu'il ne monta (2Co 12,14), et, dit-il ailleurs: «Si je suis ravi en esprit hors de moi-même, c'est pour Dieu qu'il en est ainsi (2Co 5,13).» Or voici comment ces trois états différents se produisent: la considération, même dans le lieu de son exil, se trouvant élevée au-dessus des choses de la terre, par l'amour de la vertu et par le secours de la grâce de Dieu, réprime les sens pour en prévenir les excès, leur assigne des limites pour en empêcher les écarts, ou les fuit de peur d'en être souillée; elle se montre ainsi plus puissante dans le premier cas, plus indépendante dans le second et plus pure dans le troisième. Car l'indépendance et d' la pureté sont les deux ailes sur lesquelles la considération prend son essor.
1504 4. Voulez-vous que j'appelle chacune de ces trois considérations par le nom qui leur convient? Nous nommerons, si vous le voulez, la première dispensative, la seconde estimative et la troisième spéculative; et pour rendre ces démonstrations plus claires, je vais les définir. La considération que j'appelle dispensative est celle qui se sert en même temps et sans confusion, des sens et des choses sensibles pour arriver à la possession de Dieu. L'estimative examine et pèse chaque chose avec attention et prudence, pour arriver par elles à la connaissance de Dieu; enfin la considération spéculative se recueille en elle-même, et, aidée de la grâce de Dieu, elle se dégage des choses humaines pour ne contempler que Dieu. Vous voyez déjà, je pense, que la troisième est la conséquence des deux autres, et que ces dernières, si elles ne se rapportent point à elle, pourront bien paraître ce que j'ai dit qu'elles sont, mais ne le seront point effectivement. Il est clair; en effet, que si la première ne tend pas à celle-ci, elle sème à pleines mains pour ne rien moissonner; quant à la seconde, si elle ne mène à la troisième, il est clair qu'elle chemine toujours et n'arrive jamais au but. Aussi dirai-je que la première prépare les choses, la seconde les assaisonne et la troisième les savoure. Il est vrai que les deux premières conduisent au même résultat, mais beaucoup plus lentement, avec cette différence encore que la première y mène par une voie plus pénible, et la seconde par un chemin plus doux et plus tranquille.



CHAPITRE III. Nous avons trois moyens de connaître les êtres placés au-dessus de nous, c'est-à-dire Dieu et les anges; ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence.

1505 5. Peut-être me direz-vous que j'ai assez expliqué par quelle voie on monte et qu'il me reste à dire maintenant ou, il faut monter. Vous êtes dans l'erreur si vous croyez que je puisse le faire; sur ce chapitre, la parole est impuissante. Voulez-vous que je vous dépeigne ce que l'oeil de l'homme n'a jamais entendu, ce dont son cour n'a pas, la moindre idée (1Co 2,9)? «Dieu seul, nous dit l'Apôtre, nous l'a révélé par son esprit (1Co 2,10).» Ce n'est point par la parole que les choses ut qui sont au-dessus de nous nous sont enseignées, mais elles nous sont révélées par l'esprit. Mais ce que la langue de l'homme ne peut expliquer, c'est à la considération de le rechercher, à la prière de le demander, aux bonnes oeuvres de le mériter et à la pureté de l'obtenir. Quand je vous invite à considérer ce qui est au-dessus de vous, n'allez pas croire que je vous engage à contempler le soleil, la lune, les étoiles, le firmament ou les eaux qui sont placées plus haut que lui encore; car si toutes ces choses sont supérieures à vous par le lieu qu'elles occupent, elles vous sont inférieures en valeur et en dignité, car ce ne sont que des corps. Or une portion de vous est esprit, et c'est en vain que vous chercherez quelque chose qui vous soit supérieur, si ce n'est parmi les esprits. Or il n'y a d'esprit que Dieu et les saints anges, et il n'y a qu'eux aussi qui soient au-dessus de vous, l'un par nature, c'est Dieu; les autres par un effet de la grâce, ce sont les anges; car ce qu'il y a d'excellent dans vous et dans les anges, c'est la raison; quant à Dieu, au contraire, ce n'est pas en un point qu'il excelle, mais dans son être tout entier. Pour arriver à le connaître ainsi que les esprits bienheureux qui sont avec lui, la considération a trois moyens qui sont comme autant de routes qui s'ouvrent devant elle: ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence. Or l'intelligence s'appuie sur la raison, la foi sur l'autorité, et l'opinion sur le vraisemblable. Il n'y a due les deux premières qui possèdent, avec certitude, la vérité; mais elle est obscure et voilée pour la foi, claire et manifeste pour l'intelligence. Quant à l'opinion, elle n'est pas en possession de la vérité, on pourrait même dire qu'elle recherche la vérité par le vraisemblable plutôt qu'elle ne la possède.
1506 6. Il faut bien se garder de confondre ces trois moyens entre eux; ainsi la foi ne doit pas accepter pour certain ce qui n'est que d'opinion, ni l'opinion remettre en question ce que la foi tient pour sûr et certain. D'ailleurs l'une ne peut affirmer sans être téméraire, ni l'autre hésiter sans être chancelante. J'en dirai autant de l'intelligence: si elle prétend rompre le sceau de la foi, elle se rend coupable d'effraction et d'une sacrilège curiosité. Il est arrivé bien souvent de prendre l'opinion pour l'intelligence, c'est une erreur; en tout cas, si on peut confondre quelquefois l'opinion avec l'intelligence, on ne saurait jamais tomber dans la confusion contraire et prendre l'intelligence pour l'opinion. Pourquoi cela? Parce que si l'une peut se tromper, l'autre ne le peut pas; ou si elle le peut, c'est qu'elle n'est pas l'intelligence, mais simplement une opinion. L'intelligence proprement dite non-seulement est sûre qu'elle possède la vérité; mais encore elle en a la connaissance intime. Voici comment on pourrait définir ces trois moyens. La foi est un acte de la volonté qui nous fait goûter avec certitude la vérité avant même qu'elle nous soit dévoilée; l'intelligence est la connaissance certaine, évidente d'une chose qui ne tombe pas sous les sens; l'opinion enfin consiste à tenir pour vraie une chose qu'on ne sait pas être fausse. Ainsi, comme je le disais plus haut, la foi n'admet point d'incertitude, ou si elle en admet, elle n'est plus la foi, mais une simple opinion. En quoi donc diffère-t-elle de l'intelligence? En ce que, si elle exclut toute incertitude de même que l'intelligence, elle a néanmoins un voile que l'intelligence n'a pas. Enfin ce que l'intelligence possède n'exige plus de recherches de sa part, ou s'il en exige encore c'est une preuve que l'intelligence ne le possède pas. Au contraire, il n'y a rien que nous désirions plus connaître que ce que nous possédons par la foi, et le comble de la félicité sera pour nous de voir sans voile et sans obscurité ce que nous ne possédons maintenant que par la foi.




Bernard, de Consideratione 1423