Bernard Libre arbitre 9048

9048 48. Je crois, en parlant ainsi, ne rien dire qui déplaise au lecteur, puisque je ne m'éloigne en rien du sentiment de saint Paul, et que, quelque tour que prenne la discussion, j'en reviens toujours presque aux expressions mêmes de l'Apôtre. En effet, qu'ai-je dit autre chose, sinon ce que saint Paul dit en ces termes: «Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (Rm 9,16).» Ce qui ne veut pas dire qu'on puisse vouloir ou courir en vain, mais que celui qui veut et qui court, ne doit point se glorifier en lui-même, mais en celui de qui il a reçu le vouloir et le courir. Aussi ajoute-t-il: «Qu'avez-vous, que vous n'ayez reçu (1Co 4,7)?» Tu as été créé, tu as été guéri, et tu as été sauvé. Qu'y a-t-il en ces trois choses qui vienne de toi, ô homme? Laquelle des trois n'est point impossible au libre arbitre? Tu ne pouvais évidemment pas te créer toi-même, quand tu n'étais pas; ni te justifier quand tu étais pécheur; ni te ressusciter quand tu étais mort, sans parler encore des autres biens qui te sont nécessaires pour être guéri et qui sont prodigués aux prédestinés. Mais ce que je dis s'applique surtout bien clairement à la première et à la dernière de ces trois choses; quant à la seconde, il n'y a que celui qui ignore que la justice vient de Dieu et ne s'y soumet point, quand il veut rétablir sa propre justice (Rm 10,3), qui puisse douter de ce que je dis. Eh quoi, en effet, vous reconnaissez la puissance de celui qui vous a sauvé et vous ignorez la justice de celui qui guérit? «Seigneur, guérissez-moi, disait le Prophète et je serai guéri, sauvez-moi et je serai sauvé, parce que vous êtes l'auteur de ma gloire (Jr 17,14).» Il reconnaissait donc que la justice vient de Dieu, puisqu'il espérait être guéri par lui, en même temps que délivré de la misère; et, à cause de cela, trouvait en lui, non en soi, l'auteur de sa gloire. C'est dans la même pensée que David répétait ces paroles: «Ce n'est pas à nous, non ce n'est point à nous, Seigneur, mais à votre nom qu'il faut rapporter la gloire (Ps 117,9);» il n'espérait en effet que de Dieu son vêtement de justice et de gloire. Qui donc peut ignores que la justice vient de Dieu? Ce ne peut-être que celui qui se justifie lui-même. Or, quel est l'homme qui se justifie lui-même? C'est celui qui attribue ses mérites à une autre source qu'à la grâce de Dieu. D'ailleurs c'est celui qui a fait le salut qui donne la grâce du salut; oui, je le répète, c'est celui qui donne les mérites, qui a fait ceux à qui il pût les donner. Que rendrais-je donc, au Seigneur, dit le Psalmiste, pour tous les biens - non pas qu'il m'a donnés, mais - qu'il m'a redonnés (Ps 115,9)?» Il confesse donc que s'il est, et s'il est juste, c'est de Dieu qu'il le tient, car il craint de perdre l'un et l'autre bien, s'il venait à méconnaître ces deux vérités, c'est-à-dire de perdre ce qui le fait juste et de condamner en même temps ce qu'il est. Or, voici ce qu'il trouve à lui rendre à son tour en troisième lieu: «Je prendrai le calice du salut;» le calice du salut n'est autre que le calice du sang du Sauveur. Mais si vous n'avez point en vous de quoi reconnaître les deuxièmes bienfaits de Dieu, dont vous espérez votre salut, il s'écrie: «J'invoquerai le nom de Dieu,» attendu que quiconque l'invoquera sera sauvé!
9049 49. Quiconque pense bien reconnaîtra donc trois opérations, non pas du libre arbitre, mais de la grâce de Dieu en lui. La première est la création; la seconde, la réformation; et la troisième, la consommation. En effet, c'est en Jésus-Christ que nous avons commencé par être créés à la liberté de la volonté; puis c'est par Jésus-Christ que nous avons été réformés dans l'esprit de liberté, et enfin c'est avec Jésus-Christ que nous devons un jour être consommés dans l'état de l'éternité. En effet, ce qui n'existait pas encore a dû (a) être créé dans celui qui existait; ce qui était devenu difforme a du être réformé par la

a Telle est la leçon donnée par nos trois manuscrits: Horstius a lu autrement et donne cette leçon: «... a dû être créé: ce qui était a dû être réformé par la forme, etc.» Mais cette leçon et cette ponctuation sont fautives.

forme, et enfin les membres ne peuvent être perfectionnés qu'avec le chef, ce qui aura certainement lieu quand nous parviendrons tous à l'état d'homme parfait, à la mesure de l'âge et de la plénitude de Jésus-Christ (), c'est-à-dire lorsque Jésus-Christ qui est notre vie aura apparu, alors nous apparaîtrons aussi avec lui dans la gloire (
Col 3,4). Puis donc que la consommation doit se faire de nous et même en nous, quoique non point par nous, et que la création s'est également faite sans nous, il n'y a que notre réformation qui puisse nous être imputée à mérite, car il n'y a qu'elle qui se fasse avec nous d'une certaine façon par l'effet du consentement de notre volonté. Or cette réformation s'opère par nos jeûnes et par nos veilles, par la continence, par les oeuvres de miséricorde et par l'exercice de toutes les autres vertus qui concourent à la rénovation quotidienne de notre homme intérieur; car c'est par elles que notre pensée recourbée vers la terre par les soucis qui s'y rapportent, se relève peu à peu des régions les plus basses vers les supérieures, que notre coeur appesanti par l'amour de la chair se sent renaître à l'amour de l'esprit, que notre mémoire souillée par le souvenir honteux de nos anciennes oeuvres, rafraîchie par de bonnes actions gui sont nouvelles peur elle, s'épanouit tous les jours davantage; car c'est dans ces trois choses que notre rénovation intérieure consiste, dans la rectitude de notre intention, dans la pureté de notre affection et dans le souvenir d'une bonne opération qui permet à la mémoire qui en a conscience de s'épanouir.
9050 50. Comme on ne peut douter que toutes ces choses ne soient faites en nous que par l'Esprit de Dieu, il s'ensuit que ce sont des dons de sa grâce, mais, comme elles ne se font qu'avec le consentement de notre volonté, il s'ensuit qu'elles sont autant de mérites pour nous. En effet. «Ce n'est pas vous qui parlez, dit le Seigneur, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (Mt 10,20),» et, continue l'Apôtre: «Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche (2Co 13,3)?» Si c'est Jésus-Christ ou l'Esprit-Saint qui parle par la bouche de saint Paul, ne sont-ce pas eux aussi qui agissent ié en lui? «Je ne parle point, dit-il, des choses que Jésus-Christ a faites par moi (Rm 15,18).» Mais quoi, si c'est Dieu qui parle en saint Paul, si c'est lui aussi qui agit par saint Paul, en sorte que paroles et actes soient de Dieu, non de saint Paul, où donc est le mérite de ce dernier? D'où vient la confiance avec laquelle il s'écrie: «J'ai combattu un bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai conservé ma foi, il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra un jour (2Tm 4,7)?» Sa confiance dans la couronne qui lui était réservée lui venait-elle de ce que toutes ces choses avaient été faites par son moyen? Mais il y a beaucoup de bien de fait par le moyen des anges et des hommes bons ou mauvais qui ne leur est point réputé à mérite. Ne serait-ce pas plutôt de ce qu'elles ont été accomplies avec lui, c'est-à-dire la le concours de sa bonne volonté? Ce n'est certainement pas pour une autre cause, car il dit: «Si je ne prêche l'Evangile qu'à regret, je ne suis que le dispensateur de ce qui m'a été confié; mais si je le prêche de bon coeur, j'en aurai la gloire (1Co 9,17).».
9051 51. Mais si cette volonté même, d'où dépend tout mérite, ne vient pas non plus de saint Paul, à quel titre en ce cas compte-t-il sur la couronne qui lui est réservée et l'appelle-t-il une couronne de justice? Est-ce qu'on serait fondé en droit et en justice à réclamer l'accomplissement d'une promesse toute gratuite? Certainement, car saint Paul dit quelque part: «Je sais à qui je me suis confié, et je suis persuadé qu'il est assez puissant pour me garder mon dépôt ().» Il nomme la promesse de Dieu, son dépôt; et, parce qu'il s'est fié à cette promesse, il en réclame avec confiance l'accomplissement. Si la promesse est le fait de la miséricorde, son accomplissement est maintenant un acte de justice. La couronne que saint Paul attend, est donc bien une couronne de justice; de justice divine même, non pas d'une justice de Paul. Il est juste, en effet, que Dieu rende ce qu'il doit, or il doit ce qu'il a promis. La justice sur laquelle se fonde l'Apôtre est donc la promesse même de Dieu. S'il voulait mépriser cette justice, pour y substituer la sienne, il ne serait plus soumis à la justice de Dieu, qui pourtant a voulu le faire coopérer avec sa justice, afin de lui faire mériter sa couronne. Or c'est en daignant le faire coopérer aux oeuvres auxquelles cette couronne était promise qu'il l'associa à sa justice et le fit mériter sa couronne. Ainsi c'est la volonté qui coopère, et cette coopération lui est imputée à mérite. Si donc la volonté même vient de Dieu, le mérite en vient aussi: Or on ne peut pas douter que le vouloir et le faire arrivent selon qu'il lui plaît. D'où il suit que c'est Dieu qui est l'auteur du mérite, puisque c'est lui qui applique notre volonté à l'oeuvre et l'oeuvre à la volonté; autrement si nous voulons donner le nom qui leur convient proprement à ce que nous appelons nos mérites, ce ne sont que des germes d'espérance, des aiguillons de la charité, des indices d'une secrète prédestination et des présages de la félicité future, la voie qui conduit au royaume du ciel mais non point la cause qui nous y fait entrer: Enfui, il n'est pas dit que Dieu a glorifié ceux qu'il a trouvés justes, mais ceux-là seuls qu'il a lui-même justifiés (Rm 8,30).



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