Bernard aux évêques 2013

CHAPITRE IV. Nécessité pour un évêque de conserver une foi pure et une charité sincère.

2013 13. Mais l'ordre demande que l'homme sache premièrement s'aimer lui-même, puisque cet amour est la règle et la mesure de celui qu'il doit au prochain. Or deux choses contribuent à faire une bonne conscience; premièrement se repentir du mal, et en second lieu s'en abstenir; ou, pour me servir des paroles mômes de saint Grégoire, pleurer ses fautes et ne plus rien faire qui mérite d'être pleuré (S. Greg., hom., XXXIV, in Evang. post. med.). L'un ne saurait suffire sans l'autre. Si le premier suffisait sans le second, c'est en vain que David nous dirait «Evitez le mal (Ps 31,1);» qu'Isaïe s'écrierait: «Cessez de vous livrer au mal (Is 1,17);» et que Dieu même eût dit à Caïn: «Tu as péché, ne recommence plus (Gn 6,7, juxta LXX).» D'un autre côté, si le second suffisait sans le premier pour rendre bonne la conscience après le péché, on ne voit pas pourquoi le Psalmiste aurait dit; «Heureux ceux dont les iniquités sont effacées et les péchés couverts par le pardon (Ps 31,1)!» ou bien encore: «Voyez mon humilité et ma pénitence et oubliez toutes mes iniquités (Ps 24,18);» et ce serait en vain que le Seigneur nous attrait appris à dire dans la prière: Pardonnez-nous nos,offenses, comme nous les pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (Lc 11,4).» Quand on a conscience de posséder ces deux points, on peut se renoncer soi-même et pour ainsi dire se perdre pour gagner d'autres âmes à Dieu. Le coeur peut alors se faire faible avec les faibles, se consumer avec les victimes du scandale, et même se faire Juif avec les Juifs s'il le faut; il n'y a rien à craindre quand on a une pareille conscience; on peut même, à l'exemple de Jérémie et d'Ezéchiel, aller partager les fers des transgresseurs de la loi au fond de l'Egypte ou de la Chaldée. Bien plus, fallût-il, avec Job, devenir le frère des dragons et le compagnon des autruches (Jb 30,29), ou même, ce qui est bien plus grave encore, se voir avec Moïse effacé du livre de vie (Ex 32,32) et, avec saint Paul, encourir l'anathème de Jésus-Christ (Rm 9,3), celui qui a pour lui le témoignage d'une bonne conscience ne s'en alarmera point. Bien plus, il descendrait, s'il le fallait, jusque dans l'enfer et marcherait sans crainte au milieu des flammes, en répétant avec l'accent d'une conscience satisfaite: «Quand je me trouverais au milieu des ombres de la mort, je n'appréhenderais aucun mal, ô mon Dieu, parce que vous êtes avec moi (Ps 22,4).» Comparons, si vous voulez, les trésors des rois, l'éclat de leurs couronnes avec cette ferme assurance, est-ce que toute leur félicité ne vous semblera pas une véritable misère en comparaison d'un bien aussi précieux? Or cette sécurité parfaite, c'est la charité «qui vient d'un coeur pur et d'une bonne conscience (1Tm 1,5)» qui la donne.
2014 14. Il me reste à parler «de la foi non feinte (1Tm 1,5);» mais, comme il me revient en pensée qu'il est parlé ailleurs «de la foi qui, sans les oeuvres, est morte, (Jc 2,26), je me trouve conduit à diviser la foi en trois espèces; la foi morte, la foi feinte et la foi éprouvée. Pour la foi morte, l'Apôtre la définit une foi qui va sans les oeuvres, c'est-à-dire celle qui n'opère point par la charité, qui est comme l'âme de la foi, qui lui donne la vie et la porte aux bonnes oeuvres. Quant à la foi feinte, c'est celle que la charité a d'abord animée et commencé à porter aux bonnes oeuvres, mais qui, faute de persévérance, s'est éteinte et est morte presque en naissant. Je ne serais même pas fort loin de dire qu'on l'a appelée ficta, feinte, dans le même sens qu'on nomme fictilia les vases, du potier, pour indiquer non pas qu'ils ne servent à rien tant qu'ils subsistent, mais que, vu leur fragilité, ils ne sauraient durer longtemps. C'est, je crois, de cette foi feinte qu'il est parlé dans l'Evangile, quand il est dit . «Ils ne croient que pour un temps et se retirent dès que l'heure de la tentation est venue (Lc 8,13).» Et ici je m'adresse à ceux qui prétendent qu'une fois qu'on a la charité on ne peut plus la perdre. La Vérité môme a dit «qu'il y en a qui. n'ont pas de racine, parce qu'ils ne croient que pour un temps; et qu'au moment de la tentation ils se retirent.» D'où se retirent-ils et où vont-ils en se retirant? De la foi sans doute à l'incrédulité. Je leur demande encore s'ils pouvaient oui ou non opérer leur salut avec cette foi-là. S'ils me répondent qu'ils ne le pouvaient pas, je ne vois point où est l'injure pour le Sauveur, et le sujet de joie pour le tentateur, quand ils se retiraient d'un état où il n'y a pas de salut à espérer pour eux. Car le divin Sauveur ne désire que le salut des âmes et le démon ne souhaite que de l'empêcher. S'ils me disent au contraire qu'ils le pouvaient, comment admettre ou qu'ils n'ont point la charité tant qu'ils ont cette aorte de foi, puisque sans la charité il n'y a point de salut possible, ou qu'ils retiennent la charité même après avoir perdu la foi, quand il est certain que la charité ne peut subsister sans la foi. Il y a donc des âmes qui perdent la foi, la Vérité même nous l'affirme, et qui perdent en même temps le salut, puisque le Sauveur leur en fait un reproche; d'où je conclus qu'ils perdent en même temps la charité, sans laquelle on ne peut être sauvé. «Et ceux-là, dit le Sauveur, n'ont point de racines;» il ne dit pas qu'ils ne sont pas dans le bien, il les accuse seulement de ne s'y être pas enracinés.
2015 15. Enfin, il poursuit en disant: «Parce qu'ils ne croient que pour un temps (Mt 10,22).» C'est un bien que de croire, mais il faudrait qu'il fût durable, car ce n'est pas à celui qui a commencé, mais à celui qui aura persévéré jusqu'à la fin que le salut est assuré. Or ils ne persévèrent point, puisqu'au moment de la tentation, ils se retirent. C'eût été pour eux un bonheur que la mort les frappât avant que la malice eût perverti leurs coeurs. Mais malheur aux âmes qui seront grosses ou nourrices pendant ces mauvais jours; les fruits qu'elles portent sont si tendres encore, qu'ils seront facilement privés d'un souffle de vie qui commence à peine. Telles sont les âmes qui n'ont encore qu'une charité naissante et faible, leur foi, vivante sans doute, mais feinte encore, ne peut manquer de défaillir au moment de la tentation. Il est écrit en effet: «La fournaise éprouve les vases du potier et la tentation, le juste (Qo 28,6),» c'est-à-dire celui qui vit de la foi (Rm 1,18), car le juste est celui qui vit de la foi (Ha 2,4), mais d'une foi vivante elle-même, et non pas d'une foi morte qui ne saurait donner la vie, telle qu'est la foi des démons qu'on ne soumet point à l'épreuve, parce que, dépourvue de charité, elle est nécessairement morte. Ils croient, il est vrai, et tremblent de frayeur; mais la crainte n'a rien de commun avec la charité; voilà pourquoi ils ne sont ni éprouvés comme les hommes, ni soumis aux mêmes tribulations, ils n'ont qu'une foi morte que Dieu réprouve, mais qu'il n'éprouve plus; il réserve l'épreuve de la tentation à la foi du juste, parce qu'elle est vive et vivifiante. Mais tous les justes ne persévèrent point jusqu'à la fin, quelques-uns ne croient que pour un temps et faiblissent au moment de la tentation. C'est la tribulation qui montre ce qu'est la foi de chacun: vient-elle à défaillir, ce qui arrive quand on ne persévère point dans la charité, il est évident que ce n'était qu'une foi feinte; si au contraire elle persévère, c'est une foi éprouvée et parfaite.
2016 16. De tout ce qui précède il résulte assez clairement, je pense, que tous ceux qui ont la charité n'ont pas pour cela la persévérance dans la charité, autrement ce serait en vain que le Seigneur aurait dit à ses disciples: «Persévérez dans mon amour(Jn 15,19);» car, s'ils ne l'aimaient pas encore, il ne leur aurait pas dit: «Persévérez, mais soyez dans mon amour;» et s'ils l'aiment déjà, il était superflu de leur recommander de persévérer dans cet amour, puisque, d'après ces docteurs, la persévérance leur était assurée. Que le bon et fidèle serviteur ait donc soin de conserver par une foi sincère la charité qui naît d'un coeur pur et d'une bonne conscience, de préférer de beaucoup la vie de l'âme à celle du corps, et de moins redouter la mort de la chair que celle de la foi.



CHAPITRE V. L'humilité est nécessaire à tout le monde, mais elle l'est surtout aux prélats.

2017 17. Des trois vertus- dont j'ai parlé plus haut, il ne me reste plus à parler, si je ne me trompe, que de l'humilité: elle est tellement nécessaire aux deux premières, que sans elle celles-ci ne semblent même pas pouvoir subsister: c'est en effet l'humilité qui nous obtient de Dieu la charité et la chasteté, car il donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6); c'est donc par l'humilité que nous recevons les autres vertes; c'est par elle aussi que nous les conservons, puisque le Saint-Esprit ne se repose que dans l'homme humble et paisible (Is 46,2); enfin c'est elle qui les perfectionne, selon cette parole: La vertu se consomme dans la faiblesse, c'est-à-dire dans l'humilité (2Co 12,9). L'humilité triomphe de l'orgueil qui est l'ennemi de tous les dons de Dieu, le principe de tout péché, et repousse loin d'elle et des autres vertus son insolente tyrannie; car, tandis que tout ce qu'il y a de bien en nous contribue ordinairement au triomphe de l'orgueil et ajoute à ses forces, seule entre toutes, l'humilité est comme la forteresse et le boulevard qui met les autres vertus à couvert des attaques de l'orgueil, et reçoit les premiers coups de sa présomption. Aussi est-elle la seule de toutes les vertus dont la Vierge pleine de grâce se glorifie: à peine a-t-elle entendu ces paroles de l'ange: «Je vous salue, pleine de grâces (Lc 1,48),» que n'envisageant dans cette plénitude de grâces que l'humilité, elle ne parle que de cette vertu dans l'expression de sa reconnaissance. «Le Seigneur, dit-elle, a jeté les yeux sur l'humilité de sa servante (ibid.).»
2018 18. Que dirai-je de plus? La source et l'auteur de toutes les vertus, Jésus-Christ même en qui tous les trésors de la sagesse et de la science f sont renfermés, en qui réside corporellement toute la plénitude de. la Divinité, ne fait-il pas aussi de l'humilité comme le résumé de toute sa doctrine et de toutes ses vertus? «Apprenez de moi» dit-il en effet, non pas que je suis sobre, chaste, prudent, et le reste, mais «que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).» Apprenez de moi, dit-il: ce n'est pas à l'école des patriarches ni aux livres des prophètes que je vous renvoie, mais c'est moi-même que je vous propose pour exemple, et que je vous donne pour modèle d'humilité. L'ange et la femme m'ont envié ce qui fait ma grandeur dans le sein de mon Père, l'un était jaloux de ma puissance, et l'autre le fut de ma science; pour vous, ambitionnez quelque chose de bien meilleur encore, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.
2019 19 Je crois à propos de nous livrer à quelques recherches sur l'orgueil, afin que du contraste de ce vice il rejaillisse un plus vif éclat sur la vertu qui lui est opposée. L'orgueil est l'estime de notre propre excellence; il en est de deux sortes: l'orgueil d'aveuglement et l'orgueil de vanité, qu'on pourrait encore désigner par les mots de suffisance et de gloriole. Le premier est un travers de l'esprit, et l'autre un vice de la volonté; le premier fausse le regard de la raison et le second déprave les actes de la volonté, comme nous pourrons nous en convaincre en définissant l'un et l'autre. L'orgueil d'aveuglement, autrement dit suffisance, est un vice qui consiste à nous attribuer certaines qualités que nous n'avons pas, ou à croire que nous ne les devons qu'à nous, ce qui fait que nous nous glorifions en nous plutôt qu'en Dieu. L'orgueil de vanité ou gloriole est un vice qui fait que nous prenons plaisir à nous entendre louer plutôt que Dieu, aussi bien pour le bien qui se trouve en nous que pour celui qui n'y est pas. Cela posé, voyons ce qu'il y a dans ces sentiments de contraire à l'humilité. L'humilité est le mépris de notre propre excellence. Or le mépris est juste le contraire de l'estime, j'en distingue aussi deux sortes que j'oppose aux deux sortes d'orgueil; ainsi à l'orgueil d'aveuglement j'oppose l'humble sentiment de soi-même, et à l'orgueil de vanité le déplaisir de voir que d'autres nous estiment plus qu'il ne faut. Quiconque fait peu de cas de soi ne peut tomber sur son propre compte dans un de ces deux faux jugements, ou de se croire plus grand qu'il n'est en effet, ou de s'attribuer le mérite d'être ce qu'il est effectivement; il souffre patiemment de n'avoir pas ce qui lui manque, et s'il se glorifie du bien qu'il est sûr de posséder, ce n'est pas en lui-même, mais uniquement en Dieu.
2020 20. Pour se prémunir contre le défaut si commun de concevoir de soi une opinion trop favorable, l'homme véritablement humble se fait une habitude de méditer sans cesse ces paroles: «N'ayez pas de grands sentiments de vous-mêmes, mais complaisez-vous dans l'humilité (Rm 12,16);» et celles-ci encore: «Je n'ai point aimé l'éclat, ni affecté des airs de grandeur; loin de m'élever, je me suis constamment abaissé (Ps 130,2-3);» et enfin ces autres de l'Apôtre: «Quiconque s'estime quelque chose quand il n'est rien s'induit lui-même en erreur (Ga 6,3).» Veut-il ne point céder à la pensée de s'attribuer le bien qu'il a, il se demande avec l'Apôtre: «Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu? et si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifier comme si tu ne le tenais que de toi (1Co 4,7)?» D'un autre côté, celui qui s'est habitué à n'éprouver que du mépris pour les louanges des hommes vient-il à s'apercevoir qu'on loue en lui ce qui ne s'y trouve point, loin de se complaire dans ces éloges, il se rappelle aussitôt ces paroles: «Ceux qui exaltent m votre bonheur vous induisent en erreur (Is 9,16);» et ces autres du Psalmiste: «Les enfants des hommes ne sont que vanité, leurs balances sont fausses, et sont d'accord dans leur vanité pour se tromper les uns les autres (Ps 61,10).» En conséquence, il ne songe qu'à imiter l'Apôtre qui parlait de lui-même en ces termes: «Je m'arrête, de peur que quelqu'un ne m'estime plus que ce qu'il voit en moi ou au delà de ce qu'il m'entend dire de moi (2Co 12,10).» Mais s'il sent qu'on le loue de quelque chose qu'il croit posséder peut-être en effet, il ne s'en couvre pas moins du bouclier de la vérité, pour repousser, autant qu'il' est en lui, les traits de la flatterie, et, reportant toute gloire à Dieu, il s'écrie: «Ce que je suis, je ne le suis que par la grâce de Dieu (1Co 15,10);» puis de crainte qu'on ne le soupçonne de vouloir se l'approprier, il dit avec le Psalmiste: «Ce n'est pas à moi, Seigneur, non, ce n'est pas à moi, mais à votre nom seul que je vous prie d'en rapporter la gloire (Ps 113,9).» S'il agissait autrement, il appréhenderait d'entendre le Seigneur lui-même lui crier: «Tu as reçu ta récompense (Mt 6,5);» ou bien encore: «O hommes, vous êtes avides de la gloire que vous vous prodiguez les uns aux autres, et vous n'estimez pas celle qui ne vient que de Dieu (Jn 5,44).» Aussi, selon le conseil de l'Apôtre, il examine attentivement les couvres, afin de trouver ainsi sa gloire en lui et non pas dans les autres (Ga 1,6). Gardien fidèle de son coeur, l'homme vraiment humble sait ménager avec soin l'huile de sa gloire, de peur qu'à l'arrivée de l'Epoux la lampe de sa conscience ne s'éteigne faute d'aliment. J'ai dit qu'il ne veut pas la trouver dans les autres, parce qu'il ne croirait pas prudent à lui de confier sa gloire à la direction des hommes dont la bouche est une sorte de coffre sans clef et sans serrure, ouvert à quiconque veut y dérober quelque chose; non-seulement il n'est pas sûr, mais même il est tout à fait insensé d'y déposer son trésor, puisqu'on est bien certain de ne plus l'y retrouver quand on voudra le reprendre. Dès que vous confiez votre gloire à mes lèvres, elle n'est plus en votre pouvoir, mais au mien, puisque je suis le maître de parler bien ou mal de vous.



CHAPITRE VI. C'est dans notre conscience que nous devons placer notre gloire et notre honneur;

encore ne devons nous le faire qu'en tremblant, car l'oeil de Dieu voit à découvert nos pensées et les secrets de notre coeur.
2021 21. La conscience est au contraire un coffre bien fermé et d'une solidité à toute épreuve, et qui a la vertu de conserver les secrets qu'on lui confie en garde: elle échappe aux embûches et défie toute violence elle n'est accessible ni à la main ni à l'oeil de l'homme, elle ne l'est qu'à l'esprit, qui scrute même les secrets de Dieu. Quoique je lui confie, je suis sûr de ne le point perdre, elle me le conservera toute ma vie et me le rendra à ma mort. En quelque lieu que j'aille, elle m'accompagne et porte avec elle le dépôt dont je lui ai confié la garde. Vivant, elle est à mes côtés; mort, elle me suit, et partout je trouve en elle un motif de gloire ou de confusion inévitables selon le dépôt que je lui ai confié. Heureux ceux qui peuvent dire: «Notre gloire à nous, c'est le témoignage de notre conscience (1Co 1,2).» Or il n'y a que l'homme véritablement humble qui puisse s'exprimer ainsi, celui qui, comme dit le Proverbe, se défie de l'oeil des campagnes et de l'oreille des forêts, car il n'y a d'hommes vraiment heureux que celui qui ne vit que dans la crainte (Pr 28,14). Un pareil langage ne saurait certainement convenir à l'homme arrogant et présomptueux; qui va se vantant impudemment partout comme s'il se trouvait au milieu d'un champ, et court tout d'un trait à la gloire; il trouve même à se glorifier du mal qu'il a fait et tire vanité des actions les plus honteuses. Il croit que personne ne le voit, parce qu'il a beaucoup plus d'imitateurs que de censeurs de sa conduite: c'est un aveugle qui se trouve à la tête d'aveugles comme lui. Mais ce champ où il court a des yeux ouverts sur lui; on n'en peut douter, ce sont les yeux des saints anges que ne peut manquer de blesser la vue de ses désordres. L'hypocrite non plus ne saurait dire . «Ma gloire à moi, c'est le témoignage de ma conscience;» car il a beau déguiser sa voix, son visage, son port et sa démarche pour en imposer à l'opinion publique, il ne peut ni tromper ni éluder le jugement de Celui qui scrute les reins et les coeurs, car on ne se joue point de Dieu.
2022 22. Il doit donc craindre aussi l'oreille des forêts, car c'est en vain qu'il retiendra sa langue et ses mains; il y a une oreille qui entend le langage muet et silencieux de son coeur au sein même des bois les plus impénétrables dont s'entoure sa duplicité, dans les ronces dont s'enveloppent ses ruses; pour cette oreille, sa pensée même parle à haute voix. Le coeur humain est mauvais et impénétrable, nul ne sait ce qu'il cache, excepté l'esprit môme de l'homme, encore ne le sait-il pas bien. En effet, l'Apôtre, après avoir dit: «Je me mets peu en peine du jugement que des hommes portent de moi et de l'opinion du monde,» ajoute: «Je ne me juge même pas moi-même (1Co 4,3).» Pourquoi cela?» Parce que, continue-t-il, je ne saurais porter même sur moi un jugement certain.» Il est vrai que ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis point justifié pour cela (loco. cit.); car je ne puis m'en rapporter entièrement à moi, puisque ma conscience elle-même ne me voit pas tout entier. Or un juge qui n'a pas tout entendu ne peut pas prononcer sur le tout. «Celui donc qui me juge, c'est le Seigneur lui-même (ibidem), le Seigneur, dis-je, à qui rien n'échappe, et aux arrêts duquel ne peut non plus se soustraire ce que n'a pas même aperçu notre propre conscience. Dieu entend jusqu'aux pensées de notre coeur, que nous n'entendons pas nous-mêmes. L'oreille du Prophète, malgré son éloignement, était là pour entendre Giézi qui demandait de l'argent en secret; et moi je ne craindrai pas l'oreille de celui qui est présent partout, quelque mesure que je prenne pour lui cacher le mal que je médite en secret contre mon semblable, ou les désirs honteux que je conçois en moi-même? Quelle crainte ou plutôt quel respect ne doit point nous inspirer cette oreille qui entend le repos et perçoit le silence! Enfin , n'est-ce pas Dieu lui-même qui nous dit: «Eloignez de mes yeux la perversité de vos pensées (Is 1,16)?» Or, que veut-il dire par ces mots: «Eloignez de mes yeux?» N'est-ce point assez d'entendre, Dieu voit-il aussi nos plus secrètes pensées? Quels yeux que des yeux qui voient les pensées mêmes! Et pourtant elles' n'ont point de couleur pour être vues, de même qu'elles n'ont pas de son pour être entendues; et elles ne sont ordinairement perçues que par ceux qui les conçoivent, et ne sauraient être ni entendues par quiconque les écoute, ni vues de celui qui les regarde. Nous n'en saurions donc douter, le Seigneur connaît toute la vanité de nos pensées, comment l'ignorerait-il quand il les entend et les voit? Il n'est pas de sens qui inspirent plus de confiance que ces deux-là: la vue et l'ouïe, et nous regardons comme su de science certaine tout ce que nous avons vu et entendu. Voilà pourquoi le Seigneur n'avait pas besoin que personne lui dit ce qu'étaient les hommes, il savait pertinemment lui-même ce qui se passait dans leur âme.» Pourquoi, disait-il, formez-vous de mauvaises pensées dans vos coeurs (Mt 9,5)?» Il répondait non aux discours, mais aux pensées; il entendait sans qu'on parlât, et il voyait sans que rien parût.
2023 23. Je tremble de toute mon âme, ô mon Seigneur Jésus, quand de mes faibles regards je considère Votre Majesté, alors surtout que je me rappelle combien j'ai eu autrefois le malheur de l'outrager. Mais, hélas! à présent même que des yeux de Votre Majesté je cours me jeter aux pieds de votre miséricorde, je n'en tremble guère moins: j'ai peur qu'après avoir été rebelle à Votre Majesté, je ne sois maintenant trouvé ingrat envers votre bonté. Que me sert-il, en effet, de contenir mes mains si mon coeur ne se contient point? Qu'importe que ma bouche se taise si mon coeur parle, si tous les mouvements déréglés de mon âme sont autant d'outrages que je vous fais, autant d'actes de colère qui blessent la douceur, de haine qui offensent la charité, de sensualité qui anéantissent la tempérance, de désordres qui détruisent la chasteté, et mille autres semblables qui bouillonnent dans le réduit impur de mon coeur, s'en échappent sans cesse et jaillissent à votre face dont ils troublent l'éclatante sérénité? Qu'ai-je gagné si je n'ai réprimé que mes sens et réformé que mes couvres? Ah! si vous tenez compte, Seigneur, de toutes ces iniquités qu'avec un extérieur réglé je ne cesse de ts commettre au fond de mon âme, qui est-ce qui pourra soutenir vos regards? Mais peut-être souffré-je ces choses plutôt que je ne les fais; peut-être ces mouvements sont-ils en moi sans être de moi, parce que je n'y consens pas. Il est certain que s'ils ne règnent point sur moi, que je les éprouve ou non, je n'en serai pas moins innocent aux yeux de Dieu comme aux miens, des attaques de ma propre perversité; et quand je dis de ma propre perversité, je n'entends pas dire qu'elle est mienne, mais qu'elle est en moi. J'habite un corps de mort, une chair de péché, il me suffit pour le moment que le péché ne règne point dans ce corps destiné à finir. Ni mon corps, ni le péché qui y habite ne peuvent me rendre coupable, tant que je ne me complais point dans le mal et que je ne fais pas servir mes membres à l'iniquité. Voilà pourquoi, ô Dieu de miséricorde, tout saint vous prie, pendant qu'il en est temps encore, de l'en délivrer (Ps 31,6); il vous supplie parce qu'il sent la présence du mal, mais il n'en est pas moins saint tant qu'il n'y consent pas; il vous implore à cause du danger, mais il est saint parce qu'il a la vertu de résister. On ne peut dire le contraire, il est vraiment saint et vraiment heureux, parce qu'il aime intérieurement la loi de Dieu, et que dans l'impossibilité d'être délivré d'un mal inséparable de son corps et dont il ne sera affranchi que le jour où il le sera de sa chair, il se console en disant: «Ce n'est pas moi qui le commets ce mal, c'est le péché qui habite en moi (Rm 7,17).»
2024 24. Mais qui est-ce qui connaît tous ses péchés? Quand je pourrais dire avec saint Paul, et certes il s'en faut que je le puisse, «ma conscience ne me reproche rien (1Co 4,4),» je ne saurais pour cela me vanter d'être justifié;» ce n'est pas en effet celui qui se rend témoignage à lui-même qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu même rend témoignage (2Co 10,18).» S'il n'y a que les hommes qui me déclarent juste, c'est bien peu de chose pour moi, car ils ne voient que le dehors, Dieu seul lit au fond du coeur (1S 16,7). Voilà pourquoi Jérémie n'était guère touché de l'opinion de ses compatriotes, qui n'était pour lui que le fruit du jugement des hommes, et disait avec confiance à Dieu: «Vous savez, Seigneur, que je n'ai point désiré d'être jugé par l'homme ().» Quand même mon propre jugement me serait favorable, «je ne veux pas me juger moi-même (1Co 4,3),» attendu que je ne me connais pas assez pour me juger. Il n'y a de bon juge des vivants et des morts que celui qui, ayant créé le coeur de chaque homme en particulier, en connaît parfaitement toutes les couvres. Il n'y a qu'en lui que je vois un juge, parce qu'il n'y a que lui qui puisse me justifier. Le Père lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme (Jn 5,27).» Je ne veux pas, moi qui ne suis qu'un simple serviteur, revendiquer pour moi ou prendre sur moi un pouvoir qui n'appartient qu'au Fils, ni me mettre du nombre de ceux dont il se plaint en ces termes: «Ils m'ont ravi le pouvoir de juger;» le Père lui-même ne juge personne, il a donné à son Fils toute puissance de. juger (Jn 5,22), et je prétendrais m'arroger un droit que s'est interdit le Père! Que je le veuille ou non, il me faudra comparaître devant ce juge et lui rendre compte de tout ce que j'ai fait dans cette vie, à lui à qui pas un mot, pas une pensée n'échappe. Devant un si juste appréciateur du bien, un témoin si intime des secrets de notre âme, qui est-ce qui osera se flatter d'avoir le coeur pur? L'humilité seule trouvera grâce à ses yeux, parce qu'elle est ennemie de la vaine gloire, étrangère à la présomption et exempte de jalousie; Dieu, en effet, résiste aux superbes, mais il accorde sa grâce aux humbles (Jc 4,6). Au lien de contester coutre son juge et de faire valoir son propre mérite, la véritable humilité ne sait que s'écrier «Seigneur, n'entrez pas en jugement avec moi (Ps 142,2).» Loin de faire appel à la justice du juge, elle implore sa miséricorde, bien convaincue qu'il lui sera plus facile d'obtenir grâce que de se justifier. Elle sait bien d'ailleurs que Dieu n'est que bonté et qu'il n'a point d'éloignement pour la bassesse de notre nature. Non, cette Majesté souveraine ne saurait mépriser dans l'homme un coeur contrit et humilié, puisqu'elle n'a pas trouvé indigne d'elle d'emprunter à l'homme un corps si bien fait pour l'humilier. Il y a même, pour Dieu, dans l'humilité, je ne sais quel attrait qui la lui fait aimer et rechercher; ce furent en effet ses dehors qu'il revêtit pour se manifester aux hommes; il affecta même de prendre une substance, une forme, un extérieur qui ne respirassent que l'humilité, afin de nous faire connaître l'excellence de cette vertu par l'honneur singulier qu'il lui fit dans sa personne.



CHAPITRE VII. Saint Bernard blâme énergiquement l'ambition des ecclésiastiques, la promotion des trop jeunes clercs et la pluralité des bénéfices.

2025 25. Cette vertu vous est d'autant plus nécessaire à vous surtout, mon très-cher père, que vous avez plus de sujets de vous enorgueillir. Votre naissance, votre âge, votre savoir, votre siège, et principalement votre titre de primat (a): que des motifs d'orgueil, que de sujets de vanité pour

a Les métropolitains de Sens font remonter leur titre de primat au pape Jean 8, qui donna à l'archevêque Ansegise le titre de légat du Saint-Siège en France et en Allemagne. On a sur ce sujet un livre singulier écrit par un chanoine de Sens, nommé Jean-Baptiste Driot. On peut consulter aussi sur ce point la lettre du roi Louis VI au pape Calixte 2, elle se trouve à la page 147, du tome III du Spicilége.

un homme! Il est vrai qu'on pourrait trouver là autant de raisons de s'humilier. Quand on ne voit que les honneurs, ces titres sont pleins d'attrait; mais quand on ne voit que le poids des honneurs, on se sent plus d'appréhension que d'envie de les obtenir. Tout le monde, il est vrai, ne comprend pas cela; on ne verrait certainement pas un si grand t nombre d'hommes courir après les honneurs avec tant de confiance et d'ardeur s'ils les considéraient comme de véritables fardeaux; au lieu de les briguer au prix de fatigues et de dangers sans nombre, ils craindraient plutôt de s'en voir accablés. Mais aujourd'hui qu'on n'envisage que l'éclat des dignités et non la peine qui y est attachée, on rougit de n'être que simple clerc dans l'Eglise de Dieu, et on se croit indigne de considération, déshonoré même, si on ne se trouve élevé à quelque poste éminent, quel qu'il soit. Ne voit-on pas de véritables enfants, à peine échappés du collège, des jeunes gens imberbes élevés aux dignités ecclésiastiques (a) et passer du régime de la férule au gouvernement même des prêtres? Bien plus heureux d'ailleurs de n'avoir plus à craindre le martinet que de se voir placés aux premiers rangs, ils se félicitent beaucoup moins de commander aux autres que de n'être plus désormais obligés d'obéir. Mais ce n'est là que le commencement. Avec le temps ils conçoivent le désir de s'élever davantage, et, à l'école de deux maîtres excellents, l'ambition et l'avarice, ils ne tardent pas à savoir envahir (b) les autels et vider la bourse de leurs inférieurs. Mais après tout, quelque adresse et quelque prudence que déploie un homme pour acquérir des revenus, quelque vigilance qu'il ait pour se les conserver, quel que soit son zèle à s'assurer la bienveillance des princes et des rois, je n'en dis pas moins: «Malheur au peuple dont la roi n'est qu'un enfant et dont les princes sont en festin dès que le jour commence (
Qo 10,16).»
2026 26. Toutefois je ne dis pas qu'il est un âge trop jeune ou trop avancé s pour la grâce de Dieu; on voit au contraire bien des jeunes gens surpasser les vieillards en intelligence, faire oublier leur jeunesse par leur conduite, devancer le nombre des années par celui de leurs mérites, et suppléer à l'âge par la vertu. Digues jeunes gens qui veulent être jeunes pour le mal comme ils le sont par le nombre des années,

a On peut lire à l'occasion de ce passage la lettre deux cent soixante et onzième que notre Saint écrivit au comte de Champagne Thibaut, pour le détourner avec autant de force dans les raisons que d'amitié dans la manière de les présenter, de pousser son fils encore en bas-âge aux dignités de l'Église.

b On écrivait autrefois le mot vindicare, envahir, par un e, vendicare, ce qui a été cause que plusieurs copistes ont écrit vendicare, vendre. Mais notre leçon nous parait préférable et plus en rapport avec le contexte où il est parlé de l'ambition; ce n'est que dans le second membre de phrase qui il est parlé de l'avarice a qui les pousse à vider la bourse de leurs inférieurs.

pour le mal, dis-je, mais non pour la sagesse, et dont personne, comme le veut l'Apôtre, ne pourrait mépriser la jeunesse (
1Tm 4,12)! Ces jeunes gens portés à la vertu valent mieux que des hommes qui ont vieilli dans le mal. Un homme encore enfant quand il compte cent ans d'existence est digne de toute sorte de mépris; mais il est au contraire une vieillesse digne de tous nos respects quoiqu'elle ne compte pas un grand nombre d'années et ne remonte pas fort haut. Ce Samuel qui dès que Dieu parlait prêtait une oreille attentive et s'écriait «Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute (1S 3,9),» comme s'il eût dit: «Je suis près et dès à présent disposé à exécuter vos ordres (),» était un enfant vertueux. C'en était un aussi que ce Jérémie qui, sanctifié dés le sein de sa mère, allégua en vain son jeune âge pour excuse et n'en fut pas moins établi sur les nations et les empires. C'en était un encore que ce Daniel qui fut rempli de l'esprit de Dieu pour confondre un jugement inique, et sauver le sang innocent. Enfin «la sagesse tient lieu de cheveux blancs et une vie sans tache a tout le mérite de la vieillesse (Sg 4,8).» Mais après tout s'il se trouve quelque jeune homme ainsi vieux de vertus promu aux honneurs ecclésiastiques, c'est un prodige de la grâce qui doit frapper d'étonnement ceux qui n'ont pas le même mérite, mais qui ne saurait servir de prétexte à leur ambition.
2027 27. Du reste, dans le clergé on voit indistinctement des hommes de tout rang et de tout âge, des ignorants aussi bien que des savants, briguer les emplois ecclésiastiques comme s'il suffisait d'arriver aux charges pour vivre déchargé de toute obligation a. Cela n'a rien qui surprenne de la part de ceux qui n'ont point encore passé par là; car, comme ils voient que ceux qui ont enfin obtenu ce fardeau tant désiré, loin d'en gémir comme d'un poids qui les accable, n'aspirent qu'à voir augmenter leur charge, ils ne craignent point les dangers que la rapidité de leurs désirs les empêche de remarquer, et ils soupirent plus , ardemment après les avantages dont la vue enflamme leur envie. O ambition sans mesure! ô insatiable avarice! quand ils sont arrivés aux premières dignités de l'Eglise, et qu'ils les ont obtenues par leur mérite, leur richesse ou même à la faveur de la chair et du sang qui n'auront jamais de part dans le royaume de Dieu, leur coeur n'en est pas plus satisfait mais constamment tourmenté par un double désir; non-seulement il veut multiplier ses bénéfices, mais il les veut plus importants. Par , exemple, est-on doyen, prévôt ou archidiacre, occupe-t-on quelque autre dignité de cette nature, peu content de ne posséder qu'un titre dans une seule église, on se démène pour en avoir plusieurs, le plus possible,

a ...De toute obligation, curas, d'où vient le mot cure employé pour désigner la charge des prêtres qu'on appelle curés.

soit dans la même église, soit dans des églises différentes; mais après cela on les résilie toutes volontiers si on peut réussir à se faire nommer évêque. Là du moins bornera-t-on ses derniers désirs? A peine évêque, on aspire à devenir archevêque; ensuite, rêvant encore je ne sais quoi de plus élevé, on entreprend de pénibles voyages pour se faire créer de chères relations en cour de Rome et s'y ménager d'utiles amitiés. Si on agissait ainsi par zèle pour le salut des âmes, on mériterait peut-être quelque éloge à cause du bien spirituel qu'on recherche, mais on n'en serait pas moins digne de blâme pour une telle présomption.
2028 28. Il y en a qui, ne pouvant réussir par ces moyens, tournent me leur ambition d'un autre côté, en quoi ils ne font pas moins paraître leur désir de dominer. Ainsi, on en voit qui, se trouvant placés à la tête de villes très-populeuses et de diocèses qui embrassent des provinces, presque des royaumes entiers, si je puis ainsi parler, invoquent dans l'occasion je ne sais quels vieux privilèges, pour soumettre encore les villes voisines à leur juridiction, et pour réunir, sous un seul évêque, des pays que deux évêques auraient de la peine à gouverner (a). Que penser, je vous le demande, d'une présomption si détestable, d'un tel besoin de domination, d'un désir si effréné d'exercer le pouvoir suprême? Lorsqu'on vous traînait pour la première fois vers la chaire épiscopale, vous pleuriez, vous fuyiez, vous vous plaigniez qu'on vous faisait violence; vous disiez que ce poste était trop au-dessus de vos forces, que vous étiez bien loin de le mériter, que vous n'étiez pas fait pour un si saint ministère et que vous n'étiez pas capable de suffire à tant de soins. D'où vient donc maintenant que, sans crainte ni scrupule, vous aspirez de vous-même à des postes plus élevés, et que, non content de ce que vous possédez, vous avez l'audace de vous jeter sur le lot des autres? Pourquoi agissez-vous ainsi? Est-ce dans le dessein de sauver plus de monde'? Mais il est injuste de porter la faux dans la moisson d'autrui. Est-ce pour servir les intérêts de votre Eglise? Mais l'Époux de toutes les Eglises n'aime pas que l'une s'accroisse aux dépens des autres. Ambition cruelle, incroyable même, si on n'en voyait la preuve de ses propres yeux! C'est à peine si elle recule devant l'accomplissement littéral de ces paroles du Prophète: «Ils sont allés jusqu'à ouvrir le sein des fécondes épouses de Galaad pour augmenter ainsi leur héritage (Am 1,13).»
2029 29. Que devient cette terrible menace: «Malheur vous qui joignez une maison à une maison et le champ à un autre champ (Is 5,8)?» Ce redoutable «malheur!» ne regarde-t-il donc que, ceux qui ne cèdent

a Peut-être est-ce une allusion à la conduite de l'évêque de Noyon qui, avant réuni depuis quelque temps l'évêché de Tournay au sien, ne se décida qu'avec bien de la peine à laisser cet évêché à Anselme, ancien abbé de Saint-Vincent de Laon, qu'Eugène avait nommé, à la prière de saint Bernard. Voir encore le livre III de la Considération, n. 14 et 16,

qu'à une mesquine ambition et non point à ceux qui unissent les villes aux villes et les provinces aux provinces? Qui sait? peut-être en viendront-ils à répondre qu'ils imitent en cela Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que, comme lui, ils réunissent aussi deux peuples en un, et rassemblent de divers pâturages plusieurs troupeaux en un seul, pour qu'ils n'aient plus qu'un seul pasteur et qu'une seule bergerie. Voilà le but de tous ces pèlerinages qu'ils entreprennent si volontiers aux tombeaux des Apôtres où ils espèrent trouver, chose plus déplorable encore, des hommes disposés à favoriser leurs coupables projets. Non pas qu'on se mette beaucoup en peine à Rome de la manière dont se terminent toutes ces intrigues, mais parce qu'on y fait grand cas des présents et qu'on y est avide de profits. Je parle sans détour de ce qu'on fait sans mystère; ce n'est pas une infamie que je dévoile en en parlant, mais c'est une honte que je voue à la confusion. Ah! plût au ciel que tout cela se passât en secret et dans l'ombre! Plût à Dieu que j'eusse été le seul à entendre et à voir ce que je dis! qu'on ne voulût même pas en croire à mes paroles! Je voudrais que ces modernes Noés m'eussent du moins laissé de. quoi couvrir leur nudité! Mais ces scandales sont aujourd'hui la fable titi monde entier, à quoi servirait-il donc que seul je gardasse le silence? Ma tête sera meurtrie de coups, le sang en jaillira à gros bouillons et je croirai devoir cacher mes blessures? Mais tout ce dont je voudrais la couvrir sera bientôt ensanglanté, et j'aurai de plus la confusion d'avoir voulu dérober à la vue un mal impossible à cacher.





Bernard aux évêques 2013