Bernard aux Templiers


OEUVRES COMPLÈTES

DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866



Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/





Templiers







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AVERTISSEMENT SUR LE SIXIÈME OPUSCULE.

I. Dans les anciens manuscrits le livre suivant a pour titre: «Prologue de saint Bernard, abbé, sur le livre aux chevaliers du Temple.» Et après le prologue on lit: «Chapitres à la louange de la nouvelle. milice!» Il y en a treize, comme dans nos éditions où nous avons conservé les titres d'après la pensée même de l'auteur. Geoffroy en parlant de ce livre, dans sa Vie de saint Bernard, livre 3, chapitre 8, l'appelle «Discours d'exhortations aux chevaliers du Temple,» et ajoute «que nul ne fut plus fidèle que saint Bernard à recommander et à rendre facile par ses conseils une vie pieuse, quelque carrière qu'on eût embrassée.» On peut donc donner à ce livre le titre suivant: Livre aux chevaliers du Temple, sur la louange de leur nouvelle milice.

II. Quoique le prologue de ce livre soit adressé seulement «à Hugues, soldat du Christ et maître de la milice du Christ,» il n'en est pas moins destiné au grand maître de cette milice et à tous ses membres. On les a appelés chevaliers du Temple parce que le roi Baudoin leur donna, dans le principe, un logement près du Temple de Jérusalem, au rapport de Guillaume de Tyr qui, dans son livre XII, chapitre VII, rapporte leur création à l'année 1118. «Dans la même année, quelques nobles chevaliers, hommes dévoués à Dieu et animés de sentiments religieux se consacrèrent au service du Christ, et firent profession, entre les mains du patriarche, de vivre à jamais, ainsi que les chanoines réguliers, dans la chasteté, l'obéissance et la pauvreté. Les premiers et les plus distingués d'entre eux furent deux hommes vénérables, Hugues des Païens et Geoffroy de Saint-Omer. Comme ils n'avaient ni église, ni résidence fixe, le roi leur concéda, pour un certain temps, un logement dans le palais qui est situé auprès du temple du Seigneur, du côté du midi... Lorsqu'ils firent leur première profession, il leur fut enjoint, par le seigneur patriarche et par les autres évêques, de travailler de toutes leurs forces et pour la rémission de leurs péchés, à protéger les routes et les chemins et de s'appliquer à défendre les pèlerins contre les attaques ou les embûches des voleurs et des maraudeurs.»Telle fut l'origine des chevaliers du Temple qui eurent pour premier maître Hugues des Païens, ainsi que le rapporte Guillaume de Tyr lui-même, dans son chapitre vingt-sixième, livre XIII. C'est à ce même Hugues, prieur de la milice sainte, qu'est adressée la seconde lettre de Hugues, prévôt de la Grande-Chartreuse, et que saint Bernard a dédié le livre suivant: il ne faut pas le confondre avec un autre Hugues qui fut comte de Champagne avant de se faire templier, comme on le voit par la lettre trente- et unième de saint Bernard qui est adressée à ce dernier. Hugues des Païens, premier grand maître de la milice sainte, eut pour successeur en 1136, un soldat aussi distingué que brave, aussi noble par ses moeurs que par sa naissance, nommé Robert de Bourgogne, originaire d'Aquitaine, comme on peut le voir dans Guillaume de Tyr, livre XV, chapitre 6, qui parle encore de lui au commencement du livre XVII. Il paraît que ce fut Evrard qui succéda à Robert; Pierre le Vénérable lui écrivit une lettre qui est la vingt-sixième du livre VI.

III. On n'est pas d'accord sur l'époque où saint Bernard écrivit cet opuscule. Il est certain pourtant qu'il le composa dans un temps où l'ordre des Templiers était déjà nombreux, comme le prouvent ces paroles: «Pendant que ces choses se passent à Jérusalem, l'univers entier sort de sa léthargie; les îles écoutent, les peuples les plus lointains prêtent l'oreille, l'Orient et l'Occident bouillonnent, la gloire des nations déborde comme un torrent, on dirait un fleuve au cours impétueux qui réjouit la cité de Dieu. Mais ce qu'il y a de plus consolant et de plus avantageux, c'est que la plupart de ceux qu'on voit, de tous les pays, accourir chez les Templiers, étaient autrefois des scélérats, etc.» Or, avant le concile de Troyes, en 19 27, les chevaliers du Temple n'étaient encore qu'au nombre de neuf, comme nous le verrons bientôt par le récit de Guillaume de Tyr. Il n'est donc pas probable qu'il ait été écrit avant l'année 1132; mais il est certain qu'on en doit placer la date avant 1136, époque où Robert succéda à Hugues des Païens en qualité de grand maître.

IV. Albert le Mire imprima la règle des Templiers sur un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et la plaça dans la Chronique de Cîteaux, parce qu'elle fut «écrite, dit-il, par saint Bernard, abbé de Clairvaux, comme on peut le voir dans le prologue.» Elle est distribuée en soixante et douze chapitres comme la règle de Saint-Benoît dont elle est tirée en grande partie et presque mot pour mot. Voici sous quel titre elle est inscrite en tête du prologue: Règle des pauvres soldats du Christ et du temple de Salomon. Manrique, à l'année 1128, chapitre second, attribue, de même que le Mire, cette règle à saint Bernard, et il en donne pour preuve deux passages du prologue dont le premier est ainsi conçu: «Bien que certainement un nombre considérable de religieux Pères donne de l'autorité à mes paroles, je ne dois pourtant point passer sous silence ceux qui se trouvaient présents et qui donnèrent leur avis, moi, Jean Michel, qui ai eu l'honneur, par une faveur du Ciel, d'écrire cette page par l'ordre du concile et du vénérable abbé de Clairvaux à qui ce soin revenait et avait été confié.» Or, ces paroles ne signifient pas que saint Bernard ait composé une règle pour les chevaliers du Temple, mais qu'il se déchargea de ce travail sur Jean Michel. On ne peut pas non plus conclure autre chose de ces autres paroles qu'on lit après la liste des Pères du concile de Troyes: «Le grand maître de cette milice, nommé Hugues, était aussi présent; il avait avec lui quelques-uns de ses religieux, entre autres, les frères Geoffroy, Rovalle, Gaufrède, Bisol, Païen de Mont-Désir, Archambaud de Saint-Aignan. Le grand maître Hugues avec les susdits frères fit connaître aux pères nommés plus haut, le genre de vie et l'observance de l'humble commencement de son ordre militaire dont celui qui a dit: «C'est moi qui suis le principe, moi qui vous «parle,» est le premier fondateur. Il plut donc au concile que ce projet, après avoir été soigneusement examiné, considéré et passé à la lime des saintes lettres, approuvé par le Pape de Rome et le Patriarche de Jérusalem et accepté par le chapitre des pauvres compagnons d'armes du temple de Jérusalem , fût mis par écrit et observé à la lettre.» Ces paroles prouvent seulement que les Pères du concile de Troyes décidèrent que la règle des Templiers serait faite de leur consentement et après qu'on aurait consulté le souverain Pontife et le Patriarche de Jérusalem, mais ne disent nullement que saint Bernard en soit l'auteur. Bien plus, Albéric de Trois-Fontaines, de l'ordre de Cîteaux, dit qu'on donna aux Templiers la règle de saint Augustin; d'où vient que dans le Monasticon anglicanum, on les place parmi les religieux qui suivent la règle de ce Père. Or il serait bien étonnant qu'Albéric de Trois-Fontaines, abbaye de l'ordre de Cîteaux peu éloignée de Clairvaux, eût ignoré que la règle des Templiers fût de saint Bernard et leur en eût attribué une autre à une époque où vivaient encore des Templiers du temps de saint Bernard. D'après Guillaume de Tyr, livre XII, chapitre VII, «les Templiers, avant le concile de Troyes, n'étaient qu'au nombre de neuf; on institua une règle pour les nouveaux religieux et on leur assigna un costume qui fut le vêtement blanc, en vertu des ordres du seigneur pape Honoré et du seigneur Étienne, patriarche de Jérusalem. Jusqu'alors ils n'avaient eu d'autres vêtements que ceux que le peuple portait à cette époque. Dans la suite et sous le pontificat du seigneur pape Eugène, à ce qu'on rapporte, ils commencèrent à faire attacher à leurs manteaux des croix faites de drap rouge que les chevaliers et les frères inférieurs appelés servants portaient également. Leurs affaires ont si bien prospéré qu'ils ont en ce moment, dit Guillaume de Tyr, dans leur couvent environ trois cents chevaliers, tous revêtus du manteau blanc, sans compter les frères servants.» Nous concluons de ces paroles que la règle des Templiers, attribuée à saint Bernard, ne fut écrite que postérieurement au temps oit vivait cet auteur, d'autant plus qu'au chapitre XXI, on lit que «plusieurs faux frères, venus d'au delà des monts, se donnaient le titre de chevaliers du Temple et que, entre autres abus qui s'étaient glissés parmi les Templiers eux-mêmes, «faute de soin et de vigilance de la part de leur chapitre, il s'en trouvait plusieurs qui méritaient plus particulièrement d'être réprimés.» Un de ces abus «d'où résultaient des maux insupportables, c'est que jadis les servants et les écuyers portaient aussi l'habit blanc. Les Templiers n'eurent point de chapitre général avant le concile de Troyes, et, avant cette époque, ils n'eurent point un costume particulier, et s'habillaient comme tout le monde: ce fut ce concile qui leur prescrivit l'habit blanc que les frères lais ne pouvaient porter. Il est de toute évidence, d'après cela, que leur premier chapitre général est de beaucoup postérieur au concile de Troyes. Le septième chapitre non-seulement n'approuve pas, mais blâme même l'usage d'assister debout à l'office divin» et décide qu'on l'entendra assis, ce qu'il ne croit certainement jamais venu à l'esprit de saint Bernard. Le cinquante-sixième chapitre règle «que les chevaliers ne continueront plus à avoir de soeurs avec eux,» ce qui montre assez que l'ordre n'était pas nouveau. Mais je laisse à d'autres le soin de décider si l'auteur de cette règle fut Jean Michel. Il est un point encore que je crois digne de remarque, c'est qu'au chapitre 16, il est parlé de la «collation» qui doit remplacer le souper aux jours de jeûne.

LIVRE DE SAINT BERNARD AUX CHEVALIERS DU TEMPLE LOUANGE DE LEUR NOUVELLE MILICE.


PROLOGUE.

A Hugues, soldat du Christ, et maure de la milice, Bernard simple abbé de Clairvaux combattre le bon combat

Ce n'est pas une, mais deux, mais trois fois, si je ne me trompe, mon cher Hugues, que vous m'avez prié de vous écrire, à vous et à vos compagnons d'armes, quelques paroles d'encouragement, et de tourner ma plume, à défaut de lance, contre notre tyrannique ennemi, en m'assurant que je vous rendrais un grand service si j'excitais par mes paroles ceux que je ne puis exciter les armes à la main. Si j'ai tardé quelque temps à me rendre à vos désirs, ce n'est pas que je crusse qu'on ne devait en tenir aucun compte, mais je craignais qu'on ne pût me reprocher de m'y être légèrement et trop vite rendu et d'avoir, malgré mon inhabileté, osé entreprendre quelque chose qu'un autre plus capable que moi aurait pu mener à meilleure fin, et d'avoir empêché peut-être ainsi que tout le bien possible se fit. Mais en voyant que ma longue attente ne m'a servi à rien, je me suis enfin décidé à faire ce que j'ai pu, le lecteur jugera si j'ai réussi, afin de vous prouver que ma résistance ne venait point de mauvais vouloir de ma part, mais du sentiment de mon incapacité. Mais après tout, comme ce n'est que pour vous plaire que j'ai fait tout ce dont je suis capable, je me mets fort peu en peine que mon livre ne plaise que médiocrement ou même paraisse insuffisant à ceux qui le liront.



CHAPITRE I. Louange de la nouvelle milice.

6001 I. Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans 1e pays même que le Soleil levant est venu visiter du haut des cieux, en sorte que là même où il a dispersé, de son bras puissant, les princes des ténèbres, l'épée de cette brave milice en exterminera bientôt les satellites, je veux dire les enfants de l'infidélité. Elle rachètera de nouveau le peuple de Dieu et fera repousser à nos yeux la corne du salut, dans la maison de David son fils (Lc 1 passim). Oui, c'est une milice d'un nouveau genre, inconnue aux siècles passés, destinée à combattre sans relâche un double (a) combat contre la chair et le sang, et contre les esprits de malice répandus dans les airs. Il n'est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m'en étonne; d'un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l'Aine, ce n'est pas non plus quelque chose d'aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu'évidemment rare, c'est de voir les deux choses réunies, un même homme pendre avec courage sa double épée à son côté et ceindre noblement ses flancs de son double baudrier à la fois. Le soldat qui revêt en même temps son âme de la cuirasse de la foi et son corps d'une cuirasse de fer, ne peut point ne pas être intrépide et en sécurité parfaite; car, sous sa double armure, il ne craint ni homme ni diable. Loin de redouter la mort, il la désire. Que peut-il craindre, en effet, soit qu'il vive, soit qu'il meure, puisque Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain? Sa vie, il la vit avec confiance et de bon coeur pour le Christ, mais ce qu'il préférerait, c'est d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ; voilà ce qui lui semble meilleur. Marchez donc au combat, en pleine sécurité, et chargez les ennemis de la croix de Jésus-Christ avec courage et intrépidité, puisque vous savez bien que ni la mort, ni la vie ne pourront vous séparer de l'amour de Dieu qui est fondé sur les complaisances qu'il prend en Jésus-Christ, et rappelez-vous ces paroles de l'Apôtre, au milieu des périls: «Soit que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons au Seigneur (Rm 14,8).» Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le su martyre! Réjouissez-vous, généreux athlètes, si vous survivez à votre e, victoire dans le Seigneur, mais que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à lui: sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse; mais c'est avec raison qu'on leur préfère une sainte mort; car s'il est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur?

a Pierre le Vénérable s'exprime à peu près de même, dans la lettre vingt-sixième du livre 6, il dit en effet: «Qui ne se réjouirait et n'éprouverait la plus vive allégresse en vous voyant marcher non pas à un simple mais à un double combat à la fois...» Vous êtes des moines par vos vertus, et des soldats par vos actes.»
6002 2. Il est bien certain que la mort des saints dans leur lit ou sur un champ de bataille est précieuse aux yeux de Dieu, mais je la trouve d'autant plus précieuse sur un champ de bataille qu'elle est en même temps plus glorieuse. Quelle sécurité dans la vie qu'une conscience pure! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle d'un homme qui attend la mort sans crainte, qui l'appelle comme un bien, et la reçoit avec piété. Combien votre milice est sainte et sûre, et combien exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ! En effet, toutes les fois que vous marchez à l'ennemi, vous qui combattez dans les rangs de la milice séculière, vous avez à craindre de tuer votre âme du même coup dont vous donnez la mort à votre adversaire, ou de la recevoir de sa main, dans le corps et dans l'âme en même temps. Ce n'est point par les résultats mais par les sentiments du coeur qu'un chrétien juge du péril qu'il a couru dans une guerre ou de la victoire qu'il y a remportée, car si la cause qu'il défend est bonne, issue de la guerre, quelle qu'elle soit, ne saurait être mauvaise, de même que, en fin de compte, la victoire ne saurait être bonne quand la cause de la guerre ne l'est point et que l'intention de ceux qui la font n'est pas droite. Si vous avez l'intention de donner la mort, et qu'il arrive que ce soit vous qui la receviez, vous n'en êtes pas moins un homicide, même en mourant; si, au contraire, vous échappez à la mort, après avait tué un ennemi que vous attaquiez avec la pensée ou de le subjuguer ou de tirer quelque vengeance de lui, vous survivez sans doute, mais vous êtes un homicide: or il n'est pas bon d'être homicide, qu'on soit vainqueur ou vaincu, mort ou vif, c'est toujours une triste victoire que celle où on ne triomphe de son semblable qu'en étant vaincu par je péché, et c'est en vain qu'on se glorifie de la victoire qu'on a remportée sur son ennemi, si on en a laissé remporter une aussi sur soi à la colère ou à l'orgueil. Il y a des personnes qui ne tuent ni dans un esprit de vengeance ni pour se donner le vain orgueil de la victoire, mais uniquement pour échapper eux-mêmes à la. mort eh bien! je ne puis dire que cette victoire soit bonne, attendu que la mort du corps est moins terrible que celle de l'âme (a); en effet celle-ci ne meurt point du même coup qui tue le corps, mais elle est frappée à mort dès qu'elle est coupable de péché.

a Saint Bernard pense donc avec saint Augustin et saint Ambroise, qu'on ne peut,! sans danger pour son propre salut, tuer, en se défendant, un injuste agresseur. Voir à ce sujet le Livre du Précepte et de ta Dispense, n. 13. On a aussi sur le même sujet une lettre très-remarquable, c'est la soixantième de Hildebert, évêque du Mans, à un prêtre qui avait tué un voleur. Le sentiment de saint Ambroise se trouve exposé dans son traité des Devoirs, livre 3, chapitre 4, et celui de saint Augustin dans son traité du libre Arbitre, livre I, chapitre V; livre XXII, contre Fauste, chapitre LXXIV, ainsi que dans la lettre à Publicola.




CHAPITRE II. De la milice séculière.

6003 3. Quels seront donc le fruit et l'issue, je ne dis pas de la milice, mais de la malice; séculière, si celui qui tue pèche mortellement et celui qui est tué périt éternellement? Car, pour me servir des propres paroles de l'Apôtre: «Celui qui laboure la terre doit labourer dans l'espérance d'en tirer du fruit, et celui qui bat le grain doit espérer d'en avoir sa part (1Co 9,10).». Combien étrange n'est donc point votre erreur, ou plutôt quelle n'est pas votre insupportable fumeur, ô soldats du siècle, de faire la guerre avec tant de peine et de frais, pour n'en être payés que par la mort ou par le péché? Vous chargez vos chevaux de housses de soie, vous recouvrez vos cuirasses de je ne sais combien de morceaux d'étoffe qui retombent de tous côtés (a); vous peignez vos haches, vos boucliers et vos selles; vous prodiguez l'or, l'argent et les pierreries sur vos mors et vos éperons, et vous volez à la mort, dans ce pompeux appareil, avec une impudente et honteuse fureur. Sont-ce là les insignes de l'état militaire? ne sont-ce pas plutôt des ornements qui conviennent à des femmes? Est-ce que, par hasard, le glaive de l'ennemi respecte l'or? épargne-t-il les pierreries? ne saurait-il percer la soie? Mais ne savons-nous pas, par une expérience de tous les jours, que le soldat qui marche au combat n'a besoin que de trois choses, d'être vif, exercé et habile à parer les coups, alerte à la poursuite et prompt à frapper? Or on vous voit au contraire nourrir, comme des femmes, une masse de cheveux qui vous offusquent la vue, vous envelopper dans de longues chemises qui vous descendent jusqu'aux pieds et ensevelir vos mains délicates et tendres sous des manches aussi larges que tombantes. Ajoutez à tout cela quelque chose qui est bien fait pour effrayer la conscience du soldat, je veux dire, le motif léger ou frivole pour lequel on a l'imprudence de s'engager dans une milice d'ailleurs si pleine de dangers; car il est bien certain que vos différends et vos guerres ne naissent que de quelques mouvements irréfléchis de colère, d'un vain amour de la gloire, ou du désir de quelque conquête terrestre. Or on ne peut certainement pas tuer son semblable en sûreté de conscience pour de sembles raisons.

a Cet usage est défendu aux Templiers par leur règle, chapitre XXVIII. «Ils n'auront aucune étoffe sur leurs boucliers ni sur leurs haches non plus que sur leurs autres armes,:etc.» L'or et l'argent sur les mors et sur les éperons leur sont également interdits par le chapire XXVII de la même règle.




CHAPITRE III. Des soldats du Christ.

6004 4. Mais les soldats du Christ combattent en pleine sécurité ales combats de leur Seigneur, car ils n'ont point à craindre d'offenser Dieu en tuant un ennemi et ils ne courent aucun danger, s'ils sont tués eux-mêmes, puisque c'est pour Jésus-Christ qu'ils donnent ou reçoivent le coup de la mort, et que, non-seulement ils n'offensent point Dieu, mais encore, ils s'acquièrent une grande gloire: en effet, s'ils tuent, c'est pour le Seigneur, et s'ils sont tués, le Seigneur est pour eux; mais si la mort de l'ennemi le venge et lui est agréable, il lui est bien plus agréable encore de se donner à son soldat pour le consoler. Ainsi le chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. Ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée; il est le ministre de Dieu, et il l'a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc qu'il tue un malfaiteur, il n'est point homicide mais malicide, si je puis m'exprimer ainsi; il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal, et s'acquiert le titre de défenseur des chrétiens. Vient-il à succomber lui-même, on ne peut dire qu'il a. péri, au contraire, il s'est sauvé. La mort qu'il donne est le profit de Jésus-Christ, et celle qu'il reçoit, le sien propre. Le chrétien se fait gloire de la mort d'un païen, parce que le Christ lui-même en est glorifié, mais dans la mort d'un chrétien la libéralité du Roi du ciel se montre à découvert,-puisqu'il ne tire son soldat de la mêlée que pour le récompenser. Quand le premier succombe, le juste se réjouit de voir la vengeance qui en a été tirée; mais lorsque c'est le second qui périt «tout le monde s'écrie: Le juste sera-t-il récompensé? Il le sera sans doute, puisqu'il y a un Dieu qui juge les hommes sur la terre (Ps 57,11).» Il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, y par quelque autre moyen que la mort, d'insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu'ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l'iniquité.
6005 5. Mais, dira-t-on, s'il est absolument défendu à un chrétien de frapper de l'épée, d'où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires

a C'est la même pensée que Jean de Salisbury exprime dans son Polycratique, livre VII, chapitre XXI en parlant des Templiers. Il n'y a guère qu'eux, dit-il, dans tout le monde,qui fassent légitimement la guerre.

de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (
Lc 3,13)? Si au contraire cela est permis, comme ce l'est en effet, à tous ceux qui ont été établis de Dieu p' dans ce but, et ne sont point engagés dans un état plus parfait, à qui, je vous le demande, le sera-t-il plus qu'à ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s'abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés? Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l'iniquité et qui brûlent du désir de s'emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de, Dieu. Que la double (a) épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s'élève contre la science de Dieu, c'est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour: Où donc est leur Dieu?
6006 6. Quand ils seront chassés, il reviendra prendre possession de son héritage et de sa maison dont il a dit lui-même, dans sa colère: «Le temps s'approche où votre demeure sera déserte (Mt 23,38),» et dont le Prophète a dit en gémissant: «J'ai quitté ma propre maison, j'ai abandonné mon héritage ();» et il accomplira cette autre parole prophétique: «Le Seigneur a racheté son peuple et l'a délivré; aussi le verra-t-on plein d'allégresse, sur la montagne de Sion, se réjouir des bienfaits du Seigneur.» Livre-toi donc aux transports de la joie, ô Jérusalem, et reconnais que voici les jours où Dieu te visite. Réjouissez-vous aussi et louez Dieu avec elle, déserts de Jérusalem, car le Seigneur a consolé son peuple, il a racheté la Cité sainte et il a levé son bras saint aux yeux de toutes les nations. Vierge d'Israël, tu étais tombée à terre, et personne ne se trouvait qui te tendît une main secourable; lève-toi maintenant, secoue la poussière de tes vêtements, ô vierge, ô fille captive, ô Sion, lève-toi, dis-je, et même élève-toi bien haut et vois au loin les torrents de joie que ton Dieu fait couler vers toi. On ne t'appellera plus l'abandonnée, et la terre où tu t'élèves ne sera plus une terre désolée, parce que le Seigneur a mis en toi toutes ses complaisances et tes champs vont se repeupler. Jette tes yeux tout autour de toi et regarde; tous ces hommes se sont réunis pour venir à toi; voilà le secours qui t'est envoyé d'en haut. Ce sont ceux qui vont

a Saint Bernard veut parler, en cet endroit, des deux glaives, le matériel et le spirituel, dont il est question dans la lettre deux cent cinquante-sixième et au livre IV de ta Considération, chapitre lit, n. 7.

accomplir cette antique promesse: «Je t'établirai dans une gloire qui durera des siècles et ta joie se continuera de génération en génération tu suceras le lait des nations et tu seras nourrie aux mamelles qu'ont sucées les rois (Is 60,15).» Et cette autre encore: «De même qu'une mère caresse son petit enfant, ainsi je vous consolerai et vous trouverez votre paix dans Jérusalem (Is 66,13).» Voyez-vous quels nombreux témoignages reçut, dès les temps anciens, la milice nouvelle et, comme sous nos yeux s'accomplissent les oracles sacrés, dans la cité du Seigneur des vertus? Pourvu que maintenant le sens littéral ne nuise point au spirituel, que la manière dont nous entendons, dans le temps, les paroles des prophètes, ne nous empêche pas d'espérer dans l'éternité, que les choses visibles ne nous fassent point perdre de vue celles de la foi, que le dénûment actuel ne porte aucune atteinte à l'abondance de nos espérances et que la certitude du présent ne nous fasse point oublier l'avenir. D'ailleurs la gloire temporelle de la cité de la terre, au lieu de nuire aux biens célestes ne peut que les assurer davantage, si toutefois nous croyons. fermement que la cité d'ici-bas est une fidèle image de celle des cieux qui est notre mère.




CHAPITRE IV. Vie des soldats du Christ.

6007 7. Mais pour l'exemple, ou plutôt, à la confusion de nos soldats qui e servent le diable bien plus que Dieu, disons, en quelques mots, les moeurs et la vie des chevaliers du Christ; faisons connaître ce qu'ils sont en temps de paix et en temps de guerre, et on verra clairement quelle différence il y a entre la milice de Dieu et celle du monde. Et d'abord, parmi eux, la discipline et l'obéissance sont en honneur; ils savent, selon les paroles de la sainte Ecriture, «que le fils indiscipliné est destiné à périr (Si 22,3),» et que «c'est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre, et une sorte d'idolâtrie de refuser d'obéir (1S 15,23).» Ils vont et viennent au commandement de leur chef; c'est de lui qu'ils reçoivent leur vêtement et, soit dans les habits, soit dans le nourriture, ils évitent toute superfluité et se bornent au strict nécessaire. Ils vivent rigoureusement en commun dans une douce mais modeste et frugale société, sans épouses et sans enfants; bien plus, suivant les conseils de la perfection évangélique, ils habitent sous un même toit, ne possèdent rien en propre et ne sont préoccupés que de la pensée de conserver entre eux l'union et la paix. Aussi dirait-on qu'ils ne font tous qu'un coeur et qu'une âme, tant ils s'étudient, non-seulement à ne suivre en rien leur propre volonté, mais encore à se soumettre en tout à celle de leur chef. Jamais on ne les voit rester oisifs ou se répandre çà et là poussés par la curiosité; mais quand ils ne vont point à la guerre, ce qui est rare, ne voulant point manger leur pain à ne rien faire, ils emploient leurs loisirs à réparer, raccommoder et remettre en état leurs armes et leurs vêtements, que le temps et l'usage ont endommagés et mis en pièces ou en .désordre; ils font tout ce qui leur est commandé par leur supérieur, et ce que réclame le bien de la communauté. Ils ne font, entre eus, acception de personne, et sans égard pour le rang et la noblesse, ils ne rendent honneur qu'au mérite. Pleins de déférence les uns pour les autres, on les voit porter les fardeaux les uns des autres, et accomplir ainsi la loi du Christ. On n'entend, parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on n'y voit aucune action inutile; d'ailleurs aucune de ces fautes ne demeurerait impunie. Ils ont les dés et les échecs (a) en horreur; ils ne se livrent ni au plaisir de la chasse ni même à celui généralement si goûté de la fauconnerie (b): ils détestent et fuient les bateleurs, les magiciens et les conteurs de fables, ainsi que les chansons bouffonnes et les spectacles, qu'ils regardent comme autant de vanités et d'objets pleins d'extravagance et de tromperie. Ils se coupent les cheveux (c), car ils trouvent avec l'Apôtre que c'est une honte pour un homme de soigner sa chevelure. Négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et hérissée et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons (d) du soleil.
6008 8. Mais à l'approche du combat, ils s'arment de foi au dedans et de fer, au lieu d'or, au dehors, afin d'inspirer à l'ennemi plus de crainte que d'avides espérances. Ce qu'ils recherchent dans leurs chevaux, c'est la force et la rapidité, non point la beauté de la robe ou la richesse des harnais, car ils ne songent qu'à vaincre, non à briller, à frapper l'ennemi de terreur, non point d'admiration. Point de turbulence, point d'entraînement inconsidéré, rien de cette ardeur qui sent la précipitation de la légèreté. Quand ils se rangent en bataille, c'est avec toute la prudence et toute la circonspection possibles qu'ils s'avancent au combat tels qu'on représente les anciens. Ce sont de vrais Israélites qui vont livrer bataille; mais en portant la paix au fond de l'âme. A peine le signal

a Les échecs tirent leur nom de l'arabe ou du persan Scach, roi, parce que le roi est la principale pièce de ce jeu, ou de l'allemand Scach, larron, voleur, ce qui l'a fait appeler aussi le jeu des voleurs. Voir sur ce sujet le dictionnaire de Ducange et le Polycratique de Jean de Salisbury, livre I, chapitre V.

b Cela leur est défendu par le chapitre quarante-sixième de leur règle; et la chasse à courre leur est interdite par le chapitre quarante-septième.

c Ce qui concerne la chevelure est réglé par les chapitres vingt-huitième et vingt-neuvième.

d Le mot latin que nous rendons ainsi vient du grec kauma, chaleur ardente du soleil qui brunit le teint.

d'en venir aux mains est-il donné qu'oubliant tout à coup leur douceur naturelle, ils semblent s'écrier avec le Psalmiste: Seigneur, n'ai-je pas haï ceux qui vous haïssaient, et n'ai-je pas séché de douleur à la vue de vos ennemis (
Ps 138,21)?» puis s'élancent sur leurs adversaires comme sur un troupeau de timides brebis, sans se mettre en peine, malgré leur petit nombre, ni de la cruauté, ni de la multitude infinie de leurs barbares ennemis; car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées à qui ils savent, comme les Machabées, qu'il est bien facile de faire tomber une multitude de guerriers dans les mains d'une poignée d'hommes, et qu'il n'en coûte pas plus de faire échapper les siens à un grand qu'à un petit nombre d'ennemis, attendu que la victoire ne dépend pas du nombre et que la force vient d'en haut. Ils en ont souvent fait l'expérience, et bien des fois il leur est arrivé de mettre l'ennemi en fuite presque dans la proportion d'un contre mille et de deux contre dix mille. Il est aussi singulier qu'étonnant de voir comment sils savent se montrer en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu'on ne sait s'il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu'on ne trouve pas d'autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là, puisqu'ils savent allier ensemble la douceur des uns à la valeur des autres. Comment à la vue de ces merveilles ne point s'écrier . Tout cela est l'oeuvre de Dieu; c'est lui qui a fait ce que nos yeux ne cessent d'admirer? Voilà les hommes valeureux que le Seigneur a choisis d'un bout du monde à l'autre parmi les plus braves d'Israël pour en faire ses ministres et leur confier la garde du lit du vrai Salomon, c'est-à-dire la garde du Saint-Sépulcre, comme à des sentinelles fidèles et vigilantes, armées du glaive et habiles au métier des armes.





Bernard aux Templiers