Bernard, degrès humilité 7013

CHAPITRE IV. Le premier degré de la vérité c'est de se connaître soi-même, c'est-à-dire, de connaître sa propre misère.

7013 13. Mais revenons à notre sujet. Si donc celui qui ne connaissait pas la misère s'est fait misérable, afin d'apprendre, par sa propre expérience, ce qu'il ignorait jusqu'alors, à combien plus forte raison devez-vous, vous, je ne dis pas devenir ce que vous n'êtes pas, mais considérer attentivement ce que vous êtes, car vous êtes véritablement misérable, pour apprendre du moins par cette voie à être miséricordieux, puisque vous ne pouvez l'apprendre par un autre? Car il est à craindre, si vous ne voyez que la misère du prochain sans faire attention à la vôtre, que vous n'éprouviez de l'indignation plutôt que de la commisération, que vous ne vous sentiez moins porté à secourir qu'à juger et plus disposé à détruire avec fureur qu'à instruire en esprit de douceur, selon ces paroles de l'Apôtre: «Vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de les relever dans un esprit de douceur (Ga 6,1).» L'Apôtre nous conseille donc ou plutôt nous ordonne de secourir notre frère malade dans cet esprit de douceur avec lequel nous voudrions qu'on nous secourût nous-mêmes en pareil cas, et il nous dit comment nous apprendrons la douceur envers les pécheurs, c'est, dit-il, «en faisant réflexion sur vous-mêmes et en craignant d'être tentés aussi bien que lui.»
7014 14. Examinons avec quel soin le disciple de la vérité observe l'ordre qu'a suivi le Maître. Dans les béatitudes dont j'ai parlé plus haut (n. 6), nous voyons que les coeurs miséricordieux sont placés avant les cours purs et les doux avant les miséricordieux; de même l'Apôtre, en exhortant les hommes spirituels à instruire ceux qui sont charnels, a soin de dire «en esprit de douceur.» Attendu que s'il faut être miséricordieux pour instruire ses frères, il faut être doux pour le faire en esprit de douceur. C'est comme s'il avait dit: Nul ne saurait être compté parmi les hommes miséricordieux, s'il n'est doux au fond de son coeur. Voilà donc que l'Apôtre nous montre clairement lui-même ce que je vous avais promis un peu plus haut de vous faire voir moi-même, c'est-à-dire, qu'il faut rechercher la vérité en vous avant que de la chercher dans les autres, «en faisant réflexion, dit-il, sur vous-mêmes,» c'est-à-dire, en remarquant comme vous êtes accessibles à la tentation et enclin au péché; en vous considérant ainsi, vous apprendrez à devenir doux et vous pourrez ensuite secourir les autres en esprit de douceur. Mais si le conseil du disciple ne vous suffit point, écoutez les invectives du Maître: «Hypocrite, commencez par ôter la poutre de votre oeil, vous verrez ensuite comment vous pourrez retirer la paille de l'oeil de votre frère (Mt 7,5).» Or cette poutre grande, énorme, qui se trouve dans notre oeil, c'est l'orgueil qui est dans notre esprit, l'orgueil, dis-je, dont l'embonpoint excessif, qui n'est pas la santé mais une vaine enflure sans consistance, obscurcit 1'oei1 de l'âme et projette une ombre sur la vérité; c'est au point que s'il règne dans votre âme, au lieu de vous voir et de vous sentir tel que vous êtes ou que vous pouvez être, il vous montre à vous-même tel que vous aimez à vous voir ou tel que vous croyez ou que vous espérez être. Qu'est-ce en effet que l'orgueil, sinon, comme un saint l'a défini (S. August. lib. 2, de Genes. ad litt. cap. XIV, et alibi), l'amour de notre propre excellence? D'où nous pouvons dire en sens contraire, que l'humilité est le mépris de notre propre excellence. L'amour et la haine sont également ennemis du jugement. Voulez-vous entendre le jugement de la Vérité par excellence? Nous jugeons selon ce que nous entendons, mais ni la

haine ni l'amour ni la crainte ne sauraient juger. Que dis-je? la haine sait juger, en preuve ce jugement: «Nous avons une loi, et selon cette loi, il doit mourir (Jn 19,7).» La crainte a aussi sa manière de juger, comme on le voit quand elle s'écrie: «Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et détruiront notre ville et notre nation (Jn 11,48).» L'amour juge également, comme il le fit par la bouche de David au sujet de son fils parricide, quand il lui inspira cet ordre «Epargnez mon fils Absalon (2S 18,1).» Aussi les lois humaines ont-elles décidé que dans les causes, soit ecclésiastiques, soit laïques, on n'admettrait point parmi les juges, les parents et les amis particuliers de ceux qui sont en jugement (L. Qui jurisd., de jurisd. omn. judic.), de crainte que l'amour ne les aveugle ou ne les rende injustes. Mais si l'amour que nous avons pour un ami peut diminuer ou faire disparaître sa faute à nos yeux, à combien plus forte raison l'amour-propre faussera-t-il notre jugement, dans notre propre cause.
7015 15. Il s'ensuit que tout homme qui veut connaître la vérité en lui-même, doit écarter la poutre de l'orgueil qui empêche la lumière d'arriver jusqu'à ses yeux, puis disposer des degrés dans son coeur afin de pouvoir monter au dedans de soi à sa propre recherche et parvenir au premier degré de la vérité en gravissant les douze de l'humilité. Lorsqu'après avoir trouvé la vérité en lui, ou plutôt après s'être trouvé lui-même dans la vérité, il pourra s'écrier: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, car je suis arrivé aux dernières limites de l'humilité (Ps 115,1);» qu'il monte au haut de son coeur, afin d'exalter la vérité, et que dans son transport il s'écrie, en arrivant au second degré de la vérité: «Tout homme est menteur.» N'est-ce point la marche qu'a suivie David? N'est-ce point ce qu'a senti le Prophète, ce que le Seigneur, ce que les Apôtres ont senti, ce que nous avons senti nous-mêmes après eux et par eux? «J'ai cru,» dit-il, quand la vérité disait: «Celui qui me suit, ne marchera pas dans les ténèbres (Jn 8,12).» C'est donc en la suivant que «j'ai cru,» et c'est en la confessant que «j'ai parlé,» mais que confessai-je? La vérité que j'ai connue en croyant; et après avoir cru pour obtenir la justice et parlé pour obtenir le salut, «je suis arrivé aux dernières limites de l'humilité,» tout est donc pour le mieux. C'est comme s'il avait dit: N'ayant pas rougi de confesser contre moi la vérité que j'avais découverte en moi, je suis arrivé au comble de l'humilité, car c'est la perfection de l'humilité qu'il faut entendre par ces mots «les dernières limites de l'humilité (Ps 111,2),» ainsi que les commentateurs semblent l'établir. D'ailleurs ce n'est pas faire violence aux paroles du Prophète que de penser que le sens de ses paroles soit celui-ci: Quand je ne connaissais pas encore la vérité, je m'estimais quelque chose, quoique je ne fusse rien; mais lorsque je crus dans le Christ, c'est-à-dire, quand j'imitai son humilité, je connus la vérité, et elle fut exaltée en moi par ma propre bouche, mais quant à moi, je me suis trouvé alors «arrivé aux dernières limites de l'humilité,» c'est-à-dire, je suis devenu on ne peut plus vil à mes yeux, lorsque je me fus considéré.




CHAPITRE V. Le second degré de la vérité est de compâtir aux misères dit prochain quand on connaît sa propre infirmité.

7016 16. Le Prophète étant donc arrivé par l'humilité au premier degré de la vérité, comme il le dit lui-même en ces termes: «Vous m'avez humilié dans votre vérité (Ps 118,75),» fait un retour sur lui-même, comprend la misère du reste des hommes par la sienne propre, et, passant ainsi au second degré de l'humilité, il s'écrie dans son transport: «Tout homme est menteur,» mais de quel transport parlé-je? Sans doute de celui par lequel étant hors de lui et s'attachant à la vérité, il se juge lui-même. Oui, c'est dans ce transport qu'il s'écrie, non pas avec indignation et dans un sentiment d'insultant reproche, mais dans un mouvement de pitié et de compassion: «Tout homme est menteur (Ps 115,11.)» Qu'est-ce à dire, «Tout homme est menteur?» C'est-à-dire tout homme est faible, misérable et impuissant, aussi incapable de se sauver que de sauver les autres. Ainsi quand on dit que «le cheval trompe celui qui attend de lui son salut (Ps 32,17),» cela ne signifie pas que le cheval trompe personne, mais que celui qui se confie dans sa force se trompe lui-même. Il en est ainsi de l'homme, quand on dit qu'il est menteur, on veut dire qu'il est fragile, changeant, aussi incapable de se sauver que de sauver les autres; c'est au point que celui qui met son espérance dans l'homme est maudit (). Le Prophète, dans son humilité, s'avance à la suite de la vérité; et, en voyant dans les autres, ce qu'il déplore en lui, il compatit en même temps qu'il s'éclaire, et s'écrie en général avec vérité: «Tout homme est menteur.»
7017 17. Quelle différence entre lui et le Pharisien superbe! Que trouve-t-il à dire dans son transport, celui-ci? «Mon Dieu, je vous remercie de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes (Lc 18,11).» Ainsi, en même temps qu'il s'exalte seul à l'exclusion des autres, il accable les autres de son orgueilleux dédain. Quelle différence dans le langage de David! car s'il dit: «Tout homme est menteur,» il n'excepte personne, afin de ne tromper personne, parce qu'il sait bien que «tout homme est pécheur et a le plus grand besoin de la gloire de Dieu (Rm 3,12).» Le Pharisien en s'exceptant seul, tandis qu'il condamne tous les autres, ne trompe que lui; le Prophète, au contraire, ne fait point une exception dans la commune misère pour n'être point excepté de la miséricorde; mais le Pharisien a éteint toute miséricorde en dissimulant sa propre misère. Ce que David affirme, il ne l'affirme pas moins, de lui que des autres: «Tout homme, dit-il, est menteur;» le Pharisien, au contraire, fait une exception en sa faveur, dans ce qu'il affirme de tout le monde, «Je ne suis pas, dit-il, comme le reste des hommes:» Et s'il rend grâces à Dieu, ce n'est pas tant de ce qu'il est bon que de ce qu'il l'est seul; c'est moins du bien qu'il trouve en lui, que du mal qu'il remarque clans les autres. Il n'avait pas encore retiré la poutre de son oeil et il se permet de compter les pailles qu'il voit dans l'oeil des autres, car il ajoute: «Qui sont injustes, voleurs (Lc 18,10).» Si vous avez bien compris la différence de ces deux transports, je trouverai que ma digression n'a point été inutile.
7018 18. Mais revenons à notre sujet. Ceux à qui la vérité a une fois appris à se connaître, et par conséquent à se trouver méprisables, ne peuvent manquer de trouver amer tout ce qu'ils ont aimé jusqu'alors. En effet, se plaçant eux-mêmes sous leurs propres yeux, ils se forcent à se voir tels qu'ils sont et qu'ils rougissent de se voir. Mais en même temps qu'ils cessent d'aimer ce qu'ils sont et soupirent après ce qu'ils ne sont pas et qu'ils ne peuvent espérer d'être jamais par leurs propres forces, ils versent des larmes abondantes sur eux, et n'ont plus d'autre consolation que de se juger avec sévérité, comme des juges à qui l'amour de la vérité donne faim et soif de la justice; et, dans leur mépris pour eux-mêmes, ils s'imposent les plus rigoureuses pénitences, en même temps qu'ils cherchent à se corriger. Mais comprenant bien qu'ils ne sauraient seuls y réussir, car après avoir accompli tous les ordres qui leur sont donnés, ils savent qu'ils ne sont plus que des serviteurs inutiles (Lc 17,10), ils se jettent des mains de la justice dans les bras de la miséricorde. Pour obtenir qu'il leur soit fait miséricorde, ils suivent le conseil de la Vérité qui leur dit: «Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Mt 5,6).» Or le second degré de la vérité est précisément de la rechercher dans le prochain, d'apprendre par ses propres misères à connaître celles des autres et, par ce qu'on souffre, la compassion pour les souffrances d'autrui.




CHAPITRE VI. Le troisième degré de la vérité, c'est de purifier l'oeil de l'âme pour contempler les choses célestes et divines.

7019 19. C'est en persévérant dans les trois choses que j'ai dites, dans les larmes clé la pénitence, dans les désirs de la justice et dans les oeuvres de miséricorde, qu'on peut dégager la vue de son coeur des trois obstacles qui proviennent de notre ignorance, de notre faiblesse et de notre amour-propre, et qu'on parvient, par la contemplation, au troisième. degré de la vérité. Voilà les voies qui semblent bonnes aux hommes, mais à ceux seulement qui ne savent point se réjouir, lorsqu'ils ont fait le mal, ni triompher dans les choses les plus criminelles (Pr 2,14), et qui ne mettent en avant ni leur ignorance ni leur faiblesse pour s'excuser de leurs péchés; car c'est en vain que ceux qui sont faibles et ignorants, parce qu'ils le veulent bien, afin de pouvoir pécher à leur aise, invoquent comme une excuse leur faiblesse ou leur ignorance. A quoi a-t-il servi au premier homme, quoiqu'il n'eût pas péché de son plein gré, de s'excuser de la faute sur la femme comme sur la faiblesse de la chair (Gn 3)? Et ceux qui ont lapidé le premier martyr de la foi, sont-ils excusables parce qu'ils se sont bouché les oreilles pour ne point l'entendre (Ac 7)? Que ceux donc qui se sentent éloignés de la vérité par le désir et l'amour du mal et accablés par la faiblesse et l'ignorance, changent leurs désirs mauvais en gémissements, leur amour du mal en chagrin; qu'ils triomphent de la faiblesse de la chair par le besoin de la justice et de leur ignorance par une instruction solide, s'ils ne veulent point, après avoir méconnu la vérité, quand elle était pauvre, nue et faible, être forcés de la reconnaître à leur honte, mais trop tard quand elle viendra avec une grande puissance et une grande vertu, terrible et accusatrice, et n'avoir que cette inutile excuse à lui faire entendre: «Quand vous avons-nous vu dans le besoin et avons-nous manqué à vous assister (Mt 25,44)?» Il faudra bien reconnaître le Seigneur quand il viendra rendre la justice, si on le méconnaît aujourd'hui qu'il ne veut que la miséricorde. Ils verront alors celui qu'ils ont percé (Jn 19,37); et les avares pourront contempler celui pour qui ils n'ont eu que du mépris. C'est donc par les larmes, par le désir de la justice et par les oeuvres de miséricorde que l'oeil de l'âme, auquel la vérité l'a promis en ces termes: «Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8),» de se montrer dans toute sa pureté, de se débarrasser de toutes les souillures que la faiblesse, l'ignorance et la passion lui ont fait contracter. La vérité a donc trois degrés ou états; nous montons au premier par le , travail de l'humilité, au second par le sentiment de la compassion et au troisième par le transport de la contemplation. C'est la raison qui nous conduit au premier degré, en jugeant ce que nous sommes; le sentiment de compassion pour les autres nous fait gravir le second et nous ne parvenons au troisième que par la pureté qui nous élève aux choses invisibles.



CHAPITRE VII. Comment la sainte Trinité opère en nous ces trois degrés de la vérité

7020 20. Mais ici je vois briller à mes yeux, d'un éclat surprenant, les diverses opérations de l'indivise Trinité; si tant est pourtant qu'un homme assis dans les ténèbres puisse saisir la division des opérations dans la coopération des personnes divines. Il me semble que c'est le Fils qui opère au premier degré, le Saint-Esprit au second et le Père au troisième. Voulez-vous connaître l'opération du Fils? entendez-le dire: «Si je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur et votre maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres (Jn 13,14).» C'est ainsi que le Maître de la vérité enseignait à ses disciples la forme de l'humilité qui les devait conduire au premier degré de la connaissance de la vérité. Quant à l'opération du Saint-Esprit, la voici: «L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rm 5,3).» En effet, la charité est un don du Saint-Esprit qui fait que quiconque, à l'école du Fils, s'est élevé par l'humilité jusqu'au premier degré de la vérité, parvient au second par la compassion, sous la conduite du Saint-Esprit. Pour ce qui est de l'opération du Père, écoutez ces paroles: «Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean, car ce n'est ni la chair ni le sang qui vous ont révélé cela; mais mon Père qui est dans le ciel (Mt 16,17),» et ces autres: «Le Père annoncera sa vérité à ses enfants (Is 38,19),» puis celles-ci encore: «Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et les avez révélées aux petits (Mt 11,25).» Vous voyez que le Père finit par recevoir dans la gloire ceux que le Fils a d'abord formés à l'humilité par ses paroles et ses exemples et sur lesquels ensuite le Saint-Esprit est venu répandre la charité? Le Fils en fait des disciples, le Paraclet les console, comme des amis, et le Père les exalte comme des enfants. Ce qui montre que ce n'est pas le Fils seul, mais le Saint-Esprit et le Père avec lui, qui sont avec vérité appelés la Vérité par excellence; c'est qu'il n'y a qu'une seule et même Vérité, sauf la propriété des personnes qui opère ces trois choses dans les trois degrés; au premier elle instruit comme un maître, au second elle console comme un frère et un ami, et au troisième elle attire à elle comme un père attire ses enfants.
7021 21. En effet, c'est le Fils de Dieu, le Verbe et la sagesse du Père,qui, ayant trouvé cette puissance de notre âme qu'on appelle la raison écrasée par la chair, captive sous le péché, aveuglée par l'ignorance et adonnée tout entière aux choses extérieures, la prend avec clémence, l'élève par sa puissance, l'instruit par sa prudence, la ramène en elle-même et, l'établissant là comme son vicaire, la fait juge d'elle-même, et la contraint par le respect qu'elle doit au Verbe à qui elle est unie, à se faire sa propre accusatrice, son propre témoin et son juge et à remplir ainsi contre elle l'office de la Vérité suprême. Voilà comment de l'union du Verbe et de la raison est née l'humilité. Il est une autre puissance de l'âme, qu'on appelle la volonté; elle était infectée par le venin de la chair, mais une fois secouée par la raison, le Saint Esprit lui fait la grâce de la visiter, la purifie doucement, lui redonne de l'ardeur et lui fait miséricorde, en sorte que, semblable à une peau qui s'étend quand on la frotte d'huile, sous l'influence de l'onction du ciel, elle s'étend jusqu'à embrasser ses ennemis. Voilà aussi de quelle manière, de l'union de l'Esprit de Dieu et de la volonté de l'homme est née la charité. Lorsque de ces deux puissances de l'âme la raison et la volonté, l'une est instruite à l'école de la vérité et l'autre ranimée par elle, l'une arrosée avec l'hysope de l'humilité et l'autre enflammé par le souffle de la charité, il s'en forme une âme parfaite, où l'humilité ne laisse plus subsister de souillures, ni la charité de rides, car sa volonté cesse de lutter contre la raison et sa raison de son côté cesse de cacher la vérité à la volonté; alors le Père se l'attache comme une belle et glorieuse épouse, en sorte que la raison de cette heureuse âme, oubliant de penser à soi et sa volonté de s'occuper du prochain, elle n'a plus d'autre bonheur que de s'écrier: «Le Roi m'a fait entrer dans sa tente (Ct 1,3).» Certainement après avoir appris à rentrer en elle-même à l'école de l'humilité où elle a eu Jésus-Christ pour maître et à craindre de s'entendre dire: «Si vous ne vous connaissez pas, sortez et allez faire paître vos chevreaux (Ct 1,7),» après, dis-je, être sortie de cette école de l'humilité et s'être laissé conduire par l'amour et le Saint-Esprit dans les celliers de la charité, c'est-à-dire dans le coeur du prochain, elle a bien mérité, en sortant de là couronnée de fleurs et chargée de fruits, c'est-à-dire de bonnes moeurs et de vertus, d'être enfin admise dans la tente du Roi dont l'amour la consume. Mais une fois arrivée là, bientôt, dans le court espace de temps d'une demi-heure, lorsque le silence s'est fait dans les cieux, elle s'endort doucement au milieu des embrassements qu'elle a si ardemment désirés, mais son coeur veille et scrute pendant ce temps-là les mystères de la vérité, dont le souvenir la nourrira bientôt, quand elle reviendra à elle. Là elle voit les choses invisibles, elle entend des choses ineffables qu'il n'est pas donné à l'homme d'exprimer dans son langage, car elles sont bien au-dessus de toute cette science que la nuit annonce à la nuit; mais le jour parle au jour, et il est permis aux sages de parler de sagesse entre eux, et aux spirituels de s'entretenir mutuellement des choses spirituelles.


CHAPITRE VIII. On retrouve ces degrés dans le ravissement de saint Paul.

7022 22. Pensez-vous que saint Paul ne soit point passé par ces différents degrés, quand il a été ravi au troisième ciel? Mais pourquoi ravi au lieu de conduit? C'est afin qu'en voyant que ce grand Apôtre a été, selon ses expressions, ravi là où il ne put ni apprendre à s'élever ni être conduit pas à pas, je n'aie point la présomption, moi qui lui suis évidemment bien inférieur, de penser que je pourrais, par ma vertu et mon propre travail, m'élever à ce troisième ciel, et que j'apprenne à ne pas trop compter sur ma propre vertu et à ne point désespérer de mon travail. Car l'homme qui est instruit ou conduit, par cela même qu'il suit son maître ou son guide, a évidemment travaillé et fait lui-même quelque chose pour atteindre le but ou le lieu désiré, en sorte qu'il peut dire: «Ce n'est pas moi seul qui agis, mais la grâce de Dieu avec moi (1Co 15,10).» Quant à celui qui est enlevé, il ne l'est point par ses propres forces mais par les forces d'un autre, comme s'il ne savait point où on le porte, de sorte qu'il ne se glorifie ni peu ni beaucoup, attendu que non-seulement il ne peut pas dire que ce qui lui arrive soit son teuvre, il ne saurait même prétendre que du moins il y a contribué pour sa part. L'Apôtre a bien pu, avec la conduite ou l'aide d'un autre, monter au premier et même au second ciel, mais pour arriver au troisième il a fallu qu'il y fût ravi. On lit bien en effet que le Fils est descendu du ciel pour appeler à lui et aider ceux qui devaient monter au premier ciel, et que le Saint-Esprit a été envoyé pour les conduire au second, mais quant au Père, bien qu'il ne cesse jamais de coopérer avec le Fils et le Saint-Esprit, il n'est pourtant pas descendu du ciel, et on ne voit pas qu'il ait jamais été envoyé sur la terre. Je lis bien, il est vrai, que «la terre est pleine de la miséricorde du Seigneur (Ps 32,5),» que «la terre et les cieux sont remplis de sa gloire,» et beaucoup d'expressions semblables; mais c'est du Fils qu'il est dit: «Quand les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils (Ga 4,4),» et le Fils de Dieu dit lui-même, en parlant de soi: «L'Esprit de Dieu m'a envoyé (Is 61,1),» de même qu'il avait déjà dit par le même Prophète: «Maintenant c'est le Seigneur et l'Esprit du Seigneur qui m'ont envoyé (Is 48,12).» Quant à l'Esprit-Saint on lit ces paroles: «Mais le Consolateur, qui est le Saint-Esprit, que mon Père enverra en mon nom (Jn 14,26),» et ces autres: «Lorsque j'aurai été enlevé, je vous l'enverrai (Jn 16,7),» c'est sans doute le Saint-Esprit. Quant à la personne du Père, bien qu'elle soit partout, je ne la trouve que dans le ciel; si je consulte l'Évangile, j'y lis ces mots: «Et mon Père qui est dans les cieux (Mt 16,17);» et si je répète l'Oraison dominicale, je dis: «Notre Père qui êtes dans les cieux (Mt 6,9).»
7023 23. D'oit je conclus que, puisque le Père n'est pas descendu, l'Apôtre, pour le voir, n'a pu monter au troisième ciel où il dit toutefois qu'il a été ravi. Enfin nous lisons que «personne n'est monté au ciel, que celui qui est descendu du ciel, c'est-à-dire le Fils de l'homme (Jn 3,13):» n'allez pas croire qu'il n'est question ici que du premier ou du second ciel, car David vous dit: «Il est venu du plus haut des cieux (Ps 18,6).» Aussi, quand il y retourne n'est-ce point ravi tout à coup ou enlevé furtivement qu'il y remonte, «mais c'est à leurs yeux, - aux yeux des apôtres, - qu'il s'y est élevé (Ac 1,9).» Ce ne fut donc point à la manière d'Elie, à la vue d'un seul témoin, ni, comme saint Paul, en l'absence de tout témoin, presque en l'absence de lui-même et sans avoir conscience de lui, comme il le dit lui-même: «Je ne sais - si ce fut avec ou sans mon corps , - Dieu seul le sait (2Co 12,2),» mais comme pouvait le faire le Tout-Puissant, qui descendit quand il voulut et qui remonta quand il lui plut, après avoir choisi à son gré, non-seulement le lieu, mais ses spectateurs et ses témoins et attendu son jour et son heure, car «c'est à leurs yeux» c'est-à-dire aux yeux de ceux qu 'il a daigné honorer d'un pareil spectacle, «qu'il s'est élevé dans les airs.» Mais Paul fut ravi, Elie fut ravi, Enoch fut enlevé (2R 2 et ). Notre Rédempteur, au contraire «s'est élevé,» comme il est dit, est monté par sa propre vertu, non avec l'aide d'un autre. En effet, il n'était ni monté dans un char, ni appuyé sur le bras d'un ange, mais il se soutenait par sa propre vertu, quand «il entra dans une nuée qui le déroba à leurs yeux (Ac 1,9).» Pourquoi cette nuée? Vint-elle soulager sa fatigue, activer son pas ralenti, le soutenir dans sa chute? Gardons-nous bien de le croire; elle vint le dérober aux yeux charnels de ses disciples qui le connaissaient sans doute selon la chair, mais qui ne voyaient point au delà. Ainsi le Père appelle jusqu'au troisième ciel, par la contemplation, ceux que le Fils a appelés au premier par l'humilité et que le Saint-Esprit a conduits au second par la charité. D'abord ils s'humilient dans la vérité et s'écrient: «Vous m'avez humilié, Seigneur, dans votre vérité (Ps 118,75).» En second lieu ils se réjouissent avec la vérité et chantent: «Quelle bonne et agréable chose que des frères unis entre eux (Ps 132,1)!» car c'est de la charité qu'il est dit: «Elle se réjouit de la vérité (1Co 13,6);» troisièmement enfin, ils sont ravis jusque dans les mystères de la vérité et s'écrient: «Mon secret est pour moi, mon secret est à moi (Is 24,16).»




CHAPITRE IX. Saint Bernard gémit et soupire d'ardeur après la vérité.

7024 24. Mais quoi, malheureux homme que je suis; pourquoi, au lieu de m'épuiser en un flux d'inutiles paroles sur les deus: cieux supérieurs, ne point m'y élever plutôt par l'ardeur de mes désirs, quand je rampe si loin encore du ciel même inférieur, sur les pieds et sur les mains? Et pourtant, avec la grâce de celui qui m'a appelé, j'ai dressé mon échelle, et je vois la route qui doit me montrer le Sauveur que Dieu nous a donné; déjà même j'aperçois le Seigneur qui s'appuie au haut ad cette échelle, et la voix de la vérité me fait tressaillir. Il m'a appelé, et moi je lui ai répondu: «Seigneur, vous tendez la main à l'ouvrage, de vos mains (Jb 14,15).» Vous comptez mes pas, Seigneur, et moi je ne monte à vous qu'avec lenteur, je me fatigue de la route et je cherche à me distraire. Ah! malheur à moi, si les ténèbres viennent à me surprendre, ou si ma fuite ne s'accomplit que pendant l'hiver ou le jour du sabbat, puisque je retarde à partir, maintenant qu'il fait jour encore, que le temps est favorable et que nous sommes encore dans des jours de salut. Ah! pourquoi tardé je donc à partir? Priez pour moi, vous, mon fils, mon frère, mon compagnon, vous enfin qui vous avancez avec moi vers Dieu, si toutefois j'avance en effet. Priez le Tout-Puissant qu'il rende la vigueur à mon pied ralenti, mais que je n'aie jamais le pied de l'orgueil. Car bien que le pied qui se ralentit dans sa marche ne peut gravir les degrés de la vérité, pourtant il vaut mieux encore que celui sur lequel on ne peut même plus se poser, W que celui dont il est parlé quand il est dit. «On les a poussés et ils n'ont pu se tenir debout (Ps 35,13).»
7025 25. C'est des orgueilleux qu'il est question en cet endroit. Mais que sera-ce de leur chef, de celui qui est appelé «le roi de tous les enfants de l'orgueil (Jb 12,25)?» Or, est-il dit, «il ne s'est point tenu ferme dans la vérité (Jn 8,44);» et ailleurs, il est dit encore, en parler de lui: «Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Lc 10,18).» Pourquoi tombait-il ainsi? N'est-ce pas à cause de son orgueil? Ah! malheur à moi, si celui qui voit de loin ce qui s'élève me voyait m'enorgueillir! Il me ferait entendre ces terribles paroles: Tu étais le file du Très-Haut et voici que tu vas mourir comme les autres hommes et tomber comme l'un des princes (Ps 81,7). Qui est-ce qui né tremblerait à cette voix de tonnerre? Ah! certes, il est heureux pour Jacob que ce fut le bon ange qui le toucha, le nerf de sa cuisse ne fut que flétri; il se serait gonflé pour retomber ensuite et périr, s'il eût été touché par l'ange de l'orgueil. Je demande à Dieu que le même, ange touche aussi le nerf de ma jambe et le flétrisse, si, au prix de cette infirmité, je puis commencer à faire quelques progrès, puisque dans ma force je ne puis que reculer. Je lis bien «ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes (1Co 1,25);» et l'Apôtre qui se plaint de ce que l'ange de Satan, non pas Celui du Seigneur, soufflette son nerf à lui, reçut de Dieu cette réponse: «Ma grâce te suffit, car ma vertu paraît davantage dans la faiblesse de l'homme (2Co 12,9).» De quelle vertu parlait-il? L'Apôtre lui-même va nous le dire, en s'écriant: «Je prendrai donc plaisir à me glorifier dans mes infirmités, afin que la vertu du Christ habite en moi (2Co 12,9).» Peut-être ne comprenez-vous pas bien encore précisément dit quelle vertu l'Apôtre veut parler ici, puisque Jésus-Christ a eu toutes les vertus, c'est-à-dire toute les puissances en même temps. Il les eut toutes, cela est vrai, mais il en est une, l'humilité, qu'il a signalée en lui plus particulièrement à notre attention en ces termes: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cour (Mt 9,29).»
7026 26. Je me glorifierai donc volontiers aussi, Seigneur Jésus, dans ma faiblesse, si je le puis, et dans l'abattement de mes nerfs, afin que votre vertu c'est-à-dire l'humilité, se perfectionne en moi, car votre grâce me suffit, si ma vertu fait défaut. M'appuyant sur le pied de la grâce qui est fort et solide, et traînant doucement le mien qui est faible, je gravirai sans crainte les échelons de l'humilité, jusqu'à ce que, m'attachant à la Vérité, j'arrive à la longueur de la charité; alors rendant grâces à Dieu, je m'écrierai: «Vous m'avez fait poser le pied dans un endroit spacieux (Ps 30,10).» Voilà comment on peut effleurer sans crainte la voie étroite, comment on peut gravir à pied et en toute sécurité les difficiles degrés de l'échelle. Voilà comment enfin d'un pas peut-être un peu lent et d'un pied boiteux mais sûr, on parvient à la vérité. Mais hélas! mon exil est bien long (Ps 119,5)! Qui me donnera les ailes de la colombe, afin que je puisse m'envoler plus vite vers la vérité et me reposer enfin dans la charité (Ps 54,6)? Mais puisque mil ne me les donne, Seigneur; veuillez me conduire vous-même dans vos Voies et je finirai par entrer dans votre vérité et votre vérité me délivrera. Quel malheur pour moi que j'en sois descendu! Si je n'avais pas commencé par en descendre avec autant de légèreté que de vanité, je n'éprouverais point maintenant tant et de si longues fatigues pour y remonter. Que dis-je, j'en suis descendu? Il serait peut-être plus . juste de dire que j'en suis' tombé, mais ce qui fait que je m'exprime de la sorte, c'est que de même qu'on n'est pas tout d'un coup au faite et qu'on n'y arrive que pas à pas, ainsi on ne tombe point en un instant au fond de l'abîme du mal, on y descend peu à peu. Autrement, comment Job aurait-il pu dire:» L'impie croît tous les jours en orgueil (Jb 15,20)?» D'ailleurs, il y a des voies qui paraissent bonnes aux hommes et qui ne laissent point pourtant de les conduire au mal.
7027 27. Il y a donc une voie qui monte et une voie qui descend; l'une qui mène au bien et l'autre au mal; gardez-vous donc de prendre la mauvaise; choisissez la bonne, et si vous ne le pouvez par vos propres forces, dites avec le Prophète: «Seigneur, éloignez de moi la voie du mal.» - Comment cela? - «En me faisant la grâce de vivre selon votre loi (Ps 118,29),» cette loi que vous donnez à ceux qui pèchent dans la voie, c'est-à-dire à ceux qui abandonnent la vérité; or je suis de. ce nombre puisqu'il est vrai que je suis tombé de la vérité. Mais celui qui est tombé ne pourra-t-il donc point se relever? C'est pour me relever que j'ai choisi «la voie de la vérité (Ps 118),» par laquelle je dois m'élever, en m'humiliant, au point d'où je suis déchu en m'enorgueillissant. Oui, je m'élèverai et je m'écrierai: «Vous avez bien fait de m'humilier, Seigneur; la loi qui sort de votre bouche est pour moi préférable à des millions d'or et d'argent (Ps 118,71-72).» Il semblerait que David parle de deux voies, et il n'y en a qu'une; elle ne diffère que par son point de départ et par le nom qu'on lui donne; en effet, c'est la voie «de l'iniquité» pour ceux qui la descendent, et celle «de la vérité» pour ceux qui la montent; en effet les degrés gui conduisent au trône sont les mêmes que ceux qui en descendent; c'est la même route qui nous mène à la ville et nous en ramène, et la même porte qui donne accès dans la maison en permet aussi la sortie, enfin c'était sur la même échelle que Jacob vit les anges monter et descendre. Qu'est-ce à dire? C'est que si vous voulez retourner vers la vérité, il n'est pas nécessaire que vous cherchiez une voie nouvelle et inconnue qui vous y mène, prenez celle que vous connaissez et par laquelle vous êtes descendu; suivez pas à pas vos traces et remontez avec humilité les mêmes degrés que l'orgueil vous a fait descendre; le douzième degré de l'orgueil sera le premier de l'humilité; le onzième sera le second; le dixième, le troisième; le neuvième, le quatrième; le huitième, le cinquième; le septième, le sixième; le sixième, le septième; le cinquième le huitième; le quatrième, le neuvième; le troisième, le dixième; le second, le onzième, et le premier, le douzième. Quand une fois vous aurez bien retrouvé ou plutôt reconnu en vous les degrés de l'orgueil, vous n'aurez pas de mal à trouver la voie de l'humilité.




Bernard, degrès humilité 7013