Chrysostome: Le solitaire, Les cohabitations 206

206 Montrez donc que vous agissez pour Dieu, secourez ces infortunées. Si vous ne voulez pas même les voir en imagination, si vous continuez de vous mettre à la piste de celles qui sont jeunes et belles, expliquant cette recherche honteuse par une excuse que l'on ne peut accepter, mettant en avant un prétexte plus spécieux que vrai, c'est-à-dire, la protection de ces vierges, vous pourrez bien tromper les,hommes, mais il n'en sera pas de même de Dieu, ce Juge que des présents ne peuvent corrompre; car le motif qui vous fait agir n'a rien de commun avec le prétexte que vous alléguez. Vous faites tout cela pour Dieu, dites-vous, et vous faites les oeuvres des ennemis de Dieu; car, être cause que le nom de Dieu est blasphémé et injurié, c'est bien l'oeuvre des ennemis de Dieu.

Je veux encore faire une autre supposition. Admettons que ceux que j'attaque disent vrai, qu'ils sont exempts de toute concupiscence, et qu'ils ne s'occupent du soin de ces vierges que par des motifs de piété, même dans cette supposition, je ne les trouve pas encore à l'abri de tout reproche, de tout châtiment. Quand même on n'aurait pas d'autre occasion pour exercer la charité, on ne devrait pas l'exercer dans des conditions, où la perte est plus considérable que le profit. Or, convient-il de négliger, pour les affaires temporelles d'une vierge ou deux, le salut d'une multitude infinie d'âmes? Non, sans doute, et un pareil acte de charité mériterait un blâme sévère. Vous avez mille autres occasions d'exercer votre piété, de l'exercer sans scandale et avec profit pour vous-même et pour les autres, pourquoi donc vous créer inutilement des embarras, et chercher le moyen le plus difficile, le plus funeste et le plus scandaleux de faire le bien quand vous pouvez le faire sans peine, sans danger et avec gloire ? Ne savez-vous pas que la vie du chrétien doit briller par toutes ses faces et que celui qui ternit sa gloire en quelque point sera partout, inutile et qu'il ne pourra rien gagner, quelques efforts de vertus qu'il fasse? Car, si le sel devient fade, dit Jésus-Christ, avec quoi salera-t-on? (
Mt 5,13) Dieu veut que nous soyons le sel de la terre, une lumière, un levain, afin que nous puissions être utiles au monde. Si des hommes irréprochables peuvent à peine convertir les âmes paresseuses, comment ceux dont la conduite a donné prise à la médisance ne seraient-ils pas coupables de la perdition de ces mêmes âmes? Après le crime, rien ne conduit plus sûrement à la damnation que le déshonneur.

Laissez-moi vous dire quelque chose qui vous étonnera peut-être. Quelqu'un qui pèche gravement, mais dans le secret et sans scandaliser personne, subira un châtiment moindre que- celui qui pèche plus légèrement, mais avec effronterie et en causant le scandale. Et pour que cette parole cesse de vous étonner, pour que vous ne la croyiez pas contraire à là vérité, je vous montrerai que cette sentence vient du ciel et que cette loi a été portée par Dieu même. Le bienheureux Moïse était le plus doux des hommes qui furent sur la terre, l'ami de Dieu, le plus grand des prophètes, et Dieu, qui a parlé aux autres par figures, a parlé à Moïse comme un ami à son ami. Ce grand homme qui fut si longtemps dans le désert, qui passa par tant d'épreuves, dont la vie fut si souvent en danger au milieu des Egyptiens persécuteurs de son peuple, et au milieu de ce peuple ingrat qu'il avait délivré de la servitude, une seule chose l'empêcha, après tant de fatigues et de si grandes actions, d'entrer dans la terre promise : le scandale qu'il avait donné à ceux qui étaient avec lui près du rocher d'où jaillirent les eaux miraculeuses.

C'est ce que Dieu nous donne à entendre quand il dit : Parce que tu ne m'as pas cru pour faire éclater ma sainteté devant les enfants d'Israël, à cause de cela tu ne feras point entrer ce peuple dans la terre que je lui ai donnée. (Nb 20,12) Et pourtant en plusieurs circonstances il avait été moins obéissant encore; il résista à Dieu plusieurs fois, soit lorsqu'il l'envoyait en Egypte, soit plus tard dans le désert, lorsqu'il disait avec un sentiment d'incrédulité : Ils sont au nombre de six cent mille, et vous avez dit : Je leur donnerai la viande et ils mangeront autant qu'ils voudront. Mettra-t-on à mort les brebis et les boeufs, ou bien (101) rassemblera-t-on tous les poissons de la mer pour leur suffire? (Nb 11,21-22) Une autre fois encore il se montra difficile, il refusait de conduire le peuple. Mais rien ne le rendit indigne des récompenses dues à ses travaux que le scandale auquel il avait donné lieu près du rocher des Eaux.

En elle-même cette faute était plus légère que les précédentes, mais comme elle fut accompagnée de scandale, elle fut jugée plus considérable. Les premières étaient pour ainsi dire particulières, commises en secret, mais celle-ci était publique, commise en présence du peuple tout entier. Dieu l'insinue dans le reproche qu'il fait à Moïse : Parce que tu n'as pas fait éclater ma sainteté devant les enfants d'Israël. Ces paroles noms découvrent la nature du péché et nous montrent pourquoi il n'a pas été pardonné. Si le scandale a fait ainsi punir un homme tel que Moïse, comment ne nous perdra-t-il pas, nous, misérables vermisseaux, hommes de rien? Ce qui excite au plus haut point la colère de Dieu, c'est de voir son nom outragé. Il le fait sentir à chaque instant dans les reproches qu'il adresse aux Juifs. — Mon nom, dit-il, est profané (Is 48,11), et encore: Vous profanez mon nom (Ml 1,12), et ailleurs : A cause de vous mon nom est blasphémé parmi lés nations. (Is 52,5) Et Dieu a tellement à coeur de prévenir ces outrages faits à son saint nom, qu'il sauve quelquefois ceux qui ne le méritent pas, afin que ce péché ne soit pas commis : Je l'ai fait, dit-il, pour que mon nom ne soit pas outragé, et encore : Ce n'est pas pour toi que je le fais, maison d'Israël, mais c'est pour que mon nom ne soit pas blasphémé. (Ez 20,9)

Saint Paul désirait être anathème pour la gloire de Dieu, Moïse lui-même demandait à être rayé du livre de vie pour l'honneur du nom de Dieu. Quant à vous, non-seulement vous ne voulez rien souffrir pour empêcher ce blasphème, mais vous faites tout ce qui dépend de vous pour y porter les hommes; c'est votre application de tous les jours. Qui donc vous excusera? qui vous pardonnera? personne au monde. Si Dieu lui-même, si les saints ont tant à coeur que le Nom Divin ne soit pas outragé, ce n'est pas que Dieu ait besoin d'être glorifié par nous, il est parfait, et il se suffit à lui-même, mais c'est qu'il n'est rien de plus funeste aux hommes qu'une offense faite à sa majesté. Quand le nom de Dieu est outragé parmi les hommes, quand sa gloire est foulée aux pieds, Dieu ne fait plus rien pour eux. Si Dieu ainsi outragé retire son secours, à quoi serons-nous utiles, nous, hommes misérables?

Faisons donc tout notre possible pour ne donner lieu à aucun scandale; si nous sommes en butte à des accusations dénuées de fondement, ne laissons pas néanmoins de nous justifier, e imitons les saints qui avaient tant de zèle pour la gloire de Dieu qu'ils lui sacrifiaient la leur.

Rejetant, foulant aux pieds les raisons qui vous accusent, ne croyez pas qu'il vous suffise pour vous défendre de dire : Nous achetons à une vierge des vêtements, des chaussures, nous lui fournissons tout ce qui est nécessaire à son entretien : où est notre crime? Qui donc, dites-vous encore, veillerait sur notre maison? qui s'occuperait de nos biens? qui présiderait pendant notre absence, puisque nous n'avons pas de femmes qui se chargent de ces soins? — Oui, ils osent donner ces raisons plus honteuses que les premières, outre que la contradiction est évidente. Mais peu leur importe, ils n'en rougissent pas plus que des hommes ivres qui disent tout ce qui leur vient à la bouche. Bien qu'une pareille défense ne mérite de ma part qu'un dédaigneux silence, je veux encore y répondre; je ne me lasserai pas de leur dire la vérité avec douceur, jusqu'à ce que je les aie ramenés, s'il est possible, à la raison. J'ai honte, en effet, je rougis quand j'essaie de réfuter ces raisons que nos contradicteurs ne rougissent pas, eux, de nous donner. Il faut cependant, oui, il faut supporter cette effronterie pour le bien de ceux qui ne savent pas rougir. Ne serait-il pas absurde, par suite d'une fausse honte, de ne pas s'occuper d'eux, alors que nous les blâmons de compter pour rien le scandale qu'ils donnent aux autres?

Parlez, quel besoin si pressant avez-vous d'une gouvernante dans votre maison? Avez-vous acheté, tout récemment, des essaims de jeunes filles barbares qu'il faille instruire dans l'art de travailler la laine ou dresser à d'autres fonctions? Votre demeure regorge-t-elle d'une grande quantité de provisions et de vêtements, et faut-il que des yeux vigilants protègent ces richesses contre la malice des serviteurs? Avez-vous des festins à préparer du matin jusqu'au soir? Est-il nécessaire que la (102) maison soit toujours décorée et prête à recevoir les convives? Faut-il qu'une vierge surveille les cuisiniers et dirige les serviteurs? On fait donc chez vous des dépenses considérables? il faut donc toujours quelqu'un qui soit là pour tout garder avec le plus grand soin, pour qu'on ne laisse rien sortir de la maison -sans contrôle ?

Non, rien de tout cela. Elle s'occupe des dépenses journalières, des vêtements et autres menus détails; elle apprête convenablement la table, arrange le lit, allume le feu, lave les pieds et rend les autres services de ce genre. Et c'est à de si minces avantages que vous sacrifierez votre réputation et votre honneur ! Et combien un frère remplirait toutes ces fonctions et mieux et plus habilement ! Naturellement un homme est plus fort qu'une femme; pour le service, on a plus de liberté avec lui et son entretien est moins dispendieux. Une femme est plus délicate, a besoin d'un lit plus doux, d'un vêtement plus fin, et peut-être même encore d'une autre femme pour l'aider. Elle nous rend moins de services qu'elle ne nous en demande. Rien de tout cela avec un frère. Ses besoins sont les mêmes que les nôtres, grand avantage pour des personnes vivant ensemble, et dont un homme se prive quand il habite avec une femme.

Qu'elle ait besoin de prendre un bain, qu'elle soit malade, un frère, si hardi, si téméraire qu'on le suppose, n'osera lui rendre les services que réclame son état et la jeune fille ne pourra se suffire à elle-même. Ces services, des frères qui habitent ensemble peuvent très-bien se les rendre. S'agit-il de se livrer au sommeil, quand une jeune fille est dans votre maison, deux lits sont nécessaires, deux couvertures, et même si vous saviez vous respecter, deux appartements. Mais pour deux frères, un train de maison si considérable n'est pas nécessaire : une chambre, un oreiller, un lit, les mêmes couvertures suffisent à tous deux; en somme, si on veut entrer dans ces détails, on trouvera autant d'inconvénients et d'embarras d'un côté, que de facilités et d'avantages de l'autre. Encore je laisse de côté la question d'honneur et de bienséance.

Quel spectacle en effet quand on entre dans l'habitation d'un célibataire, de voir des souliers de femme suspendus, des ceintures et des coiffures, des paniers de toutes les dimensions, des aiguilles, des peignes, des fuseaux et mille autres choses que je ne puis énumérer en détail. S'il s'agit d'une femme riche, quel inventaire plus considérable et qui prête encore plus à rire ! Voyez cet homme, tout seul au milieu d'une troupe de jeunes filles. N'a-t-il pas l'air d'un chanteur qui dirige un choeur de danseuses? Quoi de plus honteux, de plus déshonorant? Une femme a besoin d'une foule de choses pour sa toilette, il faut que tout soit prêt à point, nécessité donc de faire marcher les domestiques, et pour cela il faut les gronder toute la journée; le malheureux s'en acquitte à se rompre les poumons. S'il néglige de le faire il s'expose à des réprimandes; quelle alternative ! s'il ne gronde pas, il est grondé lui -même, s'il gronde, il se déshonore. Il ne devrait pas s'occuper de choses temporelles, et il s'occupe de choses qui n'appartiennent qu'aux femmes. Le voilà qui porte aux orfèvres des vases à l'usage des femmes, qui va de temps en temps s'informer si le miroir de madame est prêt, si la jatte est terminée, si l'on a rendu le flacon. La corruption en est venue au point que les vierges ont besoin de plus d'objets de toilette que les femmes du monde. De là il ira à la boutique du parfumeur s'enquérir des parfums de madame, souvent même, emporté par son zèle, il ne craindra pas de faire affront à un pauvre. — Les vierges se servent donc de parfums précieux et de tout genre? — Oui ! De la boutique du parfumeur il ira chez la lingère, puis chez le tapissier. Pourquoi les femmes craindraient-elles de charger de ces petits soins des hommes qu'elles trouvent toujours si dociles et si obéissants, des hommes qui reçoivent leurs ordres de meilleure grâce qu'ils ne reçoivent les services des autres? Il y a encore la tente portative elle a besoin de réparations, et nos complaisants de rester jusqu'au soir sans manger dans les boutiques des artisans, pour les faire faire, ces urgentes réparations.

Du reste, cette excessive complaisance n'a rien qui me surprenne; mais comment se fait-il qu'elle se change en rigueur outrée pour les malheureux serviteurs qu'ils fatiguent de leurs ordres multipliés, et qu'ils injurient pour mieux les stimuler? — Jugez à combien de plaintes tout cela donne lieu ! Le serviteur maltraité pour des choses de cette nature, ne pouvant se venger autrement, le fait par des coups de langue et par. de secrètes médisances : il n'épargne rien de ce qui peut assouvir (103) son ressentiment; il se venge avec le peu de réserve qu'il est facile de supposer dans un serviteur sous le coup de tels reproches, et qui n'a que cette vengeance pour toute consolation.

Celui qui garde chez soi, une vierge sans fortune, n'est pas exposé, il est vrai, à traiter avec les orfèvres non plus qu'avec les parfumeurs ; la pauvreté ne le permet pas : mais il faut toujours voir les cordonniers, les tisserands, les teinturiers, etc... Et qu'est-il besoin de peindre l'inconvenant trafic auquel ils descendent, quand ils vont par les maisons pour vendre de la chaîne et de la trame, ou sur la place publique pour en acheter. Voilà pour l'intérieur, au dehors c'est bien pire.

207 L'église est aussi témoin de leur honte, encore plus grande là que partout ailleurs. C'est comme une nécessité qu'aucun lieu n'ignore leur opprobre et leur dégradante servitude; et ils étalent leur impudence aux yeux de tous jusque dans ce lieu saint et terrible ! Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est qu'ils tirent vanité de ce qui devrait les faire rougir. Ils reçoivent ces femmes à la porte de l'église, et, remplissant les fonctions des eunuques, ils écartent la foule devant elles; ils les précèdent avec un orgueil qui s'étale à tous les regards, ils ne rougissent pas, ils se glorifient au contraire. Ils montrent leur complaisance pour elles, jusque dans le moment saint et redoutable où se consomment les divins mystères, sans craindre de scandaliser ceux qui les entourent. Quant aux vierges elles-mêmes, ces malheureuses, ces femmes de scandale, au lieu de s'opposer à ces démonstrations, elles en font gloire et n'en deviennent que plus hardies. Pourrait-on imaginer une injure plus flétrissante, que celle qu'ils se font à eux-mêmes par cette impudence, condamnée par de si nombreux témoins, et cette conduite inconvenante, exposée à tant de regards ! Qu'est-il besoin de dire combien de personnes dans l'église sont scandalisées à leur sujet, combien négligent les choses saintes et les exercices de piété, dans la crainte de les irriter ! Et quelle susceptibilité ! Un. regard trop peu bienveillant qu'on a lancé, un sourire qu'on a refusé, suffisent pour exciter leur colère et leur ressentiment; ils oseront éclater, ils risqueront tout plutôt que de passer sur ce qu'ils regardent comme une injure à leur protégée.

Mais jusqu'à quand nous-mêmes souillerons-nous nos lèvres du récit de ces turpitudes? Notre dessein n'est pas de tout raconter; cela nous entraînerait trop loin, et quand même nous voudrions tout dire, nous ne le pourrions pas, puisque nous sommes déjà si longs en recueillant seulement quelques faits çà et là. J'aurais même voulu omettre ces quelques détails, mais, malgré moi, j'ai été forcé de les rappeler, afin de corriger ceux de mes lecteurs qui ont de l'intelligence et du coeur. Il ne me reste plus maintenant qu'à recourir aux prières et aux, supplications.

Je vous conjure, je vous supplie, je me jette à vos genoux, je vous prie avec là plus vive instance, laissez-vous persuader. Sortons de notre égarement; soyons maîtres de nous-mêmes et reconnaissons l'honneur que Dieu nous a fait ; écoutons la voix de Paul : Ne soyez pas esclaves des hommes (
1Co 7,23), et cessons d'être les esclaves des femmes pour notre perte et pour la leur. Le Christ veut que nous soyons des soldats courageux, des athlètes ; il ne nous a pas pourvus d'armes spirituelles pour être les hommes d'affaires de je ne sais quelles filles, pour nous occuper de laines, de tapisseries ou d'autres choses de ce genre, pour rester assis auprès de femmelettes qui tissent et filent, pour passer ainsi le jour entier; laissant amollir nos âmes aux paroles des femmes et leurs moeurs s'introduire dans nos habitudes; il nous les a données, au contraire, pour que nous triomphions des puissances invisibles qui nous font la guerre, pour que nous frappions le démon qui est le chef de nos ennemis, pour que nous chassions les redoutables phalanges des esprits de ténèbres, que nous renversions leurs remparts; pour que nous traînions en esclavage les puissances et les maîtres du monde, les princes des ténèbres, que nous mettions en fuite les esprits de malice; pour que nous respirions la flamme céleste et que nous soyons prêts à mourir chaque jour.

Voilà pourquoi le Seigneur nous a revêtus de la cuirasse de la justice et ceints de la ceinture de vérité ; c'est pour cela qu'il a placé sur notre tête le casque du salut, chaussé nos pieds des sandales de l’Apostolat, de la bonne nouvelle et de la paix, remis dans nos mains le glaive spirituel et allumé dans nos coeurs lé feu divin. Voyez ce soldat avec le casque, les bottes, la cuirasse, le glaive, la lance, le bouclier, les javelots, les flèches, le (104) carquois; déjà la trompette éclatante a sonné et appelé au combat, déjà les ennemis furieux se précipitent et s'efforcent de renverser la ville de fond en comble ; ce soldat, dis-je, voyez-le, non pas s'élancer au combat, mais entrer dans la maison, s'asseoir tout armé auprès d'une femme; si vous le pouviez, ne le transperceriez-vous pas de votre glaive, sans même daigner lui adresser un reproche ? Si vous êtes transporté d'une telle colère, comment pensez-vous que Dieu soit disposé envers celui qui se conduit encore plus indignement? Le désordre que j'attaque est plus honteux, plus absurde, que celui auquel je le compare, parce que la guerre est plus importante, les ennemis plais terribles, les récompenses plus belles, en un mot, parce qu'il y a entre ces deux ordres de choses la même différence qu'entre l'ombre et la réalité.

Ainsi, ne laissons pas nos courages s'amollir et nos forces s'épuiser dans ces conversations qui font à notre âme un mal considérable, un mal profond. Et que serait-ce donc si, à notre insu, l'amour venait nous enivrer? Le comble de notre malheur, c'est que sans comprendre ce qui nous énerve, nous devenons cependant plus mous que la cire la plus molle. Si quelqu'un saisissait un lion superbe, à l'oeil farouche, lui rasait la crinière, lui brisait les dents, hua coupait les griffes, le rendait tout honteux, ridicule, et le mettait dans un tel état, qu'un enfant pourrait facilement s'emparer de cet animal terrible, dont le seul rugissement naguère ébranlait les déserts, il aurait devant lui une image des hommes que les femmes prennent dans leurs filets et livrent sans difficulté au démon comme une vile proie. Ils deviennent faibles, emportés, effrontés, imprudents, colères, cruels, rampants, téméraires, lâches, badins, en un mot, ils ont tous les vices des femmes dont ils subissent la domination.

Non, il est impossible qu'un homme qui se plaît tant avec les femmes et qui ne sort pas d'une atmosphère si énervante ne soit pas un coureur, un être ignoble; toujours errant sur les marchés. Ouvre-t-il la bouche, c'est pour parler de laines et de tapisseries ; il devient bavard comme une femme; toutes ses actions sont marquées au coin de la plus grande bassesse; loin de lui, bien loin, la liberté chrétienne; il n'est bon à rien d'élevé, à rien de grand. Il est déjà incapable de s'occuper utilement des choses temporelles, civiles, à plus forte raison des choses spirituelles qui sont si grandes et qui réclament des esprits tellement supérieurs, qu'il faut, pour y atteindre, les vertus des anges ! Corrompus par les vierges, ces hommes les corrompent à leur tour. Car, autant ces clercs sortent de leur condition pour plaire à ces vierges, autant celles-ci s'éloignent, en demeurant avec des hommes, de la voie qui leur convient; ils se perdent ainsi mutuellement.

Ces femmes se parent avec plus de recherche, soignent leur mise, leur tournure, tout leur extérieur; elles s'occupent toute la journée de bagatelles qui ne sont nullement permises; s'apercevant que les hommes aiment avec passion ces moeurs pleines de mollesse et ces conversations frivoles et efféminées, elles mettent tout leur soin à les charmer par là de plus en plus, à resserrer toujours davantage les noeuds qui les enchaînent.

Allons, un peu de courage, revenons à nous, soyons maîtres de nous-mêmes, et nous gagnerons à Dieu ces personnes, nous nous sauverons nous-mêmes, ainsi que beaucoup d'autres avec nous; autant notre exemple a perdu d'âmes, autant notre exemple en sauvera, et nous en serons récompensés. Ce qui faisait notre honte, servira à notre honneur, à notre gloire. Pourquoi, dites-le moi, voulez-vous être admiré des femmes? il est tout-à-fait indigne d'un homme spirituel de rechercher cet honneur; j'ajoute que le moyen de l'acquérir, c'est de ne pas le rechercher. L'homme est ainsi fait, qu'il méprise ordinairement ceux qui font trop d'efforts pour lui plaire et qu'il admire ceux qui n'ont pas coutume de le flatter. Cela est vrai surtout pour les femmes. Celui qui les cajole leur devient insupportable, au contraire elles admirent ceux qui savent leur résister, et ne pas se plier à tous leurs caprices. J'en appelle ici à votre témoignage. L'état où vous êtes aujourd'hui ne vous attire pas seulement les moqueries des étrangers, il vous expose encore à celles de ces femmes qui demeurent avec vous. Si elles ne se moquent pas ouvertement, elles se moquent dans leur coeur ; la tyrannie qu'elles exercent sur vous leur donne de la vanité ; secouez leur joug si vous voulez gagner leur estime; elles ne vous admireront que si vous recouvrez votre liberté.

Si vous ne croyez pas à notre parole, (105) interrogez-les elles-mêmes. Pour qui ont-elles le plus d'estime et d'admiration? pour celui qui est leur esclave, ou pour celui qui est leur maître? pour celui qui leur est soumis, faisant tout, souffrant tout pour leur plaire, ou pour celui qui tient le mieux son rang, et qui rougit d'obéir à leur volonté capricieuse? Si elles veulent être sincères, elles diront que c'est pour le dernier. Mais, qu'est-il besoin de leur réponse? les choses parlent assez d'elles-mêmes.

Mais celui qui garde dans sa maison des vierges, est un homme avide de jouissances, il prend plaisir à repaître ses yeux de la vue des jeunes filles. — Raison de plus pour fuir cette cohabitation. Quant au plaisir, je crois vous avoir démontré non-seulement qu'il est nul, mais qu'il se change même en amertume pour celui qui se contente devoir sans aller plus loin : ajoutez encore la joie d'une bonne conscience.

Rien ne nous réjouit comme une conscience pure et ses douces espérances.

208 Est-ce le repos que vous désirez? déjà on vous a montré que ce repos, vous l'auriez plus facilement si un frère habitait avec vous ; votre condition actuelle ne diffère en rien de celle d'un esclave; vous cherchez le repos et vous avez trouvé la plus lourde servitude; lorsque vous aurez secoué votre joug, vous serez du nombre de ceux qui commandent, et non plus du nombre de ceux qui obéissent. Ainsi donc, d'une part, le chagrin au lieu du bonheur, la confusion au lieu de la gloire, la servitude au lieu de la liberté, la fatigue au lieu du repos; ajoutez l'outrage fait à Dieu, la perte de tant d'âmes, tant de scandales, un châtiment perpétuel et la chute de tant de fidèles; d'autre part, c'est tout l'opposé, la gloire, l'honneur, le plaisir, la confiance, la liberté, le salut des âmes l'héritage du royaume céleste, la fuite du châtiment; et vous hésitez à abandonner le premier parti pour le second? Pour moi, je ne vois pas ce qui peut vous arrêter, à moins que vous ne désiriez vous-même votre perte; car, si vous ne changez de vie, ne comptez pas sur le pardon. Quand vous ne trouveriez aucun des avantages dont je viens de parler, vous devriez encore tout souffrir pour la gloire de Dieu. Lorsque, pouvant obtenir et les biens présents et les biens futurs, nous nous perdons nous-mêmes en outrageant Dieu, qui donc nous sauvera, nous délivrera du supplice qui nous menace? personne assurément.

Examinons sérieusement toutes ces raisons en nous-mêmes, pesons-les, et enfin, quoiqu'un peu tard, cherchons à réparer le mal et à sauver nos âmes; que si nous éprouvons quelque peine à rompre avec une longue habitude, employons pour y réussir toute la force de notre raison, surtout implorons le secours de la grâce de Dieu et persuadons-nous bien qu'il suffit de commencer pour que le reste devienne facile. C'est le seul moyen de triompher d'une mauvaise habitude. Séparez-vous pendant dix jours, vous supporterez plus facilement la séparation pendant vingt et ensuite pendant deux fois autant; puis avançant graduellement vous ne sentirez plus la difficulté que vous avez éprouvée d'abord, et vous verrez que ce qui demandait dans le commencement tant de luttes était très-facile; vous contracterez ensuite une autre habitude sans trouver ce changement si difficile que vous l'aviez cru d'abord; la joie d'une bonne conscience viendra se joindre à l'habitude pour avancer et pour affermir l'oeuvre de votre conversion.

Alors les femmes vous admireront, Dieu vous aimera, les hommes vous honoreront et vous vivrez libre, heureux ! Quoi de plus heureux que d'être délivré des remords de sa conscience; de terminer une lutte perpétuelle avec ses passions, et de se tresser à soi-même la couronne si belle de la chasteté, de regarder librement le ciel, et, le coeur pur, d'invoquer le Seigneur, maître de l'univers. Le prisonnier qui voit tout à coup tomber ses fers, que l'on retire du fond ténébreux d'un cachot infect, que dis-je, l'aveugle qui recouvre la vue, et que la lumière du jour, en éclairant tout à coup ses yeux, fait tressaillir de bonheur, éprouvent-ils une joie, des transports comparables à ceux de cet homme délivré de la servitude de ses passions? L'usage de la lumière a moins de douceur que la délivrance d'une âme longtemps asservie; la tyrannie d'une habitude vicieuse est plus lourde à supporter que des chaînes de fers, que les horreurs d'un cachot.

Au reste, qu'est-il besoin de parler plus longuement de ces deux états de vie, puisque l'un apporte avec soi la honte, la tristesse, le malheur avec la corruption; et l'autre la liberté, le plaisir, le bonheur avec la pureté. Aucune parole humaine ne peut représenter (106) ce dernier état. L'expérience seule peut en donner une idée. Vous comprendrez parfaitement de quels maux vous êtes délivré, quelle vie heureuse vous avez enfin gagnée, lorsque vous donnerez lieu à l'expérience de joindre sa voix à la mienne pour vous convaincre. Voulez-vous savoir si je dis la vérité, consultez l'expérience, c'est-à-dire vivez saintement.

Si vous rejetez mes paroles, si vous les dédaignez, interrogez ceux qui ont porté ce joug pendant quelque temps et qui ont recouvré la véritable liberté, et vous saurez ce que l'on gagne en écoutant ces avis. Salomon, par exemple, tant que l'amour des biens terrestres le captiva, regardait ces choses comme grandes, admirables; il y consacrait beaucoup de temps et de sollicitude, élevant de magnifiques maisons, entassant des monceaux d'or, réunissant des choeurs de musiciens et une foule de serviteurs pour lui présenter les viandes et les vins les plus exquis, mettant sa jouissance dans les jardins et dans la beauté des femmes, en un mot, épuisant toutes les voluptés de la terre. Mais quand il rentra en lui-même et que, sortant comme d'un abîme de ténèbres, il put ouvrir les yeux à la lumière de la vraie sagesse, alors il prononça cette parole sublime et digne du ciel : Vanité des vanités, tout est vanité!

Tel et plus sévère encore sera l'anathème que vous porterez contre les faux plaisirs d'ici-bas, si vous vous arrachez tant soit peu à de coupables habitudes.

Dans les siècles anciens, on ne demandait pas à Salomon une aussi grande sagesse ; la loi ancienne n'interdisait pas les plaisirs, elle ne disait pas qu'ils n'étaient que vanité, et pourtant Salomon, au milieu de tous ces plaisirs, put voir par lui-même leur vanité et leur folie. Pour nous, nous sommes appelés à une vie plus parfaite, nous cherchons à atteindre un but plus élevé et nous nous exerçons dans une arène; les combats sont plus difficiles. La vie à laquelle nous sommes appelés, c'est celle des vertus et des intelligences célestes, celle des purs esprits. N'est-ce pas une chose honteuse, digne du dernier supplice, que de se montrer si inférieur à cette sublime vocation, et non-seulement de ne pas triompher comme Salomon des plaisirs permis, mais de rechercher ceux qui sont défendus et qui seront pour nous la cause d'insupportables tourments ? Nourrir dans son coeur un amour coupable, regarder une femme avec concupiscence, contempler sa beauté avec des yeux passionnés, se déshonorer soi-même, nuire aux faibles, être une occasion de blasphème aux païens et aux Juifs, perdre les enfants de la maison de Dieu, aussi bien que les étrangers, occasionner toutes sortes d'outrages contre la gloire de Dieu, se vouer à un vil ministère, se jeter dans une foule d'occupations séculières, échanger, dans un pacte infâme avec le démon, la liberté, ce don du Christ, ce prix de son sang, contre la plus cruelle tyrannie; se rendre ridicule à ses amis, méprisable à ses ennemis, perdre la réputation de l'Eglise ; avilir la glorieuse profession des vierges, fournir aux impudiques des excuses, causer enfin beaucoup d'autres maux encore, car on ne peut savoir, on ne peut dire tout ce qui résulte de cette oeuvre d'iniquité : voilà certainement ce que Dieu défend très-sévèrement, ce qu'il punira avec la dernière rigueur.

Admettons qu'il y ait là.quelques petites jouissances; nous avons à lui opposer la moquerie, la honte, les soupçons de la part de beaucoup, les réprimandes, les injures, les reproches, le ver qui ne meurt point, les ténèbres extérieures, le feu inextinguible, la tribulation, l'angoisse, le grincement de dents, les liens indissolubles de l'enfer. Pesons tout cela comme dans une balance, et à la vue du châtiment qui nous attend, revenons sur nos pas, quoique tard, repoussons bien loin une maladie si pernicieuse, afin que nous puissions sortir de ce monde le front ceint d'une brillante couronne et dire à Jésus-Christ avec une entière liberté : « Pour vous et pour votre gloire nous avons brisé des liens coupables, commandé à nos passions, sacrifié nos affections, et foulant aux pieds tout autre amour et tout jugement humain nous avons à tout le reste préféré vous et votre amour. »

C'est le moyen de nous sauver, de sauver nos malheureuses complices, de sauver ceux que nous scandalisons, et de nous mettre sur le même rang que les martyrs; oui, nous serons au premier rang ! Car un homme quia longtemps porté le joug de la concupiscence, qui a été enchaîné dans les liens d'une douce et ancienne habitude, et qui ensuite est amené par la crainte de Dieu à rompre ces liens, à s'attacher à ce que Dieu approuve, un tel homme n'est pas inférieur aux illustres martyrs qui ont courageusement enduré tant de tortures.

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Rien n'est plus difficile que de rejeter une affection, un amour enraciné, que de se garder de mille occasions de pécher et de déployer les ailes de son âme pour s'envoler aux voûtes célestes. La souffrance des martyrs passe vite, l'autre lutte est de plus longue durée; les combats sont les mêmes, quant au mérite, les couronnes seront les mêmes aussi. Si celui qui sépare ce qui est précieux d'avec ce qui est vil devient comme la bouche de Dieu (
Jr 15,19), celui qui se délivrera lui-même et délivrera les autres d'une pensée coupable, songez quelle récompense il recevra; encouragé par cette récompense, libre, dégagé de tout lien, rejetez une intimité funeste, afin que, vivant selon la volonté de Dieu, vous puissiez, après le pèlerinage de cette vie, revoir votre amie dans le ciel, pour jouir en toute sécurité de sa conversation et de sa présence.

Les affections charnelles étouffées, les liens corporels brisés, il n'y aura aucun obstacle qui empêche l'homme et la femme de rester ensemble, les mauvais soupçons auront disparu; tous pourront, dans le ciel, mener éternellement la vie des anges et des pures intelligences, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel soit au Père dans l'unité du Saint-Esprit gloire, honneur, puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il !

















Chrysostome: Le solitaire, Les cohabitations 206