Sermon de saint Charles Borromée, évêque

En visitant les fidèles de Rome par sa lettre, l’Apôtre Paul les avertissait d’abord de se convaincre qu’ils étaient faibles et endormis et ensuite, de bien comprendre ce qu’ils auraient à faire. " L’heure est venue de sortir du sommeil. " Nous aussi, frères très chers, nous sommes venus parmi vous pour vous tirer du sommeil, pour vous guérir de votre léthargie autant que le Seigneur nous l’accordera. C’est pourquoi empruntant les paroles de l’Apôtre, nous pensons que deux choses sont requises de vous : que vous soyez d’abord conscients que vous dormez ; et puis, que l’heure est venue de vous réveiller. Profitez de cette heure, frères très chers, car il ne vous en sera sans doute pas accordé une autre. L’Apôtre ne défend pas le sommeil du corps que la nature nous accorde pour reprendre des forces ; il parle ici du sommeil de l’âme qui est funeste, lui, et qu’elle doit secouer.

En toute vérité, le pécheur est un homme qui dort et qui dort profondément. Que cette torpeur est donc grave ! Le bateau qui portait Jonas était secoué par la mer en furie. Tout le monde s’agitait, criait, se lamentait. Au milieu de ce bouleversement, seul, Jonas, qui fuyait la face de Dieu après avoir désobéi à ses ordres, dormait, sans souci, dans un coin du vaisseau... Quel grand obstacle notre somnolence n’a-t-elle pas été pour le salut de l’univers entier ! Si les montagnes qui nous entourent, les vastes régions et les provinces qui ont erré dans la foi pouvaient parler, nous les entendrions crier certainement ; l’ennemi est venu pendant que nous dormions et il a semé la mauvaise graine dans notre champ. Soyons donc vigilants, frères, et ne permettons pas à nos yeux de céder à ce sommeil.

Courage donc, mes fils très chers. Si jusqu’à présent il y en avait parmi vous qui dormaient, qu’ils ouvrent les yeux et se secouent de leur torpeur. Le temps est venu. La longue nuit s’achève et le jour pointe. Allez-vous continuer à joindre le jour à la nuit comme les loirs ou les taupes ? Songez que ceux qui dorment l’été se condamnent à souffrir la faim en hiver, et que ceux qui ne travaillent pas dans le siècle présent se préparent une moisson de tourments dans le siècle à venir. Voici le jour favorable. En ce jour, Dieu nous a envoyé vers vous pour faire tomber les écailles de vos yeux et pour que nous vous aidions à vous lever. Levez-vous, levez-vous vite et soyez vigilants le temps de cette vie, pour jouir du repos sans fin.

vv. 3-23 : 1724 * Notre vocation à la béatitude - III La béatitude chrétienne

1720 Le Nouveau Testament utilise plusieurs expressions pour caractériser la béatitude à laquelle Dieu appelle l'homme: l'avènement du Royaume de Dieu (cf. Mt 4,17); la vision de Dieu: " Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu " (Mt 5,8 cf. 1Jn 3,2; 1Co 13,12); l'entrée dans la joie du Seigneur (cf. Mt 25,21; Mt 25,23); l'entrée dans le Repos de Dieu (He 4,7-11):

Là nous reposerons et nous verrons; nous verrons et nous aimerons; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin avons-nous, sinon de parvenir au royaume qui n'aura pas de fin? (S. Augustin, civ. 22,30).

1721 Car Dieu nous a mis au monde pour le connaître, le servir et l'aimer et ainsi parvenir en Paradis. La béatitude nous fait participer à la nature divine (1P 1,4) et à la Vie éternelle (cf. Jn 17,3). Avec elle, l'homme entre dans la gloire du Christ (cf. Rm 8,18) et dans la jouissance de la vie trinitaire.

1722 Une telle béatitude dépasse l'intelligence et les seules forces humaines. Elle résulte d'un don gratuit de Dieu. C'est pourquoi on la dit surnaturelle, ainsi que la grâce qui dispose l'homme à entrer dans la jouissance divine.

" Bienheureux les coeurs purs parce qu'ils verront Dieu ". Certes, selon sa grandeur et son inexprimable gloire, " nul ne verra Dieu et vivra ", car le Père est insaisissable; mais selon son amour, sa bonté envers les hommes et sa toute-puissance, il va jusqu'à accorder à ceux qui l'aiment le privilège de voir Dieu ... " car ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu " (S. Irénée,hær. 4,20,5).

1723 La béatitude promise nous place devant les choix moraux décisifs. Elle nous invite à purifier notre coeur de ses instincts mauvais et à rechercher l'amour de Dieu par dessus tout. Elle nous enseigne que le vrai bonheur ne réside ni dans la richesse ou le bien-être, ni dans la gloire humaine ou le pouvoir, ni dans aucune oeuvre humaine, si utile soit-elle, comme les sciences, les techniques et les arts, ni dans aucune créature, mais en Dieu seul, source de tout bien et de tout amour:

La richesse est la grande divinité du jour; c'est à elle que la multitude, toute la masse des hommes, rend un instinctif hommage. Ils mesurent le bonheur d'après la fortune, et d'après la fortune aussi ils mesurent l'honorabilité ... Tout cela vient de cette conviction qu'avec la richesse on peut tout. La richesse est donc une des idoles du jour et la notoriété en est une autre ... La notoriété, le fait d'être connu et de faire du bruit dans le monde (ce qu'on pourrait nommer une renommée de presse), en est venue à être considérée comme un bien en elle-même, un souverain bien, un objet, elle aussi, de véritable vénération (Newman, mix. 5, sur la sainteté).

1724 Le Décalogue, le Sermon sur la Montagne et la catéchèse apostolique nous décrivent les chemins qui conduisent au Royaume des cieux. Nous nous y engageons pas à pas, par des actes quotidiens, soutenus par la grâce de l'Esprit Saint. Fécondés par la Parole du Christ, lentement nous portons des fruits dans l'Eglise pour la gloire de Dieu (cf. la parabole du semeur: Mt 13,3-23).

vv. 3-9. 10-15. 11 : 546 Les mystères de la vie publique de Jésus - L'annonce du Royaume de Dieu

543 Tous les hommes sont appelés à entrer dans le Royaume. Annoncé d'abord aux enfants d'Israël (cf. Mt 10,5-7), ce Royaume messianique est destiné à accueillir les hommes de toutes les nations (cf. Mt 8,11; Mt 28,19). Pour y accéder, il faut accueillir la parole de Jésus:

La parole du Seigneur est en effet comparée à une semence qu'on sème dans un champ: ceux qui l'écoutent avec foi et sont agrégés au petit troupeau du Christ ont accueilli son royaume lui-même; puis, par sa propre vertu, la semence croît jusqu'au temps de la moisson (LG 5).

544 Le Royaume appartient aux pauvres et aux petits, c'est-à-dire à ceux qui l'ont accueilli avec un coeur humble. Jésus est envoyé pour " porter la bonne nouvelle aux pauvres " (Lc 4,18 cf. Lc 7,22). Il les déclare bienheureux car " le Royaume des cieux est à eux " (Mt 5,3); c'est aux " petits " que le Père a daigné révéler ce qui reste caché aux sages et aux habiles (cf. Mt 11,25). Jésus partage la vie des pauvres, de la crèche à la croix; il connaît la faim (cf. Mc 2,23-26; Mt 21,18), la soif (cf. Jn 4,6-7; Jn 19,28) et le dénuement (cf. Lc 9,58). Plus encore: il s'identifie aux pauvres de toutes sortes et fait de l'amour actif envers eux la condition de l'entrée dans son Royaume (cf. Mt 25,31-46).

545 Jésus invite les pécheurs à la table du Royaume: " Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs " (Mc 2,17 cf. 1Tm 1,15). Il les invite à la conversion sans laquelle on ne peut entrer dans le Royaume, mais il leur montre en parole et en acte la miséricorde sans bornes de son Père pour eux (cf. Lc 15,11-32) et l'immense " joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent " (Lc 15,7). La preuve suprême de cet amour sera le sacrifice de sa propre vie " en rémission des péchés " (Mt 26,28).

546 Jésus appelle à entrer dans le Royaume à travers les paraboles, trait typique de son enseignement (cf. Mc 4,33-34). Par elles, il invite au festin du Royaume (cf. Mt 22,1-14), mais il demande aussi un choix radical : pour acquérir le Royaume, il faut tout donner (cf. Mt 13,44-45) ; les paroles ne suffisent pas, il faut des actes (cf. Mt 21,28-32). Les paraboles sont comme des miroirs pour l'homme : accueille-t-il la parole comme un sol dur ou comme une bonne terre (cf. Mt 13,3-9) ? Que fait-il des talents reçus (cf. Mt 25,14-30) ? Jésus et la présence du Royaume en ce monde sont secrètement au coeur des paraboles. Il faut entrer dans le Royaume, c'est-à-dire devenir disciple du Christ pour " connaître les Mystères du Royaume des cieux " (Mt 13,11). Pour ceux qui restent " dehors " (Mc 4,11), tout demeure énigmatique (cf. Mt 13,10-15).

vv. 10-17 : 787 * II. L'Eglise - Corps du Christ - L'Eglise est communion avec Jésus 4,1).

787 Dès le début, Jésus a associés ses disciples à sa vie (cf. Mc 1,16-20; Mc 3,13-19); il leur a révélé le Mystère du Royaume (cf. Mt 13,10-17); il leur a donné part à sa mission, à sa joie (cf. Lc 10,17-20) et à ses souffrances (cf. Lc 22,28-30). Jésus parle d'une communion encore plus intime entre Lui et ceux qui le suivraient: " Demeurez en moi, comme moi en vous ... Je suis le cep, vous êtes les sarments " (Jn 15,4-5). Et Il annonce une communion mystérieuse et réelle entre son propre corps et le nôtre: " Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui " (Jn 6,56).

788 Lorsque sa présence visible leur a été enlevée, Jésus n'a pas laissé orphelins ses disciples (cf. Jn 14,18). Il leur a promis de rester avec eux jusqu'à la fin des temps (cf. Mt 28,20), il leur a envoyé son Esprit (cf. Jn 20,22; Ac 2,33). La communion avec Jésus en est devenue, d'une certaine façon, plus intense: " En communiquant son Esprit à ses frères, qu'il rassemble de toutes les nations, Il les a constitués mystiquement comme son corps " (LG 7).

789 La comparaison de l'Eglise avec le corps jette une lumière sur le lien intime entre l'Eglise et le Christ. Elle n'est pas seulement rassemblée autour de lui; elle est unifiée en lui, dans son Corps. Trois aspects de l'Eglise - Corps du Christ sont plus spécifiquement à relever: l'unité de tous les membres entre eux par leur union au Christ; le Christ Tête du Corps; l'Eglise, Epouse du Christ.

v. 11 : Pastores dabo vobis CHAPITRE V - IL EN INSTITUA DOUZE POUR ETRE SES COMPAGNONS

La formation des candidats au sacerdoce - Vivre à la suite du Christ comme les Apôtres

42 " Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui, et il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec le pouvoir de chasser les démons " (Mc 3,13-15).

" Pour être ses compagnons " : dans ces mots, il n'est pas difficile de lire " l'accompagnement des vocations " des Apôtres, de la part de Jésus. Après les avoir appelés et avant de les envoyer, et même pour pouvoir les envoyer prêcher, Jésus leur impose un temps de formation destiné à développer un rapport de communion et d'amitié profonde avec lui. Il leur réserve une catéchèse approfondie (cf. Mt 13,11), et il veut en faire des témoins de sa prière silencieuse à son Père (cf. Jn 17,1-26; Lc 22,39-45).

Dans le soin qu'elle apporte aux vocations sacerdotales, l'Eglise, de tout temps, s'inspire de l'exemple du Christ. Il y a eu, et il y a encore aujourd'hui dans l'Eglise, des modalités concrètes très variées de pastorale des vocations, celle-ci étant destinée non seulement à discerner, mais aussi à " accompagner " les vocations au sacerdoce. Mais l'esprit qui doit les animer et les soutenir est le même: mener jusqu'au sacerdoce seulement ceux qui y sont appelés après les avoir adéquatement formés; elle les dispose ainsi à donner une réponse consciente et libre engageant toute leur personne à Jésus Christ, qui appelle à vivre dans son intimité et dans le partage de sa mission de salut. En ce sens, le " séminaire ", dans ses différentes formes, et, de façon analogue, la " maison de formation " des prêtres religieux, avant d'être un lieu ou un espace matériel, est un espace spirituel, un itinéraire de vie, une atmosphère qui favorise et assure un processus de formation permettant à celui qui est appelé par Dieu au sacerdoce de devenir, par le sacrement de l'Ordre, une image vivante de Jésus Christ, Tête et Pasteur de l'Eglise. Dans leur Message final, les Pères synodaux ont exprimé clairement le sens original et spécifique de la formation des candidats au sacerdoce : " Vivre au séminaire, école d'Evangile, veut dire vivre à la suite du Christ comme les Apôtres, se laisser initier par lui au service du Père et des hommes, sous la conduite de l'Esprit Saint, et se laisser configurer au Christ Bon Pasteur pour un meilleur service sacerdotal dans l'Eglise et dans le monde. Se former au sacerdoce signifie s'entraîner à donner une réponse personnelle à la question fondamentale du Christ: "M'aimes-tu?" La réponse, pour le futur prêtre, ne peut être que le don total de sa vie " (122- Message des Pères synodaux au peuple de Dieu, 28 octobre 1990, IV : l.c.).

Il s'agit de traduire en fonction des conditions sociales, psychologiques, politiques et culturelles du monde actuel cet esprit, qui ne manquera jamais à l'Eglise; ces conditions sont variées et complexes, comme en ont témoigné les Pères synodaux, eu égard à la situation des différentes Eglises particulières. Avec des accents reflétant d'angoissantes préoccupations mais aussi une grande espérance, les Pères ont pu réfléchir longuement sur les efforts de recherche et d'adaptation des méthodes de formation des candidats au sacerdoce, en cours de réalisation dans leurs Eglises.

La présente Exhortation n'a d'autre intention que de recueillir le fruit des travaux synodaux. Elle veut préciser quelques points acquis, désigner les objectifs auxquels on ne peut renoncer, mettre à la disposition de tous la richesse des itinéraires de formation déjà expérimentés d'une façon positive. Dans cette Exhortation, on fait la distinction entre la formation " initiale " et la formation " permanente ", sans jamais oublier cependant le lien profond qui les unit et qui fait des deux un unique parcours de vie chrétienne et sacerdotale. L'Exhortation traite des différentes dimensions de la formation humaine, spirituelle, intellectuelle et pastorale, comme aussi des milieux et des sujets responsables de la formation des candidats.

v. 22 : 29 * L'homme est " capable " de Dieu - I. Le désir de Dieu

27 Le désir de Dieu est inscrit dans le coeur de l'homme, car l'homme est créé par Dieu et pour Dieu; et Dieu ne cesse d'attirer l'homme vers Lui, et ce n'est qu'en Dieu que l'homme trouvera la vérité et le bonheur qu'il ne cesse de chercher:

L'aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l'homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l'homme de dialoguer avec lui commence avec l'existence humaine. Car si l'homme existe, c'est que Dieu l'a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l'être; et l'homme ne vit pleinement selon la vérité que s'il reconnaît librement cet amour et s'abandonne à son Créateur (GS 19).

28 De multiples manières, dans leur histoire, et jusqu'à aujourd'hui, les hommes ont donné expression à leur quête de Dieu par leur croyances et leurs comportements religieux (prières, sacrifices, cultes, méditations, etc.). Malgré les ambiguïtés qu'ils peuvent comporter, ces formes d'expression sont si universels que l'on peut appeler l'homme un être religieux:

Dieu a fait habiter sur toute la face de la terre tout le genre humain, issu d'un seul; il a fixé aux peuples les temps qui leur étaient départis et les limites de leur habitat, afin que les hommes cherchent la divinité pour l'atteindre, si possible, comme à tâtons, et la trouver; aussi bien n'est-elle pas loin de chacun de nous. C'est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l'être (Ac 17,26-28).

29 Mais ce "rapport intime et vital qui unit l'homme à Dieu" (GS 19) peut être oublié, méconnu et même rejeté explicitement par l'homme. De telles attitudes peuvent avoir des sources très diverses (cf. GS 19-21): la révolte contre le mal dans le monde, l'ignorance ou l'indifférence religieuses, les soucis du monde et des richesses (cf. Mt 13,22), le mauvais exemple des croyants, les courants de pensée hostiles à la religion, et finalement cette attitude de l'homme pécheur qui, de peur, se cache devant Dieu (cf. Gn 3,8-10) et fuit devant son appel (cf. Jon 1,3).

30 "Joie pour les coeurs qui cherchent Dieu" (Ps 105,3). Si l'homme peut oublier ou refuser Dieu, Dieu, Lui, ne cesse d'appeler tout homme à le chercher pour qu'il vive et trouve le bonheur. Mais cette quête exige de l'homme tout l'effort de son intelligence, la rectitude de sa volonté, "un coeur droit", et aussi le témoignage des autres qui lui apprennent à chercher Dieu.

Tu es grand, Seigneur, et louable hautement: grand est ton pouvoir et ta sagesse n'a point de mesure. Et l'homme, petite partie de ta création, prétend te louer, précisément l'homme qui, revêtu de sa condition mortelle, porte en lui le témoignage de son péché et le témoignage que tu résistes aux superbes. Malgré tout, l'homme, petite partie de ta création, veut te louer. Toi-même tu l'y incites, en faisant qu'il trouve ses délices dans ta louange, parce que tu nous a fait pour toi et notre coeur est sans repos tant qu'il ne se repose en toi (S. Augustin, conf. 1, 1, 1).

v. 22 : S. Th. II, II, 55, 6 Les vices opposés à la prudence par fausse ressemblance - Le souci pour les affaires temporelles

SC : Le Seigneur nous dit : Mt 6, 31 : Ne soyez pas en souci, disant : "Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ?" Et cependant ces choses sont des plus nécessaires.

R./ : La sollicitude comporte l'application qu'on met à obtenir quelque chose. Or il est clair qu'on met plus d'application là où l'on craint de manquer ; et donc la sollicitude est moindre là où l'on est sûr d'obtenir.

La sollicitude des biens temporels peut être illicite de 3 manières :

1°/ en ce qui regarde l'OBJET de la sollicitude, si nous recherchons les biens temporels comme notre FIN.

2°/ du fait de l'APPLICATION SUPERFLUE que l'on met à se procurer ces biens, d'où il suit que l'homme s'éloigne des biens SPIRITUELS auxquels il doit s'appliquer principalement. C'est pourquoi il est dit : Mt 13, 22 : Le souci du monde étouffe la Parole.

3°/ du fait de la CRAINTE SUPERFLUE.

v. 22 : II, II, 186, 3 : Les éléments essentiels de l'état religieux - La pauvreté est-elle requise à l'état religieux ?

Objection 4. L'ultime perfection de l'homme réside en la béatitude. Or les richesses contribuent à la béatitude. " Bienheureux l'homme riche qui a été trouvé sans tache. " (Si 3 l, 8). Et le Philosophe déclare que les richesses sont d'utiles moyens de félicité. La pauvreté volontaire n'est donc pas requise pour la perfection de la vie religieuse.

En sens contraire, S. Grégoire a écrit : " Il y a des justes qui, s'étant ceint les reins pour atteindre le sommet de la perfection, abandonnent tous les biens extérieurs dans leur désir des biens intérieurs plus relevés. " Mais c'est justement le fait des religieux de se ceindre les reins pour entreprendre l'ascension de la perfection, nous l'avons dit. Donc il leur convient de tout abandonner, en fait de biens extérieurs, par la pauvreté volontaire.

Réponse : Nous avons défini plus haut l'état religieux un régime de vie où l'on s'exerce et se forme à la perfection de la charité. Pour y parvenir, il est nécessaire de renoncer entièrement à l'amour du monde, car S. Augustin parle ainsi à Dieu : " Celui-là t'aime moins, qui aime en dehors de toi quelque chose qu'il n'aime pas en toi. " C'est ce qui lui fait dire ailleurs : " L'aliment de la charité, c'est la diminution de la convoitise ; sa perfection, l'absence de convoitise. " Or, du fait qu'on possède des biens terrestres, le cœur est attiré à les aimer. D'où ce mot encore de S. Augustin : " Les biens de la terre sont aimés davantage quand on les possède que quand on les désire. Pourquoi, en effet, ce jeune homme s'en alla-t-il tout triste, sinon parce qu'il avait de grands biens ? Il est bien différent de ne pas s'approprier ce qu'on ne possède pas, et de rejeter ce qu'on s'est déjà approprié. Dans le premier cas, ce ne sont jamais que des choses extérieures que l'on repousse; dans le second, ce sont comme des membres qu'il faut se retrancher. " S. Jean Chrysostome e écrit aussi : " L'afflux des richesses active la flamme, et la convoitise en devient plus vive. " C'est pourquoi, pour acquérir la perfection de la charité, le fondement premier est la pauvreté volontaire, qui fait vivre sans rien avoir en propre. Le Seigneur lui-même l'a dit (Mt 19, 21) : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi. "

Ad 4. La béatitude ou félicité est double : la béatitude parfaite que nous attendons dans l'autre vie, et cette béatitude imparfaite qui vaut à certains, dès cette vie, le nom d'hommes heureux. La félicité de la vie présente est elle-même double: celle de la vie active et celle de la vie contemplative, comme Aristote l'a montré. A la félicité de la vie active, qui consiste en des opérations extérieures, la richesse concourt à titre d'instrument. En effet, observe Aristote : " Nous faisons beaucoup de choses, par nos amis, par la richesse, par la puissance publique, qui représentent autant de moyens d'action. " En revanche, la richesse a peu de valeur pour la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un empêchement, en tant que son souci empêche la tranquillité de l'âme, nécessaire par-dessus tout à celui qui contemple. C'est ce que dit Aristote : " Beaucoup de choses sont nécessaires pour l'action. L'homme qui contemple n'a pas besoin de tout cela ", c'est-à-dire des biens extérieurs. " Indispensables pour l'action, ils sont des obstacles à la contemplation. "

En ce qui regarde la béatitude future l'homme y est ordonné par la charité. Et parce que la pauvreté volontaire représente un exercice efficace pour parvenir à la parfaite charité, son pouvoir est grand pour obtenir la béatitude céleste. Aussi le Seigneur a-t-il dit : " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; tu auras ainsi un trésor dans le ciel. " Au contraire, la possession des richesses est de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement en ce qu'elle séduit le cœur et le distrait. D'où cette parole (Mt 13, 22) : " Le souci du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole de Dieu ", parce que, remarque S. Grégoire, " en fermant l'accès du cœur au bon désir, ils y interdisent l'entrée du souffle vivifiant ". C'est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi les richesses. Le Seigneur l'a dit (Mt 19, 23) : " Le riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. " Ce qu'il faut entendre de celui qui possède effectivement des richesses. Car pour celui qui a mis son cœur dans la richesse, il déclare la chose impossible, d'après S. Jean Chrysostome, quand le Seigneur ajoute : " Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux. "

C'est pourquoi ce n'est pas le riche qui est appelé bienheureux, mais " celui qui a été trouvé sans tache et n'a pas couru après l'or " (Si 31, 8). Et cela, parce qu'il a fait une chose difficile, car on ajoute : " Qui est-il, pour que nous lui décernions des louanges ? Il a réalisé dans sa vie, un prodige ", lorsque, se trouvant entouré de richesses, il n'a pas aimé les richesses.

v. 22 : II, II, 188 ARTICLE 7, co : Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie religieuse?

En sens contraire , les Décrets se sont approprié cette maxime de S. Prosper " Il est bien clair que la perfection exige l'abandon des biens propres et qu'elle est compatible avec la possession des biens d'Église, qui sont manifestement des biens communs. "

Réponse : Nous avons déjà dit que la perfection ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté, mais dans l'application à suivre le Christ, selon S. Jérôme : " Parce que ce n'est pas assez de tout laisser, S. Pierre ajoute ce qui fait la perfection même : "Nous t'avons suivi". " La pauvreté joue le rôle de moyen ou d'exercice propre à conduire à la perfection. Ainsi l'abbé Moïse dit-il : " Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, l'absence de ressources ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection. " Or l'absence de toutes les ressources, ou pauvreté, est un instrument de perfection en ce que l'abandon des richesses écarte certains obstacles à la charité. Il y en a trois principaux.

D'abord, le souci que la richesse apporte avec elle : " Le grain semé dans les épines, a dit le Seigneur (Mt 13,22) , c'est celui qui a entendu la parole, mais chez qui le souci de ce siècle et la séduction des richesses étouffent la parole. "

Ensuite, l'amour des richesses, que leur possession développe. " Parce qu'il est difficile de mépriser les richesses qu'on possède, dit S. Jérôme le Seigneur n'a pas dit : "Il est impossible, mais il est difficile au riche d'entrer dans le royaume des cieux." "

Le troisième obstacle à la charité c'est la vaine gloire et l'orgueil, causés par la richesse. " Ceux qui se fient à leur puissance, qui tirent gloire de la multitude de leurs richesses " (Ps 49,7) .

De ces trois obstacles, le premier ne peut être totalement séparé de la possession des richesses, qu'elles soient grandes ou petites. C'est une nécessité pour l'homme de prendre quelque souci d'acquérir ou de conserver les biens extérieurs. Mais si l'on ne recherche ou possède ces biens qu'en petite quantité et dans la mesure requise pour une vie modeste, le souci qu'ils donnent n'est pas un grand obstacle. C'est pourquoi il n'est pas contraire à la perfection chrétienne. Le Seigneur ne défend pas toute sollicitude mais seulement celle qui serait excessive et nuisible. Aussi sur ce texte (Mt 6,25) : " Ne vous inquiétez pas de votre vie, de ce que vous mangerez, etc. " S. Augustin écrit-il : " Par ces paroles, il n'entend pas leur interdire de se procurer le nécessaire, mais de se faire un but de ces biens, et de porter dans la prédication de l'Évangile la préoccupation de les acquérir. " Mais la possession de grandes richesses entraîne de grands soucis, qui distraient et accaparent l'esprit humain et l'empêchent de s'appliquer entièrement à Dieu. Quant aux deux autres obstacles, l'amour des richesses et l'orgueil qu'elles inspirent, ils ne se rencontrent que dans le cas de personnes très riches.

Cependant, qu'il s'agisse de richesses modiques ou considérables, la situation est bien différente suivant qu'on les possède à titre individuel ou en commun. En effet, le soin que l'on prend de ses biens personnels relève de l'amour naturel dont on s'aime soi-même, tandis que la sollicitude pour les choses communes relève de cet amour de charité qui ne cherche pas son intérêt particulier, mais l'utilité commune. La vie religieuse étant ordonnée à la perfection de la charité, laquelle s'achève dans l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même, il s'ensuit que la possession de biens personnels s'oppose à la perfection de l'état religieux. Mais le soin que l'on prend des biens de la communauté peut constituer une oeuvre de charité, quoique susceptible d'en empêcher de plus relevées, telles que la contemplation divine et l'instruction du prochain. Il en découle que la possession, même commune, de biens surabondants, meubles ou immeubles, est un obstacle à la perfection, bien qu'elle ne l'exclue pas entièrement. La possession commune de biens mobiliers ou immobiliers en quantité simplement suffisante pour assurer la subsistance ne met pas obstacle à la perfection religieuse, pour autant du moins que l'on considère la pauvreté par rapport à la fin commune de toute vie religieuse, qui est de vaquer au service de Dieu. Mais il faut la considérer aussi en regard des fins particulières de tel ordre, qui demandent une plus ou moins grande pauvreté. Un ordre religieux est parfait à l'égard de la pauvreté, dans la mesure ou il pratique une pauvreté mieux adaptée à la fin qu'il poursuit. Or il est évident que les oeuvres extérieures et corporelles de la vie active exigent des ressources plus abondantes ; la contemplation, en revanche, n'a que peu de besoins. " Pour l'action, écrit Aristote, il faut une quantité de choses, et plus l'action est étendue et relevée, plus il en faut. Le contemplatif, lui, n'a pas besoin de tout cela. Le nécessaire lui suffit et le surplus ne ferait que l'encombrer. " Les ordres voués à l'action et aux oeuvres corporelles, par exemple au métier des armes, à l'exercice de l'hospitalité, etc. seraient donc imparfaits s'ils ne possédaient pas en commun les ressources nécessaires. Au contraire, les ordres voués à la vie contemplative sont d'autant plus parfaits que la pauvreté diminue chez eux le souci des affaires matérielles. D'autre part, plus un ordre impose à ses membres le souci du spirituel, et plus la sollicitude des affaires matérielles lui est un obstacle. Or il est évident qu'un ordre voué à la contemplation et à la prédication, impose à ses membres un plus grand souci du spirituel que les ordres qui se consacrent exclusivement à la contemplation. C'est pourquoi les ordres de ce type veulent un régime de pauvreté qui réduise au minimum les soucis matériels. Or il est manifeste que ce qui donne le moins de souci est de conserver les biens nécessaires, réunis en temps opportun.

Aux trois formes de vie religieuse dont il vient d'être question répondent donc trois degrés de pauvreté. Les ordres voués aux oeuvres corporelles de la vie active possèdent normalement une certaine abondance de richesses communes. Les ordres voués à la vie contemplative peuvent se contenter de biens moins importants, hormis le cas ou ils devraient directement ou indirectement pratiquer l'hospitalité ou assister les pauvres. Enfin les ordres qui ont mission de communiquer à autrui la vérité contemplée, doivent mener une vie aussi affranchie que possible des soucis extérieurs. Cela se réalise lorsqu'ils conservent le peu qui est nécessaire à leur subsistance, après se l'être procuré en temps voulu.

C'est ce que le Seigneur, qui a institué la pauvreté, nous a enseigné par son exemple. Il avait en effet une bourse, confiée à Judas, ou était rangé ce qu'on lui offrait (Jn 12,6) . Qu'on n'objecte pas la réflexion de S. Jérôme : " Quelqu'un demandera peut-être : "Comment se fait-il que judas portait de l'argent dans sa bourse ?" Je répondrai : "Parce que (jésus) n'avait pas cru pouvoir employer à son usage personnel" ", c'est-à-dire pour acquitter le tribut, "ce qui appartenait aux pauvres". Car, au premier rang de ces pauvres, se trouvaient les disciples, pour la subsistance desquels le Christ dépensait l'argent de cette bourse. En effet, il est écrit (Jn 4,8) : "Les disciples étaient partis acheter des vivres à la ville", et ailleurs (Jn 13,29) - "Judas ayant la bourse, les disciples croyaient que Jésus lui avait dit : "Achète ce qu'il nous faut pour la fête", ou : "Fais une aumône aux pauvres." " Cela nous montre que conserver de l'argent ou d'autres biens communs pour assurer la subsistance des religieux de la communauté, ou celle des pauvres, est conforme à la perfection que le Christ nous a enseignée par son exemple. Les disciples, par qui toute forme de vie religieuse a débuté, conservaient après la résurrection le produit des biens vendus, et distribuaient à chacun ce dont il avait besoin.

v. 22 : Montée du Carmel III, Chapitre 20 (18)

OÙ IL EST TRAITÉ DE LA JOIE DES BIENS TEMPORELS. - IL EST DIT COMME IL LA FAUT DRESSER À DIEU

1 Le premier genre de biens que nous avons dits sont les temporels. Et par ces biens nous entendons ici les richesses, les états, offices et autres prétentions, et les enfants, parents et mariages, etc., qui sont choses dont la volonté se peut réjouir.

Mais il est évident combien c'est une chose vaine que de se réjouir des richesses, titres, états, offices et autres choses semblables que les hommes ont coutume de prétendre. Car si, pour être plus riche, on était meilleur serviteur de Dieu, il faudrait se réjouir des richesses ; mais tant s'en faut ! elles sont cause de l'offenser, selon que le Sage enseigne, disant : Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas exempt de péché (Si 11,10). Parce que, bien qu'il soit vrai que les biens temporels, de soi, ne font pas nécessairement pécher, néanmoins, parce que d'ordinaire le coeur de l'homme - comme faible - s'y attache d'affection et laisse Dieu (ce qui est péché car le péché c'est laisser Dieu), pour ce sujet le Sage dit qu'il ne sera pas exempt de péché.

C'est pourquoi le Seigneur appelle en l'Évangile les richesses des épines (Mt 13,22), pour donner à entendre que celui qui les maniera avec la volonté sera piqué de quelque péché. Et cette exclamation qu'il fait en l'Évangile sur la difficulté qu'ont ceux qui ont des richesses - c'est-à-dire qui y mettent la joie - d'entrer au Royaume des cieux (Mt 19,23), donne assez à entendre que l'homme ne se doit pas réjouir en les richesses, qui le mettent en si grand danger. David disait aussi pour nous en détourner : Si les richesses abondent, n'y mettez pas votre cœur (Ps 61,11). Je ne veux pas davantage de preuves en une chose si claire.

2 Et quand aurai-je achevé d'alléguer l'Écriture et de dire les maux des richesses, que Salomon rapporte en l'Ecclésiaste ? Lequel ayant été très riche et très sage, sachant bien ce qui en était, dit que tout ce qui était sous le soleil était vanité des vanités, affliction d'esprit et vaine sollicitude de l'âme (Qo 1,14). Et que celui qui aime les richesses n'en tirera aucun fruit (Qo 5,9). Et que les richesses se gardent au détriment de leur seigneur (Qo 5,12), selon qu'il est porté dans l'Évangile, où celui qui se réjouissait d'avoir amassé quantité de fruits pour de nombreuses années, entendit du ciel : Fol que tu es, il faut que ton âme rende compte cette nuit. À qui sera tout ce que tu as amassé ? (Lc 12,20). Finalement, David nous en enseigne autant, à savoir de ne porter envie aux richesses de notre voisin, puisqu'elles ne lui serviront de rien pour l'autre vie (Ps 48,17-18), donnant à entendre par là qu'il nous devrait plutôt faire pitié.

3 Il s'ensuit que l'homme ne se doit réjouir ni d'avoir des richesses ni que son frère en ait, si elles ne les aident à servir Dieu. Car s'il est permis de s'en réjouir pour quelque chose - comme on se doit réjouir des richesses - c'est quand elles sont dépensées et employées au service de Dieu, vu qu'autrement on n'en peut tirer profit. Il en faut dire autant des titres, offices, etc. : c'est vanité de s'en réjouir, si l'on voit qu'on n'y sert pas Dieu davantage et qu'on ne chemine pas plus sûrement à la vie éternelle. Et comme on ne peut savoir clairement s'il en est ainsi - qu'on serve mieux Dieu, etc. - ce serait chose vaine de s'en réjouir déterminément, vu qu'une telle joie ne peut être raisonnable. Car, comme dit le Seigneur, quoique l'homme gagne tout le monde, il peut perdre son âme (Mt 16,26). Il ne faut donc se réjouir sinon en ce où l'on sert davantage Dieu.

4 Il y a aussi peu de sujet de se réjouir des enfants, ni pour être en nombre et riches, ni pour être doués de dons et grâces naturelles et biens de fortune, mais seulement s'ils servent Dieu. Puisque ni la beauté, ni les richesses, ni l'extraction ne servirent de rien à Absalom, fils de David, vu qu'il ne servit Dieu (cf. 2S 14,25). Partant ce fut une chose vaine que de se réjouir de cela. D'où vient aussi que c'est une chose vaine de désirer des enfants, comme font quelques-uns qui renversent et troublent le monde du désir des enfants, vu qu'ils ne savent s'ils seront bons ni s'ils serviront Dieu, et si le contentement qu'ils espèrent d'eux ne se tournera point en douleur ; le repos et la consolation, en travail et affliction ; l'honneur, en déshonneur ; et s'ils ne feront point offenser Dieu davantage, comme le font beaucoup. Desquels le Christ dit qu'ils rôdent la mer et la terre pour les enrichir et les faire enfants de perdition deux fois pires qu'eux (Mt 23,15).

5 C'est pourquoi, encore que tout rie à l'homme, et succède heureusement, il doit plus craindre que s'éjouir, puisque en cela croissent l'occasion et le danger d'oublier Dieu. D'où vient que Salomon qui marchait avec tant de considération dit en l'Ecclésiaste : J'ai jugé le rire erreur et ai dit à la joie : pourquoi te trompes-tu en vain ? (Qo 2,2) Comme s'il disait : quand toutes choses me riaient, j'ai cru que c'était abus et tromperie de m'en réjouir, parce que sans doute c'est une grande erreur et une vraie folie à l'homme de se réjouir de ce qui lui est agréable et lui rit, sans savoir avec certitude s'il lui en résultera quelque bien éternel. Le coeur des fous, dit le Sage, est parmi la joie, mais celui des sages est dans la tristesse (Qo 7,5). Parce que la joie aveugle le coeur sans lui laisser considérer ni peser les choses, et la tristesse fait ouvrir les yeux et regarder le profit et le dommage qui y sont. D'où vient que, comme dit le même, l'ire vaut mieux que le rire (Qo 7,4). Partant, il vaut mieux aller à la maison des pleurs qu'à telle du banquet, parce qu'on y montre, comme dit aussi le Sage, la fin de tous les hommes (Qo 7,3).

6 Ce serait aussi vanité de se réjouir d'une femme ou d'un mari, quand on ne sait pas clairement si on servira mieux Dieu en mariage. Vu qu'au contraire ils doivent avoir de la confusion - le mariage étant cause, comme dit saint Paul, qu'ils n'ont pas le coeur entier à Dieu, l'ayant mis réciproquement l'un en l'autre. C'est pourquoi il dit : Si vous êtes libre de femme, ne cherchez point de femme (1Co 7,33-34). Que si vous en avez une, ce soit avec une telle liberté de coeur que si vous n'en aviez point (1Co 7,27). Ce qu'il nous enseigne, conjointement avec ce que nous avons dit des biens temporels, par ces paroles : Ceci est certain, à savoir, ce que je vous dis, frères, que le temps est court. Reste que ceux qui ont des femmes soient comme ceux qui n'en ont point ; et ceux qui pleurent, comme ceux qui ne pleurent ; et ceux qui se réjouissent, comme ceux qui ne se réjouissent ; et ceux qui achètent, comme ceux qui ne possèdent ; et ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient point (1Co 7,29-31). Ce qu'il dit pour donner à entendre que de mettre la joie en autre chose qu'en ce qui concerne le service de Dieu, c'est vanité et chose inutile, puisque la joie qui n'est pas selon Dieu ne peut profiter à l'âme.

v. 23 : I, II, 70 ARTICLE 3 : Le nombre des fruits

Objections : 2. Le fruit est ce qui sort, avons-nous dit, d'une semence spirituelle. Mais le Seigneur (Mt 13,23) présente un triple fruit provenant d'une semence semée en bonne terre : cent, soixante et trente pour un. Il n’y a donc pas à présenter douze fruits.

En sens contraire, il semble au contraire que cette énumération n'est pas suffisante et qu'il y manque quelque chose. Nous avons dit en effet que toutes les béatitudes peuvent être appelées des fruits ; mais toutes ne sont pas énumérées ici. Il n'y a rien non plus qui se rapporte à l'acte de la sagesse, ni de beaucoup d'autres vertus.

Réponse : Ce nombre de douze fruits énumérés par l'Apôtre est justifié. On peut même en voir le symbole dans ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l'Apocalypse (Ap 22,2) : " Des deux côtés du fleuve l'arbre de vie portant douze fruits. " Mais puisqu'on donne ce nom de fruit à ce qui sort d'un principe comme d'une semence ou d’une racine, on devra tenir compte de la distinction de ces fruits d'après les différents progrès du Saint-Esprit en nous. Ces progrès consistent en ce que l'homme spirituel est bien ordonné, premièrement en lui-même; deuxièmement par rapport à ce qui est à côté de lui; troisièmement par rapport à ce qui est au-dessous de lui.

L'homme spirituel est bien disposé en lui-même quand il se possède parfaitement dans la prospérité comme dans l'adversité.

- Or à l'égard du bien, la première disposition de l'esprit humain se fait par l'amour, lequel est la première des affections, la racine de toutes, comme nous l'avons dit. C'est pourquoi parmi les fruits de l'esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint-Esprit est donné d'une manière spéciale, comme en sa propre ressemblance, puisque lui-même aussi est amour. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 5,5) : " L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. "

Mais l'amour de charité entraîne nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime se réjouit d'être uni à l'aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu'elle aime, selon S. Jean (Jn 1,4-16) : " Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. " C'est pourquoi la joie est une conséquence de la charité.

Or, la perfection de la joie c'est la paix. La paix à deux points de vue:

1 Quant au repos, à l'abri des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut se réjouir parfaitement du bien qu'on aime, si sa jouissance est troublée par les autres. Au contraire, celui qui a le coeur parfaitement pacifié dans un unique objet, ne peut être importuné par rien d'autre, parce qu'il tient pour rien tout le reste, d'ou cette parole du Psaume (Ps 119,165) : " Grande paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas pour eux de scandale ", c'est-à-dire que les choses du dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu.

2 La paix est aussi la perfection de la joie en ce qu'elle calme les remous du désir, car il ne possède pas la joie parfaite, celui à qui l'objet de sa joie ne suffit pas. Or la paix comporte ces deux éléments : que du dehors rien ne nous trouble, et que nos désirs se reposent en un objet unique. C'est pourquoi après la charité et la joie on met en troisième lieu la paix.

- A l'égard des maux, l'esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points :

que l'imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est 1'oeuvre de la patience ;

ni l'attente prolongée des biens, ce qui est l'affaire de la longanimité, car " être privé d'un bien, comme il est dit dans 1'Ethique a raison de mal ".

Par rapport à ce qui est à côté de lui, c'est-à-dire le prochain, l'homme spirituel est en de bonnes dispositions,

1 quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte la bonté;

2 quant à la bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité ; car on attribue celle-ci aux hommes qu'un " bon feu d'amour " enflamme à faire du bien au prochain;

3 quant à l'égalité d'âme pour supporter les maux infligés par les proches, et c'est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les colères;

4 quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement par colère, mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s'applique la foi, prise au sens de fidélité. Mais si nous la prenons au sens de la foi par laquelle on croit en Dieu, alors, par cette foi, l'homme est ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire à soumettre à Dieu son intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui est à lui.

Mais par rapport à ce qui est au-dessous de lui l'homme est en de bonnes dispositions,

1 quant aux actions extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait.

2 Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence et à la chasteté, soit que l'on distingue ces deux choses par ce fait que la chasteté refrène ce qui est illicite, tandis que la continence refrène même ce qui est licite ; soit qu'on les distingue par ce fait que le continent éprouve les convoitises mais n'est pas entraîné par elles, tandis que le chaste ni ne les éprouve ni n'est entraîné par elles.

Solutions: 2. Les fruits ne sont pas différenciés par cent, soixante, et trente, d'après les diverses espèces d'actes vertueux, mais d'après les divers degrés de perfection, même dans une seule vertu. Ainsi, on dit que la continence dans le mariage est symbolisée par le fruit à trente pour un, celle du veuvage par le fruit à soixante, tandis que celle de la virginité est représentée par le cent pour un. - Les Pères ont aussi d'autres façons de distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme trois degrés dans la vertu. Et l'on suppose trois degrés parce que, en tout domaine, la perfection se présente selon un commencement, un milieu et une fin.

v. 23 : II, II, 152, ARTICLE 5 : La supériorité de la virginité par rapport aux autres vertus

Objections: 2. Une plus grande récompense revient à une plus grande vertu. Or c'est à la virginité que revient la plus grande récompense, le fruit au centuple, comme le montre la Glose (d'après Mt 13,23)

En sens contraire , S. Augustin déclare " Personne, je pense, n'oserait préférer la virginité au monastère ", et il dit aussi : " L'autorité ecclésiastique fournit un témoignage éclatant : les fidèles savent en effet à quel endroit des mystères de l'autel on fait mémoire des martyrs, et à quel endroit celle des vierges consacrées. " Ce qui laisse entendre que le martyre est supérieur à la virginité, et aussi l'état monastiques.

Réponse : Quelque chose peut être dit absolument supérieur de deux façons. D'une première façon, dans un genre donné, et ainsi, dans le genre de la chasteté, la virginité est absolument supérieure. Elle l'emporte en effet sur la chasteté du veuvage et sur celle du mariage. Et comme la beauté est attribuée par excellence à la chasteté, il s'ensuit que la beauté suprême est attribuée à la virginité. C'est pourquoi S. Ambroise peut dire : " Quelle beauté peut être estimée plus grande que celle de la vierge, qui est aimée du roi, approuvée par le juge, dédiée au Seigneur, consacrée à Dieu ? " Mais, d'une autre façon, une chose peut être dite purement et simplement supérieure. Et alors la virginité n'est pas la vertu supérieure. En effet, la fin l'emporte toujours sur le moyen qui conduit à la fin ; et un moyen est d'autant meilleur qu'il conduit plus efficacement à la fin. Or la fin qui rend la virginité digne de louange, est de vaquer aux choses divines. Il s'ensuit que les vertus théologales, et même la vertu de religion, dont l'acte consiste à s'occuper des choses divines, sont supérieures à la virginité. De même encore les martyrs, qui font le sacrifice de leur propre vie, agissent avec plus d'intensité pour s'attacher à Dieu ; et aussi ceux qui vivent dans les monastères, qui ont fait, à cette fin, le sacrifice de leur volonté et de tout ce qu'ils possèdent ; ils sont supérieurs aux vierges, qui, à cette fin, ont sacrifié la volupté charnelle. Ainsi donc la virginité n'est pas purement et simplement la plus grande des vertus.

Solutions: 2. Le fruit de cent pour un est attribué, d'après S. Jérôme à la virginité en raison de sa supériorité sur le veuvage, qui reçoit soixante pour un, et sur le mariage, qui reçoit trente pour un. Mais, selon S. Augustin, " le fruit de cent pour un est pour les martyrs, de soixante pour un pour les vierges et de trente pour un pour les gens mariés ". Il ne s'ensuit donc pas que la virginité soit purement et simplement la plus grande de toutes les vertus, mais qu'elle l'emporte, seulement sur les autres degrés de chasteté.