Origine : " Ictus ", http ://perso.magic.fr/adic/

 

PROCES APOSTOLIQUE

de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus

 

A

Procès Apostolique " Inchoatif "

 

TEMOIN 8

GENEVIÈVE DE SAINTE-THÉRÈSE

On peut, pour la présentation de Céline, se reporter au volume 1, pp. 261-262 .

Comme pour le Procès Ordinaire, cette déposition de soeur Geneviève - l’écho de l’âme de Thérèse - compte encore ici parmi les plus longues et, sans aucun doute, les plus belles et les plus documentées du second Procès. Il s’agit d’un exposé préparé et médité jusque dans les moindres détails avec une attention dont sont la preuve les Notes préparatoires au Procès Apostolique, conservées dans les Archives de Lisieux.

Il est certain que n’ayant que trois ans et huit mois de plus que Thérèse, Céline eut avec celle-ci une intimité plus profonde que ses aînées : communion de vie, d’idéal et de sentiments. Céline elle-même le relève (p. 630). Sous cet aspect, ce qui vient d’elle ayant trait à l’enfance de sa benjamine, est plus vivant et plus spontané que ce qui est rapporté par ses autres soeurs pour cette période. Céline n’est pas seulement témoin, mais, au plan spirituel, elle est de la partie, peut-on dire.

Elle resta dans le monde pour assister son père. Celui-ci mourut le 29 juillet 1894 et sa fille entra au Carmel le 14 septembre suivant. Au cours de cette attente que commandait la piété filiale, elle déploya toujours une affectueuse charité à l’égard du vénérable vieillard et cette disposition de la Providence nous vaut de posséder le meilleur ensemble des lettres de Thérèse adressé à une même correspondante 2.

Au Carmel l’intimité de Thérèse et de Céline allait encore s’approfondir, mais d’une manière nouvelle assez différente de celle de la rue Saint-Blaise et des Buissonnets, d’abord, dans le sens que Thérèse était devenue l’aînée car, aide au noviciat, elle devait former Céline à la vie carmélitaine, et ensuite parce que, dans la vie cloîtrée, les liens du sang devenaient souvent pour elles deux occasion de plus grande générosité dans la fidélité. Thérèse ne plaisantait pas en matière de détachement. Elle était exigeante et pour elle-même et pour Céline comme pour les autres. C’est en Jésus et pour Lui qu’elle aimait et voulait aimer le prochain. Soeur Geneviève était donc à bonne école. Le Procès est riche d’enseignements à ce sujet.

Grâce à la délicatesse, en l’occurrence, de Mère Marie de Gonzague, alors prieure, Céline eut la consolation d’être aide-infirmière auprès de sa soeur gravement malade. Ce fut la source providentielle de bien des informations de grande valeur qui nous sont parvenues par les Novissima Verba ( I 926), les Conseils et souvenirs (1952) et les Derniers entretiens. L’ensemble est révélateur de la fidélité de Thérèse aux inspirations de l’Esprit-Saint tant pour sa vie intérieure que pour la direction des âmes.

Pour ce qui est de la déposition qui va suivre notons, entre autres points de grand intérêt, ce qui se rapporte à la foi de Thérèse et à ses dures épreuves contre cette vertu théologale (pp. 653-654, 681, 722) ; à ses lectures, à la Sainte Ecriture 1P. 663) et à la liturgie (p. 665) ; à la vie de prière bien exposée sous ses différents aspects (pp. 687-694) ; à la charité, au zèle apostolique (pp. 704-713) ; à l’enfance spirituelle en ses diverses composantes (pp. 724-727) et à l’esprit de mortification (pp. 734-739).

Il est à noter cependant que sont à revoir et corriger certaines affirmations relatives à In dernière maladie de Thérèse et au comportement de Mère Marie de Gonzague au cours de cette période (pp. 649 et 741). On se reportera à ce qu’en a écrit le P. Guy Gaucher dans un ouvrage sérieusement documenté 4.

Soulignons encore la prise de position claire et nette de soeur Geneviève quant aux dons " mystiques " ou extraordinaires de Thérèse : elle déclare vraiment exagérées les affirmations des nn. 239242 et 244 des Articles. Elle ne manque pas de relever pour autant certains faits et certains dires de Thérèse ressortissant à ces Articles, mais elle tient à le rappeler de la manière la plus forte : sa vie fut toute de simplicité, dans l’humble ligne de la foi et de la charité (p. 774).

Céline mourut le 25 février 1959, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans et dix mois. Avec elle s’éteignait sur terre la famille Martin. Elle et Mère Agnès de Jésus furent les deux témoins majeurs de la vie de celle en qui saint Pie X a vu " la plus grande sainte des temps modernes ".

Soeur Geneviève a déposé du 27 juillet au 2 septembre 1915, au cours des sessions 27ème-39ème (f. 630-810 de notre Copie publique). Ironie du sort, elle avait été appelée à déposer au Procès " inchoatif" pour raison de santé, bien qu’alors elle n’eût pas encore cinquante ans. Ce Procès nous livre le diagnostic porté en la circonstance pur le docteur Francis La Néele sur l’état de santé de Céline (cf. pp. 609-611).

 

TÉMOIN 8

Geneviève de Sainte-Thérèse O.C.D.

[Session 27 : - 27 juillet 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[630] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Marie-Céline Martin, soeur de la Servante de Dieu, née à Alençon, paroisse Saint-Pierre, le 28 avril 1869, de Louis-Joseph-Aloys-Stanislas Martin bijoutier et de Marie-Zélie Guérin, Je suis religieuse du Carmel de Lisieux, où j’ai fait profession le 24 février 1896.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

J’espère avoir dans ma déposition une vraie pureté d’intention, et je ne crois pas que l’affection qui m’attache à la Servante de Dieu m’empêche de témoigner selon la vérité.

[Réponse à la septième demande] :

Je connais très bien la Servante de Dieu, puisqu’elle est ma soeur. De plus, comme nous étions, elle et moi, les plus jeunes de la famille, nous vivions dans une intimité particulière. Je l’ai connue, à cause de cela, sous un autre jour que mes soeurs aînées qui nous servaient de mère. Pendant les six premières années de vie religieuse [631] de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, j’étais restée dans le monde et correspondais par lettres avec elle ; je venais aussi la voir au parloir. En 1894, je la rejoignis au Carmel, où je fis mon noviciat sous sa direction ; nous ne nous sommes plus séparées jusqu’à sa mort. Ma déposition sera appuyée principalement sur mes observations personnelles plutôt que sur l’étude des écrits de la Servante de Dieu.

[Réponse à la huitième demande] :

Je désire la béatification de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus uniquement pour que sa manière d’aller à Dieu ou pour mieux dire " sa petite voie " soit béatifiée, et par conséquent suivie en toute confiance par la multitude d’âmes qui y sont attirées. Je pense qu’il en résultera un accroissement de l’amour du bon Dieu dans les âmes et une plus parfaite connaissance de Notre Seigneur Jésus-Christ.

[Réponse à la neuvième demande] :

La Servante de Dieu est née le 2 janvier 1873, à 11 heures le du soir, à Alençon, rue Saint-Blaise, paroisse de Notre-Dame ; j’avais alors 3 ans et 8 mois. Nos parents avaient alors quitté leur commerce de bijouterie et s’étaient retirés dans cette maison de la rue Saint-Blaise qui appartenait à mes grands parents maternels. Ma mère continua de s’occuper, dans ce nouveau domicile, de la fabrication et du commerce de la dentelle. La Servante de Dieu fut baptisée le 4 janvier 1873, dans l’église Notre-Dame d’Alençon. Elle eut pour marraine notre soeur aînée, [632] Marie, âgée de 13 ans et pour parrain Paul Albert Boul, fils d’un ami de mon père. Elle ne reçut que beaucoup plus tard le sacrement de confirmation, à Lisieux, couvent des bénédictines, le 14 juin 1884.

La Servante de Dieu était la neuvième et dernière enfant de cette famille. Sur ces neuf enfants quatre, deux petits garçons et deux petites filles, étaient morts en très bas âge. Les subsistants étaient :

Marie (soeur Marie du Sacré-Coeur carmélite).

Pauline (mère Agnès de Jésus, carmélite).

Léonie (soeur Françoise Thérèse, de la Visitation de Caen).

Céline (soeur Geneviève de Sainte Thérèse, carmélite).

Thérèse (soeur Thérèse de l’Enfant Jésus, carmélite).

J’ai fait erreur au procès de l’ordinaire en donnant à mon père le prénom de " Marie". De plus nous avons retrouvé que notre mère était née à Saint-Denis-sur-Sarthon, et non à Gandelain.

Le caractère de mon père était une grande droiture. C’était l’homme juste par excellence ; quand je veux me figurer saint Joseph, je pense à mon père. Les vertus principales que j’ai vues pratiquer à la maison étaient la sanctification du dimanche et le mépris du monde. Mon père ignorait ce que c’était que le respect humain ; il était d’une très grande mortification ; mais autant il était dur pour lui-même, autant il nous aimait. Son coeur était d’une tendresse exceptionnelle à notre égard et ne vivait que pour nous : il n’y a pas de coeur de mère qui le surpasse. Avec cela sans faiblesse : tout était en lui bien réglé et juste. Sa charité pour soulager les maux du prochain [633] et sa charité dans ses paroles étaient aussi remarquables ; il excusait toujours les torts des autres. Son respect pour les prêtres était si grand que je n’en ai point vu de pareil. Je me souviens qu’étant petite, je me figurais que les prêtres étaient des " dieux ", tant j’étais habituée à les voir placés en dehors du rang commun.

Ma mère avait comme mon père un grand détachement des choses de la terre. Son intelligence était supérieure et son énergie extraordinaire : les difficultés n’étaient rien pour elle. Son esprit de foi était remarquable et lui aida à souffrir les nombreuses épreuves de sa vie. Lorsqu’elle perdait ses enfants, elle savait tout de suite où les retrouver et surmontait sa grande douleur. Elle a écrit : " Je désirais avoir beaucoup d’enfants afin de les élever pour le ciel " ‘.

Mes parents s’étaient acquis par leur travail une fortune qui, sans être immense, leur constituait une situation très honorable.

[Réponse à la dixième demande] :

La petite Thérèse fut d’abord nourrie par sa mère jusqu’en mars 1873, puis la santé de ma mère l’obligea, suivant l’avis du médecin, à mettre l’enfant en nourrice à la campagne. On la confia à une très honnête femme qui avait déjà eu chez elle un de mes petits frères. La petite Thérèse revint définitivement au foyer paternel le 2 avril 1874. (J’avais fait erreur au premier procès en plaçant son retour en mars).

Ma mère mourut le 29 août 1877. Thérèse avait [634] 4 ans et 8 mois. Mon père quitta Alençon et vint se fixer à Lisieux près du frère de ma mère. Marie, notre soeur aînée, âgée de 17 ans, fut maîtresse de maison, tandis que Pauline, d’un an plus jeune, s’occupa de notre éducation. Thérèse l’appelait " sa petite mère ". Elle lui fit de plus son instruction jusqu’à l’âge de 8 ans 1/2 où elle vint me rejoindre à l’Abbaye des bénédictines de Lisieux.

Mon père avait des attentions toutes particulières pour sa dernière enfant, s’occupant d’elle comme le ferait une mère ; mais s’il est vrai que la petite Thérèse fut, comme elle le dit, " entourée d’amour " 2, il est vrai aussi qu’elle ne fut jamais gâtée. La preuve que mon père ne la gâtait pas et qu’on ne faisait point ses volontés à la maison, c’est qu’elle se souvint toujours et raconte dans son manuscrit comme elle fut fortement réprimandée pour n’avoir pas voulu se déranger de ses jeux, au premier appel de mon père.

 

[635] [Suite de la réponse à la dixième demande] :

Un peu plus tard, à Lisieux, elle pouvait avoir six ans et mettait tout son bonheur à porter, chaque matin, le journal à mon père. Je voulus, un jour, le porter à mon tour, mais Thérèse, plus vive, s’en était déjà emparée, et comme j’en montrais du chagrin, papa reprocha à la petite Thérèse de ne pas m’avoir cédé et la gronda très fort, si fort que j’en eus une peine extrême.

Mes soeurs non plus ne la gâtaient pas. Jamais elles ne revenaient sur une chose dite ou ne changeaient, malgré ses larmes, une note moins bonne donnée à ses études.

Si la domestique portait contre elle quelque accusation, on donnait a priori raison à la servante, et la petite devait demander pardon, quelquefois bien à tort, cela pour lui apprendre la soumission avec les grandes personnes.

Nos vêtements non plus n’étaient pas recherchés. Si on frisait les cheveux de Thérèse, c’était uniquement pour faire plaisir à notre père qui le voulait ainsi. Nos soeurs disaient tellement à Thérèse qu’elle n’était pas jolie du tout, qu’elle en devint persuadée.

L’exquise sensibilité du coeur et des sentiments chez la Servante de Dieu fut pour elle la source la plus abondante de ses souffrances. A partir de la mort de ma mère, cette sensibilité s’accrut aux dépens de sa vigueur. En dehors du petit cercle des Buissonnets, [636] elle était timide à l’excès, elle aimait à se tenir cachée, se croyant sincèrement inférieure aux autres ; en notre compagnie seulement elle retrouvait sa gaieté et son en pension. Cette timidité lui donnait alors une attitude hésitante et indécise qui pouvait tromper sur l’énergie foncière de son caractère. Mais pour nous, ses intimes, sous cette apparente faiblesse se trahissait une extraordinaire force de volonté. Elle savait se vaincre parfaitement, ayant déjà un très grand empire sur toutes ses actions ; je ne surpris jamais en elle un écart de caractère, une parole vive. Sa mortification était aussi de tous les instants : elle cherchait jusque dans les plus petites choses des occasions de sacrifices.

Cet état de timidité et de sensibilité excessive disparut subitement par l’effet d’une grâce céleste en la nuit de Noël 1886 : elle appelle cela " sa conversion " 3.

Entre l’état précédent et l’attitude vigoureuse et décidée qui suivit pour tout le reste de sa vie, le contraste est brusque et sans transition.

Comme je l’ai dit, la Servante de Dieu, âgée de 8 ans )/2, vint me rejoindre à l’Abbaye des bénédictines. Elle souffrit beaucoup au pensionnat du contact avec des compagnes qui n’avaient ni les mêmes goûts ni les mêmes aspirations qu’elle, et dont plusieurs étaient indisciplinées. Elle qui voulait, pour l’amour du bon Dieu, faire bien toutes choses, subit, à ce sujet, des taquineries de quelques autres pensionnaires. Thérèse aimait beaucoup l’étude et y réussissait très bien. Bien qu’elle fût dans une classe d’élèves toutes plus âgées qu’elle, dont [637] plusieurs avaient même jusqu’à treize ans, elle était toujours la première aux concours. L’histoire et la composition française avaient ses préférences ; la grammaire et le calcul lui étaient arides. Elle retenait plutôt le sens des choses que le mot à mot, aussi la récitation du catéchisme lui fut-elle difficile, mais elle y mit tant de coeur qu’elle y réussit parfaitement et ne se laissa jamais dépasser par les autres enfants. Un des moyens qu’elle prit pour retenir la lettre du catéchisme fut de l’apprendre au lieu de jouer, aussi la voyait-on, avec la permission de ses maîtresses, se promener son livre à la main pendant les récréations.

A l’âge de dix ans, la Servante de Dieu fut atteinte d’une maladie étrange, qui venait certainement de la jalousie du démon. Elle était tourmentée par des visions épouvantables qui la terrifiaient ; elle disait des choses qu’elle ne voulait pas dire et perdait apparemment l’usage de ses sens, sans que cependant elle fût privée de sa raison un seul instant : elle en a rendu elle-même témoignage plus tard. Le docteur disait n’avoir jamais vu cas semblable dans une enfant aussi jeune et déclara la science impuissante. Je n’avais alors que treize ans et ne pouvais qu’imparfaitement me rendre compte de son état. Son visage était pâle et comme transparent. Dans les crises, elle nous fixait d’un regard pénétrant. Lorsqu’on laissait paraître de la crainte, les crises s’accentuaient ; elle se tapait la tête contre le bois de son lit ; elle prenait, sur son lit, des attitudes et exécutait des mouvements d’une gymnastique [638] étrange sans que pourtant jamais, contre toute vraisemblance, l’honnêteté en Ut blessée. Une fois elle s’est jetée sur le pavé de la chambre par-dessus la balustrade du lit, sans se faire le moindre mal. Jamais dans ces crises les objets de piété ne lui inspirèrent de répulsion, bien au contraire.

Cette maladie dura environ six semaines : elle débuta pendant la semaine sainte de l’année 1883, et fut subitement et totalement guérie par la Sainte Vierge, dans une apparition miraculeuse. Dans la suite de sa vie, jamais rien ne s’est produit qui puisse rappeler, même de très loin, la crise qu’elle avait traversée. Son tempérament et son caractère furent toujours très équilibrés, et aux antipodes du nervosisme.

Après sa guérison, la Servante de Dieu rentra à l’Abbaye et reprit ses études. Elle y fit sa première communion le 8 mai 1884, à l’âge de 11 ans et 4 mois, et se prépara à ce grand acte avec une ferveur extraordinaire. Pour cette préparation, elle se servit d’un petit livre qu’avait composé pour elle soeur Agnès de Jésus et qui incitait à la pratique des sacrifices ; elle en fut prodigue. Le jour de sa première communion, elle parut plutôt un ange qu’une créature mortelle. Elle reçut le sacrement de confirmation dans des dispositions non moins ferventes, le 14 juin de la même année.

La Servante de Dieu dut sortir de pension à la fin du premier trimestre scolaire (fin décembre 1885 ou janvier 1886). Elle était retournée seule à l’Abbaye, car j’avais terminé mes études. Cet isolement fut une épreuve si dangereuse pour sa santé que mon [639] père la fit revenir aux Buissonnets où elle acheva son instruction suivant les cours d’une institutrice.

[Réponse à la onzième demande] :

Dès le plus jeune âge de la Servante de Dieu, elle disait et tout le monde comprenait autour d’elle qu’elle serait religieuse et consacrée à Dieu. Elle disait qu’elle voulait s’isoler dans un désert, pour être au bon Dieu tout seul. Lorsque notre soeur Pauline fut entrée au Carmel et que la Servante de Dieu eut entendu la description de la vie qu’on y mène, elle comprit que c’est dans cet Ordre qu’elle trouverait la réalisation de ses aspirations.

On me demande si elle a prié Dieu et pris conseil pour résoudre le problème de sa vocation ? Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu pour elle de problème de vocation. Elle n’a jamais mis en question si elle devait se consacrer à Dieu ; la chose fut toujours évidente pour elle ; la seule question qu’elle se posa fut la manière d’arriver à son but. Elle prit surtout conseil sur ce point de mère Agnès de Jésus qu’elle visitait au Carmel. Le père Pichon, jésuite, directeur de notre famille, l’encouragea aussi à cette occasion. Le jour de la Pentecôte 1887, Thérèse manifesta à son père son désir d’entrer au Carmel. Marie, notre soeur aînée, y avait rejoint Pauline le 15 octobre 1886. Mon père, avec la foi et la simplicité d’un saint, lui donna son assentiment, mais notre oncle, monsieur Guérin, refusa le sien comme tuteur de l’enfant. Il ajournait ce projet jusqu’à l’âge de 17 ans au moins ; cependant il ne tarda pas à céder, le bon Dieu ayant [640] incliné son coeur de ce côté.

[Session 28 : - 28 juillet 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

 

[646] [Suite de la réponse à la onzième demande] :

D’autres difficultés restaient à vaincre : le supérieur ecclésiastique du Carmel, monsieur l’abbé Delatroëtte, refusa son adhésion, parce qu’il la trouvait trop jeune. Thérèse [647] dut alors avoir recours à son évêque : elle se rendit dans ce but à Bayeux avec mon père, mais n’ayant reçu qu’une réponse évasive, elle résolut dans le prochain voyage qu’elle devait faire à Rome, de solliciter de sa Sainteté Léon XIII l’autorisation désirée. Elle fit ce voyage accompagnée de mon père et de moi. Le Saint Père ne trancha pas non plus la question et la renvoya aux supérieurs et à la disposition de la Providence. Rentrée en France, Thérèse se remit entièrement aux conseils de sa soeur Pauline pour l’affaire de sa vocation. Elle écrivit à monseigneur l’évêque de Bayeux qui répondit, le 28 décembre 1887, en donnant l’autorisation désirée ; mais la mère prieure du Carmel, voulant ménager les susceptibilités du supérieur toujours opposant, remit cette entrée après le carême. Ce ne fut donc que l’année suivante, le 9 avril 1888, que Thérèse franchit la porte du cloître où l’avaient accompagnée son père et sa famille.

[Réponse à la douzième demande] :

La Servante de Dieu commença son postulat à l’âge de 15 ans et 3 mois. Elle aurait dû prendre l’habit six mois après, en octobre ; mais à cause de sa grande jeunesse, et toujours pour ménager le supérieur, on l’ajourna au 10 janvier 1 Le 11 janvier de l’année suivante, 1890, le temps requis canoniquement avant l’émission des voeux étant écoulé, elle aurait pu faire profession ; mais on la retarde encore, sous prétexte de sa jeunesse : elle avait cependant 17 ans. Elle ne prononça ses voeux que le 8 septembre 1890. Trois ans plus tard, [648] dans le courant de l’année 1893, la Servante de Dieu fut chargée par notre mère prieure de lui aider dans la formation des novices. C’était la révérende mère Agnès de Jésus, alors prieure, qui donna cette charge à soeur Thérèse, persuadant habilement à mère Marie de Gonzague, maîtresse des novices, de se faire aider par la Servante de Dieu. D’ailleurs, à cette époque, cette obédience consistait seulement à donner des conseils à deux compagnes converses. Je ne rapporte que par ouï dire les faits qui se sont passés depuis l’entrée de Thérèse au Carmel jusqu’au 14 septembre 1894. Pendant cette période en effet j’étais restée dans le monde ; je venais cependant souvent au parloir. En septembre 1894, j’entrai au Carmel, après la mort de mon père. Deux autres novices vinrent aussi vers cette même époque ; nous nous trouvâmes ainsi cinq novices sous la direction réelle quoique non officielle de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus. En 1896, mère Marie de Gonzague redevint prieure ; elle garda en même temps la charge de maîtresse des novices et aussi la Servante de Dieu comme auxiliaire dans cette charge ; mais l’autorité de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus devait s’exercer avec beaucoup de discrétion sous peine d’éveiller la jalousie ombrageuse de la révérende mère prieure.

En 1896, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus fut chargée de la sacristie, emploi qu’elle avait déjà rempli avant mon entrée. Au commencement de sa maladie, elle devint aide à la lingerie, et enfin, dégagée de tout emploi, lorsque ses forces l’abandonnèrent. [649] Elle s’était montrée toujours indifférente à toutes les charges qu’elle remplissait par obéissance ; elle aurait cependant beaucoup désiré être infirmière pour exercer la charité, mais elle ne fut jamais appelée à remplir ce rôle.

Contrairement aux prévisions qui pourraient faire croire qu’une postulante de 15 ans serait choyée au Carmel, la Servante de Dieu y passa d’abord inaperçue par suite de son humilité ; puis sa présence, portant à trois le nombre des soeurs d’une même famille, suscita dans la communauté certaines jalousies qui ne visaient pas personnellement la Servante de Dieu, mais dont elle eut pourtant à souffrir.

J’ai entendu dire que, dans ses années de noviciat, elle avait été souvent mise à l’épreuve par la sévérité de la mère prieure à son égard ; mais, comme je l’ai dit, je n’ai pas été témoin direct de ses premières années au Carmel. J’ai pu constater au contraire ce qui a trait à ses trois dernières années. Au début de sa dernière maladie, on n’eut pas assez d’égard pour elle, parce qu’elle ne se plaignait jamais. Ainsi on lui laissa dire son office jusqu’à l’extinction de ses forces ; on la laissa sans matelas dans sa cellule après des traitements de vésicatoires et de pointes de feu ; elle ne fut dispensée des travaux communs, lessives et nettoyages qu’à la dernière extrémité, et travaillait à l’étendage du linge, le dos et la poitrine déchirés par des vésicatoires récents. Même à la fin de sa vie, alors qu’elle jouissait dans la communauté d’une certaine influence, on ne pensa jamais à la mettre en possession de son droit en [650] lui donnant séance au chapitre. Sans doute, elle ne pouvait pas y avoir droit de vote puisque les règles ne permettent pas de donner droit de vote à plus de deux soeurs de la même famille ; mais elle eût pu siéger au chapitre. Au lieu de cela, comme les soeurs punies, elle disait ses coulpes avec les novices, après les soeurs converses, et se retirait humblement de l’assemblée.

[Réponse à la treizième demande] :

La Servante de Dieu observa toujours les commandements de Dieu et les préceptes de l’Église avec une parfaite exactitude sans que personne, à ma connaissance, ait jamais remarqué en elle la moindre atteinte à cette fidélité. Non seulement je n’ai jamais relevé dans sa conduite de fautes graves ; mais je ne l’ai jamais vue commettre la plus petite faute volontaire. Ses voeux religieux furent remplis de même avec une régularité minutieuse.

 

[651] [Réponse à la quatorzième demande] :

Dès son enfance, la Servante de Dieu s’appliqua à pratiquer toutes les vertus. On ne sait vraiment laquelle louer davantage, car toutes brillèrent suréminemment en elle, avec cependant un caractère d’originalité tout personnel. A ce point de vue, c’est parmi les vertus théologales la charité pour Dieu qui domine par sa hardiesse et la délicatesse de ses sentiments. Elle aima le bon Dieu comme un enfant chérit son père avec des tours de tendresse incroyables.

Les vertus cardinales ne furent pas moins louables en la Servante de Dieu : l’humilité surtout atteignit en elle les dernières limites, et c’est pour être plus humble et plus petite qu’elle suivit la " voie d’enfance spirituelle ", ou plutôt c’est cette voie suivie fidèlement qui la rendit humble et simple comme une petite enfant.

Sans doute Thérèse, surtout dans son enfance, avait de petits défauts, par exemple une sensibilité excessive ; mais les défauts bien réprimés deviennent une beauté, et comme elle sut toujours se dominer, sa physionomie revêt un cachet de grandeur et de force qui me ravit. Ses actes de renoncement étaient spontanés et multiples. Elle avait une énergie tenace qui s’exerçait sans bruit, sans s’arrêter aux difficultés.

Mais chez elle, tout était simple et naturel, aussi l’héroïcité de ses vertus pouvait-elle passer inaperçue pour la plupart des soeurs.

 

[652] [Réponse à la quinzième demande] :

La foi de la Servante de Dieu était vive et constante : elle évitait même les simples paroles peu conformes à la foi qui échappent parfois sans qu’au fond on les pense. Elle me reprochait même un simple murmure contre la Providence.

Dès sa plus petite enfance, ma mère pouvait écrire à son sujet, alors qu’elle avait 4 ans : " La petite sera bonne, on en voit déjà le germe ; elle ne parle que du bon Dieu " 4. Plus tard, en pension, ses devoirs, même sur des sujets indifférents, avaient un cachet de piété : ses pages d’écriture étaient composées de sentences et d’aspirations pieuses.

Elle aimait à ce que notre soeur aînée Marie lui parlât du bon Dieu et de la souffrance chrétienne.

A 14 ans, au Belvédère, elle passait avec moi les soirées à contempler le ciel. Ces conversations faisaient nos délices, et me rappellent, de loin, la scène de sainte Monique et de saint Augustin.

Au Carmel, elle continua, par lettres, ses conversations avec moi. Ses lettres ne parlent exclusivement que du bon Dieu. Il n’y en a pas une de banale. Monsieur l’abbé Domin, aumônier des bénédictines, m’a dit que c’étaient ces lettres, écrites la plupart à 15 ans, qui l’avaient le plus frappé et avaient formé son jugement sur la sainteté de la Servante de Dieu.

Elle aimait la poésie de la nature qui ravissait son âme et la transportait dans les cieux.

Tout l’élevait à Dieu, même le mal. Elle faisait [653] de toutes choses des échelons pour s’élever à Dieu, comme par exemple les gravures futiles des catalogues de modes. Les usages mondains même l’élevaient à Dieu. A l’occasion du mariage de notre cousine, elle m’envoya, en regard de la lettre d’invitation à ce mariage, une lettre d’invitation à ses propres noces spirituelles avec Jésus.

Son union à Dieu était ininterrompue, rien ne pouvait l’en distraire. Elle disait n’être pas trois minutes sans penser à Dieu, mais c’était toujours avec naturel et simplicité.

Cet esprit de foi qui éclaira toute la vie de la Servante de Dieu fut cependant soumis à une longue suite d’épreuves. D’abord la majeure partie de sa vie religieuse se passa dans des sécheresses presque ininterrompues. " Jésus, m’écrit- elle, instruit mon âme. Il lui parle dans le silence, dans les ténèbres ". Mais surtout elle fut éprouvée par une effroyable tentation contre la foi, tentation qui l’assaillit deux ans avant sa mort et ne se termina qu’avec sa vie. Ces attaques visaient en particulier l’existence du ciel. Elle n’en parlait à personne, par crainte de communiquer à d’autres son inexprimable tourment. Elle fut un peu plus explicite avec mère Agnès de Jésus, bien que ce fût seulement par quelques phrases inachevées. Elle dit dans l’histoire de son âme qu’elle supportait ses cruelles souffrances pour attirer la miséricorde de Dieu sur les pauvres âmes qui ont perdu la foi. Elle eût bien désiré trouver un confesseur qui la soutienne dans sa lutte, mais notre aumônier faillit la troubler en lui [654] déclarant que " son état était très dangereux " 6. Elle consulta aussi le révérend père Godefroy, je crois, ou peut-être un autre confesseur extraordinaire, et sur leur conseil écrivit le Credo avec son sang sur le dernier feuillet du livre des Évangiles qu’elle portait constamment sur son coeur. Elle me dit avoir prononcé des actes de foi fort nombreux afin de protester contre ces impressions funestes. Sa fidélité et sa ferveur n’en étaient d’ailleurs aucunement diminuées et c’est avec vérité qu’elle chantait :

" Et je redouble de tendresse quand il se dérobe à ma foi " .

Réponse à la sixième demande] :

La Servante de Dieu désirait avec beaucoup d’ardeur la propagation de la foi. Elle avait entendu dire qu’à sa naissance nos parents attendaient une dernière fois " un petit missionnaire ", elle résolut de ne pas tromper leurs espérances. A 14 ans, ayant lu quelques pages d’une Annale de religieuses missionnaires, elle interrompit bientôt sa lecture et me dit : " Je ne veux pas en prendre connaissance ; j’ai déjà un désir si violent d’être missionnaire, que serait-ce si je l’avivais encore par le tableau de cet apostolat ! Je veux être carmélite " 8. Elle m’expliqua ensuite le pourquoi de cette détermination : " C’était pour souffrir davantage et par là sauver plus d’âmes " 9 . Elle m’écrivait en août 1892 : " L’apostolat de la prière n’est-il pas pour ainsi dire plus élevé que celui de la [655] parole ? Notre mission, comme carmélites, est de former des ouvriers évangéliques qui sauveront des milliers d’âmes dont nous serons les mères "l. Les désirs de la propagation de la foi firent accueillir avec une sainte joie par la Servante de Dieu la demande d’union spéciale de prières avec deux missionnaires. Elle les appelait " ses frères ", les encourageant avec respect dans leurs pénibles labeurs et leur souhaitant le martyre. Le martyre a toujours été en effet le grand idéal de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus : elle aurait voulu donner à Dieu le témoignage de son sang ; elle me l’a dit plusieurs fois.

[Réponse à la dix-septième demande] :

Dès son enfance la Servante de Dieu désirait ardemment s’instruire des mystères de la religion. Elle questionnait Pauline sur toutes sortes de sujets religieux ; elle aimait l’étude de l’histoire sainte ; elle fut toujours la première au catéchisme.

Chaque soir, aux Buissonnets, nous lisions en commun l’ " Année liturgique " et cette lecture développa dans son âme le goût des belles cérémonies de l’Église.

Elle savait l’ " Imitation " par coeur. Au Carmel, elle apprit à goûter les oeuvres de saint Jean de la Croix qui lui plurent particulièrement ; les " Fondements de la vie spirituelle " du père Surin lui firent beaucoup de bien, ainsi que l’ouvrage de monseigneur de Ségur, " La piété et la vie intérieure ".

La Servante de Dieu aima tout particulièrement [656] le mystère de la crèche. C’est là que l’Enfant Jésus lui dit tous ses secrets sur la simplicité et l’abandon. Lorsqu’elle était enfant, elle se préparait avec soin à la fête de Noël par une neuvaine de sacrifices. Au Carmel, elle s’occupa avec une tendre piété d’une statue de l’Enfant Jésus qui orne le cloître. Elle l’entoura toujours de fleurs gaies et fraîches comme les enfants les aiment. Son bonheur était de l’orner de fleurs des champs. Elle chanta la " sainte petitesse " dans des poésies débordantes de foi et d’amour. Le nom de Thérèse de l’Enfant-Jésus qui lui avait été donné dès l’âge de neuf ans, quand elle manifesta son désir de devenir carmélite, demeura toujours pour elle une actualité, et elle s’efforça de le mériter constamment. Elle faisait cette prière : " O petit Enfant Jésus ! mon unique trésor, je m’abandonne à tes divins caprices ; je ne veux pas d’autre joie que celle de te faire sourire. Imprime en moi ta grâce et tes vertus enfantines, afin qu’au jour de ma naissance au ciel, les anges et les saints reconnaissent en moi ta petite épouse, Thérèse de l’Enfant-Jésus ". Ces " vertus enfantines " qu’elle désire avaient fait avant elle l’admiration de l’austère saint Jérôme qui n’est pas taxé pour cela de puérilité.

La Servante de Dieu ne pouvait séparer les mystères de la Passion de ceux de la crèche. Aussi, à son nom de Thérèse de l’Enfant-Jésus voulut-elle ajouter celui de la Sainte Face. Cette dévotion à la Passion date, chez la Servante de Dieu, de l’âge de cinq ans, où elle dit avoir compris pour la première fois un sermon [657] qui traitait de la Passion. Elle jetait, plus tard, au Carmel, des fleurs au crucifix du préau et pendant sa maladie elle couvrait son crucifix de roses, choisissant les pétales les plus frais. De plus, elle ne voulait point donner aux créatures ce témoignage de foi et d’amour ; aussi arriva-t-il un jour que lui ayant mis des fleurs dans la main pour les jeter à quelqu’un en signe d’affection, elle refusa.

Au Carmel, elle faisait plusieurs fois par semaine le chemin de la croix. Ce fut dans une de ces circonstances qu’elle reçut la grâce de se sentir blessée d’un trait de feu, quelques jours après son " offrande à l’amour miséricordieux ". Dans cet acte d’offrande, elle avait demandé de porter, au ciel, sur son corps, les stigmates de la Passion. Je dois dire que cette dévotion au chemin de la croix n’était pas chez la Servante de Dieu, une dévotion sensible ; sa ferveur dans cet exercice était habituellement une ferveur de volonté plutôt que d’attrait. La grâce extraordinaire du trait de feu dont je viens de parler est une faveur unique dans sa vie et qui ne dura que quelques secondes.

[Session 29 : - 29 juillet 1915 à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[Réponse à la dix-huitième demande] :

L’esprit de foi de la Servante de Dieu en la présence réelle s’est révélé dans son plus jeune âge. Etant enfant, je disais un jour : " Comment se fait-il que le [661] bon Dieu soit dans une si petite hostie ? " Et Thérèse, qui n’avait que quatre ans, de répondre : " Cela n’est pas étonnant puis qu’il est tout puissant ". A Lisieux, à partir de l’âge de cinq ans, elle jetait des fleurs au Saint Sacrement, aux processions de la Fête-Dieu. Elle-même révèle ses sentiments d’alors

quand elle dit avoir été si heureuse lorsque ses pétales de rose touchaient l’ostensoir sacré. reine désira de bonne heure faire sa première communion ; ce fut surtout lors de la mienne qu’elle manifesta ses désirs. Pauline me prenait chaque jour à l’écart pour me préparer. La petite Thérèse faisait des instances pour être admise à ces entretiens disant " que ce n’était pas trop de quatre ans pour se préparer à recevoir le bon Dieu ". Elle n’avait alors que sept ans et devait attendre son âge de 11 ans suivant la coutume. Etant née le 2 janvier, elle se voyait retardée d’un an et disait avec regret : " Quand je pense que si j’étais venue au monde seule ment deux jours plus tôt, j’aurais été avancée d’un an pour ma première communion ! " 14. Quand vint le moment de cette première communion, elle s’y pré para en offrant chaque jour une gerbe de sacrifices et d’actes d’amour dont elle tenait un compte sur un petit carnet : elle y a noté 818 sacrifices et 2773 actes d’amour. Son union à Notre Seigneur fut, en ce jour-là, si intime que la Servante de Dieu l’a nommée " une fusion ". " Nous n’étions plus deux, écrit-elle. Thérèse avait disparu comme la goutte d’eau qui se perd dans l’océan. Jésus restait seul : il était le Maître, le Roi ". Le jour de sa première communion et le [662] lendemain, elle fut comme loin des choses de la terre : une atmosphère de paix et de tranquillité l’environnait. Elle ne fut pas insensible cependant à la fête de famille, car, en elle, tout était simple et dans l’Ordre. Ses désirs de la communion furent bien grands dans le monde où le temps qui s’écoulait entre chaque communion lui semblait si long ! Au Carmel, elle pria avec ferveur pour que le bon Dieu fasse cesser cette coutume de s’abstenir en principe de la communion quotidienne.

Ses actions de grâces après la communion étaient certainement très ferventes, mais jamais, que je sache, elle n’a eu d’ " extases " en ce temps-là non plus qu’en aucun autre temps au cours de sa vie. D’ailleurs, au Carmel, le choeur est dans une complète obscurité pendant la messe et l’action de grâces ; personne n’a donc jamais pu se rendre compte de l’expression de son visage au moment de la communion comme semble le supposer l’Article 34ème.

Son amour pour la Sainte Eucharistie la porta à remplir avec beaucoup de ferveur l’emploi de sacristine. Son bonheur était à son comble lorsqu’il restait sur la patène ou le corporal, une parcelle de la sainte hostie. Un jour que le ciboire était insuffisamment purifié, elle appela plusieurs novices pour l’accompagner à l’oratoire où elle le déposa avec une joie et un respect indicibles. Elle me raconta son bonheur lorsqu’une fois la sainte hostie étant tombée des mains du prêtre, elle tendit son scapulaire pour la recevoir : elle me disait qu’elle avait eu le même privilège que la Sainte Vierge, puisqu’elle avait porté l’Enfant Jésus dans ses bras.

 

[663] En préparant les vases sacrés pour la sainte messe, elle aimait, dit-elle, à se mirer dans le calice et la patène : il lui semblait que l’or ayant reflété son image, c’était sur elle que reposeraient les divines espèces.

[Réponse à la dix-neuvième demande] :

Je n’ai rien à dire sur ce point.

[Réponse à la vingtième demande] :

Si la Servante de Dieu goûtait, comme je l’ai dit, certains livres de piété, il est vrai de dire pourtant que ce qui fit surtout sa nourriture spirituelle ce fut la lecture de l’Écriture Sainte, principalement de l’Évangile. Elle porta constamment ce livre sur son coeur et nous fit suivre son exemple. Dans la méditation des Livres saints, elle creusait beaucoup pour des passages de l’Évangile pour coordonner les faits d’après le récit des divers évangélistes. Elle s’affligeait de la différence des traductions et disait que si elle avait été prêtre, elle aurait appris le grec et l’hébreu pour connaître la pensée divine telle qu’elle daigna s’exprimer dans notre langage terrestre.

Son esprit de foi lui donnait un grand respect pour les prêtres à cause du sacerdoce dont ils sont revêtus et dont il est impossible d’avoir une plus grande estime. Elle a exprimé à plusieurs reprises, au cours de sa vie, le regret de ne pas pouvoir être prêtre. Se sentant très malade, en juin 1897, elle me dit : " Le bon Dieu [664] va me prendre à un âge où je n’aurais pas eu le temps d’être prêtre si je l’avais pu " 17. La pensée que sainte Barbe avait porté la sainte communion à saint Stanislas Kostka, la ravissait : " Pourquoi pas un ange - me disait-elle -, pourquoi pas un prêtre, mais une vierge ! Oh ! qu’au ciel nous verrons de merveilles ! J’ai dans l’idée que ceux qui l’auront désiré sur la terre jouiront là-haut des privilèges du sacerdoce (toucher la sainte hostie. . . etc.) " 18.

Elle aimait beaucoup à consulter les prêtres qui prêchaient nos retraites et leur obéissait de point en point. C’est ainsi qu’elle n’avait pas de confiance dans l’acte de " Donation à l’amour " qu’elle avait composé avant qu’il ne fût révisé par un théologien. De même elle suivit le conseil d’un directeur qui lui dit de copier le Credo et de le porter sur son coeur pour avoir comme une réponse constante aux tentations contre la foi qui la torturaient.

Son esprit de foi envers mère Marie de Gonzague lorsqu’elle était prieure, était pareillement irréprochable et d’autant plus méritoire que la conduite de cette pauvre mère fut fort répréhensible. Elle ne permettait pas aux novices de critiquer sa conduite. Elle fut heureuse de mourir entre les bras de mère Marie de Gonzague plutôt que sous l’obéissance à mère Agnès de Jésus parce qu’il y avait occasion d’exercer un plus grand esprit de foi.

La Servante de Dieu était absolument intransigeante quand il s’agissait de l’obéissance à l’autorité ecclésiastique. Elle avait goûté la lecture d’un ouvrage, mais ayant appris que l’auteur avait dit une parole contre un évêque, elle rejeta ses oeuvres et ne voulut plus en entendre parler.

[665] Cette nouvelle appréciation fut justifiée par la découverte ultérieure de l’imposture de cet auteur (Leo Taxil, alias Docteur Bataille). Il s’agissait de l’ouvrage intitulé : Miss Diana Vaughan, mémoires d’un ex-palladiste (publication mensuelle), in 8, Paris 1895-1897.

Au Carmel, la Servante de Dieu eut un attrait particulier pour la récitation de l’office liturgique. Elle aimait à être hebdomadaire pour dire tout haut l’oraison. Sur son lit de mort, elle se rendit à elle-même ce témoignage : " Je ne crois pas qu’il soit possible de désirer plus que je ne l’ai fait de bien réciter l’office et de n’y pas faire de fautes " i9. Elle nous apprenait à composer notre extérieur pendant l’office à cause de la dignité de la fonction que nous remplissions.

[Le témoin poursuit sa déposition. Réponse à la vingt-et-unième demande ] :

La petite Thérèse n’avait pas quatre ans que déjà elle manifestait son bonheur de prier devant l’autel de Marie. Elle battait des mains et sautait de [666] joie quand elle y voyait beaucoup de fleurs.

Plus tard, elle aimait elle-même à préparer son mois de mai, très fleuri et illuminé.

Cette dévotion s’accrut lorsqu’à sa première confession le prêtre lui recommanda d’aimer beaucoup la Sainte Vierge, et surtout lorsqu’à l’âge de 10 ans elle lui dut sa guérison subite d’une maladie réputée incurable par les médecins.

Elle regarda toujours comme un grand honneur d’avoir récité l’acte public de consécration à la Sainte Vierge, le jour de sa première communion. Elle prit alors la résolution de dire chaque jour un Memorare et n’y manqua jamais. Plus tard elle récitait son chapelet chaque jour. Dans le monde, elle n’y manqua jamais ; mais ces pratiques extérieures n’étaient qu’un pâle rayonnement de son intimité avec sa Mère chérie, qu’elle appelait " maman ".

Sortie du pensionnat avant l’âge requis pour entrer définitivement dans l’association des " Enfants de Marie ", elle consentit à revenir aux bénédictines deux fois par semaine, quoique cette condition de son admission lui coûtât extrêmement.

Elle fut reçue dans l’association le 31 mai 18S6.

Entrée au Carmel qui est l’ordre de la Sainte Vierge, son premier essai poétique fut à la louange de Marie. Elle célébra le mystère de l’allaitement virginal et me demanda de composer un petit tableau de ce sujet : c’était en 1894.

Plusieurs années auparavant elle m’écrivait : [667] " A propos de la Sainte Vierge, il faut que je te confie une de mes simplicités : parfois je me surprends à lui dire : ‘Je trouve que je suis plus heureuse que Vous, car je vous ai pour mère et Vous n’avez pas de Sainte Vierge à aimer...’. Sans doute la Sainte Vierge doit rire de ma naïveté et cependant ce que je lui dis est bien vrai " 20.

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus était déjà bien malade lorsqu’elle me dit : " J’ai encore quelque chose à faire avant de mourir, j’ai toujours rêvé d’exprimer dans un chant à la Sainte Vierge tout ce que je pense d’elle " 21. Et elle composa son cantique : " Pourquoi je t’aime, ô Marie ! " 22 (c’était en mai 1897). Ce qui la ravissait dans la Sainte Vierge, c’était de la considérer marchant par les chemins battus. Elle chantait :

" Je sais qu’à Nazareth, Vierge pleine de grâces,

tu vis pauvrement ne voulant rien de plus,

point de ravissements, de miracles, d’extases

n’embellissent ta vie, o Reine des élus !

Le nombre des petits est bien grand sur la terre,

ils peuvent sans trembler vers toi lever les yeux ;

par la commune voie, incomparable Mère

il te plaît de marcher pour les guider aux cieux ! " 23

Pendant sa dernière maladie, elle ne cessait de parler de la Sainte Vierge. Elle disait que les saints faisaient souvent attendre leur protection, mais que celle de la Sainte Vierge était immédiate.

Elle invoquait encore sa Mère du ciel pendant son agonie. Les derniers mots qu’elle écrivit sur cette terre furent à l’honneur de la Sainte Vierge : le 8 [668] septembre 1897, elle traça ces lignes d’une main tremblante au revers d’une image de Notre-Dame des Victoires : " O Marie, si j’étais la reine du ciel et que vous fussiez Thérèse, je voudrais être Thérèse pour que vous fussiez la Reine du ciel ".

Sa dévotion à saint Joseph était vive. C’était une ancienne dette, car âgée seulement de quelques mois, elle avait été guérie et sauvée de la mort par ce grand saint. Il y avait à la maison une statuette de saint Joseph tenant l’Enfant Jésus dans ses bras, et la petite Thérèse lui prodiguait ses caresses. Plus tard, lors de son voyage de Rome, elle me dit ne rien craindre de tout ce qui pourrait lui tomber SOUS les yeux, parce qu’elle s’était placée sous la protection de saint Joseph. Elle m’enseigna alors à réciter comme elle, chaque jour, la prière : " O saint Joseph, père et protecteur des vierges... ". ‘26

Au Carmel, elle pria saint Joseph surtout pour obtenir une plus fréquente participation à la sainte communion. Elle attribuait à son intercession le décret libérateur de Léon XIII 26.

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus avait une grande dévotion pour les saints anges. Pendant son séjour à la pension des bénédictines, elle signait tous ses devoirs : " Thérèse, enfant des saints anges ". Aux Buissonnets, elle avait sur sa table de jeune fille une petite statuette de l’ange gardien ; elle attribuait la préservation du péché à l’ange gardien, comme elle me l’écrit le 26 avril 1894, alors que j’étais [669] encore dans le monde, et elle au Carmel : " Jésus a placé près de toi un ange du ciel, qui te garde toujours, il te porte entre ses mains de peur que ton pied ne heurte contre la pierre ; tu ne le vois pas et cependant c’est lui qui depuis 25 ans a préservé ton âme, c’est lui qui éloigne de toi les occasions de péché... Ne crains pas les orages de la terre : ton ange gardien te couvre de ses ailes " 27. Au Carmel, elle recommandait à ses novices d’avoir toujours un maintien digne et aimable pour faire honneur aux saints anges qui nous entourent.

La petite Thérèse aima toujours beaucoup les saints. Ses devoirs de pensionnaire avaient, en exergue, une longue suite d’initiales indiquant ses patrons préférés. Parmi les saints, la Servante de Dieu distinguait ses protecteurs et ses amis.

Au nombre des premiers, elle rangea d’abord ses saints patrons, sainte Thérèse, saint François de Sales et saint Martin. Au Carmel, elle y joignit saint Jean de la Croix. Parmi les saints ses " amis " de choix furent sainte Cécile, la bienheureuse Jeanne d’Arc, le bienheureux Théophane Vénard et les saints Innocents. Elle appelait sainte Cécile " la sainte de l’abandon " 28, parce qu’elle chantait dans l’intime de son coeur au milieu même des plus grandes perplexités. Elle composa en l’honneur de la bienheureuse Jeanne d’Arc une bonne partie de ses poésies. Elle aimait le bienheureux Théophane Venard parce que, disait-elle, " c’était un petit saint tout simple qui aimait beaucoup la Vierge Marie, qui aimait beaucoup sa famille, et vivait dans un amoureux abandon [670] à Dieu " 29. Elle reçut providentiellement, dans sa dernière maladie, son portrait et ses reliques, qui ne la quittèrent plus durant ses derniers jours d’exil. Quant aux saints Innocents, c’est la même admiration des vertus de l’enfance qui les lui fit prendre pour modèles. Elle composa aussi un délicieux cantique sur les répons de sainte Agnès qui sont l’écho de son propre coeur virginal.

Enfin, lorsqu’elle voulut obtenir la plénitude de l’amour, " je me présentai, dit-elle, devant l’assemblée des anges et des saints, et je leur dis : Je suis la plus petite des créatures, je connais ma misère et ma faiblesse, mais je sais aussi combien les coeurs nobles et généreux aiment à faire du bien ; je vous supplie donc, ô bienheureux du ciel, de m’adopter pour votre enfant ; à vous seuls reviendra la gloire que vous me ferez acquérir . . . etc. . . . " 30. Pendant sa maladie, elle adressait souvent aux saints de ferventes prières. Lorsqu’elle n’était pas exaucée, elle disait : " Je crois qu’ils veulent voir jusqu’où je pousserai mon espérance " 31, et encore : " Plus ils semblent sourds à ma voix, plus je les aime " 32

[Réponse à la vingt-deuxième demande] :

Dès ses premières années la petite Thérèse eut toujours un désir très vif du ciel. Elle souhaitait la mort à ses parents, et comme on la grondait, elle s’étonnait disant : " C’est pour que tu ailles au ciel, puisque tu dis qu’il faut mourir pour y aller " 33.

Un peu plus tard, dans ses promenades du soir [671] avec mon père elle aimait à contempler le ciel étoilé où elle lisait la première lettre de son nom formée par les étoiles d’une certaine constellation.

La Servante de Dieu disait souvent qu’elle ne travaillait pas pour la récompense, mais seulement pour plaire à Dieu. Ainsi elle m’écrit le 16 juillet 1893 : " Ce n’est pas pour faire ma couronne, pour gagner des mérites que je fais des sacrifices, c’est pour faire plaisir à Jésus ". Mais cette phrase et d’autres semblables s’entendent de l’exclusion d’un amour mercenaire. Bien d’autres traits de sa vie, bien d’autres passages de ses oeuvres montrent en effet qu’elle désirait le ciel et se servait de cette espérance pour stimuler ses efforts. Ainsi, par exemple, elle m’écrit en octobre 1889 : " La vie, c’est un trésor : chaque instant, c’est une éternité, une éternité de joie pour le ciel " 35. Et en juillet de la même année : " Non, le coeur de l’homme ne peut pressentir ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment. Et tout cela arrivera bientôt, dépêchons-nous de faire notre couronne, tendons la main pour saisir la palme ".

De très bonne heure, la Servante de Dieu sut se dégager des créatures. Ayant eu l’occasion de passer quinze jours chez des amis très riches, elle avait alors environ dix ans, la vue des somptuosités de leur demeure n’éveilla dans son coeur aucun désir. Elle dit seulement plus tard qu’elle s’estime heureuse " d’avoir alors connu le monde pour choisir plus sûrement la voie qui devait la conduire à Dieu " 37.

Mon père lui avait donné un petit agneau qui mourut peu après. Elle en tira elle-même cette conclusion [672] que " les joies les plus innocentes nous manquent tout d’un coup et que ce qui est éternel seul peut nous contenter " 38.

La Servante de Dieu ne désira jamais être aimée ou appréciée des créatures, elle me dit avoir demandé au bon Dieu que ses novices ne l’aiment jamais humainement. Rien ne pouvait l’émouvoir et la bouleverser. Les menaces des persécutions, les cataclysmes d’ici-bas élevaient plus haut ses pensées. Elle exprime l’état de son âme dans cette strophe d’une de ses poésies :

" Le petit oiseau toujours chante, son pain ne l’inquiète pas, un grain de millet le contente, jamais il ne sème ici-bas " 39.

Soeur Thérèse de l’Enfant Jésus redisait souvent : " On obtient de Dieu autant qu’on en espère " 40.

Elle fondait son espérance non sur ses propres forces, mais sur les mérites de Jésus-Christ. Un des derniers jours qu’elle put réciter le saint Office, me trouvant auprès d’elle, je remarquai qu’elle était très émue. " Regardez, me dit- elle, - ce qu’écrit saint Jean : ‘Mes petits enfants, je vous ai dit ceci, afin que vous ne péchiez pas, mais cependant si vous péchez, souvenez-vous que vous avez un médiateur qui est Jésus’ " 41. En prononçant ces dernières paroles, ses yeux étaient humides de larmes.

La réversibilité des mérites entre les saints étaient aussi pour la Servante de Dieu un grand sujet d’espérance. " Quand nous souffrons de notre pauvreté, me disait-elle, il faut offrir au bon Dieu les oeuvres [673] des autres, c’est là le bienfait de la communion des saints. Tauler a dit : ‘Si j’aime le bien qui est en mon prochain autant qu’il l’aime lui-même, ce bien est à moi au même titre qu’à lui et si je l’aime davantage il est plus à moi qu’à lui’. Par cette communion je puis donc être riche de tout le bien qui est au ciel et sur la terre, dans les anges et dans les saints et dans tous ceux qui aiment Dieu " 42

[Session 30 : - 30 juillet 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[676] [Réponse à la Vingt-troisième demande] :

La Servante de Dieu désira, dès son adolescence, devenir une grande sainte, espérant que le bon Dieu l’y ferait parvenir. Son ambition allait se perdre jusque dans l’infinie richesse des trésors de Dieu. Aussi, les espérances, même les plus hautes, ne lui semblaient pas téméraires. Elle m’écrivait en mai 1890 : " Pour moi, je ne te dirai pas de viser à la sainteté séraphique des âmes les plus privilégiées, mais bien d’être parfaite comme ton Père céleste est parfait ! Ah ! Céline, nos désirs qui touchent à l’infini ne sont donc ni des rêves, ni des chimères [677] puisque Jésus lui-même nous a fait ce commandement " 43.

Un prédicateur de retraite l’étonna fort en lui manifestant la crainte que ses aspirations de sainteté ne fussent de la présomption. Heureusement un autre prédicateur (le père Alexis, récollet) la rassura plus tard, et, selon son expression, " la lança à pleines voiles sur les eaux de la confiance et de l’amour " 44.

Bien que la Servante de Dieu marchât par une voie de confiance aveugle et d’abandon total qu’elle nomme " sa petite voie ou voie d’enfance spirituelle ", elle ne négligea jamais la coopération personnelle, lui donnant même une place qui remplit toute sa vie d’actes généreux et soutenus. C’est ainsi qu’elle l’entendait et l’enseignait constamment à ses novices.

Un jour, ayant lu ce passage de l’Ecclésiastique : " La miséricorde fera à chacun sa place selon le mérite de ses oeuvres ", je demandai à la Servante de Dieu pourquoi il y avait " selon le mérite de ses œuvres " puisque saint Paul parle " d’être justifié gratuitement par la grâce "... Elle m’expliqua alors avec énergie que l’abandon et la confiance en Dieu s’alimentent par le sacrifice : " Il faut, me dit-elle, faire tout ce qui est en soi, donner sans compter, se renoncer constamment, en un mot prouver son amour par toutes les bonnes oeuvres en notre pouvoir. Mais, à la vérité, comme tout cela est peu de chose... il est nécessaire, quand nous aurons fait tout ce que nous croyons devoir faire, de nous avouer des serviteurs inutiles, espérant toutefois que le bon Dieu nous donnera, par grâce, tout ce que nous désirons. C’est là ce qu’espèrent les petites âmes [678] qui courent dans la voie d’enfance : je dis ‘courir’ et non pas ‘se reposent’ " 45.

Soeur Thérèse, quand il y avait lieu, était intrépide aimant mieux par exemple braver le courroux de mère Marie de Gonzague et s’exposer même à sortir de la communauté plutôt que laisser s’égarer dans une voie dangereuse une novice qui s’attachait d’une affection naturelle à cette mère prieure. Toute enfant, c’était la même chose : nulle indolence, nulle apathie, c’était tout le contraire d’une nature lymphatique. Si elle fut douce, c’est parce qu’elle sut se vaincre. Elle n’arriva à la perfection qu’en déployant une grande force d’âme. J’ai été témoin de ses efforts constants, soit dans la vie de famille, soit dans le cloître. Elle a exprimé ses sentiments à ce sujet dans cette strophe :

" Vivre d’amour ce n’est pas sur la terre fixer Sa tente au sommet du Thabor ; avec Jésus c’est gravir le Calvaire,

c’est regarder la croix comme un trésor ! Au ciel, je dois vivre de jouissance ; alors l’épreuve aura fin sans retour ; mais au Carmel je veux dans la souffrance vivre d’amour ! "

Elle dévoile encore son caractère dans cette prière, inspirée par une image de Jeanne d’Arc : " Seigneur, Dieu des armées, qui nous avez dit dans votre Évangile : ‘Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive’, ornez-moi pour la lutte, je brûle de combattre pour votre gloire. Jeanne, votre valeureuse épouse [679] l’a dit : ‘Il faut batailler pour que Dieu donne victoire’. O mon Jésus, je bataillerai donc pour votre amour jusqu’au soir de ma vie, puisque vous n’avez pas voulu goûter de repos sur la terre, je veux suivre votre exemple ".

A 16 ans, elle m’écrivait : " Ne croyons pas pouvoir aimer sans souffrir, sans souffrir beaucoup ; notre pauvre nature est là, et elle n’y est pas pour rien ! C’est notre richesse et notre gagne-pain " 48.

J’ai dit qu’au Belvédère, lorsqu’elle avait 14 ans, toutes nos conversations du soir étaient sur ce thème : la souffrance et le mépris ; ne jamais se lasser de se sacrifier pour le bon Dieu.

Voici encore sur ce sujet quelques passages de ses lettres : " La sainteté ne consiste pas à dire de belles choses ; elle ne consiste pas même à les penser, à les sentir, elle consiste à bien vouloir souffrir " (26 avril 1889) 49. Au sujet de la maladie de notre père, elle m’écrit : " Oh ! ne perdons pas l’épreuve que Jésus nous envoie, c’est une mine d’or à exploiter " (28 février 1889) 50. Et ailleurs : " Aimons assez Jésus pour souffrir pour lui tout ce qu’il voudra. Profitons des plus courts instants, faisons comme les avares, soyons jalouses des plus petites choses pour le Bien-Aimé ". Ce n’était point non plus dans le repos qu’elle espérait sauver les âmes. Elle m’écrit le 8 juillet 1891 : " Il n’y a que la souffrance qui peut enfanter les âmes à Jésus : Il veut que le salut des âmes dépende de nos sacrifices " 52. Enfin la Servante de Dieu met le couronnement à sa vie d’activité [680] par la promesse de " passer son ciel à faire du bien sur la terre " 53. Elle écrit à l’un de ses frères spirituels, le 24 février 1897 : " Vous devez trouver bien étrange d’avoir une soeur qui paraît vouloir aller jouir du repos éternel et vous laisser travailler seul... mais rassurez-vous, la seule chose que je désire, c’est la volonté du bon Dieu, et j’avoue que si, dans le ciel, je ne pouvais plus travailler pour sa gloire, j’aimerais mieux l’exil que la patrie " 54.

[Réponse à la vingt-quatrième demande] :

Dans les difficultés de la vie, l’espérance de la Servante de Dieu était invincible. Je l’ai vue, au moment des affaires si épineuses de sa vocation, pleurer mais non se décourager. Elle allait jusqu’au bout de ses projets, sans se laisser abattre par rien. Le refus de mon oncle, le refus du supérieur, la réponse évasive de l’évêque, celle du pape ne purent briser son espérance, et elle écrivait de Rome : " Ma petite nacelle a bien du mal à arriver au port, depuis longtemps j’aperçois le rivage et je m’en trouve éloignée ; mais c’est Jésus qui guide mon petit navire, et je suis sûre que le jour où il le voudra, il le fera aborder heureusement au port " 55.

Son espérance en Dieu la soutenait, même dans ses chutes. Voici ce qu’elle m’écrivait : " Qu’importe, mon Jésus, si je tombe à chaque instant ; je vois par là ma faiblesse, et c’est pour moi un grand bien. Vous voyez par là ce que je puis faire, et maintenant vous serez plus incliné à me porter sur vos bras. . . Si vous ne le faites pas, c’est que cela vous plaît de me voir par terre. . . [681] alors, je ne vais pas m’inquiéter, mais toujours je tendrai vers vous des bras suppliants et pleins d’amour, je ne puis croire que vous m’abandonniez ".

[Suite de la réponse à la vingt-quatrième demande] :

Lorsque la Servante de Dieu fut atteinte par la maladie et que les souffrances du corps s’unirent aux délaissements intérieurs, le ciel de son âme garda toute sérénité. Quand elle n’était pas exaucée après de ferventes prières au bon Dieu ou aux saints, elle les remerciait quand même en disant : " Je crois qu’ils veulent voir jusqu’où je pousserai mon espérance " 57

Quelques semaines avant sa mort, au milieu de cruelles souffrances, elle disait : " Je suis descendue dans la vallée de l’ombre de la mort ; cependant je ne crains aucun mal, parce que vous êtes avec moi, Seigneur " .

 

[682] Elle eut toujours l’intuition qu’elle mourrait jeune, ce qui lui fit mépriser les choses périssables. Elle disait que lorsqu’elle voulait se rendre compte si elle était toujours dans un égal degré d’amour et d’espérance du ciel, elle se demandait si la mort avait autant de charme pour elle. Une journée trop prospère, une joie vive lui étaient à charge parce qu’elles tendaient à affaiblir son désir de la mort.

Pendant sa dernière maladie, on lui demandait si la mort lui faisait peur. " Oui, répondit-elle, elle me fait grande peur quand je la vois représentée sur les images comme un spectre ; mais la mort, ce n’est pas cela. Cette idée n’est pas vraie ; pour la chasser je n’ai besoin que de me rappeler la réponse de mon catéchisme : La mort, c’est la séparation de l’âme d’avec le corps. Eh bien, je n’ai pas peur d’une séparation qui me réunira pour toujours au bon Dieu " 59.

Le médecin ayant dit que sur cent personnes atteintes comme elle, il n’en réchappait pas plus de deux, elle me dit agréablement : " Si j’allais être une de ces deux, comme ce serait malheureux ! " 60.

[Réponse à la vingt-cinquième demande] :

Lorsqu’elle fut chargée du noviciat, sentant qu’elle ne pouvait rien faire par elle-même, elle se plaça dans les bras de Jésus : " Vous le voyez, lui dit-elle, je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient, remplissez ma petite main. Et jamais, ajoute-t-elle, mon espérance n’a été trompée ; ma main s’est trouvée pleine autant de fois qu’il [683] a été nécessaire " .

Lorsque je venais la voir au parloir, et que le temps se trouvant trop court pour terminer une conversation, je m’en allais triste, soeur Thérèse recommandait à Jésus de me dire ce qu’elle aurait voulu me dire, et effectivement au parloir d’après, je lui rendais compte des bonnes inspirations que j’avais eues et qui se trouvaient être précisément les conseils qu’elle aurait voulu me donner.

[Réponse à la vingt-sixième demande] :

J’ai cité, dans mes réponses aux questions précédentes, une multitude de passages où la Servante de Dieu ne fait autre chose que de me prêcher l’espérance et le détachement des créatures. En voici encore un exemple : lorsque je fus restée seule dans le monde, après son entrée au Carmel, elle insista plus que jamais pour me garantir contre l’attache aux créatures. Elle m’écrit le 20 octobre 1888 : " La vie sera courte, l’éternité sera sans fin : que les créatures ne nous touchent qu’en passant... j’ai pensé que nous ne devions pas nous attacher à ce qui nous entoure, puisque nous pourrions être dans un autre lieu que celui où nous sommes et qu’alors nos affections et nos désirs ne seraient pas les mêmes qu’à présent " 62. Et en mai 1890 : " Ah ! petite soeur, détachons-nous de la terre, volons sur la montagne de l’Amour, où se trouve le beau lis de nos âmes... détachons-nous des consolations de Jésus pour nous attacher à lui " 63.

[Réponse à la vingt-septième demande] :

[684] Bien que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ait pratiqué toutes les vertus d’une façon exceptionnelle, celle qui brille le plus en elle et lui donne son caractère propre, c’est la charité pour Dieu. L’amour fut l’objectif de toute sa vie et le mobile de toutes ses actions. De plus il revêtit chez elle un aspect particulier qui fut un extraordinaire abandon à Dieu qu’elle nomme sa " petite voie ".

Etant enfant, la petite Thérèse évitait avec soin les moindres fautes. Il était inutile de la gronder : il suffisait de lui dire qu’elle faisait de la peine au bon Dieu. Chaque soir, avant de s’endormir, elle demandait à Pauline si le bon Dieu était content d’elle. Sans une réponse affirmative, elle aurait passé sa nuit à pleurer.

Cette crainte d’offenser Dieu devint même si grande qu’à l’âge de douze ou treize ans la Servante de Dieu fut assaillie par des scrupules qui ne lui laissaient aucun repos ; mais ils lui furent enlevés par une grâce du ciel.

Au Carmel, la grande préoccupation de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus fut encore de ne pas déplaire à Dieu. Le jour de sa profession, elle portait sur elle cette prière : " Prenez-moi, ô Jésus, avant que je commette la plus petite faute volontaire " 64. Elle ne put supporter la vie que lorsque le père Alexis lui eût dit que ses fautes (ou ce qu’elle appelait ses fautes) ne faisaient pas de peine au bon Dieu.

C’est toujours pour ne pas déplaire à Dieu qu’elle voulait rester enfant, parce que, comme les petites maladresses des enfants ne contristent pas leurs parents, [685] ainsi les imperfections des âmes humbles ne sauraient offenser gravement le bon Dieu.

[Réponse à la vingt-huitième demande] :

Un des fruits de son amour était une conformité parfaite au bon plaisir de Dieu ou, pour mieux dire, un abandon total dans lequel soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus a excellé.

Dans le monde, au milieu des négociations si difficiles de son entrée au Carmel, alors que ses affaires s’embrouillaient de plus en plus, " je ne cessai point - dit-elle, d’avoir au fond du coeur une grande paix, parce que je ne cherchais que la volonté du Seigneur " 65.

Au moment de sa profession, lorsqu’elle s’en vit retardée, même abandon, profitant du temps qui lui était laissé pour se préparer mieux encore à l’union divine.

Au sujet de l’inégale demande de sacrifices que Dieu fait aux âmes, elle me disait : " Moi, je suis toujours contente de ce que le bon Dieu me demande. Je ne m’inquiète pas de ce qu’il réclame des autres, et je ne pense pas mériter plus parce qu’il m’en demande davantage. Ce qui me plaît, ce que je choisirais si j’étais libre, c’est ce que le bon Dieu veut de moi. Je trouve ma part toujours belle... quand même les autres devraient avoir plus de mérites en donnant moins, j’aimerais mieux avoir moins de mérites en faisant plus si par là j’accomplissais la volonté de Dieu " 66.

Elle m’écrivait en 1094 : " Nous ne savons rien demander comme il faut, ‘mais c’est l’Esprit qui [686] demande en nous, avec des gémissements qui ne se peuvent exprimer’, nous n’avons donc qu’à livrer notre âme, à l’abandonner au bon Dieu " 67.

Elle ne désirait pas même être délivrée de ses terribles tentations contre la foi et chantait :

" Ma joie est la volonté sainte de Jésus mon unique amour ; ainsi je vis sans nulle crainte : j’aime autant la nuit que le jour " 68.

Cet abandon sans réserve était complètement dénué d’intérêt personnel. Elle m’écrit (6 juillet 1893) : " Laissons Jésus prendre et donner tout ce qu’il voudra. La perfection consiste à faire sa volonté, à se livrer entièrement à lui " 69. Elle ne comprenait pas que les disciples aient réveillé Notre Seigneur pendant la tempête et elle chantait :

" Vivre d’amour lorsque Jésus sommeille, c’est le repos sur les flots orageux.

Oh ! ne crains pas, Seigneur, que je t’éveille, j’attends en paix le rivage des cieux "

Jamais elle n’aurait demandé à Dieu une consolation, elle prenait tout de la main de Dieu avec la même joie. Elle m’écrivait : " Qui dit paix ne dit pas joie ou du moins joie sentie. Pour souffrir en paix il suffit de bien vouloir tout ce que Jésus veut " 70.

Cette conformité parfaite à la volonté du bon Dieu se lisait même sur son visage : on la voyait toujours gracieuse et d’une aimable gaieté, et, lorsqu’on ne pénétrait pas dans son intimité, on pouvait croire qu’elle suivait une voie bien douce, toute de consolation. C’est ainsi [687] que plusieurs lecteurs de sa vie ne découvrent pas la signification de son sourire ; ils ne voient point la croix soigneusement cachée sous les fleurs. Ils oublient cette parole du Roi prophète : " Quand on regarde vers Dieu, on est rayonnant de joie " ( Ps. XXXIV, v. 6.)

[Session 31 : - 23 août 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[690] [Réponse à la vingt-neuvième demande] :

Il faut remonter à son âge le plus tendre pour trouver chez la Servante de Dieu le goût de la prière. Elle n’avait pas trois ans, et ma mère écrivait : " Le bébé ne manquerait pas pour tout à faire ses prières " 72.

Aux Buissonnets, la prière du soir se faisait en commun. Thérèse avait toujours sa place auprès de mon père, n’ayant qu’à le regarder, disait-elle, pour savoir comment prient les saints. Depuis son âge de quatre ans et huit mois, où je me la rappelle priant ainsi aux côtés de mon père, je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue distraite et mutine comme la plupart des enfants : elle était recueillie et faisait cette action [691] avec tout son coeur.

Dès cet âge, elle faisait chaque jour avec son père sa visite au Saint Sacrement et ne s’ennuyait pas à l’église.

Un peu plus tard, elle demanda à Marie, notre soeur aînée, de faire oraison. Celle-ci, la trouvant trop pieuse, ne lui permit qu’un quart d’heure. Thérèse s’enfermait alors dans un espace vide qu’elle pouvait fermer avec les rideaux de son lit, et là elle pensait à Dieu, à la rapidité de la vie, à l’éternité, comme elle en a elle-même rendu témoignage.

Lorsqu’elle allait à la pêche avec mon père, elle aimait s’asseoir à l’écart, et là entrait dans une réelle oraison. Le grand livre de la nature transportait son âme et lui faisait trouver le bon Dieu.

Au pensionnat, comme un certain quart d’heure avant la leçon d’ouvrage était libre, Thérèse était une des rares enfants qui allait le passer à la chapelle, au lieu de jouer.

Elle ne se servait pas de livre pour prier. Elle fuyait les jeux bruyants. Il fut cependant un jeu de son goût qu’elle avait inventé elle-même, c’était " le jeu des solitaires ", elle s’y livrait surtout parce qu’elle y trouvait le moyen de prier.

Plus tard, lorsqu’elle revenait à l’Abbaye pour la leçon d’ouvrage, elle se rendait à la tribune de la chapelle aussitôt après le cours, et passait là de longues heures en attendant que mon père vienne la chercher.

A cette époque, elle allait chaque matin à la messe [692] et y communiait quand elle avait la permission de son confesseur.

Ayant beaucoup souffert de scrupules, elle en fut délivrée par de ferventes prières à ses quatre petits frères et soeurs, envolés en bas âge au paradis.

Thérèse reçut le sacrement de confirmation le 14 juin 1884. J’ai gardé un souvenir très particulier de sa préparation. Pendant sa retraite, elle me parut toute transformée. Son extérieur, ses paroles portaient le cachet d’une sorte d’ivresse spirituelle, et comme je lui en manifestais ma surprise, elle m’expliqua aussitôt ce qu’elle comprenait de la vertu de ce sacrement, et son regret qu’on n’y fît pas plus d’attention et qu’on s’y préparât avec moins de soin qu’à la première communion.

Dans les négociations si épineuses de son entrée au Carmel, je fus témoin de son esprit de prière. Toute sa confiance était en Dieu.

Au Carmel, elle accentua de plus en plus sa confiance dans la prière. Elle y mettait une sainte audace. Elle me disait qu’il fallait, dans nos prières, imiter les sots, qui ne savent pas où s’arrêter dans leurs demandes, et les réitèrent, sans égard aux convenances, et sollicitent parfois des choses qu’on ne songerait jamais à leur donner, et qu’on leur donne pour avoir la paix. Il faut dire au bon Dieu : " Je sais bien que je ne serai jamais digne de ce que j’espère, mais je vous tends la main comme une petite mendiante, et je suis sûre que vous m’exaucerez pleinement, car vous êtes si bon " 73.

La Servante de Dieu employa ce genre de prière [693] pour hasarder ses désirs téméraires de sainteté. Elle écrit : " Mon excuse, c’est mon titre d’enfant, les enfants ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles, mais si leurs parents sont élevés sur le trône, ils s’empressent d’accéder aux volontés de ces petits êtres qu’ils chérissent plus qu’eux-mêmes " 74.

Quant aux grâces temporelles, soeur Thérèse était très circonspecte. Elle croyait que Dieu ne lui refuserait rien, et elle usait d’une grande réserve, de peur, disait-elle, que le bon Dieu ne se croit obligé de l’exaucer. En conséquence, lorsqu’elle sollicitait une consolation ou un soulagement, c’était pour faire plaisir aux autres, et encore, faisait-elle passer ses prières par la Sainte Vierge, ce qu’elle expliquait ainsi : " Demander à la Sainte Vierge, ce n’est pas la même chose que de demander au bon Dieu. Elle sait bien ce qu’elle doit faire de mes petits désirs, s’il faut qu’elle les dise ou ne les dise pas : c’est à elle de décider pour ne pas forcer le bon Dieu à m’exaucer et pour le laisser faire en tout sa volonté " 75.

Quand elle exprimait ses désirs de faire du bien sur la terre après sa mort, elle y mettait la condition " de regarder dans les yeux du bon Dieu " 76 pour savoir si c’était sa volonté. Elle nous faisait remarquer que cet abandon imitait la Sainte Vierge qui, à Cana, se contente de dire : " Ils n’ont plus de vin ". De même Marthe et Marie disent seulement : " Celui que vous aimez est malade ". Elles se contentent d’exposer leurs désirs, sans formuler de demande, laissant [694] Jésus libre de faire sa volonté.

En dehors de son intimité avec ses soeurs, Thérèse ne trouvant pas d’écho à ses sentiments s’entretenait intérieurement avec Jésus, si bien qu’elle écrivait à propos du temps passé au pensionnat : " Je ne savais parler qu’à Jésus, les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l’âme. Je sentais qu’il valait mieux parler à Dieu que de parler de Dieu, car il se mêle tant d’amour-propre dans les conversations spirituelles ! " 77.

Lorsque nous étions encore ensemble, aux Buissonnets, nous ne nous entretenions pas de futilités ou de toilette. Notre bonheur était de parler de Dieu. Au sujet de nos conversations au belvédère, elle écrit : " La foi et l’espérance quittaient nos âmes, l’amour nous faisant trouver sur la terre celui que nous cherchions " 78.

Lorsqu’on demanda à la Servante de Dieu comment elle pouvait n’être pas trois minutes sans penser au bon Dieu, elle répondit simplement : " On pense naturellement à quelqu’un que l’on aime " 79.

L’ayant trouvée un jour dans sa cellule cousant avec une grande vitesse, et cependant l’air profondément recueilli, je lui en demandai la cause : " Je médite le Pater, me répondit-elle, c’est si doux d’appeler le bon Dieu : Notre Père " 80.

 

[695] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande] :

Son amour pour Dieu était tendre et délicat. Ainsi elle ne voulait jamais dire : " Il fait froid, il fait chaud ". " Le bon Dieu - nous disait-elle - a assez de peine d’être obligé, lui qui nous aime tant, de nous laisser sur la terre accomplir notre temps d’épreuve, sans que nous soyons constamment à lui dire que nous y sommes mal : il ne faut pas avoir l’air de s’en apercevoir, mais dire en toute occasion : ‘Vous me comblez de joie, Seigneur, par tout ce que vous faites’ " 81.

Un jour que nous nous trouvions devant une bibliothèque, elle me dit avec sa gaieté habituelle : " Oh ! que je serais marrie d’avoir lu tous ces livres-là : je me serais cassé la tête, j’aurais perdu un temps précieux que j’ai employé simplement à aimer le bon Dieu " 82.

Lorsque la Servante de Dieu fut chargée des novices, elle mit toute sa confiance dans son union à Dieu : " Je m’occupai intérieurement et uniquement - écrit-elle, à m’unir de plus en plus à Dieu, [696] sachant que le reste me serait donné par surcroît " 83.

L’union à Dieu de soeur Thérèse était simple et naturelle, de même que sa façon de parler de Dieu. Je ne l’ai vue s’attendrir qu’en de rares moments. D’ailleurs, habituellement on ne voyait rien d’extraordinaire en elle.

[Réponse à la trentième demande] :

J’ai répondu à cette question dans mes témoignages précédents.

[Réponse à la trente-et-unième demande] :

Dès l’âge de 14 ans, elle priait ardemment pour la conversion des pécheurs, elle y mettait tant d’instance et de foi, qu’elle obtint un véritable miracle dans la conversion inopinée d’un grand criminel du nom de Pranzini dont elle avait demandé à Dieu le salut.

L’amour de soeur Thérèse pour Dieu était un amour généreux. Sa vie toute entière s’est passée à effeuiller à Dieu les fleurs des sacrifices. Elle me disait : " C’est le propre de l’amour de sacrifier tout, de donner à tort et à travers, de gaspiller, de ne jamais calculer, d’anéantir l’espérance des fruits en cueillant les fleurs. L’amour donne tout, mais nous, hélas ! nous ne donnons qu’après délibération, nous hésitons à sacrifier nos intérêts ; ce n’est pas l’amour cela, car l’amour est aveugle, c’est un torrent qui ne laisse rien sur son passage " 84. Elle m’écrivait en 1888 : " Jésus ne regarde pas tant à la grandeur des actions, ni même à leurs difficultés, qu’à l’amour qui fait accomplir ces actes " 85. Elle écrivait [697] encore : " C’est uniquement l’immolation entière de soi-même qui s’appelle ai mer " 86.

Son amour généreux lui faisait souhaiter le martyre. Déjà, lors de son voyage à Rome, en visitant le Colisée, elle, avait exprimé à Dieu le désir d’être un jour martyre pour Jésus. Au Carmel, ses désirs devinrent plus vifs encore. Le jour de sa profession, elle souhaite avoir à offrir à Jésus le " martyre du corps ou le martyre du coeur, ou plutôt tous les deux ensemble " 87. Et plus tard, passant, en revue tous les genres de supplices, elle déclare que, pour la contenter, il les lui faudrait tous. Cependant la Servante de Dieu ne cherchait pas la souffrance pour la souffrance : elle l’aimait parce qu’elle lui était un moyen de prouver à Jésus son amour, comme Notre Seigneur désirait son baptême de sang, pour nous donner un témoignage du sien, le redoutant tout à la fois selon sa nature humaine. De plus, lorsqu’elle exprime à Dieu son désir de souffrir beaucoup pour lui, elle subordonne toujours cette prière aux desseins de la Providence sur elle. Même à la fin de sa vie, cette disposition d’abandon total au bon plaisir divin avait pris dans son âme une influence prédominante qui lui faisait dire : " Je ne désire plus ni la souffrance ni la mort, et cependant je les chéris toutes deux !... Aujourd’hui, c’est l’abandon seul qui me guide, je ne sais plus rien demander avec ardeur excepté l’accomplissement parfait de la volonté de Dieu sur mon âme " 88.

C’est l’amour tendre et délicat que soeur Thérèse [698] portait à Dieu qui fut l’inspirateur de sa donation à l’Amour miséricordieux. C’est le jour de la fête de la Sainte Trinité, 9 juin 1895, qu’il lui fut suggéré de s’offrir en victime à l’amour de préférence à la justice, car elle était peinée de voir que jamais l’amour de Dieu méprisé ne recevait de compensation. Au sortir du saint sacrifice, elle m’entraîna à sa suite et demanda à notre mère la permission pour nous deux de faire cette offrande. Notre mère le permit. La Servante de Dieu composa alors une formule de consécration qui fut soumise à un théologien et approuvée par lui.

Par cet acte, elle demandait que Dieu se décharge sur elle de l’amour qu’il voudrait répandre en ce monde et que les créatures refusent de recevoir, s’engageant à y correspondre par le sacrifice total d’elle-même. Elle adoptait ainsi l’amour comme centre de sa vie spirituelle, selon qu’elle l’écrivait longtemps auparavant à sa cousine Marie Guérin : " Pour moi, je ne connais pas d’autre moyen pour arriver à la perfection que l’amour " 89.

Son amour pour Dieu le Père allait jusqu’à la tendresse filiale. Un jour, pendant sa maladie, il arriva qu’en parlant du bon Dieu, elle prit un mot pour un autre et l’appela " Papa " ; nous nous mîmes à rire, mais elle reprit tout émue : " Oh ! oui, il est bien mon ‘Papa’, et que cela m’est doux de lui donner ce nom ! ". 90

Jésus était tout pour son coeur. Lorsqu’elle écrivait et qu’il s’agissait de Jésus-Christ, elle mettait toujours des majuscules à " Lui ", à " Il ", par respect [699] pour sa personne adorable ; et par tendresse, elle le tutoyait dans le secret de ses prières.

La dévotion de la Servante de Dieu au Sacré-Coeur était réelle, mais plus profonde que démonstrative. M’écrivant lors de mon voyage à Paray-le-Monial, elle m’explique ainsi comment elle entend cette dévotion : " Je pense tout simplement que le Coeur de mon Époux est à moi seul, comme le mien est à Lui seul, et je lui parle alors dans la solitude de ce délicieux coeur à coeur, en attendant de le contempler un jour face à face " 91.

La dévotion à Notre Seigneur se portait habituellement sur son Humanité toute entière. Elle aimait toutefois à le considérer plus particulièrement dans son enfance ou dans sa passion. C’est pour cela qu’elle sollicita d’ajouter à son nom de Thérèse de l’Enfant-Jésus, la mention de la Sainte Face.

Elle se donnait à l’Enfant-Jésus comme son " petit jouet ", figurant par là son abandon parfait et son désir de faire plaisir au bon Dieu. La Sainte Face de Notre Seigneur lui inspirait de demeurer cachée aux yeux des autres et aux siens propres. C’est en contemplant la Face meurtrie de Jésus, en méditant ses humiliations qu’elle puisa l’humilité, l’amour des souffrances, la générosité dans le sacrifice, le zèle des âmes, le dégagement des créatures, enfin toutes les vertus actives, fortes et viriles que nous lui avons vues pratiquer. Elle disait avoir puisé sa dévotion à la Sainte Face dans les chapitres 53 et 60 d’Isaïe, redisant les souffrances et les humiliations du Christ. [700] Sur divers ouvrages qu’elle composa, elle fit figurer la Sainte Face principalement dans l’ornementation d’une chasuble, où elle entoura de lis cette Face adorable. Ces lis représentaient toute sa famille ; elle s’y désigna elle-même par une fleur à demi cachée sous le voile.

Je reste persuadée que c’est la Servante de Dieu qui fut l’inspiratrice de mon projet de reproduire la Sainte Face d’après le Saint Suaire de Turin, et que je lui dois la réussite de cette copie, exécutée en 1904, sept ans après la mort de la Servante de Dieu.

[Session 32 : - 24 août 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[703] [Réponse à la trente-deuxième demande] :

Si soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus s’est signalée dans l’amour de Dieu, elle n’a pas laissé de côté le précepte qui lui est semblable, celui de la charité envers le prochain. Elle eut même des lumières spéciales à ce sujet, et pratiqua cette vertu avec une perfection toute particulière.

Lorsqu’elle remarquait en ses novices la tendance à se replier sur soi-même, elle la combattait avec énergie. Un jour, elle me dit : " Se replier sur soi-même, c’est stériliser l’âme, il faut se hâter de courir aux oeuvres de charité " 93.

 

[704] Quand elle voyait se commettre de réelles imperfections, elle s’empressait intérieurement, tout en excusant de son mieux la coupable, d’offrir à Dieu ses bons désirs, de rechercher ses vertus, pensant que, si elle l’a vue tomber une fois, elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu’elle cache par humilité.

Elle me disait qu’on doit toujours juger des autres avec charité, car très souvent ce qui paraît négligence à nos yeux, est héroïsme aux yeux de Dieu.

Pendant sa maladie, elle me fit aussi remarquer que la première infirmière prenait toujours des linges bien doux afin de la soulager un peu : " Voyez-vous, me dit-elle, il faut prendre le même soin des âmes... Oh ! les âmes, souvent on n’y pense pas, et on les blesse ; pourquoi cela ? Pourquoi ne les soulage-t-on pas avec la même délicatesse que les corps ? " 94. Elle nous disait encore que toutes les pénitences corporelles n’étaient rien en balance de la charité.

[Réponse à la trente-troisième demande] :

C’est à l’âge de quatorze ans que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus se sentit brûler de la soif ardente du salut des âmes. Le premier pécheur qu’elle désira purifier, fut un fameux assassin du nom de Pranzini, condamné à mort pour un triple meurtre. Comme c’était le début de la nouvelle carrière dans laquelle elle désirait courir, Thérèse demanda un signe sensible de la conversion de ce brigand. Elle fut exaucée à la lettre. Pranzini, sans confession, était déjà monté sur l’échafaud [705], quand remué par une inspiration subite, il demanda au prêtre de lui faire baiser le crucifix. L’émotion de Thérèse en apprenant cette nouvelle fut inexprimable, et désormais son zèle s’arma de nouvelles ardeurs.

Au Carmel, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus mettait des médailles de la Sainte Vierge dans les vêtements des ouvriers, les cachant soigneusement dans la doublure. Sur une des photographies que je tirai au Carmel, elle voulut porter un rouleau sur lequel elle avait écrit cette parole de sainte Thérèse : " Je donnerai mille vies pour sauver une seule âme "9s. Pendant sa dernière maladie, dans une crise de cruelle souffrance, elle disait encore : " Je demande au bon Dieu que toutes les prières qui sont faites pour moi ne servent pas à alléger mes souffrances, mais qu’elles soient toutes pour les pécheurs " 96.

La Servante de Dieu avait d’ailleurs déclaré elle-même à l’examen canonique de sa profession qu’elle " était venue au Carmel pour sauver les âmes et principalement afin de prier pour les prêtres " 97.

Elle écrit, le 21 juin 1897, au révérend père Bellière, missionnaire d’Afrique

" Je tâche de ne plus m’occuper de moi-même en rien, et ce que Jésus daigne opérer en mon âme, je le lui abandonne, car je n’ai pas choisi une vie austère pour expier mes fautes, mais celles des autres " 98.

A moi elle écrivait, alors qu’elle n’avait que 16 ans : " Il n’y a qu’une seule chose à faire, pendant la nuit de la vie, c’est d’aimer Jésus de toutes les forces de notre âme, [706] et de lui sauver des âmes pour qu’il soit aimé " 99.

Dans une poésie qu’elle me composa, quand je fus au Carmel, je relève ces vers qui expriment tous ses désirs au sujet de l’apostolat :

" Rappelle-toi cette fête des anges cette harmonie au royaume des cieux

et le bonheur des sublimes phalanges, lorsqu’un pécheur vers toi lève les yeux ! Oh ! je veux augmenter cette grande allégresse, Jésus, pour les pécheurs je veux lutter sans cesse,

que je vins au Carmel pour peupler ton beau ciel, rappelle-toi ! "

Mais le but plus spécial de la vocation de soeur Thérèse, son attrait dominant, c’était de prier pour les prêtres. Elle disait que " c’était faire le commerce en gros, puisque par la tête elle atteignait les membres " .

- Ce désir de la sanctification des prêtres et par eux de la conversion des pécheurs, fut vraiment le mobile de sa vie.

[707] [Suite de la réponse à la trente-troisième demande] :

Dans le cantique qu’elle me dédia au Carmel, elle chantait :

" Afin que ta moisson soit bientôt recueillie chaque jour, ô mon Dieu, je m’immole et je prie ; que ma joie et mes pleurs sont pour tes moissonneurs, rappelle-toi ! " 102

De même que, parmi les grands pécheurs, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus pria spécialement pour Pranzini, de même, parmi les prêtres tombés, il en fut un vers lequel se dirigeaient particulièrement ses pensées et ses sacrifices : ce fut l’ex-père Hyacinthe, carme déchaussé, ancien supérieur de la maison de Paris. Cette conversion lui tenait tant à cœur, qu’elle m’en parlait sans cesse de vive voix et par lettres. Elle m’écrivait, le 8 juillet 1891 : " Il est bien coupable, plus coupable peut-être que ne l’a jamais été un pécheur qui se soit converti, mais Jésus ne peut-il pas faire une fois ce qu’il n’a jamais fait ? et s’il ne le désirait pas, aurait-il mis dans le coeur de ses pauvres petites épouses un désir qu’il ne saurait réaliser ?... Un jour viendra où Il lui ouvrira les yeux... La confiance fait des miracles, ne nous lassons pas de prier, afin que notre frère, un fils de la Sainte Vierge, revienne vaincu se jeter sous le manteau de la plus miséricordieuse des mères " 103. Elle n’oublia jamais cette [708] grande intention, et sa dernière communion ici-bas fut pour le pauvre prodigue, le 19 août 1897, en la fête de saint Hyacinthe. Le père Hyacinthe mourut, le 9 février 1912, apparemment dans l’impénitence finale ; mais une lettre de monsieur d’Orgeval Dubouchet, de 17 avril 1912, nous assure, qu’en mourant, le pauvre pécheur avait murmuré ces mots : " Mon doux Jésus ! ".

[Savez-vous quelle fut la source de ce témoignage et quelle en est la valeur ?- Réponse] :

Malheureusement je n’ai pas pensé à demander de plus amples renseignements sur ce personnage.

[Réponse à la trente-quatrième demande] :

Dès ses jeunes années, la Servante de Dieu se montra assidue aux pratiques de l’aumône spirituelle. Etant au pensionnat, elle choisit pour amies celles de ses compagnes qui étaient moins heureuses chez elles et auprès desquelles se pouvait faire quelque bien. Il en fut une en particulier, peu attrayante sous tous rapports, et à qui elle témoignait beaucoup d’intérêt pour l’attirer à la piété. Seule la charité fraternelle pouvait la guider dans ce petit apostolat où n’entrait aucun attrait de nature. A la maison, elle instruisait des enfants pauvres ; c’était pour leur faire aimer le bon Dieu. Elle, si timide alors, liait conversation avec les ouvrières venant chez nous, c’était pour leur parler de Dieu. Il y avait entre autres une femme de journée impie, dont elle ne put rien obtenir, sinon de porter jusqu’à sa mort une médaille de la Sainte Vierge [709], qu’elle détacha de sa chaîne de cou pour la lui passer.

Enfin la petite Thérèse avait si bon coeur, elle savait s’oublier si parfaitement, qu’elle était la joie de sa famille et la préférée des domestiques pour lesquelles elle avait beaucoup d’égards, ne trouvant pas juste qu’étant les fils d’un même père, les uns servent les autres. Cette condition de la société humaine lui faisait désirer le ciel où chacun sera traité selon son mérite.

Au Carmel, sa charité revêtit les mêmes formes : je ne la vis jamais se plaindre des occasions de souffrance qui lui étaient personnelles : elle supportait tout en silence pour éviter de faire de la peine ; ainsi, à la lessive, quand une laveuse maladroite ou distraite l’aspergeait d’eau sale, elle ne disait rien.

Ses préférences étaient pour les soeurs les moins sympathiques ; je la voyais toujours se placer auprès d’elles en récréation. Afin d’épanouir une soeur affligée d’idées noires, elle demanda d’être son aide, emploi dans lequel personne ne pouvait tenir à cause de son malheureux caractère. Un jour, n’ayant pas d’autre moyen de m’ouvrir les yeux sur la charité fraternelle et les luttes qu’elle exige, elle me confia les efforts qu’elle devait faire pour surmonter son antipathie naturelle pour une certaine soeur. Le nom de cette soeur me surprit beaucoup, car c’était avec celle-là qu’elle paraissait avoir le plus d’intimité tellement que soeur Marie du Sacré-Coeur en était jalouse. Une malade nerveuse, d’ailleurs instruite et intelligente, avait mille bizarreries qui étaient l’épouvantail des infirmières. C’est à son propos que soeur Thérèse [710] me dit : " L’emploi d’infirmière est celui qui me plairait le mieux : je ne voudrais pas le solliciter, j’aurais peur que ce ne soit présomption, mais si on me le donnait je me croirais bien privilégiée ".

Sa charité allait, on pourrait presque dire, jusqu’à sacrifier ses intérêts spirituels ; je l’ai vue, ayant trouvé un livre qui lui faisait beaucoup de bien, ne pas en terminer la lecture, et le passer aux soeurs, de sorte qu’elle ne l’acheva jamais, malgré son désir.

Elle sacrifiait au bien du prochain ses goûts personnels, même en matière de pratiques spirituelles. Ainsi pour exciter à la vertu sa compagne de noviciat, soeur converse qu’elle essayait d’éclairer, elle feignit d’avoir besoin pour elle-même du système compliqué de pratiques qui convenait à cette soeur. Tous ces moyens étaient pourtant contre ses goûts. Elle m’écrivait le 23 juillet 1893, alors que j’étais dans le monde : " Je suis obligée d’avoir un chapelet de pratiques, je l’ai fait par charité pour une de mes compagnes. Je suis prise dans des filets qui ne me plaisent pas " 104. Cependant elle condescendait de si bonne grâce à la tournure d’esprit de sa compagne, que celle-ci pouvait être persuadée qu’elle la stimulait elle-même.

Elle avait un talent particulier pour dérider les soeurs qui étaient dans la tristesse : elle s’y employait par son air aimable, sa bonne grâce, son sourire plein d’affection. Si elle ne pouvait absolument réussir, elle demandait intérieurement au bon Dieu de les consoler lui-même. Elle recevait bien celles qui venaient la [711] déranger, ne témoignant jamais d’ennui ni de fatigue et répondant au premier appel.

La Servante de Dieu s’efforça toujours de faire oublier aux religieuses qu’elle avait ses soeurs dans le même monastère. Elle disait qu’il fallait se faire pardonner de vivre sous le même toit. Pour ne donner qu’un exemple, qu’on peut encore constater aujourd’hui, de cette discrétion charitable : dans les groupes photographiques de communauté, elle est toujours entourée d’autres religieuses et presque jamais réunie à ses soeurs. Dans sa dernière maladie, elle se disait heureuse d’habiter une cellule où on ne l’entendait pas tousser, et quand elle fut descendue à l’infirmerie, elle ne souffrait pas qu’on la veillât la nuit. Elle ne voulait pas non plus que l’on tuât les mouches qui la tracassaient, disant que c’étaient ses seules ennemis et qu’elle leur pardonnait pour obéir au précepte de Notre Seigneur.

[Réponse à la trente-cinquième demande] :

La compassion de la petite Thérèse pour les pauvres était touchante, elle ne pouvait voir souffrir les malheureux, et leur portait l’aumône avec une telle expression de tendre respect qu’on en était ému. Elle disait plus tard que si elle avait été libre de sa fortune, elle se serait certainement ruinée, car elle n’aurait pu voir un pauvre dans le besoin, sans lui donner aussitôt ce qui lui manquait. Un jour qu’un vieillard infirme avait refusé son aumône, elle fut si peinée de l’avoir froissé sans doute en le prenant pour [712] un mendiant, qu’elle voulait, pour réparer sa méprise, lui donner le gâteau de sa collation. N’ayant pu le rejoindre, elle se consola en formant la résolution de prier pour lui le jour de sa première communion, qui alors était éloignée de quatre ans.

Ce genre de charité matérielle envers les pauvres ne se trouvant pas assez à sa portée, à cause de sa jeunesse, elle s’appliqua surtout à la charité intérieure, où le champ est si vaste. Sa seule préoccupation était de s’ingénier à faire plaisir autour d’elle ; son seul chagrin, celui de causer la moindre peine.

C’est cet esprit de charité envers le prochain qui l’a portée à demander à Dieu la faveur de passer son ciel à faire du bien sur la terre.

Au Carmel, elle me recommandait beaucoup de soigner les malades avec amour, de ne pas faire cet ouvrage comme un autre, de l’accomplir avec soin et délicatesse, comme si réellement on rendait ce service à Dieu même. Un jour elle m’écrivit ce petit billet : " Tout à l’heure vous portez de petites tasses à droite et à gauche ; un jour, Jésus, à son tour, ira et viendra pour vous servir " 105.

[Réponse à la trente-sixième demande] :

La Servante de Dieu soulageait les âmes du purgatoire par tous les moyens en son pouvoir, principalement en gagnant des indulgences. Elle avait fait l’ " Acte héroïque " et remis entre les mains de la Sainte Vierge tous ses mérites de [713] chaque jour, afin qu’elle les appliquât à son gré, et de même tous les suffrages qui lui seraient donnés après sa mort. Les seuls suffrages, qu’elle se permit d’appliquer à une intention spéciale, furent pour Pranzini, ce pécheur qu’elle avait converti par ses prières et ses sacrifices. Chaque fois que notre famille offrait de lui donner quelque chose, à l’occasion de ses fêtes ou anniversaires, elle demandait de l’argent, et, avec la permission de notre mère, faisait dire des messes pour le repos de l’âme de Pranzini : " C’est mon enfant, disait elle -, il ne faut pas que je l’oublie maintenant " 106.

Le jour de sa profession, elle demanda au bon Dieu de vider les prisons du purgatoire.

Elle disait chaque jour la prière : " O bon et très doux Jésus... ", les six Pater et Are scapulaire de l’Immaculée Conception, et une certaine pratique de dévotion qu’on lui avait dit être très riche en indulgences, elle la remplit jusqu’à sa mort.

Comme elle ne faisait plus de prières vocales, étant trop malade, on voulut la dispenser de cette dernière, mais elle implora en disant : " Je ne puis plus faire que cela pour les âmes du purgatoire, et c’est si peu de chose ! " 107, et on la laissa libre. Tant qu’elle le put, elle fut fidèle à l’exercice du chemin de la croix plusieurs fois la semaine.

[Session 33 : - 25 août 1915, à 10h. et à 2h. de l’après-midi]

[717] [Réponse à la trente-septième demande] :

La Servante de Dieu s’est toujours distinguée par sa prudence, ne donnant jamais libre cours au premier mouvement de la nature. Son grand moyen était le silence. Elle l’avait appris de la Sainte Vierge dont l’exemple la ravissait d’admiration, principalement lorsqu’elle préféra être soupçonnée, plutôt que de s’excuser auprès de saint Joseph en lui révélant le mystère de l’Incarnation. Elle m’en parla souvent pour me faire apprécier cette conduite si simple et pourtant si héroïque. Comme Marie, elle aimait à garder toutes choses en son coeur, ses joies comme ses peines ; cette réserve fut sa force et le point de départ de sa perfection, comme aussi son cachet extérieur qui la distinguait du commun par sa grande pondération.

Toute petite enfant, elle gardait déjà ce silence prudent et ne disait que des paroles qu’elle voulait dire : " Ainsi - écrit-elle, j’avais pris l’habitude de ne jamais me plaindre, et lorsque j’étais accusée injustement, je préférais me taire " 108. Mais, si elle gardait le silence pour ne pas s’excuser, elle avait la sagesse de parler pour s’accuser. Ainsi, lorsqu’elle avait fait quelque maladresse, elle allait vite le dire.

On remarquait, à la maison, ce parfait équilibre des facultés : sa volonté régnait en souveraine dans son petit intérieur ; elle était sérieuse et réfléchie. A [718] la mort de ma mère, la Servante de Dieu, qui n’avait pas encore cinq ans, fit preuve d’un tact et d’une délicatesse incroyables : j’avais pris Marie, notre soeur aînée, pour ma seconde mère ; Thérèse se jeta alors dans les bras de Pauline en disant : " Pour moi, c’est Pauline qui sera maman ! " 109. Elle me dit plus tard avoir agi ainsi pour que Pauline n’ait pas de peine et ne se croie pas délaissée. Je restai très étonnée d’une pareille présence d’esprit car Marie, sa marraine, avait eu jusque-là soin de nous, tandis que nous voyions peu Pauline qui était alors en pension.

Ce tact exquis ne fit que se développer dans une nature aussi bien douée. A Lisieux, j’allais avoir quatorze ans, elle n’en avait guère que dix : nos rapports étaient des plus familiers, nous partagions la même chambre et le même lit. Cette différence d’âge me donna l’occasion de remarquer sa grande discrétion et son extrême réserve.

Sa prudence se manifesta aussi en pension, lorsque, voyant ses compagnes rechercher l’affection particulière d’une maîtresse, elle s’aperçut tout de suite de la vanité de ces rapports et s’en éloigna avec une sainte terreur.

Elle ne fut pas moins prudente dans les négociations destinées à lui ouvrir les portes du cloître à quinze ans. Elle eut à lutter contre de fortes oppositions et à vaincre son extrême timidité, jusqu’à parler au Souverain Pontife pour en obtenir la faveur désirée. Néanmoins je la vis toujours calme et patiente dans cette affaire, n’ayant pas de mots amers contre ceux qui contrariaient [719] ses plans.

Au Carmel, la Servante de Dieu eut de bonnes occasions d’exercer sa prudence. Toute sa vie religieuse se passa sous le gouvernement troublé de mère Marie de Gonzague ; celle-ci, qu’elle fût prieure ou non, ne souffrait point qu’une autre qu’elle-même eût l’autorité. On ne peut se faire une idée de la diplomatie qu’il fallait employer pour éviter les scènes. La Servante de Dieu sut faire de ces difficultés une occasion de vertu tandis que certaines âmes y trouvaient un écueil. Dans ce bouleversement général elle ne se départit jamais de son union à Dieu, du souci de sa perfection personnelle. S’il est vrai que sa déférence à l’autorité demeura entière à l’égard de cette mère prieure, il n’est pas moins vrai que la Servante de Dieu voyait tous les défauts de notre malheureuse mère, elle les déplorait et tâchait d’arrêter le mal qui pouvait en résulter pour la communauté. C’est ainsi qu’elle intervint courageusement pour détacher une religieuse d’une affection humaine et servile qu’elle avait conçue pour mère Marie de Gonzague. Elle fit preuve dans cette circonstance d’une sagesse remarquable, sachant donner cet avis difficile, sans éloigner pourtant cette soeur de l’obéissance et du respect dus à l’autorité de la prieure. D’ailleurs, je suis encore dans l’admiration de son habilité à concilier un parfait esprit de foi envers l’autorité avec la juste connaissance des graves défauts de celle qui la détenait.

Je dois dire en particulier comment sa prudence se manifesta par sa fidélité à prendre conseil dans les [720] circonstances graves de sa vie.

J’ai dit, dans ma déposition au Procès de l’ordinaire, que " la Servante de Dieu n’avait jamais eu, à proprement parler, de directeur spirituel " 110 ; j’entendais par là qu’elle n’éprouvait pas le besoin d’une direction habituelle, distincte de la confession, comme cela se pratique souvent en France, mais elle avait soin de demander conseil chaque fois qu’elle rencontrait une difficulté dans sa vie spirituelle. Ainsi à l’âge de dix ans, elle consulte au sujet de quelques inquiétudes de conscience : " Je le dis à mon confesseur qui essaya de me tranquilliser ", lit-on dans l’ " Histoire de sa vie " . Plus tard, au moment de sa première communion, le révérend père Pichon, jésuite, directeur de notre soeur Marie, écrit à la Servante de Dieu. Quatre ans plus tard, le même père jésuite est mis au courant des affaires de sa vocation, et l’encourage dans ses démarches. Au Carmel, elle profitait avec empressement tous les trois mois du confesseur extraordinaire. Au moment des retraites ou quand il passait un religieux, elle recherchait avec avidité les conseils du prédicateur.

Voici sa manière de voir sur l’utilité des directeurs : " Je le sais, écrit-elle,- le bon Dieu n’a besoin de personne pour faire son oeuvre, mais de même qu’il permet à un habile jardinier d’élever des plantes rares et délicates, et qu’il lui donne pour cela la science nécessaire, se réservant pour lui-même le soin de féconder, ainsi Jésus veut être aidé dans la divine culture des âmes " 112.

 

[721] Dans son Histoire, elle mentionne la joie qu’elle éprouva, lorsque le révérend père Pichon, S. J., lui eut assuré " qu’elle avait conservé son innocence baptismale " et la paix qui remplit son coeur, lorsque le révérend père Alexis " la lança à pleines voiles sur les eaux de la confiance et de l’amour qui l’attiraient si fort ". Elle montra encore sa déférence en suivant les conseils d’un directeur qui lui indiqua de copier le Credo et de le porter sur son coeur pour démentir ses tentations contre la foi.

[Suite de la réponse à la trente-septième demande] :

On peut noter sur cette même question des directeurs que tous ceux à qui elle a confié successivement sa conscience, ont invariablement témoigné pour elle la plus grande estime.

Il est vrai que les affirmations de l’un ou de l’autre de ceux qu’elle consulta lui furent parfois une occasion d’épreuve. Ainsi quand le père Blinot, S.J., [722] lui dit que c’était présomption d’aspirer à la sainteté, ou encore, lorsque, à la fin de sa vie, l’aumônier lui dit que ses tentations contre la foi la constituaient dans un état très dangereux. C’est à cause de ces mauvaises fortunes, voulues par Dieu sans doute, qu’elle se tourna vers Jésus " le Directeur des directeurs " et qu’elle dit avoir fait l’expérience qu’il ne faut pas trop compter sur des secours qui peuvent manquer au premier moment.

[Réponse à la trente-huitième demande] :

La sagesse de ses conseils se révèle surtout dans les avis qu’elle donne pour la formation des novices.

Pendant ces directions, elle était très vigilante à recourir à Dieu par la prière. Ayant été moi-même une de ses novices, j’ai toujours remarqué son grand renoncement, sa patience à nous écouter, à nous instruire, sans chercher pour elle l’ombre d’une consolation. " Je ne cherchais pas à être aimée - me dit-elle dans une conversation peu de temps avant sa mort,-, je ne m’occupais pas de ce qu’on pouvait dire ou penser de moi, je ne cherchais qu’à faire mon devoir et à contenter le bon Dieu " 116. Exaucée dans la prière qu’elle avait faite, jamais elle ne vit aucune novice s’attacher à elle humainement, et cependant, toutes recouraient avec confiance à sa direction. Même quelques anciennes, remarquant sa prudence céleste, vinrent aussi la consulter en secret.

Elle ne demandait point à toutes les mêmes sacrifices. " En dirigeant les autres, écrit-elle, il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider [723] les âmes, non par sa propre voie, par son chemin à soi, mais par le chemin particulier que Jésus leur indique " 117

Voici, en particulier, quelques-unes de ses instructions : " En communauté, chacune doit essayer de se suffire à soi-même, et ne pas demander des services dont on peut se passer ". " Pour ne demander qu’à la dernière extrémité des dispenses ou des permissions, dites-vous intérieurement ‘si chacune faisait la même chose ?’... la réponse vous fera voir tout de suite le désordre qui en résulterait et vous donnera l’équilibre à garder " 118. Bien qu’elle nous recommandât de faire toutes choses le plus parfaitement possible, elle disait cependant qu’avant tout, il fallait se conformer aux usages, parce que quelque fois un zèle indiscret peut nuire à soi-même et aux autres. " Souvent - disait-elle - on se sent fatiguée seulement parce que les autres oublient de nous plaindre. On dirait à une soeur : ‘Vous êtes bien fatiguée, allez vous reposer !’, aussitôt elle ne sentirait plus de fatigue " 119. Je lui disais un jour : " Je veux bien accepter les réprimandes quand elles sont justes, mais quand je ne suis pas en défaut, je ne puis les supporter ". " Voilà qui est tout le contraire de moi - me répondit-elle - : j’aime mieux être accusée injustement, car je n’ai ainsi rien à me reprocher et j’ai la joie d’offrir au bon Dieu cette humiliation " 120. Elle m’expliqua une autre fois combien la nature est portée à trouver facile ce qui vient de notre inspiration personnelle, tandis que, au contraire, il y a toujours des si et des mais, quand ce sont les idées des autres qu’il faut adopter. " Nous voyons d’un bon oeil les soulagements que l’on donne aux autres, quand c’est nous qui [724] les leur avons obtenus, mais si nous n’y sommes pour rien, mille tentations s’élèvent en notre coeur et nous trouvons à redire à tout ce que nous n’avons pas touché " 121

L’ensemble de sa doctrine spirituelle et de ses directions se résume dans ce qu’elle appelait " sa petite voie d’enfance ". Elle se ramène, ce me semble, à deux idées générales : l’abandon et l’humilité. Je l’ai particulièrement étudiée sous ce dernier aspect qui m’a le plus frappée, dans les instructions de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus à ses novices. " Pour marcher dans la ‘petite voie’ - disait-elle - il faut être humble, pauvre d’esprit et simple " 122

Humilité

Dans les instructions particulières qu’elle faisait à chacune des novices, il fallait toujours en revenir là. Le fond de ses enseignements était de nous apprendre à ne pas s’affliger en se voyant la faiblesse même, mais plutôt à nous glorifier de nos infirmités. " Vous devriez vous réjouir de tomber, me dit-elle un jour - car si, en tombant, il ne devait pas y avoir offense de Dieu, on devrait le faire exprès afin de s’humilier. Vous prétendez gravir une montagne, mais le bon Dieu veut vous faire descendre au fond d’une vallée où vous apprendrez le mépris de vous-même " 123. En effet, au lieu de chercher à excuser ses imperfections, elle s’en servait pour plaider sa cause, pour prouver au bon Dieu combien elle avait besoin de son secours. Elle écrit : " Je confie à Jésus, je lui raconte en détail mes infidélités, pensant, dans mon téméraire abandon, acquérir ainsi plus d’empire, attirer plus [725] pleinement l’amour de celui qui n’est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs " 124. C’est dans ce sens qu’elle chante :

" Ma joie est de rester petite, aussi, quand je tombe en chemin, je puis me relever bien vite, et Jésus me prend par la main " 125.

C’était son habitude de se classer parmi les faibles, d’où est venue l’appellation de " petites âmes ". Elle m’écrivait ce billet quelque temps avant sa mort, le 7 juin 1897 : " Rangeons-nous humblement parmi les imparfaits, estimons-nous de ‘petites âmes’ que le bon Dieu doit soutenir à chaque instant. Dès qu’il nous voit bien convaincus de notre néant, il nous tend la main, mais si nous voulons encore essayer de faire quelque chose de grand, même sous prétexte de zèle, il nous laisse seules ".

Pauvreté spirituelle

Comme les petits enfants qui n’ont rien en propre et dépendent absolument de leurs parents, elle voulait qu’on vive au jour le jour, sans faire de provisions spirituelles.

Elle eut toujours cet attrait du dénuement complet. Dès 1889, à 16 ans, elle m’écrivait en parlant d’elle-même : " Le ‘grain de sable’ veut se mettre à l’oeuvre, sans joie, sans courage, sans force, et c’est tous ces titres qui lui faciliteront l’entreprise " 127. Un jour que, la voyant si délicate avec le bon Dieu, je me plaignais de ne pas être comme elle, elle me fit faire cette prière : " Mon Dieu, je vous remercie de ne pas avoir un seul [726] sentiment délicat et je me réjouis d’en voir aux autres ". Je lui exprimais le désir d’avoir de la mémoire pour retenir les textes de l’Écriture Sainte, elle me dit : " Ah ! vous voilà encore qui voulez posséder des richesses ! S’appuyer là-dessus, c’est s’appuyer sur un fer rouge, il en reste une petite marque " 129. En 1896, étant sa novice, je reçus ce billet, comme de la part de la Sainte Vierge : " Si tu veux supporter en paix l’épreuve de ne pas te plaire à toi-même, tu donneras à Jésus un doux asile ; il est vrai que tu souffriras puisque tu seras à la porte de chez toi, mais ne crains pas, plus tu seras pauvre, plus Jésus t’aimera ".

Simplicité

Le 25 avril 1893, elle m’écrit une lettre dans laquelle, comparant Notre Seigneur à la fleur des champs et l’âme à la goutte de rosée, elle dit : " Heureuse petite goutte de rosée qui n’est connue que de Jésus ! N’envie pas le clair ruisseau..., son murmure est bien doux, mais les créatures peuvent l’entendre, et puis le calice de la fleur des champs ne saurait le contenir. Pour être à Jésus seul, il faut être petit comme une goutte de rosée. Oh ! qu’il y a peu d’âmes qui aspirent à rester ainsi petites ! Le fleuve, disent-elles, et le ruisseau ne sont-ils pas plus utiles que la goutte de rosée ?... Sans doute ces personnes ont raison... mais elles ne connaissent pas la ‘Fleur champêtre’ qui a voulu habiter sur notre terre d’exil... Notre bien-aimé n’a pas besoin de nos belles pensées, de nos oeuvres éclatantes... Il ne s’est fait la ‘Fleur des champs’ que pour nous montrer com- [727]bien il chérit la simplicité... Quel privilège d’être appelé à être une petite goutte de rosée ! Mais pour y répondre, comme il faut être simple ! " 131.

[Session 34 : - 26 août 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[730] [Réponse à la trente-neuvième demande] :

Il me semble que j’ai dit tout ce que je savais à ce sujet, en répondant aux questions sur la foi et sur l’amour de Dieu.

[Réponse à la quarantième demande] :

La Servante de Dieu eut toujours un très grand respect pour ses parents.

Jamais je ne l’ai entendue dire la plus petite parole qui pût les contrister, même après avoir été grondée injustement.

Lorsqu’étant dans le monde, je lui envoyais des fleurs, elle se gardait bien de se les approprier, bien qu’elle les reçut directement comme portière. Elle les aurait plutôt laissées se faner que de les prendre pour [731] son petit Jésus sans un ordre exprès de notre mère. Pendant sa maladie, comme nos parents lui avaient envoyé des fruits, elle nous dit : " Qu’il est bon, ce raisin-là ! Mais je n’aime pas ce qui me vient de ma famille " 132. Et cependant, on ne peut voir coeur plus affectueux pour les siens que ne fut celui de soeur Thérèse. Elle nous témoignait dans l’intimité toute sa tendresse pour nous. Ayant vu des exemples de saints qui s’éloignaient de leurs parents pour plus de perfection, en cessant ou modifiant leurs rapports avec eux, elle disait être bienheureuse " qu’il y ait plusieurs demeures dans la maison du bon Dieu ", et que sa demeure à elle ne serait pas celle de ces grands saints, mais de ces petits saints qui aiment beaucoup leur famille.

Dès sa plus tendre enfance, la franchise de la Servante de Dieu était remarquable. Elle s’accusait elle-même des moindres fautes. Ma mère écrivait en parlant d’elle : " La petite ne mentirait pas pour tout l’or du monde " 133.

Les derniers jours qui précédèrent la mort de notre mère, on nous envoyait ensemble chez une parente. Dans une de ces occasions, je me souvins en chemin que nous n’avions pas récité notre prière. Je dis à Thérèse : " Faut-il dire à cette dame que nous n’avons pas fait notre prière ? ". " Oh ! oui ", me répondit-elle d’un ton résolu, malgré qu’elle sût bien, comme moi, que cette dame n’était pas pieuse 134.

Plus tard, au Carmel, cet amour du droit et de la vérité ne fit que s’accroître pour atteindre un degré [732] vraiment héroïque. Ainsi, elle aurait préféré tomber dans la disgrâce de mère Marie de Gonzague et être chassée de la communauté plutôt que de ne pas faire son devoir en laissant sa compagne de noviciat s’attacher trop humainement à cette prieure. La justice envers ses novices était si grande, qu’elle ne faisait point acception de personnes, et chacune, même les plus déshéritées de la nature, pouvaient se croire les plus aimées.

La Servante de Dieu avait coutume de dire que " tout est grâce " 135, aussi, entretenait-elle dans son coeur un sentiment constant de vive reconnaissance, soit à l’égard de Dieu, soit à l’égard des personnes.

Toute son " Histoire " est d’ailleurs un hymne de reconnaissance. Elle débute ainsi : " Je vais commencer à chanter ce que je dois dire éternellement : les miséricordes du Seigneur " 136. Elle appréciait grandement le bienfait de la vocation religieuse, et m’écrivait à ce sujet : " Parfois, je ne puis y croire ; qu’ai-je fait au bon Dieu pour qu’il me comble ainsi de ses grâces ? " 137. Entrée à mon tour au Carmel, et trouvant la Règle fort austère, je pensais faire beaucoup pour le bon Dieu, aussi demandai-je à soeur Thérèse de me composer un cantique redisant tous les sacrifices que j’avais faits, et dont chaque strophe se terminerait par : " Rappelle-toi ". Quelle ne fut pas ma surprise de trouver qu’elle avait interverti le sens indiqué : dans le cantique qu’elle composa, c’est Jésus qui est le donateur et c’est l’âme [733]qui est l’obligée.

[Réponse à la quarante-et-unième demande] :

A l’âge de trois et quatre ans la Servante de Dieu savait déjà supporter et se priver. C’est ainsi que, pour ne pas me quitter lorsque Marie me donnait mes leçons, elle s’enfermait là des heures entières sans dire un seul mot, condition posée à son admission au cours. Elle était toujours patiente, ne s’agitant point comme les autres enfants. Elle se laissait prendre avec douceur ce qui était à elle. A cet âge, elle faisait beaucoup de sacrifices appelés par nous " pratiques". Elle avait un petit chapelet à grains mobiles et tirait une perle chaque fois qu’elle s’était renoncée. Ces " pratiques " tenaient une si grande place dans son enfance, qu’elle s’en entretenait sans cesse avec moi, ce qui intriguait fort une voisine qui entendait nos conversations. Plus tard, Thérèse n’abandonna pas cette pieuse habitude et se prépara à sa première communion par un tissu de petites mortifications. Elle avait 9 ans quand elle sut se dominer jusqu’à accepter, sans un mot d’instance, la privation que Marie lui imposait de ne pas apprendre le dessin avec moi. Dès ce temps-là elle avait pris l’habitude d’arrêter ses lectures à l’heure dite, même au milieu du passage le plus intéressant. De même, quand elle fut plus grande, s’appliquant seule à des études spéciales d’histoire et de sciences qui la captivaient, elle n’y employait pour se mortifier qu’un temps déterminé. [734] En toute occasion, elle s’adjugeait la dernière place et prenait pour sa part ce qui était le moins commode, aussi bien en voyage qu’à la maison. C’est à cette époque qu’elle se corrigea de sa grande sensibilité par un acte de courage vraiment extraordinaire, lorsqu’elle se dompta, en refoulant ses larmes jusqu’à paraître joyeuse en face d’une observation que lui fit mon père. C’était dans la nuit de Noël 1886.

La Servante de Dieu ne cherchait pas, pour se mortifier, des choses extraordinaires, et même n’était pas d’un rigorisme absolu au sujet des satisfactions permises. En cela, comme en tout le reste, elle procédait avec simplicité et ne refusait pas de bénir le bon Dieu dans ses oeuvres. Ainsi, elle aimait à toucher les fruits, la pêche en particulier, admirant sa peau veloutée ; de même, à distinguer entre eux les parfums des fleurs. Mais si elle eût senti un plaisir naturel, même en ces choses innocentes, elle se fût arrêtée aussitôt, ce qu’elle faisait fidèlement puisqu’au moment de la mort, elle n’avait à se reprocher, dans toute sa vie, que d’avoir pris plaisir, une fois et un instant, à respirer un flacon d’eau de Cologne qu’on lui avait donné en voyage.

Voici quelques détails sur ses pratiques de mortification.

Elle accomplissait fidèlement le précepte de notre Règle de garder la modestie des yeux, mais toutefois sans contrainte. Pendant sa maladie, on m’apporta une boîte de baptême, dont le sujet décoratif [735] était charmant ; on le loua devant elle puis on posa la boîte sur la table, oubliant de la lui montrer. Elle se garda bien de réclamer. A l’oraison, elle se privait de jeter un coup d’oeil sur la pendule placée juste devant nous : " A quoi cela m’avancerait-il, me disait-elle - de savoir s’il y a encore cinq ou dix minutes, j’aime mieux m’en priver " .

[Suite de la réponse à la quarante-et-unième demande] :

Dans le monde, elle ne pouvait comprendre qu’on s’invite à dîner, disant qu’on devrait se cacher et faire comme à la dérobée cette action si basse, et ne se consolait qu’à la pensée que Notre Seigneur s’était assujetti à nos nécessités. Elle saisissait les petites occasions de mortifications qui ne peuvent nuire à la santé ; elle se les imposait toujours et en tous temps. Ce sont des pratiques bien minimes, sans doute, mais le bon [736] Dieu montre autant sa puissance dans la création des infiniment petits que des infiniment grands, et il me semble que soeur Thérèse a justement dévoilé sa force dans la multiplicité d’actes faibles et microscopiques, si l’on peut s’exprimer ainsi. Au dîner, par exemple, si le manche de son couteau ou de sa cuiller n’était pas bien essuyé, et, tout gluant, lui collait à la main, elle se gardait de faire cesser cette mortification qui lui coûtait extrêmement. Au sujet des mortifications du goût, je la vis un jour, pendant sa maladie, boire goutte à goutte un exécrable remède, je lui dis : " Mais dépêchez-vous, buvez cela d’un trait ! "- " Oh ! - me répondit-elle, je fais exprès de le bien goûter, ne faut-il pas que je profite de toutes les petites mortifications qui se rencontrent puisqu’il m’est interdit d’en faire de grandes ! " 139.

La Servante de Dieu faisait une grande attention à ne pas prendre ses aises. Ainsi, elle ne s’adossait pas, étant assise, ne croisait point les pieds, etc. Quant il faisait chaud, elle évitait de s’essuyer ostensiblement le visage, disant que c’était attirer l’attention sur le malaise dont on souffre. De même, en hiver, elle ne se frottait pas les mains, ne marchait pas courbée. Elle reprit sévèrement une novice qui avait mis, l’hiver, une épingle pour fermer ses manches et avoir moins froid.

A propos des instruments de pénitence, je lui disais qu’un sentiment naturel portait à éviter bien des mouvements quand on en portait, ou à se raidir sous la discipline pour moins souffrir. Elle me regarda étonnée, et reprit : " Moi, je trouve que ce n’est pas la peine de faire [737] les choses à moitié, je prends la discipline pour me faire du mal, et je veux qu’elle m’en fasse le plus possible, aussi, je m’incline de façon à avoir le corps très souple pour mieux sentir les coups " 140. Elle allait si vite qu’elle atteignait jusqu’à 350 coups par Miserere. Elle me dit que, plus elle ressentait la douleur vivement, plus elle souriait, afin que le bon Dieu voie bien, même sur son visage, qu’elle était heureuse de souffrir pour lui.

Quant aux mortifications de l’esprit et de la volonté, la Servante de Dieu était toujours fidèle à dominer ses passions ; malgré sa vive imagination, elle ne se montait pas la tête, prenant une extrême garde à n’agir jamais par premier mouvement. J’ai remarqué qu’elle ne demandait jamais de nouvelles ; si elle voyait un groupe quelque part, et que la mère prieure semblât y raconter quelque chose d’intéressant, elle se gardait bien d’aller de ce côté. Pour les parloirs, elle agissait de même, et trouvait toujours moyen de s’esquiver lorsqu’elle prévoyait avoir du plaisir. Une des poésies de soeur Thérèse ayant été envoyée à un personnage, il remercia par une lettre élogieuse dont elle n’entendit pas la lecture, ne se trouvant pas en communauté à ce moment-là. Elle me demanda donc, sans réfléchir, de lui communiquer cette lettre ; mais, quelques jours après, je m’aperçus qu’elle ne l’avait pas lue, et, sur mes instances, elle me dit qu’elle ne la lirait jamais pour se punir de l’avoir demandée.

C’est avec une héroïque patience, que la Servante de Dieu supportait d’être dérangée. Je découvris [738] même, un jour, sa tactique qui était de se mettre sur le chemin d’une religieuse qui facilement lui demandait des services. Elle m’enseigna elle-même cette méthode, à propos de mon emploi d’infirmière qui m’occasionnait de fréquents dérangements : " Quand on vous sonne, c’est le mieux - me dit-elle - ; il faudrait faire exprès de passer devant l’infirmerie afin qu’on vous dérange, répondre avec amabilité, promettre de revenir, avoir l’air contente, comme si c’était à vous qu’on rendait service. Oh ! voyez-vous, penser de belles et saintes choses, faire des livres, écrire des vies de saints, ne vaut pas l’action de répondre quand la cloche de l’infirmerie sonne et que cela dérange. Il faut être mortifiée pour ne pas faire un point de plus quand on vous appelle ; j’ai pratiqué cela et j’ai expérimenté la paix qui en découle ".

La Servante de Dieu, qui excellait dans tous les genres de mortification, n’eut garde d’oublier la mortification du coeur. Pour se mortifier sous ce rapport, elle laissait passer son tour de direction chez notre mère (sa chère Pauline, " sa petite mère "), je restai en cela très étonnée de son détachement. Elle désira beaucoup d’être envoyée au Carmel d’Hanoï, et fit même pour cela des instances, afin, disait-elle, " non pas d’y être utile, mais d’y souffrir l’exil du coeur " 142. A mon entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, après m’avoir embrassée comme le firent toutes les autres soeurs, elle s’enfuyait déjà, lorsque notre mère lui fit signe de m’accompagner dans la cellule qui m’était destinée : elle n’y serait pas venue sans cet appel. A la prise [739] d’habit de soeur Marie de l’Eucharistie, sa cousine germaine, elle se priva de l’accompagner à la porte de clôture pour la remettre à sa famille, et comme je lui faisais le reproche de ne pas avoir été là, elle me dit s’en être privée, parce qu’elle en avait trop le désir. Pendant sa maladie, elle nous dit à toutes les trois (mère Agnès, soeur Marie du Sacré-Coeur et moi) : " Quand je serai partie, faites bien attention à ne pas mener la vie de famille " 143.

Soeur Thérèse résuma en un mot tous ces actes de renoncements dans cette parole : " Depuis que je ne me recherche jamais, je mène la vie la plus heureuse que l’on puisse voir " 144.

[Réponse à la quarante-deuxième demande] :

Jusqu’à l’âge de 14 ans, la petite Thérèse fut " accessible à toute douleur " 145, selon son expression, mais elle savait dominer ses peines pour consoler les autres.

Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue manquer de patience dans son enfance ni plus tard. En pension, la petite Thérèse fut très persécutée par des élèves de sa classe plus âgées qu’elle et jalouses de ses succès : elle se contentait de pleurer en silence, sans me dire la cause de ses larmes, car j’y aurais mis bon ordre, elle préférait souffrir en secret pour l’amour du bon Dieu.

Elle s’étudiait à retenir une parole de réplique, à me rendre de petits services sans les faire valoir, et cela sans jamais défaillir.

 

[740] La nuit de Noël 1886, elle fit un acte de courage dont je fus témoin, et qu’elle appelle le point de départ de sa conversion. Dans cette circonstance elle domina absolument sa sensibilité trop impressionnable depuis la mort de sa mère. Elle raconte cet épisode dans son " Histoire " (pages 74-75, édit. in 8, 1914) 146. Elle ajoute : " Depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat " 147.

La Servante de Dieu montra une grande force d’âme dans les séparations que lui imposèrent les appels de Dieu dans la famille. Quand ses deux " mères ", Marie et Pauline, étaient entrées successivement au Carmel, elle avait accepté avec résignation ces sacrifices si douloureux, mais sa santé ne répondit pas à sa soumission et le chagrin de cette séparation ne fut peut-être pas étranger à la maladie qui l’atteignit en 1883. Lors de sa propre entrée au Carmel, elle quitta mon père qu’elle aimait tant, sans verser une seule larme, bien qu’elle se demandât si elle n’allait point mourir, tant sa douleur était intense.

Au Carmel, elle eut de fréquentes occasions d’exercer son courage. Les circonstances dans lesquelles s’est écoulée sa vie religieuse multipliaient d’ailleurs les difficultés qu’elle devait surmonter. Elle vécut en effet constamment sous la tutelle de mère Marie de Gonzague. En ce temps-là, tout était livré au caprice du moment, les règlements se faisaient et se défaisaient, des scènes épouvantables éclataient comme un orage, à propos de rien, mais toujours c’était la jalousie qui [741] en était le principe. Bien qu’un tel gouvernement fût pour les soeurs un sujet continuel de tentations, car il est bien difficile de ne pas murmurer en face de l’injustice, la Servante de Dieu faisait briller sa force d’âme, en supportant avec douceur le mal qu’on ne pouvait empêcher, et n’admettant aucune critique amère contre celle qui détenait l’autorité.

Dans ses graves maladies, la Servante de Dieu souffrit des maux qu’une direction bien réglée eût facilement évités. Elle en souffrit d’autant plus, qu’elle s’oubliait elle-même et qu’il eût fallu lui imposer les soulagements qu’elle ne sollicitait jamais. Après son premier crachement de sang (Vendredi Saint 1896), elle fut saintement joyeuse d’avoir la permission de continuer le carême dans toute sa rigueur, si bien que, la voyant si fervente, je ne me doutai pas de l’accident qui lui était arrivé ; je sus depuis qu’elle avait beaucoup souffert du jeûne cette année-là, mais, comme à son habitude, elle ne s’était pas plainte. De même, elle ne réclama aucun soulagement dans la fatigue extrême qu’elle éprouvait chaque jour à dire son office à l’heure même où sa fièvre était plus ardente. Après qu’on lui avait fait des pointes de feu (un jour, j’en comptais jusqu’à 500), elle allait se coucher sur sa paillasse, le soir venu. N’ayant point permission de lui mettre un matelas (j’étais alors infirmière), je n’avais d’autre ressource que de plier en quatre ma grande couverture et de la mettre sous son drap, ce que la Servante de Dieu acceptait avec reconnaissance, mais sans un [742] seul mot de critique sur la façon dont les malades étaient soignées. A la fin de sa maladie, elle resta un mois sans médecin. Celui de la communauté (monsieur le docteur de Cornières) partant en villégiature, avait confié sa malade aux soins du docteur La Néele, cousin de la Servante de Dieu. Mais il avait compté sans le caractère de mère Marie de Gonzague, qui prit jalousie de voir soeur Thérèse entre les mains de sa famille, et refusa l’entrée au docteur. Dans ces circonstances, la Servante de Dieu, non seulement ne se plaignit pas, mais arrêtait les échappées de notre juste indignation.

Il fallait aussi user de stratagème pour donner du sirop de morphine, mère Marie de Gonzague ayant pour théorie que de soulager ainsi une carmélite était honteux : jamais elle ne consentit à ce qu’on fasse des piqûres.

[Session 35 : - 27 août 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[745] [Suite de la réponse à la quarante-deuxième demande] :

La vertu de force que pratiquait la Servante de Dieu, elle voulait l’insinuer aussi à ses novices. Je lui dis un jour : " Autrefois, je me passionnais, je sentais [746] mon coeur battre de zèle, j’étais entreprenante, et, pour la gloire de Dieu, j’aurais été au bout du monde, sans avoir peur de rien, tandis qu’à présent, toutes ces impressions vives sont éteintes, et je me sens comme amoindrie ". - " Cela, me dit-elle, c’était la jeunesse ; le vrai courage n’est pas cette ardeur d’un moment qui fait désirer d’aller à la conquête des âmes au prix de tous les dangers, lesquels n’ajoutent qu’un charme de plus à ce beau rêve. Le vrai courage, c’est de désirer la croix au milieu de l’angoisse du coeur, et en même temps la repousser, pour ainsi dire, comme Notre Seigneur au jardin des Oliviers ". Elle m’écrivait : " Quand je ne sens rien, que je suis incapable de prier, de pratiquer la vertu, c’est alors le moment de chercher de petites occasions, des riens qui font plaisir à Jésus, plus que l’empire du monde ou même que le martyre souffert généreusement, par exemple un sourire, une parole aimable, alors que j’aurais envie de ne rien dire ou d’avoir l’air ennuyée. Quand je n’ai pas d’occasions, je veux au moins lui dire souvent que je l’aime, ce n’est pas difficile et cela entretient le feu dans mon coeur. Quand même il me semblerait éteint ce feu d’amour, je voudrais y jeter quelques petites pailles, et Jésus saurait bien le rallumer " (Lettre du 16 juillet 1893) 149.

Elle nous disait : " J’ai toujours été frappée de la louange adressée à Judith : ‘Vous avez agi avec un courage viril et votre coeur s’est fortifié’ ; il faut donc d’abord agir avec courage, puis le coeur se fortifie, et l’on marche de victoire en victoire ". Un jour que j’étais découragée, je rejetais mon état sur [747] ce que j’étais fatiguée. Elle me répondit : " Il ne faut jamais croire, quand vous ne pratiquez pas la vertu, que c’est pour une cause naturelle, comme la maladie, le temps ou le chagrin. Il faut que vous en tiriez un grand sujet d’humiliation, et vous ranger parmi les petites âmes, puisque vous ne pouvez pratiquer la vertu que d’une façon aussi faible " 151.

Pour sa force de caractère au milieu des dangers extérieurs, il arriva qu’un jour de fête de mère prieure, où la Servante de Dieu représentait Jeanne d’Arc sur le bûcher, elle faillit être effectivement brûlée vive, à la suite d’une imprudence qui alluma un commencement d’incendie, mais, sur un ordre de notre mère de ne pas bouger de sa place pendant qu’on s’efforçait d’éteindre le feu autour d’elle, elle resta calme et immobile au milieu du danger, faisant à Dieu le sacrifice de sa vie, comme elle l’a dit ensuite.

La plus dure épreuve de la vie de la Servante de Dieu fut celle de la maladie de mon père. C’est celle-là qu’elle désigne toujours sous le nom de grande épreuve. Sans doute, d’autres en subissent de semblables, mais la souffrance se mesure moins à l’effet brutal qui la produit qu’à la qualité de l’objet atteint, et il est peu de pères qui aient autant de titres à la reconnaissance de leurs enfants. Toute sa vie n’avait été qu’un dévouement plein de tendresse à notre égard. Ce n’est pas de l’amour seulement que nous avions pour lui, mais un culte. Ce cher père fut donc atteint d’une paralysie progressive qui affecta le cerveau et obligea de l’interner dans une maison de santé. Cette humiliation dura cinq années. Pendant cette douloureuse époque, la [748] Servante de Dieu ne cessa de soutenir notre courage par des paroles pleines de foi et d’espérance. Elle apprécie cette terrible épreuve comme un don royal du coeur de Dieu. " Il était temps - écrit-elle - qu’un aussi fidèle serviteur reçut le prix de ses travaux ; il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu donna au Roi du ciel, son Fils unique " 152. Elle m’écrit, en février 1889 : " Quel privilège Jésus nous fait en nous envoyant une si grande douleur ; ah ! l’éternité ne sera pas assez longue pour le remercier ! " 163. Et encore : " Jésus nous a envoyé la croix la mieux choisie qu’il a pu inventer dans son amour immense... Comment nous plaindre, quand lui-même a été considéré comme un homme frappé de Dieu et humilié " 151. Enfin, cette force dans la souffrance du coeur ne se manifestait pas seulement dans ses lettres, mais aussi dans ses paroles, où elle n’eut sur les lèvres que des bénédictions pour le bon Dieu. La Servante de Dieu mit cette épreuve au rang de ses plus grandes grâces, et en inscrivit la date avec ces mots : " Notre grande richesse " 155.

[Réponse à la quarante-troisième demande] :

La pureté rayonnait sur le visage de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus. Elle avait le type d’une vierge céleste et la sainteté de son âme répondait à son extérieur. Je l’appelais souvent " un ange incarné ", ce qui caractérisait ma pensée sur elle. Étant petite, elle charmait les personnes qui la regardaient. On voyait des enfants aussi jolies, mais il y avait quelque chose dans son regard que je n’ai jamais vu chez d’autres. On disait [749] couramment " qu’elle avait du ciel dans les yeux ". Mais le n 216 des Articles est, à mon avis, exagéré : jamais il n’y a eu d’ " odeurs célestes " émanant d’elle. Ce que nous avons vu était tout aussi beau, mais beaucoup plus simple, et c’est justement cette alliance du surnaturel avec le naturel qui donne à soeur Thérèse le charme exquis qui lui est propre. C’est à cette époque que, suivant son expression, " elle avait honte de son corps " 158, et plus tard, elle ne se consola d’en avoir un qu’en pensant à Notre Seigneur qui a bien voulu se faire homme comme nous.

Au début de son voyage d’Italie, craignant de découvrir le mal, elle recommanda sa pureté à la Sainte Vierge dans le sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, à Paris, et se mit sous la protection de saint Joseph, en lui faisant chaque jour une prière à cette intention, et jamais rien ne choqua ses regards, pas plus sur les places publiques que dans les nombreux musées que nous visitâmes.

A la descente du train, à Bologne, se trouvait une nuée d’étudiants ; l’un d’eux eut vite fait d’enlever Thérèse, dans ses bras sans que, dans la bagarre, nous ayons pu y prendre garde mais elle se recommanda à la Sainte Vierge et lança un tel regard à l’importun qu’il eut peur et lâcha prise instantanément.

Au Carmel, à cause des bruits de persécution qui nous ont toujours fait vivre comme sur un volcan, elle s’inquiétait beaucoup de savoir dans quelle mesure on peut exposer sa vie pour se soustraire à la violence, et je [750] sais qu’elle consulta plusieurs directeurs. Cependant elle n’était pas scrupuleuse. Son esprit droit et perspicace lui avait fait connaître toutes choses, et tout était beau à son regard limpide ; aussi ignorait-elle ce qu’était une mauvaise pensée. Elle louait le bon Dieu de toutes ses oeuvres, et les trouvait toutes, sans exception, marquées au cachet de la pureté divine. Toutes les siennes et son extérieur exprimaient la pureté. Pour sa conduite personnelle, elle me dit avoir toujours agi seule avec la même réserve et discrétion que si elle eût été en présence de quelqu’un.

Malgré qu’elle aimait tous les saints, elle voulut se mettre sous la protection spéciale de ceux qui sont vierges, et me fit remarquer que, d’après son choix, son reliquaire ne contenait que des reliques de vierges.

Dans sa sollicitude maternelle pour mon âme, elle souffrit beaucoup, c’est elle-même qui le dit dans son manuscrit, en me sachant exposée dans le monde à des dangers qui lui avaient été inconnus.

Un jour, où à l’occasion d’un mariage je devais assister à une soirée dansante, la Servante de Dieu s’alarma de telle sorte qu’elle pleura, me dit-elle, comme jamais elle n’avait pleuré, et me fit demander au parloir pour me donner ses instructions. Comme je trouvais qu’elle excédait un peu, car on ne pouvait pas " se ridiculiser ", elle parut indignée et me dit avec force : " O Céline ! considère la conduite des trois jeunes hébreux qui ont préféré être jetés dans une fournaise ardente plutôt que de fléchir le genou devant la statue d’or ; et toi, l’épouse de Jésus (j’avais fait voeu de chasteté), [751] tu veux bien pactiser avec le siècle, adorer la statue d’or du monde en te livrant à des plaisirs dangereux ! Souviens-toi de ce que je te dis de la part de Dieu ! Et voyant comment il a récompensé la fidélité de ses serviteurs, tâche de les imiter " 153.

[Suite de la réponse à la même demande] :

Je n’avais nulle envie d’adorer la statue d’or du monde, car j’abhorrais naturellement ces genres de divertissements, aussi je tins longtemps la résolution indiquée, au prix de bien des ennuis, et en froissant même plusieurs personnes, quand à la fin de la soirée, je fus littéralement emportée par un jeune cavalier. Mais, ô surprise ! il nous fut impossible d’exécuter un seul pas de danse. En vain, nous essayions de nous mettre en mesure avec la musique, car je faisais de mon mieux pour ne pas l’humilier ; enfin, lassés de nos essais, nous dames nous promener d’un " pas très religieux ", [752] et le pauvre monsieur, m’ayant reconduite à ma place, s’esquiva rouge de honte, sans plus reparaître de la soirée. Les personnes de ma connaissance n’avaient jamais vu chose pareille, ni moi non plus, et j’attribue aux prières de la Servante de Dieu cette étrange impossibilité.

Malgré son angélique pureté, voici ce que la Servante de Dieu pense des tentations contraires à cette vertu : " Les coeurs purs, m’écrit-elle, sont souvent environnés d’épines... alors les lis croient avoir perdu leur blancheur, ils pensent que les épines qui les entourent sont parvenues à déchirer leur corolle... mais les lis au milieu des épines sont les bien-aimés de Jésus : bienheureux celui qui a été trouvé digne de souffrir la tentation ! ". Elle me confia, au Carmel, " avoir regretté de ne pas souffrir les tentations contre la chasteté, pour offrir au bon Dieu tous les genres de martyre " 161. Elle trouvait qu’il était non moins glorieux de les avoir souffertes que d’en être préservé.

Il était une autre virginité à laquelle elle m’invitait, celle de l’oubli total de tout le créé. Elle m’écrivait : " La virginité est un silence profond de tous les soins de la terre, non pas seulement des soins inutiles, mais de tous les soins... Pour être vierge, il faut ne plus penser qu’à Jésus... Ma Céline chérie, faisons de notre coeur un parterre de délices où Jésus vienne se reposer... Ne plantons que des lis dans notre jardin, oui, des lis, et ne souffrons pas d’autres fleurs, car les autres peuvent être cultivées par d’autres, mais, les lis, il n’y a que les vierges qui peuvent en donner à Jésus " 162.

 

[753] [Réponse à la quarante-quatrième demande ] :

Naturellement, la Servante de Dieu n’était point du tout indifférente aux choses de la terre ; elle aimait tout ce qui est beau et de bon goût ; elle s’intéressait à son ouvrage et ce ne serait pas la connaître que de se la figurer tellement indifférente qu’elle n’aurait eu de goût à rien. Ce lui était une souffrance d’avoir à son usage des objets cassés ou détériorés. Je m’en aperçus un jour que j’avais fait une tache sur son sablier, et une autre fois, que les pieds d’une table fraîchement peinte avaient laissé des empreintes sur le plancher de sa cellule. Elle convient elle-même de cette délicatesse lorsqu’elle écrit dans son " Histoire ", qu’au commencement de sa vie religieuse, elle était contente d’avoir à son usage des choses soignées, et de trouver sous la main ce qui lui était nécessaire. Il lui fallu donc des efforts méritoires pour arriver à choisir " les objets les plus laids et les plus usés " 163, ce qu’elle pratiqua cependant avec une grande perfection. Voici quelques petits faits dont j’ai été témoin.

Je la vis, bien que très pressée, découdre la bordure de sa corbeille à ouvrage, pour changer la bande d’étoffe qu’elle trouvait trop belle et en mettre une laide à la place, casser la tête, en perle, d’une épingle, pour l’avoir brute à son usage, gronder une novice qui avait passé de l’huile de lin sur ses meubles de cellule et les lui faire laver à la brosse.

La Servante de Dieu gardait comme un trésor non seulement les objets disgracieux, mais aussi incommodes. C’est ainsi qu’elle eut toute sa vie religieuse une [754] petite lampe dont la mèche ne se remontait plus qu’en la tirant avec une épingle. A mon entrée, elle me passa son écritoire et son bénitier qui étaient convenables, cherchant pour elle dans les greniers des objets hors d’usage. Elle faisait durer ses plumes jusqu’à l’extrême usure, et pendant sa maladie elle les trempait dans du lait pour leur redonner la douceur, disait-elle.

Elle écrivit la première partie de son manuscrit sur des cahiers de deux sous, tout ce qu’il y a de plus mauvais papier, et pour la deuxième, il fallut la forcer à mettre ses lignes à une distance convenable sur un cahier quadrillé qu’on lui avait imposé. Quand elle composait ses poésies, c’était sur de vieilles enveloppes de lettres ou sur des chiffons de papier inutilisables. En hiver, s’il faisait un peu moins froid, elle étouffait sans rémission la chaufferette qu’on lui avait donnée par ordonnance du médecin. Elle avait aussi un profond mépris pour l’arrangement de ses vêtements, non pas qu’elle ne les mît en bon ordre sur elle, mais elle les prenait tels qu’on les lui donnait. Ayant eu une robe qui lui faisait fort mal, elle disait que cela lui était aussi indifférent qu’à un chinois. Au réfectoire, elle mangeait tous les restes qu’on lui donnait, se considérant comme une petite pauvre. Pendant sa dernière maladie, elle se privait de demander de l’eau glacée ou du raisin, disant qu’elle ne pouvait pas réclamer ce qui lui faisait simplement plaisir sans être nécessaire. Elle se trouva heureuse de ne posséder aucune copie de ses poésies qu’elle donnait toutes à mesure qu’elle les composait, bien qu’elle eût été contente d’en avoir des copies pour les [755] chanter en travaillant.

La Servante de Dieu s’était appliquée à ne pas tenir davantage aux biens spirituels qu’aux temporels. Un jour, à la récréation, une soeur s’étant emparée de ses pensées, elle eut un moment de combat intérieur, puis aussitôt, offrant cette peine à Jésus, elle comprit " que cette pensée appartenait à l’Esprit Saint et non pas à elle " 164. C’est elle-même qui m’a raconté ce trait. Elle répétait souvent ce passage de l’une de ses poésies adressées à la Sainte Vierge :

" Tout ce qu’il m’a donné, Jésus peut le reprendre. Dis-lui de ne jamais se gêner avec moi " 165.

Un jour, pendant sa maladie, nous lui disions : " Peut-être qu’au moment de votre mort nous aurons une vision céleste pour nous consoler ? ". Elle reprit vivement : " Oh ! non, jamais je n’ai désiré pour moi de grâces extraordinaires, ce n’est pas ‘ma petite voie’ ! Vous vous souvenez que j’ai toujours chanté : Je sais qu’à Nazareth, Vierge, pleine de grâces, tu vis très pauvrement, ne voulant rien de plus. Point de ravissements, de miracles, d’extases n’embellissent ta vie, ô Reine des élus ! " 166.

La Servante de Dieu enseignait aux autres cette parfaite pauvreté qu’elle pratiquait elle-même. Voici quelques instructions qu’elle me donna sur ce sujet. A propos d’une épingle anglaise qu’on m’avait prise et que je regrettais, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus me dit : " Oh ! que vous êtes riche ! vous ne pouvez pas [756] être heureuse... J’ai remarqué - ajouta-t-elle, qu’on donne encore assez volontiers, mais qu’il y a peu d’âmes qui se laissent prendre ce qui leur appartient, et cependant la parole du saint Évangile est là : ‘Si on vous prend ce qui vous appartient, ne le redemandez pas’ " 167.

Elle me dit une autre fois : " Tantôt, vous vous plaigniez qu’on avait mis votre panier en désordre, qu’il vous manquait des affaires, vous devriez plutôt être contente et vous dire : ‘Je suis pauvre, alors c’est tout naturel que je manque de quelque chose, on a bien fait de le prendre puisque ce n’est pas à moi’ " 168. Pendant sa maladie, je lui dis un jour : " Je voudrais que cette image, qui vous a appartenu, me reste à moi ". - " Ah ! me répondit-elle, vous avez encore des désirs !... Quand je serai avec le bon Dieu, ne demandez aucune de mes affaires, prenez simplement ce qu’on vous donnera, agir autrement ne serait pas être dépouillée de tout " 169. Pour souvenir de ma profession, elle me composa des armoiries avec cette devise : " Qui perd gagne " 170 ; elle m’expliquait que, sur la terre, il fallait tout perdre, tout se laisser prendre pour arriver à la pauvreté d’esprit.

[Réponse à la quarante cinquième demande] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus était parfaitement obéissante ; elle se laissait guider, et non seulement n’imposait pas sa volonté, mais ne la faisait même pas connaître, c’est ce qui lui a fait dire à la fin de sa vie : " Le bon Dieu fera toutes mes volontés au ciel, [757] parce que je n’ai jamais fait ma volonté sur la terre " 171.

A la maison, comme au pensionnat, j’ai toujours vu la petite Thérèse soumise à tout ; on ne l’entendait jamais objecter, discuter ou murmurer, même par manière d’amusement.

Au Carmel, jamais je n’ai vu soeur Thérèse en défaut pour la régularité, et elle avait en grande estime nos moindres observances ; aussi, elle ne pouvait supporter de critique à ce sujet. Elle partait toujours au premier son de la cloche. Lorsqu’elle était sonneuse, je la voyais quitter la récréation un demi quart d’heure avant l’heure réglementaire, comme c’est écrit dans le " papier d’exaction ". Cette conduite est héroïque, car on nous donne pour cela une certaine latitude, et beaucoup partent à la dernière minute.

Quand elle était de semaine pour les bas offices, elle s’y employait avec un soin tel que j’en parus étonnée et lui en fis la réflexion. Elle me dit tristement : " Oh ! qu’il y a peu de saintes religieuses ! Qu’il y en a peu qui ne font pas tout n’importe comment ! " 172, et elle me supplia de ne pas être de ce nombre de religieuses négligentes.

Trois ans après la profession, les novices sortent du noviciat, et, prenant rang parmi les capitulantes, elles ne sont plus tenues aux mêmes exigences. Ainsi les novices demandent leurs permissions générales toutes les semaines, tandis que les autres ne les demandent que tous les mois. Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus aurait dû, avec ses neuf ans de religion, être dégagée de ces liens, bien qu’elle [758] n’eût pas voix au chapitre en qualité de troisième soeur ; mais on oublia de le lui dire, et elle se garda bien d’y faire penser la mère prieure qui n’y pensa jamais. En conséquence, elle continua toute sa vie de demander ces permissions toutes les semaines.

Elle composait ses poésies tout en travaillant dans la journée, et attendait le temps libre du soir pour relever ses pensées sur le papier. Nous ne le sûmes qu’à la fin de sa vie. Je lui dis que c’était trop de sévérité, que d’ailleurs elle aurait obtenu facilement la permission de les écrire dans la journée. Elle me répondit : " Je me suis bien gardée de me faire donner des permissions qui m’auraient rendu la vie religieuse facile et agréable. Si le bon Dieu n’a pas permis que notre mère me le donnât d’elle-même, c’est qu’il voulait que je lui en fasse le sacrifice " 173.

Comme il est écrit de ramasser même les brindilles qui se rompent du balai, elle mettait de côté avec soin les taillures de ses crayons. Il fallait faire grande attention à ce qu’on disait devant elle, car un avis de sa mère prieure lui devenait un ordre jusqu’à la fin de sa vie. De son temps, cette obéissance fut particulièrement héroïque, car la pauvre mère Marie de Gonzague, avec son caractère versatile, faisait des règlements qui tombaient en désuétude sans qu’elle songeât à les révoquer, et j’ai vu la Servante de Dieu observer ces sortes de recommandations, plusieurs années après qu’elles avaient été faites et alors que personne ne s’en souvenait plus.

[Session 36 : - 30 août 1915, à 2h. de l’après-midi]

[762] [Suite de la réponse à la quarante-cinquième demande] :

La Servante de Dieu avait la permission de me parler comme à sa novice. J’ai remarqué souvent qu’elle se privait de s’épancher avec moi sur ce qui la regardait personnellement parce qu’elle n’avait pas reçu de permission formelle à ce sujet. Elle exerçait une vigilance vraiment héroïque pour ne pas outrepasser en cela ce qu’elle croyait la mesure de l’obéissance.

L’héroïcité de son obéissance se manifesta encore dans sa dernière maladie, quand elle resta un mois sans médecin, souffrant des douleurs atroces. Parfois nous laissions échapper notre indignation contre la jalousie de mère Marie de Gonzague, cause de cet abandon.

" Mes petites soeurs - nous disait-elle - il ne faut pas murmurer contre la volonté du bon Dieu ; c’est Lui qui permet que notre mère ne me donne pas de soulagement " 174.

La Servante de Dieu avait pris l’habitude d’obéir à chacune des soeurs, même à son propre détriment. Ainsi, pendant sa maladie, elle avait accompagné péniblement la communauté à l’ermitage du Sacré-Coeur et s’était assise pendant le chant du cantique. Une soeur lui fit signe de se joindre au choeur. Elle était épuisée et ne pouvait se tenir debout. Elle se lève néanmoins aussitôt et comme je lui en faisais le reproche après la réunion, [763] elle me répondit simplement : " J’ai pris l’habitude d’obéir à chacune comme si c’était le bon Dieu qui me manifestait sa volonté " 175.

Une des soeurs converses que sa vertu agaçait, fut forcée de lui rendre hommage. C’est elle-même (soeur Saint-Vincent de Paul, aujourd’hui décédée) qui me raconta le trait suivant, m’exprimant le désir qu’il fût publié à la louange de soeur Thérèse.

La Servante de Dieu étant sacristine, disposait des gerbes de fleurs auprès du cercueil de mère Geneviève, mettant bien entendu les plus belles au premier plan, lorsque soeur Saint-Vincent de Paul lui dit avec mauvaise humeur : " Je vois bien que les bouquets des pauvres vont encore être mis à l’écart ! " 176. Soeur Thérèse les posa alors en souriant à la première place malgré le manque d’harmonie qui en résultait.

Dans sa dernière maladie, un jour qu’elle était brûlante de fièvre, elle demanda à la première infirmière de lui ôter une couverture. Celle-ci, très âgée et un peu sourde, comprit qu’elle avait froid et la couvrit jusque par-dessus la tête. Quand je revins, je la trouvai en cet état ruisselante de sueur. Elle, toute souriante, me raconta ce trait sans qu’un mot de mécontentement ne sortit de ses lèvres. Au contraire, elle me dit avoir tout accepté avec joie, en esprit d’obéissance ; ce que voyant, la soeur ne se laissait pas d’apporter de nouvelles couvertures, croyant lui être agréable.

Voici comment elle chante l’obéissance :

" L’ange orgueilleux, au sein de la lumière [764] s’est écrié : ‘je n’obéirai pas’.

Moi je répète, en la nuit de la terre : ‘Je veux toujours obéir ici-bas’.

Je sens en moi naître une sainte audace, de tout l’enfer je brave la fureur,

l’obéissance est ma forte cuirasse et le bouclier de mon coeur.

O Dieu vainqueur ! je ne veux d’autres gloire

Que de soumettre en tout ma volonté, puisque l’obéissant redira ses victoires toute l’éternité " 177.

[Réponse à la quarante-sixième demande] :

La tendance naturelle de la Servante de Dieu était l’humilité. Je ne pense pas qu’elle ait dû faire beaucoup d’efforts pour l’acquérir, tant elle était d’elle-même simple et droite. " L’humilité c’est la vérité " 178, disait-elle ; or, je n’ai jamais rencontré une âme plus vraie que la sienne ; elle paraissait complètement exempte d’illusions et cela depuis son enfance même.

A l’âge où les enfants désirent tant grandir, elle regrettait de ne pas rester petite de taille. De même, au Carmel, elle considérait avec joie que, malgré ses neuf ans de religion, elle était restée toujours au noviciat, ne faisant point partie du chapitre et regardée comme une " petite ".

Dans la famille, au pensionnat, elle évitait de se mettre en avant, se dérobant à toute occasion de louange. Elle aurait pu cependant s’en attirer à peu de frais, car elle était très intéressante dans ses conversations, où elle avait [765] même facilement un tour piquant et spirituel.

Étant jeune fille, " elle n’aurait pas été indifférente aux louanges " 179, c’est du moins elle qui le dit. Cependant moi, qui vivais avec elle à cette époque, je n’ai jamais remarqué en elle aucune vanité : elle semblait ignorer qu’elle était jolie et ne se regardait pas inutilement dans les miroirs.

Plus tard, au Carmel, quand elle souffrit l’épreuve si humiliante de la maladie de notre père vénéré, elle montra par la pratique que ses désirs du mépris étaient sincères : " Quel bonheur d’être humiliée - m’écrivait-elle -, c’est la seule voie qui fait les saints " 180 C’est à cette époque que son inclination pour le mépris lui fit goûter la dévotion à la Sainte Face de Notre Seigneur. Elle voulait, semblable à son Époux, que son visage soit caché à tous les yeux, que sur la terre personne ne la reconnaisse. A sa profession, elle porta sur son coeur ce billet : " Que personne ne s’occupe de moi, que je sois foulée aux pieds comme un petit grain de sable ! " 181. Cette appellation lui devint favorite, elle aimait à la signer avant son nom.

L’humilité lui faisait accepter les réprimandes avec joie, même quand elles étaient imméritées. C’est ainsi qu’elle n’opposait que des paroles humbles et un visage serein quand soeur Saint-Vincent de Paul lui tenait des propos blessants et ironiques et que soeur Marie de Saint Joseph (une pauvre neurasthénique sortie maintenant du monastère) lui faisait d’épouvantables scènes assaisonnées de reproches et même d’injures. Soeur Thérèse paraissait indifférente à ce qu’on pensait d’elle, même quand les autres se malédifiaient de quelqu’apparence. Ainsi elle était obligée quelques [766] minutes avant les repas d’aller prendre des remèdes. Une soeur ancienne en prit occasion de la trouver irrégulière et de s’en plaindre. Elle n’aurait eu qu’un mot à dire pour s’excuser, mais elle se garda bien de le faire, heureuse d’être mal jugée.

Si la Servante de Dieu était humble en face des reproches immérités, elle l’était, ce qui est plus difficile encore, quand ils étaient mérités. Un jour que, pendant sa maladie, on avait pu saisir, sur son visage, une légère émotion, elle nous demanda humblement de prier pour elle, et nous dit, sans s’attrister : " J’éprouve une joie bien vive, non seulement qu’on me trouve imparfaite, mais surtout de m’y sentir moi-même, et d’avoir tant besoin de la miséricorde du bon Dieu, au moment de ma mort " 182. Soeur Thérèse était vraiment heureuse, non pas certes de ses imperfections, mais lorsque, en ayant commis, elle les voyait connues. " C’était son gain - disait-elle - et le bon côté de la chose " 183.

La Servante de Dieu était persuadée que, sans un secours particulier de Dieu, elle n’aurait pas fait son salut. " Avec une nature comme la mienne - écrit- elle- si j’avais été élevée par des parents sans vertu, je serais devenue très méchante et peut-être même aurais-je couru à ma perte éternelle " 184. Tous les péchés qui se commettent sur la terre et dont elle avait été préservée, lui semblaient comme remis d’avance puisqu’elle se sentait capable d’y succomber. Elle m’écrit en juillet 1891 : " Si Jésus a dit à Madeleine que celui-là aime plus à qui l’on a remis davantage, on peut le dire avec beaucoup plus de [767] raison lorsque Jésus a remis d’avance les péchés... " 185. Plus tard, elle écrivait encore : " Jésus veut que je l’aime, parce qu’il m’a remis non pas beaucoup, mais tout. Il m’a remis d’avance, m’empêchant de tomber " 186.

Au sujet de sa vocation précoce, elle la considère comme une grâce de préservation. Elle m’écrivait le 23 juillet 1888 : " Parce qu’il était faible, il a fallu que Jésus prenne son lis avant que la fleur ne s’entrouvre " 187.

Elle estimait les autres bien au-dessus d’elle en intelligence et en vertu. L’année même de sa mort, elle écrit à un de ses frères spirituels, elle lui explique comment c’est Jésus seul qui la sanctifiera et la sauvera ; et parlant de ses soeurs en religion, que ce missionnaire avait appelées de grandes âmes, elle dit : " Jésus, dans sa miséricorde, a voulu que, parmi ces fleurs, il en croisse de plus petites : jamais je ne pourrai l’en remercier assez, car, c’est grâce à cette condescendance que moi, pauvre petite fleur sans éclat, je me trouve dans le même parterre que les roses, mes soeurs. O mon frère, je vous en prie, croyez-moi, le bon Dieu ne vous a pas donné pour soeur une grande âme, mais une toute petite et très imparfaite " 188.

Si elle reconnaissait quelque bien en elle, ou si elle faisait quelque bien aux autres, elle rapportait tout à Dieu. " Ne croyez pas, écrit, elle au même missionnaire, que ce soit l’humilité qui m’empêche de reconnaître les dons du bon Dieu ; je sais qu’il a fait en moi de grandes choses et je le chante chaque jour avec bonheur " 189, Au mois d’août 1893, comme je lui avais témoigné mon admiration et ma reconnaissance pour ses bons conseils, elle m’écrit : [768] " Je trouve que Jésus est bien bon de permettre que mes pauvres petites lettres te fassent du bien, mais je t’assure que je ne me méprends pas au point de penser que j’y suis pour quelque chose... tous les plus beaux discours des plus grands saints seraient incapables de faire jaillir un acte d’amour d’un coeur dont Jésus n’aurait pas la possession. C’est lui seul qui sait se servir de sa lyre... mais Jésus se sert de tous les moyens, les créatures sont toutes à son service, et il aime à les employer afin de cacher sa présence adorable, mais il ne se cache pas tellement qu’il ne se laisse deviner " 190.

Quant à sa charge auprès des novices et aux dons extérieurs qui brillaient en elle et la faisaient estimer de quelques-unes, voici ce qu’elle en pensait : " Cela ne me donne rien, me dit-elle, et je ne suis réellement que ce que le bon Dieu pense que je suis. Quant à m’aimer mieux parce qu’il permet que je sois son interprète auprès des créatures, moi je trouve que c’est plutôt le contraire... Humainement parlant, les plus privilégiés sont ceux que le bon Dieu garde pour lui seul. Quant aux âmes qu’il met ainsi en étalage, il leur faut presque un miracle de sa grâce pour qu’elles conservent leur fraîcheur ". Elle me disait aussi : " Vous m’enviez ! mais vous savez bien pourtant que je suis très pauvre ! C’est le bon Dieu qui me donne à mesure tout ce qu’il me faut " 192.

Au moment de sa mort, on parlait devant elle des privilèges dont son âme avait été l’objet, répondit humblement : " Je pense que je suis peut-être le fruit des désirs d’une âme ignorée, à laquelle je devrai toutes les grâces [769] que le bon Dieu m’a faites " 193. Elle avait auparavant exprimé les mêmes pensées dans l’Histoire de son âme : " Toutes les créatures, écrit-elle, peuvent se pencher vers ‘la petite fleur’, l’admirer, l’accabler de leurs louanges, cela ne saurait ajouter une seule goutte de fausse joie à la véritable joie qu’elle savoure en son coeur, se voyant ce qu’elle est aux yeux de Dieu, un pauvre petit néant, rien de plus " 194.

[Session 37 : - 31 août 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[772] [Suite de la réponse à la quarante-sixième demande] :

Cette humilité que la Servante de Dieu pratiquait si bien, elle l’enseignait aux novices. Ce que je vais dire peut paraître puéril, mais c’est pour donner une idée du sens pratique avec lequel elle saisissait les moindres occasions de nous exercer à la vertu. Elle m’apprit donc par exemple à poser notre lanterne sur la dernière planche destinée à cet usage. Elle m’apprit encore à ne pas me mettre à genoux plus haut que la soeur qui me faisait vis-à-vis ; mais plutôt un peu au-dessous, parce que c’était plus humble.

Voici quelques-unes des instructions particulières qu’elle me donna : " Pour être humble - me dit-elle - il faut bien vouloir que tout le monde nous commande. Quand on vous demande un service ou bien que vous remplissez un emploi auprès de malades qui ne sont pas agréables, il faut vous considérer comme une petite esclave à laquelle tout le monde a le droit de commander " 195.

 

[773] Peu de semaines avant sa mort, le 22 juillet 1897, elle m’écrivit au crayon ce billet dans lequel elle commente un verset du psaume : " Je ne puis être brisée, éprouvée que par des justes puisque toutes mes soeurs sont agréables à Dieu. C’est moins amer d’être brisé par un pécheur que par un juste ; mais par compassion pour les pécheurs, pour obtenir leur conversion, je vous demande, ô mon Dieu, d’être brisée par les âmes justes qui m’entourent. Je vous demande que l’huile des louanges, si douce à la nature, n’amollisse pas ma tête en me faisant croire que je possède des vertus qu’à peine j’ai pratiquées plusieurs fois " 196. En 1894, quand j’étais encore dans le monde elle m’écrivait : " Jésus est heureux que tu sentes ta faiblesse, c’est lui qui imprime dans ton âme les sentiments de défiance d’elle- même... Les apôtres, sans Notre Seigneur, travaillèrent longtemps et ne prirent aucun poisson... Jésus voulait leur prouver que lui seul peut nous donner quelque chose " 197. Une autre fois, je lui disais : " Je suis dans une disposition d’esprit où il me semble que je ne pense plus ". - " Ça ne fait rien, me dit-elle - tant que vous serez humble, vous serez heureuse ! Vous êtes toute petite, rappelez-vous cela, et quand on est tout petit on n’a pas de belles pensées : le bon Dieu devine les belles pensées et les inventions ingénieuses que nous voudrions avoir, il est un père et nous de petits enfants " 198. " Voyez-vous - me disait-elle encore, si nous faisons tous nos petits efforts, espérons tout de la miséricorde du bon Dieu et non de nos misérables oeuvres : nous serons récompensés autant que les plus grands saints " 199. Elle prétendait que c’était un bien quand nos victoires n’étaient [774] pas complètes parce que, au lieu d’y penser avec plaisir, leur souvenir nous humiliait.

[Réponse à la quarante-septième demande] :

La Servante de Dieu a toujours pratiqué les vertus avec héroïsme parce qu’elle s’est distinguée, même des plus vaillantes, par le degré et par la continuité de ses efforts. On le voit bien par tout ce que j’ai répondu jusqu’ici.

Réponse à la quarante-huitième demande] :

J’ai toujours trouvé tout très bien réglé en elle. Elle n’avait pas du tout une vertu guindée. Son commerce était très agréable et elle s’acquittait de toutes ses fonctions avec une grande liberté d’esprit.

[Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Je dois à la vérité de dire que les numéros 239, 240, 241, 242 et 244 des Articles me paraissent empreints d’exagération et présentent comme fréquents et habituels des phénomènes qui ne furent que très rares dans sa vie. Pour moi je préférerais qu’elle ne fût point béatifiée plutôt que de ne pas donner son portrait comme je le crois exact en conscience. D’ailleurs la fréquence de dons surnaturels extraordinaires dans sa vie eût été contraire à ce qu’elle dit être les desseins de Dieu sur son âme. Sa vie devait être simple pour servir de modèle aux " petites âmes ". Un jour que notre vénérée mère fondatrice lui avait dit une parole tout à fait conforme aux besoins de son âme, la Servante de Dieu voulut savoir [775] quelle révélation mère Geneviève avait eue. Elle lui assurai n’en avoir reçu aucune. La Servante de Dieu dit à ce sujet : " Alors mon admiration fut plus grande encore, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en son âme et la faisait agir et parler. Oh ! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte, c’est elle que je désire, car il ne s’y rencontre aucune illusion " 200. Elle répétait souvent qu’elle voulait rester petite afin que les âmes faibles, voyant en elle un amour de Dieu facile à réaliser, ne soient pas effrayées dans la voie du bien. C’est ainsi qu’elle dit clairement vers la fin de son existence : " qu’il ne devait rien y avoir que de très ordinaire dans toute sa vie, et que l’on ne retrouverait d’elle que des ossements afin que les petites âmes n’aient rien à lui envier " 201.

Pendant sa maladie, mère Agnès de Jésus lui ayant posé cette question : " Avez-vous l’intuition de votre mort prochaine ? ", elle répondit : " O ma mère, des intuitions ! . . . Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien que ce que vous savez... Je ne devine rien que par ce que je vois et sens " 202.

 

[776] [Suite de la réponse à la même demande] :

Il est vrai que la Servante de Dieu avait parlé de sa mort, deux ans à l’avance ; mais elle dit clairement " que c’est par ce qui se passait dans son âme " 203. C’était donc une déduction fondée sur le travail intérieur que Jésus faisait en elle. Bien qu’ayant dit plusieurs fois des paroles qui paraissent inspirées, tant elles s’adaptaient à des états d’âme qu’elle devait ignorer, elle écrit elle-même au sujet d’une de ces paroles singulièrement opportunes : " Sans m’en apercevoir, car je n’ai pas le don de lire dans les âmes, j’avais prononcé une parole vraiment inspirée " 204.

Sous cette réserve de ramener à de justes proportions les dons surnaturels extraordinaires qui ont été rares dans la vie de soeur Thérèse, voici pourtant quelques faits qui supposent une intervention surnaturelle en dehors des voies communes de la grâce.

A l’âge de quelques semaines, atteinte de la maladie d’intestins qui avait enlevé nos deux petits frères et condamnée par deux médecins, elle fut guérie par l’intercession de saint Joseph. Un jour que ma mère, étant partie à une première messe, avait laissé la petite Thérèse dans son grand lit, oubliant d’approcher le berceau pour l’empêcher de tomber, car elle remuait beaucoup en dormant, elle la trouva à son retour assise sur une chaise, sans qu’il lui [777] fût possible de comprendre comment le fait s’était produit.

A l’âge de dix ans, elle fut guérie instantanément par la Sainte Vierge d’une grave et douloureuse maladie. Au moment où elle recouvra la santé, elle fut favorisée d’une vision de la Reine du ciel. Cette guérison est racontée très exactement pages 48 et 49 de l’histoire d’une âme 20s. J’avais alors 14 ans. En la voyant regarder la statue de Marie, l’oeil irradié comme dans une extase, je n’eus aucun doute que la Sainte Vierge lui eût apparu. J’en étais tellement persuadée que je ne me souviens pas lui avoir fait des instances pour connaître une chose que je savais aussi bien qu’elle.

Je considère comme une grâce absolument surnaturelle qu’elle ait pu peindre, sans avoir jamais appris, la peinture murale de l’oratoire, composée d’un groupe de petits anges ayant chacun une attribution. Ce travail, qui devait s’exécuter dans un lieu si sombre qu’un expert n’y aurait pas réussi n’est pas une copie, mais une composition originale, ce qui est absolument renversant.

Elle fut aussi l’objet d’une délicatesse du ciel au sujet d’un de ses désirs : le premier été qu’elle passa au Carmel, elle ressentit une grande privation de ne plus revoir de fleurs des champs ; elle n’en avait pourtant rien dit à personne ; or la portière du dehors trouva sur la fenêtre, posée par une main inconnue, une superbe gerbe champêtre qu’elle s’empressa de faire passer à l’intérieur du monastère : elle était composée précisément des fleurs que soeur Thérèse avait désirées, et on la destina à la [778] statue de l’Enfant Jésus dont la Servante de Dieu avait le soin.

J’étais dans le monde quand soeur Thérèse eut le " vol d’esprit " qui dura huit jours, où elle vécut comme loin de la terre, et je ne sus cette faveur qu’après sa mort, par mère Agnès de Jésus.

Quant à la blessure d’amour qu’elle ressentit en faisant le chemin de la croix, après son offrande à l’Amour miséricordieux, Je ne me souviens pas qu’elle m’en ait jamais parlé : je l’ai appris aussi par mère Agnès de Jésus.

Parmi les grâces de nature prophétique, dont elle fut favorisée, la plus importante est la vision qu’elle eut, dans son enfance, de mon père vieilli et courbé par l’âge, portant sur sa tête un voile épais. Cette vision s’est réalisée de point en point, car au début de sa maladie, notre père voulait sans cesse se voiler le visage. Mais la Servante de Dieu ne comprit pas alors le sens de cette vision qui ne lui fut révélé qu’après la mort de notre père. J’étais absente lors de cette vision, mais je l’ai bien souvent entendue raconter par mes soeurs.

La Servante de Dieu avait dit qu’après sa mort nous aurions la communion quotidienne, ce qui arriva, car les préventions de mère Marie de Gonzague tombèrent aussitôt comme elle l’avait dit. En 1894, un mois avant mon entrée au Carmel, elle m’exprima ainsi le pressentiment de sa mort : " Viens, nous souffrirons ensemble... et puis Jésus viendra, il prendra l’une d’entre nous et les autres resteront pour un peu de temps dans l’exil et les larmes " [779] L’événement a réalisé cette parole, mais je ne puis croire cependant qu’elle ait eu une vraie révélation sur ce sujet.

Je l’entendis bien des fois et sous des formes très variées promettre de " faire tomber du ciel une pluie de roses " 207, exprimer son désir et son assurance de faire du bien après sa mort, décrire quel serait ce bien, par quel moyen elle appellerait les âmes à Dieu en leur enseignant sa voie de confiance et de total abandon. Elle nous promit même, à nous ses novices, de ne pas nous laisser dans l’erreur si sa voie était fausse et de venir nous détromper. On a rapporté à cette dernière promesse la parole que la Servante de Dieu a dite dans une apparition à la révérende mère Carmela de Gallipoli : " Ma voie est sûre et je ne me suis pas trompée en la suivant " 208.

Il semble, et je le crois, qu’à la fin de sa vie elle a pressenti sa glorification. Avec une simplicité charmante, elle me donnait à garder les débris de ses ongles, les petites peaux qui se détachaient de ses lèvres et même des cils qui étaient tombés sur son mouchoir. Elle nous aidait aussi à ramasser les pétales de roses dont elle avait caressé son crucifix.

Quant à la parole prononcée dans les derniers jours de sa vie : " Vous savez bien que vous soignez une petite sainte " 209, je crois l’avoir entendue directement, car mes soeurs et moi ne la quittions guère, et moi qui étais infirmière, je la quittais moins encore que les autres ; cependant je ne l’ai pas noté dans mon carnet et il se pourrait à la rigueur que je ne l’aie su que par mes soeurs.

A propos de ces allusions à sa prochaine glorification, [780] j’ai noté, en lisant la vie des saints, deux faits analogues ; il doit y en avoir bien d’autres :

1 on lit dans la vie de saint Benoît Labre " qu’il prédit un attroupement de peuple pour vénérer son corps ".

2 on lit également, dans la vie de saint Félix de Cantalice, qu’il dit à des personnes qui baisaient ses habits : " Ça, mes filles, contentez votre dévotion ; un jour viendra bientôt que cet habit sera tenu précieux, et tous courront à l’envi pour en avoir une pièce ".

Elle prévoyait qu’on ne retrouverait presque rien d’elle après sa mort. Comme je lui disais : " Vous avez tant aimé le bon Dieu ! Il fera pour vous des merveilles, nous retrouverons votre corps sans corruption", elle reprit vivement : " Oh ! non, pas cette merveille-là ! Ce serait sortir de ma petite voie d’humilité : il faut que les petites âmes ne puissent rien m’envier ; attendez-vous donc à ne retrouver de moi qu’un squelette " 210. C’est ce qui fut constaté le jour de son exhumation, le 6 septembre 1910.

Peu de jours avant sa mort, elle me dit et cela j’en suis absolument sûre : " Après moi, il y aura une moisson de jeunes, au Carmel " 211. A la vérité, dans les années qui suivirent immédiatement sa mort il ne mourut au Carmel que de vieilles religieuses ; mais on peut croire que depuis 1905 (8 ans après sa mort) cette prophétie se réalise, et nous voyons une véritable moisson de jeunes et des meilleures.

 

[781] [Réponse à la cinquantième demande] :

Elle n’a jamais fait, à ma connaissance, de miracles pendant sa vie.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

La Servante de Dieu a écrit l’histoire de sa vie, des poésies et des lettres.

Elle a écrit l’histoire de sa vie par obéissance à mère Agnès de Jésus, prieure, et elle y consigna les souvenirs de sa petite enfance pour nous faire plaisir.

[Savez-vous si en rédigeant son texte la Servante de Dieu en prévoyait la publication future ?]

Assurément elle ne supposait même pas que ce récit pût jamais être publié : si elle l’avait seulement soupçonné, elle n’aurait pas mis cette simplicité et cet abandon à redire les menus événements de son enfance.

Dans la composition de la deuxième partie, faite sur la demande de mère Marie de Gonzague, alors que la Servante de Dieu était déjà très malade, elle prévoyait, je crois, non qu’on éditerait ces notes telles quelles, mais qu’on les utiliserait, en les retouchant, pour publier un livre qui ferait connaître par quelle voie elle était allée au bon Dieu et engagerait les âmes à suivre la même direction.

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Lorsque j’entrai au Carmel, en septembre 1894, la Servante de Dieu recevait déjà des soins pour sa gorge qui était très enflammée ; mais sa maladie ne prit un caractère plus alarmant qu’au mois d’avril 1896. Elle nous cacha, à nous [782] ses soeurs, l’hémorragie du Jeudi Saint, " premier murmure qui lui annonçait l’arrivée de l’Époux " 212 et nous ne le sûmes que plus tard. Elle garda si bien son secret que, malgré sa pâleur, nous ne nous aperçûmes de rien, parce qu’elle suivit en tout, malgré sa rigueur, la vie de communauté soit au réfectoire, à la récitation des longs offices de cette semaine et aux travaux manuels fatigants.

Après cet accident du 4 avril, elle fut prise, dans le courant de l’année, d’une toux persistante. Elle était alors employée à la sacristie, puis on la déchargea de cet office et, sur sa demande, on la mit à la lingerie sous la direction de soeur Marie de Saint Joseph, la pauvre soeur avec qui personne ne pouvait tenir. Comme médication, elle subit une série de frictions qui la fatiguaient beaucoup et de vésicatoires et ventouses, des traitements à la teinture d’iode, à la créosote qu’on ne prenait point, comme maintenant, en capsules, mais pure et à la cuillerée. Je la vois encore à l’heure dite aller prendre son remède sans jamais l’oublier, parce qu’il était désagréable.

Avant la fin du carême 1897, elle tomba malade avec la fièvre chaque jour, ne pouvant plus rien digérer. Elle subit alors plusieurs séries de pointes de feu.. Le 6 juillet de cette année, elle fut prise de nouvelles hémorragies, et, peu après, quitta sa cellule pour descendre à l’infirmerie, où elle reçut l’Extrême-Onction le 30 du même mois.

Les dernières semaines de sa maladie furent particulièrement pénibles, les souffrances physiques qu’elle endura étant atroces, car à la maladie de poitrine se joignit la tuberculose dans les intestins qui amena la gangrène, tandis [783] que des plaies se formaient, causées par son extrême maigreur, maux que nous étions impuissantes à soulager et qui restèrent sans adoucissement parce que mère Marie de Gonzague laissa la malade un mois sans médecin.

J’approchais de très près ma chère petite soeur pendant sa maladie, parce que, étant aide à l’infirmerie, on m’en confia la garde. Je couchais dans une cellule attenante à son infirmerie et ne la quittais que pour les heures d’office et quelques soins à donner à d’autres malades. Pendant ce temps, mère Agnès de Jésus me remplaçait et relevait sur un carnet toutes les paroles de la Servante de Dieu à mesure qu’elle les prononçait. C’est grâce à ces documents certains que nous avons conservé la mémoire de faits qui sont aussi vivants qu’au premier jour.

[Session 38 : - 1 septembre 1915, à 9h, et à 2h. de l’après-midi]

[786] [Suite de la réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Les derniers mois que la Servante de Dieu passa sur la terre furent l’écho de sa vie, elle ne se démentit pas un seul instant de son tendre abandon à Dieu, de sa patience, de son humilité. Son visage avait une expression de paix indéfinissable. On sentait que son âme était arrivée là où l’avaient conduite les désirs de toute une vie, dirigés vers un but unique maintenant atteint. Comme Notre Seigneur, avant d’expirer, elle me dit un jour d’un ton grave : " Tout est bien, tout est accompli, c’est l’amour seul qui compte " .

 

[787] Quant à ses oeuvres, elle n’en faisait aucun cas et disait humblement avec la grâce charmante qui lui était habituelle : " Mes protecteurs au ciel sont ceux qui l’ont volé, comme les saints Innocents et le bon larron. Les grands saints l’ont gagné par leurs oeuvres ; mais

moi, qui ne suis qu’une toute petite âme, j’ai voulu l’avoir par ruse, une ruse d’amour qui va m’en ouvrir l’entrée à moi et aux pauvres pécheurs. C’est l’Esprit Saint qui m’encourage puisqu’il dit dans les Proverbes : ‘O tout petit, apprenez de moi la finesse’ " (Prov. 14) 214

Mais tout en affirmant qu’elle n’avait pas d’oeuvres, elle nous dit que " depuis l’âge de 3 ans, elle n’avait rien refusé au bon Dieu " 215. Je m’écriai : " Vous voyez bien que vous êtes une sainte ". " Non -répondit-elle vivement -je ne suis pas une sainte, je n’ai jamais fait les actions des saints, je suis une toute petite âme que le bon Dieu a comblée de grâces... vous verrez au ciel que je dis vrai ! " 216.

Elle me disait : " Notre Seigneur répondait autrefois à la mère des fils de Zébédée : Pour être à ma droite et à ma gauche, c’est à ceux à qui mon Père l’a destiné’. Je me figure que ces places de choix refusées à des grands saints, à des martyrs, seront le partage de petits enfants " 217.

Et comme je venais de lui citer cette parole d’un saint : " Quand même j’aurais vécu de longues années dans la pénitence, tant qu’il me restera un quart d’heure, un souffle de vie, je craindrai de me damner ", elle reprit aussitôt : " Moi, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite, les petits enfants ne se damnent pas " 218.

 

[788] Cette âme qui était, par choix, , toute petite et toute jeune, avait la maturité du vieillard, suivant, sans paraître s’en douter, l’âpre chemin du calvaire. Ses désirs du ciel étaient calmes, tempérés qu’ils étaient par son épreuve contre la foi qui ne la quitta pas. Et cependant malgré ces terribles doutes sur l’existence d’une autre vie, si elle souhaitait la mort, c’était afin que, ses chaînes étant brisées, elle pût librement " faire aimer l’amour " en divulguant la " petite voie " par tout l’univers. Un jour , que je lui lisais un passage sur la béatitude du ciel (c’était le 22 juillet 1897, deux mois avant sa mort), elle m’interrompit pour me dire : " Ce n’est pas cela qui m’attire, c’est l’amour ; aimer, être aimée, et revenir sur la terre pour faire aimer l’amour !... " 2. S’il y avait un ciel, ce dont elle était persuadée, elle " voulait le passer à faire du bien sur la terre " 220.

Si Dieu lui accordait l’objet de ses désirs " elle ferait tomber une pluie de roses ". Un jour, répondant à l’une de ces réflexions, je lui dis : " Vous croyez donc que vous sauverez plus d’âmes au ciel ? ". - " Oui, je le crois-me répondit-elle -, la preuve c’est que le bon Dieu me fait mourir, moi qui désire tant lui sauver des âmes " 222. Une autre fois : " Vous nous regarderez d’en haut, n’est-ce pas ? ", lui disais-je. - " Non - reprit-elle vivement - je descendrai " 223.

Quand le ciel de son âme était un peu moins sombre et qu’elle entrevoyait l’aurore de la lumière éternelle, son désir de voir Dieu n’en était que plus désintéressé. Elle disait : " Si le bon Dieu me faisait cette proposition : si tu meurs maintenant tu auras une très grande gloire, si tu meurs à 80 ans, ta gloire sera bien moins grande, [789] mais cela me fera beaucoup plus de plaisir, oh alors, je n’hésiterais pas à répondre : ‘Mon Dieu, je veux mourir à 80 ans, car je ne cherche pas ma gloire mais seulement votre plaisir’ " 224.

Elle écrivait dans le même sens exprimant de plus son désir de mourir d’amour : " Je veux bien être malade toute ma vie si cela fait plaisir au bon Dieu et je consens même à ce que ma vie soit très longue, la seule grâce que je désire, c’est qu’elle soit brisée par l’amour " 225.

Cette mort d’amour, elle l’avait chantée dans toutes ses poésies ; elle avait vécu d’amour afin de l’obtenir et en vivait encore, amour s’exerçant comme jadis dans l’abandon total au sein de la souffrance. Elle convenait que " lorsqu’elle priait le ciel de venir à son secours, c’est alors qu’elle en était le plus délaissée ", et comme on s’en étonnait : " Mais je ne me décourage pas - reprit-elle -, je me tourne vers le bon Dieu, vers tous les saints, et je le remercie quand même : je crois qu’ils veulent voir jusqu’où je pousserai mon espérance... Non, ce n’est pas en vain que la parole de Job est entrée dans mon coeur : ‘Quand même Dieu me tuerait, j’espérerais encore en lui !’ " 226.

Elle dit encore : " Je demandais hier soir à la Sainte Vierge de finir de tousser pour que soeur Geneviève puisse dormir, mais j’ai ajouté : ‘Si vous ne le faites pas, je vous aimerai encore plus’ " 227.

Malgré que les souffrances extérieures toujours croissantes vinrent se joindre aux épreuves de son âme, elle écrivait : " Je ne puis dire : les angoisses de la mort m’ont environnée ; mais je m’écrie dans ma reconnaissance : je suis descendue [790] dans la vallée de l’ombre de la mort, cependant je ne crains aucun mal, parce que vous êtes avec moi, Seigneur ! " (3 août) 228.

Fidèle à sa voie d’abandon, elle ne voulait pas se plaindre. Cependant, comme dans l’excès de ses souffrances elle gémissait et respirait avec peine disant inconsciemment à chaque aspiration : " je souffre ! je souffre ! ", ce qui paraissait lui aider à reprendre haleine, elle me dit : " Chaque fois que je dirai ‘je souffre’, vous répondrez : tant mieux ! c’est cela que je voudrais dire pour achever ma pensée, mais je n’ai pas la force " (21 août) 229.

Comme on avait installé, en face de son lit, la statue de la Sainte Vierge qui lui avait souri dans son enfance, elle ne pouvait plus la regarder sans pleurer, et pour donner à sa divine Mère un dernier témoignage de son filial amour, elle écrivit, d’une main tremblante, au verso d’une image de Notre-Dame des Victoires qui lui était chère : " O Marie, si j’étais la reine du ciel et que vous soyez Thérèse, je voudrais être Thérèse afin que vous soyez la Reine du ciel ! ". Ces lignes sont les dernières qu’elle traça ici-bas (8 septembre) 230.

A son crucifix elle donnait comme marque de tendresse de le caresser avec des fleurs. Un jour que bien attentionnée, elle en touchait la couronne d’épines et les clous, je lui demandai : " Que faites-vous là ! ". Alors, confuse d’être surprise, elle me répondit : " Je le décloue et je lui enlève la couronne d’épines ".

Une des dernières nuits, je la trouvai les mains jointes et les yeux fixés au ciel : " Que faites-vous donc ainsi-lui dis-je - il faudrait essayer de dormir ! " - " Je ne puis pas [791] - répondit-elle -, alors je prie. - " Et que dites-vous à Jésus ? " - " Je ne lui dis rien, je l’aime ! " 232.

Sa prière, pendant la maladie, était aussi une héroïque patience. Elle était si douce et si aimable qu’on aurait pris facilement le change sur ses réelles ténèbres d’âme et même sur son état de santé. Un jour que je la voyais sourire, je lui en demandai la cause, elle me répondit : " C’est parce que je ressens une très vive douleur de côté ; j’ai pris l’habitude de faire toujours bon accueil à la souffrance ".

Bien que souvent les visites qu’elle recevait des unes ou des autres fussent importunes, jamais elle ne témoignait le moindre ennui. Sa patience et son courage étaient inaltérables, et sans ménager sa tranquillité, elle continuait sa mission auprès des novices les reprenant jusqu’au bout sans avoir égard à la recrudescence du mal que cette lutte lui occasionnait. Elle supporta aussi, avec la même douceur, plusieurs scènes très pénibles de mère Marie de Gonzague. Elle ne demandait non plus aucun soulagement et prenait ce qu’on voulait bien lui donner. La nuit, elle ne me sonnait qu’à la dernière extrémité ou, pour mieux dire, jamais, attendant que je vienne de moi-même, ce que je faisais, réveillée naturellement (et j’ose dire que c’était extraordinaire, car je me levais trois fois à distances régulières, me rendormant aussitôt après, ce qui est tout à fait contre ma nature - j’ai toujours beaucoup de mal à m’endormir).

La dernière nuit qu’elle passa sur la terre, soeur Marie du Sacré-Coeur et moi, nous restions auprès d’elle malgré ses instances de nous reposer, comme de coutume, dans une pièce voisine. Soeur Marie du Sacré-Coeur s’étant [792] assoupie après lui avoir donné quelque chose à boire, elle resta tenant à la main son petit verre jusqu’à ce que l’une de nous s’éveillât.

Sa paix était sereine ; les préparatifs de sa dernière heure et de ses suites la réjouissaient. C’est ainsi qu’elle se fit apporter la caisse des lis qui devaient orner son cercueil lorsqu’elle serait exposée au choeur, et le goupillon dont on se servirait après son décès. La Servante de Dieu ne subit pas d’attaques extérieures du démon, sauf une fois où elle fut toute une nuit en butte à ses assauts ; elle me le révéla. Le matin, je la trouvai pâle et défigurée par la souffrance et l’angoisse. Notre Seigneur lui avait demandé de souffrir pour une âme qui lui fut désignée et le démon voulait s’y opposer. Vivement impressionnée j’allumai le cierge béni et peu après le calme lui était rendu, sans toutefois que sa nouvelle souffrance physique lui ait été enlevée.

Ce fut le 30 septembre, à 7 heures 20 du soir, que la Servante de Dieu rendit le dernier soupir. Dans l’après-midi, elle éprouva des douleurs étranges dans tous les membres. Posant alors l’un de ses bras sur l’épaule de mère Agnès de Jésus et me donnant l’autre à soutenir, elle resta ainsi quelques instants. A ce moment, trois heures sonnèrent et nous ne pûmes nous défendre d’une certaine émotion, car elle nous parut l’image de Jésus en croix.

Peu après, l’agonie commença, ressemblant elle aussi, par ses angoisses et ses douleurs, à celle de Jésus. Elle disait : " O mon Dieu ! ô douce Vierge Marie ! venez [793] à mon secours ! Le vase est plein jusqu’au bord... non, je n’aurais jamais cru qu’on pouvait tant souffrir !... jamais ! jamais !... O mon Dieu, tant que vous voudrez, mais ayez pitié de moi ! "

Ces plaintes, toutes empreintes d’une parfaite conformité à la volonté de Dieu, étaient déchirantes. Comme pour Jésus, Dieu paraissait l’avoir abandonnée.... quand, tout à coup, la respiration devint haletante, une sueur froide perlait sur son visage, imprégnant ses vêtements, elle tremblait... On appela la communauté ; la pauvre petite martyre la reçut avec un doux sourire ; puis, serrant son crucifix dans ses mains défaillantes, elle se livra de nouveau à la souffrance ; mais ne parla plus.

Pendant sa maladie, lorsque nous nous entretenions ensemble de son dernier regard, elle disait que si le bon Dieu la laissait libre, ce suprême adieu serait pour sa prieure, mère Marie de Gonzague. Or pendant son agonie, j’essuyais la sueur de son front, elle me sourit d’un sourire ineffable qui nous fit toutes tressaillir, et leva sur moi un long et pénétrant regard ; puis baissant les yeux, elle chercha notre mère prieure, mais son regard avait perdu son éclat.

 

[794] [Suite de la réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Mère Marie de Gonzague, croyant que l’agonie allait se prolonger encore, fit retirer la communauté. Ce fut une épreuve cruelle pour la petite mourante qui voyait retarder le moment de sa délivrance. Mais fidèle à son abandon parfait, elle murmura d’une voix douce et plaintive : " Eh bien !... allons... allons... Oh, je ne voudrais pas moins souffrir ! " 235.

Un instant après, la douce victime sentit tout à coup la vie l’abandonner. Elle dit en regardant son crucifix : " Oh !... je l’aime !... mon Dieu, je... vous... aime ! ! !... " 236

Ce furent ses dernières paroles. A peine venait-elle de les prononcer qu’elle s’affaissa sur l’oreiller, la tête penchée à droite ; mais, comme appelée par une voix céleste, elle se redressa tout à coup avec fermeté, et fixant un point de l’espace un peu au dessus de la statue de Marie, elle resta ainsi longtemps (quelques minutes), l’oeil irradié par l’extase.

J’ai pensé que nous avions assisté à son jugement : d’une part, elle avait, comme dit le saint Évangile, " été trouvée digne de paraître debout devant le Fils de l’homme " (Luc XXI, 36) ; et de l’autre, elle [795] voyait que les largesses dont elle allait être comblée, surpassaient infiniment ses immenses désirs, car à l’expression d’étonnement en était jointe une autre : elle semblait ne pouvoir supporter la vue de tant d’amour, comme quelqu’un qui subit un assaut plusieurs fois renouvelé, qui veut lutter et qui, dans sa faiblesse, demeure l’heureux vaincu.

[Réponse à la cinquante-troisième demande] :

Après la mort de la Servante de Dieu, un reflet de la béatitude éternelle s’imprima sur son visage ; elle avait un sourire céleste, mais ce que j’ai trouvé de plus extraordinaire, c’est que, de ses paupières baissées rayonnait une telle intensité de vie et de bonheur que ce n’était plus du tout la mort ; jamais je n’ai revu cela depuis sur aucune autre morte.

Sa dépouille mortelle fut exposée au choeur ; le front couronné de roses comme c’est l’usage. Il vint beaucoup de monde la voir et lui faire toucher des objets, mais en cela rien d’extraordinaire : c’est la coutume, et il était naturel qu’étant de la ville, y ayant encore sa famille, ce concours se produisît.

[Réponse à la cinquante-quatrième demande] :

Son inhumation eut lieu le 4 octobre 1897. Beaucoup de prêtres y assistaient. Néanmoins le cortège de fidèles qui la conduisit jusqu’au cimetière de la ville fut fort petit : tout était modeste à ce convoi. Elle fut placée dans le nouveau cimetière des carmélites et en [796] occupa la première place. On mit sur sa tombe une croix de bois, avec cette inscription : " Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, 1873-1897 ". Mère Agnès de Jésus, qui avait peint la croix, y avait d’abord inscrit ces paroles : " Que je veux, ô mon Dieu, porter au loin ton feu, rappelle-toi " !

Mais cette inscription se trouva effacée par un ouvrier qui porta cette croix lorsque la peinture était encore fraîche. Mère Agnès de Jésus y vit une indication du ciel et remplaça l’inscription brouillée par cette autre qui y figure depuis : " Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre ", inscription qu’elle n’avait pas osé imprimer tout d’abord par une trop grande discrétion.

Les restes de la Servante de Dieu ont été exhumés sous la présidence de monseigneur l’évoque de Bayeux le 6 septembre 1910, et déposés non loin de l’ancienne tombe dans un cercueil de plomb.

[Réponse à la cinquante-cinquième demande] :

Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire dans les honneurs funèbres rendus à la Servante de Dieu. On ne fit pour elle rien de plus que pour les autres religieuses.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Je ne sors pas de mon couvent et je ne sais que par ouï-dire ce qui se passe au tombeau de la Servante de Dieu. On nous dit qu’il y a constamment du monde et qu’on y prie avec un recueillement remarquable. On [797] vient à ce pèlerinage, non seulement de la ville et des environs, mais de tous les pays du monde.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Comme je l’ai dit, tout fut très simple dans la vie de la Servante de Dieu. Cette humilité et cette simplicité ont fait qu’une bonne part de ses mérites a passé inaperçue. Personnellement, je voyais bien qu’elle était une sainte, et je gardais toutes ses lettres comme des trésors. Cependant l’affection que j’avais pour elle a été pour beaucoup dans le soin que j’ai mis à conserver ces souvenirs. A l’époque où je les ai reçus, je ne me doutais certainement pas de la valeur qu’ils devaient acquérir par le renom de la Servante de Dieu après sa mort. Voici quelques remarques faites au courant de la vie de la Servante de Dieu.

Etant enfant, la petite Thérèse avait un air céleste ; ma mère le remarquait elle-même. Elle l’a écrit dans des lettres qui datent des toutes premières années de Thérèse. Un peu plus tard, à Lisieux, plusieurs personnes exprimèrent leur étonnement à ce sujet.

Au Carmel, dès les premiers jours de mon entrée, soeur Saint-Pierre me fit demander à son infirmerie, disant qu’elle avait une chose très importante à me confier. Elle me fit asseoir sur un petit banc en face d’elle et me raconta en détail toute la charité que soeur Thérèse avait exercée à son égard. Puis, avec un ton solennel, elle me dit mystérieusement : " Je garde tout ce que j’en pense... mais cette enfant ira loin... Si je vous ai conté tout cela, c’est parce que vous êtes jeune et que vous pourrez le [798] dire à d’autres dans la suite, car de tels actes de vertu ne doivent pas demeurer sous le boisseau ".

Une autre ancienne (soeur Marie Emmanuel) me disait : " Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus a une telle maturité et tant de vertu que je la voudrais prieure si elle avait plus de 22 ans ".

Deux autres anciennes recouraient à ses conseils. Mère Hermance du Coeur de Jésus avait pour elle une grande estime et pendant la maladie de soeur Thérèse, comme je l’approchais à tout moment en ma qualité d’infirmière, elle me passait de petits billets à lui remettre et me faisait faire sans cesse des commissions orales où je pouvais juger de la haute opinion qu’elle avait de sa vertu.

J’ai souvent entendu dire que monsieur l’abbé Youf, notre aumônier d’alors, appréciait beaucoup la Servante de Dieu et avait une grande confiance en elle. De même notre supérieur, monsieur Delatroëtte, paraissait l’estimer beaucoup.

Notre sacristain, en même temps jardinier du couvent, disait que, bien qu’elle fut voilée, il la reconnaissait à son maintien grave et religieux.

Monsieur l’abbé Faucon, suppléant l’aumônier malade, étant entré pour la confesser peu de temps avant sa mort, s’en retourna très ému, disant qu’ " elle était confirmée en grâces ".

Le docteur de Cornière était fort édifié de sa patience et de son sourire céleste au milieu des souffrances très aiguës de sa maladie ; de même nos soeurs [799] tourières qui entraient le dimanche pour la garder pendant la messe. Je ne parle pas de moi et de mes soeurs qui l’avons toujours jugée une sainte, bien que nous fussions loin de prévoir l’éclat que prendrait plus tard sa réputation de sainteté.

Après la mort de la Servante de Dieu, au lieu d’envoyer aux monastères de l’ordre une simple lettre, comme c’est l’usage, on fit imprimer son autobiographie (L’Histoire d’une âme) révisée par les révérends pères prémontrés de Mondaye. Ce fut une traînée de poudre. L’édition fut épuisée tout aussitôt, et les demandes instantes de rééditer affluaient : les éditions se suivirent à peu d’intervalle. Ce qui attirait les âmes à cette lecture, c’était la doctrine de soeur Thérèse et sa façon d’aller à Dieu. Ce qui ressort de toutes les lettres reçues à ce sujet, c’est qu’elle apparaissait comme une sainte providentielle pour nos temps malheureux où la foi et l’amour disparaissent de la terre. Depuis cette première impulsion l’opinion n’a pas changé sur la valeur de ce livre. Toutes les âmes de bonne volonté en sont touchées, aussi bien les savants que les ignorants, des mères de famille et des religieuses, des incroyants et des prêtres. Elles y trouvent toutes la manne cachée appropriée à leurs aspirations ; c’est toujours cet esprit d’enfance de la Servante de Dieu qui les attire, et l’on voudrait par sa glorification voir au plus tôt sanctionnée par l’Église " sa voie d’abandon et de sainte petitesse ".

Cette parfaite conformité de ses leçons et de ses exemples avec les besoins des âmes est cause de l’extraordinaire [800] diffusion de son Histoire, comme maintenant dans le monde entier.

Je ne parle pas des nombreux évêques venant au Carmel visiter avec respect la cellule de l’humble carmélite, non plus que des pèlerinages qui se renouvellent constamment sur son tombeau.

Je ne suis pas chargée au Carmel de recevoir et de vérifier la correspondance ; je ne sais ce qui se passe que par ce qui s’en dit en récréation. Notre mère nous communique alors les nouvelles particulièrement intéressantes concernant la Servante de Dieu. Les volumes intitulés " Pluie de roses " ont fait connaître les faits les plus remarquables.

Voici une petite statistique des objets envoyés au Carmel en témoignage de vénération et de reconnaissance envers soeur Thérèse. Étant chargée de les recueillir, j’ai pu les dénombrer.

Lors du premier Procès, en septembre 1910, je disais avoir reçu 26 plaques de marbre ; j’en compte aujourd’hui 321. Elles sont toutes envoyées spontanément sans aucune démarche de notre part. Comme elles ont la forme d’ex-voto, nous les tenons enfermées à l’intérieur du monastère.

De même je fais brûler des lampes et des cierges devant l’image de la Sainte Vierge qui se trouve près de la cellule de soeur Thérèse. Jamais nous n’avons encouragé ces envois, bien au contraire, car cela nous dérange beaucoup ; malgré cela, nous sommes débordées ; voici la progression de ces demandes :

[801] En 1910, la moyenne des cierges demandés était de 19 par mois ; en 1915, la moyenne est de 344 par mois ; au courant du dernier mois d’août, nous en avons reçu 620.

Pour les lampes, nous arrivons à une moyenne de neuf lampes par 24 heures.

On me donne aussi à ramasser beaucoup d’ex-voto de toute sorte : j’ai reçu 13 décorations dont cinq de divers ordres, 2 croix de guerre, 6 croix de la légion d’honneur. Une nous a été envoyée directement du front de bataille, avec cette seule adresse : " Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, couvent du Carmel, 8 juin 1915 ". Nous recevons aussi beaucoup de bijoux, pierres précieuses, dentelles, etc., des épées, des baïonnettes, des anneaux de fiançailles et toute espèce d’objets nous sont apportés pour être déposés un instant dans la cellule de la Servante de Dieu.

Nous avons reçu cinq paires de béquilles, sans compter celles très nombreuses qui sont déposées sur la tombe. Les suppliques écrites adressées personnellement à soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus sont en si grand nombre qu’elles ne peuvent être déposées que peu de temps dans sa cellule. J’en ai rempli un grand sac de 1m,30 de hauteur ; tout cela sans compter les innombrables lettres et photographies déposées sur sa tombe.

[Session 39 : - 2 septembre 1915, à 9h.]

[805][Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je ne connais vraiment que des louanges formulées à l’adresse de la Servante de Dieu.

[Réponse à la cinquante-neuvième demande] : Je ne vais parler que des miracles dont j’ai eu en quelque façon connaissance directe ; beaucoup d’autres sont relatés dans les " Pluies de roses ". Après la mort de la Servante de Dieu, l’attitude des soeurs qui lui avaient été hostiles se changea en vénération. Il n’y en avait pas de plus empressées à garder ses souvenirs et ses portraits que soeur Saint-Vincent de Paul, cette soeur converse qui l’avait fait souffrir : elle dit lui être redevable de sa guérison d’une anémie cérébrale, et vint nous trouver toutes l’une après l’autre pour nous conter l’acte d’humilité qu’avait fait la Servante de Dieu au sujet des fleurs ornant le cercueil de mère Geneviève. Une autre soeur composa une prière pour l’invoquer chaque jour. Mère Marie de Gonzague s’amenda sensiblement ; elle reçut une grâce signalée devant un portrait représentant Thérèse enfant ; elle ne pouvait plus regarder cette image sans pleurer. Je fus témoin de cette émotion et elle me dit à travers ses larmes : " Moi seule peux savoir ce que je lui dois ! Oh ! ce qu’elle m’a dit... tout ce qu’elle m’a reproché !... mais si doucement !... ". D’autres soeurs reçurent différentes faveurs dont plusieurs [806] émanations de parfums célestes.

Pour moi j’en reçus quelques - unes, mais surtout des grâces intérieures. Parmi les extérieures la plus importante est lorsque je vis dans le ciel un cercle lumineux décrit par une flamme qui semblait vivante. Ce signe lumineux partit du côté droit de la lune qui était dans son plein, décrivit un cercle au-dessous, puis rentra du côté gauche, me laissant une grâce intérieure très vive et très profonde qui me donna l’intelligence subite de beaucoup de choses qu’elle m’avait dites autrefois. C’était 15 jours après sa mort ; je restai persuadée que c’était l’âme de ma petite soeur qui s’était manifestée à la mienne. En quelques circonstances sa présence se manifesta à moi par des parfums ; les cas en sont rares et soulignent toujours une grâce intérieure ou une circonstance particulière. Ainsi, le 5 février 1912, anniversaire de ma prise d’habit, jour où le Procès diocésain était déposé à Rome, je fus réveillée la nuit par une odeur très forte de seringa, et j’entendis voleter auprès de moi comme une colombe qui se posa sur mon oreiller, mais je ne la vis pas. Le 17 mars de cette année 1915, jour de l’ouverture du Procès apostolique et anniversaire de ma prise de voile, en entrant le matin pour ouvrir la fenêtre de sa cellule, je la trouvai embaumée de roses. Ces cas très rares, comme je l’ai dit, se produisent au moment où j’y pense le moins, et depuis cinq ans ils ne se sont pas produits plus de cinq ou six fois.

On nous apporta au monastère de la terre prise sous le premier cercueil après l’exhumation et renfermée dans des sacs à scories. Ces sacs furent montés au [807] grenier où on les laissa sécher tels quels. Ils étaient là depuis déjà longtemps, moisis d’abord par l’excès d’humidité, puis crevassés par l’excès de chaleur, quand un jour, en passant auprès (c’était le mercredi 22 mars 1911) je sentis s’en exhaler une délicieuse odeur de racines d’iris. Je pensai que cette terre n’était pas assez honorée et que soeur Thérèse me demandait par là de m’en occuper, mais je n’en fis rien néanmoins. Un mois plus tard, le samedi 22 avril et le lundi 24, mêmes émanations. Une autre soeur les ayant de même senties, on s’occupa de la terre qui fut retirée des sacs, pilée par deux hommes pendant plusieurs jours et ramassée enfin avec honneur. Une planche du cercueil fut aussi, immédiatement après l’exhumation, identifiée par l’odeur d’encens qu’elle répandit et que perçurent plusieurs soeurs. Pour moi, je ne jouis point de cette faveur.

La Servante de Dieu avait dit qu’elle veillerait sur notre noviciat qui était sa petite pépinière d’âmes consacrées à l’Amour miséricordieux. Elle y envoya des recrues nombreuses ; mais aussi elle appela au ciel plusieurs des plus méritantes. La première de ces petites victimes fut sa cousine, soeur Marie de l’Eucharistie, qui fit une mort de prédestinée le 14 avril 1905, à l’âge de 34 ans ; puis ce fut la révérende mère Marie-Ange de l’Enfant-Jésus, qui fut prieure du monastère et mourut à 28 ans, après avoir fait les premières démarches pour obtenir l’instruction diocésaine de la Cause de soeur Thérèse ; ce fut enfin la très honorée mère [808] Isabelle du Sacré-Coeur, sous-prieure, morte à 32 ans, dont les oeuvres jettent un nouvel éclat sur celle qui en fut l’inspiratrice : âmes admirables qui ne s’arrêtèrent ici-bas que juste le temps d’y tracer un sillon lumineux à la suite de leur angélique modèle.

Dernièrement, comme je me trouvais avec notre mère, elle me fit entrer au parloir pour entendre un soldat raconter une apparition de soeur Thérèse dont il avait été favorisé sur le champ de bataille et qui l’avait converti. Son récit était touchant et il le faisait avec un accent de grande véracité. Ce soldat se nomme Auguste Cousinard. J’entendis de même, le 15 juillet 1915, le récit du soldat Roger Lefèvre du 224 d’infanterie, âgé de 29 ans. Lui aussi fut favorisé, sur le champ de bataille, d’une apparition de la Servante de Dieu, qui le releva alors qu’il était baigné dans son sang. " Je souhaiterais - dit-il - que tous ceux qui ne croient pas, aient une apparition comme ça : ça vous change les esprits ! ". Et comme on lui demandait si elle était belle : " Oh ! oui - reprit-il - bien plus belle que sur ses images ". Je fus encore mêlée, quoique indirectement, à une autre faveur reçue par un militaire. C’était le 30 septembre 1914, au début de la guerre. Je m’étais mis dans l’idée qu’en ce jour anniversaire de sa mort la Servante de Dieu ferait quelque signe pour guider les troupes. A sept heures du soir, je montai au grenier ; il me semblait qu’à ce moment, qui était l’heure même de la mort de soeur Thérèse, j’allais voir à l’horizon un signe que j’étais exaucée. Je fis pitié à notre mère qui disait : " Pauvre petite, comment peut- [809]elle espérer cela ! ". Bien entendu je ne vis rien ; mais je n’en avais pas moins de confiance. Et voilà qu’en juin 1915, huit mois après cette prière, nous recevons incidemment de monsieur l’abbé Charles, curé de Bagnolet (Seine), la nouvelle qu’un des soldats de sa paroisse, André Pelletier, du 43e d’infanterie coloniale, avait vu, précisément le 30 septembre précédent et à 7 heures du soir, alors qu’ils allaient à l’assaut d’un bois, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui les invitait à marcher en avant. Ce soldat fut apparemment seul à la voir ; il regarda à plusieurs reprises, croyant être le jouet d’une hallucination : mais c’était bien elle, il la reconnaissait et fut plein de confiance à son aspect. La position fut enlevée en effet contre toutes les prévisions, et le soldat qui était très éloigné du bon Dieu, se convertit.

[Réponse de la soixantième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

En dehors des faits auxquels j’ai été directement intéressée et que j’ai rapportés dans la question précédente, je n’ai pas assez étudié les relations envoyées au Carmel pour décrire avec précision les nombreux faits miraculeux qu’on nous a fait connaître. Je laisse ce soin à celles qui ont en main ces documents.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je ne vois rien à ajouter ni à changer à mes réponses. [810]

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR GENEVIÈVE DE SAINTE THÉRÈSE, r.c.i., témoin, j’ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

 

TÉMOIN 9

THÉRÈSE DE SAINT-AUGUSTIN, O.C.D.

On trouvera la présentation du témoin, Julie-Marie-Elisa Leroyer (1875-1929), vol. I, p. 396. Rappelons que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus éprouvait pour elle une forte antipathie naturelle et que, malgré cela, elle réussit à lui faire croire tout le contraire par suite de son amabilité souriante. Se reporter au Manuscrit C, fol. 13v-14r. La soeur, bien évidemment, n’y est pas nommée, mais c’est d’elle qu’il s’agit.

La déposition qui suivra est presque deux fois plus étendue que celle du Procès informatif ordinaire et elle a été sûrement très étudiée. Bien des traits sont fort suggestifs. Citons-en deux à titre d’exemple : " Ce qui la soutenait dans sa vie intérieure, c’était la présence de Dieu qui ne la quittait jamais, comme elle l’avouait elle-même simplement. Ce recueillement habituel se reflétait sur sa physionomie et impressionnait vivement les soeurs, même pendant les récréations " (p. 861). Il est à remarquer que le témoin relève particulièrement l’esprit de recueillement de soeur Thérèse durant le priorat de Mère Marie de Gonzague, période de souffrance (cf. p. 830).

Une bonne partie de la déposition regarde la renommée de sainteté de Thérèse après sa mort et les prodiges qu’on lui attribuait.

Le témoin a déposé les 2-6 septembre 1915 au cours des sessions 40e-42e (pp. 8t3-856 de notre Copie publique).

[Session 40 : - 2 septembre 1915, à 2h. de l’après-midi]

[813][Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Julie-Marie-Elisa Leroyer, en religion soeur Thérèse de Saint-Augustin, carmélite professe du monastère de Lisieux. Je suis née le 5 septembre 1856, à La Cressonnière, diocèse de Bayeux, de Louis Leroyer, négociant, et de Elisa Valentin.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

[814] Je dirai naïvement ce que je sais, personne ne m’a imposé mon témoignage.

[Réponse à la septième demande] :

Je n’ai pas connu la Servante de Dieu avant son entrée au Carmel. Mais depuis son entrée jusqu’à sa mort, non seulement j’ai été sa compagne de religion, mais j’avais avec elle des relations assez intimes parce que nos âmes se comprenaient. Je n’ai pas cherché à la connaître par la lecture de documents, je dirai seulement ce que j’ai observé moi-même.

[Réponse à la huitième demande] :

J’ai toujours eu une grande affection pour la Servante de Dieu, à cause des qualités et des vertus que j’avais observées en elle durant sa vie. Depuis sa mort, ma dévotion s’est accrue en voyant les grâces que l’on obtient par son intercession. Je désire beaucoup sa béatification, pour la gloire de Dieu d’abord, et ensuite pour le bien des âmes, parce que je crois que ce sera un moyen de faire aimer le bon Dieu.

Réponse de la neuvième à la onzième demande inclusivement] :

Je ne sais rien directement sur ce qui a précédé l’entrée de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus au Carmel.

[Réponse à la douzième demande] :

Thérèse Martin entra au Carmel de Lisieux en [815] avril 1888. Elle avait alors quinze ans 1/2 ; j’avais moi, à cette époque, onze ans de profession. Elle prit l’habit le 10 janvier 1889 ; elle fit profession le 8 septembre 1890 et prit le voile le 24 septembre de la même année. Elle s’occupa de la formation des novices sans pourtant avoir le titre de maîtresse des novices que la mère prieure Marie de Gonzague s’était réservé. Elle exerça aussi diverses fonctions successivement comme de lingère, portière, réfectorière, sacristine. On reste au noviciat normalement encore trois ans après la profession ; mais, sur sa demande, la Servante de Dieu y demeura toute sa vie.

Je puis témoigner que dans tous ses emplois la Servante de Dieu s’est toujours comportée d’une manière particulièrement édifiante. [Réponse à la treizième et à la quatorzième demande] :

Jamais je n’ai pu constater qu’elle ait manqué en quoi que ce soit à aucune de ses obligations de chrétienne, de religieuse ou à aucun de ses devoirs d’état ; et jusqu’à la fin de sa vie je l’ai considérée comme un modèle de toutes les vertus.

[Réponse à la quinzième et à la seizième demande] :

Rien ne pouvait distraire la Servante de Dieu de son recueillement pendant la sainte messe, l’office divin, l’oraison ; entendait-elle du bruit, elle n’y faisait pas attention, ou si elle ne pouvait éviter d’en être troublée, elle savait en tirer un grand parti pour son âme. Son union avec Notre Seigneur était habituelle, même au milieu des [816] occupations les plus distrayantes.

[Réponse à la dix-septième demande] :

L’amour de la Servante de Dieu pour Notre Seigneur se manifestait par une grande dévotion aux mystères de la Sainte Enfance et de la Passion. Les outrages, dont la Sainte Face fut particulièrement l’objet, la touchaient profondément et excitaient de préférence sa compassion. Elle aimait à effeuiller des roses au calvaire du jardin ou sur les pieds de son crucifix, parce qu’elle y voyait l’image de ce qu’elle voulait être elle-même : une âme livrée au bon plaisir divin, afin de satisfaire ses moindres désirs. Elle eut aussi un recours très fréquent au Sacré-Coeur.

L’office de sacristine qui donnait à la Servante de Dieu le privilège de toucher aux vases sacrés, aux linges qui avaient servi à la célébration du Saint Sacrifice fut pour elle l’occasion de vivre plus près de Notre Seigneur. Elle s’acquittait avec un grand respect de cette fonction qu’elle sentait devoir être accomplie par les anges. C’était un stimulant pour travailler avec plus d’ardeur à devenir chaque jour moins indigne de la part précieuse qui lui était échue.

[Réponse à la dix-huitième ainsi qu’à la dix-neuvième demande] :

La Servante de Dieu aspirait à s’unir le plus étroitement possible à Notre Seigneur par la sainte communion. La maladie ne ralentissait pas cet élan, et nous la vîmes, après des nuits d’insomnie et de souffrances, venir à une messe assez souvent matinale, par la saison la plus rigoureuse, afin de n’être pas privée de ce pain du ciel [817] dont elle était avide. Elle faisait ses préparations en union avec la Sainte Vierge, lui demandant de la revêtir de ses dispositions et de la présenter elle-même à son divin Fils.

Elle désirait ardemment recevoir chaque jour Notre Seigneur ; mais, à cette époque, les supérieurs ne le permettaient pas. Elle souffrit beaucoup d’en être privée ; aussi quelle ne fut pas sa joie lorsque le décret de Sa Sainteté Léon XIII vint leur enlever ce droit. Cependant l’épreuve n’était pas finie. La mère prieure, tout en respectant cette décision, ne voulut pas s’y conformer entièrement et laisser au confesseur toute liberté. Elle la laissa dans une certaine mesure, mais en suscitant de si grandes difficultés que celui-ci, par prudence, ne crut pas devoir user de son autorité et la Servante de Dieu dot se résigner à continuer sa vie de privations. Les derniers mois de sa maladie Notre Seigneur permit qu’elle se trouvât dans l’impossibilité de le recevoir, ce qui accrut encore sa souffrance ; mais toujours soumise à la volonté divine, elle s’inclina doucement et demeura dans la paix. Elle eut à coeur de nous épargner ce qui avait été pour elle un martyre, et sur le point de nous quitter, elle nous promit que lorsqu’elle serait au ciel, elle ferait tomber sur la communauté une pluie de roses. Cette pluie bienfaisante fut sans aucun doute la communion quotidienne dont nous fûmes favorisées aussitôt après sa mort, et dont nous avons joui depuis sans interruption.

Lorsque le Saint Sacrement était exposé, son regard profond et enflammé révélait ses sentiments intimes. Un ange n’aurait pas contemplé avec plus d’amour [818] celui qu’elle contemplait sous ces voiles rendus transparents par sa foi. Aussi, quelle prière ardente dans sa simplicité : ce n’était qu’un élan, mais il embrassait tout, les intérêts de Dieu et ceux des âmes.

[Réponse à la vingtième demande] :

La Servante de Dieu faisait ses délices de la sainte Écriture ; elle n’était jamais embarrassée dans le choix des passages qui convenaient le mieux aux âmes ; on voyait qu’elle en faisait chaque jour l’aliment de sa vie intérieure. Elle laissait volontiers la plupart des autres livres qui, ne lui disant rien au coeur, ne pouvaient accroître son amour ni lui donner les lumières qu’elle désirait.

L’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ faisait pourtant exception : elle aimait à repasser les pensées profondes contenues dans ses pages. Elle goûtait beaucoup les ouvrages de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix. Elle écoutait avec un grand respect les enseignements de la sainte Église, les instructions données par les prêtres, sans s’arrêter à ce qu’il pouvait y avoir de défectueux dans leur prédication.

[Réponse à la vingt-et-unième demande] :

Elle témoignait fréquemment sa reconnaissance à la très Sainte Vierge, dont elle se sentait chérie, et qu’elle entourait d’un amour tendre et filial, à saint Joseph, pour lequel elle ressentait les mêmes sentiments et qui répondait à sa confiance par des faveurs signalées. Les anges et les saints, qu’elle nommait ses frères, [819] avaient part aussi à ses actions de grâces. Ne leur avait-elle pas demandé de la prendre très spécialement sous leur protection, et souvent elle avait expérimenté qu’elle n’avait pas en vain attendu leur secours.

[Session 41 : - 3 septembre 1915, à 2h. de l’après-midi]

[822] [Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-sixième demande inclusivement] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus avait en Notre Seigneur une confiance inébranlable et enfantine. Elle ne doutait jamais du succès de sa prière : demander une grâce et avoir l’assurance de l’obtenir lui paraissait tout naturel puisqu’elle s’adressait à un père infiniment bon et tout puissant. Elle voulait devenir une sainte, et comptant sur Notre Seigneur pour lui faire atteindre ce but, le moindre doute de ne pas y parvenir ne se présentait jamais à son esprit. Elle appréciait à un haut degré les vertus spéciales à l’enfance, et, s’efforçant de les reproduire, elle espérait qu’à la condition de se faire petite, le divin Maître la prendrait dans ses bras et la ferait monter jusqu’aux sommets les plus élevés de l’amour.

Les difficultés, les circonstances les plus douloureuses ne pouvaient altérer sa confiance. Son visage était toujours calme et ne témoignait jamais aucune préoccupation, même au milieu des plus grandes épreuves de sa vie. Sans doute son attachement pour le cloître lui faisait [823] redouter les conséquences de la persécution religieuse ; " mais - me disait-elle-je suis un bébé, je ne m’inquiète pas, j’irai où le bon Dieu voudra ". Elle vivait sans souci, sans se préoccuper d’elle-même et se remettant complètement entre les mains de la divine Providence. J’ai pu mirer cette disposition pendant sa maladie. " Que je serais malheureuse- avouait-elle- si je n’étais pas abandonnée entre les mains de Dieu. Aujourd’hui le docteur dit que je suis perdue, demain que je suis mieux ; que cette alternative serait fatigante ! Mais tout cela n’effleure pas mon âme et ne trouble pas sa paix ! " 2. Elle souffrait avec joie ce que le bon Dieu lu ; donnait à endurer au moment présent, sans s’inquiéter de celui qui devait suivre, persuadée que la tendresse de son Père céleste ne lui en donnerait pas plus qu’elle ne saurait en supporter. Elle s’offrait à tous les vouloirs divins, même à éprouver les frayeurs qui accompagnent parfois la mort ; " mais - disait-elle ingénument - elles ne seront pas suffisantes pour me purifier : c’est le feu de l’amour qu’il me faut ".

Elle était inaccessible au découragement. Pendant toute sa vie religieuse, elle m’édifia beaucoup par son assiduité à orner la statue de l’Enfant-Jésus dont elle était chargée, sans jamais y apporter un moindre soin et sans jamais témoigner quelque fatigue. Elle était très persévérante : quand elle avait commencé une chose, elle la poursuivait jusqu’au bout sans que rien puisse l’en empêcher. Pendant sa maladie, lorsque les souffrances étaient plus vives, elle s’adressait aux saints, souvent sans en recevoir de secours sensible ; elle [824] ne cessait pas pour cela de les invoquer disant " qu’ils voulaient voir jusqu’où elle pousserait sa confiance " 4.

Son regard était toujours tourné vers le ciel ; elle désirait ardemment voir se briser les liens qui la retenaient ici-bas, mais c’était uniquement " pour aimer Dieu davantage et non pour son intérêt " 5. Malgré ses aspirations, elle serait volontiers restée dans l’exil si le bon Dieu en eût été plus glorifié ; mais elle pensait que là-haut elle serait plus puissante " pour aider les âmes et faire aimer l’amour " .

Elle s’élevait au-dessus des considérations de la terre et voyait tout dans la lumière de Dieu. Aussi comprenait-elle difficilement qu’on éprouvât trop de peine en voyant une soeur mourir, " puisque -disait-elle-ce n’est qu’une séparation momentanée et que nous devons toutes aller au ciel et nous y retrouver " 7.

[Réponse à la vingt-septième demande] :

L’amour de Dieu était la note dominante de cette âme séraphique. Elle évitait avec un grand soin ce qui pouvait mettre obstacle à son développement, non seulement les fautes volontaires, pour lesquelles elle avait une horreur profonde, mais les plus légères imperfections

[Réponse à la vingt-huitième demande] :

Elle ne recherchait jamais les consolations et les douceurs dans la vie spirituelle ; elle voulait donner à Dieu, au prix des plus grands sacrifices, un amour pur et désintéressé. Dans ses rapports avec Notre Seigneur, elle se plaisait [825] à ne rien voir et ne rien sentir excepté sa faiblesse et son impuissance à tout bien. Elle voulait réjouir le divin Maître aux dépens de son repos, dans la pure souffrance. Elle se confiait à l’amour pour suppléer aux manquements qui pouvaient se glisser dans ses actes.

Cette âme fortement trempée ne connaissait pas de défaillance dans son dévouement aux intérêts de Jésus et des âmes.

XXIX et XXX [Réponse à la vingt-neuvième et à la trentième demande] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus allait à Dieu comme une enfant ; elle ne comprenait rien aux voies compliquées que suivent certaines âmes qui, selon son expression, " tournent dans un labyrinthe dont elles ne peuvent sortir et qui n’aboutit à rien ". Elle suivait la voie droite de la simplicité, la considérant comme plus courte et moins exposée aux écueils. " C’est en vain -disait-elle - que l’on jette le filet devant les yeux de qui ont des ailes " 9.

Ce qui la soutenait dans sa vie intérieure, c’était la présence de Dieu qui ne la quittait jamais, comme elle l’avouait elle-même simplement. Ce recueillement habituel se reflétait sur sa physionomie et impressionnait vivement les soeurs, même pendant les récréations. On voyait que le ciel était sa demeure et qu’elle se prêtait seulement aux conversations ; elle le faisait avec tant d’amabilité qu’il était facile de comprendre que l’amour divin était le mobile qui la faisait agir ; elle voulait rendre ses soeurs heureuses, et par là faire plaisir à Notre [826] Seigneur. Me trouvant avec elle au parloir, j’éprouvais une impression surnaturelle très profonde ; je sentais que sa pensée était au ciel.

Lorsqu’elle était auprès d’une âme qui la comprenait, elle suivait avec joie la pente naturelle qui la portait à parler de Dieu. Elle le faisait si simplement, si discrètement qu’on ne pouvait cependant pénétrer toutes les beautés de sa vie d’union : on les soupçonnait seulement par l’ascendant qu’elle exerçait autour d’elle.

XXXI [Réponse à la trente-et-unième demande] :

La Servante de Dieu m’a souvent confié le désir qu’elle aurait eu du martyre. Quels regrets ne m’exprimait-elle pas de ne pouvoir cueillir cette palme ! Elle se consolait en pensant que le martyre de l’amour suppléerait à celui du sang. Aussi voulait-elle que sa vie fût sans cesse immolée, ne pouvant espérer la couronne si les renoncements quotidiens ne brisaient à chaque instant sa nature et ne la détachaient de la terre. Ce regret du martyre la suivit pourtant jusqu’à la mort. Vers la fin de sa vie, elle exhalait encore cette plainte, faisant allusion aux indices de prochaine persécution religieuse : " Vous êtes plus heureuses que moi, je vais au ciel, mais vous aurez peut-être bien la grâce du martyre " 10.

XXXII [Réponse à la trente-deuxième demande] :

De l’amour de Dieu porté jusqu’à l’héroïsme découlait naturellement l’amour du prochain. Dans la vie [827] de communauté la Servante de Dieu pratiquait la plus exquise charité, s’oubliant constamment pour le bonheur de ses soeurs, supportant sans se plaindre et sans le laisser paraître les souffrances que lui faisaient éprouver la malveillance ou la jalousie de quelques-unes qui ne surent pas reconnaître sa vertu, restant toujours avec elles patiente, douce, aimable, les accueillant avec un gracieux sourire, évitant ce qui pouvait leur faire de la peine, essayant de leur être agréable, et les excusant sans cesse.

XXXIII [Réponse à la trente-troisième demande] :

La Servante de Dieu ne perdit jamais de vue le but principal de son entrée au Carmel, la sanctification des prêtres Elle ne comptait pas avec sa peine lorsqu’il s’agissait de leur venir en aide, soit pour leur bien personnel ou pour le bien des âmes qu’ils avaient mission de convertir ou de guider dans le chemin de la perfection. Elle suivait en cela son attrait spécial qui la portait à prier particulièrement pour les âmes pures et pour les âmes pécheresses. Elle désirait ardemment voir le père Hyacinthe Loison abjurer ses erreurs, et elle me demandait de m’unir aux prières qu’elle faisait pour obtenir sa conversion. Elle eût voulu partager les travaux des missionnaires et voler vers les contrées lointaines pour convertir les infidèles. Elle y suppléait par les nombreux sacrifices qu’elle offrait pour leur venir en aide.

[Réponse à la trente-quatrième et à la trente-cinquième demande] :

Lorsque la Servante de Dieu rencontrait une soeur pour [828] laquelle sa nature éprouvait un peu d’éloignement, elle priait pour elle et offrait au bon Dieu les vertus qu’elle remarquait en elle. Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus était empressée à rendre service, parce qu’elle se rappelait cette parole de Notre Seigneur : " Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez ". Quand elle ne le pouvait pas, elle s’en excusait si aimablement qu’on ne pouvait s’empêcher de lui témoigner quand même sa reconnaissance. Elle se prodiguait ainsi sous le regard de Dieu sans jamais exiger de retour. Certains caractères profitaient à l’excès de son obligeance, mais elle ne les évitait pas parce qu’elle avait pour maxime " qu’il ne faut jamais s’éloigner de celles qui demandent facilement des services ".

[Suite de la réponse aux mêmes demandes] :

Elle montra l’héroïsme de sa charité à l’égard [829] d’une soeur converse qu’elle assistait dans son infirmité, et qui ne lui témoignait assez souvent sa reconnaissance que par des brusqueries, sans que la Servante de Dieu se lassât de lui continuer ses bons offices.

Elle était ingénieuse à trouver les moyens de témoigner sa compassion aux soeurs qu’elle savait souffrantes ou affligées. Avec une délicatesse ravissante, elle disait un mot, ou se contentait de sourire si elle ne pouvait faire davantage. Mais cette sympathie allait droit au coeur ; on la savait vraie ; autour d’elle régnait vraiment une atmosphère de paix. On se sentait auprès d’un ange.

Pourtant à cette époque, que de choses fâcheuses vinrent troubler notre vie religieuse ! C’est à se demander comment on pouvait les supporter et se maintenir dans la pratique de la vertu. Dans les moments critiques, la Servante de Dieu ne perdait rien de son recueillement ; elle tâchait d’excuser si la chose était possible, sinon elle se contentait de supporter et de prier. Elle témoignait à la mère prieure, qui était la cause de ce désordre, le respect qu’elle devait à son autorité ; elle défendait à ses novices toute critique sur sa conduite et leur recommandait la soumission la plus absolue et la plus grande charité. Plus tard, lorsque cette mère prieure redevint seulement Marie de Gonzague, la Servante de Dieu eut toujours pour elle des attentions pleines de délicatesse.

XXXVI [Réponse à la trente-sixième demande] :

Si les âmes exposées à perdre l’éternité bienheureuse étaient l’objet de la sollicitude de soeur Thérèse de l’Enfant [830] Jésus, celles qui se trouvaient arrêtées dans les flammes expiatrices n’excitaient pas moins sa compassion. Elle avait hâte de les mettre en possession du souverain Bien, puisant à cet effet dans les trésors de la sainte Église et demandant qu’après sa mort on fît beaucoup de chemins de croix à son intention, afin de lui donner un moyen de les secourir.

XXXVII [Réponse à la trente-septième demande] :

Dans les circonstances pénibles du gouvernement de mère Marie de Gonzague, la Servante de Dieu fit preuve d’une grande prudence pour éviter ce qui aurait pu aggraver la situation déjà si difficile. Elle essayait de concilier les choses, d’apaiser les esprits bouleversés afin que la paix revienne et que les âmes puissent reprendre leur vie intérieure si souvent troublée. Pour elle, jamais elle ne se départit du souci de sa perfection ; elle sut au contraire profiter de ces occasions pour avancer plus rapidement vers le but qu’elle voulait atteindre. Cependant la continuité de ses efforts dans la pratique de la vertu la faisait remarquer de celles qui l’approchaient de plus près. Les prêtres qui furent appelés à diriger la communauté, eurent pour la Servante de Dieu une grande estime et lui témoignèrent souvent beaucoup de confiance.

XXXVIII [Réponse à la trente-huitième demande] :

La Servante de Dieu se montra très prudente dans la direction de ses novices. Elle savait attendre les âmes, [831] les exciter à la vertu sans les presser plus qu’elles n’étaient capables de le supporter. Lorsqu’elle se trouvait en face de caractères difficiles, elle ne se rebutait pas ; elle leur montrait leurs torts avec fermeté et souvent elle en triomphait. Que de luttes parfois où son courage était mis à l’épreuve ! mais elle ne connaissait pas la faiblesse, et tout en ménageant les âmes pour ne pas les briser, atteignait le but : les coupables revenaient désireuses de mieux faire et demandaient pardon de leur conduite.

[Réponse à la trente-neuvième demande] :

Il était doux à soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus de rendre à Dieu le tribut d’hommages et d’adoration qui lui est dû ; mais elle s’appliquait très spécialement à lui témoigner sa reconnaissance pour les bienfaits sans nombre dont elle se voyait redevable à sa divine bonté. Elle savait par expérience que Dieu récompense magnifiquement cet élan spontané d’un coeur rempli de gratitude. Cependant ce n’était pas toujours l’espoir de cette récompense qui la faisait se tourner ainsi vers l’Auteur de tout bien. Elle éprouvait un sentiment de tendresse reconnaissante qu’elle m’exprimait ainsi : " Oh ! que le bon Dieu me fait pitié ! Il prodigue ses plus grands trésors et nous les donne pour rien ! " 12.

[Réponse à la quarantième demande] :

La Servante de Dieu observa exactement les règles de la justice dans la manière dont elle se conduisit [832] à l’égard de ses supérieurs en leur rendant les témoignages de respect et de soumission que réclame leur autorité. Il est remarquable qu’elle ne changea pas de conduite lorsqu’elle se trouva vis-à-vis d’une supérieure dont les défauts étaient apparents et les procédés parfois rebutants. La Servante de Dieu ne donna jamais aucune marque de partialité, même à l’égard de ses soeurs selon la nature. Bien que ses sentiments ne fussent pas changés à leur égard et que les liens qui les unissaient se fussent plutôt resserrés, personne ne pouvait s’en apercevoir. On ne soupçonnait pas la violence qu’elle était obligée de se faire pour se maintenir toujours dans les limites de la plus exacte réserve.

[Réponse à la quarante-et-unième demande] :

Soeur Thérèse était un ange, tant elle s’éloignait de ce qui pouvait flatter sa nature. Elle paraissait vivre au-delà du temps et ne prenait aucun intérêt aux nouvelles, aux conversations quand la règle ou la charité ne lui en faisaient pas un devoir. Les rassemblements que l’on voyait, hélas ! si souvent sous nos cloîtres la laissaient indifférente : elle passait sans s’y arrêter, marchant toujours les yeux baissés, avec ce maintien religieux qui la faisait remarquer. Elle recommandait à ses novices de ne pas perdre leur temps à écouter ces sortes de discours qui ne les regardaient pas, mais de se rendre promptement à leurs occupations.

Lorsqu’il s’agissait de sa famille, qu’elle aimait pourtant beaucoup, elle ne se donnait pas la [833] plus légère satisfaction ; elle retranchait toutes ces jouissances dont le coeur est si avide. Que de victoires elle remporta sur ses sentiments naturels lorsque les élections lui donnèrent pour prieure mère Agnès de Jésus (sa soeur Pauline). Elle fut admirable ! Jamais on ne put surprendre en elle, sous ce gouvernement maternel, le moindre fléchissement dans son héroïque vertu. Elle pratiquait aussi parfaitement le silence, même avec sa mère prieure pour laquelle cependant la règle donne une certaine latitude. Les liens du sang ne purent affaiblir en rien sa volonté de pratiquer un détachement absolu.

La Servante de Dieu se mortifiait sans trêve : jamais elle ne se plaignait de l’intempérie des saisons, bien qu’elle eût beaucoup à en souffrir ; elle écoutait doucement les paroles désobligeantes ; elle pratiquait vaillamment les mortifications imposées par la règle et, pour se dédommager de ne pouvoir obtenir la permission d’en faire davantage, elle saisissait avec empressement toutes les occasions de souffrir qu’elle rencontrait. Au réfectoire, elle prenait invariablement tout ce qu’on lui présentait, même si les aliments la rendaient mal e. A la récréation elle se plaçait de préférence auprès de celles qui lui plaisaient le moins. Sa nature aimante se serait volontiers prêtée aux épanchements de l’amitié ; mais elle se refusait constamment cette satisfaction. Les préférences données aux autres, à ses dépens, lui causaient de la joie ; une jeune soeur converse [834] ne se gênait pas d’en profiter pour exercer sa patience. Soeur Thérèse lui témoignait alors une affection plus vive et un dévouement inlassable.

Cet amour de la pénitence eut son plein épanouissement pendant sa maladie. Dans les derniers mois, les douleurs devinrent très violentes, et la mère prieure crut devoir refuser d’employer les moyens de la soulager ; elle accepta tout avec sa sérénité habituelle. Je voulus demander au bon Dieu d’adoucir ses souffrances. " Non, non - me dit-elle vivement -, il faut le laisser faire ". Ce n’était pas dans la vue d’obtenir une plus grande gloire qu’elle parlait ainsi, car elle ajouta aussitôt : " Pas pour la récompense, mais pour lui faire plaisir " 13.

[Réponse à la quarante-deuxième demande] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, comme elle le dit elle-même, eut beaucoup à souffrir ici-bas ; de tous côtés la croix s’appesantissait sur elle. Elle trouvait au Carmel ce qu’elle était venue y chercher, le renoncement quotidien et l’humiliation. Dans chacune de ces rencontres, on put mirer la force de cette enfant de quinze ans qui, dès le début de sa vie religieuse, sut faire son bonheur de ce qui effraye tant d’autres âmes. Pendant son postulat, elle fut traitée très sévèrement par la mère prieure ; je ne la vis jamais entourée de soins ni de ménagements. Cette manière d’agir envers la Servante de Dieu ne se modifia pas avec les années ; mais la douceur et l’humilité avec lesquelles elle acceptait les observations et les réprimandes ne se démentirent jamais, même quand celles-ci n’étaient [835] pas méritées. Un jour, elle fut prise, au réfectoire, d’une quinte de toux. La mère prieure, fatiguée de l’entendre ainsi tousser, lui dit assez vivement : " Mais enfin, sortez, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ! ". Elle se retira sans rien perdre de son calme et de sa sérénité.

Pendant l’humiliante maladie de son père, sa force d’âme brilla d’un plus vif éclat, au point de provoquer l’admiration de nos vénérables anciennes qui s’étonnaient d’un tel courage surtout en la voyant garder son recueillement habituel.

Je fus extrêmement surprise lorsqu’elle me fit la confidence de ses tentations contre la foi. Comment supposer cette âme, toujours sereine, aux prises avec d’aussi grandes difficultés ? On la croyait comblée de consolations. Elle agissait avec tant de facilité qu’elle paraissait accomplir sans effort des actes de vertus multipliés. Cette paix habituelle lui valut des jugements peu favorables. On ne craignait pas de dire bien haut que la Servante de Dieu, n’ayant jamais eu de combats, n’avait pas grand mérite à pratiquer la vertu. Ces propos étant venus à ma connaissance, quelque temps avant sa mort, je lui demandai directement s’il était vrai que, pendant sa vie religieuse, elle n’avait jamais eu à lutter contre sa nature : " J’avais une nature pas commode-me répondit-elle -, cela ne paraissait pas, mais moi je le sentais bien ; je puis vous assurer que j’ai eu beaucoup de combats et que je n’ai pas été un seul jour sans souffrir, pas un seul ! Ah ! les créatures, quand elles ne voient pas, elles ne croient pas ! " 14. Je puis affirmer, pour en avoir [836] été témoin, que la Servante de Dieu s’est constamment exercée à pratiquer la vertu ; elle ne se bornait pas à tout attendre de Dieu, elle agissait.

Malgré son état maladif, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ne se dispensait jamais des exercices communs et des travaux pénibles. Elle allait sans se plaindre jusqu’au bout de ses forces : " Je puis encore marcher -disait-elle -, je dois être à mon devoir " 15.

Elle fit l’admiration du médecin par le courage avec lequel elle supporta sa maladie. " Si vous saviez ce qu’elle endure - disait-il -, je n’ai jamais vu souffrir autant, avec cette expression de joie surnaturelle : c’est un ange ! " 16.

[Réponse à la quarante-troisième demande] :

Je ne l’ai certainement jamais vue en faute si peu que ce soit sur cette matière.

[Réponse à la quarante-quatrième demande] :

Dès son entrée au Carmel, la Servante de Dieu eut à supporter les privations de la pauvreté. Placée au réfectoire auprès d’une soeur qui, par distraction sans doute, ne faisait pas attention à sa voisine, elle fut privée pendant longtemps du nécessaire : elle n’en laissa rien voir, mais attendit patiemment que la Providence vint à son secours.

Elle recherchait de préférence ce qui était le moins commode et le moins à son goût, mortifiant ainsi son inclination qui était toute contraire.

[837] Elle évitait de se plaindre si on lui enlevait quelque objet à son usage, trouvant que tout ce qu’elle possédait appartenait à ses soeurs.

L’emploi du temps attirait particulièrement son attention ; elle était très exacte à ne pas perdre une minute, ainsi que la règle l’ordonne.

Ces pratiques extérieures ne lui suffisaient pas ; elle se laissait dépouiller des dons de l’intelligence dont elle était grandement douée, en permettant à ses soeurs de se les approprier à leur gré, et restant modestement dans l’ombre lorsqu’on s’était emparé de ses pensées et de ses lumières.

[Réponse à la quarante-cinquième demande] :

Une âme ainsi mortifiée soumettait pleinement son jugement aux décisions des supérieurs quels qu’ils fussent, sans aucune distinction, persuadée qu’on ne peut s’égarer en obéissant. La volonté de ses supérieurs une fois manifestée, elle l’accomplissait promptement, sans se permettre la plus légère réflexion. Il n’était pas nécessaire de lui faire des commandements ; un simple avis suffisait pour qu’elle s’y soumît ponctuellement. S’il arrivait que les recommandations, qui lui étaient faites parfois dans le but de la soulager, eussent un résultat contraire, elle ne s’y conformait pas moins à la lettre, pratiquant la vertu jusqu’à l’héroïsme.

Elle observait la règle dans les plus menus détails et assujettissements avec une régularité exemplaire.

Cette obéissance déjà si admirable ne semblait [838] pas assez parfaite à la Servante de Dieu : elle voulut y ajouter encore en reconnaissant à toutes ses soeurs le droit de lui donner des ordres. Une parole, un signe suffisaient pour la faire agir. Que ce désir fût exprimé avec douceur ou qu’un ton impérieux vint choquer sa nature, elle n’était pas moins exacte à se plier aux exigences de toutes, même de ses inférieures.

Elle ne se montrait pas moins bienveillante dans les dérangements continuels qu’on ne craignait pas de lui imposer. Elle le faisait avec une grâce charmante qui empêchait de soupçonner les sacrifices renouvelés qui étaient la conséquence de son abnégation.

[Session 42 : - 6 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[841] [Réponse à la quarante-sixième demande] :

La Servante de Dieu avait une conviction profonde de son insuffisance et de sa faiblesse ; c’est pourquoi elle recourait sans cesse à Dieu pour obtenir la lumière et la force dont elle se croyait dépourvue.

Elle gardait habituellement le silence sur les faveurs qu’elle recevait ; d’ailleurs, elle était loin de se comparer aux saints. Elle se disait simplement : " une toute petite âme que le bon Dieu avait comblée de grâces " 17.

La vue de son néant lui faisait éprouver de la joie de se sentir imparfaite et d’être reconnue telle par ses soeurs.

[842] Elle aimait la dernière place, l’oubli, qu’elle préférait au mépris, parce qu’il portait à sa nature des coups plus mortels.

Elle aimait à penser que sa gloire au ciel ne serait pas éclatante. " Le bon Dieu a toujours exaucé mes désirs - me disait-elle à ce propos - et je lui ai demandé d’être un petit rien. Quand un jardinier fait un bouquet, il se trouve toujours un petit espace vide entre les magnifiques fleurs qui le composent ; il y met de la mousse : voilà ce que je serai au ciel : un petit brin de mousse qui fera ressortir les beautés des belles fleurs du bon Dieu " 18.

La Servante de Dieu rendait gracieusement les services qu’on lui demandait ; elle se prêtait aimablement au désir qu’on lui exprimait qu’elle composât quelque poésie ; elle faisait tout cela simplement, sans affectation ni recherche d’elle-même, uniquement pour faire plaisir.

Cette humilité, elle la manifesta en acceptant toujours avec douceur les reproches, non seulement de ses supérieures, mais encore de ses soeurs. Les jugements défavorables, dont elle fut parfois l’objet, excitaient dans son âme une vive allégresse. Une soeur se permit un jour de tenir ce langage : " Je ne sais pourquoi on parle tant de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ; elle ne fait rien de remarquable ; on ne la voit point pratiquer la vertu, on ne peut même pas dire que ce soit une bonne religieuse ". Ces paroles ayant été rapportées à la [843] Servante de Dieu à la fin de sa vie, elle m’exprimait ainsi son bonheur : " Entendre dire sur mon lit de mort que je ne suis pas une bonne religieuse, quelle joie ! rien ne pouvait me faire plus de plaisir " 19.

[Réponse à la quarante-septième demande] :

Je crois que la vertu héroïque consiste dans une perfection de vertu qui dépasse ce que l’on observe chez les religieuses bonnes et ferventes. J’ai connu et je connais un grand nombre de très bonnes religieuses ; mais soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus avait une manière d’agir différente et supérieure. Cette différence ne se remarquait pas tant dans l’objet de ses actes de vertu que dans la manière plus parfaite de les accomplir. Notamment, j’ai observé chez elle une constance et une régularité de perfection que je n’ai vue nulle part ailleurs ; l’élan de sa ferveur était toujours égal ; elle pratiquait ces vertus avec une aisance et une générosité qui la faisaient toujours paraître aimable et joyeuse. De plus, j’ai souvent observé que de bonnes et saintes religieuses supportaient avec résignation et patience les reproches ou les réflexions désobligeantes ; mais en faire un objet de joie et d’exultation, je n’ai jamais vu cela qu’en soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus.

[Réponse à la quarante-huitième demande] :

Jamais je n’ai observé chez la Servante de Dieu aucune indiscrétion de conduite. Elle était très sage et en elle tout était très bien.

[844] [Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Il n’est pas venu à ma connaissance que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ait eu des dons surnaturels extraordinaires, au moins sous des formes éclatantes.

J’ai pourtant noté quelques paroles, proférées par la Servante de Dieu, et qui semblaient dites sous une influence exceptionnelle de l’action divine. Ainsi au mois d’avril 1895, elle m’avait fait cette confidence : " Je mourrai bientôt ; je ne vous dis pas que ce soit dans quelques mois, mais dans deux ou trois ans. Je sens, à tout ce qui se passe dans mon âme, que mon exil est près de finir " 20. Ces paroles ont reçu leur accomplissement puisque la Servante de Dieu mourut deux ans et cinq mois après cette conversation.

Dans certaines occasions, la Servante de Dieu répondait à des pensées intimes qu’on ne lui avait pas manifestées.

Elle annonça à mère Hermance du Coeur de Jésus qu’elle mourrait prochainement, et en effet cette religieuse décéda un an après cet avertissement.

La Servante de Dieu semblait prévoir ce qui arriverait à son sujet après sa mort, disant : " Que mère Agnès de Jésus aurait, jusqu’à la fin de sa vie, à s’occuper de sa petite Thérèse " 21. D’autres fois elle affirmait qu’il ne se passerait rien d’extraordinaire à l’occasion de sa mort ou de sa sépulture, parce qu’il fallait que toutes les petites âmes puissent l’imiter. Elle invitait aussi ses soeurs à recueillir avec un grand soin les pétales de roses dont elle embaumait son crucifix, ajoutant [845] qu’ils pourraient servir à faire des heureux. Je n’ai pas entendu moi-même ces derniers propos, relatifs à ce qui arriverait après sa mort. Ils ont été rapportés par les soeurs qui les ont entendus, et j’ai la certitude qu’ils sont rapportés sincèrement.

L [Réponse à la cinquantième demande] :

En dehors des faits rapportés dans la question précédente, je ne crois pas que soeur Thérèse ait fait pendant sa vie aucun miracle.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

Je sais, comme tout le monde aujourd’hui, ce qu’a écrit la Servante de Dieu, mais je ne suis pas spécialement au courant des circonstances dans lesquelles ont été composés chacun de ses écrits.

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Je n ai pas assisté la Servante de Dieu dans sa dernière maladie : ce soin était réservé aux soeurs infirmières et à mère Agnès de Jésus, mais j’étais présente à ses derniers moments. Sa mort fut grandiose et impressionnante dans sa simplicité. Avant d’expirer, elle fixa un regard brillant un peu au-dessus de la statue de la Sainte Vierge. Elle semblait appelée par une voix céleste. On peut dire, sans crainte d’exagérer, que, pendant l’espace d’un Credo, l’extase transfigura ses traits. L’expression de son visage était alors si émouvante que je baissai les yeux. Je ne veux pas dire par là que son aspect fut effrayant, bien au contraire, mais rayonnait [846] d’une expression surnaturelle qui m’impressionnait.

[Réponse de la cinquante-troisième à la cinquante-cinquième demande inclusivement] :

Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire, ni dans l’état de la dépouille mortelle de la Servante de Dieu, ni dans les cérémonies de ses funérailles. Le concours du peuple fut nombreux, mais cela s’explique, je crois, par des circonstances naturelles, en particulier par ce fait que la famille de soeur Thérèse de l’Enfant- Jésus habitait la ville même de Lisieux.

LVI [Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Je vais assez souvent au parloir, parce que notre révérende mère, dont les pèlerins réclament fréquemment la visite, m’y envoie à sa place. J’entends assez souvent raconter qu’il y a, à la tombe de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, une affluence considérable, que parfois on ne peut approcher. Là on prie, on pleure, on espère et on s’en retourne fortifié ou consolé. Il s’y opère de vraies transformations. Telle personne est venue, en proie au désespoir, qui s’en retourne pleine de confiance, le visage radieux, comme si elle venait du ciel. Parmi les nombreux pèlerins, on remarque particulièrement des missionnaires des Missions Étrangères, et actuellement, des officiers et des soldats, dont la confiance en la Servante de Dieu se manifeste chaque jour davantage et est souvent récompensée par des grâces merveilleuses.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Pendant la vie de la Servante de Dieu au Carmel, un [847] petit nombre de soeurs, trompées par son humilité ou par quelque préjugé, ne surent pas reconnaître la grande vertu de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, mais le plus grand nombre s’accordait à reconnaître en elle une âme exceptionnellement privilégiée de Dieu et héroïquement fidèle à la grâce, comme je l’ai dit en répondant à la question sur l’héroïcité des vertus (question quarante-septième).

Depuis sa mort, la réputation de sainteté et de miracles de la Servante de Dieu va s’affirmant de jour en jour. Le désir de soeur Thérèse était de passer son ciel à faire du bien sur la terre. Elle fit d’abord éprouver des effets de sa protection à une des soeurs qui avait eu à son égard des procédés blessants. Quand la dépouille mortelle de la Servante de Dieu fut exposée, cette religieuse vint lui demander pardon de l’avoir méconnue, et appuya son front sur les pieds de la Servante de Dieu, en ayant recours à son intercession : elle fut guérie à l’instant d’une anémie cérébrale dont elle souffrait depuis plusieurs années.

Depuis cette époque, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ne cesse de faire tomber sa pluie de roses sur ceux qui ont recours à son intercession : conversions, guérisons, grâces spirituelles et temporelles de toute nature ; les récits qui en sont envoyés au Carmel se comptent par milliers.

Etant envoyée souvent par notre mère pour recevoir, au parloir, des prêtres, des religieux, des missionnaires, j’ai pu constater, non seulement leur admiration pour la Servante de Dieu, mais encore leur confiance sans bornes en sa protection ; ils la considèrent comme une grande [848] sainte. Lui demander une grâce, disent-ils, c’est être assuré de l’obtenir ; aussi, les uns lui confient leur ministère, les autres lui donnent la direction de leurs paroisses et se considèrent simplement comme ses vicaires.

Il y en a qui la prennent pour guide de leur vie intérieure, lui reconnaissant une science exceptionnelle des voies de Dieu. Quelques-uns sont venus en réparation, n’ayant pas voulu d’abord reconnaître les dons que le ciel lui a départis, et se sont engagés à propager sa dévotion. L’un d’eux me faisait cet aveu : " Je ne voulais pas me rendre, mais la petite soeur m’a terrassé ; maintenant je ne puis exprimer mon admiration ". Ce qui les charme, c’est cette vie intérieure intense, avec une si grande simplicité ! Aussi, quels voeux ardents pour sa prompte béatification ! Le doyen d’une paroisse du Nord me disait : " Je recommande beaucoup la confiance en la petite soeur, mais aussi la prudence afin de ne rien faire qui ressemble à un culte, ce serait bien malheureux de compromettre une aussi belle Cause ". Les prêtres viennent nombreux solliciter la faveur de célébrer la sainte messe dans la chapelle du Carmel. Depuis le commencement de l’année 1912, jusqu’à la fin d’août 1915, les messes célébrées s’élèvent au nombre de 1395. Durant huit mois de l’année 1912, 191 prêtres ont demandé à célébrer la messe au Carmel, et pendant huit mois de l’année 1915, il en est venu 286.

Les religieuses, les personnes du monde n’ont pas une confiance moins grande en la Servante de Dieu et ne sont pas moins favorisées. Leur dévotion est touchante. " Cette petite soeur - disent-elles - s’occupe absolument de [849] tout " ; aussi font-elles dire un nombre considérable de messes, soit pour obtenir sa béatification, soit en actions de grâces pour des faveurs obtenues ou pour en solliciter de nouvelles, comme conversions, guérisons, protection pour des soldats, délivrance des âmes du purgatoire, etc. Le nombre des messes demandées depuis le commencement de l’année 1912 jusqu’à la fin d’août 1915, s’élève à 166.000. Pendant huit mois de l’année 1912, on avait demandé 9594 messes ; pendant huit mois de cette présente année 1915, les demandes se sont élevées à 56.800.

Il n’est pas rare d’entendre des pèlerins instruits me dire au parloir : " Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus n’a rien fait d’extraordinaire, c’est vrai, mais quelle vie intérieure ! Que nous voudrions bien aimer le bon Dieu comme elle ! ". Les petits sachets qui contiennent une parcelle des rideaux de son lit ou de quelque autre objet ayant rapport à la Servante de Dieu sont considérés comme un trésor. Des officiers les fixent dans les plis de leur drapeau ; les soldats les réclament sans cesse comme une sauvegarde. C’est par centaines de mille que le Carmel donne ces souvenirs sans pouvoir satisfaire complètement les solliciteurs. Des missionnaires m’ont dit que les païens de leurs missions ont une grande confiance en la Servante de Dieu :

" C’est merveilleux-me disent-ils - le bien qu’elle fait chez nos sauvages ".

[S’est-on employé de manière artificielle à propager cette réputation ?] :

Nous n’avons absolument rien fait pour activer ce zèle. [850] Tout ce que le Carmel a fait ou publié a été fait pour répondre aux sollicitations pressantes des fidèles. Même on nous demande bien des choses que nous ne faisons pas.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai rien entendu dire, depuis la mort de la Servante de Dieu, qui ne fût un éloge de sa sainteté.

J’ai dit que, pendant sa vie, quelques religieuses, en petite minorité, il est vrai, n’avaient pas su discerner sa haute perfection. Une soeur se permit même de tenir ce langage que j’ai déjà rapporté : " Je ne sais pourquoi on parle tant de soeur Thérèse, elle ne fait rien de remarquable, on ne la voit point pratiquer la vertu, on ne peut même pas dire que ce soit une bonne religieuse " 22.

[La moniale qui a tenu ce langage vit-elle encore ?] :

Non, elle est morte ; c’est cette religieuse dont j’ai parlé qui se prosterna aux pieds de la dépouille mortelle de la Servante de Dieu pour lui demander pardon de l’avoir méconnue et fut instantanément guérie d’une anémie cérébrale.

[Le témoin poursuit ensuite sa réponse] :

On pourrait être surpris qu’une âme aussi parfaite n’ait pas été appréciée de toute la communauté sans exception, mais le bon Dieu permet quelquefois, pour éprouver la vertu de ses serviteurs, que les passions humaines faussent le jugement de plusieurs et fassent souvent prendre pour des [851] défauts les plus grandes vertus. Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus passa par cette épreuve ; mais je répète que ce fut le petit nombre qui ne la comprit pas.

[Les moniales qui s’opposaient à la Servante de Dieu brillaient-elles par la perfection de leur vie et la qualité de leur esprit ?] :

Elles étaient ferventes, en réalité, ou du moins me paraissaient telles, je ne saurais dire le contraire ; mais quant à l’intelligence et surtout à la rectitude du jugement, c’est une autre affaire !...

[Réponse à la cinquante-neuvième demande] :

Dans les dernières semaines de sa vie, la Servante de Dieu se proposait de commencer ses conquêtes aussitôt après sa mort, et de visiter les séminaires et les missions. Dès l’année suivante 1898, les Annales de la Propagation de la Foi enregistrèrent des résultats que les missionnaires disaient n’avoir jamais réalisés ; ils les attribuaient à un souffle particulier du Saint-Esprit qui passait sur [852] quelques-unes de leurs missions. Dans beaucoup d’endroits, les infidèles se présentaient d’eux-mêmes, pour recevoir l’instruction et le baptême.

La Servante de Dieu révèle assez souvent sa présence par des parfums de rose, de violette, d’encens, etc. Cela s’est produit plusieurs fois dans la communauté. Des personnes du monde en sont aussi favorisées. Sur la demande de quelques-unes, elle se tient auprès d’elles, comme leur ange gardien, répandant, à leur insu, un parfum délicieux dont elles sont informées par les personnes qui les abordent et qui demandent d’où peut venir une odeur aussi pénétrante.

Soeur Thérèse fait quelques fois pressentir l’épreuve : j’en ai fait moi-même l’expérience. Le 2 janvier 1911, en prenant ma place au réfectoire pour la collation du soir, j’aperçus devant moi, sur la table, quelque chose qui me parut être un bout de bois insignifiant. Pendant le repas, je le remarquai plusieurs fois, sans y attacher aucune importance ; je me disposais même à quitter le réfectoire sans me rendre compte de ce que cela pouvait être, lorsqu’une soeur, placée près de moi, me fit signe de le prendre. Je le fis. Quel ne fut pas mon étonnement en reconnaissant que c’était une épine très pointue et longue de cinq centimètres. Je demandai à la " provisoire " pourquoi elle avait mis cette épine à ma place : elle me répondit qu’elle ne comprenait pas ce que je voulais lui dire. Des informations furent prises auprès des soeurs de la cuisine : toutes affirmèrent y être étrangères. Alors l’idée s’imposa à moi que c’était un avertissement de soeur [853] Thérèse, me faisant entrevoir la mort prochaine de ma mère. Je ne sais comment cette idée me vint, car ma mère se portait alors très bien, et rien ne pouvait me donner d’inquiétude à son sujet. Or, ma mère est morte en effet, moins de deux mois après, le 27 février 1911.

Les récits de conversions, de guérisons, de grâces temporelles et spirituelles que j’ai entendus au parloir sont innombrables. Un prêtre me disait : " Je viens ici en action de grâces pour la guérison de mon neveu atteint d’une fièvre typhoïde avec hémorragies, désespéré des médecins ; mais il avait auprès de lui une image de la petite soeur qui ne le quittait pas, et il avait une grande confiance en son intercession. Maintenant il est parfaitement guéri ".

Une autre fois, on me raconta la conversion d’un pécheur endurci, refusant de recevoir le prêtre. Comme il avait perdu connaissance, on commença à son intention une neuvaine à soeur Thérèse. Au septième jour, le mal e recouvre sa connaissance, demande le prêtre, reçoit la sainte communion et l’extrême-onction, et meurt en de parfaites dispositions.

C’est encore l’abjuration d’un vieil israélite de 80 ans ; il permettait que ses enfants soient catholiques, mais refusait obstinément de se convertir lui-même, malgré des instances réitérées. Sa famille alors s’adresse à la Servante de Dieu et, sans qu’il y ait aucune pression exercée sur l’esprit du mal e, il change spontanément de détermination et meurt dans la religion catholique.

 

[854] Soeur Thérèse semble avoir une prédilection marquée pour les soldats, tant sont nombreux ceux qu’elle entoure de sa protection. Les uns affirment l’avoir vue dans les tranchées, d’autres sur le champ de bataille ; tous sont encouragés par cette douce vision ; beaucoup échappent par sa protection à une mort certaine. Voici un fait qui m’a été raconté par un prêtre, il y a quelques semaines : un cycliste de l’état-major, très exposé par sa fonction, voit tomber à ses côtés trois de ses camarades, tués par un obus, sa bicyclette est brisée sous lui par ce même obus et projetée à dix mètres et lui n’a pas la moindre égratignure. Sa mère attribue cette protection à une relique de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus que le jeune homme portait sur lui. Les faits de ce genre qui m’ont été racontés ne sont pas rares.

Un soldat belge, souffrant depuis le mois d’octobre 1914, d’asthme, de douleurs névralgiques au coeur et d’une grande faiblesse générale, fut soigné dans plusieurs hôpitaux sans obtenir de guérison. A l’hôpital du Bon Sauveur à Caen, soeur Paule, son infirmière, lui remit une image et une relique de soeur Thérèse, en lui conseillant de la prier, ce qu’il fit avec une grande confiance. Le 30 mai 1915, la Sainte Vierge lui apparut debout sur un globe, revêtue d’un manteau bleu parsemé d’étoiles d’or, et portant une couronne d’or sur la tête. Quelques secondes après soeur Thérèse parut, au côté droit de la Sainte Vierge. Elle était très belle, vêtue en religieuse carmélite, portant le manteau blanc ; elle tenait à la main un panier de roses et en jeta une sur le lit du mal e, lequel, [855] pourtant, ne retrouva pas cette rose après l’apparition. La vision dura environ une minute : le mal e s’endormit ensuite et se réveilla le lendemain matin parfaitement guéri. Depuis ce temps, le mal a tout à fait disparu. Etant venu à Lisieux, faire un pèlerinage d’action de grâces et prier dans notre chapelle, il fut très impressionné en voyant la statue de la Sainte Vierge qui occupe le fond du sanctuaire, la trouvant exactement semblable à celle qui lui était apparue. C’est dans ce pèlerinage que ce soldat, Léon Vandamme, m’a fait lui-même, au parloir, le récit de ces événements.

[Réponse de la soixantième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Je n’ai été témoin direct d’aucune guérison de ce genre.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR THÉRÈSE DE SAINT-AUGUSTIN, témoin, j’ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

TÉMOIN 10

MARIE DES ANGES ET DU SACRÉ-COEUR, O.C.D.

Nous avons déjà présenté Marie-Jeanne-Julie de Chaumontel (1845-1924), vol 1, pp. 408-409. Rappelons seulement ici que, professe du Carmel de Lisieux en 1868, elle avait eu la grâce d’y être formée à la vie religieuse par la vénérée mère Geneviève de Sainte-Thérèse, fondatrice du monastère, et qu’elle fut chargée de la formation de la future Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus de 1888 à 1892. Elle mourut en 1924, le 24 novembre, qui était alors le jour de la fête de Saint Jean de la Croix.

La déposition qui va suivre est presque deux fois plus étendue que celle de 1911. C’est toujours avec la même simplicité que s’exprime soeur Marie des Anges, mais elle s’étend plus longuement sur les vertus de son ancienne disciple, son esprit carmélitain, sa constance et sa force dans l’exercice de la perfection et sur son union continuelle avec Dieu qui la rendait suavement disponible pour exercer une charité fraternelle empreinte de délicatesse et de serviabilité à l’égard de toutes.

Elle avait été frappée des paroles adressées par le Pape Benoît XV au célèbre P. Matheo, de la Congrégation des Sacrés Coeurs de Picpus, à propos de soeur Thérèse : " C’est sa mission d’apprendre aux prêtres à aimer Jésus Christ " (p. 865).

Soeur Marie des Anges conclut ainsi : " Il en est pour moi, lorsque je considère la Servante de Dieu, ce qu’il en est pour tout oeil qui regarde les étoiles du ciel : plus il les fixe et plus il en découvre. Ainsi plus je contemple cette âme, plus je la reconnais et la proclame une sainte " (p. 906) .

Le témoin déposa les 7-10 septembre 1915 au cours des sessions 43ème-45ème (pp. 859-907 de notre Copie publique).

[Session 43 : - 7 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

[859][Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Jeanne de Chaumontel, en religion soeur Marie des Anges et du Sacré-Coeur, religieuse professe du Carmel de Lisieux. Je suis née à Montpinçon, diocèse de Bayeux, le 24 février 1845 de Amédée de Chaumontel et de Elisabeth Gaultier de Saint Basile. J’ai fait profession le 25 mars 1868.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

VI [Réponse à la sixième demande] :

Je ne crois pas qu’aucun de ces mauvais sentiments, [860] capables de fausser la vérité, m’anime en aucune manière, et je témoigne en toute sincérité et liberté.

[Réponse à la septième demande] :

J’ai connu la Servante de Dieu, d’abord, lorsque, âgée d’environ huit ou neuf ans elle venait au parloir du Carmel voir soeur Agnès de Jésus, sa soeur qui était entrée chez nous en 1882. Ensuite, je l’ai connue plus intimement lorsqu’elle est entrée elle-même au Carmel, où j’ai été pendant quatre ans sa maîtresse de noviciat (1888-1892). Ensuite j’ai quitté cette charge, mais j’ai continué de partager la vie commune avec soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus jusqu’à sa mort.

VIII [Réponse à la huitième demande] :

Même du vivant de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, j’avais pour elle une profonde affection, à cause de sa ferveur angélique, mais surtout depuis sa mort ma dévotion envers elle s’est grandement augmentée par la connaissance que j’ai acquise de la puissance de son intercession. Je désire vivement sa béatification, d’abord, pour la gloire de Dieu, puis pour la gloire de l’Église, de la France, du diocèse et de notre Ordre.

[Réponse de la neuvième à la onzième demande inclusivement] :

Je n’ai pas été directement témoin de la vie de la Servante de Dieu avant son entrée au Carmel. Ce que j’en sais, je l’ai appris ou par la lecture de l’ " Histoire d’une âme " ou par les conversations de nos soeurs en [861] récréation. Ce témoignage indirect n’est sans doute pas utile dans la Cause, puisque les mêmes faits peuvent être bien mieux expliqués par ses soeurs qui ont vécu avec elle, à cette époque.

[Réponse à la douzième demande] :

La Servante de Dieu entra au Carmel le 9 avril 1888 ; elle était âgée de 15 ans. J’étais, à cette époque, maîtresse des novices. Dès son entrée, la Servante de Dieu surprit la communauté par sa tenue empreinte d’une sorte de majesté à laquelle on était loin de s’attendre dans une enfant de 15 ans. Elle se mit à tous ses devoirs avec une grâce charmante, fut le modèle du noviciat et dépassa toutes ses compagnes par sa vertu. Elle prit l’habit le 10 janvier 1889 et fit profession le 8 septembre 1890.

[Ces dates de prise d’habit et de profession étaient-elles normales quant à la Règle et aux coutumes du monastère ?] :

Il y avait bien quelques mois de retard, soit pour la prise d’habit, soit pour la profession. Ces délais lui furent imposés par les supérieurs, à raison, je crois, de son jeune âge et nullement par un motif quelconque de mécontentement relatif à sa conduite.

[Puis le témoin poursuit] :

Elle fut remplie d’égards pour moi ; son obéissance était aussi prompte qu’aveugle. Elle avait une telle intuition de la vertu et de la perfection religieuses, qu’il n’y avait, pour ainsi dire, qu’à l’instruire de la [862] Règle, des Constitutions et des usages propres à notre saint Ordre, pour qu’elle s’en acquitte immédiatement dans la perfection. Je ne me souviens pas de lui avoir jamais fait un vrai reproche. Je l’ai donc eue près de quatre ans au noviciat, que je quittai cinq mois après sa profession. Chargée du noviciat, à son tour, ce dont elle était bien digne, elle s’en acquitta, comme la religieuse la plus expérimentée, quoiqu’elle ne fût chargée de cet office qu’à titre d’auxiliaire. Elle eût été aussi bien capable de remplir n’importe quel office de la communauté, même la charge de prieure.

Après sa profession, elle resta, selon nos usages, au noviciat pendant trois ans. Je ne me souviens pas bien si elle sortit du noviciat ensuite. Elle exerça plusieurs fonctions ordinaires dans la communauté, comme de portière, de sacristine, de lingère, etc. Elle s’acquittait parfaitement de tous ses devoirs.

XIII et XIV [Réponse à la treizième et à la quatorzième demande] :

Il n’est pas, à ma connaissance, que la Servante de Dieu ait jamais commis le moindre manquement volontaire. Dès l’âge de huit ans que je connus cette enfant de bénédiction, elle m’apparut être plutôt un ange du ciel qu’une petite fille de la terre. L’Esprit Saint reposait en elle, Dieu la possédait déjà et l’on eût dit qu’un ange gardait l’entrée de cette petite âme, toute enveloppée d’une atmosphère céleste, tant elle était calme et silencieuse, recueillie et réfléchie. On se sentait [863] en présence d’une enfant qui n’était pas ordinaire et qui était destinée à entraîner les âmes à Dieu par la simplicité de sa sainteté qui consista surtout dans la pratique héroïque des vertus communes. C’est ce qui fut le cachet de sa vie, et elle suivit en tout point cette conduite jusqu’à sa mort.

XV-XX [Réponse de la quinzième à la vingtième demande inclusivement] :

La foi de la Servante de Dieu brilla dès sa plus tendre enfance, dans son amour de la prière, des fêtes sacrées, des offices divins, des lectures pieuses, surtout de l’imitation de Notre Seigneur et du saint évangile. A son entrée au Carmel, sa foi se manifesta dans la joie qu’elle éprouva d’avoir enfin trouvé le lieu de son repos après lequel elle avait tant soupiré et qui n’était pour elle que la maison de Dieu et la porte du ciel.

Dès le principe, elle n’y vient que surnaturellement, n’y voyant que Dieu, en tout et en tous. Elle ne considérait que Notre Seigneur en l’autorité ; ce n’était pour elle que l’image du crucifix, et n’aurait-il été que de cuivre elle lui aurait donné le plus profond respect, tout autant que s’il eût été d’or.

Sa foi si éclairée ne lui fit voir que la volonté de Dieu dans la grande épreuve de la maladie de son père : elle l’adorait avec un redoublement d’amour. Plus les souffrances et les humiliations augmentaient et plus elle embrassait généreusement les unes et les autres. En cette immense peine, comme en toutes les croix de sa vie religieuse, elle goûta toujours une paix profonde, [864] ce qui explique son calme imperturbable, alors qu’on lui apportait les nouvelles les plus poignantes. C’est à l’occasion de cette douleur, qu’elle disait un jour à mère Agnès de Jésus : " Tout chante en mon coeur comme en celui de sainte Cécile " 1.

La foi inspiratrice de sa vie, de ses écrits, de ses poésies fut soumise à bien des épreuves, à de cruelles tentations très longues et terribles : " Voilà des mois que je la souffre - disait-elle - et j’attends encore l’heure de ma délivrance. Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité... " ; et le démon, pour la désespérer plus encore, lui disait : " Une nuit plus profonde t’attend encore, celle du néant ".

C’est sans doute de ces heures d’angoisse extrême que le bon Dieu fit jaillir sur elle ces flots de lumière qui devaient lui donner l’intelligence de sa " petite voie d’abandon et d’enfance spirituelle " qu’elle a si admirablement pratiquée, enseignée à ses novices, découverte à toutes les âmes qui lisent sa vie et laissée surtout aux " petites âmes " comme une doctrine de simplicité et d’amour, laquelle devait lui attirer l’admiration universelle de nos saints Pères, les papes Pie X et Benoît XV, de cardinaux, d’évêques, de religieux, prêtres, missionnaires des plus savants, dont l’un me disait au parloir : " avoir trouvé dans la lecture de sa vie ce qu’il cherchait en vain depuis longtemps ".

Notre Saint Père le pape Benoît XV, parlant à un religieux fort dévot à soeur Thérèse, le révérend père Matheo, de I’Ordre de Picpus, lui dit au printemps dernier, en [865] parlant d’elle : " C’est sa mission d’apprendre aux prêtres à aimer Jésus-Christ ".

La Servante de Dieu portait sur elle le texte du Credo qu’elle avait écrit de son sang.

Elle avait toujours aussi le saint évangile afin de l’avoir sans cesse à sa disposition ; elle en faisait ses délices, et c’est là qu’en ses peines, en toute circonstance, elle allait puiser la lumière et la consolation comme la force dont elle avait besoin. Elle avait une intelligence rare des saintes Écritures ; du reste, on en peut juger, par sa manière de les expliquer et d’en découvrir le sens dans l’ " Histoire de son âme ", que l’on peut dire être une merveille, car ces pages entraînantes n’ont été qu’un jet de sa plume, n’ayant jamais fait de brouillon.

Elle voyait Dieu dans toute la nature dont les beautés lui découvraient l’amour infini et élevaient son âme vers lui. Je puis affirmer que la Servante de Dieu mit héroïquement en pratique durant sa courte vie si bien remplie, ces paroles de notre sainte Règle : " Armez-vous partout du bouclier de la foi, afin que vous puissiez amortir toutes les flèches de feu que l’ennemi vous tire sans cesse, car, sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu " 3.

Ce bouclier sacré ne la quitte jamais ; avec lui elle triomphe de tout ce qui aurait pu l’empêcher d’arriver au degré de sainteté admirable auquel elle est parvenue en si peu de temps.

XXI [Réponse à la vingt-et-unième demande] :

[866] Guérie par Notre - Dame des Victoires, elle eut toujours pour la Sainte Vierge une tendre dévotion. Elle aurait voulu être prêtre, parce qu’elle aurait " si bien parlé d’elle ! " 4. Elle trouvait qu’on la montrait plutôt reine que mère... Elle ne comprenait pas que l’on dise qu’elle éclipserait tous les saints comme le soleil à son lever fait disparaître les étoiles : " Que c’est étrange - disait-elle-, une mère qui éclipse ses enfants !... moi, je pense tout le contraire !... " 5.

Le chapelet, le Souvenez-vous étaient ses prières quotidiennes. Son premier cantique qu’elle composa fut en son honneur, c’était : " Le lait virginal de Marie " 6, et de même, son dernier, intitulé : " Pourquoi je t’aime, ô Marie " 7.

Saint Joseph lui était aussi particulièrement cher ; elle lui demandait surtout que la sainte communion fût accordée fréquemment au Carmel de Lisieux. Elle fut exaucée par le décret de Léon XIII ; elle fit aussi un cantique en l’honneur de saint Joseph.

Les saints anges eurent aussi leur part en ses poésies, car elle les aimait d’une tendre piété.

Elle aimait par - dessus tout le saint évangile, les livres saints, le Cantique des Cantiques, les oeuvres de saint Jean de la Croix. Un jour, je ne sais si elle avait 17 ans, elle me parla de certains passages de sa mysticité avec une intelligence tellement au-dessus de son âge, que j’en restai tout étonnée.

Peu de temps après sa sortie du noviciat, elle me dit en licence, des choses magnifiques qu’elle exprimait [867] plus tard dans son splendide cantique : " Vivre d’amour " 8.

[Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande] :

Postulante et novice, sa piété se montre dans les petites fêtes de Noël et de Pâques et autres encore, si gracieusement et poétiquement préparées et composées par mère Agnès de Jésus. C’était ravissant de voir et d’entendre la Servante de Dieu les réciter, tant par l’expression de sa physionomie angélique que par le ton de piété si pénétré qui traduisait les sentiments de son coeur. C’était à faire venir les larmes aux yeux. Un jour de Noël que, représentant la Sainte Vierge, elle tenait l’Enfant Jésus dans ses bras, il eût été vivant, qu’elle n’eût pas été plus recueillie et touchée.

XXII XXVI [Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-sixième demande inclusivement] :

La confiance de la Servante de Dieu n’était que le sentiment pratique de sa foi en la bonté infinie de [868] Dieu qui l’avait enveloppée dès le berceau. Elle l’avait tellement expérimentée que son âme était envers Dieu semblable à celle d’un petit enfant à l’égard du plus tendre père et qui se laisse porter en ses bras s’abandonnant à lui pour tout ce qui le concerne.

Aussi, les difficultés ne l’effrayaient pas, comme elle l’a prouvé dans toutes celles qu’elle rencontra pour sa vocation, car sa confiance se basait sur la certitude profonde qu’elle avait de la fidélité de Dieu à la secourir.

Ce fut donc cette confiance aveugle qui lui donna le courage admirable dont elle fit preuve dans son pèlerinage à Rome, ne se laissant intimider par aucune des contradictions qu’elle rencontra, et qui eussent déconcerté tant d’autres âmes.

C’est encore cette même espérance qui la soutint toute sa vie, tant à son entrée au Carmel, durant son postulat, son noviciat qui ne manquèrent pas d’épreuves, que pendant sa maladie et jusque dans les bras de la mort.

A son retour de Rome, elle n’eut chaque jour que de nouvelles déceptions ; elle croyait recevoir sans délai la permission d’entrer au Carmel, mais Noël se passa et " Jésus - dit-elle - laissa par terre sa petite balle, sans même jeter sur elle un regard " 9.

Cependant elle ne cessa d’espérer contre toute espérance, parce que, disait- elle, " pour une âme qui a de la foi égale seulement à un grain de sénevé Dieu fait des miracles pour l’affermir " 10. Ce fut pour elle l’enseignement [869] de cette épreuve.

Dans la maladie de son vénérable père, sa confiance ne s’altéra pas. Elle mit cette épreuve au nombre des jours de grâces et la souligna au nom de " grande richesse " 11.

Elle avait une confiance illimitée dans la prière, et disait souvent que Dieu l’avait toujours exaucée, qu’il ne pouvait rien refuser à une prière fervente.

Elle ne doutait jamais de la miséricorde divine. Tout enfant, elle aimait à prier pour les pécheurs, comme elle le fit en particulier pour le grand criminel Pranzini, condamné à mort pour ses meurtres épouvantables. Elle avait la certitude d’être exaucée tant elle avait confiance en la miséricorde : elle demandait un seul signe de repentir et l’on sait qu’il fut accordé.

Elle ne craignait pas la mort qui était, disait-elle, " le seul moyen d’aller à Dieu " 12, ni le purgatoire qu’elle me dit un jour " être le cadet de ses soucis " 13. F

Elle écrivait à mère Agnès de Jésus : " Ah ! dès à présent, je le reconnais, toutes mes espérances seront comblées... Oui, le Seigneur fera pour moi des mer veilles qui surpasseront infiniment me immenses désirs... " 14. Notre Seigneur disait un jour à Sainte Mechthilde : " C’est un grand plaisir pour moi que les hommes attendent de moi de grandes choses... Il est impossible que l’homme ne reçoive pas ce qu’il a cru et espéré... C’est pourquoi il lui est utile d’espérer beaucoup de moi et de se confier en moi ". Ces paroles de Notre Seigneur sont bien l’explication [870] des merveilles qu’il opère dans l’univers par soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus depuis sa mort.

Où pourrais-je mieux placer qu’ici les paroles suivantes que Pie X dit, dans une audience privée, à un haut personnage de la noblesse romaine, en parlant de la Servante de Dieu : " Il est extraordinaire de voir la condescendance que Notre Seigneur témoigne à tous les désirs de cette âme ".

Mademoiselle de Mérode, Donna Lancellotti, a écrit ces paroles de Pie X, les tenant d’un personnage distingué, son parent.

XXVII XXXI [Réponse de la vingt-septième à la trente-et-unième demande inclusivement] :

Dès sa plus tendre enfance, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus aima Dieu de l’amour le plus ardent, comme tout le dit dans l’ " Histoire d’une âme ". `1

Elle pratiqua héroïquement la mortification du coeur dès son postulat, sachant que le plus petit fil, aussi bien qu’une chaîne, empêche l’oiseau de voler.

Elle eut, j’en fus témoin, bien à lutter pour ne pas laisser son coeur s’attacher, surtout à sa mère prieure qu’elle aimait beaucoup, mais Dieu l’aida, permettant que celle-ci n’eût pour elle que des sévérités qui brisaient son coeur d’autant plus qu’elle ne pouvait saisir, en sa façon d’agir envers elle, qu’un sentiment humain qu’elle gardait au fond de son coeur. Elle n’allait donc plus à elle que religieusement autant qu’affectueusement, se privant de toute satisfaction naturelle, de sorte que sa tenue fut fort édifiante.

 

[871] La Servante de Dieu avait une grande crainte des plus petites fautes, et cette parole : " Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine " lui fit un jour verser bien des larmes, jusqu’à ce qu’elle fût consolée par l’explication qui lui en fut donnée.

Elle allait à Dieu par pure foi, acceptant gaiement les désolations spirituelles, les offrant à Dieu pour qu’il donnât ses consolations aux âmes qu’elle pourrait gagner ainsi à son amour.

Tout ce qui avait rapport à Dieu faisait ses délices, au Carmel comme en son enfance. Sa joie était d’orner l’autel du noviciat, dédié à l’Enfant Jésus, et le comble de son bonheur fut pour elle d’être chargée de fleurir la pieuse statue de l’Enfant Jésus de notre cloître : de quel esprit intérieur elle animait tous ces soins donnés à son divin Roi.

Elle chérissait la solitude, comprenant admirablement cette parole : " Le royaume de Dieu est au-dedans de vous ", et ces autres qu’elle a si bien chantées dans son cantique " Vivre d’amour " : " Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons en lui... et nous ferons en lui notre demeure ".

Elle mettait en pratique ce conseil de l’imitation de Jésus-Christ : " Fermez sur vous la porte de votre coeur, et appelez à vous Jésus votre bien-aimé " !

Etant sacristine, elle ne touchait aux vases sacrés qu’avec redoublement de ferveur, se souvenant de cette parole : " Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur " .

[872] Sa dévotion suprême était la Sainte Face de Notre Seigneur qui lui redisait tout l’amour dont il l’avait aimée dans sa Passion. C’est en la contemplant qu’elle s’enflamma d’amour et de zèle pour le salut des âmes. Elle l’avait toujours devant elle dans son livre d’office et dans sa stalle pendant son oraison. Elle était suspendue aux rideaux de son lit pendant sa maladie ; sa vue l’aida à soutenir son long martyre. Elle pouvait lui redire cette strophe si touchante du cantique qu’elle avait composé en son honneur :

" Mon amour découvre les charmes de tes yeux embellis de pleurs.

Je souris à travers mes larmes, quand je contemple tes douleurs ".

Un autre de ses plus beaux cantiques, dédié au Sacré-Coeur, nous dit encore quelle dévotion elle avait pour le Coeur de Jésus qu’elle disait être " tout son appui et dont l’amour si tendre l’aimait malgré sa faiblesse " 1R. Elle le trouvait dans l’Eucharistie où il ne la quittait jamais : aussi communier tous les jours était-il son rêve. Monsieur l’abbé Youf, qui avait en si grande estime cette âme privilégiée, lui accorda cette faveur pendant plusieurs mois.

N’est-ce pas un séraphin qui parle lorsqu’elle dit, dans le onzième chapitre de sa vie, avoir trouvé sa vocation, que sa vocation est l’amour, qu’elle a trouvé sa place au sein de l’Église, que c’est Dieu qui la lui a donnée, que dans le coeur de l’Église... elle sera l’amour !...

Elle disait à notre mère, quelques jours avant sa mort : " Une seule attente fait battre mon coeur, c’est [873] l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner... ma petite voie aux âmes va commencer... Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre !... " 19.

Voici la pensée qui se présente à moi au sujet de la Servante de Dieu : dans le coeur de soeur Thérèse de l’Enfant Jésus, l’amour divin à été sur la terre un feu caché sous les cendres de la vie obscure du Carmel. Après s’être déjà choisi sainte Mechtilde, sainte Gertrude et la bienheureuse Marguerite-Marie pour révéler au monde l’amour dont il l’aime, Notre Seigneur ne veut-il pas se servir de la Servante de Dieu pour en incendier la terre ? Ce qui pourrait confirmer ma pensée serait l’extrait d’une lettre d’un prêtre de l’Argentine, monsieur Augustin Barréro de Buenos Aires, 1914, et dont voici quelques passages :

" Comme je remercie le bon Dieu du bien qu’il fait de par le monde par l’apostolat posthume de sa petite Servante... La voilà prêchant à tous à la fois, dans leur propre langue, l’Evangile du salut, la petite voie d’enfance spirituelle. Quel miracle de la toute puissance divine que cette Pentecôte renouvelée et agrandie ! Quelle leçon pour notre siècle orgueilleux, et aussi pour nous, ministres du Seigneur, et qui pour atteindre les âmes, comptons plus sur notre science que sur notre sainteté !... ".

L’amour de Dieu développa, dans le coeur de la Servante de Dieu, celui des pauvres et de tous ceux qui souffraient. Sa grande joie était qu’on lui confiât le soin de porter l’aumône aux malheureux qui venaient tendre la main.

 

[874] Cette charité grandit dans son coeur avec l’âge et s’épanouit au Carmel. Dès son entrée elle montra une charité touchante au noviciat, dans le bien qu’elle s’employa à faire à une de ses compagnes. Avec quelle charité ne me consolait- elle pas aussi dans bien des difficultés que je rencontrais et qu’elle sentait m’être si pénibles !

Déjà, elle avait à coeur la conversion des pécheurs, et entreprit celle de l’infortuné père Hyacinthe, auquel elle pensait encore à la fin de sa vie, offrant pour lui sa dernière communion.

Je ne me souviens pas l’avoir jamais entendue dire un seul mot contre la charité, ni jamais une réponse amère si parfois on lui disait quelque chose de pénible.

Avait-on besoin d’elle pour quelque service, elle ne témoignait jamais ni ennui, ni fatigue. Frappait-on à la porte de sa cellule, alors qu’elle était le plus occupée, elle n’allait pas moins répondre en souriant.

Elle aimait à mettre au service des soeurs ses petits talents de peinture et de poésie ; elle y consacrait joyeusement ses temps libres, et les donnait tellement aux autres que pour elle-même elle n’en trouvait plus.

Elle s’offrait pour tous les travaux pénibles, pour le lavage surtout s’ingéniait à se renoncer, allant à l’eau froide l’hiver, ce qui lui coûtait beaucoup, et l’été, au contraire, elle restait de préférence à la buanderie. Là, elle souffrait en silence que la soeur qui était vis-à-vis d’elle lui lançât au visage, sans s’en apercevoir, l’eau sale du linge qu’elle lavait.

Elle observa aux récréations, comme ailleurs, le [875] point suivant de nos Constitutions : " Qu’elles n’aient aucune amitié en particulier et qu’elles s’aiment toutes, en général, comme Notre Seigneur Jésus-Christ le commande à ses apôtres... Le point de s’aimer les unes les autres en général est de grande importance " 20.

Aux récréations, elle ne recherchait pas la société de ses soeurs, selon la nature, malgré son affection pour elles. Elle s’imposait ce sacrifice pour que sa charité si vive envers sa famille du Carmel n’en souffrit pas. Au sortir d’une retraite, elle arriva à la récréation sans avoir été dire un seul bonjour à sa chère petite mère Agnès de Jésus, ce dont celle-ci eut une grosse peine. Elle espérait au moins qu’elle se mettrait auprès d’elle, mais il n’en fut rien, elle alla se placer près de la première venue. Cela fut raconté à mère Geneviève qui la gronda, lui disant que ce n’était pas entendre la vraie charité. Le père Auriault, auquel je citais ce fait me dit : " Oh ! je trouve cela magnifique ! ", et la religieuse ancienne, qui me le raconta, me disait tout dernièrement encore : " Soeur Thérèse est une âme qui a une mission sublime à remplir dans la sainte Église " ; et elle m’ajouta, en parlant de la perfection de la Servante de Dieu : " Vraiment, on n’a jamais vu cela ".

Elle supportait en silence tout ce qui lui était un sujet d’exercice, et triompha d’une antipathie naturelle envers une soeur qu’elle raconte elle-même, le démon lui faisant voir en elle tant de côtés désagréables : aussi ne céda-t-elle pas à la tentation, se disant que la charité ne consiste pas seulement dans les sentiments, mais dans les oeuvres. Elle agit donc avec cette soeur, comme avec la personne [876] la plus aimée, et lui rendit tous les services en son pouvoir. Elle pria pour elle, offrit à Dieu les vertus et les mérites de cette religieuse : " Je sentis- dit-elle- que cela réjouissait grandement mon Jésus " 21. Elle souriait à cette soeur quand elle était tentée de lui répondre désagréablement et changeait de conversation. Cette soeur lui demanda un jour ce qui pouvait l’attirer ainsi vers elle qu’elle lui faisait un si beau sourire chaque fois qu’elle la rencontrait... " Ah- dit-elle-ce qui m’attirait, c’était Jésus caché dans le fond de son coeur " 22.

Elle demanda, d’elle-même, à être compagne d’emploi avec une soeur près de laquelle l’attendait un véritable et difficile apostolat. Quelle patience et quelle charité n’eut-elle pas à pratiquer sur ce terrain hérissé de plus d’une épine ! Mais elle travailla avec tant de bonté, d’intelligence et de sagesse, qu’elle parvint à lui faire beaucoup de bien.

Elle pratiqua un autre acte de charité héroïque dont fut témoin la communauté, dans le service qu’elle s’offrit à rendre à la bonne soeur Saint-Pierre qui ne marchait qu’avec des béquilles. Il fallait la conduire à la fin de l’oraison du soir du choeur au réfectoire : ce qui n’était pas petite affaire ! Quelle occasion de patience ne trouva-t-elle pas là ! Elle fit tout pour contenter la pauvre infirme, poussant la vertu jusqu’à s’offrir à lui couper son pain.

Je fus encore témoin de sa charité lorsque l’influenza vint jeter la consternation dans la communauté, lui prenant trois victimes. Toutes les soeurs sauf deux ou [877] trois étaient alitées. L’office était suspendu : c’était un silence de mort dans la communauté. Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus se multiplia alors près des soeurs malades et mourantes, ainsi qu’à la sacristie, avec un calme, une présence d’esprit et une intelligence qui n’étaient point ordinaires. Notre supérieur monsieur Delatroëtte, qui avait été si hostile à son entrée, en fut frappé chaque fois qu’il venait voir ses filles. Il entrevit dès lors en cette enfant un sujet de grande espérance pour l’avenir de la communauté.

C’était fort touchant encore de voir de quelle tendre charité elle entourait, malgré les peines qu’elle lui faisait bien souvent, la bonne mère Marie de Gonzague. La Servante de Dieu, avec sa finesse d’esprit remarquable, saisissait les lacunes qui s’unissaient à tant de belles qualités en cette mère que nous aimions malgré tout. Se rendant parfaitement compte de ce qui la faisait souffrir, elle savait, par ses manières enfantines, l’envelopper tendresse, la consoler, l’éclairer, et nulle parole ne pouvait mieux être appliquée à la Servante de Dieu que celle-ci : " La vérité sort de la bouche des enfants ". Ce fut surtout à l’occasion d’une élection qu’elle savait avoir été très pénible à la malheureuse mère, qu’elle lui écrivit une lettre fort belle, paraît-il, laquelle fut une bonne semence jetée dans son coeur.

[Session 44 : - 9 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

 

[881] [Réponse de la trente-septième à la trente-huitième demande inclusivement] :

La prudence de la Servante de Dieu était celle d’un vieillard qui a expérimenté la vie avec ses épreuves. Elle observait tout, réfléchissait profondément, l’oeil toujours fixé sur le bon Dieu.

Elle était d’une grande réserve en toutes choses, en ses paroles comme en ses moindres actes, dans les petites et les grandes difficultés qui se multiplièrent sous ses pas.

Sa prudence se manifesta dans les difficiles négociations qu’elle eut à faire pour sa vocation. Dans ces conjonctures, elle recourait à la prière, mettait sa confiance en Dieu, ne s’impatientait pas et n’avait point de paroles amères pour ceux qui contrariaient son désir. Il lui fallut une grande énergie, comme elle le dit elle-même, pour oser parler au Pape, alors qu’elle n’était qu’une enfant de quatorze ans.

A son entrée au Carmel, elle usa d’une grande réserve, pour ne pas s’attacher humainement à sa mère prieure ; puis, lorsque des peines lui vinrent de cette pauvre mère, elle agit toujours comme si de rien était, lui souriant malgré tout et lui rendant le même respect.

Témoin, parfois, de pénibles difficultés que mère Marie de Gonzague suscitait à mère Agnès de Jésus, devenue prieure, la Servante de Dieu en souffrait cruellement, mais gardait le silence. Un jour cependant, elle me dit, le coeur plein de larmes : " Je comprends maintenant ce que Notre Seigneur a souffert de voir souffrir sa mère pendant sa passion " Z3.

 

[882] Au noviciat, elle montra une grande prudence pour faire du bien à l’une de ses petites compagnes, dont le caractère faisait craindre des indiscrétions. Ayant elle-même expérimenté ce que souffre une âme du manque de liberté dans les affaires de conscience, elle s’employa avec autant de prudence que de sagesse pour épargner cette souffrance à ses novices. Je fus témoin de sa prudence en cela, lorsque j’étais sacristine : elle me demandait de faire passer en secret au confessionnal des novices qui n’osaient en demander la permission à mère de Gonzague.

Elle n’allait au parloir que par charité. Là, si on lui demandait ses conseils, elle les donnait avec simplicité et humilité et se montrait toujours, comme partout, un ange de paix.

Elle aimait la solitude, sa petite cellule ; elle avait vraiment le mépris du monde et était " personne d’oraison " comme le demandent nos saintes Constitutions 2

[Réponse à la trente-neuvième et à la quarantième demande] :

La Servante de Dieu n’a cessé de pratiquer la justice envers Dieu et les saints par le culte qu’elle leur rendait. Les cérémonies, les fêtes, la fréquentation des sacrements, tout la ravissait. Au Carmel, elle eut pour l’office divin la plus grande dévotion. " L’office divin - disait-elle à la fin de sa vie - était mon bonheur et mon martyre à la fois par mon grand désir de le bien réciter et de n’y pas faire de fautes. Je ne crois pas que l’on puisse plus que moi désirer de réciter parfaitement l’office et [883] de bien y assister au choeur " 25.

Elle a toujours été très soumise à la direction de ses supérieurs et confesseurs qu’elle avait en grande estime, et qui eux-mêmes lui en rendaient une toute semblable.

Elle pratiqua la justice dans sa manière de comprendre et de pratiquer le silence, car elle l’observait selon ce point de notre sainte Règle : " L’ornement et les parures de la justice, c’est le silence " 26.

[Réponse à la quarante-et-unième demande] : l

La mortification de la Servante de Dieu fut héroïque, car elle la fit consister surtout dans le support des mille et mille petites souffrances qui composent la vie religieuse et dans l’aménité constante à l’égard de toutes, malgré les heurts continuels que l’on rencontre sans cesse dans les communautés même les plus parfaites, par suite de la différence des caractères et de l’éducation. La Servante de Dieu supportait tout en silence. Jamais elle ne se plaignait de rien, ni du chaud ni du froid, bien qu’on sût plus tard qu’elle avait souffert de ce dernier à en mourir. Elle prenait les choses, comme on les lui donnait, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture. Sur ce dernier point elle eut beaucoup à souffrir, car elle n’avait souvent que des restes, alors qu’à son âge si tendre, elle aurait eu besoin d’être soutenue par une nourriture très fortifiante, ainsi qu’il doit être fait pour tout sujet si jeune et d’une santé aussi frêle et délicate.

 

[884] [Suite de la réponse à la quarante-et-unième demande] :

Elle ne mit donc pas sa mortification dans les grandes austérités, qu’elle eût beaucoup aimées, si elle en avait eu la permission, mais dans lesquelles l’amour propre et l’orgueil trouvent souvent leur pâture. Elle la plaça surtout dans le renoncement à elle-même et à sa propre volonté. Du reste, c’est ce qu’elle avait compris dès son enfance : elle s’efforçait déjà de briser sa volonté, sa sensibilité, de retenir une parole inutile et mille autres choses de ce genre.

Arrivée au Carmel, elle se mit à l’oeuvre, et je puis affirmer que ses débuts furent bien pénibles. Il lui en coûtait beaucoup d’aller arracher des herbes au jardin, où je l’envoyais tous les jours à 4 heures et demie pour prendre l’air, mais elle se gardait bien de me le dire, d’autant plus que c’était une belle occasion pour elle de rencontrer notre mère qui ne manquait pas de l’humilier en lui disant : " Qu’est-ce donc qu’une [885] novice qu’il faut envoyer tous les jours à la promenade ?... " Et elle l’entendait dire encore : " Cette enfant ne fait absolument rien ". Et plus tard elle remerciait notre mère de cette éducation si précieuse.

Notre mère lui ayant reproché son peu de dévouement dans les offices, elle se crut obligée de travailler dans ses temps libres sans le dire à personne.

Lorsqu’elle allait en direction chez notre mère, alors que c’était mère Agnès qui était prieure (et ce qui lui arrivait moins souvent qu’aux autres soeurs), si la portière ou quelqu’autre soeur venait la déranger, elle ne se plaignait jamais, bien qu’au fond elle en souffrît sensiblement.

Cette mortification fidèle et constante dans laquelle elle grandit et qui s’étendit à toute sa vie, nous donna de la voir toujours sourire à la souffrance.

Deux mois avant sa mort, mère Agnès de Jésus, entendant louer sa patience, vint la visiter un jour, ayant le désir de la surprendre en un moment de crise ; au même instant son visage prit une expression de joie et s’anima d’un céleste sourire. Elle lui demanda qu’elle en pouvait être la cause ; elle lui répondit : " C’est parce que je ressens une vive douleur, je me suis toujours efforcée d’aimer la souffrance et de lui faire bon accueil " 27,

Elle disait encore : " Depuis longtemps la souffrance est devenue mon ciel ici-bas et j’ai du mal à comprendre comment il me sera possible de m’acclimater dans un pays où la joie règne toujours sans [886] aucun mélange de tristesse " 28.

[Réponse à la quarante-deuxième demande] :

Dès sa petite enfance, la Servante de Dieu parvint à dominer sa nature et à conserver son humeur égale et bienveillante.

Au Carmel, sa force se montra dès le début dans son énergie à supporter les austérités de la Règle et les désolations spirituelles. Elle accepta avec courage les sévérités de sa mère prieure. Malgré l’illusion de plusieurs soeurs sur la manière dont elle fut traitée et qui la croyaient gâtée de toutes façons, elle était en réalité très éprouvée par notre mère. Quand elle la rencontrait, elle n’en recevait que des reproches qu’elle supportait en silence. Pendant ses directions, où elle restait près de notre mère pendant une heure, elle était grondée presque tout le temps, et ce qui lui faisait plus de peine, c’était de ne pas comprendre le moyen de se corriger des défauts qu’on lui reprochait.

La Servante de Dieu avait ce principe qu’il faut aller jusqu’au bout de ses forces avant de se plaindre. " Je puis encore marcher - disait-elle - je dois être à mon devoir " 29.

Le jour de son entrée au Carmel, elle entendait les sanglots de sa famille, lorsqu’elle se rendit à la porte de clôture. Elle ne versa pas une larme, mais son coeur battait si fort qu’elle se demanda si elle n’allait point en mourir. Notre mère sainte Thérèse dit que " lorsqu’elle s’arracha des bras de son père elle sentit [887] ses os se briser " 30 ; que devait-ce être pour cette enfant de 15 ans à qui le bon Dieu demandait d’imposer pour la troisième fois un tel sacrifice à son vénérable père ?

Elle était encore postulante lorsque son père fut atteint d’une paralysie qui, cherchant à se fixer au cerveau, faisait craindre un affreux malheur. La Servante de Dieu me surprit lorsque, dans cette circonstance, elle me dit, en jetant un regard angélique vers le ciel : " Je souffre beaucoup, mais je puis souffrir encore davantage " 31. Quelque temps après sa prise d’habit, cette épreuve fut à son comble : " Je ne pouvais plus - écrit-elle -dire alors : ‘Je pourrais souffrir davantage, " 32.

Dans toutes ses épreuves, la Servante de Dieu souffrait dans le silence, comme Notre Seigneur durant sa passion. En contemplant sa divine Face, elle comprenait " qu’une âme sans silence est une ville sans défense et que celui qui garde le silence garde son âme " 33.

[Réponse à la quarante-troisième demande] :

La Servante de Dieu fut, au Carmel, comme en son enfance, enveloppée d’une atmosphère d’innocence et de candeur qui imposait la réserve et le respect.

Sa compagne de première communion, pensionnaire avec elle à la communauté des bénédictines, mademoiselle Louise Delarue, me disait un jour qu’elle ne pouvait oublier " l’air d’innocence et de candeur extraordinaire de sa jeune compagne, extraordinaire ", répétait-elle, en appuyant bien fort sur ce mot.

 

[888] Le bon curé d’Ars disait : " Le Saint Esprit repose dans une âme pure comme dans un lit de roses, et d’une âme où réside le Saint Esprit, il sort une bonne odeur, comme celle de la vigne en fleurs ". Cette admirable parole ne peut être mieux appliquée qu’à la Servante de Dieu.

Sa pureté se révélait dans tout son maintien qui fut tellement remarqué par monsieur l’abbé Youf, notre aumônier, lorsqu’il entra pour confesser les soeurs malades, qu’il nous la proposait pour modèle. Et le jardinier, la voyant passer sous nos cloîtres lorsqu’il travaillait dans le préau, la reconnaissait, malgré son voile, à sa tenue et il était très édifié de ne pas lui voir faire un pas plus vite que l’autre. Elle allait les yeux baissés et ne vivait que pour le bon Dieu. Cette béatitude : " Bienheureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu ", était bien faite pour elle. Je ne puis mieux comparer la Servante de Dieu qu’à ces petits ruisseaux de nos vallées qui coulent à l’ombre et sans bruit, et dont l’eau limpide n’est jamais troublée.

Voici un témoignage peu banal, rendu à la vertu de la Servante de Dieu par un zouave qui l’a en grande admiration : remerciant une dame qui lui avait donné l’ " Histoire d’un âme " et une relique de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, il lui dit : " J’ai été quatre ans avec le général Gouraud, il est dans le genre de soeur Thérèse, pur comme un ange et fort comme un lion ". Cette dame des plus honorables, nous a transmis ces curieuses paroles qu’elle pensait devoir nous ré [889] jouir.

[Réponse à la quarante-quatrième demande] :

On pouvait dire de la Servante de Dieu ce mot de saint François de Sales : " Je désire fort peu de choses, et, le peu que je désire, je le désire bien peu ".

Soeur Thérèse de l’Enfant Jésus parle très sincèrement quand elle dit, dans son cantique " Vivre d’amour " :

" Au Coeur divin, débordant de tendresse, j’ai tout donné, légèrement je cours, je n’ai plus rien que ma seule richesse : aimer toujours ! " 34

Pendant son postulat, elle aimait à avoir à son usage des choses soignées, et à trouver sous sa main tout ce qui lui était nécessaire pour travailler, mais, petit à petit, Jésus l’éclaira sur ce point et elle fut fidèle à la grâce. Elle fit donc avec joie le sacrifice de " sa jolie petite cruche de cellule " 35 pour une autre grossière et toute ébréchée qui la remplaça. Elle s’éprit alors d’amour pour les objets les plus laids, les plus incommodes. Un soir, on lui prit sa lampe par mégarde ; elle avait précisément beaucoup à travailler, et elle fut tentée de s’impatienter ; mais la lumière de la grâce l’illumina de telle sorte qu’elle se réjouit de se voir privée non seulement des choses agréables, mais même indispensables. Si elle ne pouvait absolument se passer de quelque objet, elle le réclamait, mais avec humilité, comme les bons pauvres qui tendent la main pour recevoir le nécessaire.

Elle n’aurait jamais pris sur le temps du travail pour orner de fleurs la statue de l’Enfant Jésus, [890] dont la décoration lui était confiée ; elle n’y consacrait que ses temps libres.

Je la surpris un soir, démontant une garniture d’autel : au lieu de couper le fil, elle le tirait doucement avec un petit outil, afin de l’utiliser encore en esprit de pauvreté.

Elle prenait ses vêtements comme on les lui donnait, sans jamais rien réclamer de plus ; de même pour la nourriture.

Elle comprenait la pauvreté d’esprit avec une haute perfection : elle était détachée des pensées personnelles qui pourtant semblent bien être une propriété. Elle disait : " J’ai reçu la grâce de n’être pas plus attachée aux biens de l’esprit et du coeur qu’à ceux de la terre, et je trouve tout naturel que mes soeurs s’en emparent " 36.

La Servante de Dieu eut sans cesse devant les yeux ces paroles de nos saintes Constitutions : " Qu’elles aient toujours devant les yeux la pauvreté dont elles font profession, pour en épandre partout l’odeur " 37.

Elle fut vraiment ce pauvre de l’Évangile auquel le royaume du ciel appartient.

[Réponse à la quarante-cinquième demande] :

Dès son entrée au noviciat, la Servante de Dieu me fut soumise en tout, et, dans son obéissance, comme dans ses autres vertus, elle surpassa ses compagnes. Jamais elle ne me fit une observation : son obéissance fut aussi prompte qu’aveugle, non seulement envers moi, mais aussi envers sa mère prieure.

 

[891] Un jour, je crus lui faciliter l’oraison, en lui suggérant une pensée, que je croyais pouvoir lui aider, mais je sus qu’elle n’était pour elle qu’une fatigue : elle ne m’en dit rien cependant, et elle se serait astreinte à méditer cette pensée si je n’avais été prévenue.

Notre mère faisait parfois des recommandations dont elle-même ne se souvenait plus quelque temps après, ce qui faisait que des soeurs croyaient pouvoir aussi se dispenser de les suivre. Pour la Servante de Dieu il n’en était pas ainsi : elle continuait à les pratiquer fidèlement.

Etant moi-même sortie de la charge de maîtresse des novices, j’eus quelque temps la Servante de Dieu avec moi, pour m’aider à la sacristie. Je pus encore admirer en cet office quelle était son humilité, sa déférence et son obéissance : elle ne se serait jamais offerte pour un travail un peu relevé ; elle se tenait toute petite et n’aurait pas touché aux vases sacrés sans ma permission.

Mais voici l’acte d’obéissance le plus héroïque que je lui aie vu pratiquer. Le révérend père Auriault, de la Compagnie de Jésus, auquel je l’ai raconté, en était très édifié. Ce fut, lorsque la Servante de Dieu reçut de mère Marie de Gonzague, sa prieure, l’ordre très dur de ne pas retourner trouver au confessionnal le révérend père Alexis franciscain, prédicateur de notre retraite ; c’était pourtant son droit comme celui des autres soeurs. Ce saint religieux avait mis la paix dans son âme, alors troublée par un vrai martyre intérieur et il lui avait dit de revenir. Mais elle n’osa enfreindre la défense de sa mère prieure. [892] Elle me confia sa douleur ; j’en fus émue et lui conseillai d’insister auprès de notre mère, mais pour plus de perfection elle préféra garder le silence, mettant en pratique ce point qui termine notre sainte Règle : " Honorez votre prieure avec entière humilité, la reconnaissant pour Jésus-Christ plus que pour ce qu’elle est en soi " 38.

C’est par ordre de l’obéissance qu’elle mit toute sa piété et son talent encore inexpérimenté à faire une fresque d’anges entourant le tabernacle de l’oratoire. Les fonctions qu’elle assigne à chacun d’eux expriment les désirs de son âme : chanter les louanges de Dieu, faire connaître Dieu, comme les missionnaires, jeter des fleurs, s’effeuiller comme les roses sous les pieds de Notre Seigneur par ses mille sacrifices.

[Réponse à la quarante-sixième demande] :

La Servante de Dieu, dès son entrée au noviciat, mit en pratique ce point si recommandé dans nos Constitutions et si essentiel à la perfection : " Qu’elles aient grand soin de ne point s’excuser, si ce n’est chose où il en soit besoin " 39.

Un jour, je la grondai au noviciat pour un petit vase cassé, et je lui dis qu’elle n’avait point d’ordre. Or elle n’était pas coupable ; il lui en coûta beaucoup de ne pas me le dire, mais elle garda pourtant le silence.

Elle ne se mettait jamais en avant pour ce qui eût pu la faire paraître ; elle ne donnait son sentiment que bien humblement et seulement quand on le lui demandait. Il n’y avait en elle aucune recherche d’elle-même, ni aucune susceptibilité.

 

[893] A la veillée qui précéda le grand jour de sa profession le démon lui suggéra que la vie du Carmel ne lui convenait pas. Elle accourut humblement me découvrir sa tentation. Je la rassurai vite, mais pour mieux s’humilier, elle voulut dire aussi à notre mère Marie de Gonzague ce qui lui était arrivé.

[Session 45 : - 10 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

 

[896] [Suite de la réponse à la quarante-sixième demande] :

Comblée des grâces de Dieu, la Servante de Dieu ne se les attribuait pas ; mais, comme l’humilité est la vérité, elle les reconnaissait pourtant, en rapportant à Dieu toute la gloire. Elle ne craignait pas de dire, comme la Sainte Vierge, " que le Seigneur avait fait en elle de grandes choses " ; mais elle ajoutait : " et la plus grande est de m’avoir montré ma petitesse et mon impuissance à tout bien " 40.

Voyant un épi de blé s’incliner par le poids de ses grains, elle disait : " Le bon Dieu m’a chargée de grains pour moi et pour bien d’autres, je veux donc m’incliner sous l’abondance des dons divins, reconnaissant [897] que tout vient d’en haut " 41.

Elle ne recherchait ni les regards, ni l’estime, ni les louanges des hommes, Dieu seul étant son tout.

C’est dans la méditation de la sainte Face qu’elle étudia l’humilité, et comprit mieux que jamais que la véritable gloire consiste à vouloir être ignorée et comptée pour rien. " Il n’y a - disait-elle- que la dernière place qui ne soit pas vanité et affliction d’esprit " 42,

[Réponse à la quarante-septième demande] :

J’ai vu ici des religieuses vraiment ferventes et même très saintes, comme mère Geneviève, notre fondatrice, soeur Adélaïde, soeur Louise et plusieurs autres, mais ce n’était pas tout à fait ce que j’ai vu en soeur Thérèse de l’Enfant Jésus. En celle-ci, jamais je n’ai pu observer un seul moment de défaillance, pas un murmure, pas même une expression de tristesse, et cela malgré son jeune âge et les grandes souffrances de l’âme et du corps dont elle fut éprouvée. C’était une constance de perfection et une aménité sans ombre. Je crois que c’est là une vertu héroïque.

[Réponse à la quarante-huitième demande] :

Je n’ai jamais rien remarqué d’indiscret dans sa conduite, au contraire une caractéristique de sa vertu, c’était la simplicité.

[Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Je n’ai pas observé personnellement aucune [898] manifestation surnaturelle extraordinaire dans la vie de la Servante de Dieu. J’ai seulement entendu rapporter quelques faits bien certains par notre mère Agnès de Jésus et par plusieurs de nos soeurs. Ainsi vers l’âge de 10 ans, la Servante de Dieu fut favorisée de l’apparition de la Sainte Vierge, qui vint la guérir d’une grave maladie. Elle eut un transport d’amour pendant son noviciat, mais je n’en ai qu’une vague connaissance : peut-être mère Marie de Gonzague lui avait-elle dit de ne pas m’en parler.

Pendant sa maladie, on lui avait apporté des roses pour qu’elle en couvrît son crucifix, ce qui était sa dévotion. Quelques pétales étant tombés à terre, on les ramassait pour les jeter. Elle dit alors d’un air mystérieux : " Oh ! ne les jetez pas : elles pourront faire des heureux " 43.

Un autre jour, elle disait à mère Agnès de Jésus : " Après ma mort vous aurez beaucoup de petites joies, à la boîte aux lettres et du côté du tour "44, paroles alors mystérieuses et qui sont aujourd’hui pleinement réalisées.

[Réponse à la cinquantième demande] :

Je ne crois pas qu’elle ait fait aucun miracle pendant sa vie

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

La Servante de Dieu a écrit les pages sublimes de l’ " Histoire de son âme " par obéissance, dans la simplicité et la droiture de son coeur, sans se douter que ce livre était destiné à être publié. Dieu le voulait ainsi, pour que le monde entier pût en bénéficier, comme le prouve [899] la diffusion rapide et prodigieuse de ces lignes qui ravissent les âmes et leur apprend à aller à Dieu par la confiance, l’amour et l’abandon. J’ignorais qu’elle eût écrit cette vie, et lorsqu’on en fit la lecture au réfectoire, je restai saisie d’étonnement et d’admiration. Quelque temps après, faisant ma grande retraite, je pris ce livre admirable. Après en avoir médité quelques pages, j’eus l’inspiration, à l’exemple de soeur Thérèse, de lire au hasard quelque chose dans les saints évangiles, et voici les mots sur lesquels mes yeux tombèrent : " Quel est donc celui-ci dont on dit des choses si merveilleuses ? C’est Jésus, le fils de Joseph, et ses soeurs sont là au milieu de nous ".

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Lorsque la maladie conduisit la Servante de Dieu à l’infirmerie, elle y fit voir héroïquement la vertu qu’elle avait acquise en santé, ce que demandent nos Constitutions.

Son courage et sa patience furent à la hauteur de ses souffrances physiques et morales, car les épreuves de l’âme furent son partage jusqu’à la fin.

La communauté n’allait que rarement la voir pour ne pas la fatiguer, tant elle était faible ; mais on la trouvait toujours gaie, aimable, n’ayant pour toutes ses soeurs qu’un angélique sourire.

Dieu permit que notre saint et si dévoué docteur, monsieur de Cornière, ne pût lui donner de ces adoucissements qui eussent allégé ses cruelles souffrances. Elle les endura jusqu’à la fin dans toute leur intensité. Le médecin [900] en était très édifié et disait : " Oh ! si vous saviez ce qu’elle souffre, vous ne voudriez pas la retenir sur la terre. Je ne pourrai la guérir, c’est une âme qui n’est pas de la terre " 45.

Après avoir reçu l’Extrême-Onction, elle disait : " J’ai trouvé le bonheur et la joie sur la terre, mais uniquement dans la souffrance, car j’ai beaucoup souffert ici-bas ; il faudra le dire aux âmes. En mon enfance, je désirais la souffrance, mais je ne pensais pas en faire ma joie : c’est une grâce que le bon Dieu m’a faite plus tard " 46.

Son âme était tellement livrée à l’amour, que la souffrance lui était devenue douce : cependant elle demandait que l’on priât pour elle, car elle sentait sa faiblesse.

Elle avait vécu, comme un ange, dans notre Carmel, elle y mourrait en séraphin.

Le 30 septembre 1897, l’agonie commença à 3 heures après-midi. La communauté se réunit auprès d’elle. A 7 heures du soir, les soeurs, sorties un instant, furent rappelées par un fort coup de sonnette : j’accourus et arrivai à temps pour la voir encore pencher la tête à droite, remuer les lèvres, disant : " Oh ! je l’aime !... Mon Dieu !... je... vous... aime ! " 47. Ce furent ses dernières paroles. Elle s’affaissa, entrouvrit les yeux, jeta un regard brillant et magnifique vers l’image de la Sainte Vierge, comme voyant quelque chose de surnaturel et son âme s’envola au ciel. Elle mourait d’amour, comme elle l’avait rêvé.

Je pensai que la Sainte Vierge était venue la chercher à l’ouverture du mois du rosaire pour la ré- [901] compenser de la touchante piété avec laquelle elle avait employé les roses pour témoigner son amour à Notre Seigneur. Elle allait au ciel cueillir de plus belles roses que celles de la terre, afin de les jeter en pluie de grâces sur le monde entier, selon sa promesse.

[Réponse à la cinquante-troisième demande] :

Elle fut très belle, exposée à la grille du choeur ; mais cette beauté était bien faible à côté de l’extraordinaire beauté dont elle rayonnait, lorsque la communauté fit la levée du corps sous le cloître, à la porte de l’infirmerie. J’en fus saisie et je me demandais si elle était réellement morte : elle m’apparaissait tellement vivante, que je n’aurais pas été surprise de la voir sourire à son petit Jésus, en passant près de sa statue sous le cloître. Elle avait l’air d’une vierge martyre étendue sur sa châsse, plutôt que d’une pauvre carmélite sur son cercueil.

Le concours du peuple fut nombreux, mais il n’y avait là rien d’extraordinaire.

[Réponse à la cinquante-quatrième et à la cinquante-cinquième demande] :

Je n’ai pas assisté à ces diverses cérémonies ; je ne crois pas, d’après ce que j’ai entendu dire, qu’il s’y soit rien passé d’extraordinaire.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

J’ai entendu dire qu’il y avait, au tombeau de la Servante de Dieu, un concours considérable et toujours croissant de pèlerins.

 

[902] [Le témoin répond ensuite à la cinquante-septième demande] :

J’ai dit que les aumôniers et confesseurs du monastère avaient en singulière estime, dès son vivant, la Servante de Dieu. Ainsi, monsieur l’abbé Youf, qui la connut dès son entrée et la confessa jusqu’à sa mort. Monsieur l’abbé Baillon, que l’on disait être un prêtre des plus instruits du diocèse et qu’elle aimait à consulter, avait aussi la plus grande considération pour la Servante de Dieu. Le révérend père Armand Lemonnier la considérait aussi comme une âme prédestinée, ne parlait d’elle qu’avec un profond respect ; il la nommait " la petite fleur ", et il attachait une grande autorité à ses conseils.

Dans la communauté on la considérait comme un petit ange et un modèle de perfection religieuse. J’ai bien entendu de ci, de là, quelques petites récriminations ; mais elles provenaient plutôt des défauts de jugement ou de caractère de celles qui les faisaient.

 

[903] Depuis sa mort, la réputation de sainteté et de miracles de la Servante de Dieu s’est étendue au-delà de toute mesure. Je ne puis mieux la comparer qu’au grain de sénevé de l’Evangile, ce plus petit des grains qui s’élève comme un arbre où viennent habiter les oiseaux du ciel.

Son influence est bien sensible sur notre communauté. Depuis la mort de la Servante de Dieu, les progrès de notre Carmel sont évidents dans la régularité, le silence et la ferveur. Un prédicateur de retraite disait à notre mère : " Ma mère, on voit qu’une sainte a passé dans votre Carmel ".

La diffusion de sa réputation de sainteté dans le monde entier peut se mesurer au nombre d’exemplaires soit de sa vie, soit de ses souvenirs qu’il a fallu éditer, pour donner satisfaction aux demandes qui proviennent de tout l’univers. Les " Vies " se comptent par centaines de mille, et les images par millions. Du matin au soir, je ne travaille que pour elle ; j’ai préparé des milliers d’images ; je ne reçois guère de lettres où on ne me parle d’elle ; je ne vais jamais au parloir que ce ne soit pour en entendre parler. Ses portraits, ses images, charment ceux qui les voient, entre les autres, la belle héliogravure qui est au commencement de sa vie.

Les flots de lettres, s’élevant à 500 tous les jours, témoignent de la confiance sans bornes de tous, et particulièrement des soldats, envers la Servante de Dieu. Des officiers la prennent pour protectrice de leur régiment ou de leur compagnie ; c’est ainsi que le colonel [904] Etienne écrit à notre mère qu’il appelle son régiment le " régiment de soeur Thérèse ". Un aviateur a placé son image sur les ailes de son aéroplane. Monsieur Augustin Barréro, prêtre de l’Argentine, écrit dans une lettre que j’ai déjà citée : " L’autre jour, j’ai déjeuné à bord d’un quatre-mâts, en rade de Buenos Aires. Savez-vous ce qui a frappé mes regards en entrant dans la cabine du commandant ? . . . Le portrait de soeur Thérèse !

Il y avait, à bord, deux exemplaires de sa vie ; tous les officiers l’avaient lue et notre conversation a roulé sur elle une bonne partie du repas. Vrai ! il n’y a que l’enfer où elle ne soit pas aimée et imitée ", et j’ajouterai, moi, que je crois pouvoir dire qu’elle y fait la rage et le désespoir des démons.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai jamais entendu un seul mot d’opposition à la réputation de sainteté de la Servante de Dieu. Toutes les personnes que je connais, dans la communauté ou au-dehors, lui sont profondément dévouées et ont un grand désir de sa béatification.

[Réponse à la cinquante-neuvième demande] :

La première manifestation de l’influence surnaturelle de la Servante de Dieu, c’est, comme je l’ai dit, le développement évident de la ferveur religieuse dans la communauté. A diverses reprises, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus a manifesté sa présence par des parfums miraculeux. J’en ai été moi-même favorisée [905] plusieurs fois, une fois entre autres en préparant de petits papiers destinés à recevoir de ses reliques. Ma soeur Jeanne Marie, qui devait terminer ce travail, sentit les mêmes parfums, lorsqu’elle ouvrit le carton qui renfermait ces petits papiers. Depuis cela, voici plus de deux ans, au moment de recevoir la sainte communion, un parfum d’une odeur exquise que je ne saurais définir, m’enveloppa si fort, que je restai saisie de surprise ; pendant quelques jours, je sentis l’odeur de violette, en me retirant de la sainte table. Ces divers parfums m’ont été expliqués par divers événements d’épreuves ou de consolations concernant ma famille.

Ma soeur Geneviève, ne pouvant reconnaître quel avait été le grand voile de soeur Thérèse, lui demanda de lui en donner le signe, en permettant que celui-là qu’elle poserait sur la jambe malade d’une soeur de voile blanc, opérât sa guérison. Elle fut exaucée, et cette soeur, couverte d’une trentaine de furoncles, fut tellement guérie qu’à partir de ce jour ( il y a eu 7 ans le ter juin) elle n’a cessé de faire toute seule la cuisine, obédience si pénible qu’elle est donnée ordinairement, chaque semaine, tour à tour, à nos soeurs du voile blanc.

[Réponse de la soixantième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Je n’ai pas été personnellement témoin d’un miracle de guérison. J’ai entendu lire les rapports très nombreux qui sont envoyés au Carmel : il y a des grâces merveilleuses, mais je n’ai pas retenu le détail de ces communications.

 

[906] [Réponse à la soixante-sixième demande] :

En finissant ma déposition, je dis encore, comme au Procès Ordinaire, qu’il en est pour moi, lorsque je considère la Servante de Dieu, ce qu’il en est pour tout oeil qui regarde les étoiles du ciel : plus il les fixe et plus il en découvre.

Ainsi plus je contemple cette âme, plus je la reconnais et la proclame une sainte.

D’où a pu venir la sainteté de la Servante de Dieu ? Peut-être serait-il permis de penser qu’elle a pu prendre sa source dans les vertus de ses propres parents, remarquables par leur vie si chrétienne. Il est permis de croire aussi que la sainteté de nos fondatrices que j’ai connues peut y être pour beaucoup. Ce qui pourrait confirmer ma pensée, c’est qu’une nuit après la mort de notre vénérable mère Geneviève, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus la vit en songe, donnant à chacune de ses filles quelque chose qui lui avait appartenu ; elle vint à elle les mains vides, et la regardant avec tendresse, elle lui dit : " A vous, je laisse mon coeur " 48.

 

[907] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR MARIE DES ANGES ET DU Sacré-Coeur, témoin, j’ai déposé, comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

 

TEMOIN 11

SOEUR FRANÇOISE-THERÈSE MARTIN, Ord. ViSit. B.M.V.

Soeur de sainte Thérèse, Léonie (1863-1941) était entrée à la Visitation et avait déposé comme septième témoin au Procès informatif ordinaire (vol. I, pp. 339-359). Malgré son bon coeur, elle avait été pour les siens, à cause de sa nature faible et maladive, un sujet de préoccupation et de perplexité. L’itinéraire de sa vocation fut assez tourmenté : une première tentative chez les Clarisses d’Alençon (1886) et deux autres ensuite à la Visitation de Caen (1887-1888 et 1893-1895). La faiblesse et l’inconsistance se mêlaient toujours à une indéniable bonne volonté comme à une générosité plus qu’ordinaire.

Soeur Thérèse avait toujours cru à la réussite finale de la vocation de Léonie et elle affirma avant de mourir à soeur Marie du Sacré-Coeur : " Après ma mort, je la ferai rentrer à la Visitation et elle y persévérera ". Cette prophétie se réalisa. A l’âge de 36 ans, le 29 janvier 1899, Léonie entra pour la troisième fois à la Visitation et elle y demeura. A l’école de saint François de Sales et de sa sainte soeur, elle suivit, humble et simple, la voie de l’enfance spirituelle évangélique, s’offrant elle-même à Dieu, dans un parfait abandon.

Nous ne savons pas si la perspective de devoir déposer au Procès apostolique fut cause de préoccupation pour soeur Francoise-Thérèse, comme cela avait été le cas pour le Procès de 1910. Nous savons seulement que désireuse de ne pas quitter le monastère de Caen sans renoncer pourtant à sa déposition, elle eut l’audacieux courage de le demander à Mgr Lemonnier, venu célébrer avec les Visitandines leur fête titulaire, le 2 juillet 1915. Elle en obtint cette réponse : " On ne va pas déranger tout un tribunal pour vous ", s’exclama l’évêque. Mais tandis qu’en 1910 elle avait été reçue cinq jours chez les Bénédictines du Saint Sacrement où elle avait retrouvé soeur Marie-Joseph de la Croix, Marcelline Husé, l’ancienne domestique des Guérin, elle se rendit cette fois-ci au Carmel de Lisieux, auprès de ses soeurs, sur l’ordre de l’évêque, et elle y demeura du 11 au 18 septembre 1915, y retrouvant donc Pauline, Marie et Céline.

De retour à la Visitation, elle put participer, dans l’humilité et le recueillement, à l’ascension triomphale de sa soeur Thérèse qui l’avait beaucoup aimée. Sa santé commença à décliner en 1927 : maladies fréquentes, douleurs rhumatismales et arthritiques. Elle fut toujours de grande édification et mourut le 16 juin 1941 3.

La déposition de soeur Francoise-Thérèse est très simple, comme lors du premier Procès. Elle reconnais qu’elle a peu à dire sur la vie carmélitaine de Thérèse, en se basant surtout sur les lettres que sa soeur lui avait écrites (cf. pp. 933, 934). Mais elle a cependant. quelques détails qui ne manquent pas d’intérêt sur les visites faites à Thérèse au parloir du Carmel de Lisieux : " Quand je venais voir mes soeurs au parloir, je constatais que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus se montrait particulièrement humble et discrète, laissant volontiers la parole aux autres. Elle était aussi d’une régularité très exacte, se retirant la première lors que le sablier indiquait que le temps concédé pour le parloir était cassé " (pp. 292-293). Léonie revient ailleurs sur cette délicatesse et fidélité de Thérèse : " Lorsqu’était écoulée la demi-heure, concédée pour le parloir, elle ne serait pas restée une seconde de plus " (p. 940). Ceci encore : " Quand je la voyais au parloir du Carmel, elle me paraissait toujours attentive à ne rien recevoir, à ne rien demander qui pût être contraire à la plus pure pauvreté religieuse " (p. 940).

La visitandine n’oubliait pas le rôle joué par Thérèse pour l’heureuse issue de sa vocation (cf. pp. 935-937, 942-943). Elle témoigne encore en ces termes de la bonté de sa soeur : " J’ai remarqué... qu’elle était très oublieuse d’elle-même, cherchant toujours à faire plaisir aux autres. l’ai été très particulièrement touchée de la grande délicatesse avec laquelle elle agissait à mon égard. J’avais alors 23 ans et elle 13 seulement, mais j’étais très en retard pour mes études et ma formation ; ma petite soeur se prêtait à m’instruire avec une très grande charité et un tact exquis pour ne pas m’humilier " (p. 922). " Ma petite soeur était toujours très douce et parfaitement maîtresse d’elle-même. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue témoigner de l’impatience, ni à plus forte raison se fâcher " (p. 938).

La déposition de Léonie revêt un intérêt tout particulier pour la partie historique du Procès de béatification et de canonisation de son père et de sa mère, dont soeur Thérèse a écrit à Mère Agnès : " j’ai le bonheur d’appartenir aux parents sans égaux qui nous ont entourées des mêmes soins et des mêmes tendresses " (MA " A " Sr). On pourra se reporter notamment aux pages 916 et 917 qui contribuent à rétablir la vérité à l’encontre de certaines insinuations non fondées que l’on n’a pas manqué de répandre contre monsieur et madame Martin.

Le témoin a déposé les 13 et 14 septembre 1915, au cours des 46e et 47e sessions (pp. 913-950 de notre Copie publique).

[Session 46 : - 13 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi] [913] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Marie-Léonie Martin, en religion soeur Françoise-Thérèse, professe de la Visitation Sainte Marie de Caen, où j’ai fait profession le 2 juillet 1900. Je suis née à Alençon, diocèse de Séez, le 3 juin 1863 de Louis-Joseph-Stanislas Martin, bijoutier et de Marie-Zélie Guérin. Je suis donc la soeur de la Servante de Dieu, Thérèse de l’Enfant-Jésus.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande].

[Réponse à la sixième demande] :

Mon seul désir est la gloire de Dieu, et je ne crois pas [914] qu’il y ait en moi aucune mauvaise disposition qui m’empêche de dire la vérité. Je fais ma déposition très librement, et personne ne m’a imposé mon témoignage.

[Réponse à la septième demande] :

A l’époque de la naissance de la Servante de Dieu, j’étais à Alençon, chez mes parents, et j’ai été témoin direct des premières années de la Servante de Dieu. Quand mon père vint à Lisieux, après la mort de ma mère en 1877, je fus mise alors en pension, chez les bénédictines de Lisieux : je voyais mon père et mes soeurs les jours de congé et pendant les vacances. En 1881, je quittai la pension et j’habitai aux Buissonnets avec mon père et mes soeurs jusqu’en 1886. A cette époque je m’absentai pour faire essai de la vie religieuse. Je rentrai aux Buissonnets en janvier 1888, quelques mois avant l’entrée de la Servante de Dieu au Carmel. Ce n’est qu’après la mort de la Servante de Dieu que je quittai Lisieux pour entrer définitivement à la Visitation en janvier 1899. Pendant la vie de la Servante de Dieu au Carmel, je la visitais de temps à autre au parloir.

Je me servirai pour mon témoignage de ce que j’ai observé par moi-même, et aussi des écrits de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus et des lettres de famille, écrites par mes soeurs. Ces documents m’ont beaucoup servi pour raviver mes souvenirs.

[Réponse à la huitième demande) J’ai toujours beaucoup aimé la Servante de Dieu, [915] même pendant sa vie, car c’était une ravissante enfant. Depuis sa mort, j’ai pour elle une dévotion très vive ; la méditation de ses exemples et de ses écrits me fait le plus grand bien : elle est " ma sainte idéale ".

Je désire beaucoup l’heureux succès de son procès de béatification. Ce n’est pas parce qu’elle est ma soeur et que je l’aime à ce titre ; c’est parce que Dieu sera par là plus connu et mieux aimé, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ayant montré en action ce que Notre Seigneur recommande tant dans l’Évangile : " Celui qui se fera petit comme cet enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux " (Matth. 18, 4).

[Réponse à la neuvième demande] :

La Servante de Dieu est née le 2 janvier 1873, à Alençon, diocèse de Séez. J’ai rapporté ci-dessus, en répondant à la deuxième question, les noms et la condition de nos parents. J’ai assisté au baptême de ma petite soeur ; elle reçut ce sacrement le 4 janvier 1873, dans l’église de Notre-Dame d’Alençon : c’est monsieur l’abbé Dumaine, alors vicaire de Notre-Dame d’Alençon et aujourd’hui vicaire général de monseigneur l’évêque de Séez, qui lui donna le baptême ; elle eut pour marraine notre soeur aînée, Marie ; son parrain fut le fils d’un ami de mon père ; j’ai oublié ses noms. La Servante de Dieu reçut au baptême les noms de Marie-Françoise-Thérèse. Elle n’a reçu la confirmation que beaucoup plus tard, l’année de sa première communion aux bénédictines de Lisieux, le 14 juin 1884.

[916] Thérèse était la neuvième et dernière enfant, issue du mariage de mes parents. Des huit enfants qui avaient précédé, quatre étaient morts : deux petits frères et deux petites soeurs ; restaient alors quatre soeurs, à savoir : Marie, Pauline, Léonie et Céline.

Quant aux dispositions de mes parents, je puis dire qu’ils étaient des chrétiens exemplaires. Mon père, d’abord, était remarquable par sa grande charité envers les pauvres et son extrême fidélité aux moindres devoirs du chrétien. Aucun intérêt n’aurait pu le décider à ouvrir, le dimanche, son magasin de joaillerie. Il assistait chaque jour à la sainte messe, et communiait souvent ; il communiait même tous les jours dans les temps qui ont précédé sa dernière maladie. Il observait, dans toute leur rigueur, les jeûnes prescrits par l’Église, même à l’âge de 67 ans. Je noterai aussi son respect remarquable pour les prêtres qu’il ne manquait jamais de saluer, même s’ils étaient des inconnus.

Notre mère était remarquable par son esprit de foi et sa charité pour les pauvres. Elle allait tous les jours à la première messe. Agrégée au Tiers-Ordre de saint François d’Assise, elle en observait la règle avec une stricte fidélité et se montrait mortifiée dans la nourriture et en toutes choses. Elle professait un continuel oubli d’elle-même. Elle pratiquait certainement la communion fréquente ; mais la communion quotidienne était peu en usage à cette époque, et je ne me souviens pas assez de ce temps-là pour dire si ma mère communiait dans la semaine.

 

[917] Nos parents aimaient tendrement leurs enfants, mais ne les élevaient point avec cette mollesse si commune aujourd’hui. Ils avaient grand soin de la formation de notre âme aux habitudes et aux vertus chrétiennes.

[Réponse à la dixième demande] :

Notre mère eut d’abord le dessein de nourrir elle-même la petite Thérèse ; mais elle dut y renoncer à cause de l’état de faiblesse de sa santé. On la mit donc en nourrice à la campagne. Après un an ou 18 mois la petite Thérèse s’était fortifiée ; ma mère la reprit et l’éleva jusqu’à l’âge de quatre ans et demi. Notre mère mourut alors en 1877.

Dès ses premières années, la petite Thérèse était remarquable par son obéissance et sa franchise. Il suffisait qu’on lui eût dit une fois qu’une chose était mal pour qu’elle s’en abstint avec une extrême attention.

Quand elle avait fait quelque maladresse d’enfant, bien vite elle s’en accusait elle-même.

Elle montrait, dès l’âge de trois ans, une intelligence extraordinaire des choses de la piété : c’est ainsi qu’elle expliquait à sa soeur Céline, plus âgée qu’elle de quatre ans, " qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le bon Dieu soit présent dans une petite hostie puisqu’il est tout puissant, et qu’il peut faire tout ce qu’il veut " 1.

Au mois d’août 1877, le 28, notre mère mourut. Mon père, après cet événement, quitta Alençon et vint à Lisieux. Il le fit à regret, mais pour le bien de ses enfants, afin que nous trouvions dans madame Guérin, [918] belle-soeur de notre mère, un appui et un conseil utile, puisque notre soeur aînée, Marie, n’avait encore que 17 ans. Ce furent nos soeurs aînées, Marie et Pauline, qui présidèrent réellement, aux Buissonnets, à notre éducation. La petite Thérèse avait, par délicatesse, choisi Pauline pour sa " petite mère ", et c’est Pauline en effet qui eut l’influence la plus directe sur l’éducation de son âme. Elle se fit même son institutrice jusqu’en octobre 1881. A cette époque, j’étais sortie de la pension des bénédictines de Lisieux, et la petite Thérèse, âgée de 8 ans et demi, alla m’y remplacer mais seulement à titre de demi-pensionnaire, revenant chaque soir à la maison.

A cet âge de cinq à huit ans, les dispositions de la Servante de Dieu pour la piété étaient déjà remarquables. Son attitude, le soir, pendant la prière en famille ou pendant les lectures de piété, montraient que son attention était alors toute fixée vers le bon Dieu.

Elle se préparait, chaque année, à la fête de Noël par une neuvaine, durant laquelle elle faisait chaque jour neuf pratiques de vertu.

Dès cette époque, elle aimait à contempler une pieuse image, représentant " la petite fleur du divin prisonnier " 2. A la voir, on devinait que déjà elle s’entretenait avec son Jésus en de brûlants colloques, tout intimes cependant, car rien ne paraissait à l’extérieur, sinon l’éclat de son visage qui prenait une expression toute céleste.

 

[919] [Suite de la réponse à la dixième demande] :

Elle fut pensionnaire, aux bénédictines, depuis l’âge de huit ans et demi, jusqu’à l’âge de treize ans environ.

Pendant cette période, le caractère de la Servante de Dieu parut d’une maturité supérieure à son âge ; elle n’aimait pas les jeux bruyants. D’ailleurs, depuis la mort de notre mère, elle était devenue moins enjouée, très sensible et facilement mélancolique. L’intimité de la famille lui convenait mieux que l’agitation d’une école publique. Elle réussissait très bien dans ses études, et se montrait reconnaissante, obéissante et douce envers ses maîtresses. Elle était bonne à l’égard de ses petites compagnes ; elle n’aurait jamais voulu faire de peine à personne. Mais il est vrai de dire que ce milieu ne lui convenait pas très bien, et qu’elle n’y fut jamais complètement heureuse.

Pendant la semaine sainte de l’année 1883, la petite Thérèse fut saisie d’un mal étrange et violent. Depuis quelques mois, peut-être depuis l’entrée de Pauline au Carmel (octobre 1882), elle était particulièrement triste et se plaignait de maux de tête continuels. Le mal, arrivé à l’état aigu, se manifestait par des crises de terreurs qui se [920] déclaraient inopinément, à propos de circonstances futiles, parfois à diverses reprises dans la même journée. Dans l’intervalle des crises, elle était comme inerte et parlait peu, je ne saurais dire si elle avait alors pleinement sa connaissance. Nous ne pouvions la quitter une seule minute. Un jour que je m’étais absentée pour quelques instants seulement, elle profita de mon absence pour se précipiter sur le pavé par dessus la tête du lit. A mon retour, je fus très effrayée, mais elle ne s’était fait aucun mal.

Je n’ai jamais assisté aux consultations du médecin ni entendu moi-même le médecin formuler son opinion, mais j’ai entendu dire, dans les réunions de famille, que le médecin disait : " C’est une maladie nerveuse... je n’y comprends rien... peut-être restera-t-elle dans cet état ". A certaines heures, la malade ne reconnaissait plus ni son père, ni sa soeur Marie.

Après six semaines de maladie, le 10 mai 1883, le mal était à son paroxysme. Effrayées et désolées, au cours d’une crise plus violente que les autres, mes soeurs et moi nous nous agenouillâmes aux pieds d’une statue de la Sainte Vierge qui était dans la chambre. J’étais restée à sangloter, la tête dans mes mains, aussi je ne vis pas l’expression extatique de la petite malade, favorisée de l’apparition de la très Sainte Vierge. Seulement, quand je me relevai de ma prière, je trouvai notre petite Thérèse parfaitement guérie. Son visage avait repris son calme et sa beauté, et jamais depuis aucune trace ne reparut de cette maladie étrange.

Je crois qu’elle n’avait pas 7 ans, quand elle se [921] confessa pour la première fois : elle se confessait ensuite aux principales fêtes, et aimait cette réception du sacrement de pénitence.

La Servante de Dieu fit sa première communion dans la chapelle des bénédictines le 8 mai 1884, à l’âge de onze ans et demi. Elle eût bien désiré la faire plus tôt ; mais elle devait se soumettre aux règlements de ce temps-là : " C’est bien triste - disait-elle - d’être retardée d’une année faute d’être née deux jours plus tôt " 3. Elle se prépara à ce grand acte avec une ferveur extraordinaire, multipliant surtout, pour cela, les petits sacrifices et les actes d’amour de Dieu qu’elle notait très exactement sur un petit carnet. J’eus l’occasion de la voir pendant sa retraite préparatoire : elle était dans un recueillement profond et toute pénétrée de la pensée de la prochaine venue de Notre Seigneur en elle. Le jour surtout de sa première communion, l’expression toute céleste et angélique de ses traits montrait qu’elle était plus au ciel que sur la terre.

Vers l’âge de 13 ans, Thérèse dut quitter le pensionnat des bénédictines pour revenir en famille. Je ne crois pas qu’elle l’ait demandé elle-même ; mais mon père qui voyait l’état précaire de sa santé, la rappela auprès de lui. Elle acheva son instruction, en prenant des leçons chez une maîtresse en ville et en étudiant seule à la maison.

A cette époque, je quittai, à plusieurs reprises, la maison paternelle pour des essais de vie religieuse. Je ne me trouvai donc que de temps à autre dans la compagnie [922] de la Servante de Dieu. Je puis cependant témoigner qu’elle était très pieuse toujours, communiait plusieurs fois la semaine, et assistait quotidiennement, je crois, à la sainte messe. J’ai remarqué alors aussi qu’elle était très oublieuse d’elle-même, cherchant toujours à faire plaisir aux autres. J’ai été très particulièrement touchée de la grande délicatesse avec laquelle elle agissait à mon égard. J’avais alors 23 ans, et elle 13 seulement, mais j’étais très en retard pour mes études et ma formation ; ma petite soeur se prêtait à m’instruire avec une très grande charité et un tact exquis pour ne pas m’humilier.

[Réponse à la onzième demande] :

Thérèse ne m’a jamais fait confidence de ses pensées de vocation. A l’époque où se traitait à Bayeux et à Rome la question de son entrée au Carmel, j’étais absente de la maison, comme je l’ai dit, pour un essai de vie religieuse ; je ne sais donc que par ouï-dire de mes soeurs, et par la lecture de l’ " Histoire d’une âme ", ce qui a rapport à ces événements.

[Réponse à la douzième demande] :

Je n’ai pu connaître qu’indirectement ce qui s’est passé pendant les années de séjour de soeur Thérèse au Carmel. J’ai pourtant remarqué personnellement quelques détails. Ainsi, quand je venais voir mes soeurs au parloir, je constatais que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus se montrait particulièrement humble et discrète, laissant [923] volontiers la parole aux autres. Elle était aussi d’une régularité très exacte, se retirant la première lorsque le sablier indiquait que le temps concédé pour le parloir était passé.

[Réponse aux treizième et quatorzième demandes] :

Autant que j’ai pu observer la vie de ma petite soeur, jamais je n’ai remarqué, dans sa conduite, la moindre infraction à aucun devoir ou obligation, ni aucun relâchement dans la pratique des vertus.

[Réponse de la quinzième à la vingt-et-unième demande inclusivement] :

L’esprit de foi de la Servante de Dieu m’a apparu surtout dans l’habitude constante qu’elle avait d’apprécier toutes choses au point de vue de Dieu. Dans ses conversations, dans les conseils qu’elle me donnait dans les lettres qu’elle m’écrivait, il n’était question que de pensées célestes. Je ne peux trouver rien de mieux, pour donner une idée de ses pensées habituelles, que de citer encore deux passages des lettres qu’elle m’a adressées, et que je considère comme un trésor. Le 20 août 1894, elle m’écrit à l’occasion de la mort de notre père :

" Je pense plus que jamais à toi depuis que notre père chéri est parti au ciel ; je crois bien que tu ressens les mêmes impressions que nous. La mort de papa ne me fait pas l’effet d’une mort mais d’une véritable vie. Je le retrouve après 6 ans d’absence, je le sens autour de moi me regardant et me protégeant... Chère petite soeur, ne sommes-nous pas plus unies encore [924] maintenant que nous regardons les cieux pour y découvrir un père et une mère qui nous ont offertes à Jésus ? Bientôt leurs désirs seront accomplis et tous les enfants que le bon Dieu leur a donnés vont lui être unis pour jamais... ". 4

Il avril 1896. " Ma chère Léonie : Ta toute petite soeur ne peut s’empêcher de venir aussi te dire combien elle t’aime et pense à toi, surtout en ce jour de ta fête. Je n’ai rien à t’offrir, pas même une image, mais je me trompe, je t’offrirai demain la divine Réalité, Jésus-Hostie, TON EPOUX et le mien... Chère petite soeur, qu’il nous est doux de pouvoir toutes les cinq nommer Jésus ‘notre bien-aimé’, mais que sera-ce lorsque nous le verrons au ciel et que partout nous le suivrons, chantant le même cantique qu’il n’est permis qu’aux vierges de redire !. . . Alors nous comprendrons le prix de la souffrance et de l’épreuve ; comme Jésus nous redirons : ‘Il était véritablement nécessaire que la souffrance nous éprouvât et nous fit parvenir à la gloire’. Ma petite soeur chérie, je ne puis te dire tout ce que mon coeur renferme de pensées profondes qui se rapportent à toi ; la seule chose que je veux te répéter est celle-ci : Je t’aime mille fois plus tendrement que ne s’aiment des soeurs ordinaires, puisque je puis t’aimer avec le coeur de notre céleste Époux. C’est en lui que nous vivons de la même vie et que pour l’éternité je resterai : ta toute petite soeur, THÉRÈSE DE L’ENFANT-JÉSUS " .

[Session 47 : 14 septembre 1915, à 9h. et à 2h. de l’après-midi]

 

[932] [Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-sixième demande] :

Pendant les années que j’ai passées avec la Servante de Dieu avant son entrée au Carmel, j’ai bien souvent remarqué que le but de ses efforts n’était pas de trouver [933] le bonheur ici-bas. Elle pensait très souvent à l’éternité et au bonheur du ciel, et aimait à en parler.

Depuis son entrée au Carmel, je n’ai connu les dispositions de son âme que par quelques lettres qu’elle m’a écrites et que j’ai déjà citées au premier Procès. J’en rappelle ici les principaux passages qui montrent que la pensée du ciel lui était de plus en plus familière, et qu’elle envisageait à ce point de vue les souffrances de la terre.

Elle m’écrit le 20 mai 1894 : " Je ne puis te dire tout ce que je voudrais.... mais un jour, au ciel, dans notre belle patrie, je te regarderai, et dans mon regard, tu verras tout ce que je voudrais te dire... En attendant il faut la gagner cette patrie des cieux..., il faut souffrir, il faut combattre " 6.

En janvier 1895, après la mort de notre père, elle m’écrit : " L’année qui vient de s’écouler a été bien fructueuse pour le ciel : notre père chéri a vu ce que l’oeil de l’homme ne peut contempler... Notre tour viendra aussi... Oh ! qu’il est doux de penser que nous voguons vers l’éternel rivage !... Chère petite soeur, ne trouves-tu pas comme moi que le départ de notre père chéri nous a rapprochées des cieux ?... plus de la moitié de la famille jouit maintenant de la vue de Dieu, et les cinq exilées de la terre ne tarderont pas à s’envoler vers leur patrie. Cette pensée de la brièveté de la vie me donne du courage ; elle m’aide à supporter les fatigues du chemin ", etc... 7.

[Réponse de la vingt-septième à la trente-et-unième demande] :

Pendant les années de sa petite enfance la Servante [934] de Dieu aimait beaucoup tout ce qui se rapportait à la piété. A l’âge de 7 ans, alors que Marie et Pauline préparaient Céline à sa première communion, Thérèse suppliait qu’on l’admît à assister à ces leçons et à ces exercices. La piété de Thérèse était éclairée, simple, aimable, sans affectation et sans contention : elle allait au bon Dieu avec la naïveté et la candeur d’un enfant qui se jette dans les bras de son père. A l’église, elle était la plus recueillie, même pendant les longs offices, et faisait l’admiration d’une pieuse personne chargée de garder les enfants. J’ai dit que, depuis son entrée au Carmel, la Servante de Dieu s’était trouvée séparée de moi. Je ne connais les dispositions de son âme que par quelques lettres et les souvenirs du parloir. Je pourrais aussi redire ce que j’ai entendu raconter par mes soeurs, ou ce que j’ai relevé dans des notes qu’elles m’ont communiquées en des lettres qu’elles m’ont écrites, mais ce serait répéter inutilement le témoignage qu’elles ont pu fournir elles-mêmes.

Voici un passage d’une lettre que m’écrivit Thérèse le 12 juillet 1896. Elle y commente ce texte du Cantique : " Tu as blessé mon coeur, par un cheveu de ta tête " (4,9) : " Nous qui vivons dans la loi d’amour, comment ne pas profiter des amoureuses avances que nous fait notre Époux... Comment craindre celui qui se laisse enchaîner par un cheveu qui vole sur notre cou ! Sachons donc le retenir prisonnier ce [935] Dieu qui devient le mendiant de notre amour. En nous disant que c’est un cheveu qui peut opérer ce prodige, il nous montre que les plus petites actions sont celles qui charment son coeur !.. Ah ! s’il fallait faire de grandes choses, combien nous serions à plaindre !... mais que nous sommes heureuses puisque Jésus se laisse enchaîner par les plus petites " 8.

[Réponse de la trente-deuxième à la trente-sixième demande] :

Vers l’âge de cinq, six et sept ans, Thérèse montrait déjà un très grand dévouement pour le prochain. J’ai déjà dit qu’elle n’aimait pas les jeux puérils et qu’elle était volontiers réfléchie et silencieuse. Or elle passait des après-midi entières à jouer ainsi contrairement à ses goûts, pour distraire une petite cousine maladive.

Je pourrais rappeler ici ce que j’ai dit précédemment de sa patience et de sa bonté à mon égard.

J’ai appris de mère Agnès de Jésus le trait suivant qui montre sa charité envers moi : Mère Marie de Gonzague, prieure, avait dit à Thérèse de demander, le jour de sa profession, quand elle serait prosternée, la guérison de notre père, mais elle se contenta de dire : ‘Mon Dieu, faites que papa guérisse, si c’est bien votre volonté, puisque notre mère m’a dit de vous le demander, mais pour Léonie faites que ce soit votre volonté qu’elle soit visitandine, et, si elle n’a pas la vocation, je vous demande de la lui donner : vous ne pouvez pas me refuser cela " 9. Il est vrai qu’alors je sortis de la [936] Visitation après un essai infructueux, mais la confiance de la Servante de Dieu restait inébranlable. Elle dit à soeur Marie du Sacré-Coeur : " Après ma mort, je ferai rentrer Léonie à la Visitation et elle y persévérera " 10.

Quand elle était petite, elle aimait à s’occuper des pauvres, et rien ne la rebutait, pas même la saleté ; elle embrassait et caressait les petits enfants pauvres et souvent malpropres. Elle aimait à instruire les petits enfants et à leur parler du bon Dieu.

Plus tard, elle m’écrivait du Carmel, le 12 juillet 1896, dans une lettre déjà citée : " Ce ne sont pas les petits sacrifices qui te manquent, ma chère Léonie... je me réjouis de te voir en face d’un pareil trésor, et surtout en pensant que tu sais en profiter, non seulement pour toi, mais encore pour les âmes... Il est si doux d’aider Jésus par nos légers sacrifices, à sauver les âmes qu’il a rachetées au prix de son sang. . . " 11.

[Réponse aux trente-septième et trente-huitième demandes] :

Sa prudence me paraît remarquable dans les conseils qu’elle me donnait pour mon salut ou pour ma vocation. Pendant que j’étais dans le monde, je souffris à ce sujet de très grandes hésitations, et je fis plusieurs essais de vie religieuse. Au parloir, la Servante de Dieu m’encourageait à la persévérance et me détournait des moindres mondanités. Elle disait qu’ayant revêtu l’habit religieux, même transitoirement, je ne [937] devais me permettre aucune recherche de vanité dans ma toilette ; d’ailleurs, comme je l’ai dit, elle gardait l’espoir, qui s’est réalisé, de ma consécration définitive dans l’ordre de la Visitation.

Voici un passage d’une de ses lettres, au temps de mes épreuves (11 octobre 1894) : " Depuis que nous connaissons tes épreuves, toutes nos pensées et nos prières sont pour toi. J’ai une grande confiance que ma chère petite visitandine sortira victorieuse de toutes ses grandes épreuves et qu’elle sera un jour une religieuse modèle... Jésus sommeille pendant que sa pauvre épouse lutte contre les flots de la tentation, mais nous allons l’appeler si tendrement qu’il se réveillera bientôt, commandant aux vents et à la tempête. . . Petite soeur chérie, tu verras que la joie succédera à l’épreuve, et que plus tard tu seras heureuse d’avoir souffert ".

A l’appui de ce que je viens de dire touchant la sagesse de ses conseils et de sa doctrine, je ne puis mieux faire que de citer ce beau témoignage de notre Saint Père Benoît XV. Le 17 mai 1913, alors qu’il était archevêque de Bologne, il écrivait à l’occasion d’une édition italienne de la vie de soeur Thérèse de l’Enfant Jésus : " Il semble que cette pieuse disciple du Carmel ait voulu nous persuader de la facilité d’atteindre la perfection chrétienne ; c’est pourquoi elle insista à nous indiquer ‘sa voie d’enfance spirituelle’. Rien ne devrait être plus facile que la confiance à la manière des enfants ou le total abandon dans les [938] bras de Jésus. Il nous est doux de nous arrêter à l’espérance que l’exemple de Thérèse de l’Enfant-Jésus sera utile aux fidèles de notre diocèse, elle qui par la sainte simplicité atteignit les sommets de la perfection " 13.

[Le témoin poursuit en répondant aux trente-neuvième et quarantième demandes] :

Je ne vois aucune réponse précise à faire à ces questions, sinon de répéter que la Servante de Dieu était d’une exactitude parfaite dans l’accomplissement de tous ses devoirs soit envers Dieu, soit envers les hommes.

[Réponse à la quarante-et-unième demande] :

Ma petite soeur était toujours très douce et parfaitement maîtresse d’elle-même. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue témoigner de l’impatience, ni à plus forte raison se fâcher ; elle ne recherchait pas non plus de friandises comme les autres enfants.

 

[939] [Réponse à la quarante-deuxième demande] :

La Servante de Dieu avait en haute estime le mérite de la souffrance supportée courageusement pour le bon Dieu. J’ai trouvé qu’elle manifestait une grande force d’âme dans les circonstances difficiles. Ainsi fut-il, lors de son entrée au Carmel. Elle aimait très tendrement notre père, et en était particulièrement aimée. Elle sentait certainement une vive douleur de cette séparation, et la pensée du chagrin qu’en ressentirait notre père rendait encore le sacrifice plus héroïque. Cependant elle se sépara alors de sa famille avec un calme parfait.

Je la trouvai aussi très courageuse à l’occasion de la maladie de mon père. J’ai cité déjà quelques passages de ses lettres dans lesquelles elle exprime avec quelle générosité et quel esprit de foi, elle supportait ce sacrifice.

Dans les conseils qu’elle me donnait, elle répète souvent que le sacrifice et la souffrance doivent être considérés comme des grâces précieuses. Elle m’écrit en janvier 1895 : " Le bon Dieu te trouve digne de souffrir pour son amour, et c’est la plus grande preuve de tendresse qu’il puisse te donner, car c’est la souffrance qui nous rend semblables à lui " .

[Réponse à la quarante-troisième demande] :

La Servante de Dieu était aimable et gracieuse, mais elle n’avait aucune vanité et ignorait jusqu’à l’ombre du mal. Elle avait, par nature, le goût de ce qui est beau, et cette noblesse de son âme la tenait très [940] au-dessus des plaisirs sensuels.

[Réponse à la quarante-quatrième demande] :

Lorsque Thérèse était enfant, elle ne dépensait pas l’argent qu’on lui donnait à se procurer des superfluités ; elle employait presque tout en aumônes aux pauvres, ou pour de bonnes oeuvres ou encore pour procurer à d’autres quelques plaisirs.

Quand je la voyais au parloir du Carmel, elle me paraissait toujours attentive à ne rien recevoir, à ne rien demander qui pût être contraire à la plus rigoureuse pauvreté religieuse.

[Réponse à la quarante-cinquième demande] :

Dans son enfance et sa jeunesse, jusqu’à son entrée au Carmel, la Servante de Dieu était d’une obéissance très exacte, facile et joyeuse. Il ne fallait jamais lui dire deux fois la même chose et elle suivait avec une ponctualité exacte le petit règlement qu’à l’âge de 13 et 14 ans elle s’était imposée pour l’emploi de son temps et l’ordre de ses lectures. Au parloir du Carmel, je constatais aussi son obéissance parfaite : lorsque était écoulée la demi-heure, concédée pour le parloir, elle ne serait pas restée une seconde de plus.

Jamais elle ne contestait, et elle soumettait son jugement avec une grande facilité.

[Réponse à la quarante-sixième demande] :

Thérèse, dans son enfance, était réservée et modeste, [941] et ne se mettait jamais en avant, et se persuadait facile Ment qu’elle était inférieure aux autres.

Quoiqu’elle fût très jolie, elle n’en avait point souci et semblait l’ignorer, et se montrait indifférente à recevoir de ses soeurs aînées telle ou telle forme de vêtements.

Quoique notre père l’aimât d’une affection toute spéciale, que d’ailleurs elle méritait bien, elle ne s’en prévalait jamais et restait humblement soumise à ses soeurs. Les lettres, qu’elle m’écrivit plus tard du Carmel, sont toutes remplies des éloges de la vertu d’humilité et d’exhortations à la pratiquer. Elle m’écrit le 27 décembre 1893 : " Demande pour moi au petit Jésus que je reste toujours petite, toute petite. . . " 15.

Le 22 mai 1894, faisant allusion au nom de Thérèse que j’avais reçu en religion, et qui était aussi le sien, elle m’écrit :

" Laquelle des Thérèses sera la plus fervente ?.. Celle qui sera la plus humble, la plus unie à Jésus " 16.

Le 28 avril 1895 : " Les créatures ne verront pas mes efforts pour la vertu. Tâchant de me faire oublier, je ne voudrai d’autre regard que celui de Jésus... Qu’importe si je parais dénuée d’esprit et de talent ... Je veux mettre en pratique ce conseil de l’imitation : ‘Ne mettez votre joie que dans le mépris de vous-même. . . Aimez à être ignoré et compté pour rien’. "

[Réponse à la quarante-septième demande] :

Je vis en communauté, au milieu de personnes très fidèles et très ferventes, mais le contraste est frappant entre leur manière d’être et ce que j’ai observé chez la [942] Servante de Dieu. Ce contraste m’apparaît surtout en ce qu’il n’y avait dans sa vertu aucun arrêt, mais au contraire un progrès continu. Je remarque aussi dans la sainteté de la Servante de Dieu une amabilité et une aisance qui ne me paraissent pas communes.

[Réponse à la quarante-huitième demande] :

Je n’ai jamais remarqué en elle rien d’indiscret ; je viens de dire qu’au contraire tout dans sa vertu était simple et aimable.

[Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Je ne crois pas que la Servante de Dieu ait eu de visions ni d’extases, sauf trois ou quatre fois, selon ce qu’on m’a raconté, à savoir : l’apparition de la Sainte Vierge qui la guérit à l’âge de 10 ans, une vision prophétique de la maladie de mon père, une flamme ou blessure d’amour en faisant le chemin de la croix au Carmel, un état extraordinaire d’union à Dieu pendant 8 ou 10 jours au cours de son noviciat, et un état extatique au moment de sa mort ; mais je n’ai été témoin direct d’aucun de ces faits et Thérèse ne m’en a jamais parlé.

En ce qui me concerne, je dois rappeler une vue prophétique de la Servante de Dieu touchant ma vocation. Comme j’avais abandonné la Visitation après un essai infructueux, elle dit à soeur Marie du Sacré-Coeur qui me l’a rapporté : " Après ma mort, je ferai rentrer Léonie à la Visitation et elle y persévérera " 18. J’y suis rentrée, en effet, le 28 janvier 1899, j’y ai fait profession en 1900 [943] et j’espère y persévérer jusqu’à ma mort.

Le 3 juin 1897, alors que j’étais rentrée dans le monde, et que je songeais plutôt à m’orienter vers la vie séculière, elle m’envoya une image que je garde précieusement ; elle avait écrit au revers cette phrase : " Chère petite soeur, qu’il m’est doux de penser qu’un jour nous suivrons ensemble l’Agneau pendant toute l’éternité " 19.

[Réponse à la cinquantième demande] :

En dehors des faits relatés dans la question précédente, je n’ai pas entendu dire que la Servante de Dieu ait fait des miracles pendant sa vie.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

Je me souviens que mère Agnès de Jésus me dit au parloir qu’elle avait donné à soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus l’obédience d’écrire l’histoire de son âme. Mais je n’ai eu connaissance du contenu de ce manuscrit que lors de sa publication après la mort de la Servante de Dieu. Je puis certifier, pour les premières années de sa vie, dont j’ai été témoin, que ce récit est parfaitement véridique, et je n’ai pas le moindre doute sur le caractère de scrupuleuse sincérité de tout le reste du manuscrit.

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

J’ai été informée, au fur et à mesure des événements, soit par des lettres de mes soeurs, soit par leurs conversations au parloir, de ce qui se passait dans les mois qui ont précédé immédiatement la mort de la Servante de [944] Dieu. Elle s’est alitée définitivement au mois de juillet 1897. Je l’ai vue pour la dernière fois au parloir, le 3 juillet, si je ne me trompe. Son visage me parut alors comme diaphane et céleste. J’ai appris de mes soeurs qu’elle a beaucoup souffert et dans des sentiments admirables de foi, d’amour et de patience. Je garde d’elle une lettre très précieuse que j’ai déjà versée au premier procès. C’est la dernière qu’elle m’ait écrite ; elle est du 17 juillet 1897, et écrite au crayon. La voici : " Ma chère Léonie, je suis bien heureuse de pouvoir encore m’entretenir avec toi ; il y a quelques jours je ne pensais plus avoir cette consolation sur la terre, mais le bon Dieu paraît vouloir prolonger un peu mon exil, je ne m’en afflige pas, car je ne voudrais point entrer au ciel une minute plus tôt par ma propre volonté. L’unique bonheur sur la terre, c’est de s’appliquer à toujours trouver délicieuse la part que Jésus nous donne, la tienne est bien belle, ma chère petite soeur ; si tu veux être une sainte, cela te sera facile, puisqu’au fond de ton coeur le monde n’est rien pour toi. Tu peux donc, comme nous, t’occuper de ‘l’unique chose nécessaire’, c’est-à-dire que, tout en te livrant avec dévouement aux oeuvres extérieures, ton but soit unique : faire plaisir à Jésus, t’unir plus intimement à lui. Tu veux qu’au ciel je prie pour toi

le Sacré-Coeur, sois sûre que je n’oublierai pas de lui faire tes commissions et de réclamer tout ce qui te sera nécessaire pour devenir une grande sainte. [945] A Dieu, ma soeur chérie, je voudrais que la pensée de mon entrée au ciel te remplisse d’allégresse, puisque je pourrai t’aimer encore davantage. Ta petite soeur, THÉRÈSE DE L’ENFANT-JÉSUS " 20.

Elle mourut le 30 septembre 1897, à 7 heures du soir, dans une extase d’amour, dont mes soeurs me firent alors le récit, et qui a été, depuis, décrite dans le chapitre supplémentaire de l’ " Histoire d’une âme ".

[Réponse à la cinquante-troisième demande] :

J’ai vu le corps de la Servante de Dieu exposé à la grille du choeur. Son visage me parut d’une beauté extraordinaire et tel que je ne l’ai jamais vu chez aucune morte. Je serais bien restée à le contempler, mais l’affluence des fidèles qui venaient voir son corps et prier m’en empêcha. Il y avait du monde plein la chapelle, dans le sanctuaire et sur les marches de l’autel. Il en vient certainement beaucoup moins à la mort des autres carmélites. J’entendais dire derrière moi : " Comme elle est belle ! on a peine à prier pour elle, on se sent comme forcé de l’invoquer elle-même ".

[Réponse à la cinquante-quatrième demande] :

J’ai assisté à l’inhumation qui eut lieu le lundi 4 octobre, au cimetière de la ville, dans une tombe placée à l’angle du fond, à droite, dans le nouveau terrain des carmélites. J’ai remarqué que la tombe était très profonde. Il y avait un nombreux concours de clergé.

 

[946] J’ai appris par les documents publics qu’on l’avait exhumée et transférée dans une tombe voisine, par ordre de monseigneur l’évêque de Bayeux, le 6 septembre 1910.

[Réponse à la cinquante-cinquième demande] :

A la première inhumation à laquelle j’ai assisté, il n’y a absolument rien eu qui ressemble à un culte rendu à la Servante de Dieu.

Je n’ai pas assisté à la cérémonie de la translation.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Après la mort de la Servante de Dieu, je suis encore restée dans le monde 18 mois avant d’entrer définitivement en religion. Pendant ce temps, je venais souvent prier sur la tombe de ma petite soeur. Quelques fidèles y venaient déjà, mais en petit nombre.

Depuis janvier 1899, étant cloîtrée, je n’ai pas revu le tombeau, mais je sais, par le témoignage public, qu’il s’est établi un courant de pèlerinage à cette tombe. Ce pèlerinage est aujourd’hui nombreux et continu.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Du vivant de la Servante de Dieu, alors qu’elle était encore aux Buissonnets, j’entendais souvent des personnes d’un bon jugement dire que ce n’était pas une enfant ordinaire, que son visage avait quelque chose de céleste et que la sagesse de sa conduite, comme sa piété, étaient exemplaires.

 

[947] Plus tard, lorsqu’elle fut entrée au Carmel, plusieurs des religieuses du monastère m’ont dit au parloir qu’elle n’était pas ordinaire, qu’elle avait la maturité d’une personne de 40 ans, qu’elle était considérée comme une religieuse modèle par toute la sainteté de sa vie.

[Quelles étaient les moniales qui rendaient ce témoignage ? S’agissait-il des propres soeurs de la Servante de Dieu ?] :

Il y en avait d’autres que mes soeurs, mais je n’ai pas retenu leurs noms, sauf ceux de mère Marie des Anges et soeur Thérèse de Saint-Augustin.

[Que savez-vous de la renommée de sainteté de soeur Thérèse après sa mort ?] :

Quand l’ " Histoire d’une âme " a paru, l’admiration des fidèles pour la sainteté de la Servante de Dieu s’est répandue comme une traînée de poudre, et aujourd’hui, c’est comme un grand incendie dans le monde entier.

J’ai remarqué que la Servante de Dieu dit, dans son manuscrit : " Jusqu’ici, Seigneur, j’ai annoncé vos merveilles, et je continuerai à les annoncer dans l’âge le plus avancé " 21. Ne prophétise-t-elle pas véritablement la mission que nous voyons s’accomplir aujourd’hui ?

Depuis mon arrivée au Carmel pour y faire ma déposition, je remarque qu’il y a beaucoup de monde et de communions dans la chapelle où il n’y avait à peu près personne autrefois.

[948] J’ai vu, dans la chapelle, un pèlerinage présidé par un prêtre qui a dit la messe au groupe des pèlerins. Je suis très étonnée de voir dans un corridor intérieur du monastère la quantité d’ex-voto envoyés en témoignage de reconnaissance pour des faveurs obtenues par l’intercession de la Servante de Dieu ; des piles d’autres ex-voto sont enfermés dans un appartement. On brûle constamment, devant la statue de la très Sainte Vierge, des cierges envoyés par les fidèles : il parait qu’on en brûle pour 600 francs par mois.

Dans ma communauté de la Visitation de Caen on est unanime à reconnaître que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus est une sainte. Sans doute l’enthousiasme n’est pas au même degré chez toutes nos religieuses, mais toutes s’accordent à reconnaître sa sainteté.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai pas entendu formuler d’opposition à la réputation de sainteté de la Servante de Dieu. J’ai bien entendu, même dans notre communauté, émettre cette idée qu’il y avait quelque enthousiasme et quelque exagération dans la diffusion des images, médaillons, bijoux, etc., concernant soeur Thérèse. On croit même que c’est le Carmel qui prend l’initiative de cette propagande, mais ce n’est pas vrai : ou bien le Carmel ne fait que répondre aux demandes des fidèles, ou, dans bien des cas, ce sont des [949] commerçants qui, sans qu’on puisse les en empêcher, répandent dans le public des objets de leur fabrication.

[Réponse Le la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Vers l’année 1900, en hiver, le soir, sous une impression d’ennui et de dégoût, je récitais lâchement l’office divin. Alors une forme lumineuse, dont je fus éblouie, apparut sur mon livre d’heures. Je n’en fus pas effrayée, bien au contraire. Après un instant je me rendis compte que cette forme lumineuse était une main. Je crus fermement que c’était ma petite Thérèse ; je fus parfaitement consolée et ressentis une paix délicieuse. Depuis, ce phénomène ne s’est pas renouvelé.

Le 30 septembre, jour anniversaire de la mort de soeur Thérèse, je sentis à deux ou trois reprises, une odeur de roses ; il y a de cela quatre ou cinq ans ; les autres années cette faveur ne s’est pas renouvelée.

J’avais parlé, au premier Procès, de la guérison miraculeuse d’une religieuse de notre communauté, soeur Marie Bénigne. Mais on a reconnu, depuis, que cette religieuse est dans un état de nervosisme qui rend ce cas suspect.

J’ai entendu, soit dans notre communauté, soit au parloir, un nombre assez considérable de personnes se reconnaître redevables, à l’intercession de soeur Thérèse, de diverses faveurs spirituelles. Moi-même j’ai confiance d’avoir obtenu beaucoup de grâces en l’invoquant.

J’ai lu de nombreuses relations, soit manuscrites, soit imprimées dans les " Pluies de roses ", de faveurs [950] temporelles et spirituelles obtenues de la Servante de Dieu, mais je n’ai pas fait de ces cas une étude particulière.

Enfin, hier en récréation, au Carmel, on nous a lu une lettre du colonel Etienne qui a consacré tout son régiment à soeur Thérèse et remarque qu’il est très protégé.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR THÉRÈSE-FRANCOISE MARTIN, témoin, j’ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

TÉMOIN 12

SOEUR SAINT-ANDRE (EUGÉNIE BARBÉ), O. S. B.

Comme nous l’avons déjà relevé (vol. I, p. 542), soeur Saint-André n’a rien d’exceptionnellement important à nous faire connaître. Quand elle arriva à l’abbaye de Notre-Dame du Pré, en 1882, en qualité de maîtresse séculière suppléante, elle eut l’occasion d’y approcher Thérèse, mais sans l’avoir jamais pour autant sous sa surveillance directe et immédiate.

Née aux Chapelles (diocèse de Laval) le 21 janvier 1863, elle entra chez les bénédictines en 1884 après avoir été leur collaboratrice pendant plus de deux ans. Elle fit profession en 1886 et fut élue prieure dix ans après, le 18 août 1896, charge qu’elle occupa pendant près de quarante ans, jusqu’à la fin de 1933, en s’y distinguant par sa sagesse et par sa prudence. Elle mourut le 24 août 1942, deux ans avant la destruction de son abbaye à l’occasion des bombardements de Lisieux en 1944.

Pour ouvrir soeur Marie de la Trinité à la confiance audacieuse en la miséricorde infinie de Dieu, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus lui avait dit non sans audace : Dieu, " Celui que vous avez pris pour Epoux, a certainement toutes les perfections désirables ; mais, si j’ose le dire, il a en même temps une grande infirmité, c’est d’être aveugle ! et il est une science qu’il ne connaît pas : c’est le calcul... " P.O., f. 1070r, vol. I, pp. 453-454). A ce sujet nous voudrions relever ceci dans le témoignage qui va suivre : " (Thérèse) avait l’esprit très ouvert sur la plupart des matières de l’enseignement, sauf pour les mathématiques, pour lesquelles elle n’avait pas d’attrait. Elle était d’ailleurs très studieuse et s’appliquait beaucoup à l’étude en général, et même à l’étude du calcul qu’elle n’aimait pas. |’assistais personnellement, au moins le dimanche, aux leçons de catéchisme. Elle paraissait être là tout à fait dans son élément. Elle était très intéressante à observer, tant elle était captivée par cet enseignement... " (p. 960). Le " petit docteur " des catéchismes de l’abbé Domin ne pouvait pas être mieux présenté.

Le témoin déposa le 15 septembre 1915, au cours de la 48ème session (pp. 958-964 de notre Copie publique).

 

[Session 48 : - 15 septembre 1915, à 2h. de l’après-midi]

[958] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Eugénie-Virginie-Marie Barbé, en religion mère Saint-André, religieuse professe et prieure de l’abbaye de Notre-Dame du Pré, de l’ordre de saint Benoît, à Lisieux, où j’ai fait profession, le 22 juin 1886.

Je suis née le 21 janvier 1863, aux Chapelles, diocèse de Laval, de Michel Barbé, cultivateur et de Anne Bigot.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Aucun sentiment ne m’anime qui puisse me détourner de dire la vérité, et personne n’a exercé sur [959] moi aucune influence pour m’amener à témoigner d’une manière plutôt que d’une autre.

[Réponse à la septième demande] :

La Servante de Dieu entra à notre pensionnat au mois d’octobre 1881. J’y vins moi-même, comme maîtresse suppléante, au mois de janvier 1882. J’ai connu la Servante de Dieu depuis cette dernière date jusqu’à sa sortie du pensionnat en janvier 1886. Je n’étais pas maîtresse dans sa classe et je ne l’ai jamais eue à proprement parler pour élève : mais les règlements de la maison faisaient que je la rencontrais souvent dans l’intervalle des classes, au réfectoire et en récréation. Après la sortie de la Servante de Dieu de notre pensionnat, je la vis, l’année suivante, revenir une ou deux fois par semaine ; elle cessa ensuite de venir aux bénédictines, et je perdis dès lors contact avec elle.

[Réponse à la huitième demande] :

Lorsque la Servante de Dieu était chez nous, j’avais pour elle, non à proprement parler une affection spéciale, mais de l’admiration à cause de sa piété et de sa fidélité au devoir. Aujourd’hui, j’ai pour elle une dévotion sincère parce que je crois qu’elle est agréable à Dieu. Je désire beaucoup le succès de sa Cause, parce que je crois qu’elle a beaucoup aimé le bon Dieu.

 

[960] [Réponse à la neuvième demande] :

Je ne sais rien de particulier sur les premières années de la Servante de Dieu.

[Réponse à la dixième demande] :

La Servante de Dieu avait 8 ans et quelques mois lorsqu’elle entra chez nous, à titre de demi-pensionnaire, c’est-à-dire, qu’elle arrivait le matin et retournait chez elle le soir. Je la trouvai donc au pensionnat, comme je l’ai dit, quand j’y arrivai moi-même trois mois après son entrée.

Je n’ai pas une connaissance bien personnelle des qualités de son intelligence, puisqu’elle n’a jamais été dans ma classe, je sais seulement ce que j’entendais dire par les autres maîtresses qu’elle avait l’esprit très ouvert sur la plupart des ma fières de l’enseignement, sauf pour les mathématiques, pour lesquelles elle n’avait pas d’attrait. Elle était d’ailleurs très studieuse et s’appliquait beaucoup à l’étude en général, et même à l’étude du calcul qu’elle n’aimait pas. J’assistais personnellement, au moins le dimanche, aux leçons de catéchisme. Elle paraissait être là tout à fait dans son élément. Elle était très intéressante à observer, tant elle était captivée par cet enseignement, et, quand on l’interrogeait, ses réponses étaient toujours particulièrement intéressantes.

Au point de vue de la fidélité au règlement et de l’obéissance, elle était vraiment héroïque. La surveillance était assez difficile, particulièrement [961] dans les escaliers et les corridors, et ses petites compagnes ne se faisaient pas faute d’y manquer au silence et d’y commettre les espiègleries de leur âge. Je la voyais, elle, tellement recueillie et minutieusement fidèle que j’étais portée alors à la juger scrupuleuse : j’ai compris depuis que c’était de la délicatesse et de l’héroïsme.

Dans ses relations avec ses compagnes elle était très douce. Elle aimait peu les jeux bruyants, et pendant les récréations elle se plaisait à leur faire de petits sermons ou à leur raconter des histoires enfantines.

Sa piété était toujours fort grande, mais j’ai été tout spécialement frappée de son attitude le jour de sa première communion, le 8 mai 1884 : elle avait un air vraiment céleste.

Le père de la Servante de Dieu la retira au mois de janvier 1886, et donna pour motif de cette détermination l’état de sa santé. En tout cas, ce départ ne fut certainement pas ni désiré, ni provoqué de notre part. Sa réception dans l’association des enfants de Marie, établie dans

notre pensionnat, montre bien d’ailleurs qu’elle n’avait donné aucun sujet de mécontentement. C’est pour obtenir ce titre " d’enfant de Marie " qu’elle revint pour des leçons de travail manuel, une ou deux fois par semaine, au cours de l’année suivante. J’ai remarqué sa très grande piété à l’occasion de ces retours au pensionnat : la leçon de travail se terminant vers 3 heures 1/2, au lieu de [962] rester à converser ou à se récréer avec ses compagnes en attendant que ses parents viennent la chercher, elle se rendait à la tribune de la chapelle, dans un endroit où on ne pouvait pas la voir, et restait là en prière pendant une heure et quelquefois deux heures.

La réception dans l’association des enfants de Marie d’une élève déjà sortie du pensionnat était contraire aux usages. La présidente du conseil, en la présentant dit : " Je crois que nous n’aurons pas à regretter d’avoir fait une exception pour Thérèse ", et elle fut admise à l’unanimité.

[Réponse de la onzième à la cinquante-cinquième demande inclusivement] :

Comme je l’ai dit en répondant à la question septième, je n’ai pu observer ce qui concerne la Servante de Dieu que pendant les cinq années de son séjour au pensionnat ; je ne sais rien de personnel sur le reste de sa vie.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Je sais, par les personnes qui descendent à notre hôtellerie, que le pèlerinage à la tombe de la Servante de Dieu se développe rapidement. Aujourd’hui, on y trouve un nombre considérable de personnes, à toute heure du jour. Les personnes que nous recevons à l’hôtellerie, sont généralement des personnes instruites et d’une piété élevée.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Je n’ai pas entendu dire, du vivant de la Servan- [963]te de Dieu, que la renommée de sa sainteté se soit répandue dans le public ; mais depuis sa mort, la diffusion de cette réputation de sainteté ne fait pas de doute. Toutes les pèlerines que nous recevons à l’hôtellerie, au nombre d’environ 200 chaque année, et provenant de France, d’Angleterre, de Belgique etc., ont pleine confiance qu’elle est une sainte et la prient en cette qualité. Dans la communauté, on la vénère, on la prie fidèlement, on la prend pour modèle, on est fier de l’avoir eue pour élève.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai jamais entendu formuler une opinion contraire à la sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande] :

Plusieurs de nos religieuses disent avoir obtenu par son intercession des faveurs spirituelles, des lumières, des grâces de progrès, etc. J’entends aussi rapporter du dehors l’obtention de grâces spirituelles, de guérisons, de faveurs de toutes sortes, mais je n’ai pas le moyen de les contrôler.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

 

[964] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modifié cation et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR SAINT-ANDRÉ, O.S. B. témoin, j’ai déposé selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

TÉMOIN 13

SOEUR SAINT-FRANÇOIS DE SALES, O. S. B.

Soeur Saint-François de Sales a déposé au premier Procès. Née à Lisieux le 15 mars 1848, Marie-Joséphine-Amélie Pierre fit profession le 17 mai 1871 chez les bénédictines de Lisieux, où elle s’endormit dans le Seigneur le 25 février 1933. Maîtresse de classe de Thérèse en 1881-1883 et d’enseignement religieux en 1883-1886, elle est à même de nous donner un précieux témoignage sur les études de Thérèse.

Confirmant ce qu’avait déjà déposé Mère Saint-André, prieure de l’Abbaye, le témoin déclare notamment au sujet de Thérèse : " Au point de vue de l’intelligence, elle était vraiment bien douce, quoiqu’elle eût, dans sa classe, des émules qui l’égalaient. Elle était même un peu faible pour le calcul et l’orthographe. Mais sur tous les points, elle était d’une très grande application : c’était pour le travail une élève modèle... Comme élève de la classe d’instruction religieuse, elle se maintint toujours à la première place. Son esprit se montrait très avide de s’instruire sur tout ce qui touche à la religion : elle se passionnait pour cette étude et posait constamment des questions qui témoignaient de ce grand désir de savoir et montraient déjà que les choses de Dieu étaient tout pour elle " (p. 974).

Au sujet de la réputation de sainteté de soeur Thérèse, le témoin répond implicitement à une objection souvent répétée : " le crois que la diffusion de cette réputation de sainteté est surtout le résultat d’une action providentielle, et que tous les moyens humains qu’on a pu prendre ne suffisent pas à l’expliquer " (P. 977).

La déposition a été faite le 16 septembre 1915, au cours de la 49ème session (pp. 971-978 de notre Copie publique).

[Session 49 : - 16 septembre 1915, à 9h.]

[971] [Le témoin répond correctement à la première demande].

 

[972] [Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Aurélie Pierre, en religion mère Saint-François de Sales, religieuse professe de l’ordre de saint Benoît, à l’abbaye de Notre-Dame du Pré, de Lisieux, où j’ai fait profession le 17 mai 1871 ; je suis née le 15 mars 1848, à Lisieux, paroisse Saint-Désir, de Édouard Pierre, employé de commerce et de Alexandrine Etienne.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Je crois m’être mise en présence de Dieu pour faire ma déposition, et n’être mue par aucun autre sentiment que le désir d’obéir et de dire la vérité. Je n’ai parlé de ma déposition à personne et personne ne m’en a parlé.

[Réponse à la septième demande] :

Lorsque la Servante de Dieu entra à notre pensionnat, en octobre 1881, je fus sa maîtresse de classe pendant un peu plus de deux ans. Au courant de l’année 1883, l’état de ma santé m’obligea d’interrompre l’enseignement, mais je fus chargée de l’instruction religieuse, et je continuai, à ce titre, d’avoir la jeune Thérèse Martin sous ma direction, jusqu’à sa sortie de la pension, en janvier 1886.

Je connaissais bien aussi sa famille, puisque deux de ses soeurs plus âgées, Léonie et Céline, avaient fait leur éducation chez nous. De plus, j’étais chargée [973] du temporel de la maison ; monsieur Martin nous rendait des services à ce point de vue et j’étais assez souvent en relations avec lui. Après l’entrée de la Servante de Dieu au Carmel, nos relations ont cessé.

[Réponse à la huitième demande] :

Du temps même que la Servante de Dieu était mon élève, je reconnaissais en elle une innocence et une piété qui m’inspiraient un sentiment de respect. Maintenant, je l’invoque chaque jour avec confiance, quoique peut-être avec moins d’enthousiasme que d’autres.

Je désire sincèrement le succès de sa Cause, parce que je crois qu’elle est appelée à exercer sur les âmes une influence très salutaire par cette " voie de simplicité et d’abandon " qui attire puissamment les âmes à Dieu.

[Réponse à la neuvième demande] :

Je ne sais que par la lecture de sa vie ce qui se rapporte à cette question.

[Réponse à la dixième demande] :

Je rappelle que la Servante de Dieu est entrée à notre pensionnat à l’âge de 8 ans et demi. Au point de vue de l’intelligence, elle était vraiment bien douée, quoiqu’elle eût, dans sa classe, des émules qui l’égalaient. Elle était même un peu faible pour le calcul et l’orthographe. Mais sur tous les points, elle était d’une très grande application : c’était pour le travail [974] une élève modèle.

Au point de vue de la docilité et de la conduite, elle était parfaite, jamais je ne l’ai vue manquer au règlement en aucun point.

Elle se montra toujours, pour ses maîtresses, pleine de déférence et de docilité ; pour ce qui est de l’affection proprement dite, elle la cherchait surtout dans sa famille.

Un trait de sa vertu que j’ai alors remarqué et qui m’a grandement édifiée, c’est qu’elle ne répondait que par un sourire aimable aux critiques, certainement pénibles et même blessantes pour elle qu’une autre maîtresse faisait sur la direction que la Servante de Dieu recevait dans sa famille.

Comme élève de la classe d’instruction religieuse, elle se maintint toujours à la première place. Son esprit se montrait très avide de s’instruire sur tout ce qui touche à la religion ; elle se passionnait pour cette étude et posait constamment des questions qui témoignaient de ce grand désir de savoir et montraient déjà que les choses de Dieu étaient tout pour elle. En lisant l’ " Histoire d’une âme ", qui m’a fait connaître ses dispositions au Carmel, j’y ai trouvé le développement, dans une unité remarquable, de ces premières dispositions de son enfance.

Dans ses relations avec ses jeunes compagnes, elle témoigna toujours d’un bon caractère, et ne montra jamais d’animosité même envers celles dont elle aurait pu se plaindre. Elle manifestait [975] aussi le désir de leur faire du bien, et se montra pour cela particulièrement affectueuse envers une enfant dont la situation de famille était plutôt pénible. Cependant cette influence pour le bien ne fut pas en réalité très grande, à cause de sa timidité et de son peu d’amour pour le jeu qui l’empêchaient de se mêler à ses compagnes.

J’ai entendu émettre ici ou là cette assertion que Thérèse avait souffert au pensionnat des persécutions de la part de ses compagnes. A la vérité, l’une d’elles, dénuée de jugement, eut parfois à son égard des procédés blessants, quelques autres, ses émules en classe, purent se montrer jalouses de ses succès, comme il arrive couramment dans les écoles... et c’est tout : ce serait de l’exagération d’appeler cela une persécution.

La piété était comme innée dans cette enfant, et tous ses actes, même les plus puérils, étaient imprégnés de la pensée de Dieu. Sa note caractéristique, c’était le souci habituel de " faire plaisir au bon Dieu " ; et elle le faisait avec la simplicité d’un enfant qui caresse son père.

Je l’ai toujours vue simple et humble et je regarde cela comme un vrai miracle, tant elle était entourée dans sa famille d’attentions, de tendresse et d’admiration.

Quand je veux parler de sa première communion, il me semble que je quitte la terre. Sa retraite préparatoire fut très fervente. Le jour même de sa première communion, elle avait un air céleste, [976] véritablement angélique, dont furent frappés même ceux qui ne la connaissaient pas. Elle pleura beaucoup après avoir reçu la sainte communion et ces larmes provenaient d’un bonheur tout intime.

Ce qu’elle dit dans sa vie, de ses dispositions le jour où elle reçut la confirmation, est parfaitement exact ; elle s’y prépara avec une ferveur que je n’ai jamais trouvée chez aucun autre enfant. La retraite s’étant trouvée inopinément prolongée d’un jour, on crut devoir donner des récréations pour délasser les enfants, mais Thérèse prit peu part à ces délassements, préférant perfectionner cette préparation. Elle fut confirmée le 14 juin 1884.

La Servante de Dieu quitta le pensionnat au mois de janvier 1886, parce que l’état de sa santé ne lui permettait plus de suivre les classes régulièrement.

Elle revint cependant une ou deux fois la semaine pour les leçons de travail manuel. J’ai remarqué que la leçon finie, elle ne liait pas conversation avec ses compagnes ou avec ses maîtresses ; le plus souvent elle se rendait à la tribune de la chapelle où elle s’entretenait avec le bon Dieu.

Elle fut reçue à l’association des enfants de Marie, dont elle est le plus bel ornement.

[Réponse de la onzième à la cinquante-sixième demande inclusivement] :

Je ne sais sur tout cela que ce qui est imprimé dans sa vie ou ce que l’on dit dans le public : je n’en ai pas de connaissance personnelle et directe.

 

[977] [Réponse à la cinquante-septième demande] :

Il n’est pas à ma connaissance que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu se soit répandue pendant sa vie.

Depuis sa mort, il vient ici, à notre hôtellerie, plusieurs centaines de personnes, chaque année, dont le voyage est uniquement motivé par leur dévotion à soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, qu’elles regardent comme une sainte. On demande continuellement à visiter notre chapelle, où elle fit sa première communion, et la petite chapelle où elle fut reçue enfant de Marie, et où nous avons réuni les souvenirs que nous possédons d’elle.

Je crois que la diffusion de cette réputation de sainteté est surtout le résultat d’une action providentielle, et que tous les moyens humains qu’on a pu prendre ne suffisent pas à l’expliquer.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

J’ai entendu parfois critiquer le bruit qui se fait autour de cette Cause ; mais je n’ai jamais entendu mettre en doute, si peu que ce soit, la sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse de la cinquante-neuvième à ta soixante-cinquième demande inclusivement] :

Dans la communauté, il n’est guère de religieuses qui n’ait reçu des faveurs spirituelles, après avoir invoqué la Servante de Dieu, spécialement des grâces de progrès, la délivrance de peines intérieures, etc.

Les pèlerins de notre hôtellerie ou les personnes [978] que je vois au parloir, m’ont souvent fait part de faveurs plus extérieures, comme des guérisons, une protection spéciale dans les affaires de famille ; mais je n’ai pas vérifié par moi-même aucun de ces miracles.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je crois avoir tout dit.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR SAINT-FRANÇOIS DE SALES

 

TÉMOIN 14

VICTOR-LOUIS DOMIN

Victor-Louis Domin ( 1 .X. 1843 13.VI.1918) fut durant plus de quarante ans chapelain de l’Abbaye des bénédictines de Notre-Dame du Pré à Lisieux, et, de ce chef, particulièrement bien placé pour connaître et observer la jeune Thérèse Martin (voir vol. I, pp. 530-534). C’est de lui que Thérèse a écrit : " Il m’appelait son petit docteur, à cause de mon nom de Thérèse " (MA " A " 3 7v).

L’abbé Domin n’est que trop sobre dans sa déposition, car nous aurions aimé qu’il nous livrât quelque chose de plus sur Thérèse enfant, qu’il avait pu rencontrer fréquemment chez son oncle Isidore Guérin, avec lequel il avait quelque lien de parenté.

Comme les deux témoins précédents, il souligne à son tour, lui aussi, l’amour de la Servante de Dieu pour l’enseignement religieux : " Je la connaissais mieux comme catéchiste, pendant l’année qui précéda sa première communion, et les années qui suivirent jusqu’à son départ. le me rappelle qu’elle savait parfaitement ses leçons, qu’elle était extrêmement attentive aux explications, ne me quittant pas des yeux pendant mes instructions. Quand je posais une question plus difficile, je disais parfois : ‘Demandons cela à l’un de nos docteurs’; je désignais ainsi les plus instruites, Thérèse et une de ses compagnes " (pp. 986-987).

Le témoin déposa le 16 septembre 1915, au cours de la 50ème session (pp. 985-990 de notre Copie publique).

Session 50 : - 16 septembre 1915, à 3h. de l’après-midi]

[985] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Victor-Louis Domin, prêtre, chapelain et confesseur des religieuses bénédictines de Lisieux. Je suis né le 1er octobre 1843 à Caen, paroisse Saint-Sauveur, de Louis Domin, imprimeur et de Euphémie Delos.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Je suis entièrement libre de toute influence de ce genre interne ou externe.

[Réponse à la septième demande] :

Lorsque, en 1887, monsieur Martin, après la mort de sa femme, vint s’établir à Lisieux, il fit une visite à l’Abbaye et présenta ses enfants : c’est la première entrevue que j’ai eue avec la Servante de Dieu.

Je la rencontrai ensuite, plusieurs fois, dans la famille de monsieur Guérin, son oncle, famille avec laquelle j’ai des liens de parenté.

Mais c’est surtout, pendant son séjour à l’Abbaye comme demi-pensionnaire (octobre 1881 à janvier 1886), que j’ai connu la Servante de Dieu. [986] Pendant cette période, j’étais son confesseur et je fus son catéchiste, au moins l’année qui précéda sa première communion et les deux années suivantes. Quand elle eut quitté définitivement l’Abbaye, je cessai de la voir.

[Réponse à la huitième demande] :

Depuis la mort de la Servante de Dieu, je professe pour elle une sincère et vive dévotion, basée sur la connaissance que j’ai acquise de ses vertus par la lecture de l’ " Histoire d’une âme ".

Je ne passe pas un seul jour sans l’invoquer spécialement. Je désire vivement sa béatification à cause de la mission que j’ai eu le bonheur de remplir auprès d’elle, et aussi pour l’honneur qui en rejaillira sur la maison.

[Réponse à la neuvième demande] :

Sur ce qui s’est passé avant la venue de la Servante de Dieu à Lisieux, je ne sais rien que par la lecture de sa vie.

[Réponse à la dixième demande] :

Je ne sais à peu près rien de ce qui se passait dans les classes du pensionnat. Je proclamais les notes chaque mois, et j’ai gardé ce souvenir général qu’elle avait toujours d’excellentes places et d’excellentes notes, quoiqu’elle fût une des plus jeunes, sinon la plus jeune de sa classe.

Je la connaissais mieux comme catéchiste, [987] pendant l’année qui précéda sa première communion, et les années qui suivirent jusqu’à son départ. Je me rappelle qu’elle savait parfaitement ses leçons, qu’elle était extrêmement attentive aux explications, ne me quittant pas des yeux pendant mes instructions. Quand je posais une question plus difficile, je disais parfois : " Demandons cela à l’un de nos docteurs ", je désignais ainsi les plus instruites, Thérèse et une de ses compagnes.

Comme confesseur, m’autorisant de l’exemple de Bellarmin, dans le procès de canonisation de saint Louis de Gonzague, je crois pouvoir dire que mon impression d’aujourd’hui est, qu’à cette époque, la Servante de Dieu ne commettait aucune faute pleinement délibérée.

Elle se prépara très consciencieusement à sa première communion. J’ai gardé souvenir d’un mot qu’elle me dit après l’absolution : " Oh ! mon père, croyez-vous que le bon Jésus soit content de moi ? ". Cette parole et surtout le ton avec lequel elle la prononça, attirèrent mon attention sur la délicatesse de son âme et la ferveur de ses dispositions.

[Réponse de la onzième à la cinquante-troisième demande inclusivement] :

Je n’ai pas d’information personnelle sur ces questions.

[Réponse à la cinquante-quatrième demande] :

J’ai assisté au service des funérailles dans la chapelle [988] du Carmel, le 4 octobre 1897. Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire dans cette cérémonie.

[Réponse à la cinquante-cinquième demande] :

Je n’ai rien remarqué, dans ces circonstances, qui ressemblât à un culte liturgique.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Je vais faire mes dévotions au tombeau le plus souvent possible. J’ai commencé cette pratique bien avant l’ouverture du premier Procès d’information. Déjà, à cette époque, on y rencontrait des groupes de pèlerins. Depuis lors, ce courant s’est maintenu en s’accroissant de jour en jour. Aujourd’hui, chaque fois que je me rends au tombeau, je constate qu’il y a 8, 10, 15 personnes, quelquefois davantage. Parmi ces pèlerins, il y a souvent des prêtres, et ces pèlerins viennent, non seulement des environs, mais de loin et de très loin, même de l’Océanie. Dès le commencement, on y rencontrait parfois des soldats ; depuis la guerre, il y en a un bien plus grand nombre. Je crois que ces pèlerinages sont le fruit spontané de la dévotion populaire et qu’on n’a rien fait pour les provoquer. Sur la tombe, les pèlerins prient avec un recueillement profond.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Le jour même des obsèques, monsieur l’abbé Rohée, curé doyen de Saint-Pierre de Lisieux, dit devant [989] moi cette parole : " Voilà une inhumation à laquelle on ne pleure pas ", voulant indiquer par là qu’on était très sûr qu’elle était au ciel.

Aujourd’hui l’opinion qu’elle est une sainte est générale, quasi dans le monde entier. Je crois qu’on s’est fait cette opinion de sa sainteté par la lecture de sa vie, et plus encore par les grâces sans nombre qu’on obtient en l’invoquant, faveurs qui réalisent la parole prophétique qu’elle a proférée : " Après ma mort je ferai tomber une pluie de roses ".

Je ne crois pas qu’on ait jamais rien fait pour cacher ce qui pourrait être défavorable à l’opinion de sainteté de la Servante de Dieu. Je ne pense pas non plus qu’on ait créé artificiellement cette réputation ; quant aux moyens pris pour répandre la connaissance de la sainteté, d’ailleurs réelle, de la Servante de Dieu, plusieurs y ont vu quelque exagération : peut-être ont-ils raison ; toutefois j’estime que ces moyens humains, quoi qu’on en pense d’ailleurs, ne peuvent pas expliquer l’universalité de cette dévotion à la Servante de Dieu.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je ne connais aucune opposition sérieuse à cette réputation de sainteté.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Beaucoup de personnes qui viennent à l’Abbaye, en souvenir de soeur Thérèse, affirment avoir été favorisées par son intercession, soit de grâces spirituelles [990] (conversions, etc.), soit de grâces temporelles (guérisons, secours de toute sorte), mais je n’ai été témoin direct d’aucun de ces miracles.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : L. DOMIN

 

TÉMOIN 15

ALEXANDRE-CHARLES MAUPAS

Alexandre - Charles Maupas (1850-1920) fut nommé curé de Saint-Jacques de Lisieux et supérieur délégué du Carmel en 1895 (vol. I, p. 526) et ne put donc connaître Thérèse que vers la fin de sa vie. Il déclare modestement (p. 1001) qu’il n’a pas eu le temps suffisant de se former un jugement personnel circonstancié sur les vertus de la Servante de Dieu.

De fait, son témoignage concerne davantage la réputation de sainteté que l’héroïcité des vertus de Thérèse. Mais il est émouvant de l’entendre rapporter certaines expressions de la Servante de Dieu s’apprêtant a quitter ce monde pour rejoindre le Père. Ces expressions viennent confirmer l’objectivité des notes de Mère Agnès publiées dans les Derniers Entretiens et relatives à la joie qu’éprouvait la Servante de Dieu approchant de sa fin à la pensée de sa prochaine rencontre avec Jésus (cf. p. 1002).

Le témoin déposa le 17 septembre 1915, au cours de la 51ème session (pp. 996-1005 de notre Copie publique).

[Session 51 : - 17 septembre 1915, à 2h. de l’après-midi]

[1000] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Alexandre-Charles Maupas, prêtre, chanoine honoraire, curé de la paroisse de Saint-Jacques de Lisieux et supérieur ecclésiastique du Carmel de ladite ville. Je suis né le 27 août 1850, à Mesnil-Auzouf, diocèse de Bayeux, de Alexandre-Pierre Maupas, cultivateur et

de Jeanne Marie.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Je fais mon témoignage en toute sincérité et liberté.

[Réponse à la septième demande] :

Quand je suis arrivé à Saint-Jacques en 1895, et fus nommé supérieur ecclésiastique du Carmel, la Servante de Dieu y était déjà depuis 7 ans et avait 5 ans de profession. J’ai donc pu l’entrevoir dans les deux dernières années de sa vie et notamment dans sa dernière maladie.

[Réponse à la huitième demande] :

J’ai une véritable dévotion pour la Servante de Dieu par l’intercession de laquelle je crois avoir obtenu des grâces signalées. Je désire sa béatification pour le bien de l’Église [1001] et des âmes. Je souhaite que ce soit le plus tôt possible, pour que Je puisse y assister.

[Réponse de la neuvième à la onzième demande inclusivement] :

Je ne sais rien sur ces débuts de la vie de soeur Thérèse, sinon ce que j’ai lu et entendu à son sujet.

[Réponse à la douzième demande] :

Pendant les quelques mois qui se sont écoulés entre mon entrée en fonction et la dernière maladie de la Servante de Dieu, j’ai à peine eu le temps de l’entrevoir, et je n’ai pu me faire sur elle un jugement personnel.

[Réponse de la treizième à la cinquantième demande inclusivement] :

Je ne l’ai pas assez connue pour formuler un jugement personnel et détaillé sur ces divers points.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

J’ai lu les écrits de la Servante de Dieu avec un grand plaisir et une grande édification. J’ai admiré en particulier la sublimité de sa doctrine sur l’amour de Dieu. J’ai été aussi frappé de sa connaissance étendue de la sainte Écriture, et de l’application si heureuse qu’elle sait en faire presque à chaque page. Cela dépasse de beaucoup ce que l’on peut attendre d’une si jeune religieuse, et je m’estimerais bienheureux d’en pouvoir faire autant.

Ayant eu l’occasion de passer par la Grande Chartreuse, j’ai recueilli ce témoignage d’un des principaux religieux de l’abbaye, vers 1902 ou 1903, je ne me rappelle [1002] pas exactement la date : " Nous désirions depuis longtemps trouver un livre qui pût faire du bien à nos frères, la vie de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus répond parfaitement à ce besoin et fait à nos frères le plus grand bien ".

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Lorsque je l’ai vue pour la première fois dans sa dernière maladie, elle me parut joyeuse et rayonnante ; je lui demandai la cause de sa joie. Elle me répondit : " C’est que, cette fois, je vais bientôt aller voir mon Jésus ". Elle me parut donc envisager la mort, non seulement avec un grand calme, mais avec une véritable joie.

Quand je lui administrai le sacrement d’Extrême-Onction, quelque temps avant sa mort, je lui dis que si elle recevait bien ce sacrement, son âme serait pure " comme au jour de son baptême ". Ces dernières paroles lui causèrent, m’a dit sa soeur, une grande joie.

[Réponse à la cinquante-troisième demande] :

Je n’ai rien remarqué de spécial dans l’état de son corps après sa mort.

[Réponse à la cinquante-quatrième demande] :

J’ai présidé à la sépulture qui se fit au cimetière de la ville, dans l’enclos spécial des carmélites, le 4 octobre 1897. Il ne s’est rien passé d’extraordinaire dans cette circonstance. J’ai assisté aussi à la translation de [1003] ses restes dans un tombeau voisin, le 6 septembre 1910, sous la présidence de monseigneur l’évêque de Bayeux. Le procès verbal en a été publié.

[Réponse à la cinquante-cinquième demande] :

Rien ne s’est fait, dans ces circonstances, contrairement aux règles de l’Église

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

L’état de ma santé ne me permet malheureusement pas d’aller au tombeau aussi souvent que je le voudrais, mais je sais pertinemment qu’il y a, tous les jours, et depuis le matin jusqu’au soir, une succession ininterrompue de pèlerins de toutes classes et de tous pays.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Dans les derniers temps de la vie de la Servante de Dieu, j’ai pu constater qu’on la tenait, dans la communauté, pour une religieuse modèle. Le chapelain, monsieur Youf, m’a lui-même affirmé alors qu’il en avait la plus haute estime. Aujourd’hui, dans ma paroisse, dans toute la ville, je constate qu’on la tient pour une sainte ; de plus, ayant eu l’occasion de faire de longs voyages, j’ai constaté qu’en quelque lieu qu’on s’arrête, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus est connue et regardée comme une sainte.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai jamais entendu émettre une opinion contraire [1004] à la sainteté de la Servante de Dieu. J’ai seulement entendu dire quelquefois qu’on faisait peut-être un peu de bruit autour de la Cause ; mais je n’attache pas d’importance à cette remarque ; d’ailleurs la Servante de Dieu n’y est pour rien, et tout ce qu’on peut faire et dire ne l’empêche pas d’être une sainte.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande] :

Personnellement, j’attribue aux prières que j’ai faites à la Servante de Dieu, la conversion inopinée de trois moribonds. La conversion de l’un d’eux fut particulièrement remarquable. Frappé des censures de l’Église, il refusa d’abord de se rétracter, et paraissait devoir mourir dans l’impénitence finale. Je fis une neuvaine à soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, demandant que le malade me rappelât de lui-même, ce qui eut effectivement lieu vers la fin de la neuvaine. Je pus lui administrer tous les sacrements, et il mourut d’une manière édifiante.

J’ai constaté aussi personnellement des conversions de pèlerins ; une en particulier m’a beaucoup frappé.

Je crois aussi lui devoir ma guérison d’une maladie grave cet hiver dernier. On fit pour moi une neuvaine qui se terminait le jour anniversaire du baptême de la Servante de Dieu. Je m’étais associé à ces prières, et à la fin de la neuvaine je me trouvai inopinément hors de danger.

En outre de ces faveurs personnelles, je sais qu’un très grand nombre de personnes affirment avoir obtenu, par son intercession, des grâces de toutes sortes ; je ne [1005] me suis pas mis en peine de vérifier ces affirmations.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : A. MAUPAS, supérieur du Carmel

 

TÉMOIN 16

ALCIDE DUCELLIER

L’Abbé Ducellier, ce prêtre " plein de tact et de coeur ", comme le dépeint heureusement un récent profil biographique, est déjà connu par sa déposition comme second témoin d’office au Procès Informatif Ordinaire.

Né le 14 novembre 1849 à Chiche-Loville (diocèse de Bayeux), il fut ordonné prêtre en 1874. Toujours disponible pour les besoins du ministère, il eut un apostolat très mouvementé ; partout il se fit remarquer par son entier dévouement à l’Église et aux âmes. Vicaire à Saint-Pierre de Lisieux de 1877 à 1884, il eut l’honneur d’entendre la première confession de Thérèse Martin à peine âgée de sept ans ; il fut son confesseur jusqu’à son entrée à l’Abbaye des bénédictines comme demi-pensionnaire. Archiprêtre de Saint-Pierre depuis son retour à Lisieux en 1899, il prêcha à la prise d’habit de Pauline, sa fille spirituelle, comme aussi, plus tard, à la prise d’habit et à la prise de voile de Céline. Thérèse avait pour lui une affection spéciale. Il mourut à Lisieux le 20 décembre 1916, à la fin de l’année au cours de laquelle il avait pu témoigner au Procès Apostolique.

Sa déposition est bien pauvre. Ce prêtre vénérable rapporte, comme déjà au Procès Ordinaire, la première confession de Thérèse. Son témoignage relatif à la famille Martin, dont il était l’ami intime, a une grande valeur : " Je puis dire de cette famille, ce qui d’ailleurs est notoire dans cette ville, que c’était une famille admirablement chrétienne et qui faisait l’édification de tout le monde " (p. 1028). Le reste de la déposition concerne la renommée de sainteté de Thérèse.

Monsieur Ducellier a déposé dans la session 54ème, du 7 février 1916, et sa déposition dans notre Copie publique s’étend de la page 1027 à la page 1031.

 

TÉMOIN 16

Alcide Ducellier

[Session 54 : - 7 février 1916, à 9h.]

[1027] [Le témoin répond correctement à la première demande].

 

[1028] [Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Alcide-Leoida Ducellier, né à Chicheboville le 14 novembre 1849 de Louis Adolphe Ducellier, entrepreneur de maçonnerie et de Céleste Philippe. Je suis archiprêtre de la cathédrale de Saint-Pierre de Lisieux.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Je crois ne subir aucune influence quelconque qui puisse fausser mon témoignage.

[Réponse à la septième demande] :

Vers 1880, j’étais vicaire à Saint-Pierre de Lisieux ; j’étais confesseur de mesdemoiselles Pauline et Marie Martin, soeurs aînées de la Servante de Dieu. Lorsque la petite Thérèse atteignit l’âge de sept ans, j’entendis sa première confession. Peu de temps après, elle entra au pensionnat des bénédictines et je quittai moi-même le poste de vicaire à Lisieux ; je ne suis revenu dans cette paroisse qu’en 1889, à titre de curé archiprêtre.

[Réponse à la huitième demande] :

J’ai personnellement une grande dévotion et une grande confiance dans la Servante de Dieu. Je l’invoque tous les jours, et plusieurs fois chaque jour. Sa réputation de sainteté, les grâces spirituelles qu’elle obtient, les miracles qui s’opèrent par son intercession et mes souvenirs personnels motivent cette dévotion. Je désire le succès de sa canonisation ; elle sera une protectrice et une gloire pour sa ville de Lisieux.

[Réponse à la neuvième et dixième demande] :

La famille de la Servante de Dieu vint s’établir à Lisieux, après la mort de madame Martin. Je puis dire de cette famille, ce qui d’ailleurs est notoire dans cette ville, que c’était une famille admirablement chrétienne et qui faisait l’édification de tout le monde. [1029] Monsieur Martin en particulier montrait un esprit de foi héroïque lorsque ses enfants le quittaient successivement pour entrer au Carmel. Après la mort de madame Martin, mademoiselle Marie, l’aînée des enfants, s’occupa surtout de la direction matérielle de la maison ; Pauline, la seconde, actuellement mère Agnès, prieure du Carmel, se donna toute entière à l’éducation de la petite Thérèse, et s’acquitta de cette tâche avec beaucoup de dévouement, d’esprit chrétien et de prudence.

Je voyais particulièrement la petite Thérèse à l’église où elle venait très régulièrement avec sa famille. Bien qu’elle eût à peine sept ans, elle attirait l’attention des paroissiens par son angélique piété.

[Réponse de la onzième à la cinquante-cinquième demande inclusivement] :

Ayant quitté Lisieux en 1884, pour n’y revenir que deux ans après la mort de la Servante de Dieu, je n’ai rien de personnel à dire sur toutes ces questions.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Le pèlerinage au tombeau de la Servante de Dieu se maintient régulier, même pendant la mauvaise saison. Les pèlerins y viennent, même de régions éloignées. Ces manifestations de dévotion ont un caractère remarquable de recueillement, de piété et de confiance, on n’y voit rien qui dénote de la singularité ou de la superstition.

 

[1030] [Réponse à la cinquante-septième demande] :

Comme curé de la paroisse de Saint-Pierre de Lisieux, j’ai pu constater et j’affirme que toutes les personnes chrétiennes de ma paroisse qui ont connu la Servante de Dieu pendant son séjour à Lisieux ont gardé d’elle le souvenir d’une jeune fille exceptionnellement pieuse et édifiante dont la vertu attirait l’attention ; de plus, il n’y a pas, je crois, aujourd’hui, dans ma paroisse, une famille chrétienne qui n’invoque constamment la Servante de Dieu. Tous la tiennent pour une sainte et sont persuadés que son intercession obtient des grâces signalées et même des miracles. Parmi ceux qui me rendent ce témoignage, il en est un grand nombre d’une piété éclairée, judicieuse, dont le jugement mérite considération. Quant à l’origine de cette réputation de sainteté, je crois que le bon Dieu s’est servi du livre " Histoire d’une âme " pour faire connaître la Servante de Dieu ; mais certainement, à mon avis, on n’a rien fait pour créer une réputation factice de sainteté. Les grâces obtenues ont été la principale cause de ce mouvement de piété.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai rien entendu qui soit opposé à cette réputation de sainteté et de miracles.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Je n’ai pas été personnellement témoin d’aucun [1031] miracle. J’entends souvent dire aux personnes de ma paroisse : " J’ai obtenu, par l’intercession de soeur Thérèse telle et telle grâce... je n’invoque jamais soeur Thérèse sans être exaucé. .. etc. ".

J’ai entendu monsieur le docteur La Néele, médecin, raconter qu’un jeune homme de Glos, étant atteint de perforation intestinale, devait infailliblement mourir de cette lésion : le susdit docteur, qui le soignait, lui fit l’application d’une relique de la Servante de Dieu et il guérit.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. Le témoin n’apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : DUCELLIER.

 

TEMOIN 17 (I D’OFFICE)

AIMÉE DE JÉSUS ET DU COEUR DE MARIE, O.C.D.

Ce témoin, comme le précédent, l’Abbé Ducellier, faisait partie des témoins d’office au Procès Ordinaire.

On sait que Aimée de Jésus (Léopoldine Féron), née le 24 janvier 1851 à Anneville-en-Saire (diocèse de Coutances), entrée au Carmel de Lisieux le 13 octobre 1871 où elle mourut le 7 janvier 1930, n’eut jamais une grande intimité avec Thérèse. Comme elle l’avait relevé au début de sa déposition de 1911 (cfr. I, p. 572), elle le répète dans son nouveau témoignage (p. 1043), bien qu’elle n’y dise plus - comme la première fois - avoir été " un des instruments dont Dieu s’est servi pour la sanctifier ". Soeur Aimée n’était pas favorable à ce que quatre soeurs vivent ensemble dans le même monastère. C’est pourquoi elle s’opposa de toutes ses forces à l’entrée de Céline, changeant ensuite d’avis d’une manière mystérieuse, donnant ainsi à Thérèse, au nom de Dieu, la " réponse " qu’elle en attendait pour savoir si son père Louis Stanislas était allé tout droit au ciel (cfr. MA " A " 82v).

Ce fait donne une valeur particulière au témoignage : " J’ai remarqué que ses soeurs suivant la nature avaient pour elle de grandes attentions ; mais elle, de son côté, était parfaitement détachée de ces liens de famille " (p. 1045).

Le témoin s’attarde surtout - dans sa déposition si brève - sur la réputation de sainteté de Thérèse et sur les grâces attribuées à son intercession. Il est émouvant de l’entendre exprimer sa reconnaissance envers la Servante de Dieu pour les bienfaits que, du ciel, elle réserve à elle-même et à sa famille.

Le témoin déposa le 8 février 1916, au cours de la 55ème session, pp. 1043-1051 de notre Copie publique.

[Session 55 : - 8 février 1916, à 8h.30]

[1043] [Le témoin répond correctement à la première demande]

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Léopoldine Féron, née à Anneville, diocèse de Coutances, le 24 janvier 1851, de Ambroise-Auguste Féron, cultivateur et de Cécile Enault. Je suis entrée au Carmel le 13 octobre 1871 et j’y ai [fait] profession le 8 mai 1873, sous le nom de soeur Aimée de Jésus.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

Je suis très libre dans ma déposition je n’ai subi aucune influence.

[Réponse à la septième demande] :

J’étais déjà professe au Carmel, lorsque soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus y entra. Quoique je n’aie pas eu avec elle des rapports d’une intimité spéciale, j’ai pourtant partagé sa vie de religieuse pendant tout le temps qu’elle a vécu au Carmel. Pour ce qui est des années qui ont

précédé son entrée au Carmel, je ne sais que ce que j’ai entendu rapporter par ses soeurs qui sont aussi carmélites dans ce monastère.

[Réponse à la huitième demande] :

J ai une très sincère dévotion pour la Servante de [1044] Dieu ; je l’invoque tous les jours et je crois même qu’elle a accordé à ma famille une protection très sensible. Je demande tous les jours que sa béatification réussisse pour la gloire du bon Dieu et aussi pour la gloire du Carmel.

[Réponse de la neuvième à la onzième demande inclusivement] :

Sur les premières années de la Servante de Dieu, je ne sais que ce que j’ai entendu raconter par ses soeurs qui ont pu rendre témoignage directement.

[Réponse à la douzième demande] :

Ma soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus est entrée au Carmel le 9 avril 1888, à 15 ans et trois mois ; elle a pris l’habit le 10 janvier 1889 ; elle a fait profession le 8 septembre 1890 à 17 ans et 8 mois ; elle a pris le voile le 24 septembre de la même année. Elle est morte au Carmel le 30 septembre 1897, à l’âge de 24 ans et 9 mois.

Au cours de sa vie religieuse, elle a rempli les emplois de sacristine et de portière. Elle a été aussi chargée, pendant plusieurs années, de la formation des novices.

[Réponse à la treizième demande] :

Jamais je n’ai vu soeur Thérèse manquer en rien à ses devoirs de chrétienne et de religieuse.

[Réponse à la quatorzième demande] :

[1045] La Servante de Dieu était non seulement fidèle à pratiquer les vertus chrétiennes, mais elle était très attentive à saisir toutes les occasions d’exercer ces différentes vertus.

[Réponse de la quinzième à la quarante-sixième demande inclusivement] :

Ce qui m’a frappé particulièrement dans la vie de la Servante de Dieu c’est son humilité et sa modestie. Elle a su passer inaperçue et tenir cachés les grâces et les dons qu’elle recevait de Dieu et que beaucoup n’ont connus, comme moi, qu’après sa mort.

J’ai remarqué que ses soeurs suivant la nature avaient pour elle de grandes attentions ; mais elle, de son côté, était parfaitement détachée de ces liens de famille : une fois seulement elle m’a paru vivement affectée d’une peine qui était arrivée à une de ses soeurs ; mais c’est à peine une imperfection et peut-être même que Dieu ne l’a pas jugée telle. Jamais je n’ai remarqué qu’elle ait manqué, même en paroles, à la charité envers aucune de ses soeurs en religion.

Une de nos soeurs m’a rapporté qu’elle avait été très édifiée de la grande humilité avec laquelle elle supporta un reproche que cette soeur lui adressait à l’occasion de la manière dont elle disposait des fleurs envoyées par un ouvrier, autour du cercueil de notre mère Geneviève.

[Réponse à la quarante-septième demande] :

[1046] J’ai toujours pensé que la vertu de soeur Thérèse pouvait être égalée à celle de notre mère Geneviève, la vénérée fondatrice de notre communauté de Lisieux. Elle était vraiment sa fille par son humilité et sa charité. C’est dire que sa vertu m’a toujours paru héroïque et au dessus de la mesure commune.

[Réponse à la quarante-huitième demande] :

Soeur Thérèse, même dès son entrée à 15 ans, parut très judicieuse et très prudente en toutes choses. Il n’y avait rien d’indiscret dans sa manière de pratiquer les vertus.

[Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Je n’ai pas eu connaissance que pendant sa vie elle ait été l’objet de ces dons extraordinaires.

[Réponse à la cinquantième demande] :

Il n’est pas à ma connaissance que pendant sa vie elle ait fait aucun miracle.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

Je n’ai connu les écrits de la Servante de Dieu que lorsqu’ils ont été imprimés après sa mort. Je ne suis pas capable de les apprécier au point de vue théologique. Je crois son histoire écrite par elle-même très sincère et très vraie. Il est vrai qu’elle s’y révèle avec un charme plus entraînant que je ne l’avais observé pendant sa vie ; mais cela est à la louange de son humilité en montrant [1049] comment elle tenait ses vertus cachées.

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

J’ai peu vu la Servante de Dieu dans les derniers mois de sa vie, car j’ai quitté l’emploi d’infirmière au début de sa maladie.

Une seule fois j’ai eu la joie d’approcher d’elle pour aider à la changer de lit. Alors elle ne pouvait plus parler, mais elle me remercia par un regard céleste et si plein de reconnaissance et d’affection que j’en garde le souvenir comme un gage de sa protection.

Pendant ses vives souffrances, son visage gardait une expression angélique de bonheur,

[Réponse à la cinquante-troisième demande] :

Je n’ai rien remarqué de particulier lors de ses funérailles, sinon un concours très nombreux de fidèles.

[Réponse aux cinquante-quatrième et cinquante-cinquième demandes] :

Je ne sais que par ouï-dire comment est disposé le tombeau de la Servante de Dieu, au cimetière de la ville.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Le concours des pèlerins au tombeau de la Servante de Dieu m’est connu par les visites du parloir et par ce que nous en rapportent les soeurs tourières et notre mère prieure. De tous ces témoignages il est évident que les pèlerins sont très nombreux et qu’ils viennent au cimetière non par curiosité, mais par un sentiment de religion [1048] et de confiance.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Du vivant de la Servante de Dieu, même à l’époque de sa profession, mais surtout dans les derniers temps de sa vie, on la regardait dans la communauté comme une petite sainte. Cette opinion était générale parmi nous. Nous ne pensions pas sans doute, alors, à toutes les merveilles qui sont arrivées depuis, mais nous la regardions comme une petite âme exceptionnellement privilégiée du bon Dieu.

Depuis sa mort, tout le monde, dans la communauté, est dans l’admiration des grâces de toute sorte qu’on obtient par son intercession et personne ne doute que ce ne soit vraiment une sainte.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je ne sais pas ce qui se passe dans le monde ; mais ici personne n’a le moindre doute sur la sainteté et la puissance d’intercession de la Servante de Dieu. Pendant sa vie, bien qu’elle ne fût pas également connue et appréciée de toutes, celles mêmes qui la connaissaient moins l’estimaient encore beaucoup.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Notre mère prieure reçoit tous les jours de nombreuses lettres où on relate des grâces extraordinaires obtenues par l’intercession de la Servante de Dieu. Beaucoup de [1049] soldats, en particulier, se disent redevables à son invocation, de préservation miraculeuse dans les plus grands dangers ou de guérison inattendue de blessures qui paraissaient mortelles. (Ici le témoin fait passer au tribunal plusieurs lettres contenant des relations de ce genre. Dans l’une il est question de la cessation subite d’une hémorragie consécutive à la section de l’artère humérale : c’est un témoignage entre mille autres). Le témoin continue comme il suit :

J’ai à signaler trois faveurs miraculeuses dont ont été l’objet des membres de ma famille : c’est premièrement la conversion inattendue de mon frère Arsène, obtenue par l’invocation de la Servante de Dieu, plusieurs mois avant sa mort, alors qu’il était éloigné de Dieu depuis de longues années ; j’ai relaté cette conversion dans ma déposition au Procès de l’Ordinaire .

En second lieu, ma nièce, fille de ce frère converti dont je viens de parler, a obtenu, par l’invocation de la Servante de Dieu, la fécondité de son mariage qui, après quatre années, paraissait stérile. De plus, à l’occasion de la naissance de son enfant, elle fut guérie, dès les premiers jours d’une neuvaine à soeur Thérèse, d’une infection puerpérale qui mettait ses jours en danger.

Enfin, une de mes cousines, soeur Marie-Jeanne de Chantal, de la Congrégation de Notre-Dame des Missions, maîtresse des novices en Nouvelle-Zélande, attribue à la protection de soeur Thérèse l’amélioration de sa santé compromise par une phtisie pulmonaire que le médecin déclarait des plus graves. Cette cousine religieuse s’est faite [1050] zélatrice de l’invocation de soeur Thérèse. Elle m’écrit que, dans la mission d’Océanie, où elle travaille, la Servante de Dieu est invoquée de toutes parts avec la plus entière confiance.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

On peut ajouter touchant la réputation de miracles après la mort, que des soldats et des officiers envoient, comme ex-voto, au Carmel, les décorations gagnées par eux sur le champ de bataille. Je demande la permission de montrer au tribunal une sorte d’encadrement où l’on a disposé plusieurs de ces croix et médailles. (Le tribunal examine ce cadre qui renferme sept croix de la légion d’honneur et autant de croix de guerre et de médailles militaires).

 

[1051] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR AIMÉE DE JESUS.

J’ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

TÉMOIN 18 (II D’OFFICE)

MARTHE DE JÉSUS ET DU BIENHEUREUX PERBOYRE, O.C.D.

Après les témoignages plutôt formels qui se sont succédé au Procès après la déposition de soeur Françoise-Thérèse Martin (Léonie), la déposition de soeur Marthe de Jésus donne l’impression d’une nouvelle rencontre directe avec Thérèse de l’Enfant-Jésus. Le témoin, XIIe au Procès Ordinaire, y apporte le poids de son affection filiale, avec une richesse de détails, d’expressions, de faits, qui rendent sa déposition, malgré sa brièveté, une des plus belles et des plus précieuses du Procès Apostolique.

Nous connaissons déjà soeur Marthe, sa vie et son caractère. Dans l’introduction à sa déposition de 1911, dans les différents témoignages des Manuscrits Autobiographiques de Thérèse et dans la Circulaire nécrologique, l’humble converse nous est apparue avec ses limites et sa bonne volonté. Elle s’appelait, comme on s’en souviendra, Désirée-Florence-Marthe Cauvin, et elle était née à Giverville (Diocèse d’Évreux) le jour de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, le 16 juillet 1865. Elle perdit très tôt sa mère ; son enfance et son adolescence furent profondément marquées par la souffrance et son caractère en porta des traces indélébiles. Entrée au Carmel de Lisieux en 1887, elle y mourut le 4 septembre 1916, quelques mois après avoir déposé au Procès Apostolique. Novice de Thérèse de l’Enfant-Jésus, elle voulut prolonger son temps de noviciat pour jouir plus longtemps de la direction de sa sainte Maîtresse.

Le portrait que soeur Marthe trace de Thérèse est des plus nets et des plus attrayants. La simplicité de la Servante de Dieu, sa rectitude, sa force, sa ferveur, son égalité de caractère apparaissent comme un exemple admirable et incitent à l’imitation. Cela vaut particulièrement pour la charité de Thérèse quand on considère ce qu’en dit soeur Marthe. Une charité qui ressort encore davantage en face des lacunes que soeur Marthe reconnaît humblement. " Je puis dire en toute vérité que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus a toujours été pour mon âme une vraie mère par le soin qu’elle prenait de me former. Je reconnais avoir bien souvent exercé sa vertu, et je suis convaincue qu’une autre soeur, à sa place, m’aurait abandonnée, tant j’étais insupportable ; mais elle me traita toujours avec beaucoup d’amour et de charité, sans laisser jamais paraître le moindre ennui " (p. 1063). Et ce que Thérèse était pour soeur Marthe, elle l’était pour toutes, comme le témoin le prouve par les faits. Vraiment, pour la petite Sainte, la charité était tout. C’est qu’elle était toujours animée d’une grande foi. Elle voyait Jésus en tous, ce Jésus en présence de qui elle marchait toujours.

C’est aussi le secret du grand recueillement que soeur Marthe a pu observer chez la Servante de Dieu. " J’ai toujours été frappée du grand recueillement dans lequel vivait la Servante de Dieu, même dans les occupations les plus distrayantes. On sentait qu’elle était toujours unie au bon Dieu, jamais elle ne montrait de dissipation, même dans un travail fatigant, par exemple à la buanderie. Quand elle voyait que je me laissais entraîner par le travail matériel, elle me disait : ‘Que faites-vous donc ?.. Soyez plus intérieure, occupez-vous davantage de Jésus, même au milieu de vos travaux’ " ( p. 1061).

Si soeur Marthe nous rapporte des " logia " de grande valeur, en partie déjà connus par ce qu’elle en avait transmis pour les " Conseils et Souvenirs de l’ancienne Histoire d’une âme, elle sait aussi nous parler, comme bien peu l’ont fait, de Thérèse éducatrice et formatrice spirituelle ; elle narre ses expériences personnelles et celles de ses compagnes qui, confiées comme elle à la Sainte, ont senti la puissance de son regard, de sa parole, et de son exemple.

Soeur Marthe a déposé le 8 février 1916, au cours de la 56ème session, et sa déposition se trouve aux pages 1058-1077 de notre Copie publique.

[Session 56 : - 8 février 1916, à 2h. de l’après-midi]

 

[1058] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande] :

Je m’appelle Florence Désirée Cauvin, née à Giverville, diocèse d’Evreux, le 16 juillet 1865, de Alphonse Gauvin, berger et de Désirée Pitraz. Je suis religieuse converse du Carmel de Lisieux, où je suis entrée en 1887 et où j’ai fait profession le 23 septembre 1890.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

J’ai préparé toute seule ma déposition ; personne [1059] ne m’y a aidée. Je suis disposée à répondre avec une parfaite sincérité.

[Réponse à la septième demande] :

Je n’ai pas connu la Servante de Dieu avant son entrée au Carmel. Quand elle y vint, j’y étais moi-même depuis trois mois. Nous avons donc partagé la même vie religieuse jusqu’à sa mort en 1897.

A partir surtout de sa profession, j’eus avec elle des relations particulièrement intimes, parce que c’était une petite sainte ; elle me faisait beaucoup de bien et notre mère m’avait permis de m’entretenir avec elle des choses de Dieu pour le profit de mon âme.

[Réponse à la huitième demande] :

J’ai une très grande dévotion pour la Servante de Dieu, pour le souvenir de tout le bien qu’elle m’a fait et j’ai confiance d’obtenir beaucoup de grâces par son intercession. J’ai un grand désir de sa béatification afin qu’elle soit plus connue et qu’elle fasse plus de bien pour la gloire de Dieu.

[Réponse de la neuvième à la onzième demande inclusivement] :

Je ne sais rien sur les premières années de la Servante de Dieu.

[Réponse à la douzième demande] :

[1060] Soeur Thérèse est entrée au Carmel au mois d’avril 1888. J’y étais alors moi-même depuis le mois de décembre précédent. Elle prit l’habit le 10 janvier 1889 et fit profession le 8 septembre 1890. Je fis profession moi-même le 23 septembre de la même année. Soeur Thérèse voulut demeurer au noviciat toute sa vie. Aussi j’y demeurai moi-même parce que je ne voulais pas me séparer d’elle. Elle a exercé les fonctions de sacristine et de portière. De plus, elle a travaillé à la formation des novices à partir de sa profession. Elle faisait cela sur l’ordre de mère Agnès de Jésus, prieure, non pas officiellement, mais plutôt incognito parce que, si on l’avait su, cela aurait excité la jalousie de mère Marie de Gonzague et aurait troublé la paix de la communauté. Lorsque vers la fin de la vie de la Servante de Dieu, mère Marie de Gonzague redevint prieure, elle confirma soeur Thérèse dans cette charge de formatrice des novices.

[Réponse à la treizième demande] :

Soeur Thérèse s’acquittait de tous ses devoirs dans la perfection, non pas par inclination de nature, mais par vertu.

[Réponse à la quatorzième demande] :

Je ne l’ai jamais vue défaillir dans la pratique d’aucune vertu. Elle y apportait toujours la même ferveur.

 

[1061] [Réponse de la quinzième à la seizième demande] :

La Servante de Dieu voyait toujours le bon Dieu en toutes choses et particulièrement dans les supérieurs : aussi, était-elle très fidèle à remplir les moindres devoirs que la mère prieure lui indiquait. Elle me reprenait souvent de mon manque d’esprit de foi et de soumission. " Si vous voyiez bien le bon Dieu dans vos supérieurs-me disait-elle-vous ne feriez jamais de réflexions sur ce qu’ils disent, mais vous obéiriez toujours en aveugle sans le moindre retour sur vous- même " .

[Réponse à la dix-septième demande] :

J’ai toujours été frappée du grand recueillement dans lequel vivait la Servante de Dieu, même dans les occupations les plus distrayantes. On sentait qu’elle était toujours unie au bon Dieu, jamais elle ne montrait de dissipation, même dans un travail fatigant, par exemple à la buanderie. Quand elle voyait que je me laissais entraîner par le travail matériel, elle me disait : " Que faites-vous donc ?. . Soyez plus intérieure, occupez-vous davantage de Jésus, même au milieu de vos travaux ".

[Réponse de la dix-huitième à la vingtième demande inclusivement] :

Avant que nous eussions fait profession, comme il n’y avait personne pour balayer la chapelle, nous fûmes toutes les deux chargées, pendant quelques semaines, de remplir cet office. Un jour, la Servante de Dieu, prise d’un élan d’amour, va s’agenouiller sur l’autel, frappe à la porte du tabernacle, en disant : [1062] " Es-tu là, Jésus, réponds-moi, je t’en supplie ". Appuyant alors sa tête sur la porte du tabernacle, elle y resta quelques instants, puis elle me regarda. Sa figure était comme transfigurée et toute rayonnante de joie, comme si quelque chose de mystérieux s’était passé entre elle et le divin prisonnier.

[Réponse à la vingt-et-unième demande] :

J’ai toujours été particulièrement frappée du grand amour de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus pour la Sainte Vierge. Quand elle était sur ce chapitre, elle ne tarissait pas. Elle me recommandait de me confier tout entière à cette bonne Mère et d’avoir à son égard la tendresse et la simplicité d’un tout petit enfant Quelques semaines avant sa mort, elle me fit appeler et me dit : " Je ne serai pas tranquille sur votre compte, il faut que vous me promettiez de réciter tous les jours un Souvenez-vous à la Sainte Vierge ". Je le lui promis et j’y ai été fidèle.

[Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-sixième demande inclusivement] :

Elle ne se préoccupait jamais du bonheur de la terre, mais elle me parlait toujours de l’éternité, et m’exhortait sans cesse à la confiance en Dieu.

[Réponse de la vingt-septième à la trentième demande] :

Souvent la Servante de Dieu me disait : " Si vous voulez arriver à la sainteté, il ne faut pas [1063] vous contenter d’imiter les saints, mais il faut que vous soyez parfaite comme votre Père céleste est parfait. Ne croyez pas que pour arriver à la perfection il soit nécessaire de faire de grandes choses. Oh, non ! notre amour suffit à Notre Seigneur, donnons-lui tout ce qu’il nous demande sans faire de réserve. Il est si doux de se sacrifier pour celui que l’on aime plus que soi-même ! Alors rien ne coûte et tout devient facile ".

[Réponse de la trente-et-unième à la trente-sixième demande] :

Je puis dire en toute vérité que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus a toujours été pour mon âme une vraie mère par le soin qu’elle prenait de me former. Je reconnais avoir bien souvent exercé sa vertu, et je suis convaincue qu’une autre soeur, à sa place, m’aurait abandonnée, tant j’étais insupportable ; mais elle me traita toujours avec beaucoup d’amour et de charité, sans laisser jamais paraître le moindre ennui.

Quand on venait déranger la Servante de Dieu pour lui demander un service, on était toujours sûr d’être bien reçu ; Mt-elle même très pressée, elle ne montrait jamais le moindre ennui, et s’il lui arrivait de ne pouvoir faire plaisir, elle s’en excusait d’une façon si aimable qu’on s’en retournait aussi content que si elle avait rendu le service demandé. Elle me disait : " Si une soeur vous demande un service, faites tout ce qui dépend de vous pour le rendre, quand même cela vous coûterait beaucoup. Ne dites jamais non. Voyez le bon Dieu en chacune de vos soeurs, alors vous ne refuserez [1064] jamais rien : voilà la vraie charité ".

Pendant les huit années que j’ai passées avec la Servante de Dieu, je ne l’ai jamais entendue manquer de charité. Elle excusait toujours ses soeurs, faisant ressortir leurs vertus. Lorsque je lui disais les combats que quelques-unes me donnaient, elle se gardait bien de me donner raison ; mais elle l’attribuait à mon manque de vertu. Si elle voyait une religieuse qui fût chargée, vite elle allait au devant pour la débarrasser de son fardeau, et elle faisait cela aussi bien pour une pauvre petite soeur converse que pour une soeur de choeur.

Il y avait, à la lingerie, Une soeur de caractère difficile et personne ne désirait être avec elle. Soeur Thérèse demanda qu’on la mit comme aide dans cet emploi parce qu’elle savait y avoir beaucoup à souffrir.

Une année, je lui exprimai le désir que j’avais de faire avec elle ma retraite annuelle. Elle accéda à ma demande et, pendant trois années, elle me fit cette faveur. Pour cela, elle laissait passer l’époque de sa profession et m’attendait pour partir en solitude. J’ai su plus tard que je lui faisais faire en cela un très grand sacrifice, mais je ne m’en serais jamais douté, car elle n’en laissait rien paraître.

Pour m’exciter à la pratique de la vertu, elle s’astreignait à faire avec moi de petits sacrifices que nous marquions chaque jour et dont nous déposions la liste, le dimanche, au pied de la Sainte Vierge. Soeur [1065] Thérèse n’avait pas besoin d’employer, pour elle, ces petits moyens, mais elle le faisait uniquement pour moi, afin de m’encourager.

[Réponse aux trente-septième et trente-huitième demandes] :

La Servante de Dieu était d’une grande prudence. Je l’ai surtout remarqué dans les conseils qu’elle me donnait comme novice. On pouvait tout lui confier, on était assuré que pas un seul mot n’était répété à personne, pas même à mère Agnès de Jésus quand elle était prieure.

C’est pourquoi j’allais à elle en toute confiance, ce que je n’ai jamais pu faire depuis avec personne. Je lui disais tout et je recevais toujours les lumières dont ma pauvre âme avait besoin. Elle m’écrivit un jour un billet dont je cite quelques passages qui montrent la sagesse de sa direction : " Ma petite soeur, ne craignez pas de dire à Jésus que vous l’aimez, même sans le sentir : c’est le moyen de le forcer à vous secourir... c’est une grande épreuve de voir tout en noir, mais cela ne dépend pas de vous complètement ; faites tout ce que vous pourrez pour détacher votre coeur des soucis de la terre, puis soyez sûre que Jésus fera le reste. Mais surtout soyons petites, si petites que tout le monde puisse nous fouler aux pieds sans même que nous ayons l’air de le sentir " 2.

Elle se montra aussi fort prudente pour ne pas exciter la jalousie de mère Marie de Gonzague [1066] en s’employant à la formation des novices.

Le jour où mère Marie de Gonzague demanda à la Servante de Dieu d’adopter un prêtre missionnaire comme son frère spirituel, elle lui défendit d’en parler même à mère Agnès de Jésus (sa soeur Pauline et aussi son ancienne prieure). Cet ordre fut pour la Servante de Dieu un grand sacrifice, mais en parfaite obéissante elle fut fidèle à ne lui en dire jamais un seul mot. Par prudence et craignant que mère Agnès ne vint la surprendre, elle avait soin de barrer la porte de sa cellule afin de pouvoir lui cacher ce qu’elle écrivait.

[Réponse aux trente-neuvième et quarantième demandes] :

Soeur Thérèse était très exacte, comme je l’ai déjà dit, à accomplir toutes ses obligations ; pour les moindres services rendus elle exprimait sa reconnaissance avec effusion.

[Réponse à la quarante-et-unième demande] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus était d’une modestie parfaite, ne courait jamais, marchant très religieusement, les yeux baissés ; elle ne cherchait pas à voir ou à savoir ce qui se passait autour d’elle. Elle ne s’occupait jamais de ce qui ne le regardait pas. Elle ne donnait son avis en rien à moins qu’on ne le lui demanda, encore le faisait-elle avec beaucoup de discrétion et en peu de mots. " Quand vous voyez plusieurs soeurs assemblées à parler - me disait-elle [1067], ne vous y arrêtez pas, passez votre chemin, sans vouloir même entendre ce qui se dites.

La Servante de Dieu était très silencieuse ; je ne me rappelle pas lui avoir entendu dire de paroles inutiles. Jamais non plus elle ne parlait dans les endroits réguliers et ne voulait pas que nous allions la trouver pendant le temps du grand silence.

La Servante de Dieu était vraiment morte à elle-même ; jamais elle n’agissait par nature ni pour satisfaire ses passions ; on sentait que tout en elle était surnaturel. Jamais elle ne recherchait la compagnie de ses soeurs, carmélites dans ce même monastère, et cela par pur détachement, car elle les aimait beaucoup, mais elle allait avec n’importe quelle religieuse de la communauté. Je dirai même qu’elle allait de préférence avec celles qui étaient le plus délaissées et les moins aimées.

Il m’arrivait souvent d’avoir des difficultés avec les soeurs de la Servante de Dieu. Je ne voulais pas le lui dire, dans la crainte de lui faire de la peine. Elle s’en aperçut et me dit : " Je suis sûre que vous avez des combats contre mes soeurs, pourquoi ne pas me dire ce qu’elles vous font souffrir ? Je n’en aurai pas plus de peine que si vous me le disiez d’une autre religieuse "4. Depuis ce jour je ne lui dissimulais plus rien et elle ne laissa jamais paraître le moindre ennui.

 

[1068] [Réponse à la quarante-deuxième demande] :

Dans le temps que j’étais employée à la cuisine, j’ai toujours remarqué en la Servante de Dieu une grande mortification. On pouvait lui donner tout ce que l’on voulait, jamais elle ne se plaignait de rien ; on ignorait complètement son goût sur les aliments car elle prenait tout indifféremment.

La Servante de Dieu ne se plaignait jamais quand elle avait froid, quoiqu’elle en souffrit beaucoup. Quand j’allais chez elle, j’étais très édifiée de sa mortification en voyant ses pauvres mains tout enflées, couvertes d’engelures et pouvant à peine tenir son aiguille. Lorsque j’étais de cuisine et qu’elle avait occasion d’y venir, ce qui arrivait souvent, car elle était portière, je l’invitais à se chauffer un peu ; mais elle ne le voulait pas et toutes mes instances restaient inutiles ; pourtant cela n’était pas défendu, mais plus soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus avait occasion de souffrir pour faire plaisir au bon Dieu, plus elle était heureuse.

Je l’ai trouvée aussi très courageuse à supporter les peines intérieures : une année tout particulièrement, en la voyant si fervente, je la croyais inondée de consolations surnaturelles et j’enviais son bonheur, parce que je souffrais beaucoup intérieurement. Je le lui dis. Elle sourit de ma confidence et me dit que son âme était comme la mienne, dans la plus grande obscurité. Cette réponse me surprit, tant sa joie extérieure m’avait persuadée du contraire.

 

[1069] [Réponse à la quarante-troisième demande] :

La première fois que je vis soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, elle me fit l’impression d’un ange. Sa figure avait vraiment un reflet tout céleste, et cette impression me resta toujours la même, non seulement pendant son postulat, mais encore tout le temps de sa vie religieuse.

Une religieuse étant venue me voir au parloir, je demandai la permission de faire venir ma soeur Thérèse de l’Enfant Jésus, ce qui me fut accordé. Quand elle fut sortie du parloir, cette respectable religieuse dit à notre mère qui était présente : " Que cette enfant est donc ravissante : elle est plutôt du ciel que de la terre. Elle a quelque chose de si pur, de si candide que sa vue repose l’âme. Combien je vous remercie, ma mère, de me l’avoir amenée ! ".

[Réponse à la quarante-quatrième demande] :

J’ai toujours admiré la constante fidélité de la Servante de Dieu dans les plus petits assujettissements de la vertu de pauvreté, comme de ramasser une allumette et un bout de papier, etc..

J’ai encore remarqué qu’elle était très assidue au travail ; jamais elle ne perdait une minute. Elle me recommandait aussi d’être très scrupuleuse sur ce point, " parce que - disait-elle - le temps ne nous appartient pas ".

La soeur chargée de la lingerie m’a raconté que la Servante de Dieu lui avait demandé comme [1070] une grande faveur de lui donner le linge le plus vieux, le plus raccommodé, tout ce que les autres soeurs ne voudraient pas porter. Cette soeur accéda à sa demande, ce qui combla de joie soeur Thérèse de l’Enfant Jésus.

[Réponse à la quarante-cinquième demande] :

La Servante de Dieu a toujours été une religieuse très obéissante. Jamais je ne l’ai vue faire la plus petite infidélité contre la règle. Elle était attentive à obéir jusque dans les plus petits détails. Quand notre mère faisait quelques recommandations, elle les suivait à la lettre et n’y manquait jamais.

Elle quittait tout dès le premier son de la cloche, même au milieu d’une conversation, si intéressante fut-elle. Si elle était au travail, elle laissait son aiguille sans achever un point commencé. De la sorte elle était toujours la première arrivée au choeur, ce qui la rendait heureuse parce qu’elle y recevait, disait-elle, la bénédiction de l’ange de la communauté.

[Réponse à la quarante-sixième demande] :

Soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus voulait être oubliée et passer toujours la dernière. Jamais je ne l’ai entendue s’excuser, même si elle était accusée injustement. Elle me disait, faisant allusion à ma condition de soeur converse : " Combien je voudrais être à votre place, dans votre position de petite soeur du voile blanc. Votre vie est humble et cachée, mais [1071] sachez bien qu’aux yeux du bon Dieu il n’y a rien de petit, si tout ce que vous faites, vous le faites par amour " 5.

Un jour que j’allais en direction chez soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, je la vis venir à moi, toute rayonnante de bonheur. Je lui demandai pourquoi elle était si joyeuse. Elle me répondit : " J’étais avec ma première d’emploi et elle m’a dit tout ce qui en moi lui déplaisait. Elle pense peut-être m’avoir fait de la peine, mais non, c’est au contraire du plaisir qu’elle m’a donné : aussi, combien je voudrais la revoir pour lui sourire " 6. Un moment après, on frappe à la porte ; c’était précisément cette soeur, qu’elle reçut avec la plus grande amabilité, ce qui m’édifia beaucoup : j’étais émerveillée d’une vertu si héroïque.

[Réponse à la quarante-septième demande] :

J’ai vu bien des religieuses ferventes, nais je n’en ai jamais vue aucune dont la vertu ressemblât à celle de soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus. Ce qui m’a paru héroïque dans sa vertu, c’est la constance parfaite de sa fidélité sans que rien ne pût jamais la ralentir. Ainsi, lorsque mère Marie de Gonzague disait des choses pénibles à mère Agnès de Jésus, soeur Thérèse, qui en était certainement très affectée, ne cessait pas pour cela de se montrer pleine de déférence et d’attentions délicates envers cette prieure.

Qu’elle fût fatiguée ou dans la peine, rien n’en paraissait dans sa ferveur à obéir et dans l’amabilité toujours souriante de sa charité fraternelle. [1072] Cette égalité de vertu me semble héroïque, et je ne l’ai jamais observée chez une autre.

[Réponse à la quarante-huitième demande] :

Je n’ai rien remarqué d’indiscret dans sa conduite. Elle était au contraire d’un jugement parfaitement droit.

[Réponse à la quarante-neuvième demande] :

Je considère comme un don surnaturel le discernement que la Servante de Dieu manifestait dans la conduite de ses novices. Elle y faisait paraître une prudence et une maturité bien au-dessus de son âge. Combien je regrette d’avoir trop peu profité des bons conseils qu’elle me donnait, car je reconnais maintenant que tout ce qu’elle disait lui était inspiré par le bon Dieu et que jamais elle n’agissait suivant ses vues personnelles.

Parfois j’avais peine à soutenir son regard, tant il était profond et pénétrant ; je sentais qu’elle lisait tout ce qui se passait dans mon âme.

Un jour que j’avais de grandes peines, j’avais pris un grand soin de lui dissimuler ma souffrance : je la rencontre et je lui parle le plus aimablement possible pour qu’elle ne s’aperçoive de rien. Mais quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre me dire aussitôt : " Vous avez de la peine, j’en suis sûre ". Je restai stupéfaite de me voir ainsi devinée ; alors je lui dis

ce qui me faisait souffrir et, par ses bons [1073] conseils, elle me rendit la paix de l’âme.

Au début de ma vie au Carmel, je m’étais attachée à notre mère prieure d’une affection que je croyais vraie et bonne, mais soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui était une petite sainte, vit tout de suite que mon affection était trop humaine et nuisait beaucoup à mon âme. Le 8 décembre 1892, jour inoubliable pour moi, elle m’attira chez elle et me dit : " Vous faites beaucoup de peine au bon Dieu parce que vous vous recherchez trop avec notre mère : votre affection est toute naturelle, ce qui est non seulement un grand obstacle à votre perfection, mais met votre âme dans un grand danger : si vous devez toujours vous conduire ainsi, vous auriez mieux fait de rester dans le monde ". Elle ajouta : " Si notre mère s’aperçoit que vous avez de la peine, vous pouvez très bien lui raconter tout ce que je viens de vous dire. J’aime mieux qu’elle me renvoie du monastère, si elle le veut, que de manquer à mon devoir en ne vous avertissant pas pour le bien de votre âme ".

[Réponse à la cinquantième demande] :

Je ne pense pas que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ait fait aucun miracle proprement dit durant sa vie.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

Je ne connais les écrits de la Servante de Dieu que par la publication qu’on en a faite.

 

[1074] [Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

Je ne sais rien au sujet de la maladie de la Servante de Dieu si ce n’est qu’elle a souffert un véritable martyre. La communauté n’allait pas la voir à cause de sa grande faiblesse. Mais comme étant sa petite novice et étant employée à la cuisine, j’eus encore la joie de la voir quelquefois et de m’édifier encore auprès de ma sainte maîtresse. Quoique étant bien malade, elle n’oublia pas ma fête le 29 juillet, veille du jour où elle reçut l’extrême-onction, et me fit remettre une petite image avec un mot de sa main.

Je n’ai pas non plus assisté à l’agonie de la Servante de Dieu, mais j’étais présente lorsqu’au moment de rendre le dernier soupir elle ouvrit les yeux et les fixa pendant quelques instants sur quelque chose d’invisible.

[Réponse de la cinquante-troisième à la cinquante-cinquième demande inclusivement] :

Je ne sais rien de particulier sur ces points, et n’ai rien remarqué d’extraordinaire dans ces diverses circonstances.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

Je sais pour l’entendre dire et parce que c’est notoire, qu’il y a un concours continuel de pèlerins sur la tombe de la Servante de Dieu, et qu’on y prie avec beaucoup de ferveur. Il y a quelques semaines, une personne vint me voir en revenant du cimetière. Elle me dit avoir été émerveillée de ce qu’elle avait vu : " Il y avait [1075] - dit-elle - une dizaine d’hommes ; parmi eux, quatre soldats : tous priaient avec beaucoup de dévotion et sans aucun respect humain ; un d’eux surtout m’édifiait plus que les autres ; il disait son chapelet avec beaucoup de piété. Oh ! ma soeur, vous ne pouvez vous figurer cette foi et cette confiance avec laquelle on prie sur le tombeau de votre petite sainte. "

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

Pendant la vie de la Servante de Dieu, les religieuses de la communauté la considéraient certainement comme très fervente, mais sa grande simplicité et son humilité faisaient qu’on ne remarquait pas tout l’héroïsme de sa vertu. Cependant les novices, qui la fréquentaient davantage, la regardaient comme une sainte. Soeur Marie - Madeleine, qui vient de mourir et qui a déposé au premier Procès, évitait à une certaine époque d’aller avec elle, " parce que - disait-elle - soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus était trop sainte et qu’elle devinait tout ce qui se passait dans son âme ".

Depuis sa mort, toutes les soeurs, dans la communauté, aiment et vénèrent la Servante de Dieu comme une sainte. On sent que son influence fait beaucoup de bien à nos âmes ; chacune cherche à l’imiter dans sa " petite voie de confiance et d’abandon ". Je remarque même que celles qui n’avaient pas remarqué sa sainteté durant sa vie, reconnaissent maintenant comblent elle était héroïque et agréable au bon Dieu.

Presque tous les jours, à la récréation, notre [1076] mère nous lit des lettres venant des soldats qui combattent sur le front. Ces lettres racontent des traits de protection de la Servante de Dieu vraiment remarquables.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je n’ai jamais entendu personne mettre en doute la sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande] :

J’ai entendu raconter des multitudes de grâces miraculeuses obtenues par l’intercession de la Servante de Dieu, mais je ne les ai pas vues par moi-même. Personnellement je puis attester les deux faits suivants :

1 Un soir, en passant près de la statue du petit Jésus de Thérèse, je perçus un parfum très fort d’héliotrope. Je n’y pris d’abord pas garde, mais comme le parfum durait toujours très fort, je me mis à en chercher la cause. Ne la trouvant pas, j’avertis notre mère Marie-Ange qui vint et perçut la même odeur : elle pensa aussitôt à soeur Thérèse de l’Enfant Jésus et le parfum s’évanouit immédiatement. C’était la première fois que notre petite sainte se manifestait ainsi à nous.

Une autre fois, on vint me chercher pour aller chez une soeur infirme, cela me coûtait beaucoup, mais, malgré ma répugnance, je m’y rendis dans la pensée d’imiter notre petite Thérèse. En arrivant à la cellule [1077] de la soeur infirme, je fus saisie par un parfum de violette très doux et très accentué. J’ai pensé que c’était notre petite sainte qui me faisait cette faveur pour me montrer combien Jésus est satisfait des petits sacrifices que l’on fait pour son amour.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : SOEUR MARTHE DE JÉSUS.

J’ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

 

TÉMOIN 19 (III D’OFFICE)

PIERRE-ALEXANDRE FAUCON

Ce témoin est tout à fait nouveau. Il n’a pas paru au Procès Ordinaire, et maintenant il apparaît comme témoin d’office. Il n’approcha Thérèse qu’à la fin de sa vie quand, déjà mûre pour le ciel, mais en plein dans la nuit de la foi, elle entrevoyait et prédisait sa mission future, l’approche du temps de ses conquêtes.

Né à Ondefontaine (Calvados) le 15 février 1842, Faucon fut ordonné prêtre le 29 juin 1868. Complètement au service de son diocèse, il y remplit plusieurs charges successives, toujours avec zèle apostolique et grand dévouement. D’abord vicaire à Notre-Dame de Guibray, il passa au même titre, en 1870, à Saint-Jacques de Lisieux, et fut ensuite transféré à Caen, en 1876, comme chapelain du monastère des bénédictines. En 1883 il fut nommé curé-doyen de Ryes, et finalement en 1886 il revenait à Lisieux comme chapelain de la Congrégation des Orphelines ; il devenait en même temps confesseur extraordinaire du Carmel. Au Procès Apostolique il se déclare, comme on va le voir, " chanoine honoraire de Bayeux, aumônier des religieuses de Notre-Dame de Charité de Lisieux ". Il mourut le 3 mai 1918.

La déposition du chanoine, très sobre et discrète, confirme l’admiration qu’il avait laissé paraître le 29 septembre 1897, après avoir entendu la dernière confession de Thérèse mourante (cfr. PA, témoignage de mère Agnès de Jésus, p. 508). Faucon rappelle cette confession, mais, ce qui compte davantage, il rappelle les dispositions et l’attitude surnaturelles avec lesquelles Thérèse s’approchait du grand sacrement de la Pénitence. " Lorsqu’elle se présentait à moi, aux confessions des quatre-temps, elle s’exprimait avec grande simplicité, clarté et sobriété. Il n’y avait dans sa conduite spirituelle rien qui dénotât la moindre affectation. Elle ne s’occupait pas des autres, s’oubliait elle-même et ne pensait qu’à Dieu " (p. 1085).

Faucon a déposé le 9 février 1916, au cours de la 57ème session, et sa déposition se trouve aux pages 1084-1088 de notre Copie publique.

[Session 57 : - 9 février 1916, à 9h.]

 

[1084] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande] :

Je m’appelle Pierre-Alexandre Faucon, né à Ondefontaine, le 15 février 1842, de Gilles Faucon, garde particulier et de Aimée Besognet. Je suis prêtre, chanoine honoraire de Bayeux, aumônier des religieuses de Notre-Dame de Charité de Lisieux.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande].

[Réponse à la sixième demande] :

Dans mon témoignage je ne subis aucune influence intérieure ou extérieure qui puisse en altérer la vérité.

[Réponse à la septième demande] :

J’ai connu la Servante de Dieu par suite des fonctions de confesseur extraordinaire des religieuses du Carmel que j’ai exercées pendant les quatre ou cinq dernières années de la Servante de Dieu. Elle se présentait à mon confessionnal aux quatre-temps. De plus, son confesseur ordinaire étant gravement malade, je fus appelé dans les derniers jours de sa vie à lui donner la dernière absolution.

J’ai été aussi informé de ce qui concerne la Servante de Dieu par mes conversations avec les autres [1085] religieuses du monastère.

J’ai lu " l’Histoire d’une âme " qui confirme ce que je savais par ailleurs de la Servante de Dieu ; mais je ne dirai dans mon témoignage que ce que j’ai appris personnellement.

[Réponse à la huitième demande] :

J’aime beaucoup la Servante de Dieu et j’ai pour elle une grande dévotion, à cause de ses vertus et de sa puissance d’intercession qui ne font pour moi aucun doute. Je désire beaucoup sa béatification et ce me sera une grande joie d’y assister si Dieu me prête vie.

[Réponse de la neuvième à la treizième demande] :

Je ne sais personnellement rien de précis sur les premières années et le curriculum vitae de la Servante de Dieu.

[Réponse à la quatorzième demande] :

Lorsqu’elle se présentait à moi, aux confessions des quatre-temps, elle s’exprimait avec une grande simplicité, clarté et sobriété. Il n’y avait dans sa conduite spirituelle rien qui dénotât la moindre affectation. Elle ne s’occupait pas des autres, s’oubliait elle-même et ne pensait qu’à Dieu. Il me semble qu’elle réalisait la maxime de l’imitation " Ama nesciri et pro nihilo reputari ", ou mieux encore cette parole de St Paul : " Mortui estis et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo " (Col. 3, 3).

 

[1086] [Réponse de la quinzième à la trente-sixième demande inclusivement] :

Je n’ai pas assez fréquenté la Servante de Dieu pour donner un témoignage détaillé sur chacune des vertus.

[Réponse aux demandes trente-septième et trente-huitième] :

Les religieuses du Carmel me faisaient de la Servante de Dieu un grand éloge comme maîtresse et directrice des novices. Celles en particulier qui étaient sous sa direction, m’ont rapporté qu’elle les éclairait, écartant leurs doutes, les consolait merveilleusement, les encourageait admirablement et semblait lire dans leur âme. Elle avait réponse à tout ; aussi, combien ne l’ont-elles pas regrettée après sa mort ! comme elle leur manquait !

[Réponse de la trente-neuvième à la cinquante-et-unième demande] :

Je ne sais rien de personnel sur ces détails. Je pourrais en donner une appréciation d’après la lecture de " l’histoire de sa vie " que je tiens pour très sincère, mais tout le monde pourrait porter ce même jugement.

[Réponse à la cinquante-deuxième demande] :

A cause de la maladie grave de monsieur Youf, confesseur ordinaire, je fus appelé auprès de la Servante de Dieu mourante pour entendre sa dernière confession. J’entrai dans son infirmerie comme dans un sanctuaire. [1087] A sa vue je fus pénétré d’un profond respect. Au milieu de ses souffrances elle était si belle, si calme qu’elle paraissait déjà au ciel. Le vénérable père Granger, missionnaire diocésain, sachant que je devais approcher de la Servante de Dieu, que sans doute il tenait pour une sainte, me chargea de lui demander de prier pour lui obtenir deux grâces particulières. Elle me le promit avec simplicité et humilité. J’ai su depuis que le père Granger avait obtenu ces grâces qui se rapportaient, je crois, à la construction de l’église du Sacré-Coeur de Langannerie.

[Au sujet de la cinquante-troisième à la cinquante-cinquième demande, le témoin dit n’avoir rien de particulier à déclarer].

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

J’ai été et je vais, quand je puis, en pèlerinage au tombeau de la Servante de Dieu. L’affluence des pèlerins est continuelle et souvent en nombre considérable. On y prie bien, avec recueillement et gravité.

[Réponse à la cinquante-septième demande] :

D’une manière générale on croit partout que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus est une sainte et obtient des miracles. C’est évident puisqu’on vient à son tombeau des régions les plus diverses et que du monde entier on écrit pour demander des prières ou relater des miracles.

[1088] [Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Je ne connais personne qui soit opposé à cette réputation de sainteté ou de miracles.

[Au sujet de la cinquante-neuvième à la soixante-cinquième demande, le témoin dit n’avoir rien de particulier à déclarer].

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : P. FAUCON.

J’ai déposé comme ci-dessus, selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

 

TÉMOIN 20 (IV D’OFFICE)

ANATOLE-ARMAND-MARIE FLAMÉRION, S.J.

Le docte jésuite nous est déjà connu : nous l’avons rencontré comme témoin ordinaire 23 au Procès de 1911. Il n’a pas connu Thérèse de l’Enfant-Jésus. C’est pourquoi il n’en parle que par rapport à la renommée de sainteté, à la puissance qu’elle semble avoir au ciel, à l’influence admirable de l ‘Histoire d’une âme.

Né à Paris le 7 octobre 1851, Anatole Flamérion entra très jeune dans la Compagnie de Jésus. Excellent professeur, il passa une bonne partie de sa vie en différents Collèges de la Compagnie en France ; il prêchait aussi des retraites et les exercices. Il y remporta un tel succès, spécialement auprès des prêtres, que ses supérieurs le nommèrent directeur de la " Villa Manrèse ", à Clamart, aux environs de Paris. Sa place était la, et il est difficile de dire tout le bien qu’il y a fait. En 1909, tout en continuant son ministère à la Villa Manrèse, il succéda au Père de Haza comme exorciste officiel du diocèse de Paris et à la tête d’une oeuvre dont ce même Père avait été le premier directeur, l’oeuvre de " La Mère toute miséricordieuse et des Victimes du Coeur de Jésus ". Il mourut à Paris en 1925.

Le Procès Ordinaire fait déjà mention du double apostolat du Père (cfr. I, pp. 508-512). Nous voudrions toutefois souligner son zèle apostolique pour l’Oeuvre des Victimes, étant donné qu’elle fut cause d’un incident auquel il se réfère aux pp. 1107-1108, et qui avait inquiété les autorités ecclésiastiques, jusqu’à Rome, au cours des années précédentes. Comme il avait écrit rétractant sa déposition de 1911 - sans importance pour la vie et les vertus de Thérèse -, la S. Congrégation des Rites avait demandé des éclaircissements. Alors qu’il ne s’agissait que du simple fait que l’évêque de Lisieux s’opposait énergiquement à l’entrée au Carmel d’une des " victimes ", un énorme dossier sur cette question fut recueilli en un gros volume officiel conservé aux Archives de l’évêché de Bayeux, sous le titre " Cause de Béatification et Canonisation de la Servante de Dieu Thérèse de l’Enfant-Jésus - Mémoire de l’Évêque de Lisieux sur l’incident R. P. Flamérion (1914).

Dans sa déposition Flamérion, comme nous l’avons dit, parle surtout de la renommée de sainteté, des miracles et de l’influence des écrits de Thérèse. A propos des écrits justement, le jugement du jésuite est particulièrement intéressant, car il est le fruit d’une évolution : au commencement il n’était pas favorable. " Étudié avec réflexion, cet ouvrage (Histoire d’une âme) présente une doctrine très profonde sur l’amour de Dieu comme force motrice d’une vie de sacrifice. J’y trouve une conformité parfaite, pour l’ensemble et les détails de la doctrine, avec les écrits des saints dont la doctrine spirituelle est plus autorisée dans l’Église, comme Ste Catherine de Sienne, St Jean de la Croix, Ste Thérèse, St François de Sales, le bienheureux Henri Suzo, etc. " (pp. 1099-1100). Le témoin y insiste dans la réponse suivante au sous-promoteur, désireux de savoir s’il juge les écrits de Thérèse teintés de quiétisme, ou du moins tendant inopportunément à conduire les âmes vers l’union mystique, sans tenir compte de la nécessité de la purification et de l’effort ascétique : " La doctrine de soeur Thérèse n’est nullement quiétiste. Comme St François de Sales elle serre avec un gant de velours, mais elle serre très fort. Si elle engage du premier coup les âmes à l’amour de Dieu, c’est pour leur faire trouver dans cet amour la force de pratiquer effectivement et dans les détails les plus positifs les vertus mortifiantes " (p. 1100).

Très important également ce que Flamérion dépose sur l’influence de Thérèse et de sa doctrine sur les prêtres.

Le témoin a déposé le 25 août 1916, au cours de la 58ème session, et sa déposition se trouve aux pp. 1097-1109 de notre Copie publique.

[Session 58 : - 25 août 1916, à 8h.30 et à 2h. de l’après-midi]

[1097] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande] :

Je m’appelle Anatole Flamérion, né à Paris, paroisse Saint-François Xavier des Missions Étrangères, le 7 octobre 1851, de Nicolas Alexandre Flamérion, employé municipal de la ville de Paris et de Louise Adélaïde Charlotte Sicard. Je suis prêtre, religieux profès de la Compagnie de Jésus et directeur de l’oeuvre des Retraites Sacerdotales à Clamart, diocèse de Paris. Je suis aussi, par délégation de son éminence le cardinal Amette, exorciste [1098] ex officio pour le diocèse de Paris.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la cinquième demande inclusivement].

[Réponse à la sixième demande] :

C’est pour accomplir un devoir que je viens déposer devant le tribunal. Mon témoignage n’est influencé par aucune pression extérieure ni par aucun sentiment personnel qui puisse en fausser le caractère.

[Réponse à la septième demande] :

Je n’ai jamais connu personnellement soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus, et je n’aurai aucun témoignage direct sur son curriculum vitae et sur ses vertus.

J’ai lu ses écrits et je pourrai dire, au point de vue théologique, ce qu’il me semble de sa doctrine et de son esprit.

Comme directeur des retraites sacerdotales, je pourrai rendre témoignage de l’influence que les exemples, les leçons et la protection de soeur Thérèse exercent sur la vie spirituelle d’un bon nombre de prêtres.

Enfin comme exorciste ex officie pour le diocèse de Paris, j’aurai à relater des faits où l’influence surnaturelle de la Servante de Dieu me parait certaine.

[Réponse à la huitième demande] :

J’ai une profonde dévotion et une grande confiance en soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus. [1099] Cette disposition est motivée surtout par l’expérience de son influence salutaire soit en moi soit dans les autres.

Je désire vivement sa béatification pour la gloire de Dieu, le bien des âmes et sa propre exaltation.

[Réponse de la neuvième à la cinquantième demande inclusivement] :

J’ai indiqué tout à l’heure que je n’avais aucun témoignage direct sur la vie de la Servante de Dieu.

[Réponse à la cinquante-et-unième demande] :

J’ai lu la vie de la Servante de Dieu écrite par elle-même, ainsi que les poésies, lettres, conseils et autres annexes de ce volume.

Une première lecture me donna des impressions plutôt défavorables, tout cela me paraissait un peu mièvre. Je regrettais, comme une imprudence, que les supérieurs aient encouragé la rédaction de cette autobiographie (année 1901).

Cinq ou six ans plus tard, je fus obligé de reconnaître que la lecture de ces oeuvres était très salutaire pour des âmes que je dirigeais. Je repris alors la lecture de ce livre que j’ai depuis beaucoup médité et je trouvai, qu’étudié avec réflexion, cet ouvrage présente une doctrine très profonde sur l’amour de Dieu comme force motrice d’une vie de sacrifice. J’y trouve une conformité parfaite, pour l’ensemble et les détails de la doctrine, avec les écrits des saints dont la doctrine spirituelle est plus autorisée dans l’Église, comme sainte Catherine [1100] de Sienne, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, saint François de Sales, le bienheureux Henri Suzo, etc.

[Demande du sous-promoteur : croyez-vous que les écrits de la Servante de Dieu sont imprégnés de quiétisme ? Croyez-vous qu’ils entendent conduire directement les âmes à l’union mystique sans tenir compte des exercices inférieurs de la voie purgative ? - Réponse] :

La doctrine de soeur Thérèse n’est nullement quiétiste. Comme saint François de Sales, elle serre avec un gant de velours mais elle serre très fort. Si elle engage du premier coup les âmes à l’amour de Dieu, c’est pour leur faire trouver dans cet amour la force de pratiquer effectivement et dans les détails les plus positifs les vertus mortifiantes.

[Réponse de la cinquante-deuxième à la cinquante-cinquième demande inclusivement] :

Je ne sais personnellement rien sur ces points.

[Réponse à la cinquante-sixième demande] :

J’ai été plusieurs fois prier sur la tombe de la Servante de Dieu pour en obtenir des grâces spirituelles que j’ai en effet obtenues. A ma première visite en 1909, je m’y trouvai seul. En 1910, j’y trouvai quelques personnes. En 1912, je constatai un concours très considérable. Il est notoire que, depuis, ce concours se maintient et ne fait que s’accroître. Les pèlerins ne sont pas seulement des ignorants et des gens du peuple, mais des personnes fort qualifiées (des évêques, des supérieurs d’ordres, des prêtres, des religieux, etc.).

[1101] [Réponse à la cinquante-septième demande] :

De tous côtés et à chaque instant, on entend rendre témoignage du renom de sainteté et de miracles de la Servante de Dieu. L’impression universelle porte sur l’efficacité de son intercession. Je connais personnellement un très grand nombre d’âmes qui invoquent constamment soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus pour en obtenir des faveurs spirituelles ou autres, et beaucoup me témoignent qu’en effet elles les obtiennent. Étant à Paris, j’ai occasion d’entendre sur ce point des communications provenant de toutes les parties de la France. L’attention populaire se porte plus explicitement sur l’efficacité surnaturelle de son intercession que sur l’héroïcité de ses vertus, mais les personnes plus éclairées spirituellement expriment plus habituellement leur admiration pour les vertus héroïques de la Servante de Dieu. La cause première de cette réputation est, à mon avis, la sainteté réelle de la Servante de Dieu et surtout l’expérience qu’on a faite de l’efficacité de son intercession. Sans doute les moyens, d’ailleurs très légitimes, qu’on a pris pour faire connaître la Servante de Dieu (surtout la publication de sa Vie), ont contribué à la diffusion de ce renom, mais ils n’en sont pas la cause principale. Du reste, si c’était là une entreprise humaine, ce serait tombé depuis longtemps.

[Réponse à la cinquante-huitième demande] :

Dans les premières années qui ont suivi la publication de la Vie de soeur Thérèse (1898), j’ai entendu [1102] dire qu’alors, plusieurs, même dans les Carmels, jugeaient cette publication inopportune et entachée de quelque mièvrerie. Mais c’étaient là des impressions superficielles sans allégation de griefs positifs et bien étudiés. De plus cette impression est aujourd’hui submergée par la foule des témoignages contraires.

[Réponse à la cinquante-neuvième demande] :

Je connais personnellement un bon nombre de prêtres qui doivent l’augmentation de leur perfection sacerdotale à leur dévotion envers soeur Thérèse et à la pratique de la " petite voie ". Ils se dévouent à la faire connaître, honorer et invoquer. Je dois remarquer que, de ces prêtres, les uns comptent parmi les plus pieux, les plus zélés ; d’autres, quoique prêtres bons et sérieux, n’avaient ni dans leur passé, éducation et milieu, ni dans leur tournure d’esprit, ni dans le genre de leur spiritualité, une aptitude réelle à comprendre Thérèse et à embrasser la " petite voie ". J’en connais, que je pourrais citer par leurs noms et leurs fonctions ; ils avaient une prédisposition d’esprit universitaire et modernisante (je me sers d’expressions un peu simplistes, mais le tribunal saisira les nuances), ou bien une tendance à l’ironie et à un dédain, fréquent d’ailleurs du mysticisme. Or, des uns et des autres j’ai eu le témoignage qu’ils ont reçu nombre de grâces dans l’ordre spirituel, et plus d’une fois dans l’ordre temporel. Tout dernièrement, l’un d’eux étant en retraite à Clamart, me permit, sachant que j’irais à Bayeux, d’invoquer [1103] son témoignage et de déclarer son nom : il s’agit de monsieur le chanoine Audollent, vicaire général, directeur de l’enseignement libre diocésain. Il affirme les bienfaits de soeur Thérèse à son égard, au point de vue des grâces spirituelles (j’en ai constaté moi-même les effets) et au point de vue de l’oeuvre qu’il administre, par une intervention plusieurs fois renouvelée, au point de vue des ressources matérielles.

Un autre, également chargé d’honorables fonctions dans le diocèse, fervent dévot à soeur Thérèse, prêtre éminemment pieux, déclare avoir recouvré, sans y pouvoir compter, une somme très importante, et cela par l’intervention de soeur Thérèse.

Un autre prêtre, de mes dirigés, exerçant de hautes fonctions dans un des plus importants établissements secondaires de Paris, n’avait rien, bien au contraire, qui le prédisposât à goûter soeur Thérèse, du moins je le pensais ainsi, et lui de même, à ce point que moi-même alors dévot à soeur Thérèse, je n’aurais pas osé lui parler de cette dévotion, de peur d’attirer certain sourire au coin de ses lèvres. Or, un collègue lui dit un jour : " Vous devriez lire la vie d’une carmélite, soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ; vous êtes psychologue, cela vous paraîtrait curieux. Il prend la chose au mot, demande la vie la plus complète, et passe toute la journée de Noël à lire l’ouvrage d’un bout à l’autre. Il est conquis. Bien mieux, il avait, de concert avec une dame charitable, pris soin d’une pauvre femme condamnée par les médecins, et dont la mort allait laisser [1104] seuls au monde, sans alliés, sans parents, dans l’extrême misère, deux orphelins, une fille de 16 ans, et un petit garçon de 13 ans. La pauvre femme, depuis bien des semaines se désespérait, maudissait la Providence, ne pouvait accepter cette affreuse perspective. Devant le péril de cette âme, le prêtre pensa à soeur Thérèse : il commença une neuvaine, la dame charitable avait fait de même, chacun à leur insu. Résultat : revirement complet, résignation admirable, la pauvre femme mourut les yeux toujours fixés vers l’image de Marie, assistée de ses deux orphelins récitant le chapelet, jusqu’au dernier soupir de leur mère. J’en ai envoyé, en son temps, à Lisieux, le récit circonstancié, écrit de la main du prêtre.

Mais l’intervention de soeur Thérèse a enveloppé la vie de ces orphelins, dont je dois, l’heure venue, exposer à qui de droit, à la gloire de la Vierge Immaculée et de soeur Thérèse, la merveilleuse protection et l’extraordinaire destinée.

Pour borner les exemples : un seul qui ressemble à bien d’autres. Un prêtre de mes pénitents, homme pas du tout sentimental, ni mystique, tout calme et tout positif me dit : " Connaissez-vous la vie d’une petite carmélite ?... " - " Oui ! soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus ! " - " Ah ! je viens de la lire, je suis ravi ; c’est surtout cette simplicité, cette vertu solide et aimable à la fois ". - " Je suis heureux - lui dis-je - de tenir de votre bouche ce témoignage, étant tel que je vous connais ".

Je pourrais multiplier les exemples, et tous reviendraient sur cette idée : " Quelle simplicité, quelle vertu [1105] aimable et quelle force aussi et quelle générosité ! ".

Oserai-je citer, enfin, le témoignage du déposant lui-même qui est un converti à soeur Thérèse, et pourrait proclamer que sa vie a été changée, retournée, par la protection et l’action de soeur Thérèse, dont il a été enveloppé, à propos de son ministère auprès des prêtres, et comme chargé de l’oeuvre des Victimes de la Mère miséricordieuse ?

Ce n’est pas le lieu maintenant d’en indiquer les conditions et d’en produire les preuves. Celles-ci devront être jugées, à l’heure que Dieu indiquera.

[Suite de la réponse à la cinquante-neuvième demande] :

Il existe une oeuvre, dite " des Victimes de la Mère miséricordieuse pour le Coeur de Jésus ".

Mes supérieurs m’ont confié la direction de cette oeuvre, en 1909, après la mort du Père de Haza, qui en avait été le premier directeur. [1106] Cette oeuvre consiste essentiellement en ce qu’un certain nombre d’âmes sont choisies par la Sainte Vierge, pour la réparation au Coeur de Jésus, pour les pécheurs, pour la rénovation et sanctification des prêtres. Ces âmes ont une mission spéciale et marchent dans une voie extraordinaire. Elles luttent directement et sensiblement avec les démons, affaiblissant ou brisant ainsi leur puissance au profit d’autres âmes pécheresses ou tentées. Les vertus héroïques qu’elles pratiquent, les expiations et les réparations qu’elles offrent en assumant sur elles ces peines crucifiantes, diminuent d’autant les tentations en d’autres âmes ou même les délivrent complètement. Le démon, dans sa méchanceté, peut faire souffrir ces victimes moralement et physiquement. Mais elles sont armées contre lui de grâces puissantes et souvent extraordinaires.

Tout cela a été soumis à la Congrégation du Saint Office en 1901.

Dans les exorcismes que j’ai dû faire sur ces victimes, qui ne sont pas des possédées ordinaires, puisque le démon en elles est enchaîné et esclave, il m’a été maintes et maintes fois déclaré que soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus exerçait sur les démons, pour le bien des âmes et surtout des prêtres, une influence continue. Les démons l’appelaient avec rage : " cette petite mangeuse de prêtres ", etc. ; se plaignaient qu’elle leur ravissait les âmes, disaient qu’elle favorisait mon ministère dans les retraites sacerdotales et dans la direction des prêtres.

Ce qui rend pour moi certaine la vérité de cette [1107] influence de soeur Thérèse c’est : 1 que depuis que je suis chargé de cette oeuvre des Victimes à laquelle soeur Thérèse est associée, l’efficacité de mon ministère auprès des âmes s’est considérablement développée ; c’est en 2 lieu qu’un certain nombre de faits qui m’avaient été annoncés par ces mêmes aveux forcés des démons se sont effectivement réalisés. En particulier, il me fut dit avec ironie : " Il t’en viendra des âmes pour le Carmel ! " Or, je n’ai pas de confessionnal, je ne dirige pas d’associations de jeunes filles, et pourtant sept personnes se sont trouvées spontanément sous ma direction, dont une est entrée au Carmel et les autres sont en instance d’y être admises.

Il est vrai que depuis ma déposition au procès de l’ordinaire, en 1911, un fait s’est produit qui pourrait susciter chez les juges quelque hésitation touchant la vérité ou l’efficacité de l’intervention de soeur Thérèse, au moins dans le cas particulier d’une de ces victimes, ou sur la valeur des sources d’information mentionnées ci-dessus.

Il s’agit du cas J. P. : voici en quoi il consiste. Il m’avait été déclaré par les communications surnaturelles de J. P., qui est une " victime ", que la volonté du Sacré-Coeur et de soeur Thérèse était que ladite J. P. fût admise au Carmel de Lisieux. Or, les démarches que j’ai entamées pour l’y faire accepter se sont heurtées jusqu’ici à un refus de monseigneur l’évêque de Bayeux, en qualité de supérieur du Carmel, déclarant qu’il n’admettrait J. P. que sur l’injonction de la Congrégation des [1108] Religieux. En présence de ce fait, tout en conservant ma pleine conviction personnelle sur la vérité de l’action de soeur Thérèse dans le cas, j’avais cru devoir retirer la déposition que j’avais faite au Procès de l’Ordinaire. Je croyais que le respect de l’autorité m’imposait cette démarche. Aujourd’hui cité à nouveau pour le Procès Apostolique, je livre les faits tels quels à l’appréciation de la S. Congrégation des Rites.

[Réponse de la soixantième à la soixante-cinquième demande inclusivement] :

Je n’ai rien à dire.

[Réponse à la soixante-sixième demande] :

Je n’ai rien à ajouter.

[1109] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu’il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l’interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n’y apporte aucune modification et signe comme suit] :

Signatum : A. FLAMÉRION, praes. S. J.

 

 

DOCUMENTS CONCLUSIFS

DU PROCÈS INCHOATIF

Avec la déposition du jésuite Anatole Flamérion, le Procès Apostolique inchoatif pour la béatification et la canonisation de S. Thérèse de l’Enfant-lésus était pratiquement conclu. En 58 sessions, en moins d’un an, avaient été entendus 20 témoins, dont certains des plus autorisés, qui avaient déposé, parfois pendant plusieurs jours consécutifs, avec un courage et une constance vraiment exemplaires. Car on était en pleine guerre mondiale et les difficultés provenant des hostilités se faisaient déjà sentir jusqu’en la lointaine Normandie.

La séance conclusive du Procès inchoatif, qui se tint le 25 août 1916, se rapporte justement à la guerre qui alors battait son plein. L’abbé Godefroy Madelaine, prémontré, le fameux " grand-père de l’Histoire d’une âme " comme il aimait se surnommer, aurait dû être interrogé. Les lois de suppression l’avaient amené à quitter Saint Michel de Frigolet et à chercher un refuge en Belgique, à Leffe, dans le diocèse de Namur. Et du refuge belge il aurait dû venir déposer au Procès Apostolique. Mais la Belgique était alors occupée par les allemands, et on ne pouvait songer à un voyage pour quelqu’un qu’on n’arrivait même pas à atteindre par correspondance.

Ce fut ainsi que son interrogatoire dut être remis à plus tard, et renvoyé - quand il serait possible - au Procès " continuatif ".

Parlant du P. Madelaine dans le contexte du Procès, le vice-postulateur Roger de Tell dut en mentionner d’autres qui, après avoir déposé au premier Procès, n’étaient pas présents pour différents motifs. Trois d’entre eux, Auguste Valadier, Claude Weber, Etienne Frapereau étaient morts. Le P. Elie de la Mère de Miséricorde, conventuel au monastère du Mont Carmel, en Terre Sainte, se trouvait, à cause de la guerre, dans l’impossibilité de se déplacer. Ces assertions étaient justifiées par la présentation de documents à l’appui.

On procéda donc à la clôture canonique du Procès " provisionaliter inchoatum ne perirent in Causa probationes ". C’était l’après-midi du 25 août, et le tribunal s’était rassemblé dans la sacristie de la merveilleuse cathédrale gothique de Bayeux.

Les témoins les plus qualifiés avaient été entendus sur les vertus de la Servante de Dieu. Il ne manquait pratiquement qu’un seul témoin de grande importance, soeur Marie de la Trinité, la novice de prédilection de Thérèse. Les autres témoins de visu du Procès " continuatif ", c’est-à-dire, la bénédictine soeur Marie Joseph, Marie-Elise Guérin La Néele, soeur Marie du Saint Rosaire et le P. Adolphe Roulland ne feront que répéter plus ou moins ce qu’ils avaient déjà déposé au Procès Ordinaire.

[Conclusion du Procès Apostolique Inchoatif]

[1109 à 1116]

[1117] [Acte de décès de monsieur l’abbé Auguste-Jean Valadier] :

Église métropolitaine

Paroisse Notre-Dame

L’an mil neuf cent quinze, le 25 octobre à 10 heures a été présenté en cette église le corps d’Auguste Jean Valadier, chanoine prébendé de Notre-Dame, décédé le 21 octobre à l’âge de 64 ans d. 11.

Bard. Port Royal.

Paris le 20 août 1916.

Signatum : L. BRÉANT premier vicaire de Notre-Dame.

[Acte de décès de monsieur l’abbé Etienne Frapereau] :

Extrait des registres de l’état civil de la commune de Juigné-Béné (Maine- et-Loire).

[1118] N. 21. Décès de Etienne Frapereau (célibataire).

Le vingt-sept décembre mil neuf cent treize, dix heures du matin, Etienne Frapereau, né à La Jumellière (Maine-et-Loire), le douze avril mil huit cent trente et un, prêtre retraité, fils de feu Charles Frapereau et de Jacquine Colaineau, célibataire, domicilié à Beaupréau (Maine-et-Loire), est décédé au Bourg de cette commune.

Dressé le vingt-sept décembre mil neuf cent treize, onze heures du matin, sur la déclaration de Joseph Albert, quarante-cinq ans, charron, et Auguste Théaudière, quarante-deux ans, cantonnier, domiciliés tous les deux en cette commune qui, lecture faite, ont signé avec nous, Charles de Villardi, Comte de Montlaur, maire de Juigné-Béné.

Le registre est dûment signé.

Pour copie conforme.

En mairie de Juigné-Béné, le 2 mai mil neuf cent quinze.

Le maire Signatum : C. DE MONTLAUR

 

[1119] [Acte de décès de monsieur l’abbé Claude Marcel Weber] :

Paroisse de Saint-Jean-de-Luz

(Diocèse de Bayonne)

Année 1915 - N 71

Sépulture de Claude Marcel Weber, prêtre.

Extrait du Registre des décès.

L’an mil-neuf-cent-quinze et le vingt-deux du mois d’octobre, je soussigné vicaire de Saint-Jean-de-Luz, après m’être fait présenter le permis d’inhumer délivré par l’officier civil, ai donné la sépulture ecclésiastique à Claude Marcel Weber, prêtre, domicilié sur cette paroisse, décédé à l’âge de quatre-vingt ans.

Signatum : M. LETHORRE prêtre délégué

[1120 à 1123] : latin supprimé.