FONDEMENTS

 

LE MYSTÈRE DE DIEU

Je voudrais essayer de décrire et d'expliquer les fondements théologiques du chemin qui conduit à la contemplation. Cela aurait pu paraître prétentieux autrefois ; à l'heure actuelle, au contraire, nous estimons que nous devons donner cette doctrine à tout le monde.

Regarder Dieu

Cette contemplation à laquelle on voudrait vous conduire et que nous considérons comme but, n'est pas une contemplation accompagnée de grâces mystiques ; s'il plaît à Dieu de vous les donner, il vous les donnera, mais ce n'est pas à celle-là que nous tendons directement. La contemplation est tout simplement, suivant la définition de saint Thomas, un regard simple sur la Vérité1, c'est-à-dire sur Dieu. Après avoir donné cette définition, saint Thomas nous dit que l'objet premier de la contemplation est Dieu2 ; il y a bien des objets

secondaires, mais c'est surtout Dieu. Aussi ne vous étonnez pas que, en cette première conférence, nous essayions d'abord de fixer ensemble notre regard sur Dieu, sur ce but.

Qu'est-ce que Dieu ? Dieu est le but de la contemplation, le point final vers lequel nous tendons. C'est pour cela que je voudrais vous parler de Dieu.

Au principe de la mission

Le deuxième motif, c'est que la connaissance de Dieu et les lumières sur lui – nous le voyons dans l'hagiographie des saints comme dans l'enseignement de saint Jean de la Croix – sont extrêmement fécondes pour la transformation de l'âme, et surtout des âmes d'apôtres. Les vies des grands saints, de ceux surtout qui ont eu une mission comme Moïse, saint Paul, saint Ignace, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, sont marquées au début par une grande lumière sur Dieu, par ce que saint Jean de la Croix appelle une " touche substantielle "3, c'est-à-dire une lumière sur Dieu lui-même.

La plupart du temps, nous le voyons pour Moïse comme pour saint Paul, cette lumière sur Dieu, qui n'est pas une révélation nouvelle

mais une connaissance plus approfondie de Dieu, est pour eux le principe de leur mission ; elle est le principe d'une transformation, d'un changement, et va ensuite les éclairer tout au long de leur route.

Nous connaissons tous suffisamment saint Paul pour savoir que la vision qu'il a eue, sur le chemin de Damas, ne l'a pas seulement transformé, de pécheur qu'il était, en chrétien et en apôtre. C'est dans cette vision qu'il a trouvé absolument tout : sa mission d'apostolat et la lumière qu'il a détaillée plus tard. Par les nouvelles grâces qu'il a reçues et par ses séjours surtout en prison, il a eu le temps de les expliciter ; ses épîtres contemplatives ne font qu'expliciter cette vision du chemin de Damas.

Aussi, pour nous, au commencement de ce qui doit être comme un cheminement vers Dieu, que faire ? Regarder Dieu, essayer de regarder Dieu.

I. – DIEU EST L'INFINI EN MOUVEMENT

Qu'est-ce que Dieu ?

Dieu transcendant

Dieu est l'Être infini, le seul être qui subsiste par lui-même, qui n'a pas de cause ni

de principe, qui a toujours été et qui sera toujours. C'est le seul être infini, au-dessus de tout, transcendant, inaccessible en soi, principe de tout. Nous devons défendre cette transcendance de Dieu. L'Église le fait, elle nous a montré combien elle y tient et la considère comme essentielle alors qu'elle effraie beaucoup d'âmes.

Dieu est donc l'Être infini, transcendant, celui qui est : " Je suis Celui qui suis "4. Infini en son éternité, dépassant donc le temps car il est au-dessus du temps ; infini dans ses perfections, par ses dimensions et par tout. Infini dans lequel, par conséquent, on ne peut pas trouver un ordre de croissance ; il n'y a pas de développement car une croissance, un perfectionnement, supposerait qu'il n'était pas parfait dès le principe.

En cette infinité, il y a apparemment – du moins à le considérer avec notre esprit – une certaine stabilité : " Tu autem idem ipse es et anni tui non deficient. Toi, ô mon Dieu, tu restes toujours le même et sans fin sont tes années "5. Le psalmiste souligne cette stabilité de Dieu, cette absence de changement. Nous changeons de vêtement, la nature change aussi d'apparence : Dieu ne change pas, " Tu autem idem ipse es ", parce qu'il est infini.

Dieu enveloppé de ténèbres

Le regard de notre simple raison, déconcertée par cet inaccessible, cette transcendance de Dieu, n'y voit évidemment qu'obscurité. Le psalmiste et l'Ancien Testament l'ont bien vu : Dieu est enveloppé dans la ténèbre de son infinité parce que notre intelligence n'est pas adaptée à cet infini. Nous sommes éblouis par Dieu comme nous le sommes par la clarté du soleil de midi. D'où nous disons : Dieu est ténèbres, Dieu est enveloppé de ténèbres.

Cependant il est des saints à qui Dieu a révélé quelque chose de ce qui est dans la ténèbre. Nous en trouvons un exemple dans saint Jean, dans le prologue de son évangile :

In principio erat Verbum, Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu ", et il ajoute : " et in ipso vita erat, et en lui était la vie "6. Dans cette infinité, il n'y pas immobilité ; c'est nous qui créons en quelque sorte cette immobilité par impuissance de percevoir l'infini. Nous créons de l'immobilité parce que ce qui ne se développe pas, ce qui ne croît pas, est pour nous immobile. Non, en Dieu, il y a les deux, il y a des antinomies que nous saisissons : " in ipso vita erat ", il y a de la vie, du mouvement.

La vision de Moïse :

Dieu Buisson ardent

Celui qui nous a révélé le premier, semble-t-il, cette vie et ce mouvement, cette antinomie, cette association du mouvement et de la vie qui est en Dieu avec son infinité, c'est Moïse.

Moïse était certes habitué à l'infinité de Dieu. On a pu dire, à juste raison, que le désert est monothéiste par son infinité, son silence. Par son immensité, il révèle en quelque sorte, du moins il donne une idée de l'infinité de Dieu. Le désert est monothéiste parce qu'il exclut les divinités et place en face de l'immensité de Dieu, de ce Dieu inaccessible. Moïse, éduqué à la cour du Pharaon et dans les universités égyptiennes, ayant donc reçu la meilleure culture de son temps, partit ensuite au désert pour garder les troupeaux de Jéthro, son beau-père. Habitué à cet infini, il avait dans le silence et la nudité du Sinaï une notion — on peut l'exprimer ainsi —, une impression de l'immensité et de la transcendance de Dieu.

On remarque, en effet, que les pasteurs, les gens du désert, sont monothéistes. Nous savons comment Psichari7 et d'autres ont trouvé l'infinité de Dieu au désert.

Un jour Moïse voit quelque chose, un phénomène, un buisson qui ne s'éteint pas, une flamme8. Il devait être habitué certainement à voir des buissons flamber. Là-bas, dans le désert du Sinaï, il en est comme dans nos montagnes : les bergers, à une certaine saison, font flamber les broussailles, pour avoir au printemps de l'herbe fraîche pour leurs troupeaux. Cela ne l'étonnait donc pas de voir du feu ; ce qui l'étonnait probablement, c'était de voir ce feu qui ne s'éteignait pas, qui devait brûler peut-être pendant des jours.

Il dit : " Je veux aller voir ce feu qui ne s'éteint pas ", et il s'approche. Vous savez comment il est accueilli : " Arrête-toi, la terre que tu foules est une terre sainte ". Il se déchausse et il arrive, la voix monte de ce feu. " Qui êtes-vous, qui me parlez ? — Je suis Celui qui est, je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de tes pères ". Relisez dans l’Exode cette scène magnifique. La voix monte : " Je suis Celui qui est ", et Moïse le connaît Celui-là, " Celui qui suis ", l'infini, l'inaccessible, le transcendant, celui qu'il connaît bien.

Mais ce qui le déconcerte, c'est de voir ce transcendant dans un mouvement. Qu'est-ce,

en effet, que ce feu ? C'est une vision symbolique, une théophanie de Dieu. Dieu n'est pas seulement l'inaccessible, le transcendant, il n'est pas l'obscur, non : Dieu est lumière, plus que cela d'une certaine façon, Dieu est flamme, la flamme qui monte, le brasier. Dieu est le brasier qui lance des étincelles, qui lance des rayons, le voilà !

Et cette notion de Dieu, d'un Dieu évidemment saisi dans un symbole, éclaire certainement Moïse et le transforme. C'est précisément là une de ces connaissances qui pénètrent dans les profondeurs de l'âme et qui, nous dit saint Jean de la Croix, la transforment, la marquent d'un sceau9. Désormais, transformé ainsi par cette lumière qui est en même temps chaleur, il ne peut pas ne pas agir sous son influence. Il va recevoir sa mission pour aller en Egypte, mais le voilà préparé à la remplir par cette vision symbolique. Il pourra tenir tête à Pharaon, il sait ce qu'est Dieu, ce Dieu qui est l'inaccessible, l'infini, ce Dieu qui est flamme, qui est brasier. Dieu est un brasier consumant, un feu consumant, le voilà !

Voilà la connaissance de Moïse. Et il nous éclaire, il est chargé de nous transmettre cette révélation qu'il a reçue.

La révélation de Jésus :

Dieu mouvement d'Amour

Cette révélation sera précisée encore, un peu dans l'Ancien Testament mais surtout par Notre Seigneur.

Notre Seigneur arrive à Jérusalem, à la capitale intellectuelle et spirituelle de la Palestine, de ce peuple auquel il vient annoncer la Bonne Nouvelle : que vient-il faire ici ? Il le dira à Nicodème10, il trouvera un homme intelligent, un de ces docteurs de la Loi, que nous sommes habitués à mépriser un peu parce qu'ils étaient Pharisiens et que nous les voyons commentant la Thora. Parmi eux, il y a cependant un homme intelligent que Notre Seigneur a choisi.

Ce Nicodème, docteur de la Loi, timide, vient pendant la nuit. Il a vu Notre Seigneur, il dit qu'il vient de Dieu. C'est malheureux pour lui qu'il vienne de Nazareth, de la Galilée : s'il avait été à Jérusalem, quel magnifique docteur de la Loi il aurait fait, n'est-ce pas ? Mais Nicodème reconnaît la main de Dieu : " Oui, Maître, Rabbi, seul quelqu'un qui vient de Dieu peut faire ce que tu fais ".

Notre Seigneur répond au désir de cet homme, de ce grand esprit, de cette âme de

bonne volonté. Il va lui parler des régions d'où il vient. D'où vient-il ? Il vient des régions de Dieu. Personne n'est allé là-haut, dans cet infini. On l'a vu par des visions symboliques, comme Moïse peut-être au désert ; mais personne n'est sorti de ce brasier, de cet infini, de cet être transcendant qu'est Dieu, pour nous dire ce qu'il y a en lui. Un seul en est descendu : " C'est moi ". Voilà ce que dit Notre Seigneur : seul, le Fils de l'homme vient des régions de Dieu, de ces régions transcendantes, seul, il peut en porter témoignage parce qu'il les a vues, il les a expérimentées.

Saint Jean nous dira lui aussi11 qu'il a touché et senti tout ce qu'il y avait dans le Christ, non pas seulement en son humanité mais nous pourrions dire dans sa Divinité. Il l'a touchée en quelque sorte et il portera un témoignage, dans son évangile, de l'humanité du Christ, de ses faits et gestes, de ses paroles en même temps que de la transcendance de sa Divinité.

Mais ici, c'est Jésus lui-même, et que nous dit-il ? Il va nous raconter quelque chose de Dieu, nous faire comme une description. Que va-t-il nous signaler de cet infini dont il vient ? Il nous dit : en cet infini, il y a le Père. Et il nous révèle un épisode en quelque sorte, un mouvement du Père. Quel est-il ? C'est un

mouvement, oui : " Dieu a tellement aimé le monde qu'il a envoyé son Fils "12.

Voilà le geste, geste capital et essentiel, qui va nous dire la nature de Dieu. Oui, ce Dieu n'est pas seulement brasier qui lance des étincelles, des rayons, et d'où sont montées ces étincelles que sont les anges, êtres finis. Dieu, un jour, par ce mouvement d'amour qui est en lui, a fait un mouvement si puissant qu'il a " éjecté ", en quelque sorte, quelque chose de lui : son Verbe, son Fils.

Nous voilà maintenant renseignés, par cet épisode, sur ce qui est en Dieu. Dieu le Père, source de lumière, source de miséricorde, est un Dieu d'amour. Ce mouvement qu'a saisi Moïse, ce brasier, c'est un brasier d'amour.

Echange d'amour en Dieu

Sur le témoignage qui nous est donné de ce mouvement de Dieu, nous pouvons mieux connaître Dieu. Dieu est amour. Dieu est brasier, foyer qui monte : c'est cela, Dieu.

Le Père, source d'amour

Dieu le Père, origine de tout, source de lumière et de miséricorde, ce " fond " de Dieu pourrions-nous dire, cette base, ce foyer dont

tout émane, c'est de l'amour. L'amour, c'est du bien diffusif : Dieu est bon. Dieu est amour, et cet amour en lui crée un mouvement. Dieu est infini, mais puisqu'il est amour. Dieu est force d'expansion, puissance d'expansion.

Pourquoi ce mouvement ? Ce mouvement procède de l'amour ; l'amour, c'est le bien qui se donne, qui se répand. Ce mouvement lui est, dirions-nous, naturel, il jaillit de sa nature. C'est cela, Dieu : puissance d'expansion, Bonum diffusivum sui, le Bien diffusif de soi... Avec notre intelligence éclairée par la foi, nous pouvons essayer de raisonner sur cela.

Le Fils, nappe lumineuse qui monte

Dieu donc est foyer, Dieu est brasier. Dieu est puissance d'expansion. Qu'est-ce qui monte de cette puissance d'expansion infinie ? Car, du fait qu'il est mouvement et que nous le saisissons d'une certaine façon, qu'il nous a été révélé quelque chose de lui, nous ne le limitons pas, il reste infini. Cette puissance d'expansion qu'est Dieu, cet amour qui monte, ce brasier, cette force est toujours en fusion et en expansion.

Qu'est-ce qui monte là-haut ? Il y a une nappe de lumière qui monte de cet Infini, de Dieu-source, qui est le Père parce qu'il est source. Et cette flamme, cette nappe lumineuse qui monte, comme sur l'océan monte parfois une certaine nappe de brouillard, ou comme du

foyer monte une nappe de lumière : c'est le Fils. Le Fils, c'est cela, c'est Dieu engendré par Dieu, car cette nappe est égale évidemment à sa source. Dieu travaille en lui-même, engendre en lui-même : " Au commencement, le Verbe était, il était en Dieu, il y avait la vie en lui ". Et le Verbe qui monte ainsi de Dieu est le " caractère de sa substance "13, il est l'égal du Père. Voilà ce que nous pouvons dire de lui.

A un moment, il sera comme éjecté, projeté dans notre nature humaine pour en prendre possession, pour venir parmi nous et devenir le Verbe incarné. Mais, de tout temps, il y a eu cette montée, cette nappe de lumière, cette flamme qui est montée de l'infini : voilà !

L'Esprit, Amour personnifié

Et les deux Personnes n'ont qu'une opération ; toutes les deux sont Dieu, il n'y a évidemment qu'un Dieu. Comment cela se fait-il ? Mystère..., mystère de la vie intime de Dieu, de la Trinité. De pouvoir en parler, cela ne l'explique pas. Mais ils sont doués d'intelligence, ils peuvent se comprendre, se regarder et s'aimer.

Ils se regardent, et lorsque le Père voit ainsi cette nappe lumineuse qui monte de lui, il ne peut que l'admirer parce qu'il s'y retrouve,

elle reste lui encore, par la nature. Et Dieu qui, après avoir créé, a trouvé que chacun des êtres qu'il a fait arriver à l'existence était bon14, qui a aimé son œuvre, comment n'aimerait-il pas son Verbe qui jaillit de lui ? Dieu le Père aime son Verbe et le Verbe, lui aussi, a de l'intelligence et il regarde son Père. Il regarde la source dont il émane sans cesse, il regarde le Père qui l'engendre sans cesse comme un foyer engendre sans cesse la flamme et la lumière. Et il aime cette source, il s'y retrouve.

La voilà, la contemplation, le regard simple de Dieu sur son Verbe et du Verbe sur son Père. De cette contemplation naît l'admiration l'un pour l'autre, l'amour de leur nature divine, l'amour des deux Personnes. Nous savons ce que produit cet acte d'amour du Père et du Fils : c'est un acte d'amour infini, un Amour substantiel, qui est la troisième Personne de la sainte Trinité. Les deux Personnes sont unies désormais dans cet amour commun, dans cette spiration commune d'amour qui jaillit d'eux et les remplit de joie.

Joie infinie

Car cette puissance expansive qu'est Dieu trouve sa joie ainsi à engendrer, toute sa joie à produire... Il n'y a qu'un acte infini, qu'un fruit infini qui peut le satisfaire, puisqu'il est infini.

La génération du Verbe donne au Père une joie infinie, la procession de l'Esprit Saint donne aux deux Personnes, le Père et le Fils, une joie infinie.

Et cela ne se produit pas dans le temps, à un moment donné ; cela a toujours été, Dieu a toujours été ainsi, il n'a pas commencé. La génération du Verbe n'a pas commencé, la procession de l'Esprit Saint n'a pas commencé, le bonheur de Dieu n'a pas commencé : il a toujours été ainsi, nous devons le croire. Il a toujours été et son bonheur est infini, à la mesure de son " œuvre " : infini, parce que " l'œuvre " est infinie, parce que sa génération et cette procession sont infinies aussi, elles n'ont pas de limite, elles ne vont pas cesser. Dieu engendrera toujours, l'Esprit Saint jaillira toujours, la spiration d'amour jaillira du Père et du Fils d'une façon incessante, toujours, toujours... Et Dieu est toujours heureux, Dieu est infiniment heureux. Le voilà, le bonheur de Dieu !

Comme il nous est bon, n'est-il pas vrai, de jeter parfois un regard sur ce bonheur de Dieu ! Joie paisible, joie triomphante, bonheur que rien n'épuise, joie sereine... Il n'y a pas de tempête, la génération, la spiration ne produit pas de tempête, elle est un effet de la plénitude de Dieu, elle ne dépasse pas ses forces. Il n'a pas à forcer, il n'a pas à éclater en quelque sorte pour spirer l'amour, spirer l'Esprit Saint : non, c'est normal, cela monte.

Voilà le bonheur de Dieu, bonheur infini, que nous devons considérer et essayer d'opposer parfois à tous nos changements, à tous les bouleversements du monde, à toutes les vagues de pessimisme que nous sentons devant les malheurs qui nous menacent ou qui sont déjà arrivés sur nous. Dire : " Dieu est heureux ! " Cet océan, ce brasier infini qu'est Dieu, nous pouvons le contempler, nous sommes destinés à le rejoindre, c'est notre patrie.

Contempler le mystère trinitaire

Voilà quelque chose de Dieu, exprimé timidement, mais que nous pouvons utiliser pour notre contemplation. Ne nous laissons pas effrayer par ce mystère trinitaire dont on dit qu'il est inaccessible. Oui, en effet, vouloir le comprendre et l'expliquer serait pour nous de l'orgueil, ce serait de la bêtise n'est-ce pas ? La transcendance de Dieu existe et il ne s'agit pas de la violer. Mais nous pouvons cependant la regarder, en saisir quelque chose, et il plaît à Dieu de nous en donner une certaine expérience, une certaine connaissance.

La contemplation peut et doit tendre à cette connaissance de Dieu en lui-même. Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix nous disent tout simplement qu'au sommet de la vie spirituelle, de ce chemin qu'ils nous tracent, il y a la connaissance de Dieu, que sainte Thérèse

n'hésite pas à appeler la " vision intellectuelle de la Trinité sainte "15. Ce n'est pas une " vision ", c'est une certaine connaissance par connaturalité, une connaissance toujours de foi mais une connaissance cependant.

Cela fait dire à sainte Thérèse qu'elle comprend la définition du dogme de la Trinité dans le catéchisme, elle voit comment cela est. Elle saisit, dans une certaine mesure, la distinction des Personnes en Dieu et comment ces trois Personnes sont pour ainsi dire dans un noyau, dans un centre, dans un feu, dans un brasier. Saint Jean de la Croix de même. Ils saisiront le mystère trinitaire de diverses façons, l'un plutôt par une Personne, l'autre par une autre Personne. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a eu, elle aussi, la hantise du mystère trinitaire.

Permettez-moi de vous dire quelques mots à ce sujet. Quand elle a parlé du mystère trinitaire, on a dit : " Comment ! Cette petite parle du mystère trinitaire, ce n'est pas possible ! " Alors, dans sa découverte du mystère trinitaire, dans ses descriptions, on a supprimé deux Personnes n'est-ce pas ? Pensez donc ! Qu'elle trouve l'Enfant Jésus, ça va bien, qu'elle trouve la Sainte Vierge... Mais qu'elle trouve les Personnes divines !...

Evidemment, ceux qui ont fait cela étaient un peu tributaires des préjugés de notre époque : le mystère trinitaire est beaucoup trop haut... Mais abdiquons ces jugements, ces préjugés, et n'hésitons pas à aspirer à cela. On nous a dit, à nous aussi, qu'il ne faut pas aspirer aux grandes lumières. Nous n'aspirons pas au surnaturel modal, aux grâces mystiques proprement dites qui affectent les sens. Mais nous désirons la connaissance de Dieu et nous pouvons la demander.

Qu'est-ce que nous ferons au paradis si nous ne trouvons pas Dieu ? Nous ne sommes pas là-haut pour aller trouver nos cousins ni nos neveux mais pour trouver Dieu, pour contempler cet inaccessible, cet infini et le saisir avec le moyen, l'instrument, le lumen gloriae16 qui nous sera donné et dont la capacité sera à la mesure de notre charité. Nous n'abdiquons pas cela ; sachons sur ce point affirmer notre doctrine, en préciser les notions et ne pas nous contenter de vagues slogans dans lesquels se trouvent bien souvent de grandes erreurs.

On peut aspirer à la connaissance de Dieu, déjà dès ici-bas d'une certaine façon, même par les grâces mystiques si le bon Dieu nous les donne. Si le bon Dieu vous donnait la vision de Moïse au désert, on vous féliciterait tout simplement, ce ne serait pas un malheur pour vous, pas plus que si vous receviez la vision de saint Paul sur le chemin de Damas ! On peut les recevoir sans perdre ses facultés, sans qu'on vous mette ensuite dans un hôpital psychiatrique. Même si on est ébranlé, comme saint Paul, pendant un certain temps, il y a quand même toutes ces richesses qui sont excessivement précieuses.

En tout cas, si nous n'avons pas le droit et s'il est dangereux d'aspirer à des grâces mystiques, à un surnaturel modal, à des moyens extraordinaires pour connaître Dieu, nous pouvons et nous devons aspirer à le connaître par la foi ; une foi perfectionnée, qui nous donne véritablement le contact avec Dieu, et qui nous en donne toute la connaissance que nous sommes capables de recevoir avec nos facultés et notre organisme surnaturel.

Voilà ce qu'est Dieu, ce que nous pouvons dire de lui pour alimenter déjà notre contemplation.

II. – DIEU EST SOURCE DE TOUTE VIE

Dieu est ainsi source, source de lumière, source d'amour ; nous savons que c'est de lui que tout a jailli, que tout a été fait. L'apôtre saint Jean nous le dit dans son Prologue :

" Rien n'existe qui n'ait été fait par lui, par lui toutes choses ont été faites "17. Là encore, notre raison peut s'exercer sur cela.

L'acte créateur de l'univers

Comment Dieu a-t-il créé ? Ce n'est pas commode à expliquer. En effet il y a là un problème, mais qui, pour nous, est résolu puisque la création est de foi. Nous n'avons pas à nous expliquer " comment ? ", le fait nous suffit : Dieu a créé.

La création, vestige de Dieu

Nous savons, d'une certaine façon, comment Dieu a fait : il a fait parvenir des êtres à l'existence en les faisant participer à son existence, et en même temps à son essence dans une certaine mesure. Les êtres qu'il a créés sont plus ou moins parfaits suivant que la ressemblance,

la participation à son essence est plus grande : création de la matière, création de la vie, création des anges.

Dieu a mis son cachet en toutes ses créatures, même dans la création inanimée, comme le dit saint Jean de la Croix, il a mis son " vestige "18. Saint Jean de la Croix considère la création inanimée et il y trouve le vestige de Dieu, la trace du pas de Dieu, de la main de Dieu, des doigts de Dieu.

Le souffle de Dieu

La création de la vie, son épanouissement a pu jaillir un jour de l'énergie de la matière. Mais quand Dieu voudra mettre dans la créature une âme spirituelle, il lui faudra faire un nouvel acte créateur. Car la matière, même l'énergie, n'est pas infinie, elle ne subsiste pas par elle-même.

Il a fallu que Dieu souffle : " Faisons l'homme à notre ressemblance "19. L'acte créateur va être précisément ce souffle de Dieu qui donne à l'homme sa ressemblance : " Faisons l'homme à notre ressemblance ". Il lui donne une âme qui a une intelligence et une volonté, qui est déjà à la ressemblance de Dieu.

Cela va permettre à Dieu de faire une autre création, c'est-à-dire de mettre, de planter, d'insérer, de greffer sur cette intelligence et cette volonté, sur cette âme naturelle, quelque chose de bien supérieur : la grâce, participation de la vie de Dieu. Dieu ne pouvait pas la greffer sur un animal, il fallait une âme. Cette grâce, participation de la vie de Dieu, est un organisme, une vie que Dieu a donnée, une participation qui nous fait enfants de Dieu.

Sur ces facultés, intelligence et volonté, Dieu va greffer des vertus théologales, des vertus infuses, un organisme surnaturel qui permettra à cette grâce de se développer, de marcher vers sa fin, d'atteindre sa mesure, sa taille. Il va permettre à l'âme de faire les opérations divines, des opérations comme Dieu. La filiation serait incomplète sans opérations, mais la voici : elle en est capable puisqu'il y a ces facultés.

Voilà donc, en quelques mots la création dont nous émanons.

Présence de Dieu à sa création

Dieu, nous le savons, en créant ainsi les êtres, ne les abandonne pas : tout cela jaillit de son " fond ", de son amour, Bonum diffusivum, et il ne lâche pas ce qu'il fait. Il aime son œuvre, quelle qu'elle soit, matière, vie, homme ; il s'y insère, il y est présent, même dans la

matière. Il lui donne une destinée, une mission, un mouvement de retour vers Dieu. Même cette matière, nous dit l'apôtre saint Paul20, et en tout cas toute vie ici-bas va soupirer vers cet infini dont elle émane. La création est en souffrance, elle est en enfantement, enfantement de ce qu'elle doit être ; elle est en désir et en soupir de la fin pour laquelle Dieu l'a créée, c'est-à-dire de Dieu lui-même.

Présence d'immensité

Ce soupir d'où jaillit-il ? Non de la matière elle-même, ni de l'animal ni de la vie ; il va jaillir de l'Esprit qui est dans cette vie, dans cette matière.

Toute créature est habitée par Dieu. Dieu y est présent non pas seulement parce qu'il est infini et qu'il remplit tout ; il est présent d'une présence d'immensité dans toute sa création. C'est lui qui la dirige, lui fournit ses forces ; c'est lui qui continue la création, car la conservation est comme une création continuelle.

Il est là présent dans tous les atomes, dans toutes les cellules, dans toutes les parties de nous-mêmes. Dans tout esprit, dans toute matière, Dieu est présent de sa présence d'immensité. Cette présence d'immensité active est agissante, surtout dans l'homme.

 

Présence active de l'Esprit

Cette présence est d'un degré bien supérieur dans l'homme doué de la grâce. L'Esprit Saint nous est donné et, à tout instant, cette grâce est augmentée par l'Esprit Saint, par ce Bien diffusif, par cet Amour substantiel. Lui-même nous est donné, en même temps, pour que nous ayons des relations avec lui : le voilà, Dieu !

Il nous est donné, et c'est lui qui soupire en nous, il soupire vers l'Infini dont il vient. Il nous fait soupirer vers l'Infini, cet Esprit ; l'esprit filial en nous aspire vers le Père et aspire aussi, nous disent les saints, vers la Mère, vers la Vierge Marie. Il nous soulève, et il veut nous soulever vers cet Infini d'où nous venons, vers ce Père dont nous sommes les fils par la grâce. C'est l'Esprit qui nous porte, c'est lui qui nous entraîne, voilà ce qu'est Dieu !

Cet Esprit est notre hôte, un feu vivant en nous, une lumière, il est notre ami. Il est vraiment en nous, il nous sanctifie et nous divinise constamment. Il veut arriver, nous le verrons, à nous gouverner par le truchement de nos facultés et des dons du Saint Esprit, à gouverner notre intelligence et notre volonté. Il aspire à la royauté, à la domination ; sa première présence, cette présence qui accompagne l'infusion de la grâce en nous, devient peu à peu, espérons-le, grâce à notre travail et à la découverte que nous faisons de lui, une présence

d'amitié. Il devient un ami, un hôte cher dont nous ne pouvons plus, pour ainsi dire, nous séparer21. Quand nous l'avons trouvé, nous ne pouvons plus nous passer de lui.

Présence de domination

Cette présence d'amitié qui se développe avec notre grâce, avec notre travail d'ascèse et de recherche de Dieu, deviendra une présence de domination. L'Esprit devient vraiment le maître, il devient le patron chez nous, le roi, non pas seulement par l'hommage que nous lui rendons, comme à quelqu'un à qui nous donnons des hommages de vassalité de temps eu temps ou à qui nous faisons des consécrations, non. Par une domination effective dans nos facultés, il nous meut, il agit par nous véritablement.

Voilà ce que dit saint Jean de la Croix ; affirmations déconcertantes, qui sont simplement la conséquence de la vie de Dieu et de l'existence de la grâce en nous. Et – saint Jean de la Croix n'hésite pas à nous le dire22 – par lui et avec lui nous faisons des actes divins, des actes qui émanent de nos facultés mais qui sont produits par l'Esprit Saint qui est en nous.

Voilà un premier regard sur Dieu, Dieu en lui-même et Dieu en nous. En effet, ce Dieu

infini, inaccessible, transcendant, enveloppé d'obscurité, le reste toujours car il n'est pas moins infini parce qu'il est en nous, mais il est là, en nous.

Recherche de Dieu

Restons sur ce regard sur Dieu, renouvelons-le par la foi, retrouvons-le. Notre oraison, c'est cela : utiliser les instruments que nous avons pour trouver Dieu, pour prendre contact avec lui.

Nous examinerons cet organisme de la grâce, cette divinisation de notre âme par la grâce. Nous en verrons, autant que possible, quelques détails, nous regarderons chaque pièce, chaque instrument, chaque membre de cet organisme pour le connaître, pour en prendre plus nettement conscience afin que nous sachions le trésor que nous possédons.

Puis nous irons vers l'exercice de cet organisme spirituel et nous l'étudierons. Ce sera toujours une étude théologique, parce que c'est Dieu que nous étudions, et en même temps une étude psychologique ; car cet exercice comporte à la fois une activité de la grâce qui nous est donnée, de l'instrument surnaturel reçu au baptême, et en même temps une activité de nos facultés. C'est ce qui rend le sujet un peu délicat ; la psychologie s'y mélange avec la théologie et cela provoque parfois des confusions.

Il n'est pas toujours très facile de discerner l'un de l'autre. Sainte Thérèse y voit clair ; saint Jean de la Croix y prend plaisir, pour ainsi dire, il discerne cela d'une façon merveilleuse, il a vite fait de distinguer un plan de l'autre, il les voit, il les perçoit. Nous pouvons y arriver aussi un peu, comme lui, progressivement ; mais au début nous sommes un peu embrouillés car nous sommes habitués à regarder les choses par les effets, à les étudier par le sentiment, par l'impression.

Nous essaierons de discerner tout cela, autant que nous pouvons le faire, pour affermir notre foi et surtout, – c'est le but pratique – pour que nous trouvions le goût de Dieu, de l'exercice de la présence de Dieu, de la recherche de Dieu. Nous comprendrons alors pratiquement que si la vie éternelle consiste surtout à voir Dieu, à posséder Dieu, notre vie ici-bas comporte déjà, comme exercice principal, cette recherche et ce contact avec Dieu. C'est là une occupation, je ne dis pas unique mais enfin principale, de notre vie d'ici-bas, l'exercice de la vie éternelle, inchoatio vitae aeternae23. Car si on ne l'exerce pas, si on ne développe pas son organisme surnaturel, il sera déficient plus tard pour voir Dieu. Nous ne le verrons dans le Ciel, nous ne le posséderons qu'à la mesure de la puissance de l'organisme que nous aurons développé ici-bas.

Dominus tecum

Demandons-le à la Sainte Vierge, à Notre-Dame de Vie, qui vivait avec Dieu : " Dominus tecum, le Seigneur est avec vous ", cette affirmation de l'ange comporte une familiarité, des relations mutuelles très étroites entre Dieu et elle. Elle vit maintenant dans la gloire de Dieu et elle le possède. Demandons-lui qu'elle nous apprenne à trouver Dieu et à vivre avec lui, afin qu'on puisse dire de nous : Dominus tecum, le Seigneur est avec nous. Quel meilleur témoignage pourrons-nous porter que celui-là !

Que nous puissions dire nous-mêmes d'une certaine façon, comme Notre Seigneur à Nicodème : " Personne ne va à Dieu, un seul peut porter témoignage ", et moi aussi, je peux donner un témoignage. Car, pour n'y avoir pas été, pour n'y être pas comme Notre Seigneur, dans l'unité des Personnes, que nous puissions cependant invoquer parfois notre expérience de Dieu pour affirmer qu'elle est possible et pour en donner aux autres le goût et le désir.

 

 

NOTES

 

 

1. Somme théologique, IIa IIae, q. 180, a. 3.

2. Ibid., a. 4.

3. Cf. Nuit obscure, p. 661 s., et Vive flamme, str. 2, p. 957 s.

4. Ex 3, 14.

5. Ps 102, 28.

6. Jn 1, 1.4.

7. Ernest Psichari, officier et écrivain français (1883-1914). Au cours d'un long séjour en Mauritanie (1909-1912) il se convertit au catholicisme ; il avait l'intention d'entrer chez les Dominicains, mais il fut tué à l'ennemi dès le début de la guerre. Il a laissé notamment deux ouvrages : l’Appel des armes (1913) et le Voyage du centurion (publié en 1916) qui portent témoignage de son expérience.

8. L'épisode du Buisson ardent se trouve en Ex, ch. 3.

9. Cf. Cantique spirituel, str. 13 et 14, p. 758-762 ; str. 32, p. 862.

10. La rencontre avec Nicodème se trouve en Jn 3, 1-21.

11. Cf. 1 Jn 1, 1-3.

12. Jn 3, 16.

13. Cf. He 1, 3.

14. Cf. Gn 1, 31.

15. Cf. Château de l'âme, VII Dem., p. 1030-1031.

16. Sur la terre, nous ne pouvons connaître le mystère de Dieu et vivre de sa présence que par la foi. Celle-ci est certaine mais obscure, car notre intelligence n'est pas adaptée à une connaissance claire et immédiate du mystère divin. Au Ciel, Dieu donne à l'homme, après sa mort, une connaissance surnaturelle immédiate de lui-même qui permet de le voir face à face tel qu'il est. Cette puissance de vision s'appelle le lumen gloriae ou lumière de gloire.

17. Jn, \, 3.

l8. Cf. Cantique spirituel, str. 5, p. 714.

l9. Gn l, 26.

20. Cf. Rm 8, 19-23.

21. Cf. Je veux voir Dieu, p. 1012. Cf.

22. Cf. Vive Flamme, str. 3, p. 968 s.

23. " Commencement de vie éternelle ".