L'ORAISON AU QUOTIDIEN

Ce chapitre, intitulé " L'oraison au quotidien ", ne constitue pas une conférence a proprement parler, mais un dialogue où le P. Marie-Eugène répond soit à des difficultés souvent évoquées, soit à des questions directes posées par les auditeurs. Il nous paraît que cet aspect très concret de la pratique de l'oraison peut se révéler très profitable pour tous ceux qui désirent persévérer dans cette voie de la prière silencieuse.

Je vais commencer par signaler, d'une façon toute sommaire, quelques-unes des difficultés de l'oraison et je donnerai une courte réponse pour chacune. Puis, je vous serai bien reconnaissant de préciser ces difficultés d'une façon pratique.

Trouver du temps

Au point de vue de l'oraison, la première difficulté est de trouver le temps pour la faire. C'est la première objection présentée par les personnes à qui on propose cet exercice spirituel :

" Mais je n'ai pas le temps, je n'ai pas le temps de faire oraison ".

On se récuse, on dit :

" Nous avons déjà nos exercices de piété, la messe le dimanche, notre prière du matin et du soir ".

Suivant le degré ou la forme de piété, on y ajoute la messe, la communion et quelque autre chose ; on dit enfin :

" Nous n'avons pas le temps de faire davantage ".

Tout cela évidemment est précise :

" Je suis mère de famille. J'ai mes enfants ",

ou bien :

J'ai mon bureau, j'ai mon travail, et je ne vois pas comment je pourrais insérer l'oraison dans ma vie telle quelle est constituée et organisée actuellement, comment je trouverais le temps de faire oraison ".

Il est certain que, si l'on veut mettre l'oraison dans sa vie, il y a d'abord un problème d'organisation de la vie personnelle qui se pose. Ajouter dans une vie déjà organisée l'exercice de l'oraison, qui peut être d'une demi-heure, d'une ou même deux heures, paraît un problème quasi insoluble parce que nous

sommes tous des gens très occupés, surmenés, débordés. On se dit :

Si je mets encore une heure d'oraison, une demi-heure, je vais simplement augmenter mon surmenage et peut-être me rendre infidèle à des devoirs essentiels de ma vie, devoirs de famille ou même devoirs d'état, devoirs de profession ".

Je crois donc que, lorsqu'on veut mettre l'oraison dans sa vie, il faut se poser le problème de l'organisation de sa vie. Est-ce à dire que l'on va changer de profession, laisser ses occupations habituelles, ou négliger ses devoirs d'état pour l'oraison ? Non, je ne le pense pas. L'expérience prouve qu'il est des gens très occupés qui font oraison. On dit que saint François Borgia, un des premiers Généraux de la Compagnie de Jésus, à partir du jour où il fut Général, augmenta son temps d'oraison et, au lieu d'en faire trois heures, je crois qu'il en faisait six. D'autres personnes, que je connais, arrivent très bien à faire une heure, deux heures d'oraison.

Ne nous laissons pas effrayer par ces deux heures d'oraison, il n'y a qu'à se rappeler que la journée est composée de vingt-quatre heures. Sur ces vingt-quatre heures, il en faut huit, mettez neuf, pour le sommeil ; il en restera encore seize. Je ne sais pas le travail que vous fournissez ? Actuellement il y a la journée de

huit heures ; sur ces seize, il en restera encore huit : on pourrait bien tailler deux heures d'oraison là-dessus.

Il ne faudrait pas considérer l'oraison comme un exercice accessoire ; il faut la mettre dans sa vie comme une activité que l'on estime, sinon aussi essentielle chaque jour que le sommeil ou le repos, du moins comme un exercice très utile.

Je crois qu'à la base de ce désir d'organisation, il doit y avoir surtout la conviction que l'oraison est un exercice utile. La plupart du temps, on se dérobe parce qu'on considère l'oraison comme un exercice de piété secondaire, dont on peut se passer. On croit qu'on peut aller au Ciel sans faire deux heures d'oraison, et c'est bien vrai mais enfin, encore une fois, on n'a pas la conviction que c'est un exercice nécessaire.

On ne voit pas surtout ceci : l'oraison, quand on l'insère dans sa vie, y apporte un élément d'équilibre. Une heure d'oraison constitue, dans la journée, je ne dis pas une heure de repos, complètement, une heure de sommeil, mais certainement une heure d'équilibre.

On dit souvent — saint François de Sales en particulier le dit — que les contemplatifs agissent beaucoup plus vite parce que l'oraison permet un temps de repos, de relaxation, et

affine leurs facultés, les perfectionne même au point de vue humain, bref assure un équilibre. Le temps qui semble perdu dans l'oraison est retrouvé par l'intensité du travail que l'on fournit.

Pour résoudre ce problème de l'insertion de l'oraison dans notre vie, il faudra tenir compte de diverses circonstances : du degré de notre vie spirituelle, de notre aptitude, bref, de ce que nous voulons mettre comme oraison dans notre vie. Mettre deux heures, pour certains, paraîtra beaucoup et en effet ce le sera ; pour d'autres, une heure, c'est déjà bien, pour d'autres, une demi-heure. Il semble que, si l'on veut que l'oraison ait une certaine influence sur la vie, il faut arriver à une demi-heure.

Comment l'organiser ? On peut diviser ce temps en deux, en trois ou en quatre, suivant ses aptitudes, et résoudre le problème de cette façon. J'ai vu moi-même bien des gens qui sont occupés, des mères de famille, des foyers, des religieux qui ont des occupations absorbantes, des préoccupations de gouvernement avec de lourdes charges de correspondance, et qui arrivent à mettre dans la journée leurs deux heures, leurs trois heures d'oraison.

Quand sainte Thérèse parle, dans les premières Demeures, de faire entrer l'oraison dans sa vie, elle parle immédiatement d'un

réglement1 ; ce qui ne veut pas dire qu'on va organiser tous les détails de son existence, mais enfin il faut une organisation générale de sa vie, en fixant une heure, un moment.

Prière et travail

" Peut-on prier en travaillant ?

Est-ce que le fait de s'adonner à un travail manuel ne détourne pas de la profondeur de la prière ?"

Non, au contraire. On a reconnu que le travail manuel favorisait précisément la contemplation. En effet, il laisse la liberté d'esprit et permet par conséquent de se donner à l'oraison. Les contemplatifs eux-mêmes d'ailleurs préfèrent de beaucoup le travail manuel au travail intellectuel ; ce dernier, occupant l'esprit, ne permet pas la même attention à Dieu. Donc on peut être en oraison dans le travail manuel.

Je ne crois pas cependant qu'on puisse se contenter de prier en travaillant. Il faut faire un exercice d'oraison en dehors du travail, ne s'adonner qu'à cela. Même le travail manuel absorbe une partie de l'attention et ne permet pas, par conséquent, de donner à Dieu, à la prière, à l'oraison tout le temps et toute

l'attention qu'elle demande. Nous rencontrons, de temps en temps, des personnes qui nous disent :

" Mais moi, je pense toute la journée à Dieu, du moins j'y pense très fréquemment. Je n'ai donc pas besoin de faire un exercice d'oraison ".

Nous leur disons : " Non, il faut, je crois, l'exercice ; si déjà vous pensez à Dieu si facilement, que serait-ce si vous donniez à Dieu un temps particulier pour cela ? "

Se recueillir

Dans l'oraison elle-même, il y a une autre difficulté. L'oraison exige du recueillement, elle comporte une attention à Dieu, une concentration de toutes ses facultés sur Dieu. L'oraison est un échange affectueux avec Dieu, et de notre part cet échange exige que nous y portions toutes nos facultés ; nous l'avons vu en parlant de la part active que doit fournir l'homme dans l'oraison, en orientant son intelligence et ses sens vers Dieu. Pour ce recueillement il faut donc un cadre, il faut des conditions particulières. Et, assez fréquemment, c'est la deuxième objection que l'on fait :

" Je ne puis pas me recueillir, je ne puis pas rassembler mes facultés. Ou du moins, si je puis les rassembler pendant deux minutes,

au bout de très peu de temps mes facultés volages se portent de côté et d'autre ".

Cette difficulté à se recueillir, surtout au début de la vie d'oraison — plus tard, elle prend une autre forme —, cette difficulté doit être vaincue là encore par une certaine organisation. Organisation qui sera, premièrement, de choisir le temps et le lieu de son oraison. Sainte Thérèse insiste beaucoup sur cela.

Choisir le moment

Il faut considérer que l'oraison, surtout en ses débuts, comporte une attention des facultés, nous pourrions dire un certain travail intellectuel assez intense. Nous savons bien par expérience, nous tous qui nous adonnons à des travaux intellectuels, qu'à certains moments de la journée, nous sommes capables de fournir un travail plus intense alors que dans d'autres moments cela n'est pas possible. Certains travaillent le matin, d'autres le soir ; ainsi il y a des personnes qui se recueillent beaucoup plus facilement le matin que le soir, et vice versa.

Sainte Thérèse dit2 : quand on a de la difficulté pour se recueillir dans l'oraison, le premier essai à tenter, c'est de changer l'heure de son oraison, de la faire à un autre moment

pour voir si cela va mieux. Ici, il n'y a pas de règle générale : chacun de nous a son tempérament, ses aptitudes.

Choisir le cadre

Les divers Ordres religieux, suivant la forme de leur contemplation, ne choisissent pas les mêmes lieux. Les Cisterciens choisissent, comme à Sénanque, les vallées ; presque toutes les Trappes sont aussi dans les vallées. Les Bénédictins bien souvent se mettent sur les montagnes ; le Carme, lui, ira au désert, que ce soit la montagne ou la vallée, selon les pays ; les Chartreux ne font pas attention au climat, ils se mettront sur les montagnes, tout chez eux est en fonction de la prière.

Le cadre de la prière a une grande importance. Vous ne retrouvez pas le même style chez les Cisterciens et chez les Bénédictins. La plupart des abbayes bénédictines sont de style gothique alors que, la plupart du temps, les Cisterciens ont le style roman. Ce n'est pas un détail de goût du fondateur ; cela repose sur une certaine harmonisation de leur prière avec le cadre. Pourquoi le Bénédictin prend-il le style gothique ? C'est parce qu'il cherche la splendeur du culte et que le style gothique, le style byzantin flamboyant se prête davantage aux grands déploiements.

Au contraire, le Trappiste cistercien a besoin de la belle nature mais aussi du style

roman, de quelque chose de beaucoup plus austère, qui écrase davantage. Le Carme, qui cherche le désert, cherche le rien dans saint Jean de la Croix pour trouver le tout de Dieu. Comme saint Jean de la Croix, il demande d'abord au cadre une certaine splendeur, une certaine austérité ; mais quand il le construit lui-même, il ne mettra absolument rien qui puisse le retenir. Car s'il utilise le sensible pour aller à Dieu, il demande à ce sensible d'être dépouillé afin qu'il ne le retienne pas.

Ces choses ont une importance assez considérable. Vous me direz :

" Mais nous ne pouvons pas faire chez nous une église gothique, construire un ermitage dans notre jardin ! "

C'est pour vous inviter à ne pas négliger cela. Que choisirons-nous comme cadre ? Cela dépendra d'un chacun. Le cadre doit être celui qui nous recueille le mieux, où nous sommes le plus maître de nous-même, et non victime de l'énervement ; celui où nous sommes le mieux en possession de nos facultés, où nous pouvons le mieux les dominer.

Certaines personnes se recueillent fort bien devant le Saint Sacrement. D'autres, au contraire, ne peuvent pas se recueillir dans une église parce que, dès qu'elles veulent se mettre en prière, si elles sont dans une grande église ouverte à tout le monde, elles ont toujours peur

qu'on les voie. Vous me direz : " Mais elles devraient vaincre cela ! " Mais non, on n'arrive pas à vaincre toutes ses impressions ; elles n'arriveront pas à se recueillir.

Vaut-il mieux se recueillir devant le Saint Sacrement ou chercher la solitude ? Certains préfèrent le Saint Sacrement, parce qu'ils lui reconnaissent une influence apaisante, ce qui est vrai. Cependant, la tendance générale sera de ne pas faire son oraison devant le Saint Sacrement parce qu'on est exposé aux envahissements de la foule, et on n'a pas cette impression de solitude qui est nécessaire à l'apaisement. Chacun, suivant les conditions de sa vie ordinaire, choisira le cadre qui lui est le plus favorable et accessible.

Connaître son tempérament

Au point de vue du recueillement, nous rencontrerons aussi quelqu'un qui dira :

" Mais je suis énervé, moi-même je suis inquiet ".

Les médecins modernes, psychiatres et psychanalystes, nous disent que nous sommes tous un peu malades. Non pas évidemment que nous ayons tous besoin de passer dans des cliniques, mais il est certain que nous avons tous telle ou telle tendance. La plupart du temps, cette tendance, qui n'est pas nettement

pathologique c'est-à-dire susceptible de produire un véritable déséquilibre, se porte sur la partie forte, sur l'intelligence ou un autre point. Nous avons alors un peu d'inquiétude...

Cette tendance à l'inquiétude ou à la mélancolie, nous la retrouverons dans l'oraison, elle produira un certain énervement. Il faudra en tenir compte. C'est alors que joue une certaine technique. On peut utiliser celles qui nous sont présentées ; la technique du souffle par exemple, de la respiration, peut produire une véritable relaxation, je ne dis pas qu'elle fait disparaître complètement la tension nerveuse, mais enfin elle aide assez bien. Il y a là aussi d'autres mouvements.

Je crois qu'il ne faut pas exagérer dans ce domaine, mais enfin il n'est pas défendu de s'aider, sur ce plan, de ces techniques qui reposent simplement sur notre anatomie, sur notre physiologie. Utilisons ce qu'il peut y avoir de bon, sans toutefois penser que, avec cette technique purement naturelle, on puisse arriver à une véritable oraison et surtout à une contemplation surnaturelle.

Dans ce domaine, on peut demander des conseils pour s'aider dans telle ou telle circonstance. D'ailleurs ces tendances, comme cela arrive dans la plupart des cas, ne poussent pas très loin et il s'agit simplement de les connaître. On fait alors de soi-même le mouvement de compensation. Si, par exemple, quelqu'un est

inquiet, un peu porté aux scrupules, on lui dira : " Ne faites donc pas attention à cela ". Pratiquement, il s'en débarrassera en n'y faisant pas attention. Un autre est un peu porté à la mélancolie : on arrive très bien à marcher quand même. Il en est de cela comme pour beaucoup d'autres choses. Nous arrivons bien à mener notre vie malgré telle ou telle indisposition chronique, cela ne nous arrête pas dans notre travail habituel.

Ces diverses tendances pathologiques que nous portons se développeront, semble-t-il, presque nécessairement, à mesure même que nous avancerons dans l'oraison. Il arrivera, lorsque l'oraison deviendra passive et qu'il y aura une certaine action de Dieu sur l'âme, que ces tendances pathologiques montent à la surface.

Saint Jean de la Croix prend la comparaison du minerai mis dans le haut fourneau qui, en fondant, laisse monter les scories à la surface3. Ces scories, ce ne sont pas seulement les péchés, la vie passée, mais surtout ces diverses tendances. L'âme en prend conscience, | les voit d'une façon plus nette ; elle se trouve d'ailleurs à ce moment-là dans des régions un peu nouvelles pour elle et cela provoquera normalement, je ne dis pas un déchaînement de

ses tendances mais enfin, une plus grande influence de ses tendances sur sa vie psychologique.

On aura alors besoin évidemment d'un conseil approprié. Le grand remède sera de prendre conscience de ses tendances, de les voir. Une fois qu'on les a vues et qu'on les a acceptées, on est déjà presque à moitié guéri. Car ce qui rend la tendance funeste, c'est précisément l'inconscience de la motivation.

Donc ce problème du recueillement est un problème assez délicat lorsque l'âme progresse dans la contemplation. Pour le début, il suffira de prendre quelques précautions, de choisir son cadre et, certainement, on sera notablement aidé par Dieu.

Prière liturgique et prière silencieuse

Il se pose encore le problème de l'oraison, de la prière intérieure, pendant la prière vocale, la prière liturgique. Sainte Thérèse a une position très nette dans ce domaine. La position actuelle de l'Église est l'explicitation, pourrions-nous dire, de tout l'enseignement que nous retrouvons dans sainte Thérèse. C'est-à-dire, il est demandé qu'on ne soit pas liturgiste au point de croire que la liturgie suffit ; et d'autre part, que tout chrétien ne veuille pas se consacrer à une prière purement personnelle, mais qu'il se donne à la prière

liturgique car elle est, à proprement parler, la prière du Christ, du Corps mystique.

Il faut faire l'un et l'autre, et sainte Thérèse nous le dit elle-même. Nous retrouvons chez elle, tant au point de vue théorique dans son enseignement que dans sa vie pratique, à la fois ce mouvement liturgique et ce mouvement intérieur. Au monastère de l’Incarnation, où elle vivait dans ses appartements, elle avait un petit oratoire où elle faisait fêter solennellement les saints pour lesquels elle avait une dévotion particulière4. Elle ne les honorait pas uniquement par une oraison mais par la prière liturgique.

Et d'autre part, elle dit très nettement qu'elle ne comprend pas que la prière liturgique, la prière vocale, ne soit pas accompagnée de prière mentale5. Car si nous ne faisons pas attention à ce que nous disons, si nous ne prenons pas vraiment conscience que nous parlons à Dieu, notre prière n'est plus même une prière humaine, ce n'est qu'une prière purement matérielle et extérieure. Il faut par conséquent penser à ce qu'on dit et s'unir à l'Église quand on fait la prière liturgique.

Telle est l'association des deux, prière mentale à la fois et prière vocale, oraison en même temps que prière liturgique. Ce qui

n'empêche pas de donner à cette prière liturgique, quand on doit y participer par le chant, toute l'attention qui est nécessaire pour qu'elle devienne harmonieuse.

Agir dans l'oraison

Voici un autre problème, une autre difficulté :

" Qu'est-ce que l'oraison ? Comment faire oraison ? En quoi consiste l'oraison ? "

Je crois avoir répondu dans les entretiens précédents ; cependant permettez-moi de résumer et d'insister sur certains points, et surtout de réfuter je ne dis pas des objections, mais enfin de fausses opinions que l'on peut avoir sur l'oraison.

Méditation et oraison

En France, nous avons connu au xviie siècle, un renouveau spirituel avec l'École Française qui a fait énormément de bien. Monsieur Brémond, l'auteur du Sentiment religieux6 parle d'une " invasion mystique " au début de ce xviie siècle. Quand on étudie l'histoire d'un peu près, on remarque que cette

invasion mystique a été provoquée spécialement par la traduction des œuvres de sainte Thérèse.

Cette invasion mystique se répandit largement dans le clergé par Monsieur Olier, le Père de Condren, saint Vincent de Paul. Elle prit alors une tournure française, la tournure de l'époque, et il le fallait bien : une spiritualité doit être pratique et, par conséquent, s'adapter aux formes diverses du tempérament. Et elle a pris une forme raisonnable ; il y eut alors une grande discussion entre Fénelon et Bossuet. Bossuet représentait le Grand Siècle classique tout à fait raisonnable, Fénelon au contraire représentait une tendance plus affective, peut-être plus mystique. Ce fut Bossuet qui eut raison au xviie siècle ; Monsieur Brémond semble dire, comme nous le faisons nous-même, que c'est presque regrettable.

Évidemment, peut-être Fénelon s'était-il laissé entraîner par Madame Guyon, mais enfin peut-être aussi avait-il plus raison que Bossuet dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, cette spiritualité est devenue raisonnable et intellectuelle ; et elle nous a été transmise de cette façon, adaptée ainsi à notre esprit, traduite, exprimée, explicitée par l'esprit du Grand Siècle.

Il se trouve que nous avons gardé — je dis nous, car il s'agit surtout du clergé, formé dans les Séminaires avec les méthodes de saint

François de Sales, de Monsieur Olier et de l'École Française —, nous avons gardé donc des formes d'oraison qui sont surtout des formes d'oraison intellectuelle, de méditation. Il en résulte que notre conception française identifie l'oraison à la méditation. Qu'est-ce que l'oraison pour nous, Français ? C'est de méditer : c'est une erreur.

Sainte Thérèse a beaucoup insisté sur ce point-là. Quand elle parle de cette oraison qui est une méditation, une considération, un travail essentiellement de l'intelligence, elle dit : c'est un bon commencement pour les intellectuels mais il faut rappeler à ces intellectuels — elle ne savait pas que sa doctrine prendrait cette forme en France puisqu'elle était déjà morte à la naissance de l'École Française —, il faut leur rappeler donc que l'oraison ne consiste pas à penser mais à aimer7.

Il faut se rappeler cette parole de sainte Thérèse : l'oraison n'est pas une méditation mais une prise de contact avec Dieu, un échange avec Dieu. Je crois avoir insisté sur ce point-là, c'est l'idée maîtresse qu'il faut garder et retenir. Pourquoi fait-on oraison ? Pour trouver Dieu, pour avoir un entretien avec lui, pour arriver à prendre contact avec lui. Comment prendra-t-on ce contact ? Je ne vous répète pas ce qui vous a été dit : nous le faisons

 

 

par la foi, par l'exercice de la foi théologale : " Mon Dieu, je crois que vous êtes là et je vous aime ".

Maintenant, cet acte de foi et d'amour qui permet le contact, qui permet l'échange avec Dieu, je devrai l'entretenir, je veux lui donner un aliment. Quel sera l'aliment ? Si je suis un intellectuel, je pourrai me servir de la méditation. Mais, attention ! ne faisons pas des dissertations philosophiques, ni même théologiques, pendant l'oraison parce que ce n'est pas cela. Ne croyons pas que nous aurons fait une excellente oraison après avoir fait une méditation, trouvé beaucoup de belles pensées et construit de beaux raisonnements : si nous ne faisons que cela, nous ne faisons pas oraison.

Moyens pour le contact avec Dieu

Il s'agit de prendre contact avec Dieu. Ce contact, je le prendrai par la méditation si je suis un intellectuel ; si je ne le suis pas, je prendrai une image, comme conseille sainte Thérèse, et je la regarderai. C'est ce que faisait sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ; elle avait une image qui lui plaisait, représentant un tabernacle avec une grille et elle disait : " C'est le divin Prisonnier "8. Que voulez-vous ! il s'agit de prendre ce qui permet d'arriver au contact.

D'autres utiliseront la prière vocale. Sainte Thérèse d'Avila raconte : " Une personne me disait qu'elle ne savait pas faire oraison, qu'elle ne pouvait réciter que le Notre Père ; mais je m'aperçus que, par son Notre Père, elle arrivait à une très haute contemplation "9. Je pourrais vous raconter moi-même ce que j'ai rencontré dans un de nos monastères.

Une religieuse avait été sœur tourière pendant quarante-deux ans, dans une ville montagneuse du centre de la France ; c'était une personne qui avait beaucoup travaillé mais ne semblait guère contemplative. On la voyait avec son panier courir de côté et d'autre, et elle faisait remarquablement son métier. Elle me disait à la fin de sa vie : " Mon Père, je ne puis pas faire de méditation ; je suis bien malheureuse parce que je ne puis même plus prier.

— Qu'est-ce que vous faites, ma sœur ?

— Je ne puis même plus dire le Notre Père

Comment faites-vous ? Vous n'essayez pas ?

— Oh si, j'essaie souvent. Mais voilà, quand je commence, je dis Notre Père et quand j'ai dit Notre Père, je ne puis aller plus loin. C'est tellement beau, qu'immédiatement... Parfois, je ferme les yeux et je force ; je dis : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié... Je ne puis jamais dépasser cela. Vous voyez que je ne puis pas faire oraison ".

Je me rendis bien compte que cette sœur, en disant Notre Père, plongeait au sein de la Trinité sainte. Je m'empressai de dire à la mère prieure : " Si vous voulez un petit cours de contemplation, demandez à votre petite sœur tourière comment elle fait ". Voyez le contact avec Dieu par la contemplation.

Il y a d'autres moyens dont on peut se servir. De bonnes personnes anciennes qui ont beaucoup travaillé, récitent leur rosaire. On les voit l'égrener, et si on leur demandait : " Qu'est-ce que vous faites ? — Je récite mon rosaire — Vous faites attention à ce que vous dites ? — Oh ! non ". Mais comme elles ont une vie active, leurs facultés ont besoin d'une certaine activité, sinon elles seraient agitées ; on se calme comme on peut. Elles s'apaisent ainsi et, avec ce Notre Père et ce Je vous salue, elles pensent à Dieu, au mystère, elles arrivent à la contemplation. Est-ce un mauvais moyen ? C'est un excellent moyen.

Chacun trouve le sien pour arriver au contact avec Dieu et pour l'entretenir ; on peut d'ailleurs les varier. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, malade, était interrogée par quelqu'un qui entrait dans sa cellule : " Que faites-vous ? — Je prie — Et qu'est-ce que vous dites ? — Je ne dis rien "10. Elle avait pris contact : voilà l'oraison. Par conséquent, nous devons être

convaincus de ce qui constitue l'essence de l'oraison : c'est une prise de contact avec Dieu pour nous enrichir de lui, pour établir une communication par la foi, par l'acte d'amour.

Son but est que nous prenions en lui ce qu'il est, et que lui-même puisse communiquer avec nous et nous donner, même d'une façon insensible pour nous, ce qu'il a, c'est-à-dire sa grâce. Mais il faut bien savoir que ce n'est pas une méditation. D'ailleurs, les ouvrages de méditation qui avaient un grand succès il y a trente ans, sont actuellement un peu démodés. Nous arrivons à cette conception d'un échange vivant avec Dieu, que nous entretenons par les moyens qui sont en notre pouvoir et qui conviennent à notre tempérament ou à nos dispositions du moment.

On conçoit, de cette façon-là, que l'oraison du matin ne sera pas entretenue de la même façon que l'oraison du soir. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus raconte qu'il y avait au chœur une religieuse qui remuait toujours son chapelet et soupirait en priant ; que fait Thérèse ? Elle se dit " Mon Dieu, il n'y a pas moyen de se recueillir avec cette sœur qui est là, comment faire ? Je prenais mon plaisir, dit-elle, à écouter ce bruit qui était bien désagréable et à l'offrir au bon Dieu "11. L'obstacle devient un

moyen pour trouver Dieu, et elle faisait certainement une excellente oraison. On peut se servir de tout à condition de ne pas avoir j'allais dire de préjugés, de mauvaises notions de l'oraison.

Évidemment, pour faire cette oraison, il faudra la préparer, faire une courte lecture, se mettre en train, se recueillir. Il faudra ensuite arriver à savoir ce qui nous entretient : regarder Notre Seigneur, lire l'Évangile, ou tel ou tel ouvrage, réciter de temps en temps une prière vocale. Si vous êtes arrivé à une période de transition un peu difficile, vous demanderez conseil à un spécialiste, à quelqu'un qui ait une certaine expérience des voies de l'oraison et qui vous indiquera comment vous devez avancer à ce moment-là. Évidemment l'oraison est un art, une science qu'il faut apprendre. A l'église pour chanter, pour les cérémonies, il faut des répétitions. Pour l'oraison qui est un travail beaucoup plus délicat, beaucoup plus synthétique, dans lequel entrent en action nos facultés, il faut aussi une formation ; il faut une certaine science et des conseils qui soient appropriés.

Mais il n'est pas d'état, même des états de fatigue, qui dispensent ou empêchent de faire oraison. Même pour des personnes qui, à un moment donné, ont une dépression nerveuse ou une impuissance presque complète des facultés, au-delà des facultés, il y a l'acte de foi. Sainte Thérèse nous dit : " Je sais que, uniquement

avec l'acte de foi, je peux me mettre en relation avec Dieu "12. En effet, on peut se mettre en relation avec Dieu de cette façon et par conséquent on se trouve en contact avec lui et il répond. Il en résulte une certaine paix, et même si la paix n'y est pas, une certaine communication s'établit cependant avec Dieu.

L'exemple de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus

La plupart du temps, ces difficultés sur l'oraison elle-même peuvent être surmontées assez aisément par une définition de l'oraison, en regardant les choses comme elles sont. Nous retrouvons cela dans sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, spécialement dans sa lettre à sœur Marie du Sacré-Cœur, lettre remarquable qu'elle écrivit au mois de septembre 1896. Elle constitue, dans les documents autobiographiques, le deuxième document13 qui semble le moins volumineux mais est peut-être le plus important au point de vue doctrine.

Thérèse nous décrit elle-même comment elle faisait oraison dans une certaine sécheresse, même souvent en dormant, parce qu'elle était fatiguée et ne pouvait pas tenir. Elle était là, dans le brouillard, disait-elle ; il n'y avait pas de consolation, pas une seule bonne pensée, et

cependant revenant toujours vers Dieu par un acte de foi, par un acte d'amour, elle faisait oraison de cette façon. C'est une façon qui ne paraît pas du tout classique, qu'on ne trouve décrite dans aucune école, et qu'elle nous décrit cependant elle-même expérimentalement.

Cette façon de faire oraison, décrite par sainte Thérèse, est si déconcertante que même de grands maîtres disent qu'elle n'est pas contemplative. Cependant, qu'est-ce qu'être contemplatif ? C'est de trouver Dieu, c'est de regarder Dieu, c'est de puiser de la lumière en Dieu. Elle l'a fait admirablement ; si elle ne l'a pas trouvé par la contemplation, comment l'a-t-elle trouvé ? D'ailleurs, nous voyons chez elle, même dans cette description, un regard de son âme qui se porte vers Dieu à tout instant, qui revient vers Dieu.

Elle-même disait qu'elle ne passait jamais plus de trois minutes sans penser à Dieu14. Qu'est-ce que ce regard sur Dieu ? C'est évidemment la contemplation. Saint Thomas nous dit que la contemplation est un regard simple sur Dieu : elle l'avait, par conséquent elle était contemplative. La contemplation, ce ne sont pas les grâces extraordinaires, ni les extases, ni les expériences de Dieu, c'est le regard lui-même. Je crois qu'il est très important que nous fassions attention à cette définition pour faire nous-mêmes oraison.

Ne mettons pas en avant que nous n'avons pas de culture, ni ceci ou cela. Évidemment pour faire oraison, il faut connaître son catéchisme, il faut lire l'Évangile, il faut la nourrir un peu par des lectures spirituelles. Mais enfin, on n'a pas besoin d'être un grand théologien ni un grand intellectuel. Même la haute théologie est beaucoup moins rapprochée de la contemplation véritable, qu'une oraison simplement affective.

C'est une chose assez étonnante. On pourrait croire qu'un grand théologien, qui vit dans les dogmes et est habitué à les regarder, à les scruter, a plus de facilité pour faire oraison. En réalité, il a encore une grande distance à franchir et il trouve peut-être même des obstacles qui l'en empêchent davantage. Par conséquent, il se trouve peut-être plus loin de la véritable contemplation surnaturelle que l'âme toute simple qui aime le bon Dieu, qui connaît son catéchisme mais n'a pas cette même science théologique. Ne voyez pas en cela un encouragement à ne pas étudier, non. Il faut étudier, il faut connaître, il faut donner une base à sa foi et à son oraison mais ce n'est pas nécessaire d'avoir cette haute théologie15.

Problème de l'expérience

" Si on ne sent pas véritablement un amour de Dieu intense en soi, comment sait-on qu'on aime Dieu ? "

Vous n'avez pas à le savoir, vous n'avez qu'à le faire. La foi ne consiste pas à sentir. Nous arrivons ici à un problème plus difficile, celui du sentiment et de l'expérience. Au plan de la foi et de l'amour, l'expérience est quelque chose d'accessoire même si cela va contre la conviction de bien des gens à l'heure actuelle, surtout à la suite de nos auteurs modernes.

Le mouvement spirituel a été commencé au début du siècle par de grands convertis comme Péguy, Claudel, Jacques Rivière, Psichari. Ces conversions ont été faites la plupart du temps à la suite d'une expérience. Claudel s'est converti à Notre-Dame, au chant du Magnificat, le jour de Noël : il a senti. Pour Jacques Rivière, c'est un peu la même chose et il nous donne une définition de la foi qui est fausse, quoique donnée par un Jacques Rivière. " La foi, dit-il, est un oiseau que l'on sent dans

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la nuit "16. Je ne cite pas le texte tout à fait exact mais c'est le sens. Celui donc qui a senti le frôlement de l'oiseau, celui-là a la foi, l'autre ne l'a pas. C'est une erreur, une erreur théologique.

La foi est un acte d'adhésion à Dieu, un acte de la vertu de foi : " Mon Dieu, je crois ". Est-ce que je sens ? Non. Le sentiment qui s'y ajoute est quelque chose d'accessoire ; la lumière même qui peut s'y ajouter dans tel ou tel cas est accessoire. L'acte de foi est une adhésion, une soumission de mon intelligence, une adhésion par la vertu de foi, par cette faculté qui m'est donnée au baptême et par laquelle je dis : " je crois ".

C'est cette vertu qui est adaptée à franchir la distance qui me sépare de Dieu et à pénétrer en lui. Quand j'ai pénétré en lui, est-ce que j'ai plus de lumière ? J'ai la lumière du dogme qui m'est donnée dans la formule dogmatique, c'est-à-dire : " Mon Dieu je crois en vous, en votre existence ; je crois qu'il y a trois Personnes en vous ". Mais est-ce que j'ai une expérience de lumière ? Pas nécessairement. En tous cas, l'expérience de lumière que je peux avoir ne marque pas la qualité de ma foi.

Prenons l'exemple de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. A la fin de sa vie, Dieu sait si

elle avait la foi, l'espérance et la charité ; elle était au plus haut degré de la vie spirituelle, et pourtant elle pouvait à peine penser à Dieu en ce sens que, chaque fois qu'elle faisait un acte de foi, elle avait comme l'impression qu'elle adhérait au néant17. C'était sa grande souffrance, d'autant plus grande que pendant toute sa vie, en pensant au Ciel et à Dieu, elle avait eu une expérience. Il lui suffisait de penser au Ciel pour être consolée. A la fin de sa vie, elle n'y trouvait au contraire que souffrance et elle avait peur de blasphémer. Elle avait alors une foi parfaite, une foi d'adhésion d'autant plus parfaite qu'elle ne sentait rien.

C'est difficile mais cependant c'est la vérité. L'objet de la foi est obscur ; alors ne confondons pas foi et lumière. Voilà encore peut-être une des erreurs, une tendance du xixè siècle. On a fait de l'apologétique de lumière ; on a voulu nous montrer que tout était raisonnable, que tout était très clair : on arrive malheureusement à faire des athées. En enseignant le catéchisme aux enfants, il faut évidemment leur donner la vérité, le dogme, leur montrer tout ce que nous pouvons savoir et comprendre de Dieu. Mais je crois que l'essentiel, c'est de leur donner le sens du mystère, le sens de l'infini.

Peut-être l'apologétique du xixè siècle — j'exprime une opinion personnelle, ne la

prenez pas autrement, je puis me tromper, je souhaite même me tromper un peu —, cette apologétique de raison et de clarté nous a amenés à un certain athéisme. Car si nous sommes convaincus que foi égale clarté ou lumière, si vous avez dit cela à l'enfant, lorsqu'il aura dix-neuf ans il repensera sa foi. A ce moment-là, retrouvant la vérité, il dira : " Mais on m'a raconté des histoires, ce n'est pas vrai tout cela ". Je ne parle pas seulement du père Noël, je parle même d'autres vérités qui ne seront pour lui qu'un symbole. Lorsqu'il sera poussé non plus par la crédulité de l'enfant qui adhère volontiers à ce qu'on lui dit, mais par les passions qui l'amèneront à devenir beaucoup plus exigeant et presque à nier s'il le peut, il dira : " je n'ai plus la foi ".

Si, au contraire, vous le formez au mystère en lui disant : " Mon ami, je ne vais pas t'expliquer le bon Dieu : c'est Dieu, il est infini ", l'enfant a le sens du mystère. Maintenant, nous connaissons quelque chose de ce mystère ; comment faut-il adhérer ? Mon petit ami, il faut adhérer par la volonté. Je prouve que je dois adhérer, mais en adhérant, je ne comprends pas.

" Je comprends pour la foi, mais pour l'amour ? "

L'amour surnaturel qui nous est donné au baptême n'est pas un amour sensible. Pourquoi

voulez-vous qu'il soit dans le sens ? Nous ne pouvons pas changer les valeurs, nous ne pouvons pas saisir les ondes hertziennes avec la pelle d'un terrassier ! Prenez l'instrument qui est adapté : si je dis au terrassier d'aller ramasser les ondes hertziennes qui passent dans les rues, est-ce parce qu'il ne peut pas le faire, que je vais dire que cela n'existe pas ?

L'amour surnaturel, comme je vous dis, n'est pas sensible : ne dites pas qu'il n'existe pas parce que vous ne pouvez pas le saisir avec vos sens. C'est d'une autre nature. L'amour est quelque chose que nous saisirons au Ciel, quand nous aurons les lunettes qu'il faudra pour cela, c'est-à-dire le lumen gloriae ; ici-bas nous n'avons que des lunettes noires. La foi nous donne des lunettes noires ou, comme dit saint Jean de la Croix18, elle produit chez nous l'éblouissement : nous avons des yeux de hibou pour voir le soleil. Alors, plus vous regardez, plus vous pleurez, moins vous comprenez.

Sainte Thérèse nous dit : " Moins je comprends, plus je crois, et plus j'aime "19 ; 'plus elle aime' ne veut pas dire : plus elle sent.

Le monde surnaturel qui nous est donné au baptême n'est pas une question d'eau rafraîchissante, ni même de feu que nous

sentons, c'est une réalité à laquelle nous adhérons par la foi, une foi qui ne nous explique pas. Saint Jean de la Croix nous dit que la plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu est de comprendre que nous ne pouvons pas le comprendre20.

Notre vie d'oraison sera basée sur cette obscurité. Savez-vous qui a le mieux connu l'obscurité de Dieu ? C'est la Sainte Vierge : c'est elle qui a le plus vécu dans le mystère de Dieu parce qu'elle a été le plus loin. Plus on s'enfonce, moins on voit. Elle a eu certes le plus de lumière en même temps ; dans le monde surnaturel, il y a ce qu'on appelle les antinomies, les oppositions, il y a lumière et obscurité. Supposez une âme qui aurait des grâces extraordinaires : si elle vous explique parfaitement tout ce qu'elle a vu, et qu'elle n'ait pas cette impression d'obscurité et d'infini, ne la croyez pas, elle l'a fabriqué. Car elle n'a pas touché Dieu, elle n'a pas touché l'infini, elle n'a pas une expérience de l'infini si elle n'a pas une impression d'obscurité et de dépassement.

L'oraison doit tenir compte de cette notion essentielle : le surnaturel nous dépasse. " Je n'ai jamais fait tant d'actes de foi et d'amour " nous dit sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus21 ; elle avait écrit le Credo avec son sang,

elle le portait sur elle et, pour simplifier, elle le touchait simplement22 : voyez cet acte de foi. Elle n'avait jamais été dans une telle obscurité.

Un témoignage direct

Permettez-moi de raconter une histoire, qui remonte à une vingtaine d'années. Il s'agit d'une religieuse qui avait été autrefois, avant d'entrer au Carmel, directrice de pensionnat. C'était une âme absolument remarquable. Or elle avait vécu dans de tels états de sécheresse et d'obscurité qu'elle ne pouvait même pas prononcer le nom de Dieu sans avoir une souffrance, une impression de nuit, d'obscurité épouvantable. Elle a vécu cela pendant de longues années, vingt ou trente ans.

Elle avait évidemment soumis cet état à des grands théologiens, qui disaient : saint Jean de la Croix parle de douze ans, de quinze ans, mais trente ans, il n'a jamais parlé de cela... Je fus moi-même consulté à ce moment-là ; je me dis : quand on ne comprend pas, il n'y a qu'à accepter. Voici quelqu'un de fort équilibré, fort intelligent, qui, dans la vie ordinaire, présente un bel équilibre et une vertu absolument remarquable, on est obligé de croire que le bon Dieu est là. On ne comprend pas comment cela se passe, mais enfin Dieu n'est pas obligé de tout nous expliquer.

Elle était très délicate et elle me disait : " Quand je mourrai, je vous en prie, ne dites pas mon état à ma communauté, parce qu'on aurait trop de peine de savoir que j'ai souffert si longtemps ". Comme acte de foi, elle utilisait une formule qu'on lui avait donnée, dans laquelle le mot de Dieu n'entrait pas, parce que ce mot éveillait chez elle la souffrance. Vous direz, c'est pathologique ; on a vite dit : pathologique, quand on ne comprend pas. C'est un petit peu naïf de dire qu'on est malade, c'est simplement un aveu d'ignorance, bien souvent. Bref, tel était le cas. Elle me disait : " Au moment de mourir, comment vais-je faire pour passer de l'autre côté, avec cet état ? " Je dis : " Tranquillisez-vous, le bon Dieu s'arrangera ". Et, en effet, il s'est arrangé.

Je fus moi-même appelé à ce moment-là. Quand j'arrivai dans sa chambre où elle était en train de mourir, elle me dit : " Mon Père, c'est beaucoup plus beau que tout ce que vous m'avez dit ". Elle avait eu cette expérience la veille de sa mort ; elle est morte le lendemain matin. Elle me dit : "Depuis trente ans, depuis que je suis dans cette nuit, j'avais comme l'impression de l'obscurité, de la nuit, d'une espèce d'enfer, et cela s'est ouvert au dernier moment ". Elle ajouta : " Mon Père, c'est pour cela que je vous le raconte : racontez mon histoire pour encourager les âmes qui sont dans la nuit. Je vous ai dit de ne rien dire mais je

vous en prie, dites ce qui m'est arrivé afin que les âmes qui sont dans cette nuit sachent qu'il y a quelque chose au-delà ".

C'était une âme qui revenait presque de l'au-delà, et elle est morte dans des transports d'enthousiasme. Évidemment cette souffrance, cette nuit, avait déteint sur son visage ; elle avait le masque d'une personne paisible mais, en même temps, la souffrance avait marqué les traits de son visage. Toutes ses attitudes extérieures révélaient quelqu'un qui souffre énormément. Cette âme devait souffrir pour certaines intentions ; l'Église a besoin de telles souffrances.

Le jour de sa mort, elle voulut appeler les religieuses l'une après l'autre et, à chacune, elle donna son bouquet spirituel pour l'au-delà, parlant du Ciel comme si elle y était déjà. Et les religieuses de ce Carmel étaient tout étonnées de l'entendre parler ainsi tellement cela sortait de l'ordinaire.

Je vous raconte cette histoire que j'ai déjà racontée bien des fois parce que, pour moi, c'est une de ces histoires qui donnent une lumière sur tout un dogme. On a vraiment comme l'impression que l'enseignement de saint Jean de la Croix est illustré par l'expérience d'une âme qui a senti tout cela.

 Nous rencontrons cela chez d'autres, sous d'autres formes. On croit, la plupart du temps,

que dans les monastères de contemplatifs se trouvent des âmes qui vivent dans une espèce d'excitation, parce qu'elles sont déjà dans le Ciel. On parle de " Ciel commencé " et de toutes sortes de belles formules comme cela. Je puis vous donner mon témoignage, j'ai connu deux cents, peut-être trois cents monastères de contemplatifs ; dans l'ensemble de ces monastères, c'est le domaine, la région, le pays de la sécheresse, de la nuit et de l'obscurité de la foi.

Sainte Thérèse dit ceci : " Si vous trouvez une âme qui soit toujours dans la joie, défiez-vous, elle doit être malade "23. Cela va un peu à l'encontre de votre définition de l'amour. Cependant, ce sont des âmes qui aiment Dieu. Si l'amour était quelque chose de sensible, elles devraient toutes monter au plafond ! Non, elles vivent simplement ces vérités dogmatiques, ces vérités du catéchisme.

Ce n'est pas une théologie à l'usage des savants, c'est le catéchisme à l'usage de tous les fidèles. Saint Thomas nous dit24 : l'objet de la foi qui est Dieu est essentiellement obscur ; s'il y a une clarté en Dieu, c'est le halo, ce sont les dogmes secondaires, ce sont les formules dogmatiques ; mais l'objet de la foi est obscur. Par conséquent, soyez décidés en entrant dans la voie de l'oraison, à persévérer. Persévérez bien

que vous ne voyiez rien et que l'obscurité augmente à mesure que vous avancerez !

Les antinomies

"Mais Dieu a bien dit aussi qu'on s'épanouissait dans la joie ?"

Le monde spirituel est fait d'antinomies. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus dit à la fin de sa vie : " Il n'y a que l'amour qui compte "25. Elle aimait le bon Dieu, nous sommes obligés de le reconnaître, et pourtant elle disait : " Voyez-vous ce trou noir dans le jardin ? C'est l'image de mon âme " ; mais immédiatement elle ajoute : " J'y suis dans une paix étonnante "26. Le monde spirituel est marqué donc par ces antinomies.

Vous pouvez vous référer à l'état de Notre Seigneur à Gethsémani et sur le Calvaire. C'est. un état " mystique ", un état spirituel. Notre Seigneur jouissait de la vision béatifique ; il n'a pas cessé d'être l'Homme-Dieu, d'avoir la vision béatifique, et, en même temps, de grandes souffrances : c'est l'état parfait. Au Calvaire, c'est la même chose : " Pourquoi, ô Père, m'as-tu abandonné ? "27 et en même temps il jouit de la vision béatifique : voilà les antinomies.

L'Église nous présente la Croix comme l'idéal, le modèle de l'humanité régénérée. Nous montons tous au Calvaire d'une façon ou d'une autre. Ce sont par conséquent les antinomies ; j'ai parlé de l'obscurité dans ces états élevés, pour souligner cet état d'obscurité ; mais je n'ai pas dit qu'il n'y ait pas la paix et la dilatation dans cette obscurité. Cependant, il ne s'agit pas d'une dilatation tellement complète que tout soit transformé en lumière, en joie, en exaltation.

Ce que j'appelle " antinomies ", ces oppositions d'états, sont encore un des signes du spirituel. Quand il y a même une extase, des états de plénitude dans une âme, et qu'ils ne sont pas accompagnés par ce besoin de la Croix, on peut douter aussi de leur réalité surnaturelle, de leur origine surnaturelle. Il faut bien décrire ces états antinomiques, les deux pôles l'un après l'autre ; quand on décrit de la souffrance, on ne peut pas parler en même temps de la joie ; il faut attendre pour en parler ensuite. Mais enfin ils sont vécus presque simultanément quoique la prise de conscience puisse être successive.

Nous voici entraînés dans la description des états les plus élevés de la vie spirituelle, mais il est bon de les décrire parce que, déjà, ces états des sommets éclairent les premières démarches que l'on fait dans cette direction.

L'oraison accessible à tous :

Dieu est fidèle

" Une mère de famille par exemple peut-elle mener cette vie d'oraison ? "

Dans l'oraison, il faut toujours se rappeler le grand principe : c'est un contact avec Dieu, on est toujours deux à le faire. Et le bon Dieu vous donnera, pour faire oraison, la grâce qui sera adaptée à votre état.

Si ce n'est pas senti, s'il faut un effort de volonté ? "

Je dis que cela peut ne pas être senti, cependant je n'ai pas dit que ce fût un péché de le sentir ! Je crois qu'une mère de famille, qui fera oraison et qui persévérera — d'ailleurs, comme dit sainte Thérèse : " Dans l'oraison on ne réussit pas à force de bras "28, il faut y mettre beaucoup de discrétion — si cette personne à besoin de consolation, besoin de sentir, on peut lui promettre au nom de Dieu qu'elle sentira autant que ce sera nécessaire. Il ne s'agit pas cependant de demander de sentir, le bon Dieu s'arrangera d'une autre façon, comme il voudra, mais il vous maintiendra.

Sainte Thérèse nous dit : " Persévérez, persévérez, je vous assure que le bon Dieu fera

son devoir et que par conséquent vous serez soutenu ". L'expérience montre en effet que, tout compte fait, cela réussit sans que l'âme sache comment, en sentant ou sans sentir. Au bout d'un certain temps, elle ne s'en préoccupe plus parce que, au-dessus de ce que sainte Thérèse appelle des consolations sur le plan sensible, il y a, sur le plan de la contemplation elle-même, une expérience plus haute.

L'âme éprouve, dans des régions supérieures, un sentiment qui, comme dit saint Paul29, dépasse tout sentiment — ce qui ne signifie pas en intensité, mais en qualité. Cette expérience va se substituer à la consolation dont on est avide au début, elle comble l'âme et la soutient d'une façon beaucoup plus efficace.

Dans ce domaine, j'ai parlé tout à l'heure de sécheresse ; je parlais alors d'un état sur le plan sensible et sur le plan intellectuel presque inférieur. Cet état est accompagné, sur le plan supérieur, d'une expérience plus spirituelle, qui se retrouve toujours. Il y a alors ce qu'on appelle la " connaissance de connaturalité " qui est donnée par l'amour. Ce n'est plus une connaissance à proprement parler intellectuelle, explicite, ce n'est plus une consolation sentie dans les sens. Cette connaissance de connaturalité est sentie dans les profondeurs de l'âme et

la comble évidemment. Même cette personne dont je vous parlais tout à l'heure, qui ne pouvait pas se placer devant l'expression du dogme sans que son intelligence éprouve ce tourment, cette angoisse, cette personne tenait bon quand même dans le fond de son âme. Il fallait bien qu'elle fût soutenue par une force qu'elle ne sentait pas et par une saveur qu'elle n'expérimentait pas dans ses sens.

Il y aurait place encore ici à d'autres développements sur le plan de l'expérience mystique, mais c'est un autre domaine. En tout cas, le bon Dieu fait son travail quand nous faisons le nôtre. Qu'il y ait des dangers, c'est évident, mais le danger viendra surtout habituellement de ce qu'on attend une consolation sensible et qu'on la recherche. Il s'agit d'aller à l'oraison pour Dieu, de savoir qu'on fait un échange avec Dieu, et on lui dit : " Voilà, vous savez ce que je suis, vous savez ce que je vaux, vous savez ce dont j'ai besoin ". Et Dieu, encore une fois, donne ce dont on a besoin.

NOTES

 

 

1. Cf. Château de l'âme, II Dem., p. 835 et s.

2. Cf. Vie, p. 113-115.

3. Cf. Nuit Obscure, p. 565-567.

4. Cf. Vie, ch. 6, p. 57-58.

5. Chemin de la Perfection, p. 704-707.

6. Cf. H. BRÉMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, II, L'invasion mystique (1590-1620), Paris, Bloud et Gay, 1930.

7. Cf. IV Dem., ch. 1, p. 867-868.

8. Cf. Manuscrit A, 31 v°.

9. Cf. Chemin de la Perfection, ch. 32, p. 735.

10. Cf. J'entre dans la vie, p. 205.

11. Cf. Manuscrit C, 30 r°.

12. Cf. Chemin de la Perfection, ch. 28, p. 712.

13. Il s'agit du Manuscrit B.

14. Cf. Conseils et Souvenirs, p. 77.

15. Sur toute cette question, voir les deux chapitres de Je veux voir Dieu : " Les lectures spirituelles " (p. 196-212) et " Théologie et contemplation surnaturelle " (p. 433-454). Le Père Marie-Eugène écrit notamment : " L'oraison, spécialement en ses débuts, a besoin de la vérité révélée. Elle ne peut établir le commerce d'amitié avec Dieu que par la foi. Or si la foi ne peut atteindre Dieu que par l'adhésion à la formule de vérité révélée, à plus forte raison devra-t-elle, pour assurer ce contact habituel avec Dieu dans l'oraison, être nourrie d'une nourriture abondante et variée " (p. 198).

16. Cf. J. RIVIÈRE, A la trace de Dieu, Paris, Gallimard, NRF, 1925, p. 335.

 

17. Cf. Manuscrit C, 5 v° et s.

18. Cf. Montée du Carmel, livre II, ch. 6, p. 130-131.

19. Relation 26, p. 551.

20. Cf. Cantique Spirituel, str. 7, p. 723.

21. Cf. Manuscrit C, 7 r°.

22. Conseils et Souvenirs, p. 147.

23. Cf. IV Dem., p. 888 et s.

24. Cf. Somme théologique. IIa IIae, q. 8.

25. Cf. J'entre dans la vie, p. 226.

26. Cf. CJ. 28.8.3.

27. Mt 27, 46.

28. Cf. Château de l'âme, p. 843.

29. Cf. Ph 4, 7.