LA PRIÈRE CONTEMPLATIVE PARFAITE DU CHRIST

Nous devons maintenant aborder la prière contemplative parfaite du Christ.

La prière du Notre Père

Notre Seigneur, au cours de sa vie publique, priait beaucoup et ses Apôtres, qui vivaient avec lui constamment, se rendaient compte qu'il priait. Ils le voyaient s'éloigner, parfois au cours de ses journées, assez fréquemment au cours de ses nuits, et s'adonner à la prière, une prière très longue. Ils devaient le considérer évidemment avec un certain étonnement et, un jour, ils se hasardèrent à lui faire cette demande : " Maître apprends-nous à prier "1. Et, comme il le faisait généralement au cours de sa vie publique, Notre Seigneur répondit d'une façon certainement parfaite mais en même temps sommaire. Il annonçait son message et il laissait à ses Apôtres puis ensuite à l'Église le soin de l'expliciter et de

l'adapter aux diverses âmes, aux diverses générations.

Vous connaissez la réponse du Christ. Notre Seigneur leur dit : " Quand vous voudrez prier, vous prierez ainsi ", et il leur apprit le Notre Père. " Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié... ". Cette prière du Notre Père livre un résumé de toutes les demandes que nous pouvons adresser à Dieu, ainsi que des indications précises sur l'attitude que nous devons prendre à l'égard de Dieu.

Au cours des siècles, en effet, l'Église, les grands maîtres de vie spirituelle, comme saint Augustin, saint Thomas, sainte Thérèse d'Avila, voulant nous donner une doctrine sur la prière, ont commenté le Notre Père. Sainte Thérèse, spécialement, dans son Chemin de la Perfection, son traité d'oraison, commente le Notre Père et tire de ces formules une doctrine complète sur la prière et sur la contemplation2.

Il reste cependant que cette réponse de Notre Seigneur nous paraît assez sommaire. Jésus enseigne à ses Apôtres la prière vocale, qui est la prière des débutants. Elle n'est d'ailleurs pas uniquement propre aux débutants : sainte Thérèse nous dira qu'elle est très bonne, nécessaire même, aux grands contemplatifs parvenus au sommet de la contemplation. La

prière vocale est aussi la prière des foules. Mais cette prière qui s'exprime extérieurement par le corps, par une formule apprise, récitée en commun, laisse presque tout entier devant nos regards le mystère de la prière du Christ.

Actuellement nos désirs vont plus loin que cette récitation d'une formule ; nous voudrions savoir comment le Christ priait intérieurement. Nous savons prier vocalement ; l'Église actuellement nous invite spécialement à faire cette prière liturgique en union avec le prêtre en récitant les formules de la messe, en nous unissant même à l'office divin. Mais cela ne résout pas complètement le problème.

I. — LE MYSTÈRE DE LA PERSONNE DE JÉSUS

Comment le Christ peut-il prier intérieurement ? Pour résoudre ce problème, il faudrait entrer dans le mystère du Christ qu'est, en effet, l'union hypostatique3. Nous avons essayé

de voir, dans nos premiers entretiens, le mécanisme de la prière chez l'homme : la part de l'homme, activité des sens, de l'intelligence, de la foi, activités harmonisées de toutes les énergies qui sont en nous, énergies de la vie physique, de la vie intellectuelle et de la vie spirituelle de la grâce.

Dans le deuxième entretien, nous avons vu ensuite l'activité de Dieu : non seulement Dieu répond à cette prise de contact réalisée par nos énergies surnaturelles, nos facultés surnaturelles que sont les vertus infuses, spécialement la vertu de foi ; mais en même temps, il collabore avec nos facultés, spécialement avec la vertu de foi par les dons du Saint-Esprit, pour la perfectionner dans son exercice, en apaisant les facultés d'intelligence et les sens.

Dans le Christ, dans la prière du Christ, il y avait une activité humaine et une activité divine. Et si nous pouvons étudier la prière du Christ, comme la prière de l'homme, en étudiant successivement l'activité de ses facultés humaines, puis l'activité de Dieu sur ces facultés, il reste qu'il n'y a, pour ainsi dire, qu'une analogie entre l'activité des facultés humaines dans le Christ et chez nous ; et il y a même analogie aussi entre l'activité de Dieu dans le Christ et chez nous, parce que le Christ Jésus est placé dans un ordre à part, par l'union hypostatique.

Mystère transcendant

Nous savons en effet, notre catéchisme nous l'apprend, que Jésus est la deuxième Personne de la sainte Trinité, le Verbe qui évidemment est Dieu ; il a la nature divine, il est Dieu. En nous, il y a la grâce, mais cette participation de la vie de Dieu est une participation créée, qui reste finie. Dans le Christ, il y a la Divinité elle-même, et donc l'infini ; et cet infini n'est pas quelque chose d'extérieur, cela fait partie de lui. La deuxième Personne de la sainte Trinité est Dieu.

L'apôtre saint Paul nous dira que la Divinité dans le Christ est anéantie, mais cet anéantissement de la Divinité en lui n'est qu'apparent ; la Divinité, la deuxième Personne de la sainte Trinité ne renonce qu'à la manifestation extérieure de l'infini en elle. Mais la Divinité en elle-même n'est nullement diminuée. Jésus est Dieu, il est infini.

Et, en même temps, le Christ a l'humanité, une humanité comme la nôtre, une humanité complète, dans laquelle nous distinguons la vie physique comme la nôtre : le Christ avait des membres, des puissances sensibles ; il avait une âme, comme la nôtre, une âme humaine. Mais cette âme humaine, cette nature humaine dans le Christ, identiquement la même que la nôtre, était toute pénétrée de la Divinité.

Elle avait ses opérations propres, ses opérations humaines, mais que le catéchisme et la théologie qualifient d'un nom particulier, précisément en raison de l'union de la nature humaine avec la Divinité. En raison même de ce fait que la nature humaine ne subsistait pas par elle-même mais dans la Personne du Verbe, ses opérations étaient attribuées à la Personne du Verbe. D'où le nom donné à ces opérations de la nature humaine : opérations " théandriques "4. Le Christ avait donc quelque chose de tout à fait particulier ; il y a là tout un mystère.

Comment cela était-il constitué ? Comment se faisait cette union de la nature humaine et de la nature divine ? Nous pouvons à peine le concevoir ; et les âmes religieuses, qui sont pénétrées de la transcendance de Dieu, qui ont une certaine perception — s'il est vrai qu'on puisse le percevoir de quelque façon — de ce qu'est l'infini de Dieu, sont déconcertées par cette union hypostatique, cette union de la nature divine et de la nature humaine.

Quand nous lisons l'histoire religieuse des premiers siècles du christianisme, nous voyons que le peuple chrétien, à ce moment-là, était tout pénétré de la doctrine paulinienne, c'est-à-dire d'une doctrine vivante qui n'avait rien de formaliste mais allait à l'essentiel, à l'Esprit

Saint habitant dans l'âme, à la grâce qui établit une unité dans tout le Corps mystique du Christ. Ce peuple chrétien, dont la foi ardente et vivante s'exerçait fréquemment, quotidiennement, dans la méditation et la réalisation de ces hautes vérités du christianisme, se passionnait pour les discussions sur la divinité du Christ et sur sa nature humaine.

Ces discussions sur la réalité de l'humanité du Christ non seulement étaient des discussions de théologiens, comme nous pourrions en trouver encore, mais elles pénétraient dans la masse même du peuple chrétien. Et ce fut en effet une des erreurs qui eut le plus de succès, au début, dans les premiers siècles : ne pas admettre une véritable humanité dans le Christ, parce que ce peuple chrétien était tellement pénétré de la transcendance de la Divinité qu'il concevait à peine cette union de la Divinité et de l'humanité.

L'Eglise a tranché, elle nous a affirmé la véritable existence d'une humanité du Christ, de deux natures dans le Christ, nature divine et nature humaine, mais le mystère reste devant nous.

Des arêtes lumineuses

Dans ce mystère qu'est l'humanité du Christ, qu'est le Christ lui-même, nous trouvons cependant pour ainsi dire des arêtes

lumineuses. Ce mystère, comme tout mystère, comme Dieu lui-même, se présente à la fois comme une nuée obscure, mais avec une face lumineuse. Il en était ainsi de la nuée qui guidait les Hébreux dans le désert5. Il y a dans le mystère du Christ non seulement une face lumineuse, celle de son humanité, de la douceur, de la bonté, de l'amour du Christ Jésus pour l'humanité, mais des arêtes lumineuses qui plongent jusque dans les profondeurs de l'infini et de Dieu.

Nous en sommes séparées par l'obscurité, une obscurité que même le Ciel ne dissipera pas complètement ; nous y verrons plus clair puisque nous aurons le lumen gloriae6 pour pénétrer dans ce mystère, mais il y a là des profondeurs que nous ne pénétrerons pas complètement. Saint Jean de la Croix nous dit que, dès ici-bas, la récompense du contemplatif parvenu au sommet, c'est de découvrir précisément dans le mystère du Christ ces arêtes lumineuses — des " veines lumineuses " dit-il — qui lui montrent la richesse du mystère du Christ7. Ces arêtes lumineuses sont évidemment les affirmations de l'existence de la Divinité et de l'humanité et, en même temps, de certains privilèges de cette humanité du Christ.

Nous savons spécialement, quand nous voulons étudier la prière du Christ, que l'intelligence du Christ était ornée de diverses sciences : une science de vision intuitive, c'est-à-dire que le Christ ici-bas avait déjà le lumen gloriae et percevait la Divinité qui était en lui, cette Divinité que l'on compare à une onction qui le pénétrait profondément, non seulement en son corps mais aussi en son âme. Lui-même découvrait cette vision de la Divinité en pleine lumière, il en jouissait déjà, à un degré non pas infini puisqu'il était une humanité créée donc finie, mais cependant il en jouissait continuellement. Cette Divinité, il la contemplait en lui, puisqu'elle le pénétrait complètement.

A cette science de vision intuitive, qui lui montrait donc la Divinité, Dieu lui-même, et en même temps toutes choses en Dieu — les choses créées qu'il découvrait en Dieu dans cette lumière —, s'ajoutait une lumière infuse c'est-à-dire des idées, des lumières, que Dieu lui-même mettait dans son intelligence humaine : toute la lumière et toutes les connaissances qui lui étaient nécessaires pour exercer ses diverses fonctions, et spécialement sa fonction de prêtre, de médiateur entre Dieu et les hommes.

A cette science infuse s'ajoutait enfin une science expérimentale, science que le Christ lui-même acquérait par l'exercice de ses facultés. Son intelligence, qui pénétrait Dieu grâce à la vision de lumière intuitive, s'exerçait cependant

et, comme toute intelligence humaine, trouvait de nouvelles idées, travaillait sur les données des sens, sur la lumière qui lui arrivait, soit de l'extérieur soit de l'intérieur. D'où une science expérimentale qui impliquait, dans le Christ, une véritable croissance.

Lorsque l'Évangile nous dit que le Christ croissait en taille, en sagesse et en science devant Dieu et devant les hommes8, cela ne signifie pas seulement, comme on le dit parfois un peu naïvement, qu'il laissait apparaître un peu la science qu'il possédait. Non, c'était une nouvelle science expérimentale qui s'ajoutait aux précédentes.

On dit parfois : mais il possédait tout, il savait tout, par conséquent de temps en temps il montrait qu'il savait. On a l'air de dire que le Christ Jésus jouait à l'homme, n'est-ce pas ? qu'il savait tout et que, de temps en temps, il le manifestait. Non, ce n'est pas tout à fait cela : il avait une science expérimentale qui augmentait. L'épître aux Hébreux nous dit qu'il a appris l'obéissance par ce qu'il a souffert9 ; vous voyez par conséquent comment cette science expérimentale se rapproche de la nôtre, de celle que nous acquérons.

Nous voyons donc les deux extrêmes, la nature humaine progressant, presque péniblement,

comme le dit l'épître aux Hébreux, apprenant l'obéissance par ce qu'il a souffert ; et en même temps une science complète, par la vision intuitive. Comment cela s'ajoute-t-il, s'accorde-t-il ? C'est le mystère. Il ne s'agit pas de vouloir comprendre et résoudre par notre raisonnement, le mystère du Christ.

Il en est de cela comme de Dieu lui-même : nous devons reconnaître devant Dieu que nous sommes finis, qu'il est infini ; que Dieu fait des choses beaucoup plus grandes que nous, et qu'il est très bon de nous révéler un peu ce qui se passe chez lui, de sa vie intime, et ce qui se passe dans le Christ. Nous n'avons pas le droit d'exiger — il serait sot de le faire — qu'il nous explique tout, puisque tout cela nous dépasse, que Dieu lui-même nous dépasse infiniment. Mais il lui a plu de nous révéler suffisamment de choses pour que nous puissions cependant l'imiter.

II. — LA PRIÈRE DE JÉSUS HOMME-DIEU

Après ce simple regard sur le mystère du Christ, essayons maintenant, à l'aide de ces notions tout à fait sommaires mais cependant, je crois, suffisantes, de voir comment le Christ priait.

Prière prolongée

Une vérité s'impose d'abord quand nous considérons Notre Seigneur : c'est qu'il a beaucoup prié. Quand nous considérons la vie de Notre Seigneur, lui le Verbe qui se fait chair, la deuxième Personne de la sainte Trinité qui descend ici-bas prendre une humanité dans le sein de la Vierge par l'opération du Saint-Esprit et qui se fait comme nous, nous voyons que, sur les trente-trois ans à peu près qu'il passe ici-bas, il en consacre trente à la vie de Nazareth. Pourquoi ? Pour vivre une vie ordinaire, la vie que nous vivons nous-mêmes. On peut insister sur le fait qu'il a été ouvrier, mais je crois qu'il faut surtout insister, précisément, sur la retraite qu'il choisit.

Essayons de nous mettre un petit peu dans l'âme du Christ, qui sait lui-même qu'il est chargé d'une mission. Grâce à sa science de vision intuitive, sa science infuse, et même sa science expérimentale, il sait qu'il est le médiateur, le prêtre, et qu'il vient porter un message de la part de Dieu, dire ce qui se passe en Dieu. Il vient, en même temps, nous enseigner la voie pour aller à Dieu, il vient instituer des sacrements pour donner la vie qui est en Dieu et en lui.

Il ne vient pas seulement créer une nouvelle civilisation mais vraiment porter la vie de Dieu ici-bas et la donner effectivement, par son

enseignement, par sa souffrance et par ses sacrements, spécialement le sacrement de l'Eucharistie. Jamais un homme ne s'est trouvé devant une telle mission à remplir, non seulement un ordre nouveau à établir, mais un bouleversement, une mission qui est évidemment au-dessus de toutes les puissances humaines.

Or, pour remplir cette mission incomparable, que va faire le Christ ? Qu'aurions-nous fait ? Nous nous serions hâtés, évidemment, de nous mettre à l’œuvre : trente ou trente-trois ans pour remplir cette mission, c'est bien peu. Mais que va-t-il faire, lui, le Christ ? Pendant trente ans, il va s'enfermer dans la solitude, pour perdre apparemment son temps, à en juger du point de vue purement humain, du point de vue de l'activité extérieure.

Pourquoi va-t-il à Nazareth ? Pour remplir déjà sa mission d'Homme-Dieu, sa mission de médiateur. Ne disons pas : oh, il savait qu'il était tout-puissant, qu'il avait la toute-puissance à sa disposition, et il se disait : " dans un instant, dans quelques minutes, je vais faire les choses " ; non, ce n'est pas cela. Tous ses actes, l'ordonnance même de sa vie, la répartition du temps qui est une richesse que Dieu met à sa disposition, portent pour nous un enseignement. Il va donc passer à peu près trente ans à Nazareth, parce qu'il estime que la fonction la plus importante qu'il a à remplir, c'est une

fonction de vie ordinaire, de vie cachée, qui va lui permettre de remplir surtout la fonction de prière.

Quelle est la fonction du Christ ? C'est une fonction sacerdotale de médiation. Il est venu ici-bas, portant l'humanité et la Divinité précisément pour réaliser cette union des deux extrêmes. Le péché a séparé l'homme de Dieu : le Christ est venu pour faire se rejoindre les deux extrêmes, pour unir tout ce que le péché avait séparé. Et comment va-t-il faire pour cela ? Il va réaliser — permettez cette répétition des termes — il va réaliser l'union et qu'est-ce que réaliser l'union entre l'humanité et la Divinité ? C'est la prière, c'est la contemplation. La prière est un contact, la contemplation est une union.

Que fait Jésus à Nazareth ? Extérieurement, il travaille avec son Père adoptif, saint Joseph ; à regarder les choses de près, il réalise effectivement, il fait l'exercice d'union, si nous pouvons dire qu'il a besoin d'un exercice pour cela.

Qu'est-ce que cette prière d'union que fait le Christ, qu'il commence à Nazareth et qu'il va continuer ? Car, après avoir passé près de trente ans à Nazareth, il entrera dans sa vie publique et portera son message pendant trois ans ; avant de commencer sa vie publique, il va encore pendant quarante jours au désert pour

prier10. Au cours de sa vie publique, déjà dès les premiers jours, après ses premiers succès à Capharnaüm, il va quitter ses Apôtres et s'enfoncer pendant la nuit dans le désert, sur la montagne, pour prier11. Quand il veut choisir ses Apôtres, il commence par prier12.

Pendant toute sa vie, les évangélistes sont unanimes sur ce point, il se retire dans la solitude pour prier. A la fin de sa vie, les deniers jours, il passe la nuit en prière au jardin de Gethsémani13 ; et Judas qui veut le trahir sait bien où le trouver, il n'a pas besoin d'envoyer des espions pour voir où s'est réfugié, ce soir-là, le Christ qui sait sa Passion prochaine. Judas conduit sa troupe, avec beaucoup de sûreté, au jardin de Gethsémani où Jésus allait prier tous les soirs et passer ses nuits.

Sur le Calvaire, Jésus continue à prier, et l'apôtre Saint Paul nous dit qu'il est monté au ciel, qu'il ne meurt plus et qu'il est toujours vivant afin de prier pour nous14.

Donc, nous pouvons dire que la fonction principale du Christ ici-bas, à laquelle il a

consacré le plus de temps, quelles que fussent ses occupations extérieures, c'est évidemment la prière.

Prière parfaite d'union

Cette prière du Christ, qu'est-elle ?

Pour la comprendre, nous devons d'abord considérer le Christ : comment se fait en lui, effectivement, cette union de la Divinité à l'humanité ? La contemplation, c'est l'union de l'humanité avec la Divinité. Dans le Christ, la Divinité pénètre l'humanité ; l'humanité elle-même se plonge dans la Divinité par un regard très simple, regard qui est la connaissance intuitive de Dieu, le lumen gloriae dont nous jouirons au Ciel. L'union est donc parfaite : pénétration de Dieu, et en même temps pénétration de l'homme en Dieu, de l'humanité en Dieu par le regard très simple de la vision intuitive.

Donc, cette prière du Christ plonge en Dieu ; et ici, " en Dieu " signifie non pas seulement dans l'unité de Dieu, mais dans la vie intime de Dieu, dans la Trinité sainte. Le Verbe en lui contemple et aime Dieu le Père, le Père aime son Fils, et d'eux ensemble, de cette connaissance, de cette lumière, de cette perfection infinie qu'ils découvrent l'un dans l'autre, qu'ils découvrent plutôt dans la Divinité qui leur est commune, procède l'Esprit Saint,

l'Amour substantiel, la troisième Personne de la sainte Trinité.

Nous avons dans l'Évangile, un tableau qui nous montre extérieurement ce qu'est cette prière. Les évangélistes nous disent que lorsque Jésus a été baptisé, il se met en prière15. Et à ce moment-là, l'Esprit Saint descend sur lui sous la forme d'une colombe. Jean-Baptiste, sur les bords du Jourdain, voit cette manifestation de Dieu sur le Messie, sur Jésus, et reconnaît ainsi qu'il est le Messie. En effet l'Esprit Saint lui a fait connaître que le Messie est celui sur lequel il descendra sous la forme d'une colombe16. Et en même temps le Père prononce une parole : " Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances ".

Nous avons là, traduite sous une forme sensible, la prière du Christ. Dieu le Père engendre son Fils : " Celui-ci est mon Fils bien-aimé " ; le Christ Jésus est le Fils de Dieu, et Dieu s'exprime ainsi dans le Christ ; et, en même temps, l'Esprit Saint descend en lui, ou plutôt il descend sur lui, il est en lui, il se manifeste sous la forme d'une colombe. En réalité, il y a une spiration du Père, une spiration du Fils, qui produit l'Esprit Saint.

Dans cette spiration, le Christ Jésus trouve une béatitude, une joie qui est à la mesure de toutes ses capacités, infinies pour la Divinité, et finies évidemment pour l'humanité, car cette humanité du Christ, parce qu'elle est créée, n'est pas capable d'infini.

Un jour, sur le Thabor, Notre Seigneur manifestera aux Apôtres ce qu'est sa prière en les y associant17. Comme cela arrivait souvent, le Christ se met en prière. Les Apôtres sont près de lui ; il a pris, ce jour-là, Pierre, Jacques et Jean, et eux, ne comprenant pas grand-chose à ce mystère, s'endorment. Voici qu'ils s'éveillent, et ils s'éveillent pour entrer, pour ainsi dire, dans la prière du Christ. Il y a un rejaillissement de la Divinité à travers son humanité et ce rejaillissement, cette lumière, les enveloppe ; ils sont enveloppés, nous dit l'Évangile, dans une " nuée lumineuse "18, qui est un dégagement, un rayonnement de Dieu à travers l'humanité du Christ. Ils éprouvent dans leurs sens, en eux-mêmes, dans leur âme, quelque chose de la prière du Christ.

Et on nous dit que Pierre, comme enivré par ce rayonnement de la prière du Christ qu'il éprouve, veut dresser sa tente sur le Thabor. Voilà ce qu'est la prière du Christ : le rayonnement de la Divinité dans son humanité ; et en

même temps son humanité pénètre par le regard dans la Divinité. Union parfaite donc, réalisation parfaite et expérimentée de l'union hypostatique dans le Christ.

Nous comprenons très bien, alors, que le Christ passe ses nuits en prière, parce que toutes ses facultés, tout son corps, sont reposés par ce bain surnaturel de la Divinité qui le pénètre, le réconforte et le repose bien plus que le sommeil physique : telle est la prière du Christ, la prière d'union.

Partager la vie de Dieu

Cette prière d'union a évidemment une valeur en elle-même. Car pourquoi le Verbe s'est-il incarné ? Pour rétablir l'union. La plupart du temps, quand nous lisons l'Évangile, nous nous attardons à des détails, qui ont évidemment de l'importance ; mais il ne faudrait pas qu'un détail nous fasse oublier l'ensemble, le but, l’œuvre principale, qui est l'union de l'humanité avec la Divinité, qui est de ramener l'homme vers Dieu, de conduire l'homme à sa fin.

Nous venons de Dieu et nous retournons vers Dieu ; notre véritable vocation, notre fin, n'est pas uniquement dans un parfait développement de notre nature humaine, accompagné d'une teinte surnaturelle qui nous ferait enfant de Dieu mais de loin, et serait destiné à assurer

un certain équilibre, un certain bonheur à notre nature humaine. Non : la vocation divine que Dieu nous a donnée, de par la grâce et la filiation divine qu'elle nous assure, c'est de retourner en Dieu.

Notre fin n'est pas un bonheur quelconque qui serait assuré à celui qui a bien agi et bien rempli la loi morale, à celui qui a été un honnête homme, un parfait chrétien même en allant à la messe. Notre vocation, le but que Dieu a assigné à notre vie, c'est de remonter en lui, dans la vie divine d'où nous procédons sans le savoir, je veux dire sans l'avoir expérimenté. Notre vocation est d'aller en Dieu pour participer à la vie divine, entrer dans son rythme et réaliser avec lui une union sans fin.

L'immortalité de notre âme n'est pas la simple immortalité d'une âme qui s'est développée, jouit d'elle-même et, grâce à ses facultés, à ses perfections, peut arriver à une certaine jouissance de Dieu. Non, notre but, notre fin, c'est d'entrer en Dieu. Il n'y a que trois Personnes en Dieu, le Père le Fils et l'Esprit Saint ; mais par la grâce, nous sommes fils, nous aussi, nous sommes identifiés au Verbe incarné, au Christ Jésus, et c'est lui qui nous prend pour nous faire entrer dans le rythme de la vie trinitaire et partager ses opérations, sa lumière, ses privilèges et son bonheur. Notre fin est là, dans la Trinité sainte.

La prière que nous devons faire ici-bas doit être aussi une prière d'union, une prière d'union avec le Christ qui nous prend en charge, qui veut que nous nous identifiions à lui. Il nous donne sa vie, sa grâce, tout ce qu'il est, et il demande ensuite à nous prendre en charge, il demande que nous nous attachions à lui. Au moment de la mort, si nous sommes unis à lui par le développement de la grâce filiale qui nous a été donnée et nous apparente étroitement à lui, nous entrons dans le rythme de la Trinité sainte et nous partageons ses opérations, ses privilèges, son bonheur.

C'est là notre fin, c'est là le bonheur du Ciel : non pas seulement voir Dieu de loin, mais être Dieu par participation, faire les opérations de connaissance et d'amour qui sont les opérations du Verbe et, de cette façon, partager le bonheur et la vie du Verbe. En d'autres termes : entrer avec lui comme acteur et non pas seulement comme spectateur, dans le rythme de la vie trinitaire, partager le bonheur de Dieu lui-même, en partageant celui du Verbe incarné.

Exercice essentiel de la vocation chrétienne

Pour nous, la prière est aussi cela ; c'est là notre devoir essentiel. Nous comprenons alors qu'elle soit pour nous une obligation et que le Christ nous l'ait prêchée par son exemple. Il a

donné la majeure partie du temps qu'il a passé ici-bas à cette prière, à cet exercice d'union. En avait-il besoin, lui ? Non puisqu'il avait l'union hypostatique, mais il voulait nous instruire par son geste, par ses exemples, par cette attitude, par son activité en même temps que par son enseignement.

Ici-bas, le Christ Jésus a fait surtout un exercice d'union. Notre vie ici-bas, notre vie chrétienne, même notre vie terrestre — ne distinguons pas entre vie chrétienne et vie terrestre ou humaine —, devrait être aussi un exercice d'union comme celle du Christ, et par conséquent notre prière devrait être une prière d'union, une prière contemplative. Telle est la vérité, tel est notre devoir.

On est étonné parfois de voir, dans des ouvrages qui par ailleurs sont parfois bien inspirés et nous apportent des vérités précieuses, que la prière est présentée pour ainsi dire comme un accessoire que l'on utilise les jours de fête ou que l'on réserve à certaines âmes qui ont le temps ou, comme on dit, qui en ont la vocation. La prière est l'exercice essentiel de la vocation du chrétien. On a dit parfois que la prière contemplative est une prière égoïste, qui concentre l’âme sur elle-même. C'est oublier la définition du catéchisme ; la prière qui concentrerait l'âme sur elle-même pour analyser ses impressions ne serait pas une prière. La prière est un exercice d'union, une élévation de l'âme

vers Dieu, une union avec Dieu ; et prétendre que cela est accessoire, c'est ignorer ce qu'est la vie chrétienne.

A ce point de vue, donc, cette prière d'union reste pour nous une obligation fondamentale, essentielle. Et si certaines âmes sont, en effet, vouées spécialement par vocation à la prière contemplative, si Notre Seigneur leur donne vocation pour cela, s'il a voulu même que certains instituts ou ordres religieux soient voués spécialement à cette prière, c'est qu'il a voulu que son enseignement restât toujours vivant et en acte devant le peuple chrétien. ! Mais il ne décharge aucun chrétien de cette obligation essentielle de la prière, de la prière contemplative, de la prière d'union.

 

III. — LA PRIÈRE DE JÉSUS, TÈTE DU CORPS MYSTIQUE

Le Christ Jésus n'est pas seulement l'Homme-Dieu, il est aussi le chef du Corps mystique. Jésus nous a rachetés par sa souffrance, en nous donnant la vie divine par ses sacrements ; et en répandant ainsi sa vie divine, il nous a conquis.

Sa vie en nous

La grâce que nous recevons au baptême, c'est la vie du Christ qui nous est donnée par une participation au mystère de sa souffrance et de sa mort. Lorsque nous communions, la vie divine du Christ ressuscité pénètre en nous. Il la fait pénétrer en nous par l'Eucharistie dans laquelle il est vivant et immolé à la fois. Cette vie divine que le Christ répand en nous, nous unit à lui : c'est la vie du Christ. Vous savez ce que saint Augustin dit du Christ qui se donne dans l'Eucharistie : c'est nous, dit-il qui le mangeons mais en réalité c'est lui qui nous absorbe19. Il met sa vie en nous et nous devenons lui ; une union est réalisée entre lui et nous, par cette vie qu'il répand.

C'est ainsi que le Christ constitue une réalité nouvelle. Cette vie qui est en lui se répand, se donne, se diffuse, et la réalité nouvelle constituée par cette diffusion de la vie divine dans nos âmes, c'est l'Église, le Christ total. Bossuet nous dit : L'Église, c'est le Christ diffusé, le Christ répandu20. Il nous donne sa vie, nous recevons l'Esprit Saint, nous devenons d'autres Christ, nous devenons le Christ. Nous entrons en lui, il entre en nous, nous sommes pris par lui : voilà l'Église.

Par cette diffusion de la vie divine, spécialement par la sainte Eucharistie, nous entrons dans le Christ, nous devenons lui ; mais en même temps, le Christ nous prend. Il n'y a pas seulement, dans l'Église, une union de nous-mêmes au Christ, mais aussi une union du Christ à nous : l'influence est mutuelle. Nous recevons sa vie et lui-même prend ce que nous sommes. Le Christ a pris l'humanité, et en prenant une humanité, il a pris toutes les humanités. Il prend spécialement l'humanité de ceux qui sont unis à lui par la grâce. Il nous donne sa vie et il prend notre nature humaine. Il y a par conséquent intercommunication entre le Christ et nous.

Notre péché sur lui

Cette communication mutuelle, qui nous enrichit nous-mêmes du Christ et de sa vie, qui nous identifie à lui et fait plus vivante la présence de l'Esprit Saint dans notre âme — comme elle est vivante en lui —, tout cela fait que le Christ prend notre misère, notre nature humaine avec ce qu'elle est. Il a tout pris sauf le péché21, mais il a pris les conséquences du péché ; la Rédemption s'est opérée précisément de cette façon

Comment nous-mêmes sommes-nous purifiés ? Nous sommes purifiés parce que le Christ prend sur lui les conséquences du péché qui sont en nous. Cela est affirmé par Isaïe22 : il a pris nos infirmités, nos misères. Lorsque saint Jean-Baptiste voit le Christ Jésus, il le définit en disant : " C'est l'Agneau qui porte le péché du monde "23. Il l'efface en le prenant sur son dos, en le prenant en lui.

Nous pourrions dire, pour faire une comparaison qui semble un peu vulgaire mais qui me paraît très expressive, que le Christ, en prenant contact avec nous, fait " papier buvard ". Nous sommes tachés, nous avons les conséquences du péché, le Christ est un buvard immaculé qui se pose sur notre nature humaine, et nous enlève par conséquent notre misère. Il a pris nos infirmités.

Le combat en Jésus

Cette infirmité que le Christ a prise sur lui, il en a souffert ; et cela nous donne l'occasion d'étudier une autre forme et une autre conséquence de la prière du Christ.

Le Christ venant ici-bas prend le péché de l'humanité sur sa propre humanité — sa divinité ne peut pas en être chargée —, et souffre des

conséquences de ce péché. C'est la raison pour laquelle le drame de la Passion dans le Christ commence dès le premier moment de son existence. Comme il prend le péché de l'humanité – non pas tel péché, mais le peccatum mundi, le péché du monde –, immédiatement s'établit en lui, par le fait de son union hypostatique, une opposition douloureuse entre ce péché qui n'est pas le sien mais le n6tre, et la Divinité, la sainteté qui est en lui. Cela fait immédiatement de lui une victime.

C'est là la souffrance du Christ, la souffrance de la Passion, celle à laquelle fait allusion l'épître aux Hébreux lorsqu'elle dit qu'il a appris dans la souffrance ce que valait l'obéissance24. Dieu lui a dit d'être rédempteur et il a obéi : il l'a été en prenant sur lui notre péché. Et cette souffrance, c'est là sa science ; expérimentale.

II s'établit comme deux mouvements contraires — non pas contraires puisque la Divinité le pénètre continuellement — : d'un côte, son humanité reçoit les flots de la Divinité qui le pénètre, et de l'autre il y a ce mouvement du péché qui monte en lui, cette tache qu'il prend avec son extrême sensibilité. Il n'est pas de buvard si sensible, qui perçoive et efface une tache aussi bien que la sensibilité du Christ perçoit elle-même ce péché. Il y a donc cette opposition, ces contraires en lui, cette lutte.

Prière douloureuse de Gethsémani

Le sommet, on pourrait dire le point crucial de cette lutte sera Gethsémani. Auparavant, Jésus portait l'un et l'autre, mais dans un certain équilibre ; à Gethsémani, Jésus dit, en traversant le torrent du Cédron : " C'est l'heure de la puissance des ténèbres "25, et il laisse alors leur liberté à toutes ces puissances mauvaises, au péché lui-même comme souillure, comme haine, comme contraire de Dieu. N'a-t-il pas encore l'union hypostatique et la vision ? Si, mais il laisse au péché toute force, toute puissance pour l'envahir, pour entrer dans ses sens, son corps, sa sensibilité, dans son imagination, dans son intelligence, bref dans sa nature humaine.

Nous pouvons dire qu'à ce moment-là, le Christ Jésus jouit des joies de la vision intuitive, de la vue de Dieu, et souffre en même temps de la souffrance de l'enfer. C'est l'enfer à l'assaut du Ciel et, dans ce combat, le champ de rencontre, c'est l'humanité du Christ. Il y a évidemment un éclatement, c'est l'humanité qui éclate, d'où la sueur de sang26. Jésus tombe la face contre terre, pousse de grands cris : voilà la prière du Christ.

Cette prière douloureuse de Gethsémani le réduit aux abois car le Christ, qui pouvait porter le poids de la Divinité, sent sa faiblesse, tombe la face contre terre et va demander du secours à ses Apôtres : " Vous n'avez pas pu veiller un moment avec moi... "27 Il est là comme errant entre la grotte où il prie et l'endroit où il a laissé ses Apôtres, cherchant du secours ; et Dieu envoie un ange pour le réconforter28.

Prière continuée dans l'Église

C'est cette prière de souffrance, cette prière douloureuse dont la souffrance est faite de la contradiction, de l'assaut que livre l'enfer au Ciel qui est en lui, c'est cette souffrance qui est rédemptrice. Actuellement le Christ dans le Ciel ne meurt plus, nous dit l'apôtre saint Paul29, mais il a laissé à son Eglise cette souffrance qui vient de l'opposition entre le péché et la Divinité. Il a laissé aux chrétiens le soin de réaliser la prière d'union, il leur a laisse aussi le soin de continuer la prière douloureuse de Gethsémani.

Ici, il ne s'agit pas d'un tourment quelconque, que l'on endurerait uniquement pour se

purifier ; il s'agit d'une souffrance qui continue la Rédemption, une souffrance par laquelle l'Église et les âmes continuent ce qui manque à la Passion du Christ30. Le mérite de la Passion du Christ est infini, mais il lui manque quelque chose pour son application dans les âmes.

L'Église est dans le Christ, elle doit vivre le Christ total, réaliser le Christ total, son état d'union, son état de prière ; elle doit réaliser aussi son activité et ses fonctions principales, la fonction rédemptrice. Elle le fera de cette façon douloureuse, par la prière. Si l'Église, qui doit continuer le Christ, a l'obligation de le réaliser par son activité, elle devra aussi continuer cette prière douloureuse, et cela dans une mesure beaucoup plus grande, qui nous est indiquée par le temps que Jésus lui a consacré et par l'efficacité de cette fonction.

Nous touchons ici au drame de la prière contemplative, à la nécessité des monastères et de la prière contemplative. Les grands contemplatifs, une sainte Thérèse d'Avila, une sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, qu'ont-ils fait ? Ils ont continué la prière de Gethsémani. Sainte Thérèse d'Avila dit que pendant de longues années, tous les soirs avant de s'endormir, elle regardait Jésus à Gethsémani et le reproduisait31.

Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a fait la même chose ; elle a porté, surtout à la fin de sa vie, la lutte du péché moderne de l'incrédulité et de l'orgueil, contre la sainteté, la grâce qu'elle portait32. Evidemment elle ne l'a pas réalisé comme le Christ lui-même, car elle n'avait pas l'union hypostatique, quoiqu'elle eût une haute sainteté ; elle n'a pas porté le péché du monde, mais elle a porté le péché de notre époque. Et à cause de cela, parce qu'elle aussi a été le " buvard " qui a pris ce péché dans les âmes, elle a été rédemptrice, co-rédemptrice.

Si nous admirons actuellement qu'elle soit une grande thaumaturge, qu'elle puisse éclairer et sauver tant d'âmes, si elle est la grande missionnaire et la grande apôtre des temps modernes, ce n'est pas parce qu'elle a agi mais parce qu'elle est allée à la fonction essentielle du Christ, c'est-à-dire cette fonction rédemptrice de prendre le péché du monde.

Voilà l'utilité de la prière, de la prière d'union et de la prière douloureuse, l'utilité de l'apostolat par la prière, surtout douloureuse.

GRANDES VÉRITÉS CHRÉTIENNES

Cela nous permet de conclure ces entretiens. Nous n'avons pas à éclairer complètement

ce mystère du Christ ; je vous ai parlé d'arêtes lumineuses, de rayons lumineux qui fendent la nuit du moins un instant, et nous permettent d'aller très loin dans la prière du Christ, de voir suffisamment ce qu'elle a été et son utilité. De cela, tirons quelques conclusions pratiques.

Activité fondamentale

La première, c'est que nous devons beaucoup prier. Il ne faudrait pas que nous soyons de ces chrétiens qui croient qu'après avoir récité quelques prières vocales le matin et le soir, après avoir assisté vaguement ou même de façon fervente à la messe du dimanche, ils ont rempli un peu plus même que leur devoir, parce qu'ils voient à côté d'eux des gens qui ne font pas même cela...

Notre vie véritable, celle qui ne finira pas, sera une vie d'union avec Dieu et nous sommes ici-bas pour nous exercer à cette vie du Ciel. Si nous arrivons dans le Ciel et que nous ne sachions pas prier, nous aurons probablement à l'apprendre, et nous risquons de manquer la porte parce que nous ne saurons pas faire. C'est un métier qu'on n'apprend pas dans le paradis ! Le bon Dieu dira : depuis cinquante ans, soixante ans, peut-être davantage, tu avais la grâce, tu avais les moyens de prier et de t'unir, et tu ne l'as pas fait ? tu as laissé ce

talent, ce talent précieux, tu ne l’as pas exercé33 ?

La vie chrétienne n'est pas seulement une vie morale, elle ne consiste pas seulement à éviter ceci ou cela ; elle consiste surtout à faire du positif. On ne développe pas sa vie en évitant les microbes, on développe sa vie par l'exercice des fonctions vitales, et en nourrissant ses énergies vitales par l'aliment approprié. Nos énergies vitales chrétiennes, c'est la grâce, c'est d'être enfant de Dieu, et par conséquent de faire déjà ici-bas, d'une façon imparfaite avec la foi mais d'une façon réelle, notre fonction d'enfant de Dieu. Cette fonction consiste à nous unir à Dieu et, avec Dieu le Père, à spirer l'Amour, par conséquent, comme dit saint Jean de la Croix34, à spirer déjà l'Esprit Saint. C'est là notre fonction principale.

Permettez-moi d'insister : à notre époque, même les bons chrétiens sont parfois un peu trop orientés vers des fonctions qui sont importantes mais secondaires. On croit parfois que l'exercice de la charité, c'est surtout l'exercice de la charité sociale : ce n'est pas vrai. La charité sociale entre dans nos devoirs, mais c'est une fausse interprétation de l'Évangile

de penser qu'être chrétien, c'est surtout faire cette charité sociale.

La charité, c'est celle qui nous unit à Dieu. Quand Notre Seigneur nous demande de l'exercer à l'égard du prochain, c'est en la surnaturalisant, en voyant dans ce prochain le prolongement de Dieu, ou en exerçant cette charité pour conduire cette âme à ses opérations essentielles d'enfant de Dieu et l'introduire dans la Trinité sainte. Cette charité doit avoir un but d'apostolat : ramener cette âme dans la voie, non pas seulement à la messe du dimanche, mais lui montrer le chemin qui va dans la Trinité sainte.

Nous devons donc donner à cette prière la place qu'elle doit avoir dans notre vie. Nous devrions retrouver l'atmosphère et les lumières dans lesquelles vivaient les premiers siècles du christianisme : la grande lumière qui devrait éclairer nos vies chrétiennes personnelles, notre vie familiale, notre vie sociale, c'est le dogme et la vie de la Trinité sainte.

Ce n'est pas réservé à quelques spécialistes qui ont le temps, ou à quelques moines ou religieuses qui en ont le goût. C'est une vérité chrétienne, c'est notre vie familiale, notre vie intime, c'est notre vie tout simplement chrétienne. Il faut, par conséquent, donner à nos enfants le moyen, c'est-à-dire l'instruction qui les oriente vers cette vie trinitaire, à laquelle

nous devons participer et qui est notre terme. Nous devons nous exercer à l'union, orienter notre vie familiale et notre vie sociale, notre vie personnelle vers ce terme qu'est notre participation à la vie trinitaire.

Prière qui sauve

Ensuite, si nous voulons sauver le monde, nous devons le faire, certes, par notre action, par notre apostolat, comme l'a fait le Christ : il a consacré trois ans à cela. Mais enfin, il a sauvé le monde par sa souffrance et par sa prière douloureuse. Le grand moyen de sauver le monde, c'est de prendre son péché d'une façon efficace, non pas seulement en compatissant humanitairement, mais chrétiennement : c'est-à-dire s'imprégner soi-même de Dieu, tendre vers cette union hypostatique non pas pour la réaliser, mais pour réaliser l'union avec le Christ qui nous rend capables de nous charger, d'une façon efficace et féconde pour le prochain, de son péché. Nous devenons capables de prendre ce péché de l'humanité qui nous entoure, de ces frères qui sont auprès de nous.

Certes, nous avons le devoir de soulager la misère, de donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, de donner un toit aux sans-abri, c'est vrai. Mais je crois que la grande préoccupation, ce serait de donner la

véritable nourriture qu'est le Christ, qu'est Dieu ; de donner le véritable breuvage qui jaillit de la pierre qu'est le Christ35 ; de procurer aux âmes beaucoup moins un abri pour les quelques jours ou années qu'on passe ici-bas, que l'abri et le refuge de la Trinité sainte, dans laquelle ils auront à passer toute l'éternité.

Voilà ce que nous montrent nos vérités chrétiennes. Ce ne sont pas des vérités à prêcher simplement à telle ou telle âme ou à un groupe particulièrement favorisé ; c'est la vérité chrétienne tout court.

Retenons ces vérités. Je le demande à la Sainte Vierge qui les a vécues profondément : retenant l'enseignement de Notre Seigneur, elle s'est enfoncée elle-même dans la solitude, alors qu'il y avait le monde entier à convertir. Elle est partie dans sa mission de médiatrice, elle est partie dans la solitude pour continuer la vie véritable et profonde du Christ, la vie de prière dans le silence.

Je demande aussi à sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, à sainte Thérèse d'Avila, à saint Jean de la Croix, qui nous ont montré ce chemin et rappelé ces grandes vérités chrétiennes, de les mettre profondément dans votre âme, par cette parole, qui vous est dite au nom

de l'Église dans les circonstances difficiles que nous traversons.

Nous sentons le monde envahi par les puissances du mal, nous avons le péché bien près de nous, il se présente à l'horizon avec une puissance humaine admirablement organisée. Dans le plan de l'activité physique, de l'activité même psychique, psychologique et intellectuelle, le démon lui-même utilise une puissance supérieure à la nôtre, qui doit lui assurer normalement au moins des victoires apparentes. Comment pourrons-nous le vaincre ? Nous ne le vaincrons que par les moyens surnaturels. Jésus nous a dit avant de mourir : " Je vous envoie dans le monde comme des agneaux au milieu des loups, et ils vous mettront à mort "36... Il leur a donné un programme, il leur a fait des prédictions qui semblent au premier abord peu encourageantes mais il leur a dit aussi : " Courage, j'ai vaincu le monde "37. Comment l'a-t-il vaincu ? Il l'a vaincu en prenant le péché sur lui, il l'a vaincu par sa prière.

Actuellement, devant les dangers qui nous menacent, quel est notre sujet d'espérance ? C'est évidemment le Christ, la prière du Christ qui vit toujours dans le Ciel pour intercéder

pour nous38. Nous appuierons notre prière sur la prière du Christ ; il est toujours vivant dans son Église.

L'Esprit Saint qui est dans nos âmes, que fait-il aussi ? L'apôtre saint Paul, avec son ouie pénétrante, l'a entendu, l'a saisi, toujours priant et gémissant en gémissements inénarrables39. Que nous reste-t-il à faire, nous-mêmes, pour assurer non pas seulement le salut de notre âme mais le salut des chrétiens, le salut du monde ? C'est de chercher à harmoniser notre prière personnelle, notre activité, avec la prière de l'Esprit Saint dans notre âme, avec la prière toujours efficace du Christ dans le Ciel, et c'est ainsi que nous remporterons la victoire, pour nous, pour nos frères, pour le monde.

NOTES

 

1. Cf. Lc 11, 1-4.

2. Cf. Chemin de la Perfection, ch. 23 à 44.

3. Jésus Christ est vrai Dieu et vrai homme. Le Fils de Dieu, deuxième Personne de la sainte Trinité, s'est uni la nature humaine tout en restant de nature divine. Pour exprimer ce mystère, la théologie emploie l'expression d'union hypostatique, ou d'union selon la Personne (en grec : hypostase). Réalisée au moment de l'Incarnation, cette union est désormais indissoluble, c'est-à-dire permanente et définitive.

4. Du grec theos : Dieu, et anèr, andros : homme.

5. Cf. Ex 13, 21-22.

6. Cf. supra, p. 58, note 16.

7. Cf. Cantique Spirituel, str. 36, p. 879-884.

8. Cf. Lc 2, 52.

9. Cf. He 5, 8.

10. Cf. Mt 4, 1 s., et par.

11. Cf. Lc 5, 16.

12. Cf. Lc 6, 12.

13. Cf. Lc 21, 37.

14. Cf. Rm 8, 34 et He 7, 25-26.

15. Cf. Lc 3, 21-22.

16. Cf. Jn 1, 33.

17. Cf. Lc 9, 28s.

18. C'est l'expression de Mt 17, 5.

19. Cf. Confessions, VII, 10.

20. BOSSUET, 4è Lettre, " A une Demoiselle de Metz ", 28.

21. Cf. He 4, 15.

22. Cf. Is 53, 4-5.

23. Jn 1, 29.

24. Cf. He 5, 8.

25. Lc 22, 53.

26. Cf. Lc 22, 44.

27. Mt 26, 40.

28. Cf. Lc 22, 43.

29. Rm 6, 9.

30. Cf. Col 1, 24.

31. Cf. Vie, ch. 9.

32. Cf. Manuscrit C, 5 r° s.

33. Cf. Mt 25, 14 s.

34. Cantique Spirituel, str. 38, p. 891-892.

35. Cf. I Co 10, 4.

36. Cf. Mt 10, 16 s.

37. Jn 16, 33.

38. Rm 8, 34.

39. Cf. Rm 8, 26.