Vie. Fondations faites par sainte Thérèse de plusieurs monastères / de la traduction de M. Arnauld d'Andilly...

Auteur(s)

:

Thérèse d'Avila - sainte

Titre(s)

:

Vie. Fondations faites par sainte Thérèse de plusieurs monastères / de la traduction de M. Arnauld d'Andilly...

Titre d'ensemble

:

Oeuvres de sainte Thérèse ; 1

Publication

:

Numérisation BnF de l'édition de Paris : INALF, 1961- (Frantext ; Q923). Reprod. de l'éd. de Paris : P. Le Petit, 1670

Description

:

524 Ko

Note(s)

:

Document numérisé en mode texte. Texte en français, trad. de l'espagnol. P. 283-452 du document original

Autre(s) auteur(s)

:

Arnauld d'Andilly, Robert. Traducteur

Autre(s) Forme(s) du Titre

:

Fondations faites par sainte Thérèse de plusieurs monastères

Sujet(s)

:

Fondations pieuses Église catholique -- Doctrines

Domaine

:

Religions chrétiennes

Identifiant

:

N087343. Numérisé en mode texte Ce document est libre de droits.

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AVANT-PROPOS DE LA SAINTE


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Je n' ay pas seulement leu en divers traitez ; mais j' ay éprouvé combien il importe de pratiquer l' obeïssance. C' est par elle que l' on s' avance dans le service de Dieu, que l' on acquiert l' humilité, et que l' on se guerit de l' appréhension que nous devons toûjours avoir en cette vie de nous égarer dans le chemin du ciel : car ceux qui ont un véritable dessein de plaire à Dieu entrent par ce moyen dans la tranquillité et le repos, à cause qu' estant soûmis s' ils sont seculiers, à leurs confesseurs, et s' ils sont religieux, à leurs supérieurs, le démon n' ose s' efforcer de jetter dans leur esprit le trouble et l' inquiétude aprés avoir éprouvé qu' il y perdroit plus qu' il n' y gagneroit. Cette mesme vertu de l' obeïssance réprime aussi les mouvemens impétueux qui nous portent naturellement à préferer nostre plaisir à nostre devoir, et à faire nostre volonté, en nous remettant devant les yeux la résolution que nous avons prise de la soûmettre absolument à celle de Dieu en la personne de celuy que nous avons choisi pour tenir sa place.


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Nostre seigneur m' ayant par sa bonté fait connoistre le prix de cette grande vertu, j' ay tasché toute imparfaite que je suis, de la pratiquer malgré la répugnance que j' y ay souvent trouvée dans certaines occasions qui m' ont fait voir quelle est en cela ma foiblesse ; et je le prie de tout mon coeur de me donner la force qui m' est nécessaire pour ne point tomber en de semblables défauts.

Estant dans le monastere de Saint Joseph D' Avila en 1562 qui est l' année qu' il fut fondé, le pere François Garcia de Tolede dominiquain m' ordonna d' écrire de quelle sorte cet établissement s' estoit fait, et plusieurs autres choses que l' on pourra lire dans cette rélation si elle voit jamais le jour.

Onze ans aprés estant en l' année 1573 dans le monastere de Salamanque, le pere Ripalde recteur de la compagnie de Jesus mon confesseur ayant vû ce traité de la premiere fondation, crût qu' il seroit du service de Dieu d' écrire de mesme les sept autres, comme aussi le commencement de quelques monasteres des peres Carmes déchaussez, et me commanda d' y travailler. Mes grandes occupations, tant à écrire des lettres qu' à satisfaire à d' autres choses dont je ne pouvois pas me dispenser parce qu' elles m' estoient ordonnées par mes supérieurs, jointes à mon peu de santé, me faisant juger cela impossible, je me trouvay dans une grande peine, et me recommanday beaucoup à Dieu. Alors il me dit : ma fille, l' obeïssance donne des forces . Je souhaite que selon ces divines paroles il m' ait fait la grace de bien rapporter pour sa gloire les faveurs qu' il a faites à cet ordre dans ces fondations. Au moins peut-on s' assûrer de n' y rien trouver qui ne soit tres-véritable, puisque nulle considération n' estant capable de me porter à mentir dans les choses mesme peu importantes, j' en ferois grande conscience dans un sujet qui regarde le service de Dieu, et ne croirois pas seulement perdre le temps, mais l' offenser au lieu de le loüer ; ce qui seroit une espece de trahison que je luy ferois, et tromper ceux qui le liroient. Je prie sa divine majesté de m' empescher par son assistance de tomber dans un tel malheur.

Je parleray de chaque fondation en particulier, et le plus brévement que je pourray, parce que mon stile est si long, que quelque soin que je prenne de ne me pas trop étendre j' ay sujet de craindre d' ennuyer les autres et moy-mesme : mais cet écrit devant demeurer aprés ma mort entre les mains de mes filles, je sçay qu' elles m' aiment assez pour en excuser les défauts.

Comme je n' ay en cela autre dessein que la gloire de Dieu et le profit de celles qui le liront, il ne permettra pas s' il luy plaist qu' elles m' attribüent rien de ce qu' elles y trouveront de bon. Je les prie de demander à nostre seigneur de me pardonner le mauvais usage que j' ay fait de tant de graces dont il m' a favorisée, et dont elles doivent beaucoup plûtost m' aider à le remercier, que me sçavoir gré de ce que j' écris.

Mon peu de mémoire, mon peu d' esprit, et mon peu de loisir pourront me faire oublier plusieurs choses importantes, et en rapporter d' autres qu' il seroit plus à propos de supprimer. Et pour obeïr


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à ce que l' on m' a ordonné je diray quand l' occasion s' en offrira quelque chose de l' oraison, et de la tromperie dans laquelle ceux qui s' y exercent peuvent tomber, afin qu' ils y prennent garde. Je me soûmets en tout, mes cheres soeurs et mes filles, à la créance de la sainte eglise romaine, et desire avant que ce papier tombe entre vos mains qu' il soit veu par des personnes sçavantes et spirituelles.

Je commence cet ouvrage le 25 jour d' aoust de l' année 1573 que l' on célebre la feste de S Loüis roy de France : et je le commence en invoquant le nom de nostre seigneur Jesus-Christ, et en implorant l' assistance de la sainte vierge sa mere dont j' ay l' honneur quoy qu' indigne de porter l' habit, et le secours de mon glorieux pere S Joseph qui ne m' a jamais manqué et dans une des maisons duquel je suis ; ce monastere de carmelites déchaussées portant son nom. Je demande à chacun de ceux qui liront cecy de dire pour moy un ave maria , afin d' aider mon ame à sortir du purgatoire, et à joüir de la présence de nostre divin rédempteur qui vit et regne avec son pere et le S Esprit dans tous les siecles des siecles.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 1

Perfection dans laquelle vivoient les religieuses carmelites du monastere de Saint Joseph D' Avila.

Combien ardent estoit le desir que Dieu donnoit à la sainte pour le salut des ames.

La fondation du monastere de Saint Joseph D' Avila ayant esté achevée je passay cinq années dans cette maison ; et je pense pouvoir dire qu' elles ont esté les plus tranquilles de ma vie, n' ayant point goûté auparavant ny depuis tant de douceur et tant de repos.

Durant ce temps quelques demoiselles encore fort jeunes que le monde sembloit avoir engagées dans ses filets tant elles paroissoient vaines et curieuses, vinrent s' y rendre religieuses. Dieu les arracha par une espece de violence du milieu des vanitez du siecle pour les faire entrer dans cette sainte maison consacrée à son service, et les rendit si parfaites que je ne pouvois voir sans confusion l' avantage qu' elles avoient sur moy. Lors que le nombre de treize que nous avions résolu de ne point passer fut remply, je sentis une extrême joye de me trouver en la compagnie de ces ames dont la pureté et la sainteté estoient si grandes, que leur unique soin consistoit à servir et à loüer nostre seigneur. Son adorable providence nous envoyoit sans le demander ce qui nous estoit necessaire : et quand il nous manquoit quelque chose, ce qui arrivoit rarement, c' estoit alors que ces


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servantes de Dieu estoient les plus satisfaites et les plus contentes. Je ne pouvois me lasser de luy rendre graces du plaisir qu' il prenoit à les combler de tant de vertus, et particulierement de ce que méprisant tout le reste elles ne pensoient qu' à le servir.

Quoy que je fusse supérieure je ne me souviens point de m' estre jamais occupée du soin de ces biens temporels, parce que je croyois fermement que rien ne manqueroit à celles qui n' avoient autre desir que de plaire à Dieu. Que s' il arrivoit quelquefois que ce que l' on nous donnoit ne suffist pas pour nostre nourriture, j' ordonnois qu' on le distribuast à celles qui pouvoient le moins s' en passer : mais chacune disant qu' elle n' estoit pas de ce nombre, on n' y touchoit point jusques à ce que Dieu nous eust envoyé dequoy en donner assez à toutes.

Quant à l' obeïssance qui est celle des vertus que j' affectionne davantage, quoy que je l' aye mal pratiquée jusques à ce que ces saintes filles me l' ayent si bien enseignée par leur exemple que si j' estois meilleure que je ne suis je ne pourrois l' ignorer, il me seroit facile d' en rapporter plusieurs choses que j' ay remarquées en elles. En voicy quelques-unes dont je me souviens. On nous servit un jour au réfectoir des portions de concombre : celle qui me fut donnée estoit petite, et se trouva pourrie au dedans : j' appellay une de celles de toutes les soeurs qui avoit le plus d' esprit, et luy dis pour éprouver son obeïssance, qu' elle allast planter ce concombre dans un petit jardin que nous avions : elle me demanda si elle le planteroit debout, ou tout plat : je luy dis de le mettre tout plat ; et elle le fit sans qu' il luy vinst seulement en la pensée qu' estant de la sorte il secheroit aussi-tost : elle crût au contraire que cela seroit fort bien, parce que son desir de plaire à Dieu luy faisoit renoncer à sa raison pour pratiquer l' obeïssance.

Je commanday une autre fois à l' une des soeurs six ou sept choses contraires, et elle se mit en devoir de les faire toutes sans répliquer, parce que sa foy et son amour pour l' obeïssance luy faisoient croire que cela n' estoit pas impossible.

Nous avions un puits dont l' eau paroissoit mauvaise à ceux qui s' y connoissoient, et il sembloit impossible de luy donner quelque cours, à cause qu' il estoit fort profond. Je fis neanmoins venir des ouvriers pour y travailler, et ils se mocquerent de moy disant que c' estoit dépenser de l' argent inutilement. Je proposay la chose aux soeurs : l' une d' elle fut d' avis de l' entreprendre, et une autre ajoûta : Dieu ne manquera pas sans doute de susciter quelques personnes qui nous apporteront de l' eau pour ne nous laisser pas mourir de soif : mais puisqu' estant tout puissant il ne luy sera pas plus difficile de nous en donner dans cette maison sans qu' il soit besoin d' en avoir d' ailleurs ; je ne doute point qu' il ne le fasse. Une foy si vive me toucha de telle sorte que contre l' avis des fonteniers je fis travailler à cet ouvrage ; et Dieu y donnant sa bénédiction on tira de ce puits un filet d' eau fort bonne à boire, et qui nous suffit.


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Je ne rapporte point cecy comme un miracle dont il y auroit tant de semblables exemples ; mais seulement pour faire voir quelle est la foy de ces saintes filles ; mon dessein n' estant pas de les loüer ny celles des autres monasteres de ce que par l' assistance de Dieu elles marchent si fidellement dans ses saintes voyes ; et je n' aurois jamais fait si je voulois écrire particuliérement tout ce que j' en sçay. Cela ne seroit pas neanmoins peut-estre inutile, parce qu' il arrive souvent que de tels exemples portent d' autres personnes à les imiter. Mais si Dieu veut qu' il soit sçû, nos supérieurs pourront ordonner aux prieures des monasteres d' écrire les choses plus remarquables qui seront venuës à leur connoissance.

Ainsi je me trouvois avec des ames toutes angeliques : car dois-je craindre de leur donner ce nom, puisque ne m' ayant jamais rien caché de ce qui se passe en elles ; mais découvert jusques aux choses les plus intérieures, je sçay combien grandes sont les faveurs qu' elles reçoivent de Dieu ; combien ardens sont les desirs qu' il leur donne de le servir, et jusques à quel point va leur détachement de toutes les choses de la terre. Elles trouvoient tant de consolation dans la retraite qu' elles ne se lassoient jamais d' estre seules : elles n' appréhendoient rien tant que les visites, mesme de leurs propres freres ; et celles-là s' estimoient les plus heureuses qui avoient le plus de loisir de demeurer dans un hermitage. Les voyant si vertueuses et le courage que Dieu leur donnoit de vouloir souffrir pour luy aller au delà de ce que l' on pouvoit attendre de leur sexe, il me venoit souvent en l' esprit que c' estoit pour quelque grand dessein qu' il les favorisoit de tant de graces. Je ne prévoyois rien neanmoins de ce qui arriva dans la suite, parce que je ne pouvois m' imaginer que ce fust une chose possible. Je sentois seulement que plus j' allois en avant, et plus mon desir croissoit de contribuer quelque chose au bien des ames. Il me sembloit que j' estois comme une personne qui ayant en garde un grand trésor desireroit d' en faire part à tout le monde ; mais à qui on lioit les mains pour l' empescher de le distribuer et d' en faire des largesses : car mon ame estoit comme liée de la sorte, et les faveurs que Dieu me faisoit alors et qui estoient fort grandes demeurant renfermées en moy, me paroissoient mal employées. Tout ce que je pouvois en cet estat et que je faisois avec affection estoit d' offrir à Dieu mes foibles prieres, et d' exhorter mes soeurs à faire la mesme chose, à souhaiter avec ardeur le bien des ames et l' augmentation de la foy, et à ne rien oublier de ce qui dépendoit d' elles pour édifier les personnes avec qui elles se trouvoient obligées de traiter.

Environ quatre ans aprés, le pere Alphonse Maldonat religieux de l' ordre de S François me vint voir.

C' estoit un grand serviteur de Dieu, et qui avoit la mesme ardeur que moy pour le bien des ames ; mais avec cette différence qu' il le témoignoit par des effets, au lieu que je n' avois que des desirs. Il estoit depuis peu revenu des Indes, et aprés nous avoir raconté combien de millions d' ames se perdent dans ce nouveau monde manque d' estre éclairées de la lumiere de


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l' evangile, il nous fit une excellente exhortation pour nous animer à la pénitence, et se retira ensuite. Je fus touchée d' une si vive douleur de la perte de tant d' ames, qu' estant comme hors de moy-mesme je m' en allay dans un hermitage, où meslant mes soûpirs avec mes larmes je demanday instamment à nostre seigneur, que puisque les démons entraisnoient tant d' ames dans l' enfer, et que je me trouvois réduite à n' avoir que des prieres pour les assister, il luy plûst de les exaucer afin d' en sauver au moins quelqu' une. J' avouë qu' en l' estat où j' estois je portois beaucoup d' envie à ceux qui avoient le bonheur de pouvoir par leur amour pour Dieu secourir ces ames, quand ils auroient mesme pour ce sujet souffert mille morts, s' il estoit possible ; et Dieu m' a donné une si violente inclination pour ce grand oeuvre de charité que je ne sçaurois lire les vies des saints qui ont fait de grandes conversions sans en estre plus attendrie et envier davantage leur bonheur que celuy de tous les martyrs, parce qu' il me semble que de tous les services que nous pouvons rendre à Dieu il n' y en a point qu' il estime tant que de luy acquerir des ames par l' ardeur des prieres qu' il nous inspire de luy adresser pour obtenir leur conversion.

Lors que j' estois pressée de cette peine estant une nuit en oraison nostre seigneur m' apparut en la maniere qu' il a accoûtumé, et me témoignant beaucoup de tendresse, me dit comme pour me consoler : ayez un peu de patience, ma fille, et vous verrez de grandes choses . Ces paroles firent une telle impression dans mon coeur qu' elles m' estoient toûjours présentes : mais quelques efforts que je fisse pour m' imaginer ce qu' elles signifioient, il me fut impossible d' y rien comprendre. Je demeuray neanmoins fort consolée et avec une grande certitude que les effets en feroient connoistre la vérité : et six mois aprés il arriva ce que je vay dire.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 2

Le genéral de l' ordre des carmes vient en Espagne.

Il approuve l' établissement du monastere de S Joseph D' Avila fondé par la sainte, et luy donne pouvoir d' en fonder d' autres. Il luy permet ensuite de fonder aussi deux monasteres de carmes déchaussez.

Les genéraux de nostre ordre demeurant toûjours à Rome, et nul n' estant auparavant venu en Espagne je n' aurois jamais crû d' y en voir quelqu' un : mais comme tout est possible à Dieu il voulut que ce qui n' estoit point encore arrivé arrivast alors. Cela me fit peine, parce que la maison de S Joseph D' Avila n' estant point sujette à l' ordre pour les raisons que j' en ay touchées dans la fondation de ce monastere j' appréhendois deux choses : l' une que nostre genéral ne sçachant pas de quelle sorte tout s' estoit passé il fust avec sujet mécontent


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de moy : et l' autre qu' il me commandast de retourner dans le monastere de l' incarnation dont la regle est mitigée, ce qui m' auroit donné une grande affliction pour diverses causes que je pourrois rapporter ; mais je me contenteray de dire, qu' outre qu' on ne garde pas dans cette maison la premiere rigueur de la regle, il y a cent cinquante religieuses : ce qui montre assez que l' on n' y peut estre avec le mesme repos et la mesme tranquillité que dans une maison où il n' y en a que treize. Dieu par sa bonté en ordonna mieux que je n' aurois osé l' esperer : car ce general estant fort sage, fort vertueux, et fort sçavant, il trouva qu' il ne s' estoit rien fait en cela que de loüable, et n' en témoigna aucun mécontentement. Il se nommoit le pere Jean Baptiste Rubeo de Ravenne, et estoit avec sujet tres-estimé dans tout l' ordre.

Lors qu' il vint à Avila je fis en sorte qu' il alla au monastere de S Joseph, et que l' evesque donna ordre de l' y recevoir comme on l' auroit reçû luy-mesme. Je luy dis avec une entiere sincerité tout ce qui s' estoit passé, et je suis naturellement si portée à en user de la sorte, que quoy qui en puisse arriver je ne sçaurois agir autrement envers mes superieurs et mes confesseurs, parce que les considerant comme tenant à mon égard la place de Dieu je n' aurois pas autrement l' esprit en repos.

Ainsi je luy rendis compte de toutes mes dispositions, et presque de toute ma vie quoy que si pleine d' imperfection et de défauts. Il me consola beaucoup : il massûra qu' il ne m' obligeroit point à sortir de cette maison : il me témoigna de voir avec plaisir dans la conduite que l' on y tenoit une image bien qu' imparfaite, du commencement de nostre ordre, par l' exacte observation de nostre premiere regle qui ne se pratiquoit plus en aucun autre monastere ; et dans la passion qu' il avoit pour l' augmentation d' un si grand bien, il me donna des patentes telles que je les pouvois desirer pour fonder d' autres monasteres, avec des défenses expresses au provincial de s' y opposer. Je ne les luy demanday point : mais il comprit par ma maniere d' oraison combien j' aurois souhaité de pouvoir servir à l' avancement des ames.

Quelque grand que fust ce desir je ne recherchois point les moyens de l' executer, parce que je ne pouvois considerer que comme une resverie qu' une femme aussi incapable que j' estois pûst y reüssir : mais quand on est touché de semblables sentimens on ne sçauroit les rejetter ; et Dieu qui voit qu' ils ne procédent que de la passion de le servir et de la confiance que l' on a en son secours, rend possible par sa grace ce qui à n' en juger qu' humainement paroist impossible. Ainsi voyant avec quelle affection nostre reverendissime pere general se portoit à la fondation de ces monasteres, je les considerois comme desja établis, et me souvenant alors de ce que nostre seigneur m' avoit dit, je commençay d' entendre aucunement le sens des paroles ausquelles je n' avois auparavant pû rien comprendre.

Le retour à Rome de ce bon pere me fut fort sensible, parce qu' outre l' extrême affection que je luy portois, je croyois perdre en


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luy un tres-puissant protecteur, ne se pouvant rien ajoûter à la bonté qu' il avoit pour moy, et aux témoignages que j' en recevois en toutes rencontres.

Lors que ses grandes occupations luy donnoient un peu de relasche il me venoit voir pour m' entretenir de discours de pieté ; et Dieu luy faisoit de si grandes graces que je ne pouvois l' entendre parler sans en recevoir beaucoup de consolation.

Comme monseigneur Dom Alvarez de Mendoçe mon evesque est tres-favorable à tous ceux qu' il voit se porter à servir Dieu avec le plus de perfection, il desira de luy avant son départ la permission de fonder dans son evesché quelques monasteres de carmes déchaussez qui vescussent dans l' observance de la premiere regle ; et d' autres personnes luy demanderent la mesme chose. Ce vertueux general estoit tres-disposé à l' accorder ; mais la contradiction qu' il rencontra dans l' ordre l' empescha pour lors de le faire, de peur de troubler la paix de la province.

Quelques jours aprés considerant le besoin qu' il y avoit en fondant des monasteres de filles qu' il y eust aussi des religieux qui gardassent la mesme regle, et voyant qu' il y en avoit si peu dans cette province qui en fussent capables, qu' il pourroit bien tost n' y en rester pas un seul, je priay beaucoup pour cette affaire, et écrivis à nostre general le mieux que je pus pour luy representer que ce seroit rendre un si grand service à Dieu, que les difficultez qui s' y rencontroient ne devoient pas empescher une si bonne oeuvre, et que ce seroit aussi une chose tres-agreable à la sainte vierge pour laquelle il avoit une particuliere devotion. Je ne doute point que ce ne fut cette mere de Dieu qui fit reüssir l' affaire : car ce bon pere n' eut pas plûtost reçû ma lettre à Valence, que touché du desir de procurer la plus grande perfection de l' ordre, il m' envoya un pouvoir de fonder deux monasteres de carmes déchaussez ; et pour éviter les oppositions qui s' y pourroient faire, il en remit l' execution au provincial qui estoit alors en charge et à celuy qui en estoit sorty. La difficulté d' obtenir leur consentement ne paroissoit pas petite : mais voyant que le principal estoit desja fait, j' esperay que nostre seigneur feroit le reste : et cela arriva de la sorte par le moyen de monseigneur l' evesque qui prit cette affaire tellement à coeur qu' il obtint de ces deux religieux d' y donner leur consentement.

Cette permission me causa beaucoup de joye, et en mesme temps augmenta ma peine, parce que je ne voyois point dans la province de religieux capable d' executer un si bon dessein, ny d' ecclesiastique seculier qui s' y voulust engager : ainsi je priois continüellement nostre seigneur que s' il vouloit que l' affaire reüssist il suscitast quelqu' un pour y travailler.

D' ailleurs je n' avois point de maison ny dequoy en acheter : tellement que tout se trouvoit réduit à une pauvre carmelite déchaussée chargée de patentes et pleine de bons desirs, mais sans moyen de les executer et sans aucune assistance que de Dieu seul.

Neanmoins le courage ne me manquoit pas : j' esperois toûjours que nostre seigneur acheveroit ce qu' il avoit commencé : tout me


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paroissoit possible ; et ainsi je mis la main à l' oeuvre.

ô grandeur incomprehensible de mon Dieu ! Que vous montrez bien, seigneur, que vostre puissance n' a point de bornes lors que vous donnez tant de hardiesse à une creature, ou pour mieux dire à une fourmy, telle que je suis. Qu' il paroist bien qu' il ne tient pas à vous que ceux qui vous aiment n' executent de grandes choses ; mais seulement à nostre lascheté et à nostre peu de courage. Comme nous n' entreprenons rien qui ne soit meslé de mille craintes et de considérations humaines, il semble, seigneur, que nous vous lions les mains pour vous empescher d' operer les merveilles que vous estes disposé de faire en nostre faveur : car qui prend tant de plaisir que vous à recompenser avec une liberalité digne de vostre grandeur les services que l' on vous rend lors que vous trouvez sur qui répandre vos graces et vos faveurs ? Que je m' estimerois heureuse si je vous en avois rendu quelqu' un, et si les extrêmes obligations que je vous ay ne me rendoient pas encore plus coupable par le mauvais usage que j' en ay fait.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 3

La sainte se rend à Medine Du Champ pour y fonder un monastere de carmelites. Difficultez qu' elle y rencontre, et assistance qu' elle reçoit de quelques personnes de pieté. Elle communique à deux religieux son dessein d' établir des monasteres de carmes déchaussez, et ils luy promettent d' y entrer.

Me trouvant dans la peine que j' ay dit, il me vint en l' esprit d' employer les peres de la compagnie de Jesus qui sont fort aimez à Medine, et avec qui, comme on la vû dans la premiere fondation, j' ay traité durant plusieurs années des affaires de ma conscience, dont je me suis fort bien trouvée, et les ay toûjours depuis extrêmement affectionnez. Il se rencontra que le pere Baltazar Alvarez maintenant provincial et qui durant plusieurs années a esté mon confesseur comme je l' ay rapporté sans l' avoir nommé, estoit alors recteur. Je luy écrivis et luy manday ce que nostre pere general m' avoit ordonné.

Il me répondit et les autres peres de cette maison, qu' ils m' assisteroient autant qu' ils le pourroient : et en effet ils travaillerent beaucoup pour obtenir le consentement de la ville et de l' evesque ; et cette negociation dura quelque temps à cause de la difficulté qui se trouve toûjours à l' établissement des monasteres qui n' ont point de revenu.

Un prestre nommé Julien D' Avila qui estoit chapelain du monastere où j' estois m' aida beaucoup : car c' estoit un veritable serviteur de Dieu, tres détaché de toutes les choses de la terre, homme de grande oraison, et à qui nostre seigneur donnoit les mesmes sentimens


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qu' à moy. J' avois donc comme je l' ay dit la permission de fonder des monasteres ; mais point de maison ny d' argent pour en acheter ; et l' on peut juger quel credit pouvoit avoir une personne qui ne possedoit rien dans le monde. Dieu y pourvût : car les choses estant en ces termes une demoiselle tres-vertueuse qui n' avoit pû estre reçûë dans le monastere de Saint Joseph à cause que le nombre des religieuses estoit remply, ayant appris que l' on vouloit en fonder un autre vint me prier de luy donner place.

Elle n' avoit pas assez de bien pour acheter une maison, mais seulement pour en loüer une et pour faire les frais de nostre voyage. Ainsi nous partismes d' Avila sans autre assistance, avec quatre religieuses du monastere de S Joseph, et deux de celuy de l' incarnation où je demeurois auparavant, et accompagnées de Julien D' Avila nostre chapelain de qui je viens de parler.

à nostre arrivée à Medine il s' éleva un grand murmure. Les uns disoient que j' estois folle ; et les autres attendoient de voir à quoy cette folie se termineroit. L' evesque, à ce qu' il m' a dit depuis, la trouvoit fort grande, et ne voulut pas neanmoins me le témoigner de peur de me faire de la peine, à cause qu' il m' affectionnoit beaucoup. Mes amis au contraire ne me le dissimuloient pas ; mais cela ne me touchoit guere, parce que ce qui leur paroissoit si difficile me sembloit si facile que je ne pouvois douter qu' il ne reüssist.

J' avois en partant d' Avila écrit au pere Antoine De Heredia prieur d' un monastere de nostre ordre qui est dans Avila nommé sainte Anne, pour le prier de m' acheter une maison. Il se rencontra qu' une dame qui avoit beaucoup d' affection pour luy en avoit une en fort belle assiete, mais presque entierement rüinée. Il en traita avec elle sans autre assûrance que sa parole dont elle eut la bonté de se contenter, et sans cela le marché n' auroit pû se faire, parce que nous n' avions point de caution que nous pussions luy donner : ce qui montre que nostre seigneur disposoit ainsi les choses. Ne pouvant donc loger dans cette maison nous fusmes obligées d' en loüer une autre pendant qu' on la repareroit, à quoy il n' y avoit pas peu à faire.

Nous ne pûmes la premiere journée arriver que de nuit à Aréval à cause du mauvais chemin et que nous estions extrêmement lasses. Un prestre de nos amis nous y ayoit preparé un logement chez des femmes devotes, et il me dit en secret que nous n' avions point de maison, parce que les augustins auprés du monastere desquels on croyoit nous en loüer une s' opposoient à nostre établissement, et qu' ainsi il faudroit avoir un procés. Je connus alors, mon Dieu, combien la resistance des hommes est vaine lors que vous nous soûtenez : car au lieu de m' étonner de cette nouvelle elle m' encouragea encore davantage : je consideray ce trouble que le démon suscitoit comme une marque de la fidelité avec laquelle on vous serviroit dans cette maison ; et je priay cet ecclesiastique de n' en point parler de peur d' étonner mes compagnes, et particuliérement celles qui estoient du monastere de l' incarnation : car quant aux autres il n' y avoit point de travaux qui ne leur parussent doux en les supportant avec moy.


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L' une de ces deux premieres estoit superieure de ce monastere de l' incarnation d' où elle avoit eu grande peine à se resoudre de sortir : elle estoit aussi bien que sa compagne de bonne famille, et n' avoit pas moins qu' elle fait ce voyage à regret, chacun croyant qu' il y avoit de la folie à l' entreprendre : en quoy l' on n' avoit que trop de raison : car lors que Dieu veut que je travaille à ces fondations il ne me vient dans l' esprit aucune difficulté qui puisse s' y opposer, et elles ne se presentent en foule à moy qu' aprés que j' ay commencé d' en venir à l' execution, comme on le verra dans la suite.

Estant arrivée à ce logis j' appris qu' il y avoit en ce lieu un religieux de Saint Dominique de tres-grande pieté, à qui je m' estois confessée lors que j' estois au monastere de Saint Joseph D' Avila : et parce que j' ay beaucoup parlé de sa vertu dans ce que j' ay écrit de cette fondation, je me contenteray de dire icy qu' il se nommoit le pere Dominique Bagnez.

Comme il n' estoit pas moins prudent que sçavant je suivois volontiers ses avis, et il ne croyoit pas comme les autres qu' il y eust tant de difficulté à faire reüssir mon dessein, dautant que plus on connoist Dieu, et moins on en trouve dans ce que l' on entreprend pour son service : outre qu' il n' ignoroit pas quelques-unes des graces que nostre seigneur me faisoit, et se souvenoit de ce qu' il avoit vû arriver dans la fondation de S Joseph. Ainsi il me consola beaucoup, et je luy dis en secret l' avis que l' on m' avoit donné. Il crût que cela pourroit bien-tost s' accommoder : mais le moindre retardement m' estoit penible à cause des religieuses qui m' accompagnoient, et le bruit de cet obstacle qui se rencontroit dans nostre dessein s' estant répandu dans la maison nous passasmes mal cette nuit.

Le lendemain dés le matin le pere Antoine religieux de nostre ordre et prieur du monastere de Medine me vint trouver et me dit, que la maison que nous avions resolu d' acheter suffiroit pour nous loger, et qu' il y avoit un portail dont on pourroit faire une chapelle en l' accommodant avec quelques tapisseries. Nous approuvasmes son avis ; et il me parut d' autant meilleur qu' estant hors de nos monasteres je n' apprehendois rien davantage que les retardemens, outre qu' il s' estoit desja élevé quelque murmure comme au commencement de la fondation de nostre premiere maison, ce qui me faisoit desirer de prendre possession avant que l' affaire fust plus divulguée. Le pere Dominique Bagnez fut du mesme avis : et ensuite de cette resolution nous partismes la veille de l' assomption de la sainte vierge. Nous arrivasmes à minuit à Medine Du Champ ; et pour ne point faire de bruit nous descendîmes au monastere de sainte Anne d' où nous allasmes à pied à ce logis dont j' ay parlé. Dieu qui prend soin de ceux qui desirent de le servir permit que nous ne rencontrasmes personne en chemin, quoy que ceux qui avoient soin de renfermer les taureaux que l' on devoit courir le lendemain fussent alors par les rües pour les assembler ; et nous estions si attentives à l' execution de nostre dessein que nous ne pensions à autre chose. Estant entrée


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dans la cour de la maison, les murailles ne m' en parurent pas si ruinées que je connus le lendemain quand il fut jour qu' elles l' estoient ; et il sembloit que nostre seigneur eust aveuglé ce bon pere pour ne pas voir qu' il n' y avoit point de lieu propre à mettre le tres-saint sacrement.

Il se trouva auprés du portail quantité de terre à oster : les murs estoient entr' ouverts et point enduits : la nuit estoit desja fort avancée, et nous n' avions que trois tapis, qui ne suffisoient pas à beaucoup prés pour couvrir ce portail. Ainsi je ne voyois point d' apparence d' y dresser un autel, et je ne sçavois que faire : mais nostre seigneur nous secourut dans ce besoin. Cette dame dont j' ay parlé avoit eu la bonté de commander à son maistre-d' hostel de nous assister de tout ce qui nous seroit necessaire ; et il nous offrit quantité de tapisseries et un lit de damas bleu. Nous en rendismes graces à Dieu mes compagnes et moy ; et dans la difficulté d' avoir des cloux pour les attacher à cause qu' il n' estoit pas heure d' en aller chercher nous en arrachasmes des murailles, et enfin on trouva du remede à tout, quoy qu' avec beaucoup de peine. Les hommes tendirent le lit et les tapisseries : nous balaiasmes la place ; et l' on fit tant de diligence que dés la pointe du jour l' autel estoit desja dressé.

On sonna ensuite une cloche que l' on avoit attachée à un corridor : on commença la messe, et cela suffisoit pour prendre possession. Mais on fit encore davantage : car on mit le tres-saint sacrement ; et nous nous plaçasmes vis à vis l' autel derriere une porte à travers les fentes de laquelle nous voyions celebrer la messe, n' ayant pû trouver un lieu plus commode. Comme le nombre des eglises ne sçauroit augmenter sans que j' en ressente beaucoup de joye, ce m' en fut une fort grande de voir ce nouveau monastere consacré à Dieu : mais elle ne dura guere : car la messe estant achevée j' apperçus d' une fenestre qui regardoit sur la cour, qu' une partie des murs estoit par terre et qu' il faloit plusieurs jours pour les relever.

Quelle douleur ne me fut-ce point de voir cette suprême majesté ainsi exposée dans la rüe, et dans un temps tel que celuy de l' heresie des lutheriens ? Pour surcroist d' affliction toutes les difficultez qu' il y avoit sujet de craindre de la part de ceux qui avoient murmuré de nostre dessein me vinrent aussi-tost en l' esprit, et je trouvois qu' ils avoient raison de s' y opposer. Ainsi au lieu qu' auparavant tout me sembloit facile dans une entreprise qui regardoit le service de Dieu, il me paroissoit alors impossible d' achever de l' executer ; et je tombay dans une tentation si violente, que sans considerer que son pouvoir est infiny, et sans me souvenir de tant de graces qu' il m' avoit faites, je n' avois devant mes yeux que ma foiblesse et mon impuissance, et ne voyois plus aucun lieu de bien espérer. Que si j' eusse esté seule je l' aurois souffert plus patiemment : mais je ne pouvois me consoler de penser que mes compagnes aprés estre sorties avec tant de repugnance de leur monastere se trouveroient contraintes d' y retourner avec une mortification si sensible. Je m' imaginois que ce commencement


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ayant si mal reüssi je n' avois plus lieu de me promettre que Dieu feroit que le reste de ce qui m' avoit esté dit s' accompliroit : et pour comble de déplaisir j' entray dans une tres-grande apprehension que le demon ne m' eust trompée, et que ce que j' avois entendu dans l' oraison ne fust une illusion.

Seigneur en quel estat se trouve reduite un ame que vous voulez laisser dans la peine ? Il me semble quand je me souviens de celle que j' eus alors et des autres que j' ay éprouvées ensuite dans ces fondations, que les souffrances corporelles ne sont rien en comparaison, quoy que j' en aye eu de tres-grandes. Voulant épargner mes compagnes je leur dissimulay ma douleur, et passay ainsi le reste du jour jusques au soir que le pere recteur de la compagnie de Jesus suivy d' un autre pere me vint voir, me consola et me redonna du courage. Je ne luy dis pas toutes mes peines ; mais seulement celle que j' avois de nous voir sur le pavé. Je donnay ordre de chercher à quelque prix que ce fust une maison à loüer en attendant que l' on eut réparé la nostre, et me consolay en voyant le monde aborder chez nous sans qu' on nous blasmast de rien. Ce fut pour nous une grande misericorde de Dieu, puisque tout bien consideré on auroit pû avec justice nous oster le tres-saint sacrement. J' admire maintenant ma simplicité et le peu de reflexion que l' on y fit : car je croy que si on l' eust osté, tout auroit esté rüiné.

Quelque diligence que l' on fist on ne pût dans toute la ville trouver de maison à loüer ; et ainsi je passois les jours et les nuits dans une grande tristesse, parce qu' encore que j' eusse donné ordre qu' il y eust des gens qui veillassent auprés du s. Sacrement, j' apprehendois si fort qu' ils ne s' endormissent que je me relevois la nuit pour y prendre garde au clair de la lune à travers une fenestre. Pendant ce temps le monde continüoit plus qu' auparavant de venir ; et non seulement ne se scandalisoit point de voir nostre seigneur ainsi exposé dans une rüe, mais il estoit touché de devotion de ce que son extrême amour pour nous le portoit à s' humilier de telle sorte qu' il vouloit bien une seconde fois se trouver presque en mesme estat qu' il avoit esté dans la creche de Bethleem, et qu' il sembloit qu' il n' en voulust pas sortir.

Huit jours s' estant ainsi écoulez, un marchand qui avoit une fort belle maison voyant la peine où nous estions nous offrit tout l' appartement d' en haut pour en disposer comme nous voudrions. Il y avoit une grande sale bien dorée dont nous fismes une église, et une dame tres-vertueuse nommée Helene De Quiroga qui logeoit auprés de la maison que nous avions achetée, me promit de m' assister pour faire promtement une chapelle où l' on pûst mettre le tres-saint sacrement, et d' accommoder le logis en sorte que nous pûssions y estre en closture. D' autres personnes nous donnoient dequoy vivre : mais nul ne nous fit tant de bien qu' elle.

Nous nous trouvasmes assez en repos chez ce charitable marchand : car nous y estions en closture et commençasmes d' y reciter l' office aux heures ordonnées par l' eglise. Cependant ce bon prieur


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travailloit avec un extrême soin à racommoder nostre maison : mais avec toute la peine qu' il y prit elle ne pût que deux mois aprés estre en estat de nous recevoir ; et nous y passasmes deux années estant assez raisonnablement logées ; mais depuis par l' assistance de nostre seigneur elle a esté renduë plus habitable et plus commode.

Quoy que ce que je viens de dire me donnast beaucoup de consolation, je ne laissois pas d' estre en peine touchant les monasteres de religieux de nostre ordre dont je desirois avec ardeur la reforme, et n' avois personne pour m' aider dans ce dessein. Ainsi ne sçachant que faire je me resolus de confier ce secret à ce pere prieur du monastere de sainte Anne pour voir ce qu' il me conseilleroit. Il m' en témoigna beaucoup de joye, et me promit d' estre le premier qui embrasseroit cette reforme. Je crus qu' il se mocquoit, parce qu' encore qu' il eust toûjours esté un bon religieux, recueilly, studieux, et amy de la retraite, il me sembloit qu' estant d' une complexion delicate et peu accoûtumé aux austeritez, il n' estoit pas propre pour jetter les fondemens d' une maniere de vie si rude. Je luy dis tout franchement ma pensée ; et il me rassûra en me répondant qu' il y avoit desja long-temps que nostre seigneur l' appelloit à une vie plus laborieuse ; qu' il avoit resolu de se faire chartreux, et qu' on luy avoit promis de le recevoir. Cette réponse me donna de la joye ; mais ne m' assûra pas entierement : je le priay de differer l' execution de son dessein, et de s' exercer cependant dans les austeritez ausquelles il vouloit s' engager.

Il le fit, et il se passa ainsi une année. Il eut durant ce temps tant à souffrir, et mesme par de faux témoignages, qu' il parut que Dieu vouloit l' éprouver. Il endura ces persecutions avec beaucoup de vertu, et s' avança de telle sorte que j' eus grand sujet d' en remercier Dieu ; et de croire qu' il le disposoit pour une si sainte entreprise.

Peu de temps aprés il arriva un jeune religieux de nostre ordre nommé le pere Jean De La Croix qui étudioit à Salamanque ; et son compagnon me dit des particularitez si édifiantes de sa maniere de vivre que j' eus aussi beaucoup de sujet d' en loüer Dieu.

Je luy parlay ; et appris qu' il vouloit comme le pere prieur de sainte Anne se faire chartreux. Je luy communiquay alors mon dessein, et le priay instamment de differer jusques à ce que Dieu nous eut donné un monastere, luy representant que puisqu' il vouloit embrasser une regle si étroite, il luy rendroit un plus grand service de la garder dans son ordre que dans un autre. Il me le promit, pourvû que le retardement ne fust pas grand. Me trouvant ainsi assûrée de deux religieux pour commencer cette reforme il me sembloit que tout estoit desja fait. Mais comme je n' estois pas entierement contente du prieur, et que je n' avois point encore de maison pour ce nouvel établissement, je resolus d' attendre quelque temps.

Cependant l' estime et l' affection du peuple de Medine pour nos religieuses augmentoient toûjours ; et certes avec raison, puisqu' elles ne pensoient qu' à s' avancer de plus en plus dans le service de


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Dieu, en observant la mesme regle et les mesmes constitutions que celles de Saint Joseph D' Avila.

Nostre seigneur commença ensuite d' inspirer à quelques autres de prendre l' habit ; et les graces qu' il leur faisoit estoient si grandes que je ne les pouvois voir sans étonnement. Qu' il soit beny à jamais de ce qu' il paroist bien que pour nous aimer il ne demande autre chose de nous que d' en estre aimé.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 4

La sainte parle dans ce chapitre des graces si particulieres que Dieu faisoit alors aux monasteres de son ordre, et les exhorte à l' exacte observation de leur regle.

Comme je ne sçay combien de temps il me reste encore à vivre, ny quel loisir je pourray avoir, et que j' en ay un peu maintenant, je croy à propos avant que de passer outre de donner icy quelques avis aux prieures touchant l' avancement des ames soûmises à leur conduite, sans m' arrester à ce qui sembleroit les satisfaire davantage.

J' écrivis la fondation du monastere de S Joseph D' Avila aussi-tost aprés qu' elle fut achevée : et celles qui se sont faites depuis et que l' on me commande d' écrire sont au nombre de sept, dont celle d' Albe De Tormés est la derniere. Il s' en seroit fait davantage si nos superieurs ne m' avoient comme lié les mains en m' occupant à d' autres choses, ainsi qu' on le verra par la suite. Ce que j' ay remarqué dans ces fondations touchant le spirituel m' a fait connoistre la necessité de ces avis : et je prie Dieu qu' ils soient tels qu' ils puissent remedier aux besoins qui m' obligent de les donner.

Puisque les choses dont j' ay parlé ne sont pas des illusions et des tromperies du diable, il ne faut point s' en épouventer : mais comme je l' ay dit en de petits avis que j' ay donnez pour mes soeurs, on doit croire que marchant avec pureté de conscience et pratiquant l' obeïssance, Dieu ne permettra jamais que le démon nous puisse tenter en telle sorte qu' il cause la perte de nostre salut : mais qu' au contraire il se trouvera trompé. La connoissance que j' en ay me persüade qu' il ne nous fait pas tant de mal que nous nous en faisons nous-mesmes par nos mauvaises inclinations, et particulierement s' il y entre de la melancolie : car les femmes sont naturellement foibles, et l' amour propre qui regne en elles se glisse aisément dans leurs actions. Ainsi j' ay connu plusieurs personnes tant hommes que femmes et des religieuses de nos maisons se tromper sans y penser, et il se peut faire que le démon s' y mesloit et y contribüoit : mais parmy ce grand nombre je n' ay point vû que Dieu en ait abandonné aucune ; et il veut peut-estre les exercer par ces épreuves afin de les rendre plus fortes, et leur apprendre à se tenir toûjours sur leur garde.


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L' estat déplorable où nos pechez ont maintenant réduit ce qui regarde l' oraison et la perfection m' oblige à parler de la sorte. Car si encore que l' on ne voye point de peril à s' engager dans le chemin qui conduit au ciel on appréhende si fort d' y entrer : que seroit-ce si je disois qu' il y a du péril ? Mais n' y en a-t-il pas par tout, et ne devons-nous pas toûjours marcher avec crainte, implorer l' assistance de Dieu, et le prier de ne nous point abandonner ? Que si, comme je pense l' avoir dit ailleurs, quelque chose peut nous assûrer, c' est de nous tenir proches de luy, en le prenant pour l' objet de nos pensées, et en nous efforçant de nous avancer de plus en plus.

Quoy, mon sauveur, nous voyons que vous nous délivrez des périls où nous nous précipitons nous-mesmes contre vostre volonté ; et nous croirions que vous ne nous délivrerez pas de ceux qui se rencontrent dans les choses où nous n' avons autre dessein que de vous servir et de vous plaire ? Cela ne me sçauroit entrer dans l' esprit, quoy qu' il puisse arriver par un effet des secrets jugemens de Dieu qu' il permettroit certaines choses qui donneroient sujet de le penser ; mais jamais une bonne cause ne produit du mal.

Que ce que je viens de dire, mes filles, serve donc non pas à nous étonner ; mais à nous faire marcher avec courage et humilité dans le chemin si aspre et si difficile de cette vie pour plaire à nostre divin epoux, pour le trouver plûtost, et pour arriver enfin avec son assistance dans cette ville sainte, cette Jerusalem celeste, où tout ce que nous aurons souffert icy bas nous paroistra n' estre rien en comparaison du bonheur dont nous joüirons durant toute une éternité.

La tres-sainte vierge commença à faire connoistre son pouvoir dans ce petit nombre de filles assemblées en son nom. Quoy que foibles par elles-mesmes elles estoient fortes dans leurs desirs et leur détachement des choses creées : ce qui joint à la pureté de la conscience est ce qui unit l' ame à son créateur. Je n' avois point besoin d' ajouter ces derniers mots, parce que si ce détachement est véritable je ne voy pas comment on peut offenser Dieu, puisqu' il est sans apparence qu' il abandonne celles dont tous les discours et toutes les actions n' ont pour objet que luy seul. C' est l' estat où par sa misericorde je voy que sont maintenant nos monasteres. Que si celles qui viendront aprés nous et qui liront cecy ne se trouvent pas dans ces dispositions, elles ne devront pas l' attribüer au temps, sçachant comme elles le sçavent que Dieu est toûjours prest à répandre ses faveurs sur ceux qui le servent fidellement : mais elles devront s' éxaminer pour voir s' il ne tient pas à elles, et se corriger de leurs défauts.

J' entens quelquefois des personnes religieuses dire que Dieu faisoit des graces extraordinaires aux saints fondateurs de leurs ordres parce que leurs vertus en devoient estre comme les fondemens, et cela est véritable : mais ces personnes ne devroient-elles pas considerer que l' exemple qu' elles sont obligées de donner aussi par leur vertu doit de mesme servir de fondement à celles qui viendront aprés elles ? Que si nous qui sommes encore en vie ne tombions point dans


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le relaschement ; et que celles qui nous succéderont se maintinssent aussi dans l' étroite observance de la regle, cet édifice spirituel ne subsisteroit-il pas ? Mais quel avantage puis-je tirer de ce que ces saints qui m' ont précedée l' ont étably et soûtenu avec tant de travaux et de courage, si par ma faute et par mon peu de vertu je le laisse tomber en ruine ? N' est-il pas visible que ceux qui entrent en religion au lieu de porter leurs pensées à un souvenir aussi éloigné que celuy des fondateurs ordres ils les arrestent sur les superieurs et les autres religieux qui leur sont présens ? En vérité c' est une chose plaisante de rejetter la cause de nos imperfections sur ce que nous ne nous sommes pas rencontrez dans ces temps passez ; au lieu de considérer la différence qu' il y a entre nos défauts et les vertus de ceux à qui Dieu a fait de si grandes graces.

ô mon sauveur, que ces excuses sont vaines et déraisonnables, et n' est-il pas évident que c' est se tromper soy-mesme ? J' ay honte, mon Dieu, d' estre si mauvaise et si inutile pour vostre service : mais je voy bien que je ne dois attribuer qu' à mes imperfections et à mes pechez ce que vous ne m' avez pas favorisée des mesmes graces que vous avez faites à celles qui estoient avant moy. Je ne puis voir sans douleur que ma vie est differente de la leur, ny en parler sans verser des larmes. Je reconnois qu' au lieu de profiter de leurs travaux je les ay rendus inutiles par le mauvais usage que j' en ay fait, sans m' en pouvoir prendre qu' à moy-mesme et non pas à vous de qui personne ne sçauroit avoir sujet de se plaindre. Chacun doit seulement lors que son ordre se relasche en quelque chose s' efforcer par sa vertu d' estre comme une pierre dont la solidité aide à soûtenir ce saint édifice, et ne point douter que vous ne l' assistiez dans une resolution si loüable.

Pour revenir à mon sujet dont je me suis beaucoup éloignée, je me trouve obligée de dire que les graces que nostre seigneur fait à ces nouveaux monasteres sont si grandes qu' il n' y en a point où toutes les religieuses ne meditent. Quelques-unes arrivent mesme à la contemplation parfaite : et d' autres passant plus avant vont jusques à avoir des ravissemens. Nostre seigneur fait à d' autres des faveurs encore plus grandes en leur donnant des revelations et des visions qui paroissent manifestement venir de luy : et il n' y a presentement un seul de ces monasteres où il n' y ait une ou deux religieuses qui reçoive des graces extraordinaires. Je sçay que la sainteté ne consiste pas en cela, et je ne le rapporte pas aussi pour les en loüer ; mais seulement pour faire voir que ce n' est pas sans raison que je veux donner les avis que l' on verra dans la suite.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 5


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à quel point de perfection l' obeïssance et la charité peuvent élever les ames : que ces deux vertus sont préferables aux plus grandes consolations interieures, aux ravissemens, aux visions, et au don de prophetie, puisque c' est le moyen de rendre par une admirable union nostre volonté conforme à la volonté de Dieu : et qu' ainsi il faut quitter la retraite et la solitude lors que les occasions de pratiquer ces vertus y obligent. Exemples que la sainte en rapporte.

Je ne pretens pas que l' on doive considerer ce que je vay dire comme une regle infaillible, et l' on ne pourroit sans folie avoir cette pensée en des choses si difficiles. Comme dans la vie spirituelle il y a plusieurs chemins, il se pourra faire que je diray quelque chose d' utile touchant l' une de ces differentes voyes : et si quelques-uns n' y comprennent rien, ce sera à cause qu' ils marchent par une autre. Mais quand mesme ce que je diray ne serviroit à personne, nostre seigneur aura s' il luy plaist ma bonne volonté agreable, puisqu' il sçait que je n' avanceray rien que je n' aye éprouvé en moy-mesme, ou remarqué en d' autres.

Je commenceray à parler selon mon peu de capacité de ce en quoy consiste la perfection de l' oraison, parce que j' ay vû des personnes qui s' imaginent qu' elle dépend de l' entendement. Ainsi lors qu' en faisant de grands efforts il leur vient beaucoup de pensées de Dieu, elles se croyent aussi-tost fort spirituelles ; et si on les divertit de leur oraison, quoy que pour les occuper à des choses utiles, elles s' affligent et pensent estre perduës. Les hommes sçavans ne tombent pas dans cette erreur, quoy que j' en aye rencontré un qui n' en estoit pas exemt ; mais nous autres femmes avons besoin de recevoir des instructions sur tout. Je ne dis pas que ce ne soit une grace de Dieu de penser toûjours à luy et de méditer sur les merveilles de ses oeuvres, ny qu' il ne soit bon de tascher de l' acquerir : je dis seulement que tous les esprits n' y sont pas propres, et qu' au contraire il n' y a personne qui ne soit capable de l' aimer. J' ay écrit ailleurs une partie des causes de l' égarement de nostre imagination, estant impossible de les rapporter toutes : c' est pourquoy je n' en parleray point icy : je me contenteray de dire que la pensée n' estant pas l' ame, la volonté seroit bien malheureuse si elle estoit conduite par elle ; et qu' ainsi l' avancement de l' ame ne consiste pas à beaucoup penser, mais à beaucoup aimer. Que si l' on me demande ce qu' il faut faire pour acquerir cet amour, je répons que c' est de se resoudre d' agir et de souffrir pour Dieu lors que les occasions s' en offrent.

Ce n' est pas que la pensée de ce que nous devons à Dieu, de ce qu' il est, et de ce que nous sommes, ne soit d' un grand merite, ne


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serve à prendre la resolution que je viens de dire, et ne soit fort utile dans les commencemens, pourveu que cela n' empesche pas que l' on ne satisfasse à l' obeïssance et à la charité envers le prochain, qui nous obligent à quitter le plaisir si doux de s' entretenir seul à seul avec Dieu et de recevoir des faveurs de luy. Car se priver de ce contentement pour de tels sujets c' est demeurer avec luy, c' est agir pour luy, puisqu' au regard de la charité il a dit de sa propre bouche. je tiendray comme fait à moy-mesme ce que vous ferez pour l' un de ces petits qui sont à moy : et que pour ce qui est de l' obeïssance, il ne veut pas que nous marchions par un autre chemin que celuy par lequel il a marché quand il a esté obeïssant jusques à la mort. Que si cela est tres-veritable, d' où procede donc la peine que l' on ressent lors que pour satisfaire à l' obeïssance ou à la charité on se voit privé du plaisir de passer une grande partie du jour dans la retraite et dans l' oubly de soy-mesme pour ne s' occuper que de Dieu seul ? Elle procede à mon avis de deux causes, dont la principale est l' amour propre, qui est si subtil qu' il nous empesche de nous appercevoir que nous preferons nostre contentement à celuy de Dieu : car il est facile de juger que lors qu' une ame commence à goûter combien le seigneur est doux, elle n' a point de si grand contentement que de joüir de ses faveurs sans en estre distraite par des occupations corporelles. Mais peut-on avoir de la charité, aimer Dieu veritablement, et connoistre ce qu' il desire de nous, et demeurer en repos dans le temps que l' on se voit utile à une ame, soit pour augmenter son amour pour luy, ou la consoler, ou la tirer de quelque peril ? Combien dangereux seroit ce repos dans lequel on ne considereroit que soy-mesme ? Et lors que nous ne pouvons point servir le prochain par des actions, ne devons-nous pas au moins par la compassion de voir tant d' ames qui se perdent demander continuellement à Dieu par nos prieres d' avoir pitié d' elles, et nous tenir heureuses de renoncer à nostre satisfaction particuliere pour faire une chose qui luy est si agreable ? On peut dire le mesme de l' obeïssance : car seroit-il supportable que Dieu nous commandant précisément par nos superieurs et nos superieures une action importante pour son service ; nous ne voulussions pas interrompre nostre meditation parce que nous prendrions plus de plaisir à considerer sa grandeur et les merveilles de ses oeuvres, qu' à faire ce qu' ils nous ordonneroient ? Ce seroit en verité un plaisant moyen de s' avancer dans son amour que de vouloir ainsi luy lier les mains en pretendant qu' il ne peut nous conduire que par le chemin qui nous plaist et nous contente davantage.

Ce que j' ay éprouvé en moy-mesme et remarqué en quelques personnes m' a fait connoistre cette verité, lors que dans la peine que je souffrois de n' avoir presque pas le loisir de mediter j' avois compassion de les voir aussi dans une occupation continuelle pour satisfaire à l' obeïssance. Je pensois et leur disois mesme quelquefois que je ne voyois pas comment elles pouvoient devenir fort spirituelles parmy de tels embarras, comme en effet elles ne l' estoient pas


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alors beaucoup. ô mon seigneur et mon Dieu, que vos voyes sont differentes de nos pensées ! Vous ne desirez autre chose d' une ame resolüe à vous aimer et à vous suivre sinon son obeissance ; et elle n' a pour vous plaire qu' à s' informer de ce qui importe le plus à vostre service, et desirer de l' executer : il luy suffit de n' avoir point d' autre volonté que la vostre sans s' enquerir s' il y a divers chemins pour aller à vous, et vouloir choisir celuy qui revient le plus à son humeur : elle doit s' abandonner à vous pour la conduire en la maniere que vous sçavez luy estre la plus avantageuse : et bien que le superieur ne pense pas à la mettre dans la voye qui pourroit la rendre plus spirituelle, mais seulement à l' employer à ce qu' il croit le plus utile pour la communauté, vous disposez, mon Dieu, les choses en sorte, que sans que l' on comprenne comment cela s' est pû faire, ces ames se trouvent si avancées dans la vie spirituelle par le mérite de leur obeïssance, qu' on ne sçauroit le voir sans étonnement.

J' ay parlé depuis peu de jours à une personne la plus affectionnée à l' obeïssance que j' aye veuë en toute ma vie, et sa conversation est capable d' inspirer l' amour de cette vertu. Elle a passé prés de quinze ans dans des occupations continuelles de divers offices sans avoir pû durant tout ce temps avoir une seule journée à elle quelque desir qu' elle en eust : et tout ce qu' elle pouvoit faire estoit de dérober quelque moment pour prier et conserver sa conscience toûjours pure. Dieu l' en a bien récompensée : car sans qu' elle sçache comment cela s' est pû faire elle se trouve dans cette liberté d' esprit si desirable et si precieuse qui se rencontre dans les plus parfaits. Ainsi ayant tout acquis en ne voulant rien, elle joüit du plus grand bonheur que l' on puisse souhaiter en cette vie. Ces ames n' apprehendent rien, parce qu' elles ne desirent rien de tout ce qui est dans le monde : elles ne fuyent point les travaux ny ne recherchent point les contentemens, et rien ne peut troubler leur paix, parce que c' est Dieu qui en est l' auteur, et qu' on ne sçauroit les separer de luy ; ce qui est la seule chose qu' elles sont capables de craindre ; tout le reste ne pouvant ny les réjoüir ny les affliger, parce qu' elles le considerent comme n' estant point.

Qu' heureuse est donc l' obeïssance, et qu' heureuses sont les distractions qu' elle cause, puisque l' on peut arriver par elles à une si grande perfection ! La personne dont je viens de parler n' est pas la seule en qui je l' ay remarquée : j' en ay aussi connû d' autres à qui aprés plusieurs années que je ne les avois vûës, ayant demandé à quoy elles s' estoient occupées durant tout ce temps, et sçû que c' estoit en des actions d' obeïssance et de charité, je les trouvois si spirituelles que j' en estois étonnée.

Apprenez donc, mes filles, qu' il vous doit estre indifferent en quelles oeuvres l' obeissance vous oblige de vous employer : et que si par exemple c' est à la cuisine, nostre seigneur ne vous y assistera pas moins qu' ailleurs, tant interieurement qu' exterieurement.

Il me souvient qu' un religieux me raconta qu' ayant resolu d' obeir ponctuellement à tout ce que son superieur luy ordonneroit,


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il arriva qu' aprés avoir travaillé avec excés, estant desja tard et n' en pouvant plus il s' assit pour se reposer un peu : mais que son superieur l' ayant rencontré il luy ordonna de prendre une besche et d' aller travailler au jardin : qu' il obeït malgré la repugnance de la nature, et que traversant un petit passage que j' ay veu plusieurs années depuis en un voyage que je fis pour aller fonder un monastere en ce lieu-là, nostre seigneur luy apparut chargé de sa croix et reduit en tel estat, qu' il n' eut pas peine à connoistre que ce travail qu' on luy avoit commandé et qu' il croyoit excessif, n' estoit rien en comparaison d' une si grande souffrance. Je croy que comme le diable voit que rien n' est si capable que l' obeïssance de nous faire bien-tost arriver au comble de la perfection, il n' y a point d' efforts qu' il ne fasse sous divers pretextes pour nous dégoûter de cette vertu ; et nous faire trouver de la difficulté à la pratiquer. Si l' on remarque bien cecy l' experience fera connoistre que rien n' est plus veritable : car n' est-il pas évident que la haute perfection ne consiste pas en des consolations interieures, en de grands ravissemens, en des visions, et au don de prophetie, mais à rendre nostre volonté si conforme et si soûmise à celle de Dieu que nous embrassions de tout nostre coeur ce qu' il veut, et ne mettions point de difference entre ce qui est amer et ce qui est doux lors qu' il nous est presenté de sa main. J' avoüe que c' est une chose tres-difficile de faire non seulement des choses si contraires à nostre naturel ; mais de les faire avec plaisir : et c' est aussi en cela que paroist la force de cet amour parfait qui est seul capable de nous faire oublier ce qui nous contente pour ne penser qu' à contenter celuy qu' il fait regner dans nostre coeur : car il est certain que quelque grands que soient les travaux ils nous paroissent doux lors que nous considerons qu' ils sont agreables à Dieu : et c' est de cette maniere qu' aiment ceux qui sont arrivez jusques à ce point de perfection de souffrir avec joye les persecutions, les injustices, et les atteintes que l' on donne à leur honneur.

Cela est si constant qu' il seroit inutile de m' y arrester davantage : et ce que je pretens est de faire voir que l' obeïssance est le meilleur de tous les moyens pour arriver à cet heureux estat : en voicy la preuve. Comme nous ne sommes point maistres de nostre volonté pour l' employer toute entiere et sans reserve à accomplir celle de Dieu jusques à ce que nous l' ayons soûmise à la raison, nul chemin n' est si court et si sûr pour y arriver que celuy de l' obeïssance : et non seulement nous n' y arriverons jamais par nos lumieres particulieres ; mais nous ne le pourrions tenter sans peril, à cause que nostre amour propre ne nous proposant que ce qui le flate, nous rejettons souvent ce qui est le plus conforme à la raison par la repugnance qu' il y trouve.

Il y auroit tant de choses à dire sur ce sujet que je n' aurois jamais fait si j' entreprenois de parler à fond de ce combat qui se passe en nous, et de ce que le demon, le monde, et nostre sensualité nous representent pour offusquer de telle sorte nostre raison qu' elle nous


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devienne inutile. Ainsi au lieu d' entrer plus avant dans ce discours il vaut mieux venir aux remedes que l' on peut apporter à un si grand mal. Je n' y en voy point de meilleur que de faire comme ceux qui aprés avoir long-temps plaidé et employé inutilement beaucoup d' argent et beaucoup de peine pour voir la fin de leur procés, s' en remettent à des arbitres.

Nous devons de mesme choisir un superieur ou un confesseur à qui nous rapportions sincerement cette contestation qui se passe en nous, sans nous en inquieter davantage suivant ces paroles de nostre seigneur : qui vous écoute, m' écoute . Comme c' est le rendre maistre du libre arbitre qu' il nous a donné, cette soûmission luy est si agreable que lors qu' aprés avoir soûtenu mille combats avant que de nous rendre à ce que l' on nous commande parce qu' il nous paroissoit injuste, nous avons enfin pour plaire à Dieu assujetty nostre volonté sous la loy de l' obeïssance, il nous donne un si grand pouvoir sur nous-mesmes que nous en devenons les maistres. Alors il purifie tellement nostre volonté en la rendant conforme à la sienne, que nous pouvons l' employer pour son service d' une maniere parfaite ; et aprés avoir travaillé avec tant de peine pour mettre du bois sur l' autel en renonçant à tout ce qui pouvoit déplaire à nostre seigneur, le prier de faire descendre le feu du ciel pour consumer le sacrifice que nous luy avons fait de nous-mesmes.

Puis qu' on ne peut donner que ce que l' on a, et que cette soûmission de nostre volonté à celle de Dieu est un tresor qui ne se trouve que dans l' obeïssance, il faut comme on foüille dans les mines pour en tirer l' or, et que plus on y foüille plus on en trouve, s' exercer toûjours davantage à cette vertu, afin que plus nous nous assujettissons aux hommes en les rendant maistres de nostre volonté, nous en devenions nous-mesmes les maistres, pour la pouvoir conformer à celle de Dieu. Jugez donc, mes soeurs, si vous ne serez pas bien recompensées de la peine d' estre privées de la douceur que vous trouviez dans la solitude. Je vous assûre que cela ne vous empeschera pas d' arriver à cette veritable union dont j' ay parlé qui consiste à n' avoir point d' autre volonté que celle de Dieu. C' est là l' union que je souhaite pour moy-mesme, et que je vous souhaite à toutes plûtost que ces transports d' esprit si delicieux ausquels on donne le nom d' union, et qui le sont en effet lors qu' ils sont suivis de l' obeïssance dont j' ay parlé.

Mais si cela n' est pas, ces ames ne se trouveront à mon avis unies qu' à leur amour propre, et non pas à la volonté de Dieu. Je le prie de tout mon coeur de me faire la grace de rendre en cela mes actions conformes à ma connoissance.

La seconde cause du dégoût dont j' ay parlé vient à mon avis de ce que se rencontrant dans la solitude moins d' occasions d' offenser Dieu, quoy qu' il y en ait toûjours quelques-unes puisque les demons y sont et nous-mesmes, l' ame s' y trouve plus pure, et qu' ainsi dans sa crainte d' offenser Dieu ce luy est une tres-grande consolation d' y


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rencontrer moins d' obstacles ; et cette raison me paroist encore plus forte pour nous faire desirer d' estre separées du commun des creatures, que celle du plaisir de recevoir de Dieu des consolations et des faveurs.

C' est dans ces occasions où nous avons besoin de nous tenir toûjours sur nos gardes, que nous pouvons beaucoup mieux faire paroistre si nostre amour pour Dieu est veritable que dans les recoins d' une solitude, et que selon mon sens nous faisons un plus grand progrés dans la vertu, quoy que nous commettions plus de fautes et faisions mesme de petites chûtes.

Mais il faut remarquer que je suppose toûjours que ce n' est que lors que l' obeïssance ou la charité nous y engage : car à moins que cela je demeure d' accord que la solitude vaut mieux ; que nous devons continuellement la desirer lors mesme que nous sommes dans l' action, qu' ainsi les ames qui aiment veritablement Dieu ne cessent jamais de la souhaiter.

Quant à ce que j' ay dit qu' il y a plus à profiter dans l' action, c' est parce qu' elle nous fait connoistre à nous-mesmes et voir jusques où va nostre vertu, puisque quelque sainte qu' une personne qui est toûjours dans la solitude ait sujet de se croire, elle ne sçait ny ne peut sçavoir si elle a de la patience et de l' humilité : de mesme que pour sçavoir si un homme est fort vaillant il faut l' avoir veu dans les occasions. S Pierre témoignoit ne rien craindre ; et le contraire parut lors qu' il falut venir à l' épreuve : mais il se releva de sa chûte, et ne mettant plus sa confiance qu' en Dieu on vit avec quel courage et quelle generosité il endura le martyre.

Helas, seigneur, qu' il nous importe de connoistre nostre misere ! Sans cela nous nous trouvons par tout en peril ; et ainsi il nous est avantageux que l' on nous commande des choses qui nous fassent voir nostre foiblesse. J' estime pour cette raison que Dieu nous favorise plus en un seul jour qu' il nous humilie et nous donne la connoissance de nous-mesmes quoy qu' elle nous coûte de grandes peines et de grands travaux, qu' en plusieurs journées d' oraison. Qui doute qu' un amy veritable n' aime en tous temps et en tous lieux son amy ? Et quelle apparence que l' on ne pûst faire oraison que dans le secret de la solitude ? J' avoüe que les personnes qui sont dans l' action n' ont pas grand loisir pour prier : mais, mon sauveur, quelle force n' a point auprés de vous un soûpir qui procede du fond du coeur par la peine de voir qu' outre le déplaisir de demeurer en cet exil on ne nous donne pas le temps de joüir dans la retraite de vos celestes consolations ? Il paroist, seigneur, par ce que je viens de dire que nous nous sommes renduës pour l' amour de vous esclaves de l' obeïssance, puisqu' elle nous fait en quelque sorte renoncer au plaisir d' estre avec vous : et il n' y a pas sujet de s' en étonner lors que nous considerons que par une faveur que nul ressentiment ne peut égaler, elle vous a fait aussi en quelque maniere sortir du sein de vostre pere eternel pour vous rendre esclave des hommes.

Mais il faut bien prendre garde à n' oublier jamais dans l' action,


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quoy que faite par obeïssance et par charité, d' élever souvent son esprit à Dieu. Croyez-moy, mes filles, l' ame ne tire point d' avantage des longues oraisons lors que l' obeïssance et la charité l' appellent ailleurs : et au contraire les bonnes oeuvres la rendent en peu de temps beaucoup plus capable d' estre embrasée de l' amour de Dieu que plusieurs heures de meditation. C' est de luy seul que nous devons attendre tout nostre bonheur. Qu' il soit beny aux siecles des siecles. Ainsi soit-il.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 6

Avis admirable de la sainte pour distinguer les faux ravissemens d' avec les veritables, et empescher que l' on ne se laisse aller à ces défaillances qui ne procedent que d' une foiblesse de la nature, ou d' imagination, ou de melancolie. Exemples que rapporte la sainte sur ce sujet, et entre autres de deux religieuses qui croyoient ne pouvoir sans mourir manquer de communier tous les jours.

J' ay fait ce que j' ay pû pour connoistre d' où procedent ces grands transports dans l' oraison que j' ay remarquez en certaines personnes que nostre seigneur favorise de ses graces lors qu' elles font ce qu' elles peuvent pour se disposer à les recevoir : mais je ne veux pas traiter maintenant de ces suspensions et de ces ravissemens. J' en ay assez parlé ailleurs, et il seroit inutile d' en rien dire icy, parce que s' ils sont veritables nous ne sçaurions ne les point avoir quelques efforts que nous fassions pour y resister. Mais il faut remarquer que cette force qui vient d' enhaut et qui fait que nous ne sommes plus maistres de nous-mesmes, dure peu, et qu' il arrive souvent qu' ayant commencé par l' oraison de quiétude qui est comme un sommeil spirituel, l' ame entre dans un transport qui fait que si elle ignore comment elle s' y doit conduire, elle perd avec peu de merite beaucoup de temps, et épuise ses forces par sa faute.

Je voudrois pouvoir bien m' expliquer : mais cela est si difficile que je doute d' y reüssir. Je tiens pour certain que les ames qui se trouvent engagées dans cette erreur m' entendront si elles me veulent croire.

J' en connois qui demeuroient durant sept et huit heures en l' estat que je viens de dire, et le prenoient pour un ravissement. Quelque bonne que fust l' occupation à quoy on les employoit, elles se laissoient aussi-tost aller dans une sorte de recueillement qui les tiroit comme hors d' elles-mesmes, leur paroissant qu' il ne faloit pas résister à nostre seigneur. Ainsi elles auroient peu à peu pû perdre l' esprit ou la vie si on n' y eust remedié. Ce que je puis dire sur ce sujet est, qu' estant naturellement si portez à aimer ce qui nous contente, Dieu ne favorise pas plûtost une ame de ces douceurs spirituelles, que la crainte


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d' en estre privée fait qu' elle voudroit ne s' occuper d' autre chose, parce qu' il est vray qu' il n' y a rien dans le monde qui en approche : et cela arrive principalement aux personnes foibles, dont l' esprit, ou pour mieux dire l' imagination, s' attache si fortement à un objet qu' elles ne voudroient jamais s' en divertir, ainsi que l' on en voit d' autres faire la mesme chose en des sujets qui ne regardent point la pieté. Et s' il y entre de la melancolie, elle leur fera prendre pour des veritez des illusions agreables.

Je diray dans la suite quelque chose de cette humeur melancolique : mais quand une personne n' y seroit point sujette, ce que je viens de remarquer ne laisseroit pas de luy arriver, principalement à celles dont l' esprit s' est affoibly par des penitences excessives lors que leur amour pour Dieu commençant à leur donner un plaisir sensible elles s' y abandonnent en la maniere que je l' ay dit. Comme l' on peut resister à cette sorte d' oraison j' aimerois donc mieux qu' elles ne s' y laissassent point aller jusques à en estre par maniere de dire tout enyvrées. Car ainsi que lors qu' une personne de foible complexion tombe en défaillance elle ne peut ny parler ny se mouvoir, ceux dont l' esprit est naturellement foible succombent sous l' effort des mouvemens d' une devotion mal reglée, s' ils ne taschent de les moderer.

On pourra me demander si cette maniere d' oraison n' est pas une mesme chose que le ravissement puis qu' il semble n' y avoir point de difference. Je répons qu' il y en a une tres-grande, parce que le ravissement ou l' union de toutes les puissances dure peu, illumine l' ame, et produit en elle plusieurs autres grands effets sans que l' entendement agisse en aucune sorte, Dieu seul operant dans la volonté : au lieu qu' icy c' est tout le contraire, parce qu' encore que le corps soit comme lié, la volonté et la memoire ne le sont pas, mais agissent inconsiderement et semblent voltiger deçà et delà sans s' arrester à aucun objet.

J' avoüe ne trouver rien de bon dans la peine que donne cette débilité corporelle, si ce n' est qu' elle vinst d' un bon principe : car pourquoy y consumer tant de temps ? Et ne peut-on pas meriter davantage en l' employant à ce que l' obeïssance oblige de faire, sans s' en rendre incapable en se laissant emporter à cette sorte de recueillement qui nous tüe ? C' est pourquoy je conseillerois aux prieures de travailler de tout leur pouvoir à retrancher ces longues défaillances qui ne servent à mon avis qu' à rendre les puissances incapables de satisfaire à l' obeïssance, et privent ainsi l' ame de l' avantage qu' elle tireroit de travailler avec soin à contenter nostre seigneur.

Que si l' on remarque que cela procede de la débilité de la nature, il faut retrancher à ces personnes les jeusnes et les penitences qui ne sont point d' obligation. Leur foiblesse pourroit mesme estre telle que l' on devroit les leur retrancher toutes pour les employer en des offices qui les divertissent de cette occupation d' esprit qui leur est si préjudiciable.


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Mais quand mesme ces personnes ne tomberoient point en défaillance, si elles occupent trop fortement leur imagination en des sujets d' oraison fort sublimes ; il faut se conduire envers elles de la mesme sorte, parce qu' il arrive souvent qu' elles ne se possedent plus elles-mesmes, principalement si elles ont reçû de Dieu quelque faveur extraordinaire, ou qu' elles ayent eu quelque vision qui leur ait tellement remply l' esprit, qu' encore qu' elle n' ait duré que peu elles se l' imaginent toûjours presente. Quand on se voit en cet estat durant quelques jours il faut tascher de détourner son esprit de cet objet pour s' occuper de quelque autre : en quoy l' on ne sçauroit faillir, pourveu que ce soit toûjours en des choses qui regardent le service de Dieu : et cela luy est si agreable qu' il ne prend pas moins de plaisir à voir que l' on arreste en certain temps sa pensée sur les merveilles de ses creatures et sur le pouvoir de celuy de qui elles tiennent l' estre, que de les arrester sur luy-mesme.

Que deplorable est le malheur où nous sommes tombez par le peché, puisque mesme dans les choses qui sont bonnes nous nous trouvons obligez de marcher avec tant de retenuë pour ne point hazarder nostre salut ! C' est une verité qu' il importe extrêmement de considerer, principalement pour ceux dont l' esprit est foible. Ainsi lors que nostre imagination se sent si frappée de la consideration d' un mesme mystere, soit de la passion, ou de la gloire du ciel, ou de quelque autre, qu' elle ne sçauroit durant plusieurs jours penser à autre chose, elle doit tascher de s' en divertir. Que si elle ne le fait pas, elle connoistra avec le temps le mal qui luy en arrivera, et qu' il procede comme je l' ay dit, ou d' une grande débilité corporelle, ou de ce que l' imagination est blessée : ce qui seroit encore beaucoup plus à craindre, à cause qu' on seroit alors semblable à un fou qui se plaisant dans sa folie en est si occupé qu' il ne peut penser à autre chose ny considerer les raisons qui l' obligent de s' en détourner, parce qu' ayant perdu la raison il n' est plus maistre de luy-mesme. Que si cette personne est melancolique, le mal peut aller plus avant, et je voy d' autant moins d' apparence de la laisser en cet estat, qu' outre ce que j' ay desja dit, Dieu estant infiny une ame peut en diverses manieres s' employer à son service. Et ne seroit-ce pas la tenir captive et comme enchaisnée que de ne luy permettre de penser qu' à une seule de ses grandeurs ou à un seul de ses mysteres, puisqu' ils sont en si grand nombre que plus on les considere ; et plus on trouve qu' il en reste encore à considerer ? Ce n' est pas qu' en parlant ainsi je pretende que l' on puisse en une heure ny en un jour méditer profondément sur plusieurs de ces mysteres, puisque ce seroit le moyen de n' en comprendre bien aucun, tant ils sont sublimes et élevez : ainsi il ne faut pas se méprendre en donnant à mes paroles un sens contraire à ma pensée. Cecy est si important que je serois fort faschée que celles qui ne l' entendront pas la premiere fois quelque peine que j' aye prise à m' expliquer, ne voulussent pas se donner celle de le relire, principalement les prieures


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et les maistresses des novices qui doivent instruire les soeurs en ce qui est de l' oraison. Que si elles le negligent dans les commencemens, elles connoistront par le long-temps dont elles auront besoin pour réparer de semblables défauts, le soin qu' elles doivent prendre d' y remedier dés leur naissance. Si j' écrivois tous les maux que j' ay veu arriver manque de tenir cette conduite on ne s' étonneroit pas que j' insiste tant sur ce point. Je me contenteray d' en rapporter un exemple qui pourra faire juger du reste. Il y a dans l' un de ces monasteres une religieuse du choeur, et une converse toutes deux personnes de tres-grande oraison, fort mortifiées, fort humbles, fort vertueuses, si favorisées de nostre seigneur qu' il leur donne la connoissance de ses grandeurs, et si détachées de tout et si remplies de son amour, qu' encore qu' il ne se pust rien ajoûter au soin que nous prenions de les observer, nous ne remarquions rien en elles en quoy elles manquassent de répondre aux graces qu' elles recevoient de Dieu : ce que je rapporte particulierement, afin que celles qui n' ont pas tant de vertu comprennent mieux le sujet qu' elles ont de craindre. Ces deux religieuses entrerent dans un si ardent desir de joüir de la presence de nostre seigneur, que ne pouvant trouver de soulagement que dans la communion elles n' oublioient rien pour obtenir des confesseurs la permission d' approcher souvent de la sainte table. Ces dispositions augmentant toûjours elles croyoient ne pouvoir vivre si elles demeuroient un jour sans communier. Cela alla jusques à un tel excés que les confesseurs, dont l' un estoit fort spirituel, jugeoient qu' il n' y avoit point d' autre remede pour adoucir une peine si excessive. Cette peine passa encore plus avant : car l' une d' elles se trouvoit si extrêmement pressée de ce desir de communier, que pour ne pas mettre sa vie en danger il faloit la communier de grand matin ; et il ne pouvoit y avoir de fiction, puisque ny l' une ny l' autre de ces deux filles n' auroit pas voulu pour tous les biens du monde dire un mensonge. Je n' estois pas alors dans cette maison ; mais la prieure m' en écrivit et me manda qu' elle ne sçavoit de quelle sorte se conduire voyant que des hommes si capables croyoient ne pouvoir agir d' une autre maniere. Dieu permit que je compris aussi-tost le mal qui en pouvoit arriver, et voulus neanmoins n' en rien témoigner que lors que je serois sur les lieux, tant parce que je craignois de me tromper, qu' à cause qu' il y auroit eu de l' imprudence de blâmer cette conduite jusques à ce que je pûsse dire les raisons qui m' empeschoient de l' approuver.

Lors que je fus arrivée dans ce monastere celuy de ces deux confesseurs qui n' estoit pas moins humble qu' habile, entra aussi-tost dans mon sentiment : et l' autre au contraire qui n' estoit pas à beaucoup prés si spirituel ny si capable, ne voulut jamais s' y rendre. Mais je ne m' en mis guere en peine, parce que je n' estois pas obligée de déferer à ses avis. Je parlay ensuite à ces filles, et leur dis des raisons qui me paroissoient assez fortes pour leur persuader que la creance qu' elles avoient de ne pouvoir vivre si elles ne communioient


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tous les jours n' estoit qu' une imagination. Mais voyant qu' il estoit impossible de leur faire changer de sentiment je leur dis, qu' encore que je ne fusse pas pressée d' un moindre desir qu' elles de recevoir si souvent nostre seigneur, je ne communierois neanmoins que quand toutes les soeurs communieroient, afin qu' elles s' en abstinssent aussi : et que si cela ne se pouvoit faire sans mourir, nous mourrions toutes trois ensemble, n' y trouvant pas tant de peril qu' à souffrir qu' un tel usage s' introduisist dans des maisons, où tant de filles qui n' aimoient pas moins Dieu qu' elles l' aimoient, voudroient faire la mesme chose.

Cette coûtume que ces deux religieuses avoient prise de communier tous les jours et dans laquelle le diable s' estoit sans doute meslé, avoit desja fait tant de mal, qu' il sembloit que l' on ne pouvoit les en empescher sans les faire mourir : mais je demeuray inflexible, parce que plus je voyois qu' elles ne se soûmettoient point à l' obeïssance à cause qu' elles croyoient ne le pouvoir faire, plus je connoissois évidemment que c' estoit une tentation. Elles passerent cette premiere journée avec beaucoup de peine : elles en eurent un peu moins le lendemain ; et enfin elle diminua de telle sorte, qu' encore que je communiasse parce qu' on me l' avoit commandé, sans quoy ma compassion pour leur foiblesse m' en auroit encore empeschée, elles n' en furent point troublées.

Quelque temps aprés elles et toutes les autres connûrent que ç' avoit esté une tentation, et combien il estoit important d' y remedier de bonne heure : car il arriva certaines choses dans cette maison, dont je pourray parler en un autre lieu, qui les mirent mal avec leurs superieurs sans qu' il y eust de leur faute ; et s' il y en avoit eu je n' aurois eu garde d' approuver leur conduite, ny de la souffrir.

Quels autres exemples ne pourrois-je point alleguer sur ce sujet ? Je me contenteray d' en rapporter encore un de ce qui se passa dans un monastere, non pas de nostre ordre, mais de bernardines. Il y avoit une religieuse fort vertueuse qui jeusnoit et se donnoit la discipline avec tant d' excés, qu' elle tomba dans une telle foiblesse que toutes les fois qu' elle communioit ou entroit dans une ferveur encore plus grande qu' à l' ordinaire, elle s' évanouïssoit et demeuroit durant huit ou neuf heures en cet estat. Toutes les autres et elle-mesme croyoient que c' estoit un ravissement : et cela arrivoit si souvent qu' il auroit pû causer un fort grand mal si l' on n' y eust remedié. Le bruit se répandit aussi-tost que c' estoient des ravissemens ; et je ne pouvois voir sans peine que l' on eust cette creance, parce que Dieu m' avoit fait connoistre que ce n' en estoit pas, et que j' en appréhendois les suites. Son confesseur qui estoit fort de mes amis me raconta ce qui se passoit, et je luy dis que je croyois que cela ne procedoit que de foiblesse ; que je n' y voyois aucune marque de veritables ravissemens, et qu' ainsi, au lieu de la laisser en cet estat j' estimois à propos de retrancher ses jeusnes et ses disciplines, et de penser à la divertir. Il l' approuva : et comme cette religieuse


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estoit fort obeïssante elle n' eut point de peine à se soûmettre. Ses forces revinrent peu à peu, et elle ne se souvint plus de ces ravissemens qu' elle s' estoit imaginée d' avoir. Que s' ils eussent esté veritables Dieu seul auroit pû les faire cesser, tous les efforts des hommes estant inutiles pour resister à l' impetuosité avec laquelle ils emportent le corps, et le laissent dans une aussi grande lassitude qu' ils produisent de grands effets dans l' ame : au lieu que ces ravissemens imaginaires passent sans qu' il en reste aucune de ces marques.

On peut connoistre par ce que je viens de dire que tout ce qui lie l' ame de telle sorte qu' il luy oste l' usage de la raison doit estre suspect, et que l' on ne sçauroit jamais arriver par ce moyen à la liberté de l' esprit, dont l' un des effets est de trouver Dieu en toutes choses, et de pouvoir en prendre un sujet d' élever sa pensée et son coeur vers luy. Le reste est un assujettissement de l' esprit, qui outre le mal qu' il fait au corps est un obstacle à l' ame pour s' avancer. C' est comme si l' on rencontroit dans son chemin un marais ou un bourbier qui empesche d' aller plus avant ; au lieu que l' on a besoin pour faire un grand progrés dans la pieté, non seulement de marcher, mais de voler.

Si l' on me demande ce qu' il faut faire lors que ces personnes disent et croyent en effet ne pouvoir resister à ces mouvemens qui les occupent tellement de Dieu que toutes leurs puissances sont suspenduës ; je répons qu' il n' y a pas sujet de craindre, pourveu que cela ne dure pas plus de huit jours, parce qu' une personne d' un naturel foible a besoin d' un peu de temps pour revenir de son étonnement : mais s' il continuë davantage il faut y remedier. Ce qu' il y a de bon en cela est qu' il n' y a point de peché, et qu' on ne laisse pas de meriter. Les inconveniens dont j' ay parlé s' y rencontrent neanmoins et beaucoup d' autres, particulierement en ce qui regarde la communion, où c' en seroit un fort grand si l' ardent desir qu' auroit une personne de recevoir son createur, et la solitude où elle se croiroit estre estant privée de ce bonheur, l' empeschoit d' obeïr à son confesseur ou à sa prieure lors qu' ils jugeroient à propos qu' elle s' en abstinst. Ainsi il faut dans ces rencontres comme en d' autres mortifier ces personnes, et leur faire comprendre qu' il leur est beaucoup plus avantageux de renoncer à leur volonté que de rechercher leur consolation. J' ay éprouvé que l' amour propre peut aussi avoir grande part à ce que je viens de dire : car il m' est souvent arrivé aprés avoir reçû la sainte hostie et l' ayant presque encore toute entiere dans ma bouche, que voyant communier les autres j' aurois desiré de n' avoir pas communié afin de la pouvoir recevoir, et je ne m' appercevois point alors de mon erreur. Mais j' ay reconnu depuis que cela ne provenoit pas tant de l' amour de Dieu que de ce que je recherchois ma satisfaction, à cause qu' il arrive d' ordinaire qu' en approchant de la sainte table on sent un plaisir plein de tendresse qui nous attire : car si je n' eusse esté touchée de ce desir que pour recevoir mon sauveur, ne l' avois-je pas reçû dans mon ame ? Si ce n' eut esté que pour obeïr au commandement que l' on m' avoit fait de communier,


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n' avois-je pas desja communié ? Et si ce n' eut esté que pour recevoir les graces et les faveurs que le tres-saint sacrement nous communique, ne les avois-je pas desja reçûës ? Ainsi je vis clairement que je ne recherchois qu' un plaisir sensible.

J' ay connu dans un lieu où nous avons un monastere une femme qui passoit pour une grande servante de Dieu, et qui auroit dû l' estre puis qu' elle communioit tous les jours : mais comme elle choisissoit pour ce sujet tantost une eglise tantost une autre, et n' avoit point de confesseur arresté, j' aurois mieux aimé la voir obeïr à un directeur que de communier si souvent. Elle demeuroit dans sa maison en particulier, où je pense qu' elle ne s' occupoit que de ce qui luy estoit le plus agreable : et parce qu' elle estoit bonne je veux croire que tout ce qu' elle faisoit estoit bon. Je le luy disois quelque fois : elle n' en tenoit pas grand compte, et je ne l' en pouvois blasmer à cause qu' elle estoit meilleure que moy en tout le reste, quoy qu' il me parust qu' elle avoit tort en cela. Le saint pere Pierre D' Alcantara arriva alors, et je ne demeuray pas satisfaite de la relation qu' elle luy fit : ce qui venoit sans doute de ce que nous sommes si miserables que nous ne sommes contens que de ceux qui marchent par un mesme chemin que nous : car je croy qu' elle avoit plus servy Dieu et fait plus de penitence en un an que moy en plusieurs années. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut, et n' eut point de repos jusques à ce que l' on dit la messe chez elle et qu' on la communia tous les jours. Comme cette maladie dura long-temps, un prestre de grande pieté qui luy disoit souvent la messe eut peine de la voir ainsi communier tous les jours chez elle : et ce fut peut-estre une tentation du diable, parce que cela se rencontra au dernier jour de sa vie. Ce bon ecclesiastique ne consacra donc point d' hostie pour elle : et lors que la messe estant achevée elle vit qu' il ne la communioit pas, elle se mit en telle colere contre luy qu' il en fut fort scandalisé et me le vint dire. J' en fus aussi extrêmement touchée ; et comme je croy qu' elle mourut incontinent aprés, je doute qu' elle se soit reconciliée avec ce bon prestre. Je connus par là combien il est dangereux de faire en quoy que ce soit nostre volonté, et particulierement dans les choses importantes : car ceux qui ont l' honneur de recevoir si souvent nostre seigneur doivent s' en reconnoistre si indignes, que ce ne soit point par eux-mesmes qu' ils l' entreprennent, mais par l' avis de leur directeur afin que l' obeïssance supplée à ce qui leur manque pour estre en estat de s' approcher de cette suprême majesté.

Ce que je viens de raconter estoit à cette devote femme une occasion de s' humilier qui luy auroit peut-estre fait meriter davantage que ces communions si frequentes, en luy faisant voir que ce prestre n' avoit point de tort, et que Dieu qui connoissoit sa misere et son indignité l' avoit ordonné de la sorte. C' est comme en usoit une personne que ses confesseurs par prudence privoient quelque fois de la communion, parce qu' ils voyoient qu' elle s' y presentoit fort souvent : car encore qu' elle en fust tres-sensiblement touchée, l' honneur de Dieu luy


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estoit plus cher que sa propre satisfaction ; et elle luy rendoit graces de ce qu' il avoit fait connoistre à son confesseur que la maison de son ame n' estoit pas une demeure digne d' un si grand seigneur. Ainsi elle obeïssoit tranquillement et humblement, quoy que la tendresse de son amour pour son sauveur luy fist souffrir beaucoup de peine, et rien n' auroit esté capable de la porter à desobeïr à son confesseur.

Quand nostre amour pour Dieu n' empesche pas nos passions de nous porter à l' offenser, et que nous rendant incapables d' écouter la raison elles troublent la tranquillité de nostre ame ; il est évident ce me semble que nous nous recherchons nous-mesmes, et que le diable ne manque pas de se servir de ces occasions pour nous nuire autant qu' il le peut. C' est pourquoy je ne sçaurois penser sans frayeur à ce qui arriva à cette femme. Car bien que je ne veüille pas croire que cela ait causé sa perte, la misericorde de Dieu estant si grande, je ne sçaurois m' empescher de trembler lors que je pense qu' il arriva dans un temps si dangereux.

J' ay rapporté cet exemple pour faire connoistre aux superieures, et aux soeurs le sujet qu' elles ont de craindre, et de se bien examiner sur les dispositions où elles doivent estre pour recevoir ce grand sacrement. Car si leur intention n' est que de plaire à Dieu ; ne sçavent-elles pas que l' obeïssance luy est plus agreable que le sacrifice ? Et si elles meritent davantage en ne communiant point qu' en communiant, quel sujet ont-elles de se troubler ? Ce n' est pas que je trouve étrange que n' estant pas toutes arrivées à une si grande perfection que de ne rien vouloir que ce que Dieu veut, elles sentent quelque peine dans ces rencontres : mais je dis que cette peine doit estre accompagnée d' humilité. Que si elles estoient entierement dégagées de tout interest et de tout amour propre, elles se réjoüiroient mesme au lieu de s' attrister de rencontrer cette occasion de plaire à Dieu dans une chose qui leur est si sensible : elles s' humilieroient et seroient assez contentes de communier spirituellement. Mais parce que ce grand desir de recevoir nostre seigneur est, principalement dans les commencemens, une grace qu' il nous fait, je ne sçaurois, comme je l' ay dit, m' étonner que l' on sente la peine d' en estre privée. Je desire seulement que l' on ne s' en trouble point, et que l' on tire de là des sujets de s' humilier. Car si on s' en inquiete, si on s' en altere, et si on s' en émeut contre la prieure ou le confesseur ; qui peut douter que ce ne soit une tentation manifeste ? Que si contre l' ordre du confesseur quelqu' une avoit la hardiesse de communier, je ne voudrois nullement participer au merite qu' elle pretendroit tirer de sa communion, puisque nous ne devons pas en de semblables rencontres estre juges de nous-mesmes : cela n' appartenant qu' à ceux qui ont le pouvoir de lier et de délier. Je prie Dieu de tout mon coeur de nous donner la lumiere qui nous est necessaire et de nous assister de son secours, afin que nous n' abusions point de ses faveurs en des occasions si importantes.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 7


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Des effets de la melancolie, et des moyens dont on peut user pour remedier à un si grand mal et si dangereux dans les monasteres.

Mes soeurs du monastere de S Joseph de Salamanque où j' écris cecy m' ont priée avec instance de leur dire quelque chose de la maniere dont elles se doivent conduire envers celles qui sont d' un naturel melancolique. Car encore que nous évitions avec grand soin d' en recevoir de cette sorte, cette humeur est si subtile, si cachée, et si difficile à découvrir, que nous ne nous en appercevons que lors que nous ne pouvons plus renvoyer celles qui y sont sujettes. Il me semble que j' en ay dit quelque chose dans un petit traité. Mais quand il se rencontreroit que je le repeterois icy je n' y devrois pas avoir regret, ny mesme à le redire cent fois s' il plaisoit à Dieu qu' il fust utile.

Les inventions que cette humeur melancolique trouve pour porter les personnes à faire leur volonté sont en si grand nombre, qu' il faut les observer avec un extrême soin de peur qu' elles ne nuisent aux autres.

On doit remarquer que ces personnes melancoliques ne donnent pas toutes de la peine. Celles qui sont naturellement humbles, de douce humeur, et qui ont bon esprit renferment en elles-mesmes ce qu' elles souffrent, sans nuire aux autres. Et il se trouve aussi du plus et du moins dans celles qui n' ont pas ces conditions. Je ne doute point que le diable ne fasse tous ses efforts pour les gagner, afin d' en gagner d' autres par leur moyen : et si elles ne se tiennent sur leurs gardes il pourra y reüssir, parce que l' effet de la melancolie estant d' obscurcir et de troubler la raison, à quoy ne peut-elle point porter nos passions ? Et quelle difference y a-t-il entre perdre la raison et tomber dans la folie ? Quant aux personnes dont je parle elles ne vont pas jusques-là ; et il vaudroit mieux qu' elles y allassent, n' y ayant rien plus fascheux que de se voir obligé de traiter comme des creatures raisonnables celles qui ne le sont pas. Il est vray que ceux qui ont entierement perdu l' esprit sont dignes d' une grande compassion : mais au moins ne nuisent-ils point aux autres, et le meilleur moyen pour en venir à bout est de les tenir dans la crainte.

Quand les autres remedes ne suffisent pas il faut aussi user de celuy-là envers les personnes qui ne font que commencer d' estre frapées de ce mal, puis qu' encore qu' il ne soit pas si grand il tire son origine de la mesme source. Et les superieurs doivent se servir des penitences ordonnées par nos constitutions, et traiter ces personnes de telle sorte qu' elles perdent toute esperance qu' on leur permette de faire leur volonté en quoy que ce soit, parce que si elles croyoient


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pouvoir quelquefois obtenir cette liberté par les cris et les témoignages de desespoir que le demon leur inspire pour les perdre, leur mal seroit sans remede, et une seule d' elles seroit capable de troubler tout un monastere. Comme une personne reduite dans un estat si deplorable ne trouve point en elle-mesme dequoy se défendre des artifices du demon, la superieure doit veiller sur elle avec un extrême soin, non seulement pour ce qui regarde l' exterieur, mais aussi l' interieur, à cause que plus la raison est foible et obscurcie dans une ame, plus la conduite de la superieure doit estre pleine de force et de lumiere, afin d' empescher que le demon ne se serve de cette dangereuse melancolie pour se rendre maistre de cette ame comme il y auroit grand sujet de le craindre, parce qu' il y a certains temps dans lesquels cette humeur domine de telle sorte qu' elle étouffe entierement la raison : et alors à quelque extravagance qu' une personne se porte elle ne peche point non plus que les fous.

Mais quant à celles dont la raison n' est qu' affoiblie et qui ont de bons intervalles, il se faut bien garder de leur rien souffrir dans les temps où leur melancolie paroist davantage, de peur que lors qu' elles seroient plus raisonnables elles ne prissent la liberté de se conduire à leur fantaisie : ce qui est un si grand artifice du diable que si l' on n' y fait beaucoup d' attention ces personnes ne pensent qu' à faire leur volonté, à dire tout ce qui leur vient en la bouche, à remarquer les fautes des autres, à cacher les leurs, et à se satisfaire en toutes choses. Ainsi comme elles ne peuvent par elles-mesmes se retenir à cause que leurs passions ne sont point mortifiées, mais vont où leur impetuosité les porte ; que seroit-ce si on ne leur resistoit point ? Ce que j' ay vû plusieurs personnes travaillées de ce mal me fait encore redire que je n' y sçay point d' autre remede que de ne negliger aucun moyen pour le domter. Si les paroles ne suffisent, il faut employer les chastimens : et si les petits chastimens sont inutiles, en venir aux grands, et au lieu de les tenir un mois en prison les y tenir quatre, puisqu' on ne sçauroit leur faire une plus grande charité que d' user envers elles de cette rigueur. Cet avis est si important que je ne sçaurois trop le répeter. Car bien que quelquefois ces personnes ne soient pas maistresses d' elles-mesmes, neanmoins parce qu' elles n' ont pas toûjours de telle sorte perdu la raison qu' elles ne puissent pecher, elles sont en grand peril, rien ne pouvant les en préserver que lors qu' elle se trouve étouffée par la folie. Ainsi c' est une grande misericorde que Dieu fait à celles qui tombent par sa permission dans cette dangereuse maladie, de se soûmettre à ceux qui les gouvernent, puisque c' est le seul moyen de les garantir du peril où elles sont. Que si quelqu' une d' elles vient à lire cecy, je la conjure au nom de Dieu de considerer qu' il luy importe peut-estre de son salut de profiter de cet avis.

Je connois des personnes tellement persecutées de cette mal-heureuse humeur melancolique, que peu s' en faut qu' elles ne perdent l' esprit. Mais qui ont tant d' humilité et tant de crainte de


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Dieu, qu' encore que la peine qu' elles souffrent leur fasse répandre des ruisseaux de larmes, elles la supportent avec patience et obeïssent aussi exactement qu' aucune des autres : ce qui est un si grand martyre qu' il les élevera sans doute à un plus haut degré de gloire ; et l' on peut croire ce me semble que faisant leur purgatoire en ce monde elles ne le feront point en l' autre. Que si quelques-unes ne veulent pas se soûmettre de leur bon gré il faut que les superieures les y contraignent, sans se laisser toucher d' une compassion indiscrete qui pourroit estre cause de troubler tout le monastere. Car outre le prejudice qu' en recevroit cette personne, nous sommes naturellement si miserables que les autres la croyant bonne, parce qu' elles ignoreroient ce qui se passeroit en elle, elles se persuaderoient d' estre melancoliques afin qu' on les supportast aussi, et le demon feroit qu' en effet elles le deviendroient, et causeroient un tel ravage dans toute la communauté qu' il seroit difficile d' y remedier lors qu' on viendroit à le connoistre. Cela est si important qu' il ne faut en nulle maniere le souffrir, et l' on ne sçauroit y veiller avec trop de soin. Que si la melancolique resiste à ce qui luy sera ordonné, la superieure ne luy pardonnera rien, et sans avoir aucun égard à son infirmité elle usera de la mesme rigueur si elle dit quelque mauvaise parole à ses soeurs, et ainsi en tout le reste.

Il pourra sembler à quelques-uns qu' il y a de l' injustice de traiter aussi rudement une personne malade que si elle estoit saine. Mais si cela estoit veritable il y en auroit donc à lier les fous et à les foüetter, et il faudroit leur permettre de battre et d' assommer tout le monde. On me doit croire en cecy, puisque j' en ay fait l' épreuve, et qu' aprés avoir employé à mon avis toutes sortes de remedes je n' y en ay point trouvé d' autres.

Que si la superieure par une dangereuse compassion n' use d' abord de cette rigueur envers ces personnes melancoliques, elles deviendront bien-tost insupportables, et auront desja beaucoup nuy aux autres lors qu' elle voudra y remedier. Mais si comme je l' ay dit, il y a de la charité et non pas de la cruauté à lier et à chastier les fous pour empescher les effets de leur fureur ; n' y en a-t-il pas encore davantage à prévenir le mal que ces personnes causeroient aux ames si l' on n' usoit envers elles de séverité ? Je suis tres-persuadée qu' à l' égard de quelques-unes on en doit plûtost attribuer la faute à ce qu' elles sont d' un naturel libre, indocile, et peu humble, que non pas à la melancolie, parce que j' ay remarqué qu' elles ont le pouvoir de se retenir en la presence de ceux qu' elles craignent. Et pourquoy ne le feroient-elles donc pas par la crainte de déplaire à Dieu ? En verité j' apprehende fort que le demon pour gagner plusieurs ames ne se serve du pretexte de cette humeur. Car je voy qu' on l' allegue plus que l' on ne faisoit, et que l' on nomme melancolie ce qui n' est en effet que le desir de faire sa propre volonté. Ainsi je croy que l' on ne doit plus souffrir ny dans nos monasteres ny dans tous les autres que l' on y nomme seulement ce nom de melancolie,


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qui entraisne avec luy une certaine liberté si contraire à la soûmission et à l' obeïssance que demande la vie religieuse. Il faut donner à cette fâcheuse humeur le nom de maladie, et d' une maladie tres-dangereuse puis qu' elle l' est en effet, et la traiter comme telle. Il est à propos aussi et mesme necessaire de purger de temps en temps ces personnes dans l' infirmerie ; et que lors qu' elles en sortiront pour retourner à la communauté elles ne soient pas moins humbles et obeïssantes que les autres, sans pouvoir pour s' en exemter alleguer leurs indispositions.

J' en ay dit les raisons, et je pourrois en ajoûter encore d' autres. Mais la superieure ne doit pas laisser d' avoir pour elles la compassion d' une veritable mere, et d' employer toutes sortes de moyens pour les guerir de cette infirmité.

Il semble que cecy soit contraire à ce que j' avois dit qu' il les faut traiter avec rigueur. Il ne l' est pas neanmoins, puis que cette rigueur consiste à leur faire connoistre qu' elles ne doivent point prétendre qu' on leur permette de se dispenser de l' obeïssance pour faire leur volonté, rien n' estant si dangereux que de leur donner sujet de le croire. Mais la prudence oblige la superieure à ne leur pas commander des choses ausquelles elle jugera qu' elles auroient de la répugnance et ne pourroient gagner sur elles de se contraindre à les faire. Elle doit au contraire user de douceur pour les porter s' il est possible à obeir par amour. C' est sans doute la meilleure de toutes les voyes, et elle réüssit d' ordinaire, en faisant connoistre à ces personnes tant par paroles que par actions que l' on a pour elles beaucoup d' affection et de tendresse. Il faut aussi remarquer que le plus utile de tous les remedes est de fort occuper ces personnes dans les offices de la maison, afin qu' elles n' ayent pas le loisir de s' entretenir de ces imaginations qui sont la cause de leur mal, et qu' encore qu' elles ne s' acquitent pas trop bien de ces emplois on souffre les fautes qu' elles y feront, pour n' estre pas obligé d' en souffrir de plus grandes si l' esprit leur tournoit tout à fait. Je ne sçay point de meilleur remede pour cette maladie, et de prendre garde aussi qu' elles n' employent pas trop de temps à l' oraison, ny mesme aux prieres ordinaires.

Car cela leur seroit trés-préjudiciable, parce que la pluspart ayant l' esprit fort foible elles ne s' entretiendroient que d' imaginations creuses et extravagantes.

Il ne faut point leur laisser manger du poisson que tres-rarement, et ne les pas tant faire jeûner que les autres. Que si l' on s' étonne de me voir donner tant d' avis sur ce sujet, et que je ne parle point des autres, quoy qu' il se rencontre un si grand nombre de maux en cette miserable vie, principalement dans un sexe aussi fragile qu' est le nostre, je le fais pour deux raisons. La premiere parce que les personnes frapées de cette maladie de la melancolie si contraire à la perfection et plus dangereuse que celles où il y va de la vie, ne voulant pas en demeurer d' accord lors qu' on les oblige de garder le lit bien qu' elles n' ayent point de fiévre, il faut au défaut du medecin que l' on n' oseroit appeller, que la superieure y supplée. La seconde


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raison est, que les autres maladies finissent ou par la santé, ou par la mort : mais il est tres-rare que l' on guerisse, ou que l' on meure de celle-cy, si ce n' est que l' on perde entierement l' esprit, ce qui est une espece de mort, puisque l' on meurt par ce moyen à toutes les choses du monde. Ne peut-on pas dire que ces ames éprouvent aussi une autre espece de mort par les peines que leur causent leurs imaginations et leurs scrupules à qui ils donnent le nom de tentations, et dont elles peuvent tirer beaucoup de merite si elles les supportent avec patience ? Que si elles pouvoient connoistre que cela ne procede que de cette humeur melancolique, et qu' ainsi elles ne s' en missent pas trop en peine, elles se trouveroient bien-tost fort soûlagées. J' avoüe qu' elles me font beaucoup de compassion et chacune de nous considerant que la mesme chose luy peut arriver n' en doit pas seulement avoir pitié, mais les supporter dans leur infirmité sans neanmoins le leur témoigner. Dieu veüille que j' aye bien rencontré dans ces avis que j' ay donnez pour remedier à une si étrange maladie.

 

FOND. MEDINE CHAMP CHAPITRE 8

Je sçay que le seul nom de visions et de revelations épouvente certaines personnes ; et j' avoüe ne comprendre pas d' où leur vient cette frayeur, ny pourquoy elles trouvent tant de peril à estre conduit de Dieu par ce chemin. Je ne veux point traiter maintenant des marques par lesquelles j' ay appris de personnes fort sçavantes que l' on peut connoistre si ces visions et ces revelations sont bonnes ou mauvaises. Je me contenteray de dire ce que je croy que doivent faire ceux qui les auront, parce qu' il y a peu de confesseurs qui rassûrent ces ames dans leurs craintes : et ils s' étonnent moins qu' on leur dise que le demon a suggeré mille pensées de blasphême et de choses extravagantes et deshonnestes, que lors qu' on leur dit qu' un ange s' est presenté à nous, ou nous a parlé, ou que Jesus-Christ nostre seigneur nous a apparu crucifié.

Je ne diray rien aussi des marques qui nous font voir que ces revelations viennent de Dieu, parce qu' on le connoist assez par les bons effets qu' elles produisent dans l' ame. Je parleray seulement de ces representations dont le diable se sert pour nous tromper en prenant la figure de Jesus-Christ, ou des saints : et je suis tres-persuadée que nostre seigneur ne permettra pas qu' il puisse tromper personne par ce moyen si on ne se laisse surprendre ; mais qu' au contraire cet ennemy de nostre salut se trouvera luy-mesme trompé. Ainsi au lieu de nous épouventer nous devons mépriser ses artifices, mettre


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nostre confiance en Dieu, et le loüer toûjours de plus en plus.

J' ay vû une personne à qui ses confesseurs donnerent d' étranges peines en une semblable rencontre ; et on connût dans la suite par les grands effets et les bonnes oeuvres que ces visions produisirent en elle qu' elles venoient veritablement de Dieu. Neanmoins ces confesseurs luy ordonnoient de s' en mocquer, et de faire le signe de la croix. Mais depuis communiquant avec le pere Dominique Yvagnés qui estoit un homme fort sçavant, il luy dit qu' il ne faloit jamais en user ainsi, parce que l' on doit respecter l' image de Jesus-Christ en quelque lieu qu' on la voye, fust-ce mesme un artifice du demon, à cause que contre son intention il nous fait du bien au lieu de nous nuire quand il nous represente si au naturel un crucifix ou quelque autre objet de nostre pieté qu' il demeure imprimé dans nostre coeur. Cette raison me toucha fort, parce qu' il est vray que lors que nous voyons un excellent portrait, quoy que peint par un méchant homme, nous ne laissons pas de le beaucoup estimer ; ce qui se rencontre de defectueux dans le peintre ne diminuant rien de l' excellence de son ouvrage. Ainsi le bien ou le mal n' est pas dans la vision, mais dans celuy qui la voyant en fait ou n' en fait pas son profit. Car s' il en use comme il doit elle ne luy sçauroit nuire encore qu' elle vienne du demon ; ny au contraire luy servir quoy qu' elle vienne de Dieu, si au lieu de s' en humilier il s' en glorifie, parce que bien loin de faire comme l' abeille qui convertit en miel ce qu' elle tire des fleurs, il imite l' araignée qui le convertit en venin.

Pour m' expliquer davantage j' ajoûte, que lors que nostre seigneur par un effet de sa bonté se montre à une ame pour se faire mieux connoistre à elle et augmenter l' amour qu' elle luy porte, ou qu' il luy découvre quelqu' un de ses secrets, ou qu' il luy fait quelque autre faveur : si au lieu d' estre confuse de recevoir une si grande grace et de s' en juger indigne, elle s' imagine d' estre une sainte, et que c' est la recompense des services qu' elle luy rend ; il est évident qu' elle convertit en poison comme l' araignée l' avantage qu' elle en devoit recevoir. Mais quand au contraire c' est le demon qui est l' auteur de ces visions pour faire tomber l' ame dans l' orgueil : si dans la pensée qu' elle a qu' elles viennent de Dieu elle s' humilie, si elle reconnoist qu' elle n' a point merité cette faveur, si elle s' efforce de le servir avec encore plus d' affection, si elle s' estime trop heureuse de ramasser les miettes qui tombent de la table de celles à qui Dieu fait de semblables graces, si elle fait penitence, si elle redouble ses prieres, si elle veille sur elle-mesme de peur d' offenser un dieu à qui elle est si obligée, et si elle pratique plus parfaitement l' obeïssance ; je puis assurer hardiment que non seulement cet artifice du demon ne luy nuira point ; mais qu' il demeurera confus. Que si dans ces apparitions il luy dit quelque chose de ce qui se passe en elle, ou luy découvre l' avenir, elle doit le rapporter à un confesseur prudent et sçavant, et se conduire par ses avis. Elle peut aussi en parler à sa superieure afin qu' elle luy donne pour confesseur un homme qui ait les qualitez que je viens de dire. Mais si aprés


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en avoir usé de la sorte elle n' obeït pas à ce que luy dira son confesseur, il est évident que ces visions viennent du demon, ou d' une profonde melancolie, puis qu' encore que le confesseur se trompast, elle se tromperoit beaucoup davantage en manquant d' executer ce qu' il luy ordonne, quand ce seroit mesme un ange du ciel qui luy eut parlé. Car nostre seigneur ou luy donnera lumiere, ou disposera les choses de telle sorte qu' elle ne pourra faillir en luy obeïssant ; au lieu qu' elle ne sçauroit manquer à luy obeïr sans s' engager dans un grand peril, ou au moins en de grands inconveniens.

On doit remarquer que la nature humaine est si foible, particulierement dans les femmes, et plus qu' en toute autre chose dans l' exercice de l' oraison, qu' il ne faut pas prendre pour des visions tout ce qui se presente à nostre imagination ; mais croire que lors que c' en sont veritablement il est facile de le connoistre : et pour peu que ces personnes soient melancoliques elles doivent encore beaucoup plus y prendre garde. Car j' ay vû des effets de ces imaginations qui m' ont épouventée et fait admirer que ces personnes puissent si fortement se persuader d' avoir vû ce qu' elles n' ont point vû. Un prestre me dit un jour comme le croyant veritable, qu' une femme qu' il confessoit l' avoit assûré que la sainte vierge la visitoit fort souvent, s' asseoit sur son lit, luy parloit durant plus d' une heure, luy prédisoit l' avenir, et l' instruisoit de plusieurs autres choses : et comme parmy tant de resveries quelqu' une se trouvoit conforme à la verité, elle ajoûtoit foy à tout le reste. Je connus aussi-tost ce que c' estoit ; mais je n' osay le luy dire, parce que nous vivons dans un siecle où la prudence oblige à beaucoup considerer ce que l' on peut penser de nous, afin que nos avis soient bien reçûs. Ainsi je me contentay de luy répondre que je croyois qu' il devoit attendre à porter jugement de ces visions jusques à ce qu' il eut vû par d' autres effets si ces propheties se trouveroient veritables, et qu' il se fust informé de la vie de cette personne. Il approuva mon avis, et connut enfin que ce n' estoit qu' une resverie. Je pourrois rapporter divers exemples semblables qui feroient voir que je n' ay pas tort de dire qu' il ne faut pas facilement ajoûter foy à ces pretenduës visions ; mais les bien examiner avant que d' en parler à son confesseur, afin de ne le pas tromper quoy que sans dessein, parce que quelque sçavant qu' il soit il ne comprendra rien à de telles choses s' il n' en a de l' experience. Il n' y a pas long-temps qu' un homme imposa par de semblables chimeres à des gens fort doctes et fort spirituels. Mais en ayant parlé à une personne qui recevoit veritablement des graces de Dieu, elle connût aussi-tost que ce n' estoit que folie et illusion. Il se passa neanmoins quelque temps avant que l' on en fust persuadé : et enfin nôstre seigneur rendit la chose si manifeste que l' on ne pût plus en douter.

Il est fort important pour les raisons que je viens de dire et d' autres que j' y pourrois ajoûter, que chaque religieuse rende un compte exact de son oraison à la superieure, et que cette superieure considere


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avec grand soin le naturel et la vertu de cette soeur pour en informer le confesseur, afin qu' il puisse mieux en juger ; et que si le confesseur ordinaire n' est pas intelligent en cela, elle en choisisse un autre qui le soit. Il importe aussi plus qu' on ne le sçauroit dire de ne point parler de semblables choses à des personnes de dehors, quoy que l' on soit assûré que ce sont de veritables faveurs de Dieu et toutes miraculeuses ; et de n' en dire rien aussi au confesseur s' il n' estoit pas assez prudent pour les taire. Mais il faut que la superieure les sçache toûjours et les écoute avec grande application et dans la disposition de loüer beaucoup plus celles des soeurs qui surpassent les autres en humilité, en mortification, et en obeïssance que non pas celles que Dieu conduit par ce chemin d' une oraison surnaturelle, quoy qu' elles ayent aussi toutes ces vertus. Car si ces dernieres n' agissent que par l' esprit de Dieu, au lieu de s' en attrister elles s' humilieront et se réjoüiront d' estre méprisées : et les autres pour se consoler de ne pouvoir arriver à ces faveurs extraordinaires que Dieu ne donne qu' à ceux qu' il luy plaist, redoubleront leurs efforts pour s' avancer de plus en plus dans les vertus d' humilité, de mortification, et d' obeïssance que nous pouvons, encore qu' elles viennent aussi de luy, contribüer à acquerir, et qui sont d' une utilité merveilleuse dans les monasteres. Ce dieu tout-puissant de qui seul dépend nostre bonheur, veüille s' il luy plaist nous les accorder : et il ne nous les refusera pas sans doute, pourvû que nous les luy demandions par de bonnes oeuvres, de ferventes prieres, et une ferme confiance en sa bonté et en sa misericorde.

 

FOND. MALAGON CHAPITRE 9

De quelle sorte cette fondation se fit sans y rencontrer aucune difficulté.

Je me suis beaucoup éloignée de mon sujet : mais il se pourra faire que les avis que je viens de donner seront plus utiles que le recit de nos fondations.

Estant donc dans le monastere de Médine Du Champ ce m' estoit une grande consolation de voir que les soeurs marchoient sur les pas de celles de Saint Joseph D' Avila par leur amour pour l' observance, leur charité, et leurs dispositions interieures.

Comme aussi de considerer le soin que nostre seigneur prenoit de cette maison consacrée à son service, tant pour ce qui regardoit nostre eglise que nostre subsistance. Il y entra alors quelques filles qu' il


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paroissoit bien qu' il avoit choisies pour affermir cet edifice spirituel. Car ces commencemens importent de tout, parce que celles qui viennent ensuite n' ont qu' à marcher dans le chemin qu' elles trouvent desja marqué.

Il y avoit à Tolede une soeur du Duc De Médina Celi auprés de laquelle j' avois demeuré quelque temps par l' ordre de mes superieurs ainsi que je l' ay rapporté fort particulierement en parlant de la fondation de S Joseph D' Avila. Lors que cette dame sçût que j' avois pouvoir de fonder des monasteres, elle me pressa extremement d' en établir un dans une petite ville qui luy appartenoit nommée Malagon. Mais je ne pouvois m' y resoudre, à cause que le lieu estoit si peu considerable, que pour y pouvoir vivre on seroit contraint d' avoir du revenu : à quoy j' avois une grande repugnance.

J' en communiquay avec des personnes sçavantes et avec mon confesseur, et ils me dirent, que puisque le concile permet d' avoir du revenu ; je ferois mal pour suivre mon sentiment, de refuser d' établir un monastere où Dieu pouvoit estre beaucoup servy. Cette raison jointe aux pressantes et continuelles instances de cette dame me contraignirent de me rendre à son desir ; et elle donna un revenu suffisant pour l' entretenement de ce monastere : ce que je croyois necessaire, parce que je suis persuadée qu' une maison religieuse doit estre ou dans une entiere pauvreté, ou avoir moyen de subsister, afin que les religieuses n' ayent point besoin de rien demander à personne, et ainsi j' ay toûjours fait ce que j' ay pû pour empescher que dans ces maisons aucune religieuse n' eust rien en particulier, et pour y faire garder aussi exactement nos constitutions que dans celles où l' on ne peut rien posseder.

Aprés que l' on fut convenu de tout ce qui regardoit cette nouvelle fondation j' envoiay querir des religieuses pour l' établir. Nous allasmes avec cette dame à Malagon et y demeurasmes plus de huit jours dans une chambre du chasteau, à cause que la maison qui nous estoit destinée n' estoit pas encore en estat de nous recevoir.

Le dimanche des rameaux de l' année 1568 nous accompagnasmes la procession à l' eglise avec nos voiles baissez et nos manteaux blancs ; et en suite de la predication on apporta le tres-saint sacrement dans nostre monastere : ce qui donna de la devotion à tout le peuple.

Quelques jours aprés venant de communier, et estant en oraison nostre seigneur me dit : qu' il seroit bien servy dans ce monastere . Il me semble que je n' y demeuray pas plus de deux mois, parce que je me trouvay pressée interieurement d' aller fonder celuy de Vailladolid pour les raisons que je vay dire.

 

FOND. VAILLADOLID CHAPITRE 10


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Fondation de ce monastere de Vailladolid faite par la sainte.

Quatre ou cinq mois avant la fondation du monastere de Malagon un gentilhomme fort qualifié me dit, que si je voulois en fonder un à Vailladolid il me donneroit une maison où il y avoit un grand jardin fort beau avec une vigne ; et il me fit cette offre d' une maniere si obligeante qu' il vouloit dés l' heure mesme m' en mettre en possession. Ainsi quoy que je ne fusse pas trop portée à fonder en ce lieu-là, parce que cette maison estoit éloignée d' un quart de lieuë de Vailladolid, je crus ne devoir pas refuser un present qu' il faisoit de si bon coeur, ny le priver du merite d' une si bonne oeuvre, et je pensay qu' aprés nous estre mises en possession nous pourrions trouver quelque moyen de nous établir dans Vailladolid.

à deux mois de là ce gentilhomme tomba assez loin du lieu où j' estois dans une maladie subite. Il perdit la parole : et ainsi ne put se confesser ; mais il témoigna par plusieurs signes qu' il demandoit pardon à Dieu, et ne vescut ensuite que peu de jours. Nostre seigneur me dit : qu' il luy avoit fait misericorde en consideration du service qu' il avoit rendu à sa mere par le don de cette maison, et qu' il sortiroit du purgatoire lors qu' on y auroit dit la premiere messe . Je fus si touchée de la peine que souffroit cette ame, que quelque desir que j' eusse de faire la fondation de Tolede je quittay tout pour ne perdre pas un moment à travailler de tout mon pouvoir à celle de Vailladolid.

Je ne pus executer ce dessein aussi promtement que je le souhaitois, parce que je fus contrainte de m' arrester durant quelques jours au monastere de Saint Joseph D' Avila de la conduite duquel j' estois chargée, et ensuite à Saint Joseph De Medine Du Champ qui se rencontra sur mon chemin. Y estant un jour en oraison nostre seigneur me dit : hastez-vous : car cette ame souffre beaucoup .

Ainsi quoy que je manquasse de plusieurs choses je me mis aussi-tost en chemin, et arrivay à Vailladolid le jour de Saint Laurent. Je fus touchée, d' un sensible déplaisir lors que je vis la maison, parce qu' encore que le jardin en fust tres-beau et tres-agreable, ce lieu estoit mal sain, à cause qu' il estoit assis le long de la riviere, et qu' il estoit impossible de rendre la maison logeable pour des religieuses sans une grande dépense.

Bien que je fusse fort lasse il me falut aller entendre la messe dans un monastere de nostre ordre qui est à l' entrée de la ville, et j' en


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trouvay le chemin si long que cela redoubla ma peine.

Je n' en témoignay rien à mes compagnes de peur de les décourager. Car quoy que foible, ce que Dieu m' avoit dit me soûtenoit ; et ma confiance en luy me faisoit esperer qu' il y apporteroit du remede. J' envoiay secretement querir des ouvriers et leur fis faire quelques cloisons pour nous loger. Un des deux religieux qui vouloient embrasser la reforme, et Julien D' Avila ce bon prestre dont j' ay parlé estoient avec nous. Le premier s' informoit de nostre maniere de vivre : et l' autre travailloit à obtenir la permission de l' ordinaire pour nostre établissement que l' on ne mettoit point en doute avant que nous fussions arrivées. On ne put l' avoir si-tost ; on nous accorda seulement de faire dire la messe dans le lieu dont nous avions fait une chapelle : et je l' y fis dire.

Cela ne me mit pas neanmoins l' esprit en repos touchant cette ame pour qui je la faisois celebrer, parce qu' encore qu' il m' eust esté dit qu' elle seroit delivrée à la premiere messe, je croyois que ces paroles s' entendoient de la messe qui se diroit lors que l' on mettroit le s. Sacrement dans nostre chapelle. Mais quand le prestre tenant entre ses mains la sainte hostie vint à moy pour me communier, j' apperçûs à costé de luy la figure de ce gentilhomme, qui les mains jointes et avec un visage guay et resplendissant me remercioit de ce que j' avois fait pour le tirer du purgatoire ; et je le vis ensuite monter dans le ciel. J' avoüe que la premiere fois que l' on me dit qu' il estoit en voye de salut j' eus de la peine à le croire, à cause qu' il estoit entre autres choses si attaché au monde, qu' il me sembloit que la vie qu' il avoit menée donnoit sujet d' apprehender pour luy une seconde mort. Mais il avoit assuré mes compagnes que cette pensée de la mort luy estoit toûjours presente. On voit par un tel exemple combien nostre seigneur considere les services que l' on rend à sa sainte mere, et quelle est sa misericorde. Qu' il soit beny et loüé à jamais de récompenser ainsi par une vie et une gloire eternelle nos bonnes oeuvres, qui estant si peu considerables par elles-mesmes n' ont autre prix que celuy qu' il luy plaist de leur donner.

Le 15 d' aoust de l' année 1568 jour de l' assomption de la sainte vierge nous prismes possession de ce monastere, et n' y demeurasmes pas long-temps parce que nous y tombasmes presque toutes malades. Il y avoit en ce lieu une dame nommée Madame Marie De Mendoçe femme du commandeur Cobos, et mere du Marquis De Camarasa, tres-vertueuse et tres-charitable ainsi que ses grandes aumosnes le faisoient assez paroistre. Comme elle estoit soeur de l' evesque d' Avila je l' avois connuë dans le monastere que nous y avions, et reçû de grandes preuves de sa bonté pour moy et pour tout nostre ordre. Elle la témoigna bien encore alors. Car voyant qu' il paroissoit impossible que nous demeurassions en ce lieu là, tant à cause qu' il estoit si mal sain, que parce qu' il estoit trop éloigné de la ville pour y recevoir des aumosnes, elle me dit de quitter cette maison, et qu' elle nous en acheteroit une autre beaucoup plus


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commode. Elle l' a executé avec tant de liberalité qu' elle ne nous a jusques icy laissé manquer dequoy que ce soit, et elle continuëra sans doute toûjours à nous assister de la mesme sorte.

Le jour de S Blaise nous allasmes en procession dans cette maison accompagnées de tout le peuple qui témoigne toûjours d' y avoir une tres-grande devotion à cause des graces dont Dieu la favorise. Car nostre seigneur y a attiré des ames si parfaites que l' on pourra avec le temps écrire combien grande est leur sainteté, afin qu' on luy donne les loüanges qui luy sont dûes de se servir de moyens si foibles pour faire de si grandes choses, et répandre ses benedictions sur ses creatures.

 

FOND. VAILLADOLID CHAPITRE 11

La sainte ne parle dans ce chapitre que de la vie et de la mort admirables d' une excellente religieuse de ce monastere de Vailladolid nommée Beatrix Ognez.

Une demoiselle nommée Beatrix Ognez prit l' habit dans ce monastere. Sa vertu estoit si extraordinaire que l' on ne pouvoit voir sans étonnement les graces dont Dieu la combloit. La prieure et toutes les soeurs assûrent que l' on n' a jamais pû remarquer en elle la moindre imperfection. Son humeur estoit toûjours égale. Une joye modeste faisoit voir sur son visage le calme et la tranquillité de son ame. Son amour pour le silence estoit sans affectation et ne faisoit peine à personne. On n' entendoit jamais sortir de sa bouche une seule parole où l' on pûst trouver à redire, ny qui témoignast qu' elle eut bonne opinion d' elle-mesme. Elle ne s' excusoit point quand la prieure pour l' éprouver et la mortifier selon que nous avons acoûtumé d' en user, la blâmoit de quelque chose qu' elle n' avoit pas faite. Elle ne se plaignoit dequoy que ce fust, ny d' aucune des soeurs. Dans quelques offices qu' on l' occupast elle ne faisoit ny ne disoit pas la moindre chose qui pûst déplaire à personne, ou donner lieu à la reprendre de quelque faute, ny mesme dans le chapitre, quoy que les zelatrices soient tres-exactes à remarquer jusques aux moindres. Son interieur et son exterieur estoient également si reglez que rien n' estoit capable de la troubler : et tant de vertus jointes ensemble venoient de ce que la pensée de l' eternité et la fin pour laquelle Dieu nous a créez luy estoient toûjours presentes. Elle avoit sans cesse les loüanges de Dieu dans la bouche, la reconnoissance de ses faveurs dans le coeur, et son ame élevée vers luy par une oraison continuelle.

Quant à ce qui regarde l' obeïssance ; non seulement elle n' y manqua jamais, mais elle executoit tout ce qu' on luy commandoit avec joye, avec promtitude, et parfaitement. Sa charité pour le prochain estoit si grande qu' elle disoit qu' il n' y avoit rien qu' elle


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ne fust preste d' endurer pour empescher la perte d' une ame, et la mettre en estat de jouïr de la presence de Jesus-Christ son frere. C' est ainsi que dans ses travaux elle nommoit nostre seigneur : et ces travaux estoient tres-grands comme on le verra dans la suite, parce que ses maladies estoient terribles. Mais elle en supportoit les excessives douleurs avec la mesme joye que donnent aux autres les plaisirs et les délices ; et Dieu seul estoit capable de la mettre dans une disposition si admirable.

Cette sainte religieuse ayant appris qu' on alloit brûler deux hommes pour d' horribles crimes, et qu' ils estoient mal disposez à la mort, elle en fut si vivement touchée qu' elle pria instamment nostre seigneur d' avoir compassion de leurs ames, et de luy faire éprouver tous les tourmens qu' ils avoient meritez et qu' elle pourroit supporter. Cette mesme nuit elle tomba malade d' une fievre qui luy dura jusques à la mort avec de continuelles souffrances ; et ces deux hommes finirent leur vie chrestiennement : ce qui fit connoistre que Dieu l' avoit exaucée. Car outre la fievre, un apostume dans les entrailles luy causoit des douleurs si violentes qu' il ne faloit pas pour les souffrir moins de patience que celle que Dieu luy donnoit. Comme cet apostume estoit interieur on employoit inutilement des remedes pour le guerir.

Dieu permit qu' il perça, et qu' elle en fut un peu soulagée : mais entendant un jour un sermon sur le sujet de la croix de nostre seigneur, l' extrême desir qu' elle avoit de souffrir s' augmenta de telle sorte, qu' aprés avoir versé des ruisseaux de larmes elle se jetta sur son lit : et quand on luy demanda ce qu' elle avoit elle répondit, que le plus grand plaisir qu' on luy pouvoit faire estoit de prier nostre seigneur de luy envoyer beaucoup de croix.

Sa consolation estoit de rendre compte à la mere prieure de tout ce qui se passoit dans son ame.

Durant toute sa maladie elle ne fit pas la moindre peine à personne, et elle obeïssoit si ponctuellement à ce que l' infirmiere luy disoit, qu' elle n' auroit pas voulu boire seulement une goute d' eau sans sa permission. C' est une chose assez ordinaire de voir des personnes d' oraison desirer des travaux quand ils n' en ont point : mais il y en a peu qui s' en réjoüissent lors qu' ils les souffrent.

La maladie de cette excellente religieuse croissant toûjours elle ne put durer long-temps. Un autre apostume à la gorge accompagné de douleurs excessives la mit en estat de ne pouvoir plus rien avaler. La prieure la voulant consoler en presence de quelques-unes des soeurs et l' exhorter à prendre courage dans une si grande souffrance, elle luy répondit que ces douleurs ne luy donnoient point de peine, et qu' elle ne voudroit pas changer l' estat où elle estoit contre la santé la plus parfaite.

Ce divin sauveur pour l' amour duquel elle supportoit avec joye tant de douleurs luy estoit si present, qu' il n' y avoit rien qu' elle ne s' efforçast de faire pour les cacher : et ce n' estoit que lors que leur violence se redoubloit qu' on l' entendoit tant soit peu se plaindre.


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Elle estoit persuadée qu' il n' y avoit pas dans tout le monde une personne plus imparfaite qu' elle, et son humilité se remarquoit jusques dans ses moindres actions. Son plus grand plaisir estoit de parler des vertus des autres. Ses mortifications estoient extrêmes ; et elle évitoit avec tant d' adresse tout ce qui luy pouvoit donner de la recreation, qu' il faloit y prendre garde de bien prés pour s' en appercevoir. Elle paroissoit ne vivre plus sur la terre ny parmy les creatures, tant toutes les choses d' icy bas luy estoient indifferentes. Il n' y avoit point d' accidens qu' elle ne supportast avec une si grande paix que l' on ne voyoit jamais son esprit changer d' assiete : sur quoy une soeur luy dit un jour, qu' elle ressembloit à ces personnes qui se piquent tellement d' honneur qu' elles se laisseroient plûtost mourir de faim que de découvrir aux étrangers leur necessité. Car ces bonnes filles ne pouvoient croire qu' elle ne sentist certaines choses ausquelles elle paroissoit estre insensible.

La fin qu' elle se proposoit dans tous les offices où on l' employoit estoit si pure qu' elle ne perdoit rien du merite qu' elle pouvoit tirer de ce travail. Elle disoit aux soeurs sur ce sujet : il n' y a point de si petite action qui ne soit d' un tres-grand prix lors qu' elle se fait dans la vûë et pour l' amour de Dieu ; et nous ne devons pas mesme tourner les yeux que pour luy plaire. Comme elle ne se mesloit jamais de rien si on ne le luy commandoit, elle ne voyoit point les fautes des autres, mais seulement les siennes ; et ce luy estoit une si grande peine d' entendre dire du bien d' elles que pour n' en donner pas une semblable à ses soeurs elle ne les loüoit point en leur presence.

Elle ne prenoit aucun divertissement soit en allant au jardin ou autres choses semblables, à cause qu' elle n' en trouvoit point dans les creatures. Elle disoit ne comprendre pas comment elle auroit pû desirer d' estre soûlagée des douleurs que Dieu permettoit qu' elle souffrist. Ainsi elle ne demandoit rien et se contentoit de recevoir ce qu' on luy donnoit. Elle ajoûtoit que ne cherchant des consolations qu' en Dieu, elle consideroit les autres comme des croix.

Je puis parler de cecy avec certitude, parce que m' estant informée tres-particulierement de toutes les soeurs de cette maison de ce qui regardoit cette sainte fille, il n' y en a eu une seule qui ne m' ait dit n' avoir jamais rien remarqué en elle qui ne témoignast une grande perfection.

Le terme prescrit de Dieu à la vie mortelle de sa servante estant arrivé, ses douleurs augmenterent encore. Elle se trouva attaquée de tant de maux joints ensemble que les soeurs l' alloient voir de temps en temps pour loüer Dieu de la joye avec laquelle il luy faisoit la grace de les souffrir. Nostre chapelain qui estoit aussi nostre confesseur et un homme de grande vertu souhaitoit extrêmement de se trouver à sa mort, parce que la connoissance que la confession luy avoit donnée de ses plus intimes sentimens la luy faisoit considerer comme une sainte. Son desir fut accomply : car aprés qu' elle eut reçû l' extrême onction et qu' on vit qu' elle s' affoiblissoit on le


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fit venir, afin s' il en estoit besoin qu' il la reconciliast et l' assistast jusques au dernier moment.

Un peu avant neuf heures et un quart d' heure avant qu' elle rendist l' esprit, toutes les soeurs estant auprés d' elle avec ce bon prestre, ses douleurs cesserent entierement. Elle se trouva dans une tres-grande paix. Son visage parut guay et tout éclatant de lumiere. Elle leva les yeux comme pour regarder quelque chose qui luy donnoit un extrême contentement, et elle soûrit deux fois. La joye que ce confesseur et toutes ces religieuses en ressentirent fut si grande qu' ils consideroient cette bienheureuse fille comme estant desja dans le ciel.

Elle expira en cet estat pour aller prendre place avec les anges : car sa foy jointe à la maniere dont elle a passé sa vie ne nous donne-t-elle pas sujet de croire que Dieu l' a retirée à luy pour la recompenser dans un repos éternel de l' ardent desir qu' elle avoit de souffrir pour luy témoigner son amour lors qu' elle estoit sur la terre ? Ce bon prestre a dit à plusieurs personnes que lors qu' il mit le corps dans la sepulture il en sentit sortir une odeur tres-excellente. La sacristine a assûré qu' elle n' avoit pas trouvé la moindre diminution aux cierges qui furent allumez à ses funerailles ; et il n' y a rien en cela que la bonté de Dieu ne rende croyable. L' ayant dit depuis à un religieux de la compagnie de Jesus qui avoit esté son confesseur durant plusieurs années, il me répondit qu' il ne s' en étonnoit point, parce qu' il sçavoit que Dieu luy faisoit des graces tres-particulieres. Je le prie, mes filles, de tout mon coeur de nous accorder celle de profiter d' un si grand exemple, et de plusieurs autres semblables qu' il nous propose dans ces maisons consacrées à son service. J' en rapporteray peut-estre quelque chose, afin d' exciter à les imiter celles qui sont tiedes, et nous porter toutes à loüer Dieu de ce qu' il luy plaist de faire ainsi éclater sa grandeur et son pouvoir dans un sexe si fragile.

 

FOND. CARMES DECH. CHAPITRE 12

Du commencement de cette fondation.

Avant que de faire la fondation de Vailladolid dont je viens de parler, le pere Antoine De Jesus prieur des carmes de sainte Anne De Medine, le pere Jean De La Croix et moy avions resolu, comme je l' ay dit, que s' il se faisoit un monastere de carmes déchaussez où l' on observast la premiere regle, ils seroient les premiers qui y entreroient.

Mais ne voyant point de moyen d' avoir une


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maison, tout ce que je pouvois faire estoit de recommander cette affaire à Dieu. J' estois satisfaite de ces deux religieux. Car quant au pere Antoine De Jesus il avoit souffert avec grande patience les peines et les travaux dont il avoit esté exercé depuis un an. Et pour le regard du pere Jean De La Croix il n' avoit pas besoin d' une nouvelle épreuve, parce qu' encore qu' il n' eut fait profession que de l' observance mitigée, il avoit toûjours vescu fort saintement et dans une grande regularité.

Dieu qui m' avoit desja accordé le principal en me donnant ces deux religieux pour commencer ce nouvel établissement, pourvût au reste. Un gentilhomme d' Avila nommé Dom Raphaël à qui je n' avois jamais parlé, ayant appris que je voulois fonder un monastere de carmes déchaussez vint m' offrir une maison qu' il avoit dans un hameau d' environ vingt feux, où demeuroit un receveur du bien qu' il avoit aux environs. Quoy que je jugeasse assez quelle pouvoit estre cette maison, je ne laissay pas d' en loüer Dieu et de remercier ce gentilhomme. Il me dit ensuite que se rencontrant qu' elle estoit sur le chemin de Médine Du Champ, et devant passer par là, lors que j' irois à la fondation de Vailladolid, je la pourrois voir. Je le luy promis, et l' executay.

Je partis d' Avila de grand matin au mois de juin avec une religieuse et le pere Julien D' Avila chapelain de saint Joseph dont j' ay parlé qui m' accompagnoit dans tous ces voyages. Nous nous égarasmes en chemin, parce que le lieu où nous allions estoit si peu connu que personne ne pouvoit nous l' enseigner, et nous en estions encore fort éloignées lors que nous croyons en estre proches. Le soleil estoit d' ailleurs si ardent qu' il me souviendra toute ma vie de la peine que nous eusmes ce jour-là. Enfin nous arrivasmes un peu avant la nuit, et trouvasmes la maison si sale à cause de la quantité de gens qui faisoient l' aoust, que nous ne pûmes nous resoudre d' y coucher. Il y avoit un porche assez raisonnable, une chambre retranchée avec son galletas, et une petite cuisine. Voilà en quoy consistoit ce bel édifice. Aprés l' avoir consideré je crus que l' on pouvoit faire de ce porche une chapelle, un choeur de ce galletas, et un dortoir de la chambre.

Mais encore que ma compagne fust beaucoup meilleure que moy et une personne de grande penitence, elle ne pouvoit comprendre que je voulusse faire là un monastere. Elle me dit : en verité, ma mere, quelque habile que vous soyez vous ne sçauriez en venir à bout. N' y pensez plus je vous prie. Quant au pere Julien, bien qu' il fust du mesme sentiment il ne me contredit pas lors que je luy eus dit mes raisons.

Nous allasmes à l' eglise et y passasmes la nuit, quoy que si fatiguées que nous avions beaucoup plus besoin de dormir que de veiller.

Aussi-tost que nous fusmes arrivées à Médine j' informay le pere Antoine de l' estat des choses, luy demanday s' il pourroit se resoudre de passer quelque temps en ce lieu-là, et luy dis que Dieu leveroit bien-tost tous les obstacles. Ce qui me faisoit parler si hardiment


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c' est que ce que nostre seigneur a fait depuis m' estoit dés lors si present que je n' en doutois non plus qu' à cette heure que je le voy de mes yeux. Et il a fait mesme beaucoup davantage, puisque dans le temps que j' écris cecy il y a desja par sa bonté dix monasteres de carmes déchaussez. J' ajoûtay qu' il ne devoit pas se persuader que le provincial qui sortoit de charge et celuy qui y entroit du consentement desquels nous avions besoin, nous l' accordassent pour quelque bonne maison. Mais qu' ils ne nous refuseroient pas la permission de nous établir dans ce hameau. Joint qu' il ne dépendoit pas de nous de trouver un lieu qui nous fust plus propre.

Comme Dieu avoit donné à ce bon pere plus de courage qu' à moy il me répondit, qu' il estoit prest non seulement d' y aller ; mais s' il en estoit besoin d' y demeurer dans un toit à pourceaux. Le pere Jean De La Croix fut du mesme sentiment. Ainsi il ne nous restoit que d' avoir la permission des peres provinciaux dont j' ay parlé, ce qui estoit une condition que le pere general m' avoit imposée. Et comme j' esperois de l' obtenir avec l' assistance de nostre seigneur, je priay le pere Antoine de faire ce qu' il pourroit pour recouvrer quelques aumosnes afin de réparer la maison.

Je m' en allay ensuite avec le pere Jean De La Croix à la fondation de Vailladolid : et comme nous y demeurasmes quelque temps sans closture pendant qu' on travailloit à mettre ce monastere en estat, j' eus le loisir d' informer ce pere de toute nostre maniere de vivre, tant pour ce qui regarde la mortification et la charité fraternelle, que nos recreations, qui sont reglées de telle sorte et avec une telle discretion qu' elles servent à nous faire remarquer les manquemens les unes des autres, et à trouver quelque soulagement dans les austeritez ausquelles la regle nous oblige. Ce pere estoit si vertueux que je pouvois beaucoup plus apprendre de luy que luy de moy. Mais ce n' estoit pas à quoy je pensois alors, et mon dessein estoit seulement de l' instruire de tout ce qui se passoit parmy nous.

Dieu permit que le pere Alphonse Gonzalés alors nostre provincial et de qui je devois obtenir cette permission, se trouva là. J' alleguay tant de raisons à ce vieillard qui estoit un fort bon homme, et luy representay si fortement le compte qu' il auroit à rendre s' il s' opposoit à une si bonne oeuvre, que Dieu qui vouloit qu' elle reüssist le preparant en mesme temps à s' y rendre favorable, je le trouvay assez bien disposé. Madame Marie De Mendose qui nous a toûjours tant aimées et tant assistées, et l' evesque d' Avila son frere acheverent de le déterminer, comme aussi le pere Ange De Salazar auparavant provincial qui estoit celuy que j' apprehendois le plus. Car il se rencontra par bonheur qu' il eut besoin de la faveur de cette dame, et je ne doute point que cette consideration ne servit beaucoup à le faire resoudre. Mais quand cela n' auroit pas esté je ne doute point que Dieu ne luy eust touché le coeur comme il fit au pere general lors qu' il n' y avoit aucun sujet de l' esperer.

Combien de choses ay-je vûës dans ces fondations qui paroissoient


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impossibles, et que nostre seigneur par sa toute-puissance a renduës faciles : et quelle confusion ne dois-je point avoir de n' en estre pas devenuë meilleure ? J' avouë qu' en écrivant cecy j' en demeuray épouventée, et je souhaite que Dieu fasse connoistre à tout le monde que la part que les creatures ont euë à ces fondations est si petite qu' elle ne merite pas d' estre considerée. C' est luy seul qui a tout fait, et par de si foibles commencemens qu' il n' y avoit que son infiny pouvoir qui fust capable de mettre les choses au point où elles sont aujourd' huy. Qu' il soit beny et loüé dans tous les siecles.

 

FOND. CARMES DECH. CHAPITRE 13

Suite de la fondation de ce monastere, et de la maniere de vie si austere et si pauvre de ces bons peres.

Lors que je me vis assûrée de ces deux religieux il me sembla que tout estoit fait, et nous resolûmes que le pere Jean De La Croix iroit dans cette maison pour travailler le mieux qu' il pourroit à la rendre logeable. Car je ne voulois point perdre de temps à commencer cette fondation, tant je craignois d' y rencontrer de l' obstacle, comme cela arriva. Le pere Antoine de son costé avoit desja preparé quelque chose de ce qui estoit necessaire, et nous l' aidions en ce que nous pouvions : mais ce que nous pouvions estoit peu. Il vint me trouver à Vailladolid, et me dit avec grande joye ce qu' il avoit fait, que l' on pouvoit dire n' estre presque rien, puisqu' il ne consistoit qu' en cinq horloges, et je ne laissay pas d' en estre bien aise. Il ajoûta qu' il avoit desiré d' en avoir beaucoup afin que les heures fussent bien reglées, et je croy qu' il n' avoit pas seulement pourvû à avoir dequoy se coucher. Encore que le pere Jean De La Croix et luy n' oubliassent rien de ce qui dépendoit d' eux, le manque d' argent fit que la maison ne pût estre mise si-tost en estat. Lors qu' elle y fut le pere Antoine se démit de sa charge de prieur du monastere de sainte Anne, fit avec grande ferveur profession de la premiere regle sans vouloir l' éprouver auparavant comme je le luy conseillois, et s' en alla avec un extrême contentement dans cette petite maison, où le pere Jean De La Croix estoit desja. Il m' a dit depuis qu' en y arrivant il avoit senty une tres-grande joye dans la pensée qu' il avoit enfin entierement renoncé au monde pour finir ses jours dans la solitude.

Le pere Jean De La Croix et luy, non seulement ne furent point touchez de la pauvreté de cette maison, mais elle leur parut tres-agreable, et ils s' y trouvoient parfaitement bien. Seigneur mon dieu, que les superbes bastimens et les plaisirs exterieurs sont peu capables de donner des consolations interieures ! Je vous conjure, mes soeurs, et vous, mes peres, par l' amour que vous portez à sa suprême majesté de demeurer toûjours dans un grand détachement à l' égard de ces maisons magnifiques et somptueuses, et d' avoir sans


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cesse devant les yeux ces saints fondateurs de nostre ordre qui sont nos peres, que nous sçavons estre arrivez par la pauvreté et l' humilité à la jouïssance eternelle de la presence de Dieu.

J' ay éprouvé que quand le corps a moins ses commoditez, l' ame ressent plus de joye. Quel avantage pouvons-nous tirer de ces grands logemens, n' ayant l' usage que d' une cellulle ? Et que nous importe qu' elle soit belle et spacieuse, puisque nous ne devons pas nous occuper à en regarder les murailles ? Considerons combien peu de temps il nous reste à demeurer dans ces maisons materielles. Il les faut quiter avec la vie, qui quelque longue qu' elle soit passera si viste. Tout ce qui paroist de plus rude ne doit-il pas nous sembler doux lors que nous pensons que moins nos sens auront eu de contentement icy bas, plus nos ames en recevront dans cette heureuse eternité dont les divers degrez de gloire seront proportionnez à l' amour qui nous aura fait imiter les actions de nostre divin epoux ? Puisque nous disons que ces commencemens ne tendent qu' à rétablir la pureté de la regle de la tres-sainte vierge nostre patrone, témoignons luy nostre respect et aux saints peres nos fondateurs, en nous conformant à la vie qu' ils ont menée sur la terre. Et si nostre foiblesse nous rend incapables de marcher en toutes choses sur leurs pas, faisons au moins ce qui n' interesse pas tellement nostre santé qu' il y aille de nostre vie. Il ne s' agit que d' un peu de travail et d' un travail agreable comme il l' estoit à ces grands saints. La resolution n' en est pas plûtost prise que la difficulté que l' on y trouvoit s' évanoüit ; et la peine n' est que dans le commencement.

Le premier ou second dimanche de l' avent de l' année 1568 car je ne me souviens pas précisement du temps, on dit la premiere messe dans le porche de cette petite maison, qui ne me paroissoit guere differente de la creche de Bethleem ; et le caresme suivant passant un matin par là pour aller à la fondation de Tolede je trouvay le pere Antoine De Jesus qui balayoit devant la porte de la chapelle avec un visage guay, comme il l' a toûjours, et luy dis : qu' est-ce que cela, mon pere, et qu' est devenu le point d' honneur ? Je ne sçaurois, me répondit-il en me témoignant sa joye, penser sans horreur au temps que j' en estois touché. Quand je fus entrée dans la chapelle j' admiray l' esprit de pieté que nostre seigneur avoit répandu sur cette nouvelle maison, et je n' estois pas seule dans ce sentiment ; deux marchands de Médine de mes amis qui estoient venus avec moy n' ayant pû voir sans répandre quantité de larmes que tout y estoit plein de croix et de testes de morts.

Je me souviendray toute ma vie d' une petite croix de bois qui estoit proche du benistier sur laquelle estoit collée une image en papier de Jesus-Christ qui donnoit plus de devotion que si elle eust esté fort curieusement travaillée.

Le galletas qui estoit au milieu du logis servoit de choeur, et l' on pouvoit y faire l' office ; mais il faloit se baisser


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bien bas pour y entrer et pour entendre la messe.

Il y avoit aux deux costez de la chapelle deux petits hermitages où on ne pouvoit demeurer qu' assis ou couché. Il y faisoit si froid qu' il avoit falu y mettre quantité de foin. Le plancher en estoit si bas qu' on y touchoit presque de la teste : et deux petites fenestres regardoient sur l' autel. Ces bons peres n' avoient pour chevet que des pierres au dessus desquelles estoient des croix et des testes de morts. Depuis matines jusques à prime ils demeuroient en oraison ; Dieu leur faisant la grace de s' y beaucoup occuper, et lors qu' ils alloient dire prime leurs habits estoient souvent tout couverts de neige sans qu' ils s' en apperçûssent. Ils recitoient l' office avec un pere de l' observance mitigée qui s' estoit retiré auprés d' eux, mais sans changer d' habit, à cause qu' il estoit fort infirme, et avec un jeune frere qui n' avoit pas encore pris les ordres, et qui demeuroit aussi avec eux.

Ils alloient prescher dans les lieux circonvoisins qui manquoient d' instruction, et c' estoit une des raisons qui m' avoient fait desirer l' établissement de cette maison, parce que j' avois sçû qu' il n' y avoit point de monastere proche d' où ce pauvre peuple pust recevoir de l' assistance ; ce qui me touchoit tres-sensiblement. Ils acquirent en peu de temps une grande reputation ; et je ne le pus apprendre sans en ressentir beaucoup de joye. Ils alloient jusques à deux lieuës delà faire ces prédications marchant les pieds nuds sur la neige et sur la glace (car ce ne fut que depuis qu' on les obligea d' avoir des sandales) et aprés avoir passé presque tout le jour à prescher et à confesser ils s' en retournoient sans avoir mangé, et sans que ce travail quelque extraordinaire qu' il fust, leur parust considerable.

On leur apportoit des lieux d' alentour dequoy vivre plus qu' ils n' en avoient besoin ; et des gentilshommes qui venoient à confesse à eux leur offroient des maisons plus commodes et mieux assises. L' un d' eux nommé Dom Loüis seigneur des cinq-villes avoit fait bastir une chapelle pour y mettre une image de la sainte vierge digne de veneration. Son pere l' avoit envoyée de Flandres à sa mere ou à son ayeule, je ne me souviens pas bien laquelle, et il la réveroit tellement que l' ayant gardée durant plusieurs années il se la fit apporter à l' heure de la mort. C' est un tableau si excellent que je n' ay jamais rien vû de plus beau, et je ne suis pas seule de ce sentiment. Le pere Antoine De Jesus ayant esté en ce lieu à la priere de ce gentilhomme et ayant vû le tableau, il luy donna tant de devotion qu' il accepta l' offre d' y transferer le monastere. Ce lieu se nomme Mancera. Il crût y pouvoir demeurer, quoy qu' il n' y eust point de puits ny d' apparence d' y en faire.

Ce gentilhomme leur fit bastir une petite maison propre pour la vie que menoient ces deux religieux, et leur donna des ornemens fort honnestes.

Je ne veux pas passer sous silence la maniere dont nostre seigneur les pourvût d' eau, et que l' on considera comme un miracle. Un jour aprés souper le pere Antoine qui estoit prieur, estant dans le cloistre avec ses religieux et parlant du besoin qu' ils avoient d' eau, il se


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leva, marqua une croix avec son baston dans un endroit de ce cloistre, l' y planta, et dit : fouillez icy. On luy obeït, et aprés que l' on eut un peu creusé il en sortit une si grande quantité d' eau excellente à boire que l' on a peine à la tarir lors que l' on veut curer le puits que l' on y a fait. Ayant ensuite enfermé un jardin ils ont fait tout ce qu' ils ont pû pour y trouver de l' eau, et employé mesme pour cela une machine ; mais inutilement, quoy qu' ils y ayent assez dépensé.

Aprés avoir remarqué dans cette premiere maison si peu habitable la devotion qui y paroissoit par tout, je fus extrêmement édifiée de leur maniere de vivre, de leur mortification, de leur oraison, et du bon exemple qu' ils donnoient. Un gentilhomme et sa femme que je connoissois tous deux estant venus me trouver ne se pouvoient lasser de me parler de leur sainteté, et de l' avantage que ce pays en recevoit. Ainsi ne doutant point que ce ne fust le commencement d' un grand bien pour le service de Dieu et pour nostre ordre j' en rendois sans cesse graces à nostre seigneur. Plaise à sa divine majesté que cela aille toûjours croissant comme il a fait jusques à cette heure. Ces marchands dont j' ay parlé disoient qu' ils n' auroient voulu pour rien du monde n' avoir point vû ce qu' ils avoient vû ; et l' on peut juger par là quel est le pouvoir de la vertu, puis qu' ils estimoient plus cette pauvreté que leurs richesses.

Lors que j' eus communiqué avec ces peres de certaines choses, ma foiblesse et mes imperfections me firent les beaucoup prier de moderer la rigueur de leur penitence, parce qu' ayant demandé à Dieu avec tant d' ardeur et de prieres de me vouloir donner des personnes capables d' entreprendre ce grand ouvrage, et le voyant si bien commencé, je craignois que le diable pour empescher qu' il ne s' achevast, ne les portast à des austeritez excessives qui ruineroient entierement leur santé : au lieu que si j' avois eu plus de foy j' aurois dû considerer, que puisque c' estoit une oeuvre de Dieu il la soûtiendroit et la pousseroit encore plus avant. Mais comme ces bons peres avoient les vertus qui me manquent, ils considererent peu ce que je leur dis. Je pris congé d' eux et partis extrêmement consolée. Neanmoins quelques actions de graces que je rendisse à Dieu d' une faveur si singuliere, ce n' estoit pas autant que je l' aurois dû et qu' elle le meritoit, puisque je voyois bien qu' elle estoit plus grande que celle qu' il me faisoit de fonder des monasteres de religieuses. Je le prie de tout mon coeur de me faire la grace de m' aquiter de quelques-unes de tant d' obligations dont je luy suis redevable. Ainsi soit-il.

 

FOND. TOLEDE CHAPITRE 14


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La sainte commence de travailler à la fondation de ce monastere : et de quelle sorte elle obtint du gouverneur de Tolede la permission de s' y établir.

Il y avoit à Tolede un fort honneste marchand nommé Martin Ramirez qui n' avoit jamais esté marié.

C' estoit un tres-homme de bien, et qui menoit une vie tres-exemplaire. Il estoit tres-veritable, tres-fidelle dans son commerce, et ne pensoit à augmenter son bien que pour en faire des oeuvres agreables à Dieu. Estant tombé malade de la maladie dont il mourut, le pere Paul Hermandez de la compagnie de Jesus, à qui je m' estois confessée lors que j' estois à Tolede pour y resoudre la fondation de Malagon, desirant extrêmement que l' on en fist aussi une dans cette grande ville, luy representa le service qu' il rendroit en cela à Dieu, et que l' on pourroit faire dans ce monastere les mesmes devotions, et celebrer les mesmes festes en l' honneur desquelles il avoit resolu de faire des chapelles et d' établir des chapelains dans une paroisse. Le malade estoit si abattu et si prés de sa fin qu' il ne luy restoit pas assez de temps pour executer cette proposition.

Mais il en chargea Alphonse Alvarez Ramirez son frere qui estoit un homme fort raisonnable, fort sincere, fort sage, fort craignant Dieu, et fort aumosnier, dont je puis rendre témoignage comme l' ayant vû et traité diverses fois avec luy.

J' estois encore occupée à la fondation de Vailladolid lors que Martin Ramirez mourut : et le pere Hermandez et Alphonse Alvarez Ramirez m' ayant donné avis de ce qui s' estoit passé, me manderent que si je voulois accepter cette fondation il n' y avoit point de temps à perdre.

Ainsi je partis aussi-tost aprés que la maison de Vailladolid eut esté accommodée. J' arrivay à Tolede la veille de l' annonciation, et descendis chez Madame Loüise où j' avois logé en allant à Malagon. Comme elle m' aime beaucoup elle me reçût avec grande joye et mes deux compagnes qui estoient du monastere de Saint Joseph D' Avila personnes de grande pieté. Elle nous donna ensuite une chambre où nous n' estions pas moins retirées que dans un monastere. Je commençay à traiter de l' affaire avec Alphonse Alvarez et son gendre nommé Jacques Hortis, qui estoit un homme de bien et qui avoit étudié en theologie, mais beaucoup plus arresté à ses sentimens que son beaupere. Nous ne pûmes si-tost convenir des conditions, parce qu' ils m' en demandoient que je ne


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croyois pas raisonnable d' accorder. Dans le mesme temps que nous agitions cette affaire on cherchoit par tout une maison à loüer pour y pouvoir prendre possession. Mais quelque diligence que l' on y apportast il fut impossible d' en trouver qui nous fust propre. Je ne pouvois aussi obtenir du gouverneur la permission necessaire pour nostre établissement que c' estoit à luy de donner à cause que le siege archi-episcopal vaquoit alors, quoy que cette dame chez qui je logeois l' en sollicitast extrêmement, et avec elle un gentilhomme chanoine de cette eglise nommé Dom Pierre Manriquez fils du senechal de Castille, qui est un homme de si grande pieté, que bien qu' il soit mal sain il ne laissa pas quelques années aprés cette fondation d' entrer dans la compagnie de Jesus où il est encore et tres-consideré pour son merite et pour sa vertu. Je ne pouvois neanmoins obtenir cette permission, parce que lors que le gouverneur commençoit à se rendre plus favorable ceux du conseil se trouvoient contraires ; et que d' un autre costé il n' y avoit pas moyen de conclure avec Alphonse Alvarez à cause de son gendre pour qui il avoit une grande déference. Enfin nous rompismes tout et je me trouvois fort empeschée, à cause que n' estant venuë que pour cette seule affaire il nous auroit esté desavantageux de ne la pas terminer. Mais ma plus grande peine estoit de n' avoir pas la permission, ne doutant point que pourvû que nous prissions possession nostre seigneur pourvoyeroit au reste comme il avoit fait en d' autres rencontres.

Deux mois s' estant passez de la sorte et les choses estant toûjours en plus mauvais termes, je me resolus de parler au gouverneur et le fis supplier de me faire la faveur de venir dans une eglise proche de sa maison où je l' attendois. Il y vint et je luy dis : qu' il estoit étrange que des filles vinssent à Tolede pour y passer leur vie dans une étroite closture, dans de tres-grandes austeritez, et d' une maniere toute parfaite : et que ceux qui au contraire passoient la leur dans les plaisirs et les délices voulussent s' opposer à un dessein si loüable et si agreable à Dieu. J' ajoûtay à cela d' autres raisons, et le touchay de telle sorte par la hardiesse avec laquelle nostre seigneur me fit luy parler, qu' il m' accorda la permission à l' heure mesme. Ainsi je m' en retournay bien contente et croyois desja tout fait, quoy que l' on pust dire qu' il n' y avoit encore rien de fait, puisque tout mon fond consistoit en trois ou quatre ducats. J' en achetay deux tableaux pour mettre sur l' autel, deux paillasses, et une couverture : quant à une maison on n' en parloit plus depuis que j' avois rompu avec Alphonse Alvarez. Mais un marchand de la ville nommé Alphonse D' Avila fort de mes amis, qui n' est point marié et ne s' occupe qu' à assister les prisonniers et à d' autres bonnes oeuvres, m' avoit dit de ne m' en mettre point en peine ; qu' il m' en trouveroit une, et le malheur voulut qu' il tomba malade.

Le pere Martin De La Croix religieux de l' ordre de Saint François personne de grande sainteté estoit un peu auparavant venu à Tolede, et y avoit demeuré quelques jours. Un jeune homme assez pauvre qu' il confessoit nommé Andrade vint suivant l' ordre qu' il luy en


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avoit donné en partant, me trouver dans une eglise où j' entendois la messe pour s' offrir à me rendre tout le service qui seroit en son pouvoir, qui ne s' étendoit qu' à nous assister de sa personne. Je le remerciay : et mes compagnes et moy trouvasmes assez plaisant que ce saint personnage nous eut envoyé un tel secours, parce que ce jeune homme ne paroissoit pas trop propre pour traiter avec des carmelites déchaussées.

Lors que je me vis avec cette permission, mais sans aucune assistance, ne sçachant à quoy me resoudre, je me souvins de ce jeune homme et le dis à mes compagnes. Elles ne pûrent s' empescher d' en rire, et me répondirent de me bien garder de me servir de luy : que cela ne seroit bon qu' à découvrir l' affaire. Neanmoins comme il m' avoit esté envoyé par un grand serviteur de Dieu et que je ne pouvois croire qu' il n' y eut quelque chose d' extraordinaire, j' estois si persuadée qu' il nous pourroit estre utile, que sans m' arrester à ce qu' elles me disoient je l' envoyay querir. Aprés luy avoir extrêmement recommandé le secret je luy dis l' estat de l' affaire, et le priay de nous chercher une maison à loüer dont je donnerois un répondant : et ce répondant estoit Alphonse D' Avila que j' ay dit estre tombé malade. Ce jeune homme me promit de faire avec grande joye ce que je desirois, et dés le lendemain au matin il me vint dire dans l' eglise des jesuites où j' entendois la messe, qu' il avoit trouvé une maison fort proche de nous ; qu' il m' en apportoit les clefs, et que nous n' avions qu' à l' aller voir.

Nous y fusmes, et la trouvasmes si commode que nous y demeurâmes prés d' un an. Peut-on trop en cette rencontre admirer la conduite de Dieu ? Des personnes riches s' estoient mises en peine durant deux ou trois mois de nous chercher une maison, et n' en avoient pû trouver dans tout Tolede. Et ce jeune homme qui n' avoit pour tout bien que sa bonne volonté nous en trouva une aussi-tost. J' en dis de mesme quand je considere que ce monastere se pouvant établir tres-facilement par le moyen d' Alphonse Alvarez, Dieu permit que nous ne pûmes tomber d' accord avec luy, afin que cette fondation se fist dans la pauvreté et avec travail.

Comme nous estions satisfaites de la maison je me resolvois de ne point differer à nous en mettre en possession, de peur qu' il ne s' y rencontrast quelque obstacle, lors qu' Andrade vint me dire qu' on nous la rendroit libre dés le jour mesme, et que nous n' avions qu' à y faire porter nos meubles. Je luy répondis que cela seroit bien-tost fait, puisqu' ils ne consistoient qu' en une couverture et deux paillasses. Ces paroles auroient dû l' étonner ; et mes compagnes ne pouvoient approuver que je luy eusse parlé de la sorte, à cause que nous voyant si pauvres il pourroit cesser de nous assister. Mais je n' avois pas fait cette reflexion, et ma simplicité ne produisit point cet effet en luy, parce que Dieu qui luy donnoit la volonté de nous servir n' avoit garde de manquer de la luy continuer jusques à ce que son oeuvre fust accomplie. Ainsi il ne travailla pas avec moins d' affection qu' au reste à faire venir des ouvriers et accommoder la maison.

Nous empruntâmes


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des ornemens et les autres choses necessaires pour celebrer la sainte messe : et à l' entrée de la nuit estant accompagnées d' un officier, nous fûmes en prendre possession au son d' une de ces clochettes dont on se sert à l' élevation de la sainte-hostie, à cause que nous n' avions point de cloche.

Nous employasmes le reste de la nuit à tout accommoder. Mais nous ne trouvions point de lieu propre pour une chapelle, sinon dans une salle où l' on entroit par une petite maison proche de la grande et qui en dépendoit. Elle nous avoit aussi esté loüée : et elle estoit encore occupée par quelques femmes.

Au point du jour nous ouvrismes la porte qui n' estoit cour, sans en oser rien dire à ces femmes de peur qu' elles ne découvrissent l' affaire. Elles sortirent du lit fort effrayées, et nous n' eusmes pas peu de peine à les appaiser. Mais l' heure de dire la messe estant venuë et leur ayant fait entendre ce qui nous avoit obligées d' en user ainsi, elles s' adoucient, et cela ne passa pas plus avant.

Je connus depuis la faute que la passion d' achever cette oeuvre de Dieu nous avoit fait faire de ne pas prévoir les inconveniens. Car la personne à qui le logis appartenoit ayant sçû que nous y avions fait une chapelle nous donna beaucoup d' affaires, dans la creance que si nous estions contentes de l' estat où nous avions mis cette maison nous ne voudrions pas l' acheter ce qu' elle valoit. Dieu permit neanmoins qu' elle s' appaisa. D' un autre costé ceux du conseil ayant appris que j' avois étably le monastere dont ils m' avoient refusé la permission, en furent fort irritez, et le gouverneur estoit absent. Ils allerent trouver un des seigneurs ecclesiastiques pour se plaindre de ce qu' une fille avoit eu la hardiesse d' entreprendre de faire cette fondation contre leur volonté. Mais il se rencontra que je luy avois dit en confiance ce qui s' estoit passé. Il ne fit pas semblant de le sçavoir, et les adoucit le mieux qu' il put en leur disant que j' avois desja fait de semblables établissemens, et que ce n' avoit pas esté sans doute sans que j' en eusse le pouvoir.

Quelques jours aprés ces messieurs nous firent signifier des défenses de continuer à faire dire la messe dans nostre monastere jusques à ce que nous eussions representé les expeditions en vertu desquelles nous l' avions entrepris. Je répondis avec grande douceur que je leur obeïrois quoy que je n' y fusse pas obligée ; et je priay aussi-tost Dom Pierre Manriquez ce gentilhomme dont j' ay parlé de leur aller montrer nos patentes. Il y fut et les appaisa en leur representant que c' estoit une chose desja faite : sans quoy ils nous auroient donné de la peine.

Nous passasmes quelque temps n' ayant pour tous meubles que nostre couverture et nos deux paillasses : et il y eut tel jour que nous n' avions pas seulement autant de bois qu' il en faudroit pour faire rotir une sardine. Mais Dieu inspira à une personne de jetter un fagot dans nostre chapelle, ce qui nous vint bien à propos. Comme le froid estoit tres-grand nous le sentions fort durant la nuit, et nous y


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remedions le mieux que nous pouvions avec cette couverture et nos manteaux de gros drap qui nous rendoient souvent ainsi de grands services. On aura sans doute peine à comprendre que cette dame qui m' aimoit tant nous laissast dans une si grande pauvreté. Je n' en sçay point d' autre raison sinon que Dieu le permettoit pour nous faire pratiquer cette vertu. Il est vray aussi que je ne luy demandois rien, parce que je suis naturellement tres-éloignée de vouloir estre à charge à personne, et qu' il se pouvoit faire aussi qu' elle n' y pensoit point. Car je luy suis obligée de choses beaucoup plus importantes que celles dont nous avions alors besoin.

Cette pauvreté dans laquelle nous nous trouvions nous remplissoit de tant de consolation et de joye, que je ne sçaurois m' en souvenir sans admirer les tresors cachez que Dieu renferme dans les vertus.

Mais ce contentement nous dura peu, parce qu' Alphonse Alvarez et d' autres nous donnerent bien-tost aprés au delà de nos besoins. Je n' en sentis pas moins de peine que feroit un avare à qui l' on raviroit quelque chose de grand prix : et celle de mes compagnes n' estoit pas moindre. Ainsi leur demandant ce qu' elles avoient d' estre si tristes, elles me répondirent : comment ne le serions-nous pas, ma mere, puis qu' il nous semble que nous ne sommes plus pauvres ? Depuis ce jour mon amour pour la pauvreté s' augmenta encore de telle sorte, et je me suis trouvée si élevée au dessus du desir de toutes les choses temporelles, qu' elles me paroissent indignes d' estre considerées quand je pense que l' avantage d' en estre privé met l' ame dans une telle tranquillité qu' elle n' a besoin de quoy que ce soit.

Lors que je traitois de la fondation avec Alphonse Alvarez plusieurs trouvoient à redire qu' il n' estoit pas d' assez grande condition, quoy qu' il fust de bonne famille d' une aussi grande ville qu' est Tolede, et qu' il ne manquast pas de bien. Mais cela ne me faisoit point d' impression, parce que graces à Dieu j' ay toûjours plus estimé la vertu que la noblesse. On en avoit neanmoins tant rompu la teste au gouverneur qu' il ne m' accorda la permission qu' à la charge de me conduire dans cette occasion comme j' avois fait dans les autres.

On recommença donc d' agiter l' affaire : et cela m' embarrassoit fort. Toutefois comme l' établissement estoit desja fait je proposay de donner la grande chapelle : et que quant au reste du monastere on le laissast en l' estat où il estoit. Une personne de grande qualité desiroit d' avoir cette chapelle : mais y ayant divers avis sur ce sujet je ne sçavois à quoy me resoudre. Nostre seigneur m' ouvrit les yeux en me disant : croyez-vous donc que la noblesse et ces qualitez relevées que l' on estime tant dans le monde seront fort considerées au jour du dernier jugement ? il me reprit ensuite severement d' avoir écouté des discours qui doivent estre méprisez par ceux qui ont renoncé au siecle.


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Je demeuray toute confuse, et resolus d' achever le traité en abandonnant cette chapelle. Je n' y ay point eu de regret : car l' on a vû que sans cela il nous auroit esté impossible d' acheter la maison où nous sommes maintenant, qui est l' une des plus belles de Tolede. Elle a coûté douze mille ducats : et la quantité de messes qui s' y disent nous donne et au peuple une grande consolation.

Que si je me fusse arrestée à ces vains raisonnemens nous n' aurions pû nous établir si commodement, et aurions fait tort à celuy qui nous a fait de si bon coeur une si grande charité.

 

FOND. TOLEDE CHAPITRE 15

La sainte parle dans ce chapitre des excellentes vertus des religieuses de ce nouveau monastere fondé dans Tolede.

J' ay cru devoir rapporter icy certaines choses faites pour le service de Dieu par quelques religieuses de ce monastere, afin que celles qui viendront aprés nous s' efforcent de les imiter.

Une d' elles nommée Anne de la mere de Dieu vint y prendre l' habit avant que la maison fust achetée.

Elle estoit alors âgée de quarante ans, et avoit employé toute sa vie en de bonnes oeuvres. Quoy qu' il ne luy manquast rien de toutes les commoditez qu' elle pouvoit desirer, parce qu' elle estoit seule et avoit du bien, elle resolut d' y renoncer pour embrasser la pauvreté et la soumission de l' esprit qui se rencontrent dans la vie religieuse. Elle me vint voir, et encore qu' elle eust peu de santé je la trouvay si bien disposée et remarquay tant de pureté dans cette ame, que je crus ne pouvoir choisir un meilleur sujet pour commencer cette fondation ; et ainsi je la reçus. Dieu luy donna plus de santé dans les austeritez et l' assujettissement ausquels l' obeïssance oblige qu' elle n' en avoit dans l' aise et la liberté dont elle jouïssoit auparavant.

Je ne le pus voir sans en estre fort touchée : et ce qui m' oblige de parler d' elle est qu' avant que de faire profession elle donna en aumosne à cette maison tout son bien qui estoit tres-considerable.

Cela me fit tant de peine que ne me pouvant resoudre à l' accepter, je luy representay que peut-estre elle s' en repentiroit, parce que s' il arrivoit que ne pouvant la recevoir à profession nous la renvoyassions sans luy rendre ce qu' elle nous auroit donné, ce luy seroit une chose bien rude. J' insistay extrêmement sur ce point pour deux raisons. L' une afin que ce ne luy fust pas un sujet de tentation : et l' autre pour l' éprouver. Elle me répondit que quand ce que je luy disois arriveroit elle perdroit de bon coeur tout son bien pour l' amour de Dieu ; et je ne pus luy faire changer de sentiment. Elle a vescu tres-contente et avec beaucoup plus de santé qu' elle n' en avoit auparavant.

La mortification et l' obeïssance qui se pratiquoient dans cette maison estoient merveilleuses. Et pendant le temps que j' y demeuray


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je remarquay que la superieure devoit bien prendre garde à ce qu' elle disoit. Car encore que ce fust sans dessein, ces excellentes religieuses l' executoient aussi-tost. Regardant un jour une petite mare qui estoit dans le jardin je dis en jettant les yeux sur une religieuse qui estoit proche de moy : que feroit une telle si je luy disois de se jetter dans cette mare ? à peine avois-je achevé ces paroles qu' elle estoit desja dans l' eau : et elle fut si trempée qu' il luy falut changer d' habit.

Une autre fois, et j' estois presente, lors que les soeurs alloient à confesse, une d' elles qui attendoit qu' une autre eust achevé de se confesser s' approcha de la superieure pour luy parler. Sur quoy cette superieure luy demanda si c' estoit là une bonne maniere de se recueillir, et ajoûta qu' elle feroit mieux de mettre la teste dans un puits qui estoit proche pour penser à ses pechez. La religieuse prit ces paroles pour un commandement de se jetter dans le puits, et courut si promtement pour l' executer, que si on ne l' en eut empeschée elle s' y seroit jettée, croyant en cela rendre un grand service à Dieu. J' ay vû dans ces bonnes religieuses tant de semblables exemples de mortification qu' il a falu que des personnes doctes les ayent instruites des regles que l' on doit observer en ce qui regarde l' obeïssance, parce qu' elles la portoient jusques à un tel excés que si leur intention ne les eut renduës excusables, elles auroient plûtost démerité que merité en la pratiquant en cette maniere. Mais ce n' est pas seulement dans ce monastere dont je me suis par occasion trouvé obligée de parler, que l' on agit de la sorte : on voit aussi dans tous les autres tant de choses extraordinaires que je voudrois n' y avoir point de part pour pouvoir en rapporter quelques-unes, afin de rendre à nostre seigneur les loüanges qui luy sont dûës des graces qu' il luy plaist de faire à ses servantes.

Lors que j' estois encore dans cette maison une religieuse tomba malade d' une maladie dont elle ne releva point. Aprés qu' elle eut reçû le saint viatique et l' extreme-onction, elle se trouva dans un si grand repos et mesme dans une telle joye, que nous pouvions luy parler comme si elle eust esté en pleine santé, et la prier quand elle seroit dans le ciel de nous recommander à Dieu et aux saints pour qui nous avions une devotion particuliere. Un peu avant qu' elle expirast j' allay prier pour elle devant le tres-saint sacrement et demander à Dieu de l' assister à la mort. Comme j' en revenois je vis en entrant dans sa chambre Jesus-Christ nostre seigneur sur le milieu du chevet de son lit avec les bras un peu étendus comme pour la soûtenir ; et il me dit : que je m' assûrasse qu' il assisteroit de la mesme sorte toutes les religieuses qui mourroient dans ce monastere ; et qu' ainsi elles ne devoient point apprehender en cette derniere heure les tentations du demon . Ces paroles me consolerent extremement : je m' approchay de la malade, et elle me dit : ô ma mere, que je verray de grandes choses. Elle mourut aussi-tost aprés dans une disposition toute angelique.

J' ay remarqué en d' autres qui sont aussi mortes, qu' elles estoient dans le mesme repos et la mesme tranquillité qu' elles auroient esté


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dans le ravissement ou dans l' oraison de quiétude, sans faire paroistre en nulle maniere estre tentées : ce qui me fait esperer que Dieu m' accordera une semblable grace par les merites de son fils et de la glorieuse vierge dont j' ay l' honneur de porter l' habit. C' est pourquoy, mes filles, efforçons-nous de vivre comme de veritables carmelites. Cette vie est courte : et si nous sçavions quelles sont les peines que plusieurs souffrent à l' heure de la mort et les artifices dont le diable se sert pour les tenter, nous ne pourrions trop estimer la grace que Dieu nous fait de nous assister dans ces momens si redoutables.

Je rapporteray sur ce sujet un autre exemple d' un de mes alliez. C' estoit un grand joüeur, et il avoit quelque teinture des lettres. Le diable se servit de ce moyen pour le tenter, en luy faisant croire que le repentir estoit inutile à l' heure de la mort. Il estoit si persuadé de cette fausse opinion, qu' encore qu' il témoignast un fort grand regret de ses pechez on ne pouvoit le faire resoudre à se confesser, parce, disoit-il, qu' estant damné, cela seroit inutile. Un sçavant religieux dominiquain qui estoit son confesseur combattoit son erreur par plusieurs raisons tres-fortes ; mais en vain, tant le demon luy inspiroit de subtilitez pour y répondre. Quelques jours se passerent de la sorte durant lesquels ce religieux et d' autres prierent sans doute beaucoup pour ce pauvre homme, puisque Dieu luy fit misericorde. Son mal qui estoit un mal de costé le pressant extremement ce confesseur employa pour le convaincre des raisons encore plus fortes que les premieres : mais elles auroient peu servi si Dieu ne l' eut regardé d' un oeil de compassion, et ne luy eut touché le coeur. Alors ce bon prestre s' approchant pour luy parler, le malade se leva sur son lit comme s' il eust esté en pleine santé, et luy dit : puis que vous croyez que la confession me peut servir je suis resolu de me confesser. Il envoya ensuite querir un notaire, et prit pour témoins ceux qui se trouverent presens, qu' il s' engageoit par un serment solemnel à ne joüer jamais et à changer de vie si Dieu vouloit la luy prolonger. Il se confessa ensuite tres-bien, et reçût les sacremens avec tant de devotion qu' il y a sujet de croire qu' il est sauvé.

Dieu veüille, mes soeurs, nous faire la grace d' observer si parfaitement nostre regle que nous vivions comme de veritables filles de la sainte vierge, afin de nous rendre dignes de l' effet des promesses qu' il luy a plû de nous faire. Ainsi soit-il.

 

FOND. PASTRANE CHAPITRE 16


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La sainte fonde ces deux monasteres à la priere du prince Ruy Gomez De Syla et de la princesse D' Eboly sa femme, qui estant veuve se rend religieuse dans celuy des carmelites. Elle se retire ensuite d' avec elles ; et elles quittent cette maison pour s' aller établir à Segovie.

Nous demeurasmes, comme je l' ay dit, prés d' un an à Tolede : et lors que ce monastere eut esté entierement étably j' emploiay quinze jours à faire accommoder l' eglise, à mettre des grilles, et à d' autres choses necessaires qui n' estoient pas en petit nombre. Tout fut achevé la veille de la pentecoste, et j' estois si lasse d' avoir passé ce temps parmy des ouvriers, qu' estant au refectoir le jour de cette grande feste je me trouvay si consolée d' estre délivrée de ces ennuyeuses occupations et de pouvoir passer quelques heures dans l' oraison avec nostre seigneur, que je ne pouvois presque manger. Mais cette joye ne dura gueres. On me vint dire qu' un officier de la princesse D' Eboly femme du prince Ruy Gomez De Sylva me demandoit.

Je l' allay trouver, et appris que le sujet de son voyage estoit la fondation d' un monastere à Pastrane dont cette princesse et moy avions autrefois traité ensemble ; mais que je ne croyois pas devoir s' executer si promtement. Cela me donna de la peine, parce que le monastere de Tolede ne venant que d' estre étably et avec tant de contradictions je voyois de grands inconveniens à l' abandonner. Ainsi je resolus de ne point aller, et m' en excusay. Sur quoy cet officier me répondit que sa maistresse s' estant desja rendüe à Pastrane pour ce sujet, ce seroit luy faire un affront.

Cette consideration ne me persuada pas : je luy en representay les raisons, et luy dis qu' aprés qu' il auroit disné j' écrirois à la princesse. Ma réponse ne put luy plaire : mais il estoit si sage qu' il fut touché de mes raisons.

Comme les religieuses qui ne faisoient que d' estre reçûës en ce nouveau monastere n' auroient sans doute pû comprendre qu' on l' abandonnast si promtement, j' allay dans une si fascheuse rencontre me prosterner devant le saint sacrement, pour prier nostre seigneur de me faire la grace d' écrire de telle sorte à la princesse que je ne la mécontentasse pas : et il importoit de l' éviter, parce que dans ce commencement d' établissement des monasteres de carmes déchaussez on avoit besoin de la faveur du prince Ruy Gomez qui estoit en


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tres-grand credit auprés du roy. Je ne sçaurois dire si cette derniere pensée me vint alors dans l' esprit : mais je sçay bien que je ne voulois pas desobliger la princesse. Estant en cet estat il me fut dit dans l' oraison de la part de Dieu : que je ne fisse point de difficulté d' aller : qu' il s' agissoit de plus que de cette fondation ; et que je portasse avec moy la regle et les constitutions . Quelque raison que j' eusse de ne point aller, ce que je venois d' entendre m' obligea de suivre la conduite que j' avois accoûtumé de tenir en semblables occasions, qui estoit de ne rien faire que par l' avis de mon confesseur. Ainsi je le fis prier de venir, et sans luy dire ce que j' avois entendu afin de m' assurer davantage sur l' avis qu' il me donneroit en ne le prévenant pas, je priay Dieu selon ma coûtume de l' éclairer et de l' inspirer pour me donner un conseil conforme à sa sainte volonté.

Mon confesseur aprés avoir tout examiné fut d' avis que j' allasse : et je partis de Tolede la seconde feste de la pentecoste. En passant par Madrid qui se rencontroit sur nostre chemin nous logeasmes mes compagnes et moy dans un monastere de religieuses de Saint François, où Madame Leonor Mascaregnas qui avoit esté gouvernante du roy et qui est une grande servante de Dieu, s' est retirée. Elle m' y avoit desja reçûë avec beaucoup de bonté lors que d' autres occasions m' avoient obligée de passer par là.

Cette dame me dit qu' elle se réjoüissoit de ce que j' estois venuë dans une telle conjoncture, parce qu' il y avoit un bon hermite qui desiroit extrêmement de me connoistre, et qu' il luy sembloit que la vie que luy et ses compagnons menoient avoit une grande conformité avec la nostre. Comme il n' y avoit encore que deux religieux qui eussent embrassé nostre reforme, cette proposition me parut fort avantageuse ; et je la suppliay de me faire parler à cet hermite. Il logeoit dans une chambre qu' elle luy avoit donnée, et avoit avec luy un jeune frere nommé Jean De La Misere tres-vertueux et fort simple en ce qui regardoit les choses du monde.

Dans les conferences que nous eusmes ensemble ce pere me dit, qu' il avoit dessein d' aller à Rome.

Mais avant que de passer outre je veux rapporter ce que je sçay de luy. Il se nommoit Marian De Saint Benoist, et estoit italien de nation, docteur, et tres-habile. Il avoit esté intendant de la reine de Pologne, n' avoit point voulu se marier, et avoit quitté une commanderie de S Jean pour suivre l' inspiration que Dieu luy donnoit de ne penser qu' à son salut. On l' accusa d' avoir esté complice d' un meurtre dont il estoit tres-innocent, et il demeura deux ans en prison sans vouloir prendre d' avocat pour le défendre : remettant entre les mains de Dieu et des juges la justice de sa cause. De faux témoins comme ceux qui accuserent Suzanne, soûtenoient qu' il les avoit engagez à faire cet assassinat. Mais leur ayant esté demandé separement en quel lieu, et comment il leur avoit parlé : l' un dit qu' il estoit alors sur son lit : l' autre qu' il estoit assis sur une fenestre ; et enfin ils confesserent que leur déposition estoit fausse et le déchargerent entierement. Il me dit qu' il luy avoit beaucoup coûté pour empescher qu' ils ne


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fussent severement punis, et que pouvant perdre son persecuteur il avoit fait tout ce qu' il avoit pû pour le sauver.

Comme il estoit extremement vertueux, sincere, et chaste, Dieu luy ouvrit l' esprit pour connoistre le neant du monde, et luy inspira le desir de la retraite. Il jetta ensuite les yeux sur tous les ordres pour voir dans lequel il s' engageroit ; et il n' en trouvoit point où il ne remarquast quelque chose qui n' avoit aucun rapport à la disposition où Dieu le mettoit. Lors qu' il estoit dans ces pensées il apprit que quelques hermites vivoient en communauté dans le desert de Tardon prés de Seville sous la conduite d' un saint homme nommé le pere Mathieu : que leurs cellulles estoient séparées : qu' ils ne disoient point l' office ensemble, mais seulement une oraison aprés avoir entendu la messe ; et que sans avoir de revenu ny recevoir d' aumosnes ils vivoient du travail de leurs mains dans une grande pauvreté, et mangeoient separement : ce qui me parut un portrait de nos saints peres. Ce bon homme embrassa cette maniere de vie et la pratiqua durant huit ans. Mais le saint concile de Trente tenu en ce mesme temps ayant obligé les hermites d' entrer dans les ordres de religieux, il vouloit aller à Rome pour obtenir la permission de continuer sa maniere de vivre.

Quand il m' eut raconté ce que je viens de rapporter je luy montray nostre ancienne regle et luy dis, qu' il pouvoit sans se donner tant de peine ne rien changer en ce qu' il avoit pratiqué jusques alors puis que c' estoit la mesme chose, et particulierement pour ce qui regardoit le travail des mains qui estoit ce qu' il affectionnoit davantage, parce disoit-il, que l' amour du bien est ce qui perd tout le monde et fait mépriser les religieux. Comme j' estois en cela de son sentiment nous entrasmes en discours sur tout le reste ; et luy ayant representé qu' il pouvoit sans changer d' habit rendre un grand service à Dieu, il me dit qu' il y penseroit la nuit. Je ne doutay point qu' il ne fust presque persuadé de mes raisons, et compris que c' estoit ce que Dieu m' avoit fait entendre dans l' oraison ; que j' allois pour une affaire plus importante que celle de l' établissement d' un monastere de religieuses. Ainsi je ressentis une extreme joye dans la creance que si ce bon pere s' engageoit dans nostre ordre il pourroit y servir Dieu tres-utilement. Nostre seigneur le toucha de telle sorte durant cette nuit qu' il me vint dire le lendemain qu' il estoit entierement resolu, et qu' il ne pouvoit assez s' étonner de ce changement si promt arrivé en luy, et encore par l' entremise d' une femme : ce qu' il me redit quelques fois comme si j' en avois esté la cause ; au lieu que c' est Dieu seul qui remüe et change les coeurs. Peut-on trop admirer sa conduite ? Ce saint religieux avoit passé plusieurs années sans sçavoir à quoy se déterminer pour embrasser un estat certain et arresté ; celuy où il se trouvoit ne l' estant pas puisque luy et ses compagnons ne faisoient point de voeux, ny ne s' engageoient à rien qui les obligeast pour toûjours ; mais vivoient seulement dans la retraite. Et tout d' un coup Dieu luy fit connoistre le service qu' il luy pouvoit rendre en cet autre estat pour continuer


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et confirmer ce qui estoit desja commencé. Car il a esté tres-utile à nostre ordre, et a souffert pour ce sujet de grands travaux. Il en souffrira sans doute encore jusques à ce que tout soit bien affermy selon qu' on en peut juger par les contradictions qui se rencontrent au rétablissement de nostre premiere regle ; et son esprit, son habileté, et sa bonne vie luy donnent beaucoup de credit auprés de plusieurs personnes qui nous favorisent et qui nous protegent.

Il me dit ensuite, que le prince Ruy Gomez qu' il avoit vû à Pastrane où je m' en allois luy avoit donné en ce lieu-là une place pour y bastir un hermitage : que son dessein estoit de le mettre de nostre ordre, et qu' il en prendroit l' habit. Je luy en témoignay une grande joye, et en remerciay nostre seigneur, parce que des deux monasteres d' hommes que nostre reverendissime pere general m' avoit permis d' établir il n' y en avoit encore qu' un qui le fust.

J' envoyay vers le pere provincial qui estoit sorty de charge, et vers celuy qui y estoit entré pour obtenir leur consentement sans lequel je ne pouvois rien faire, et j' écrivis à Dom Alvarez De Mendoçe evesque d' Avila qui nous affectionnoit beaucoup pour le suplier de les disposer à nous l' accorder. Dieu permit qu' ils n' en firent point de difficulté, parce qu' ils crurent que ce nouvel établissement dans un lieu si solitaire ne leur apporteroit point de préjudice : et le pere Marian me donna parole de prendre l' habit aussi-tost que ce consentement seroit arrivé. Ainsi je continuay mon voyage avec joye, et fus parfaitement bien reçuë à Pastrane de la princesse et du prince Ruy Gomez.

Ils nous donnerent un logement séparé, et nous y demeurasmes plus long-temps que nous ne pensions, à cause que la maison que la princesse nous destinoit s' estant trouvée trop petite, elle l' avoit fait accroistre de beaucoup, sans neanmoins rien abatre des gros murs.

Nous y passasmes trois mois, et y souffrismes assez, parce que la princesse desiroit de moy des choses contraires à nos constitutions que je ne pouvois luy accorder, et que j' aimois mieux m' en retourner sans rien conclure. Mais le prince son mary qui estoit tres-sage entra dans mes raisons et la rendit capable de les entendre. Je me relaschay seulement en certains articles, à cause que je desirois beaucoup plus d' établir un monastere de religieux qu' une maison de religieuses, parce que j' en connoissois l' importance : en quoy la suite fit voir que je n' avois pas tort.

Le consentement des peres provinciaux estant arrivé le P Marian et son compagnon vinrent aussi-tost, et le prince et la princesse trouverent bon que l' hermitage qu' ils avoient donné fust changé en un monastere de carmes déchaussez. J' envoiay querir à Mancera le pere Antoine De Jesus pour commencer cette fondation, je travaillay à leurs robes, à leurs manteaux, et à tout ce qui pouvoit dépendre de moy pour mettre les choses en estat qu' ils pûssent bien-tost prendre


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l' habit. Et comme je n' avois avec moy que deux religieuses j' en fis venir quelques-autres du monastere de Médine Du Champ. Il s' y rencontra un pere carme nommé Baltazar De Jesus qui estoit un fort bon predicateur : et lors qu' il apprit le dessein de l' établissement de ce monastere de carmes déchaussez il vint avec ces religieuses dans la resolution d' embrasser cet institut, comme il fit ; et j' en loüay beaucoup Dieu quand il me le dit. Il donna l' habit de freres convers au pere Marian et à son compagnon, m' ayant esté impossible de faire resoudre le premier à estre du choeur quelques instances que je luy en fisse, parce que son humilité estoit si grande qu' il ne vouloit occuper que le dernier lieu.

Mais un commandement de nostre pere general l' obligea depuis à se faire prestre.

Aprés que les deux monasteres, l' un d' hommes, et l' autre de filles furent fondez, et que le pere Antoine De Jesus fut arrivé, on commença à recevoir dans le premier des novices, dont les vertus de quelques-uns ont esté si éminentes, que si Dieu veut qu' elles soient connûës il suscitera des personnes qui les écriront beaucoup mieux que je ne le pourrois faire, avoüant sincerement que cela passe ma capacité. Quant au monastere de filles il fut étably avec une grande satisfaction du prince et de la princesse sa femme, et il ne se pouvoit rien ajouter aux témoignages qu' elle leur donna de son affection jusques à la mort de ce prince.

Mais le demon, ou peut-estre Dieu pour des raisons qui nous sont cachées, fit changer les choses de face. Elle fut si vivement touchée de sa perte, que sans attendre que le temps moderast sa douleur, elle se rendit religieuse par une resolution précipitée. Alors la closture, et les austeritez ausquelles elle n' estoit point accoûtumée se joignant à son affliction, et les ordonnances du saint concile de Trente ne permettant pas à la superieure de luy accorder les adoucissemens qu' elle desiroit, elle se dégoûta d' elle de telle sorte, et ensuite de toutes les autres religieuses, que mesme aprés avoir quitté l' habit et s' estre retirée dans sa maison, elle ne pouvoit les souffrir. Ces pauvres filles de leur costé ne pouvant plus vivre en repos, il n' y eut rien que je ne fisse auprés de nos superieurs pour obtenir la permission d' abandonner ce monastere et d' en établir un autre à Segovie. Elles s' y en allerent, comme on le verra dans la suite, et renoncerent non seulement à tout ce que la princesse leur avoit donné, mais emmenerent avec elles les religieuses qu' elle avoit desiré qu' elles reçussent sans dot. Elles n' emporterent que les lits et quelques petits meubles qu' elles avoient apportez, et laisserent les habitans de ce lieu dans un sensible déplaisir de leur retraite. Mais pour moy j' avois la plus grande joye du monde de les voir délivrées de cette peine, parce que je sçavois tres-certainement qu' elles n' avoient donné aucun sujet à cette princesse d' estre mécontente d' elles. Elles la servoient mesme aprés qu' elle eut pris l' habit, comme elles faisoient auparavant : et outre les causes de ce changement que j' ay desja rapportées, on dit qu' une des femmes qu' elle avoit menées avec elle donna lieu à ce


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desordre. Enfin nostre seigneur le permit à cause qu' il voyoit sans doute qu' il n' estoit pas à propos de fonder un monastere en ce lieu-là, et ses jugemens sont grands et impenetrables. Je ne l' aurois aussi jamais entrepris de moy-mesme, et je n' avois rien fait dans cette affaire que par l' avis de personnes saintes et sçavantes.

 

FOND. SALAMANQUE CHAPITRE 17

Avis important que la sainte donne aux superieures touchant la conduite qu' elles doivent tenir envers les religieuses, et particulierement en ce qui regarde l' obeïssance et la mortification.

En suite de ces deux fondations je m' en retournay à Tolede où je demeuray quelques mois pour acheter la maison dont j' ay parlé, et y mettre toutes choses en bon estat.

Durant ce temps je reçus une lettre du recteur de la compagnie de Jesus de Salamanque. Il me mandoit qu' il croyoit fort à propos de fonder un monastere dans cette ville, et m' en alleguoit plusieurs raisons. J' en avois desja eu la pensée, et n' en avois esté retenuë que parce que je le voulois fonder pauvrement, et que ce lieu-là est pauvre.

Mais considerant qu' encore qu' Avila ne le soit pas moins nous n' y manquons toutefois de rien ; que Dieu assiste toûjours ceux qui le servent : que nous sommes en tres-petit nombre ; et que le travail de nos mains nous aide à vivre, je me résolus d' embrasser cette proposition. Ainsi je partis pour aller à Avila demander la permission de l' evesque qui y estoit alors, et n' eus point de peine à l' obtenir, à cause que le p. Recteur l' avoit informé de nostre maniere de vivre, et luy avoit fait comprendre qu' il y alloit du service de Dieu. Ainsi je regardois ce monastere comme desja étably, tant la chose me paroissoit facile ; et je pensay à loüer une maison. Une dame que je connoissois nous en fit avoir une, quoy que cela fust assez difficile, parce que le terme n' estoit pas échu, et que des écoliers y logeoient. Ils promirent d' en sortir quand les personnes pour qui c' estoit seroient arrivées ; et ils ne sçavoient qui elles estoient tant j' avois eu soin de tenir l' affaire secrete jusques à ce que nous eussions pris possession, sçachant par experience les efforts que fait le demon pour empescher que de semblables desseins ne reüssissent. Mais Dieu qui vouloit que la fondation se fist ne luy permit pas alors de la traverser. Elle reçut neanmoins depuis de si grandes oppositions qu' elles ne sont pas encore entierement cessées dans le temps que j' écris cecy, quoy qu' il y ait desja quelques années que ce monastere est


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étably. Ces traverses me font croire que Dieu y sera bien servy, puis que le demon a tant de peine à le souffrir.

Aprés avoir donc obtenu la permission et esté assurée d' une maison, je partis sans autre confiance qu' en la seule bonté de Dieu. Car je ne connoissois personne en ce lieu-là qui pûst m' assister en tant de choses necessaires pour mettre ce logis en estat : et pour tenir la chose plus secrete je ne menay qu' une religieuse ; ce qui m' estoit arrivé à Médine Du Champ me faisant juger à propos d' en user de la sorte jusques à ce que nous eussions pris possession, afin que si je rencontrois de semblables obstacles, j' en souffrisse seule le déplaisir avec cette personne dont je ne pouvois me dispenser de me faire accompagner. Nous arrivasmes la veille de la feste de tous les saints aprés avoir passé la moitié de la nuit avec un grand froid, et m' estre trouvée fort malade au lieu où nous avions couché.

Je ne rapporte point en parlant de ces fondations les grandes incommoditez que je souffris par les chemins, soit du soleil, du froid, de la neige qui duroit quelquefois tout le jour, de ce que nous nous égarions, de la fiévre, et autres maux dont j' estois fort travaillée, parce que graces à Dieu je n' ay jamais gueres de santé, et que je ne pouvois douter qu' il ne me donnast de la force. Il se rencontroit mesme quelquefois dans ces fondations qu' ayant de si grandes douleurs qu' elles arrachoient des plaintes de ma bouche, et que je ne croyois pas pouvoir demeurer dans ma cellulle sans m' appuyer, lors que je me plaignois à nostre seigneur de ce qu' il me commandoit des choses qu' il sçavoit n' estre pas en mon pouvoir d' executer, il me fortifioit et m' encourageoit de telle sorte que j' oubliois toutes mes peines, bien que je ne laissasse pas de souffrir encore. Ainsi je ne me souviens point que la crainte du travail m' ait jamais empeschée d' entreprendre aucune fondation, quoy que j' apprehendasse extremement les voyages, principalement quand ils estoient longs : mais je n' estois pas plûtost partie que je les comptois pour peu en considerant celuy pour le service duquel je m' y engageois, les loüanges qu' on luy donneroit dans ces nouvelles maisons qui luy seroient consacrées, et le bonheur d' y avoir le tres-saint sacrement. Car j' avoüe que ce m' est une grande joye de voir augmenter le nombre des eglises : et quand je pense à la quantité que les heretiques ruinent, il me semble qu' il n' y a rien que l' on ne doive faire pour procurer un si grand bien, et recevoir une aussi grande consolation qu' est celle d' avoir en plusieurs lieux sur nos autels Jesus-Christ vray dieu et vray homme tel qu' il est dans le tres-saint sacrement, quoy que la pluspart du monde n' y fasse point de reflexion.

Je ne puis assez dire quel estoit mon contentement de voir quand nous estions au choeur des ames si pures donner avec tant de ferveur des loüanges à Dieu, et témoigner leur vertu en tant d' autres manieres, comme en ce qui regarde l' obeïssance, l' amour de la closture et de la solitude, et l' ardeur avec laquelle elles embrassent les mortifications. Surquoy j' ay remarqué que plus elles sont


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grandes, plus elles les acceptent avec tant de joye, que leurs superieures se lasseroient plûtost de les leur proposer, qu' elles de les pratiquer ; leurs desirs en cela n' ayant point de bornes.

Quoy que je me sois éloignée de ce qui regarde la fondation dont j' ay commencé de parler j' ajoûteray icy, mes filles, de crainte de l' oublier, des choses qui me viennent en l' esprit touchant la mortification qui pourront servir aux superieures.

Comme leurs vertus et leurs talens sont differens, elles veulent d' ordinaire conduire les religieuses qui leur sont soûmises par le chemin qu' elles-mesmes tiennent. Celles qui sont fort mortifiées trouvent facile tout ce qu' elles commandent pour assujettir la volonté, à cause qu' il leur semble qu' elles le feroient sans peine ; quoy que si on le leur ordonnoit elles y seroient peut-estre bien empeschées. C' est pourquoy il faut extremement prendre garde à ne rien commander aux autres de ce qui leur paroist rude. Car la discretion est tres importante dans le gouvernement des ames, et non seulement necessaire en de semblables rencontres, mais j' ose dire beaucoup plus qu' en d' autres, parce qu' il n' y a point de plus grand compte que celuy que nous rendrons des personnes dont nous avons la conduite, tant pour ce qui regarde l' exterieur que l' interieur. D' autres superieures qui ont l' esprit fort élevé voudroient que l' on priast sans cesse. Sur quoy comme j' ay dit que Dieu conduit les ames par des chemins differens, ces superieures doivent considerer qu' il ne les a pas établies en autorité pour choisir celuy qui leur plaist le plus ; mais pour suivre celuy qui leur est prescrit par la regle et par nos constitutions, quoy qu' elles voulussent en tenir un autre. Je rencontray dans l' un de nos monasteres une de ces superieures si affectionnée à la penitence qu' elle conduisoit toutes les soeurs par cette voye, et obligeoit quelquefois la communauté à se donner la discipline durant l' espace des sept pseaumes de la penitence et de quelques oraisons, et de faire d' autres choses semblables. De mesme lors que la prieure a une devotion extraordinaire pour l' oraison ; au lieu de se contenter que les soeurs la fassent à l' heure ordonnée, elle veut qu' elles s' y occupent aprés matines, quoy qu' elle feroit beaucoup mieux de les envoyer dormir. Je le repete encore : si une superieure est affectionnée à la mortification elle tourmente ces pauvres filles : et ces innocentes brebis de la sainte vierge obeïssent sans dire mot : ce qui ne me donne pas moins de confusion que de devotion, et me cause aussi quelquefois une tentation assez grande de voir que ces bonnes filles sont si occupées de Dieu qu' elles ne s' apperçoivent pas de la faute de leur superieure qui me fait craindre pour leur santé. Je voudrois qu' on se contentast qu' elles accomplissent leur regle, en quoy il y a assez à travailler ; et que le reste se fist avec douceur, particulierement en ce qui regarde la mortification. Cela est si important que je conjure au nom de Dieu les superieures d' y prendre garde. Il n' y a rien en quoy la discretion et la connoissance des talens de chacune des soeurs soient plus necessaires ; et si l' on ne se conduit dans ces occasions avec une grande


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prudence ; au lieu de leur profiter et de les faire avancer dans le service de Dieu, on leur nuira beaucoup, et on les jettera dans le trouble et l' inquietude.

Il faut considerer que ces mortifications ne sont pas d' obligation ny necessaires pour élever l' ame à une haute perfection, qui est un ouvrage qui ne s' accomplit que peu à peu en aidant et en conduisant les personnes selon la capacité et l' esprit que Dieu leur donne. Et c' est se tromper de s' imaginer que l' on n' a pas pour cela besoin d' esprit, puis qu' il y en a qui demeurent long-temps avant que de pouvoir connoistre ce que c' est que perfection et quel est l' esprit de nostre regle. Mais celles-là se trouveront peut-estre les plus saintes, parce qu' elles ne sçauront pas quand il est permis de s' excuser, et autres petites choses semblables à quoy elles se porteroient facilement si elles l' entendoient ; au lieu que n' y comprenant rien il leur paroist qu' il y a de la vertu à ne le pas faire.

Je connois une de ces ames qui est à mon avis l' une de toutes celles de nos monasteres qui a le plus d' esprit, et à qui Dieu fait de plus grandes graces, tant en ce qui regarde la penitence que l' humilité, et qui neanmoins n' a pû entrer dans certaines choses de nos constitutions : comme par exemple d' accuser ses soeurs dans le chapitre des fautes qu' elle a remarquées en elles. Il luy semble que c' est manquer de charité : et elle demande comment il luy seroit possible de dire du mal de ses soeurs. Je pourrois rapporter d' autres exemples semblables de quelques-unes de celles qui servent Dieu le plus parfaitement, et qui sont dans le reste les plus éclairées.

Une superieure ne doit pas aussi se persuader de pouvoir bien-tost acquerir la connoissance des ames : cela n' appartient qu' à Dieu qui seul penettre le fond des coeurs. Il faut qu' elle se contente de le suivre en travaillant de tout son pouvoir à conduire chacune d' elles dans le chemin où il luy plaist de la mettre, supposé toutefois qu' elle ne manque point à l' obeïssance ny aux autres points essentiels de la regle et des constitutions. Celle des onze mille vierges qui se cacha ne laissa pas d' estre sainte et martyre, et souffrit peut-estre plus que les autres quand elle se presenta ensuite pour estre martyrisée.

Pour revenir à la mortification. Lors qu' une superieure pour mortifier une religieuse luy commande une chose qui bien que petite en elle-mesme luy est fort penible. Si elle voit qu' en l' executant elle demeure si inquietée et si tentée qu' il luy seroit plus avantageux qu' on ne la luy eut point ordonnée, la prudence oblige cette superieure à ne tenir pas envers elle une conduite si rude ; mais à dissimuler et se contenter de la faire avancer peu à peu jusques à ce que nostre seigneur agisse luy-mesme en elle, afin que ce qu' elle feroit dans le dessein de servir cette ame qui ne laisseroit pas sans ces actions de mortification d' estre une fort bonne religieuse, ne luy soit pas un sujet de trouble et d' abattement d' esprit : ce qui seroit une chose terrible ; mais que cette soeur s' accoûtume insensiblement à faire comme les autres ainsi que je l' ay vû arriver. Et quand mesme elle


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ne le feroit point, elle ne laisseroit pas de se sauver. Je connois une de ces personnes qui a toûjours esté tres-vertueuse et qui depuis plusieurs années sert fidellement nostre seigneur en diverses manieres, qui a neanmoins quelques imperfections, et souvent des sentimens qu' elle ne peut surmonter, quoy qu' elle les connoisse et me témoigne la peine qu' ils luy font souffrir. Je croy que Dieu permet qu' elle tombe dans ces fautes qui ne sont pas des pechez, afin de l' humilier et luy faire voir qu' elle n' est pas toute parfaite. Quelques-unes embrassent si volontiers les mortifications, que plus elles sont grandes, plus elles s' en réjoüissent, parce que la grace que nostre seigneur leur fait d' assujettir leur volonté leur donne cette force. D' autres au contraire ne sçauroient supporter de legeres mortifications : et leur en ordonner seroit comme mettre sur les épaules d' un enfant deux sacs de bled, que non seulement il ne pourroit porter ; mais dont le poids l' accableroit. Pardonnez-moy, je vous prie mes cheres soeurs les superieures, si ce que j' ay remarqué en diverses personnes m' a portée à m' étendre beaucoup sur ce sujet.

J' ay aussi un autre avis tres-important à vous donner. C' est qu' encore que ce ne soit que pour éprouver l' obeïssance, vous n' ordonniez rien qui puisse estre un peché, non pas mesme veniel : car j' en sçay qui auroient esté mortels si on les eut accomplis, non pas peut-estre à l' égard de celles qui n' auroient fait qu' obeïr, parce que leur simplicité les auroit excusées ; mais à l' égard de la superieure qui sçait qu' elle ne leur commande rien qu' elles n' executent ; ce qu' elles ont leu ou entendu rapporter des actions extraordinaires des saints peres du desert leur persuadant que tout ce qu' on leur commande est juste, et que bien qu' il ne le fust pas elles ne sçauroient faillir en l' accomplissant.

Quant aux religieuses soûmises à l' obeïssance, si on leur commandoit une chose qui de soy-mesme fust un peché mortel, elles ne la doivent pas faire, si ce n' est de ne point entendre la messe, ou d' observer quelques jeûnes de l' eglise, ou choses semblables dont la superieure auroit des raisons legitimes de les dispenser, telle que seroit celle d' une maladie. Mais quant à des commandemens extravagans, comme de se jetter dans une mare ou dans un puits, ou autres dont je rapporteray aussi des exemples, elles ne le pourroient faire sans offenser Dieu, parce qu' on ne doit pas se persuader qu' il fera des miracles pour nous préserver comme il en faisoit pour ces grands saints : et je luy rens graces de ce qu' il y a assez d' autres choses où l' on peut sans s' engager en de tels perils, pratiquer la parfaite obeïssance.

Une religieuse à Malagon ayant demandé la permission de se donner la discipline, la superieure à qui d' autres l' avoient je croy aussi demandée, luy dit : laissez-moy : et cette soeur l' en pressant encore elle ajoûta : allez vous promener. Elle obeït avec grande simplicité : et se promena durant quelques heures. Une soeur luy demanda d' où venoit qu' elle se promenoit tant. C' est, dit-elle, que la mere


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me l' a commandé. Cependant on dit matines : et la superieure s' étant enquise pourquoy cette soeur n' y avoit point assisté, on luy dit ce qui en avoit esté cause. Cet exemple fait voir avec combien de circonspection les superieures doivent agir envers celles qu' elles connoissent estre si obeïssantes.

Une autre soeur ayant montré un grand ver à la prieure et luy ayant demandé s' il n' estoit pas bien joly ; elle luy répondit en riant : ouy : mangez-le.

Cette soeur alla aussi-tost à la cuisine et le fit frire. La cuisiniere luy ayant demandé ce qu' elle en vouloit faire. C' est, luy répondit-elle, pour le manger comme la mere prieure me l' a commandé : et elle l' auroit fait si on ne l' en eut empeschée, quoy que cela luy eust pû causer beaucoup de mal, et que cette superieure n' eut pas pensé à luy ordonner rien de semblable.

Je ne sçaurois voir sans m' en réjouïr que ces bonnes filles excedent ainsi dans l' obeïssance, parce que j' ay une devotion si particuliere pour cette vertu qu' il n' y a rien que je n' aye toûjours fait pour tascher de les y porter. Mais mes soins auroient esté fort inutiles si Dieu par sa grande misericorde ne leur avoit fait la grace de la leur inspirer ; et je le prie de tout mon coeur de les y affermir de plus en plus.

 

FOND. SALAMANQUE CHAPITRE 18

Difficultez que la sainte rencontre dans la fondation de ce monastere de Salamanque, qui n' estoit pas encore bien affermie lors qu' elle écrivoit cecy.

J' ay fait une grande digression, parce que je ne sçaurois me souvenir de quelque chose dont nostre seigneur m' a donné l' experience sans la proposer pour en tirer le profit que l' on en peut faire.

Prenez toûjours conseil, mes filles, de personnes capables et sçavantes, puis que c' est d' elles que vous pouvez apprendre à marcher dans le chemin de la perfection avec discretion et verité. Cet avis est fort important aux superieures pour se bien acquiter de leur charge, parce qu' elles pourroient en pensant bien faire commettre de grandes fautes si elles n' avoient pour confesseurs des hommes habiles : et elles ne doivent pas prendre moins de soin d' en procurer de tels à leurs religieuses.

Pour reprendre donc ma narration. Nous arrivasmes à Salamanque sur le midy la veille de tous les saints en l' année 1570. Je m' enquis aussi-tost de l' estat des choses d' un tres-homme de bien que j' avois prié de donner ordre que nous trouvassions la maison libre. Il se nommoit Nicolas Guttierez.

C' estoit une personne de grande vertu, et à qui Dieu par une grace extraordinaire avoit fait trouver la paix et la joye au milieu mesme des plus grands maux. Car de fort riche il estoit devenu fort pauvre, et se trouvoit plus content dans sa


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pauvreté qu' il ne l' avoit esté dans ses richesses.

Ce bon homme avoit beaucoup travaillé pour nous et avec grande pieté dans cette nouvelle fondation ; et il me dit qu' il n' avoit encore pû faire sortir de la maison ces écoliers. Je luy répondis qu' il nous importoit extremement d' y entrer avant que l' on sçûst nostre arrivée, parce que j' apprehendois toûjours d' y rencontrer quelque obstacle. Il s' adressa ensuite au proprietaire, et pressa tant qu' elle se trouva à l' entrée de la nuit en estat de nous recevoir. Ce fut la premiere dont je pris possession sans que l' on y eut mis le tres-saint sacrement ; et je ne fus pas peu consolée d' apprendre que cela n' estoit pas necessaire, à cause que ces écoliers qui ne sont pas des gens fort propres, l' avoient laissée en si mauvais ordre qu' il falut travailler durant toute la nuit à la nettoyer.

Le lendemain au matin on y dit la premiere messe.

Et comme la nuit de cette grande feste nous n' estions encore que ma compagne et moy, j' envoiay querir des religieuses à Médine Du Champ. Mais je ne sçaurois, mes filles, sans avoir envie de rire me souvenir de la peur qu' eut cette bonne soeur nommée Marie du saint sacrement, qui estoit plus âgée que moy et une excellente religieuse. Cette maison estoit grande et vaste, et il y avoit tant de coins et de recoins, qu' elle ne pouvoit s' oster de l' esprit que quelqu' un de ces écoliers ne s' y fut caché. Nous nous enfermasmes dans une chambre où il y avoit de la paille, qui estoit la premiere chose dont je faisois provision quand j' allois fonder un monastere afin d' avoir dequoy nous coucher : mais nous eusmes aprés deux couvertures que des religieuses de Sainte Elizabeth nous presterent, et nous firent aussi l' aumosne avec beaucoup de charité durant tout le temps que nous demeurasmes dans ce logis qui estoit proche de leur maison ; au lieu qu' on nous avoit fait apprehender qu' elles ne fussent pas bien aises de nostre établissement. Lors que nous nous fusmes ainsi enfermées, ma compagne parut n' estre plus si inquietée touchant ces écoliers, quoy qu' elle ne laissast pas de regarder continuellement de tous costez, ce qui témoignoit encore sa crainte ; et le demon l' augmentoit sans doute en luy representant des perils imaginaires pour me troubler, comme il estoit facile à cause de ce mal de coeur auquel je suis si sujette. Je luy demanday ce qu' elle regardoit tant ; et elle me dit : je pensois, ma mere, si je venois à mourir ce que vous feriez estant icy toute seule. Ces paroles me fraperent l' esprit. Il me sembla que si cela fust arrivé je me serois trouvée en grande peine : et la reflexion que j' y fis me donna mesme de l' apprehension, parce que j' en ay toûjours des corps morts, quoy que je ne sois pas seule aux lieux où ils sont. Le son des cloches, car c' estoit la veille des morts, augmenta encore ma crainte ; et le demon ne manque pas à se servir de ces occasions pour nous troubler par de semblables chimeres lors qu' il voit que nous ne le craignons point. Aprés y avoir un peu pensé je répondis à cette bonne religieuse : ma soeur, quand ce que vous dites arrivera je verray ce que j' auray à faire ; mais pour cette


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heure laissez-moy dormir. Et comme nous avions fort mal passé les nuits precedentes le sommeil nous fit oublier nos craintes ; et les religieuses qui arriverent le lendemain nous en delivrerent entierement.

Ce logis nous servit de monastere durant trois ou quatre ans, et jusques à ce que l' on me commanda de retourner à celuy de l' incarnation d' Avila. Je n' en serois point sortie par mon propre mouvement avant que cette nouvelle maison fust en bon estat. Je n' en ay jamais usé d' une autre sorte : et comme je n' ay point de plus grand plaisir que de voir ces bonnes filles en repos, Dieu me fait la grace d' estre toûjours, mesme dans les moindres choses, la premiere au travail et à tout ce qui peut procurer leur soulagement.

Ainsi je sentis beaucoup les peines qu' elles souffrirent pendant mon absence, non manque de nourriture : j' y avois pourvû sçachant que ce lieu n' estoit pas propre pour recevoir des aumônes ; mais parce que la maison estoit fort humide et fort froide à cause de sa grandeur sans que l' on eut le moyen d' y remedier : et sur tout à cause que l' on n' y avoit point encore mis le saint sacrement, ce qui est tres-penible à des personnes qui vivent dans une étroite clôture. Quant à elles, elles ne sentoient point ces incommoditez, et les supportoient avec tant de joye qu' il y avoit sujet d' en loüer Dieu.

Quelques-unes m' ont dit qu' il leur sembloit que l' on ne pouvoit sans imperfection desirer une autre maison, et qu' il ne leur manquoit pour estre entierement contentes que d' avoir le tres-saint sacrement.

Nostre superieur voyant leur vertu fut touché de compassion de leurs peines, et me commanda de les aller trouver. Elles avoient desja traité d' une maison avec un gentilhomme à qui elle appartenoit par droit d' aînesse. Il nous pria d' y entrer, quoy qu' il n' eut pas encore obtenu du roy la permission de la vendre, et il falut plus de mille ducats pour la mettre en bon estat. Je fis en sorte que le pere Julien D' Avila qui estoit venu avec moy dans toutes les fondations, m' accompagna. Nous visitasmes la maison pour voir ce qu' il y avoit à faire : et l' experience que j' avois de semblables choses m' y rendoit assez intelligente. Nous estions alors au mois d' aoust : et quelque diligence que l' on fist nous n' y pûmes entrer qu' à la Saint Michel, qui est le temps qu' on loüe les maisons, et il y manquoit encore beaucoup de choses, parce que celuy qui avoit loüé la maison que nous tenions auparavant nous pressa d' en sortir. L' eglise n' estoit pas achevée d' enduire, et ce gentilhomme qui nous avoit vendu la maison estoit absent. Plusieurs personnes qui nous affectionnoient fort nous blasmoient d' y aller si-tost. Mais dans les necessitez pressentes les conseils sont inutiles s' ils ne sont accompagnez de remedes.

Nous y entrasmes donc la veille de Saint Michel un peu avant le jour ; et on avoit desja publié que l' on y mettroit le lendemain le tres-saint sacrement, et que l' on y prescheroit. Le soir que nous y allasmes il tomba une pluye si furieuse que nous n' eusmes


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pas peu de peine d' y porter ce qui estoit necessaire.

Comme la chapelle estoit neuve et n' estoit pas encore entierement couverte, il y pleuvoit en divers endroits ; et je vous avoüe, mes filles, que je me trouvay ce jour là fort imparfaite, parce que la chose estant divulguée je ne sçavois à quoy me resoudre. Je m' adressay dans ma douleur à nostre seigneur et luy dis presque en me plaignant : " mon dieu, ne me commandez point s' il vous plaist de semblables choses : ou remediez à nos besoins. " mais le bon Nicolas Guttieres sans s' en émouvoir me disoit avec sa douceur et son égalité d' esprit ordinaire que Dieu pourvoiroit à tout : et cela arriva ainsi. Car le jour de Saint Michel à l' heure que le monde devoit venir à la ceremonie le soleil commença de se montrer. Je ne le pus voir sans estre touchée de devotion et je connus combien la confiance que ce bon homme avoit en nostre seigneur estoit préferable à mon inquietude.

Un tres-grand nombre de peuple vint à nostre eglise. Il y eut musique : on y posa le saint sacrement avec beaucoup de solemnité ; et comme cette maison estoit dans un bon quartier on commença à la connoistre et à l' aimer. Madame Marie Pimentel comtesse de Montéréi, et Madame Mariane femme du principal magistrat de la ville me témoignoient particulierement une singuliere affection. Mais pour moderer nostre joye d' avoir le tres-saint sacrement, le gentilhomme qui nous avoit vendu la maison arriva le lendemain en si mauvaise humeur que je ne sçavois comment traiter avec luy. Il ne vouloit entendre aucune raison, et je luy representois inutilement que nous avions satisfait à tout ce que nous avions promis. Quelques personnes luy parlerent, et il s' adoucit un peu : mais cet adoucissement ne dura guere. Ainsi je me resolvois à luy abandonner sa maison et cela mesme ne le contentoit pas. Il vouloit de l' argent comptant parce que sa femme à qui la maison appartenoit ne s' estoit portée à la vendre que pour marier deux de ses filles, et le prix en avoit esté consigné entre les mains de celuy que son mary avoit voulu. Quoy que depuis cet embarras plus de trois ans se soient écoulez, cette affaire n' est pas encore terminée, et je doute que le monastere subsiste en ce lieu là. Ce que je sçay assûrement est, que dans aucun autre de tous ceux de cette nouvelle reforme les religieuses n' ont tant souffert. Mais par la misericorde de Dieu elles supportent ces travaux avec grande joye. Je prie sa divine majesté de les faire avancer de plus en plus dans son service. Il importe peu qu' une maison soit commode, ou incommode : et l' on doit se réjoüir de se trouver en estat d' estre chassées de celles où l' on est, en se souvenant que nostre seigneur n' en a point eu lors qu' il estoit dans le monde. Il nous est arrivé en d' autres rencontres dans ces fondations de n' avoir point de maison à nous : et je puis dire avec verité n' avoir vû une seule de nos soeurs en témoigner de la peine. Je prie nostre divin sauveur de nous établir par son infinie bonté et sa grande misericorde dans une maison eternelle.

 

FOND. ALBE TORMEZ CHAPITRE 19


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De quelle maniere ce monastere fut fondé par le moyen d' une dame de tres-grande vertu nommée Therese De Lays, dont la sainte rapporte presque toute la vie.

Il n' y avoit pas encore deux mois que j' avois le jour de la feste de tous les saints pris possession de la maison de Salamanque, lors que je fus pressée de la part de l' intendant du duc d' Albe et de la femme de cet intendant de fonder un monastere dans Albe. Je n' en avois pas grande envie, parce que la ville est si petite qu' on ne le pouvoit sans avoir du revenu, et que j' aurois desiré que nulle de nos maisons n' en eut.

Mais le pere Dominique Bagnez mon confesseur dont j' ay parlé au commencement de ces fondations et qui se rencontra alors à Salamanque, m' en reprit, et me dit que puisque le concile permettoit d' avoir du revenu je ne devois pas pour ce sujet refuser de fonder un monastere, et que rien n' empesche des religieuses d' estre parfaites encore qu' elles ayent du bien.

Avant que de passer dans le recit de l' établissement de ce monastere d' Albe De Tormez nommé de l' annonciation de la Sainte Vierge, je veux parler de Therese de Lays sa fondatrice, et dire de quelle sorte cela se passa. Son pere et sa mere tiroient leur origine d' une tres-ancienne noblesse : mais parce qu' ils n' estoient pas riches ils demeuroient dans le village de Tordille distant de deux lieuës d' Albe.

Et je ne sçaurois voir sans compassion que la vanité du monde est si grande, que plûtost que de s' abaisser en la moindre chose de ce qu' il nomme l' honneur, on aime mieux se retirer ainsi en des lieux où l' on est privé des instructions qui peuvent contribuer au salut. Ce gentilhomme et sa femme avoient desja quatre filles quand Therese nasquit, et ils ne pûrent sans peine en voir augmenter le nombre. Sur quoy ne peut-on pas dire que dans l' ignorance où sont les hommes de ce qui leur est avantageux ils ne comprennent point qu' il leur peut estre fort utile d' avoir des filles, et fort préjudiciable d' avoir des fils. Au lieu de se soûmettre aux ordres de leur createur ils s' affligent de ce qui devroit les réjouïr. Leur foy est si endormie qu' ils oublient que rien n' arrive sans sa permission. Et ils sont si aveugles qu' ils ne voyent pas que leurs inquietudes et leurs chagrins leur sont inutiles, et que la seule veritable sagesse est de s' abandonner à sa conduite.

Helas, mon dieu, que cette erreur se connoistra clairement dans ce grand jour où toutes les veritez seront découvertes on verra tant de peres


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précipitez dans l' enfer par les pechez de leurs fils, et tant de meres joüir de la gloire du ciel par les bonnes oeuvres de leurs filles.

Mais il faut revenir à mon sujet. Aprés que cet enfant eut reçu le saint baptesme on la negligea de telle sorte que le troisiéme jour de sa naissance on l' oublia depuis le matin jusques au soir. Une femme qui auroit dû en prendre soin arrivant alors et le sçachant, elle courut avec quelques personnes qui estoient venuës visiter la mere et qui furent témoins de ce que je vay dire, pour voir si l' enfant estoit morte. Cette femme fondant en larmes la prit entre ses bras et luy dit : quoy ! Ma fille, n' estes-vous donc pas chrestienne ? Comme pour signifier qu' on ne l' avoit pas traitée comme telle. Surquoy l' enfant levant la teste répondit : je la suis : et ce fut la seule parole qu' elle prononça jusques au temps que les enfans ont accoûtumé de parler. Tous les assistans demeurerent épouventez, et la mere commença de concevoir tant d' affection pour elle, qu' elle disoit souvent qu' elle desiroit de vivre jusques à ce quelle pûst voir ce que Dieu feroit de cet enfant. Elle l' éleva fort honnestement avec ses soeurs, et les instruisit toutes avec grand soin de ce qui pouvoit les porter à la vertu.

Lors que la jeune Therese fut en âge d' estre mariée elle y témoignoit de la repugnance. Mais ayant sçu que François Velasquez la recherchoit, quoy qu' elle ne l' eust jamais vû elle consentit de l' épouser, et nostre seigneur le permit sans doute afin qu' ils accomplissent ensemble un aussi bon oeuvre que celuy de fonder une maison religieuse. Il n' estoit pas seulement fort riche : il estoit aussi fort vertueux, et il l' aima tant qu' il ne la contredit jamais en rien : en quoy il avoit grande raison, puis qu' il ne luy manquoit aucune des qualitez que l' on peut desirer en une tres-habile et tres-honneste femme. Elle prenoit un extreme soin de sa famille, et n' avoit pas moins de sagesse que de bonté. En voicy une preuve.

Son mary l' ayant menée à Albe qui estoit le lieu de sa naissance, et les fourriers du duc ayant marqué son logis pour un jeune gentilhomme, elle ne put souffrir d' y demeurer davantage, à cause qu' estant fort belle, et luy fort bien fait, elle avoit remarqué qu' il avoit de l' inclination pour elle. Ainsi sans en rien témoigner à son mary elle le pria d' aller demeurer ailleurs. Il la mena à Salamanque où ils vivoient fort contens et fort à leur aise, parce qu' outre qu' il avoit beaucoup de bien sa charge le rendoit considerable. Leur seule peine estoit de n' avoir point d' enfans : et il n' y avoit point de devotions que cette vertueuse femme ne fist pour en demander à Dieu, afin qu' aprés sa mort ils continuassent à le loüer, sans que jamais à ce qu' elle m' a dit, elle y ait esté poussée par nulle autre cause : et c' est une personne si chrestienne, qui a un si grand desir de plaire à Dieu, et qui fait sans cesse tant de bonnes oeuvres, que je ne sçaurois douter de la verité de ses paroles.

Aprés avoir passé plusieurs années dans ce desir d' avoir des enfans ; s' estre fort recommandée à S André que l' on invoque particulierement pour ce sujet, et fait plusieurs autres devotions, une


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nuit estant couchée elle entendit une voix qui luy dit : ne desirez point des enfans : ils causeroient vostre perte. Ces paroles l' étonnerent, et ne purent neanmoins la faire renoncer à son desir, parce qu' il luy sembloit que la fin en estoit si bonne qu' il n' y avoit point d' apparence que ce luy fust un sujet de condamnation. Ainsi elle continuoit toûjours à demander à Dieu des enfans et à prendre Saint André pour intercesseur. Un jour sans qu' elle puisse dire si elle estoit endormie ou éveillée, mais sçachant seulement par les effets que la vision qu' elle eut venoit de Dieu, il luy sembla qu' elle estoit dans une maison où il y avoit dans la cour un puits au dessous d' une gallerie, et un pré couvert de fleurs blanches d' une beauté merveilleuse : que S André luy apparut auprés de ce puits avec un visage si venerable et plein d' une si grande majesté qu' elle ne pouvoit se lasser de le regarder ; et qu' il luy dit : voilà bien d' autres enfans que ceux que vous desirez. Cette vision qui ne dura qu' un moment luy donna tant de consolation et de joye qu' elle auroit souhaité quelle eut toûjours continué. Alors elle ne pût douter que ce ne fust S André qui luy estoit apparu et que la volonté de Dieu estoit qu' elle fondast un monastere, mais ce qui montre clairement que cette vision n' estoit pas moins intellectuelle que representative et qu' elle ne pouvoit proceder d' aucune imagination fantastique ny d' une illusion du diable ; c' est que cette dame demeura si persuadée que Dieu demandoit cela d' elle, qu' elle n' a jamais depuis desiré d' avoir des enfans, ny ne l' a prié de luy en donner. Elle a seulement pensé aux moyens d' executer sa volonté. à quoy l' on peut ajoûter que le demon n' auroit eu garde de luy inspirer un desir aussi saint que celuy de fonder un monastere où Dieu est servy fidelement quand mesme il auroit sçû son dessein ; ce qui ne pouvoit estre puis qu' il ne connoist point l' avenir, et que cette fondation n' a esté faite que six ans aprés.

Lors que cette dame fut revenuë de son étonnement et eut raconté à son mary ce qui s' estoit passé elle luy dit, que puisque Dieu ne leur vouloit pas donner des enfans elle croyoit qu' ils ne pouvoient mieux faire que de fonder un monastere de religieuses. Comme il estoit extremement bon et l' aimoit parfaitement il approuva sa proposition, et ils commencerent d' agiter en quel lieu ils le fonderoient. Elle desiroit que ce fust en celuy où elle estoit née : mais il luy fit voir qu' il s' y rencontroit des obstacles qui les obligeoient d' en choisir quelque autre.

Dans le temps qu' il estoit occupé de cette pensée la duchesse d' Albe luy ordonna de retourner à Albe pour exercer une charge dans sa maison : et il ne pût la refuser, quoy qu' elle fust de moindre revenu que celle qu' il avoit à Salamanque. Sa femme en fut fort faschée bien qu' on l' assûrast que l' on ne logeroit plus personne chez-elle, à cause comme je l' ay dit qu' elle avoit de l' aversion pour ce lieu-là, et se trouvoit mieux à Salamanque. Son mary acheta une maison et l' envoya querir pour y aller. Elle partit bien qu' à regret,


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et sa peine augmenta lors qu' elle vit la maison, parce qu' encore qu' elle fust en belle assiete et fort spacieuse elle n' estoit pas commode. Ainsi elle y passa mal la premiere nuit. Mais le lendemain au matin estant entrée dans la cour elle ne fut pas moins consolée que surprise d' y voir le puits et tout le reste, excepté le pré et les fleurs, qu' elle se souvenoit tres-bien que Saint André luy avoit montré, et elle resolut aussi-tost d' y bastir un monastere. Son mary et elle acheterent aussi des maisons proches autant qu' il en faloit pour executer leur dessein. La seule peine qui restoit à cette sainte femme estoit de quel ordre elle choisiroit ces religieuses à cause qu' elle desiroit qu' elles fussent en petit nombre et dans une étroite closture. Elle consulta sur ce sujet deux religieux de differens ordres gens de bien et sçavans. Ils luy dirent qu' il vaudroit mieux faire quelques autres bonnes oeuvres, parce que la pluspart des religieuses estoient mécontentes dans leur profession. Ils y ajoûtoient encore d' autres raisons que le demon qui n' oublioit rien pour traverser un si bon dessein leur faisoit paroistre fort considerables ; et elles la toucherent tellement qu' elle resolut d' abandonner cette entreprise. Elle le dit à son mary ; et il crut comme elle que puisque des personnes de pieté et éclairées estoient de ce sentiment ils ne pouvoient manquer de le suivre. Ainsi ils proposerent de marier un neveu qu' elle avoit, qui estoit jeune, vertueux, et qu' elle aimoit beaucoup avec une niece de son mary ; de leur donner la plus grande partie de leur bien, et d' employer le reste en des charitez : et aprés y avoir bien pensé ils s' y resolurent. Mais Dieu en avoit ordonné d' une autre sorte : car quinze jours n' estoient pas encore passez que ce neveu fut frapé d' une maladie si violente qu' elle l' emporta bien-tost. Cette dame ne fut pas moins troublée que touchée de cette mort, parce quelle en attribuoit la cause à qu' elle s' estoit laissé persuader de ne point executer le commandement de Dieu. Ce qui arriva au prophete Jonas pour luy avoir desobey se representa à elle, et luy fit considerer comme un chastiment de sa faute la perte de ce neveu qui luy estoit si cher. Deslors ny elle ny son mary ne mirent plus en doute de fonder un monastere, quoy qu' on pust leur dire pour les en détourner. Mais ils ne sçavoient comment en venir à l' execution, à cause que d' un costé Dieu mettoit dans l' esprit de cette vertueuse femme une idée confuse de ce qu' elle a fait depuis : et que de l' autre ceux à qui elle en parloit et particulierement son confesseur qui estoit un religieux de S François sçavant et fort consideré dans son ordre, croyant qu' elle ne pourroit rencontrer ce qu' elle desiroit, se mocquoient de son dessein.

Les choses estant en ces termes ce religieux apprit des nouvelles de nos fondations. Il s' informa de tout le particulier, et dit ensuite à cette dame qu' il avoit trouvé ce qu' elle cherchoit ; qu' elle pouvoit sans crainte fonder ce monastere, et pour ce sujet traiter avec moy. Elle vint me voir, et nous eusmes assez de peine à convenir des conditions, parce que j' ay toûjours observé dans les monasteres


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fondez avec du revenu qu' il fut suffisant pour l' entretenement des religieuses, sans estre obligées de rien demander à leurs parens ou à d' autres, ny pour le vivre, ny pour le vestement, ny pour les besoins des malades, et les autres choses necessaires, à cause de l' experience que j' ay des inconveniens qui en arrivent.

Mais pour le regard des maisons qui n' ont point de bien, je les fonde sans aucune crainte par la ferme confiance que j' ay que Dieu ne les abandonnera pas ; au lieu que ne pouvant avoir cette confiance pour les monasteres rentez avec peu de revenu, j' aime mieux ne les point fonder. Enfin nous demeurasmes d' accord de tout. Son mary et elle donnerent un revenu suffisant outre leur maison que je comptois pour beaucoup, et allerent demeurer dans une autre qui estoit en assez mauvais estat. Ainsi la fondation fut achevée à l' honneur et à la gloire de Dieu le jour de la conversion de Saint Paul en l' année 1571 et nous eusmes le tres-saint sacrement. Sa divine majesté me paroist estre fort bien servie dans cette maison, et je la prie de tout mon coeur que ce bonheur aille toûjours en augmentant.

J' avois commencé à rapporter certaines particularitez de quelques-unes des soeurs de ces monasteres, parce que j' ay sujet de croire qu' elles ne seront plus en vie lors que l' on verra cecy, et qu' il pourra exciter celles qui leur succederont à continuer d' édifier l' oeuvre de Dieu sur de si bons fondemens. Mais j' ay pensé depuis que d' autres pourront l' écrire, et plus exactement que moy, à cause qu' ils ne seront point retenus par la crainte que j' ay toûjours que l' on ne s' imagine que j' y ay part. Et cette raison me fait omettre beaucoup de choses qui estant surnaturelles ne sçauroient ne point passer pour miraculeuses dans l' esprit de ceux qui les ont vûës ou apprises. Je n' en ay donc point parlé, ny de ce que l' on a connu évidemment avoir esté obtenu de Dieu par les prieres de ces bonnes filles. Je puis m' estre trompée en quelque chose de ce qui regarde le temps de ces fondations, quoy que je fasse tout ce que je puis pour m' en souvenir ; mais cela importe de peu : on pourra le corriger ; et la difference ne sera pas grande.

 

FOND. SEGOVIE CHAPITRE 20

La sainte rapporte en ce chapitre ce qui se passa dans cette fondation.

J' ay desja dit qu' aprés avoir fondé les monasteres de Salamanque et d' Albe, et avant que nous eussions dans le premier une maison qui fut à nous, le pere Pierre Fernandez commissaire apostolique


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me commanda de retourner pour trois ans en celuy l' incarnation d' Avila. Et j' ay aussi rapporté que voyant le besoin qu' on avoit de moy à Salamanque il m' ordonna d' y aller, pour faire en sorte que les religieuses pussent y avoir en propre une maison. Lors que j' estois un jour en oraison nostre seigneur me dit d' aller faire une fondation à Segovie . Cela me parut impossible parce que je ne le pouvois sans un ordre exprés de ce pere de qui je viens de parler, et qu' il m' avoit témoigné ne vouloir pas que je fisse davantage de fondations : outre que les trois ans que j' avois à demeurer dans le monastere de l' incarnation n' estoient pas encore finis. Sur quoy nostre seigneur me dit : que je le fisse sçavoir à ce pere, et qu' il n' y trouveroit point de difficulté . Je luy écrivis ensuite qu' il sçavoit que nostre reverendissime general m' avoit commandé de ne refuser aucune des fondations que l' on me proposeroit : que l' evesque et la ville de Segovie me convioient d' y en faire une : que s' il me le commandoit je m' y en irois ; et que ne luy faisant cette proposition que pour la décharge de ma conscience j' executerois avec joye ce qu' il luy plairoit de m' ordonner. Je croy que c' estoient presque les mesmes paroles de ma lettre. J' y ajoûtois seulement qu' il y alloit du service de Dieu. Il parut bien que je disois vray, et qu' il vouloit que l' affaire s' achevast, puisque ce pere me manda aussi-tost d' aller travailler à cette fondation : et comme je me souvenois de ce qu' il m' avoit dit auparavant je n' en fus pas peu étonnée.

Avant que de partir de Salamanque je donnay ordre qu' on nous loüast une maison à Segovie, parce que les fondations de Tolede et de Vailladolid m' avoient fait voir qu' il vaut mieux n' en acheter une qu' aprés avoir pris possession. Et cela pour plusieurs raisons, dont alors la principale estoit que je n' avois point d' argent. Mais la fondation estant achevée nostre seigneur y pourvût ; et au lieu de celle que nous avions loüée nous en achetasmes une mieux assise et plus commode.

Il y avoit dans Segovie une dame qui m' estoit venu voir à Avila nommée Anne De Ximene veuve d' un aisné d' une maison, grande servante de Dieu, et qui avoit toûjours eu vocation pour la religion. Ainsi lors que le monastere s' establissoit elle y entra pour estre religieuse ; et avec elle sa fille qui estoit fort sage. Comme ce luy avoit esté un double déplaisir d' estre mariée, et d' avoir ensuite perdu son mary, elle eut une double joye de se voir dans une maison consacrée à Dieu ; et elle et sa fille avoient toûjours vécu dans sa crainte et fort retirées. Cette vertueuse femme nous pourvut d' une maison et des choses necessaires tant pour l' eglise que pour tout le reste, en sorte que je n' eus pas grande peine de ce costé-là. Mais afin qu' il n' y eut point de fondation qui ne m' en fist beaucoup souffrir, outre que mon ame, quand je me mis en chemin, estoit dans une grande secheresse et mon esprit dans un grand obscurcissement, j' avois une fievre assez violente, un grand dégoust, et plusieurs autres maux corporels qui me durerent trois mois sans


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relasche, et durant les six mois que je demeuray en ce lieu là je n' y eus pas un moment de santé.

Le tres-saint sacrement fut mis dans nostre maison le jour de Saint Joseph : et quoy que j' eusse le consentement de l' evesque et la permission de la ville, je ne voulus y entrer que la veille, et secretement.

Quoy qu' il y eust desja long-temps que j' avois obtenu cette permission, comme j' estois alors dans le monastere de l' incarnation où je dépendois d' un autre superieur que de nostre reverend pere general, je n' avois pû faire cette fondation. J' avois aussi la permission de l' evesque. Mais il ne l' avoit accordée que verbalement à un gentilhomme nommé André De Simene qui l' obtint pour nous et qui ne crut pas necessaire non plus que moy de l' avoir par écrit : en quoy nous fismes une grande faute. Car quand le proviseur apprit que le monastere estoit étably il vint en colere défendre d' y dire la messe, et vouloit mesme faire mettre en prison le religieux qui l' avoit celebrée qui estoit un carme déchaussé lequel estoit venu avec le pere Julien D' Avila et un autre serviteur de Dieu nommé Antoine Gaytan qui m' avoient accompagnée.

Ce dernier estoit un gentilhomme d' Albe qui quelques années auparavant se trouvoit fort engagé dans les vanitez du siecle. Mais Dieu l' avoit tellement touché qu' il n' avoit plus pour elles que du mépris, et ne pensoit qu' à s' employer pour son service. Je me croy obligée de le rapporter, parce qu' il nous a extremement assistées dans les fondations dont je parleray ; et je n' aurois jamais fait si je voulois m' étendre particulierement sur ses vertus. Celle qui revient le plus à mon sujet est une si grande mortification que nul des serviteurs qui venoient avec nous ne travailloit tant que luy. C' estoit un homme de grande oraison, et que Dieu favorisoit de tant de graces qu' il faisoit avec joye ce qui auroit donné de la peine à d' autres. Ainsi il paroissoit qu' il avoit une vocation particuliere pour un employ si charitable, et l' on peut dire la mesme chose du pere Julien D' Avila qui dés le commencement nous a extremement assistées, ce qui montre que nostre seigneur vouloit que les choses reüssissent puis qu' il me donnoit de tels secours. Comme ce saint homme Antoine Gaytan ne perdoit point d' occasion de bien faire, tout son entretien par le chemin estoit de parler de Dieu à ceux qui nous accompagnoient et de les instruire.

Il est juste, mes filles, que celles qui liront la relation de ces fondations sçachent combien nous sommes obligées à ces deux personnes, qui par un pur mouvement de charité ont tant contribué à vous procurer le bien dont vous jouïssez, afin que les recommandant à Dieu ils tirent quelque fruit de vos oraisons. Et avec quelle joye ne vous acquiteriez-vous point de ce devoir si vous sçaviez comme moy tout ce que les fatigues et les travaux de ces voyages leur ont fait souffrir ? Le proviseur en se retirant laissa un huissier à la porte de nostre eglise, dont je ne sçaurois rendre d' autre raison sinon que c' estoit


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pour épouventer le monde. Je ne m' en mis pas beaucoup en peine parce que toutes mes apprehensions estoient cessées depuis que nous avions pris possession. Je luy fis sçavoir par des parens d' une de mes compagnes qui estoit des plus qualifiées de la ville, que j' avois permission de l' evesque : et il m' a avoüé depuis qu' il ne l' ignoroit pas. Son mécontentement venoit de ce que l' on avoit agy sans sa participation : en quoy je croy que nous n' avions pas trop mal fait. Enfin il se relascha à nous laisser le monastere ; mais il nous osta le tres-saint sacrement, et il falut le souffrir.

Nous demeurasmes en cet estat durant quelques mois jusques à ce que nous eusmes acheté une maison, et avec cette maison des procés comme nous en avions desja un pour une autre avec des religieux de Saint François. Ce dernier ne nous obligea pas seulement à plaider contre des religieux de la mercy ; mais aussi contre le chapitre à cause d' une censive qu' il pretendoit.

ô Jesus-Christ mon sauveur, quel déplaisir ne nous estoit-ce point de nous trouver engagées dans tant de contestations ? Quand l' une sembloit terminée il en renaissoit une autre ; et il ne suffisoit pas pour avoir la paix de donner ce que l' on nous demandoit.

Cela paroistra peut-estre peu considerable ; et j' avoüe neanmoins qu' il ne laissoit pas de me donner beaucoup de peine. Un prieur chanoine de cette eglise et neveu de l' evesque, et le licentié Herrera qui estoit un homme de grande pieté nous assisterent de tout leur pouvoir ; et enfin nous sortismes pour de l' argent de cette premiere affaire. Mais il nous restoit encore ce procés avec les religieux de la mercy, et il ne finit qu' aprés que nous fusmes passées secretement dans la nouvelle maison un jour ou deux avant la Saint Michel. Car alors ils resolurent de s' accorder pour une somme dont nous convinsmes. Ma plus grande difficulté dans ces embarras estoit qu' il ne restoit plus que sept ou huit jours des trois années de l' exercice de ma charge de prieure du monastere de l' incarnation, et qu' ainsi il faloit de necessité que je m' y rendisse.

Nostre seigneur permit que tout s' accommoda avant ce temps sans qu' il nous restast plus aucun differend avec personne : et deux ou trois jours aprés je m' en allay au monastere de l' incarnation. Qu' il soit beny à jamais de m' avoir fait tant de graces, et que toutes les creatures ne cessent point de luy donner les loüanges qui luy sont dûës.

 

FOND. VEAS CHAPITRE 21


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La sainte traite dans ce chapitre de la fondation de ce monastere, et des admirables vertus de Catherine De Sandoval qui s' y rendit religieuse avec sa soeur, et y porta tout son bien.

Aprés avoir donc comme je l' ay dit reçû l' ordre de sortir du monastere de l' incarnation pour aller à Salamanque, lors que j' y fus arrivée on me rendit des lettres d' une dame de Veas, du curé de la ville, et de quelques autres personnes qui me prioient d' y aller fonder un monastere, et m' assûroient que je ne trouverois point de difficulté à l' établir, parce qu' ils avoient desja une maison.

Je m' enquis de celuy qui m' apporta ces lettres des particularitez du lieu. Il n' y eut point de bien qu' il ne m' en dist, et il avoit raison : car le pays est tres-agreable, et l' air excellent. Mais considerant qu' il estoit fort éloigné, et que l' on ne pourroit s' y établir sans l' ordre du commissaire apostolique, qui s' il n' estoit ennemy de ces nouvelles fondations, leur estoit au moins peu favorable, je crus qu' il n' y avoit point d' apparence d' accepter ces offres, et voulois sans luy en parler m' excuser de les recevoir. Comme il estoit alors à Salamanque, et que nostre reverendissime pere general m' avoit commandé de ne refuser aucune fondation, il me sembla aprés y avoir beaucoup pensé que je ne pouvois me dispenser de sçavoir son sentiment. Je luy envoiay les lettres ; et il me manda qu' il estoit si édifié de la devotion de ces personnes qu' il ne jugeoit pas à propos de leur donner le déplaisir d' un refus : qu' ainsi je leur pouvois écrire que lors qu' ils auroient obtenu la permission de l' ordre pour cette fondation je satisferois à leur desir : mais il me fit dire en mesme temps qu' il estoit assuré que les commandeurs ne l' accorderoient pas aprés l' avoir refusée à d' autres personnes qui les en avoient sollicitez durant plusieurs années. Je ne puis me souvenir de cette réponse sans admirer de quelle sorte Dieu fait reüssir les choses contre l' intention des hommes quand il veut qu' elles se fassent, et se sert mesme de ceux qui y sont les plus opposez ; comme il arriva à ce commissaire. Car il ne pût refuser son consentement lors que la permission qu' il avoit crû que l' on n' accorderoit point, fut obtenuë.

Voicy de quelle maniere se passa la fondation de ce monastere de Saint Joseph De Veas faite le jour de S Mathias en l' année 1574. Un gentilhomme de ce lieu-là, de fort bonne maison, et riche nommé Sancho Rodriguez De Sandoval eut entre autres enfans de Madame Catherine Godinez sa femme deux filles qui en furent les fondatrices :


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l' une s' appelloit Catherine comme sa mere, et l' autre Marie. L' aisnée n' avoit que quatorze ans lors que Dieu luy inspira de se consacrer à son service, et elle estoit auparavant si éloignée de renoncer à la vanité du monde et avoit si bonne opinion d' elle-mesme, que tous les partis que son pere luy proposoit luy paroissoient indignes d' elle.

Un jour qu' elle estoit dans une chambre proche de celle de son pere qui n' estoit pas encore levé, et pensoit à un mariage que l' on croyoit luy estre fort avantageux, elle disoit en elle-mesme que son pere estoit bien facile à contenter, puis qu' un droit d' aînesse luy paroissoit une chose si considerable. Mais ayant par hazard jetté les yeux sur un crucifix, elle n' eut pas plûtost lû le titre que l' on met d' ordinaire sur la croix, que Dieu luy changea tellement le coeur qu' elle ne se connoissoit plus elle-mesme. L' aversion qu' elle avoit pour le mariage venoit de ce qu' elle croyoit qu' il y avoit de la bassesse à s' assujettir à un homme, sans qu' elle sçûst ce qui luy causoit un si grand orgueil. Dieu qui sçavoit le moyen de l' en guerir fit voir alors un effet de son infinie misericorde dont on ne peut trop le loüer. Car de mesme que le soleil ne luit pas plûtost dans un lieu obscur qu' il l' éclaire de ses rayons, la seule lecture de ce titre répandit tant de lumiere dans l' ame si vaine de cette fille, qu' elle connut la verité. Elle arresta sa vûë sur son sauveur attaché à la croix tout couvert de sang : elle admira jusques à quel excés avoient esté ses souffrances : elle considera combien son extrême humilité estoit opposée à cet orgueil dont elle estoit pleine : et Dieu l' élevant dans ce moment au dessus d' elle-mesme, luy donna une si grande connoissance et un si grand sentiment de sa misere qu' elle auroit voulu que personne ne l' ignorast, et un si violent desir de souffrir pour luy, qu' elle auroit esté preste d' endurer tous les tourmens qu' ont éprouvé les martyrs. Ces sentimens furent accompagnez d' une si profonde humilité et d' un tel mépris d' elle-mesme, que si elle l' eut pû sans offenser Dieu elle auroit esté bien aise qu' on eut eu pour elle autant d' horreur que pour les femmes les plus perduës. Ainsi elle commença à concevoir cet ardent desir de faire penitence qu' elle executa avec tant de ferveur. Elle fit à l' instant voeu de chasteté et de pauvreté. Et au lieu qu' auparavant la sujettion luy paroissoit insupportable, elle auroit souhaité qu' on l' eut envoyée dans les terres des Maures pour y estre esclave.

Elle a perseveré de telle sorte dans toutes les vertus qu' il estoit visible que Dieu luy faisoit des graces surnaturelles, comme je le diray dans la suite afin que l' on en donne à son eternelle majesté les loüanges qui luy sont deuës. Que soyez-vous beny à jamais, mon createur, d' aneantir ainsi une ame dans un moment, pour luy redonner aprés comme une nouvelle vie.

Qu' est-ce que cela seigneur ? Je serois tentée de vous faire la mesme question que vous firent vos apostres quand aprés que vous eustes rendu la veuë à l' aveugle-nay ils vous demanderent si c' estoit aux pechez de ses parens, ou aux siens que l' on devoit attribuer qu' il n' eut point jusques à ce jour


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vû la lumiere. Car qui avoit fait meriter à cette fille une grace si extraordinaire ? Ce ne pouvoit estre elle-mesme, puisque lors que vous l' en favorisastes elle estoit dans des sentimens tout contraires. Mais vous sçavez bien, seigneur, ce que vous faites, et je ne sçay ce que je dis. Que vos jugemens sont impenetrables ! Que vos oeuvres sont incomprehensibles ! Que vostre pouvoir surpasse infiniment tout ce que nous sçaurions en imaginer : et que seroit-ce de moy si cela n' estoit pas ? C' est peut-estre, mon Dieu, qu' estant touché de la pieté de la mere de ces deux soeurs, vous voulûtes luy donner la consolation de voir avant que de mourir tant de vertu dans ses filles. Car je ne doute point que vous n' accordiez à ceux qui vous aiment d' aussi grandes faveurs que celle de leur donner par leurs enfans encore plus de moyen de vous servir.

Lors que cette heureuse fille estoit dans les dispositions que je viens de rapporter il s' éleva un si grand bruit au dessus de sa chambre qu' il sembloit que l' endroit où elle estoit alloit tomber : et elle entendit durant quelque temps de fort grands gemissemens. Son pere qui n' estoit pas encore levé en fut effrayé jusques à trembler, et sans sçavoir ce qu' il faisoit il prit sa robe de chambre et son espée, entra dans la chambre et luy demanda ce que c' estoit.

Elle luy répondit qu' elle n' avoit rien vû. Il passa ensuite dans une autre chambre, où n' ayant aussi rien trouvé il luy commanda de se tenir auprés de sa mere à qui il alla raconter ce qu' il avoit entendu. On peut juger par ce que je viens de dire quelle est la fureur du demon quand il voit échaper de ses filets une ame dont il se croyoit le maistre. Mais comme il ne peut souffrir nostre bonheur je ne m' étonne pas que lors que Dieu fait en mesme temps tant de graces à une personne il s' en épouvente et fasse ainsi éclater sa rage, principalement s' il voit, comme dans cette rencontre, que l' abondance des graces dont cette ame se trouve enrichie luy en fera perdre encore d' autres qu' il consideroit comme estant à luy. Car je suis persuadée que nostre seigneur dans une telle profusion de ses faveurs veut qu' outre la personne qui les reçoit d' autres en profitent aussi. Cette demoiselle ne parla à personne de ce qu' elle avoit entendu : mais elle fut touchée d' un tres-grand desir d' estre religieuse, et pria instamment son pere et sa mere de le luy permettre sans pouvoir jamais l' obtenir. Aprés y avoir employé trois ans inutilement elle dit à sa mere, qu' elle n' auroit pas eu peine à gagner si cela eust dépendu d' elle seule, la resolution qu' elle avoit faite dont elle n' osoit parler à son pere : et le jour de S Joseph ayant quitté ses habits ordinaires elle en prit un tres-simple et tres-modeste, et s' en alla ainsi à l' eglise, afin que chacun l' ayant vûë en cet estat on ne pust le luy faire changer. Elle ne manquoit point durant ces trois ans d' employer tous les jours quelques heures à l' oraison, et de se mortifier en tout ce qu' elle pouvoit selon que nostre seigneur qui prenoit luy-mesme le soin de sa conduite le luy inspiroit. Et afin qu' on la laissast en repos sur le sujet d' un mariage dont on continuoit de la presser, elle se tenoit pour se gaster le teint dans une cour durant la plus


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grande ardeur du soleil aprés s' estre lavé le visage.

Elle estoit si éloignée de vouloir prendre autorité sur personne, que lors que le soin de la conduite de la maison dont son pere et sa mere se reposoient entierement sur elle, l' obligeoit de commander aux servantes, elle prenoit le temps qu' elles dormoient pour leur aller baiser les pieds, tant elle avoit de honte d' estre servie par celles qu' elle croyoit meilleures qu' elle. Et quand son pere et sa mere l' occupoient durant tout le jour, elle employoit presque toute la nuit en oraison. Ainsi elle dormoit si peu qu' elle n' auroit pû y resister sans une grace surnaturelle. Et ses penitences et ses disciplines estoient excessives, parce que n' ayant point de directeur de qui elle pust prendre conseil, personne ne les moderoit.

Entre plusieurs autres qu' elle faisoit elle porta durant tout un caresme une cotte de maille sur sa chair nüe. Elle se retiroit pour prier dans un lieu à l' écart où le diable ne manquoit pas d' user de divers artifices pour la tromper : et il arrivoit souvent que se mettant en oraison à dix heures de nuit, elle y demeuroit jusques au jour. Aprés qu' elle eut passé prés de quatre ans dans des exercices si penibles nostre seigneur l' éprouva d' une maniere encore plus rude. Elle tomba dans de tres-grandes maladies, et fut travaillée de fievre, d' hydropisie, de maux de coeur, et d' un cancer qu' on ne pût déraciner qu' avec le fer, sans qu' elle eust à peine quelques jours de relasche durant dix-sept ans qu' elle fut en cet estat.

Son pere mourut sur la fin des cinq premieres années, un an aprés qu' elle eut changé d' habit en la maniere que je l' ay dit : et sa soeur qui avoit alors quatorze ans et estoit auparavant fort curieuse, en prit aussi un tout simple, et commença à faire oraison. Leur mere au lieu de s' y opposer les secondoit et les fortifioit dans leurs bons desirs, et ainsi approuvoit qu' elles s' occupassent à un exercice tres-loüable, quoy que tres-éloigné de leur condition, qui estoit d' enseigner le catéchisme à de petites filles et leur apprendre à prier Dieu, à lire, et à travailler. Il y en vint un grand nombre : et la maniere dont elles vivent fait voir l' avantage qu' elles ont tiré d' avoir reçû dans leur enfance de si saintes instructions. Mais un si bon oeuvre ne continua pas long-temps. Le demon ne le pût souffrir, et les parens retirerent leurs filles, disant qu' il leur estoit honteux qu' on les instruisist pour rien : joint que les maladies dont je viens de parler augmenterent encore.

Cinq ans aprés la mort du pere de ces deux soeurs Dieu disposa aussi de leur mere. Et comme Mademoiselle Catherine qui estoit l' aisnée avoit toûjours conservé le dessein que Dieu luy avoit donné d' estre religieuse, elle ne délibera pas de l' executer. Mais parce qu' il n' y avoit point de monastere dans Veas ses parens luy dirent, que puis qu' elle avoit assez de bien pour en fonder un, elle ne devoit pas choisir un autre lieu. Elle y consentit : et comme Veas dépend de la commanderie de Saint Jacques on avoit necessairement besoin de la permission du conseil des ordres, on travailla à l' obtenir. Il s' y rencontra tant de difficultez que quatre ans se passerent dans cette


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poursuite avec beaucoup de peine et de dépense ; et l' on n' en seroit jamais venu about si on ne se fust adressé à la propre personne du roy par une requeste.

Les parens de cette vertueuse fille voyant tant de difficulté luy representerent qu' il y auroit de la folie à s' y opiniastrer davantage, et que ses grandes infirmitez l' obligeant à garder presque toûjours le lict il ne se trouveroit point de monastere qui voulust la recevoir à profession. Elle leur répondit que si dans un mois nostre seigneur luy donnoit assez de santé pour pouvoir elle-mesme aller à la cour solliciter son affaire ils ne devroient point douter qu' il n' approuvast son dessein. Lors qu' elle parloit avec tant de confiance en l' assistance de Dieu il y avoit desja plus de six mois qu' elle ne pouvoit sortir du lict, prés de huit mois qu' elle ne pouvoit se mouvoir, huit ans qu' elle n' estoit point sans fievre, et qu' outre la sciatique et une goutte artritique, elle estoit hectique, phtisique, hydropique, et travaillée d' une si grande ardeur de foye que sa chemise sembloit brusler, et que l' on en sentoit la chaleur à travers sa couverture. Comme cela paroist incroyable j' ay voulu m' en informer du medecin mesme qui la traitoit, et il ne me l' a pas seulement confirmé, mais m' a avoüé que jamais rien ne l' avoit tant étonné.

Lors qu' un samedy veille de Saint Sebastien elle estoit en cet estat nostre seigneur luy donna une santé si parfaite qu' elle ne sçavoit comment cacher un tel miracle. Elle dit qu' elle eut un si grand tremblement interieur que sa soeur crut qu' elle alloit rendre l' esprit ; qu' elle sentit un changement incroyable dans son corps et dans son ame, et qu' elle eut beaucoup plus de joye de se voir en estat de pouvoir solliciter l' établissement du monastere, que de se trouver delivrée de tant de maux, parce que dans le moment que nostre seigneur l' eut touchée il luy avoit donné une telle horreur d' elle-mesme et un tel desir de souffrir, qu' elle l' avoit instamment prié de l' exercer en toutes manieres. Il l' exauça : car durant les huit ans de ses maladies on luy fit plus de cinq cens saignées, et on la ventousa et scarifia un tres-grand nombre de fois. Elle en porte encore les marques dans plus de vingt de ces incisions où l' on fut obligé de jetter du sel pour attirer de son costé un venin qui luy faisoit souffrir d' extremes douleurs : en quoy ce qui est de plus merveilleux c' est que lors qu' on luy ordonnoit des remedes si violens elle avoit de l' impatience que l' heure de les luy appliquer fut venuë, et excitoit mesme les medecins à y ajoûter les cauteres qu' on luy fit à cause de ce cancer et de quelques autres de ses maux. Par ce, disoit-elle, quelle estoit bien-aise d' éprouver si son desir d' estre martyre estoit veritable.

Quand elle se vit ainsi rétablie en un moment dans une parfaite santé elle pria son confesseur et son medecin de la faire transporter ailleurs, afin que l' on pust attribuer sa guerison au changement d' air : et au lieu de le luy accorder ils publierent ce grand miracle dont ils ne pouvoient douter, parce qu' ils jugeoient son mal entierement incurable, et croyoient qu' elle vuidoit ses poulmons, à cause


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du sang corrompu qu' elle jettoit par la bouche. Elle demeura trois jours dans le lict sans se vouloir lever pour empescher qu' on ne s' apperçust de ce qui luy estoit arrivé, mais inutilement, sa santé ne pouvant non plus estre cachée que sa maladie.

Elle m' a dit que le mois d' aoust auparavant priant Dieu de luy oster cet ardent desir d' estre religieuse et de fonder un monastere, ou de luy donner moyen de l' accomplir, elle fut assurée d' une certitude infaillible qu' elle seroit guerie assez-tost pour pouvoir le caresme suivant aller solliciter la permission : qu' ainsi encore que ses maladies augmentassent de beaucoup, elle espera toûjours que nostre seigneur luy feroit cette grace, et que bien qu' elle fust dans une telle extremité lors qu' elle avoit auparavant reçu deux fois l' extreme-onction, que le medecin assuroit qu' elle expireroit avant que le prestre pust venir, elle ne perdit jamais la confiance que Dieu luy avoit donnée qu' elle mourroit religieuse.

Ses freres et ses autres proches qui traitoient son dessein de folie, n' oserent plus s' y opposer aprés avoir vû un si grand miracle. Elle demeura trois mois à la cour sans pouvoir obtenir la permission qu' elle demandoit. Mais lors qu' elle eut presenté son placet au roy et qu' il sçût que c' estoit pour fonder un monastere de carmelites déchaussées, il commanda qu' on l' expediast à l' instant mesme.

Il parut bien que c' estoit avec Dieu qu' elle avoit principalement traité de cette affaire, et que ce qu' il veut ne sçauroit manquer d' arriver, puis qu' encore que cette fondation fust dans un lieu si éloigné et le revenu fort petit, les superieurs ne laisserent pas de l' agreer. Ainsi les religieuses se rendirent à Veas au commencement du caresme de l' année 1574. La ville alla audevant d' elles en procession avec grande solemnité, et la joye estoit si generale qu' il n' y avoit pas jusques aux enfans qui ne témoignassent en la maniere qu' ils le pouvoient que c' estoit un ouvrage agreable à Dieu. Le jour de Saint Mathias de cette année le monastere fut étably et nommé Saint Joseph Du Sauveur.

Ce mesme jour les deux soeurs prirent l' habit ; et la santé de l' aisnée augmentoit toûjours. Son humilité, son obeïssance, et son desir d' estre méprisée du monde ont bien fait connoistre que sa passion de servir Dieu estoit veritable. Qu' il en soit loüé et glorifié à jamais.

Elle m' a dit entre autres choses, qu' il y a plus de vingt ans que s' estant allé coucher dans le desir de sçavoir quelle estoit la plus parfaite de toutes les religions afin de s' y rendre religieuse, elle avoit songé aprés s' estre endormie qu' elle marchoit dans un chemin fort étroit, au dessous duquel estoient des precipices où l' on couroit fortune de tomber, et qu' un frere convers carme déchaussé qu' elle y rencontra et qu' elle a reconnû depuis à Veas estre frere Jean de la misere, lors qu' il y vint quand j' y estois, luy dit : venez avec moy, ma soeur : qu' il la mena ensuite dans une maison où il y avoit un grand nombre de religieuses qui n' estoient éclairées que des cierges qu' elles portoient en leurs mains ; et que leur ayant demandé de quel ordre


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elles estoient, elles ne luy répondirent point ; mais leverent leurs voiles en soûriant avec des visages guais et contens, qu' elle m' assura estre les mesmes que ceux des soeurs de cette fondation : que la prieure l' avoit prise par la main et luy avoit dit en luy monstrant la regle et les constitutions : ma fille, c' est pour cela que je vous veux : aprés quoy s' estant éveillée elle se trouva si contente qu' il luy sembloit estre dans le ciel : qu' elle écrivit tout ce qu' elle se souvenoit d' avoir vû dans cette regle : qu' il se passa un long-temps sans qu' elle en dist rien à son confesseur ny à qui que ce fust, et sans que personne luy pust rien apprendre de cette religion.

Quelque temps aprés un religieux de la compagnie de Jesus qui sçavoit son dessein estant arrivé, elle luy montra ce qu' elle avoit écrit et luy dit, que si elle pouvoit apprendre des nouvelles de cette religion elle iroit à l' heure mesme s' y rendre. Il se rencontra que ce pere avoit connoissance de nos fondations. Il luy en parla, et elle m' écrivit aussi-tost. Lors qu' on luy rendit ma réponse elle estoit si malade que son confesseur luy conseilla de ne plus penser à cette affaire, puis que quand mesme elle seroit entrée en religion l' estat où elle estoit l' obligeroit d' en sortir, et qu' ainsi on n' avoit garde de la recevoir.

Cela l' affligea beaucoup. Elle eut recours à Dieu, et luy dit : " seigneur qui estes la vie de mon ame et à qui rien n' est impossible, ostez-moy ce dessein de l' esprit : ou donnez-moy le moyen de l' executer. " elle profera ces paroles avec une extreme confiance, et conjura la Sainte Vierge par la douleur qu' elle ressentit à la mort de son fils de vouloir interceder pour elle. Elle entendit ensuite une voix qui luy dit interieurement : croyez et esperez. Je suis tout-puissant. Je vous gueriray. Et cela m' est plus facile que d' avoir empesché comme j' ay fait, que tant de maladies toutes mortelles ne vous ayent osté la vie : ce qui luy fut dit d' une maniere si forte qu' elle ne put douter de l' effet, quoy qu' elle se trouvast depuis accablée de plusieurs maux encore plus grands, jusques au temps que nostre seigneur la guerit miraculeusement comme je l' ay rapporté.

Cette histoire paroist si incroyable, qu' estant aussi mauvaise que je suis je n' aurois pû me persuader qu' il n' y eust point d' exageration, si je n' en avois esté assurée par le medecin mesme qui la traita, par les domestiques de la maison, et par plusieurs autres personnes dont je m' en suis informée avec grand soin.

Quoy que cette excellente religieuse ne soit pas forte, elle a assez de santé pour garder la regle. On ne la voit jamais que contente. Et son humilité est si grande qu' elle nous donne à toutes beaucoup de sujet de loüer Dieu.

Ces deux soeurs donnerent tout leur bien à nostre ordre sans aucune condition, en sorte que si on eut voulu les renvoyer elles n' auroient pû en rien demander. Le détachement que l' aînée dont j' ay si particulierement parlé a de ses parens et du lieu de sa naissance est si grand, qu' elle est dans un continuel desir de s' en éloigner et en presse les superieurs. Mais son obeïssance est si parfaite qu' elle ne laisse pas d' estre contente, et que quelque forte que fust sa passion d' estre


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converse, elle n' a pas laissé de se resoudre à estre du choeur sur ce que je luy écrivis pour la reprendre de ce qu' elle ne se rendoit pas à la volonté du pere provincial, et luy manday entre autres choses avec assez de severité, que ce n' estoit pas le moyen de meriter. Ces réprehensions qui paroistroient rudes à une autre, au lieu de la mécontenter luy donnent de la joye, et luy font faire avec plaisir ce qui est contraire à sa volonté. Enfin je ne voy rien dans cette ame qui ne soit agreable à nostre seigneur et à toutes les soeurs. Plaise à sa divine majesté de la tenir toûjours de sa main, et d' augmenter les vertus et les graces dont il la favorise, afin qu' elle puisse encore le mieux servir et le glorifier davantage. Ainsi soit-il.

 

FOND. SEVILLE CHAPITRE 22

La sainte ne parle dans ce chapitre que des vertus du pere Jerosme Gratien de la mere de Dieu carme déchaussé.

Durant que j' attendois à Veas la permission du conseil des ordres pour fonder le monastere de Caravaque, un religieux carme déchaussé nommé le pere Jerosme Gratien de la mere de Dieu qui peu d' années auparavant avoit pris l' habit à Alcala, m' y vint voir. C' estoit un homme d' esprit, sçavant, modeste, et qui avoit toûjours esté si vertueux qu' il paroissoit que la Sainte Vierge l' avoit choisi pour contribuer au rétablissement de l' ancienne regle de son ordre.

Lors qu' il estoit encore jeune à Alcala il ne pensoit à rien moins, non seulement qu' à embrasser nostre regle ; mais qu' à se faire religieux. Son pere qui estoit secretaire du roy avoit aussi pour luy un dessein bien different. Car il vouloit qu' il suivist sa profession. Et luy au contraire avoit un si violent desir d' étudier en theologie, qu' enfin ses prieres et ses larmes luy en obtinrent la permission. Il fut prest d' entrer dans la compagnie des jesuites qui luy avoient promis de le recevoir, et luy avoient dit d' attendre quelques jours pour de certaines considerations. J' ay sçû de luy-mesme, que le bon traitement qu' on luy faisoit luy estoit penible, parce qu' il luy sembloit que ce n' estoit pas le chemin du ciel. Il avoit toûjours pris quelques heures pour faire oraison : et son recueillement et son honnesteté estoient extremes.

En ce mesme temps un de ses amis nommé le pere Jean De Jesus docteur en theologie prit l' habit de nostre ordre dans le monastere de Pastrane. Je ne sçay si ce fut par cette occasion, ou par un livre qu' il avoit fait de l' excellence et de l' antiquité de nostre ordre, qu' il


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s' y affectionna. Car il prenoit tant de plaisir à lire les choses qui les regardoient et à les prouver par de grandes autoritez, qu' il dit qu' il avoit souvent du scrupule de ce que ne s' en pouvant tirer il quittoit ses autres études : et il y employoit mesme ses heures de recreation. ô sagesse et puissance de Dieu que vous estes admirables, et qu' il est impossible aux hommes de ne pas accomplir ce que vous voulez ! Vous sçaviez, seigneur, le besoin que ce grand ouvrage que vous aviez commencé dans nostre ordre avoit de semblables personnes, et je ne sçaurois assez vous remercier de la grace que vous nous fistes en cette rencontre. Car si j' avois eu à choisir entre tous ceux qui estoient les plus capables de servir dans ces commencemens nostre congregation, je vous aurois, mon Dieu, demandé ce saint religieux. Que soyez-vous beny à jamais.

Lors que ce pere n' avoit ainsi aucune pensée d' entrer dans nostre ordre il fut prié d' aller à Pastrane pour traiter de la reception d' une religieuse avec la prieure de celuy de nos monasteres qui subsistoit encore en ce lieu-là. Sur quoy je ne sçaurois assez admirer les moyens dont il plaist à Dieu de se servir, puis que s' il y fut allé pour prendre luy-mesme l' habit de nostre reforme, tant de personnes auroient travaillé à l' en détourner qu' il ne l' auroit peut-estre jamais fait. Mais la glorieuse Vierge voulut le récompenser de son extreme devotion pour elle. Car je ne puis attribuer qu' à son intercession qui ne manque jamais à ceux qui ont recours à son assistance, la grace que Dieu fit à ce bon religieux de l' engager ainsi dans son ordre, afin qu' il pust par les services qu' il luy rend luy témoigner l' ardeur de son zele.

Estant encore fort jeune à Madrid il alloit souvent prier Dieu devant une image de cette bienheureuse Vierge qu' il nommoit sa maistresse, et je ne doute point que ce ne soit elle qui a obtenu pour luy de nostre seigneur cette grande pureté de coeur qu' il a toûjours euë. Il m' a dit qu' il luy sembloit quelquefois qu' il remarquoit dans ses yeux qu' elle avoit beaucoup pleuré à cause de tant d' offenses que l' on commet contre son fils. Il en conçût des sentimens si vifs pour ce qui regarde la gloire de ce redempteur du monde, et de si ardens desirs pour le bien des ames, qu' il n' y a point de travaux qui ne luy paroissent legers quand il rencontre l' occasion de profiter à quelqu' une, comme je l' ay éprouvé en diverses fois.

Ne semble-t-il donc pas, mes filles, que la Sainte Vierge par une heureuse tromperie le fit aller à Pastrane pour y prendre luy-mesme l' habit de nostre ordre lors qu' il ne pensoit qu' à le faire donner à une autre. " ô mon sauveur que les secrets de vostre conduite sont impenétrables d' avoir ainsi disposé les choses pour récompenser ce fidele serviteur de ses bonnes oeuvres, du bon exemple qu' il avoit toûjours donné, et de son extreme affection pour vostre glorieuse mere. " lors qu' il fut arrivé à Pastrane il alla trouver la superieure pour la prier de recevoir cette fille, sans sçavoir que nostre seigneur l' y conduisoit afin d' obtenir par ses prieres une semblable grace pour luy-mesme.


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Comme par une faveur particuliere de Dieu sa conversation est si agreable que l' on ne sçauroit le voir sans l' aimer, ainsi qu' il l' est de toutes les personnes qu' il gouverne, parce qu' encore que sa passion pour l' avancement des ames ne luy permette pas de dissimuler aucune faute, il les reprend d' une maniere si douce que l' on ne sçauroit s' en plaindre, cette prieure en fut si touchée qu' elle conçût un tres-grand desir de le voir entrer dans nostre ordre.

Elle representa en suite aux soeurs, que n' y ayant gueres, ou peut-estre point de si bon sujet, elles devoient toutes se mettre en priere pour demander à Dieu de ne le pas laisser aller qu' il n' eut pris l' habit. Et comme cette superieure est une si grande religieuse que je croy qu' elle auroit seule esté capable d' obtenir cette grace de Dieu : à combien plus forte raison devoit-on l' esperer des prieres que tant de bonnes ames joignirent aux siennes ? Toutes luy promirent de s' y employer de tout leur pouvoir, et elles le firent par des jeusnes, des disciplines, et des oraisons continuelles. Leurs voeux furent exaucez. Car le pere Gracien estant allé au monastere des peres carmes déchaussez, l' extreme regularité qui s' y pratiquoit, la ferveur avec laquelle on y servoit Dieu, et ce que cet ordre estoit consacré à la Sainte Vierge qu' il desiroit si ardemment de servir, luy firent une telle impression qu' il resolut de ne point retourner au monde. Le demon ne manqua pas de luy representer l' extreme douleur qu' il causeroit à son pere et à sa mere qui l' aimoient si tendrement, et qui dans le grand nombre d' enfans qu' ils avoient le consideroient comme le seul appuy de leur famille. Mais il remit le soin de les assister entre les mains de Dieu pour l' amour duquel il abandonnoit toutes choses et se consacroit à sa sainte mere. Ainsi ces bons peres luy donnerent l' habit avec une grande joye. Et celle de la prieure et des religieuses fut telle, qu' elles ne pouvoient se lasser de remercier Dieu d' avoir accordé cette grace à leurs prieres.

Il passa l' année de son noviciat avec la mesme humilité que le moindre des novices, et donna dans une occasion qui s' en offrit une preuve signalée de sa vertu. Car le prieur estant absent on mit en sa place un jeune pere qui n' estoit ny sçavant, ny habile, ny assez experimenté pour exercer cette charge. Il ordonnoit des mortifications si excessives, principalement pour de si bons religieux, que si Dieu ne les eut assistez ils n' auroient pû les pratiquer.

On a reconnû depuis que ce pere est si mélancolique que l' on a de la peine à vivre avec luy lors mesme que n' estant point en charge il n' a qu' à obeïr ; et à plus forte raison quand il commande ; tant cette humeur qui produit de si dangereux effets domine en luy. Il est d' ailleurs bon religieux, et Dieu permet quelquefois de semblables choses pour perfectionner l' obeïssance de ceux qui l' aiment, ainsi qu' il arriva en cette rencontre.

C' a esté sans doute par le merite d' une si parfaite obeïssance du pere Jerosme Gracien de la mere de Dieu, que nostre seigneur a voulu luy apprendre à conduire ceux qui luy sont soûmis aprés


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l' avoir pratiquée luy-mesme. Et afin qu' il ne luy manquast rien de ce qui est necessaire pour bien gouverner, il soûtint de tres-grandes tentations trois mois avant que de faire profession. Mais comme il devoit estre un genereux chef de tant de genereux combatans engagez dans le service de la reine des anges, il resista avec tant de courage à ces assauts, que plus cet esprit infernal le pressoit de quitter l' habit, plus il se fortifioit dans la resolution de le porter toute sa vie. Il m' a donné un écrit qu' il fit dans le plus fort de ces tentations : et je l' ay lû avec grande devotion, parce que l' on y voit clairement de quelle sorte Dieu le soûtenoit.

On trouvera peut-estre étrange que ce saint religieux m' ait communiqué tant de particularitez des choses les plus interieures qui le concernent. Mais je veux croire que Dieu l' a permis afin que je les rapportasse icy, pour obliger ceux qui les liront d' admirer les faveurs qu' il fait à ses creatures, puis qu' il sçait que ce bon pere n' en a jamais tant dit à nul autre, ny mesme à ses confesseurs. Il s' y portoit quelquefois à cause que mon âge et ce qu' on luy avoit dit de moy luy faisoit croire que j' avois quelque experience de ces choses : et d' autres fois parce que la suite du discours l' engageoit à me les confier, aussi bien que d' autres que je ne pourrois écrire sans me trop étendre : outre que je me retiens de peur de luy donner de la peine si ce papier tomboit un jour entre ses mains. Mais quand cela arriveroit, comme ce ne pourroit estre que de long-temps, j' ay crû devoir rendre ce témoignage à l' obligation que luy a nostre ordre dans ce renouvellement de nostre ancienne regle.

Car encore qu' il n' ait pas esté le premier à y travailler, il y a eu des temps où j' aurois eu regret de ce que l' on avoit commencé si je n' eusse mis mon esperance en la misericorde de Dieu. En quoy je n' entens parler que des maisons des religieux ; celles des religieuses ayant par son infinie bonté toûjours bien esté jusques icy. Ce n' est pas que celles des religieux allassent mal ; mais il y avoit sujet de craindre qu' elles ne déchûssent bien-tost, parce que n' ayant point de provincial particulier ils estoient soûmis aux peres de l' observance mitigée, qui ne donnoient point de pouvoir sur eux au pere Antoine De Jesus qui avoit commencé la reforme, et auroit pû les conduire. Joint que nostre reverendissime pere general ne leur avoit point donné de constitutions.

Ainsi chaque maison se gouvernoit comme elle pouvoit, et dans ces differentes conduites l' on souffrit beaucoup jusques à ce que le pouvoir passa entre les mains de ceux de la reforme. J' en estois souvent fort affligée. Mais Dieu y remedia par le moyen du P Gracien de qui je parle quand il fut étably commissaire apostolique avec une entiere autorité sur les carmes déchaussez et sur les carmelites. Il fit alors des constitutions pour ses religieux, et nostre reverendissime pere general nous en avoit desja donné.

Dés la premiere fois qu' il visita ces peres il établit une si grande union entre eux qu' il parut que Dieu l' assistoit, et que la Sainte Vierge l' avoit choisi pour le rétablissement de son ordre. Je la prie de tout mon


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coeur d' obtenir de son divin fils de continuer à le favoriser de ses graces et le faire de plus en plus avancer dans son service. Ainsi soit-il.

 

FOND. SEVILLE CHAPITRE 23

La sainte part pour la fondation du monastere de Seville. Incroyables peines et grands perils qu' elle court en chemin, et difficultez qu' elle rencontre à cet établissement. Mais aprés qu' elle eut parlé à l' archevesque il luy en accorda enfin la permission.

Lors que ce bon pere Gracien vint me visiter à Veas nous nous estions seulement écrit ; mais nous ne nous estions encore jamais vûs, quoy que je le souhaitasse extremement à cause du bien que l' on m' avoit dit de luy. Son entretien me donna beaucoup de joye, et me fit voir que ceux qui me l' avoient tant loüé ne connoissoient qu' une partie de ses vertus. Je me sentis dans nos conferences soulagée de mes peines.

Dieu me fit comprendre ce me sembloit que je tirerois de grands avantages de sa communication ; et je me trouvois si consolée et si contente que je ne me connoissois plus moy-mesme. Sa commission ne s' étendoit pas plus loin que l' Andalousie. Mais le nonce l' ayant envoyé querir à Veas il luy donna aussi pouvoir sur les carmes déchaussez et sur les carmelites de la province de Castille ; et j' en eus une telle joye que je ne pouvois assez à mon gré en remercier nostre seigneur.

En ce mesme temps on m' apporta la permission de fonder un monastere à Caravaque. Mais comme elle n' estoit pas telle que je la jugeois necessaire on fut obligé de la renvoyer à la cour. Il me faschoit fort d' attendre là si long-temps, et je desirois de m' en retourner en Castille parce que j' avois écrit aux fondatrices que cet établissement ne se pouvoit faire sans une certaine condition qui y manquoit : et l' on ne put éviter d' aller à la cour. Comme le pere Gracien en qualité de commissaire de la province d' Andalousie estoit superieur de ce monastere, et qu' ainsi je ne pouvois agir sans son ordre, je luy communiquay l' affaire. Il jugea aussi que si j' abandonnois la fondation de Caravaque elle seroit ruinée, et que ce seroit rendre un grand service à Dieu d' en faire une dans Seville. Elle luy paroissoit facile à cause qu' elle estoit demandée par des personnes riches qui pouvoient presentement nous donner une maison, et que d' un autre costé l' archevesque de cette grande ville avoit tant d' affection pour nostre ordre qu' elle luy seroit tres-agreable. Ainsi nous nous résolûmes que je menerois à Seville la prieure et les religieuses que je croyois mener à Caravaque. J' avois toûjours auparavant refusé pour de certaines raisons de faire des fondations dans l' Andalousie : et quand j' allay à Veas si j' eusse sçu qu' il en estoit je n' y


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aurois point esté. Mais ce qui me trompa fut qu' encore que le territoire de cette province ne commence qu' à quatre ou cinq lieuës de là, il ne laisse pas d' estre de son ressort. Je n' eus point neanmoins de peine à me rendre à la resolution prise par ce sage superieur, parce que nostre seigneur m' a fait la grace de croire que ceux qu' il éleve sur moy en autorité ne font rien que bien à propos.

Nous nous préparasmes aussi-tost pour partir à cause que la chaleur commençoit d' estre bien grande, et le pere Gracien commissaire apostolique ayant esté mandé par le nonce, nous nous mismes en chemin accompagnées du pere Julien D' Avila, et d' un religieux de nostre réforme. Nous allions selon nostre coûtume dans des chariots couverts, et aprés estre arrivées à l' hostellerie nous nous mettions toutes dans une chambre bonne ou mauvaise selon la rencontre, et une soeur qui se tenoit à la porte recevoit ce dont nous avions besoin, sans que ceux qui nous accompagnoient y entrassent. Quelque diligence que nous pussions faire nous n' arrivasmes à Seville que le jeudy de la semaine de la tres-sainte trinité ; et bien que nous ne marchassions pas dans la grande chaleur du jour, le soleil estoit si ardent que lors qu' il avoit donné sur nos chariots on y estoit dans une espece de purgatoire. Cela faisoit quelquefois penser à ces bonnes soeurs combien les tourmens de l' enfer doivent estre grands, puis qu' une incommodité infiniment moindre donne tant de peine. Et d' autres fois elles s' entretenoient du plaisir de souffrir pour Dieu.

Ainsi elles continuoient leur voyage avec grande joye : et ces six religieuses estoient telles qu' il me semble que je n' apprehenderois point avec une si sainte compagnie de me trouver au milieu des turcs, parce qu' elles auroient la force, ou pour mieux dire Dieu la leur donneroit, de souffrir pour son amour, qui estoit le but de tous leurs desirs et le sujet de tous leurs entretiens, tant elles estoient exercées à l' oraison et à la mortification. Il est vray que voyant qu' il les faloit mener si loin j' avois choisi celles qui me paroissoient les plus propres pour cet établissement : et elles eurent besoin de toute leur vertu pour supporter tant de travaux. Je ne dis rien des plus grands, à cause que quelques personnes pourroient s' en trouver blessées.

La veille de la pentecoste Dieu les affligea extremement par une fievre qu' il m' envoya si violente que je n' en ay jamais eu de semblable : et je ne puis attribuer qu' à leurs prieres ce que le mal ne passa pas plus avant. Je paroissois estre en léthargie ; et le soleil avoit tellement échauffé l' eau que mes compagnes me jettoient pour me faire revenir, que j' en recevois peu de soulagement. En recompense nous arrivasmes le soir dans un si méchant logis que tout ce que l' on pût faire fut de nous donner une petite chambre sans fenestres, qui n' avoit pour plancher que le toit de la maison, et que le soleil perçoit de part en part lors que l' on ouvroit la porte ; mais un soleil incomparablement plus ardent que celuy de Castille. On me mit sur un lit qui estoit tel que j' aurois mieux aimé coucher par terre. Il estoit si haut d' un costé et si bas de l' autre que je ne m' y pouvois tenir, et il


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sembloit n' estre fait que de pierres pointuës. Tout est supportable avec la santé : mais en verité c' est une étrange chose que la maladie. Enfin je crus qu' il valoit mieux me lever et partir, parce que le soleil de la campagne me paroissoit plus supportable que celuy de cette chambre. Quel tourment doit donc estre celuy des damnez qui demeurent durant toute une eternité dans un mesme estat, sans pouvoir jouïr du soulagement de changer au moins de peine en passant d' une douleur à une autre, comme il m' arriva une fois lors que j' en éprouvois une tres-grande. Mais quelque mal que je souffrisse dans cette derniere rencontre il ne me souvient point d' en avoir esté touchée. Mes soeurs l' estoient beaucoup : et il plût à nostre seigneur que ces extremes douleurs ne continuerent avec tant de violence que jusqu' à la nuit.

Deux jours auparavant il nous estoit arrivé un accident qui nous donna une grande apprehension.

Ayant à traverser dans un bac la riviere de Guadalquivir, les chariots ne pûrent passer au lieu où le cable estoit tendu. Il falut prendre plus bas en se servant neanmoins de ce cable : et ceux qui le tenoient l' ayant lasché je ne sçay comment, le bac dans lequel estoit nostre chariot s' en alla sans rames au fil de l' eau. Dans un si pressant peril le desespoir du batelier me donnoit plus de peine que le danger où nous estions. Nous nous mismes toutes en priere, et les autres jettoient de grands cris. Un gentilhomme voyant cela de son chasteau qui en estoit proche avoit envoyé pour nous secourir avant qu' on eut lasché le cable que nos religieux et les autres tenoient de toute leur force : mais la rapidité de l' eau en faisoit tomber quelques-uns par terre, et les contraignit tous enfin de le lascher comme je l' ay dit. Sur quoy je n' oublieray jamais l' incroyable douleur qu' un fils du batelier qui n' avoit que dix ou onze ans témoignoit avoir de celle de son pere. Dieu qui a pitié des affligez fit que le bac s' arresta contre un banc de sable où l' eau estoit d' un costé assez basse, ce qui donna moyen de nous secourir. Et la nuit estant venuë celuy qui avoit esté envoyé du chasteau nous servit de guide pour nous remettre dans nostre chemin, sans quoy nous nous serions trouvées dans une nouvelle peine. Ayant tant de choses à dire de ce que nous souffrismes durant ce voyage je ne pensois pas rapporter celles-cy qui sont beaucoup moins importantes, et je me suis sans doute renduë ennuyeuse en m' étendant trop sur ces particularitez.

La derniere feste de la pentecoste il nous arriva un nouvel accident qui me fascha plus que tous les autres.

Nous nous estions extremement pressées afin d' arriver à Cordoüe assez matin pour y entendre la messe sans estre vûës dans une eglise qui est au delà du pont où nous croyions trouver peu de monde. Mais les chariots ne pouvant passer ce pont sans une permission du gouverneur, il falut l' envoyer demander, ce qui nous retarda plus de deux heures, parce qu' il n' estoit pas encore levé. Cependant quantité de gens s' approchoient de nostre chariot pour voir qui estoit dedans : et comme il estoit bien fermé, cela ne nous donnoit pas beaucoup de peine. Lors que


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la permission fut venuë la porte du pont se trouva trop étroite pour passer nostre chariot. Il falut y travailler, et cela consuma encore du temps. Enfin nous arrivasmes à l' eglise où le pere Julien D' Avila devoit dire la messe. Nous la trouvasmes pleine de monde à cause que l' on y faisoit une grande solemnité et que l' on devoit y prescher, parce qu' elle porte le nom du saint esprit, ce que nous ne sçavions pas. J' en fus si faschée qu' il me sembloit que nous ferions mieux de nous en aller sans entendre la messe que de nous engager dans une si grande presse. Mais le pere Julien ne fut pas de cet avis. Et comme il est theologien nous fusmes obligées de le croire, quoy que les autres seroient peut-estre entrées dans mon sentiment. Nous descendismes donc à l' eglise sans que l' on pûst nous voir au visage parce que nous avions nos voiles baissez : mais il leur suffisoit pour estre surpris de nous voir avec ces voiles, des manteaux blancs de gros drap, et des sandales. L' émotion que cette rencontre me donna aussi bien qu' aux autres personnes qui nous accompagnoient fut si grande, qu' elle fut cause à mon avis que la fievre me quitta.

Lors que nous entrasmes dans l' eglise un bon homme eut la charité d' écarter le peuple pour nous faire place ; et je le priay de nous mener dans quelque chapelle. Il le fit : il en ferma la porte, et nous y laissa jusques à ce qu' il vint nous en retirer pour nous mener hors de l' eglise. Peu de jours aprés il arriva à Seville et dit à un pere de nostre ordre, qu' il croyoit que Dieu pour le recompenser de cette action luy avoit donné du bien qu' il n' esperoit point.

Je vous avouë, mes filles, qu' encore que la peine que je souffris ce jour-là ne vous paroisse peut-estre pas grande, ce fut pour moy l' une des plus rudes mortifications que j' aye éprouvées en toute ma vie, parce que l' étonnement et l' émotion de tout ce peuple ne furent pas moindres que s' ils eussent vû entrer plusieurs taureaux dans l' eglise, ce qui me donnoit une étrange impatience d' en sortir, quoy que nous ne sçûssions où nous retirer durant le reste du jour.

Nous le passasmes comme nous pûmes dessous un pont.

Estant arrivées à Seville nous allasmes loger dans une maison que le pere Marian à qui j' avois donné avis de tout nous avoit loüée. Et bien que je crusse ne rencontrer plus de difficultez, parce comme je l' ay dit, que l' archevesque affectionnoit fort les carmes déchaussez et m' avoit mesme quelquefois écrit avec beaucoup de bonté, Dieu permit que j' eus assez de peine, à cause que ce prelat ne pouvoit approuver des monasteres de filles sans revenu, et avec raison.

De là vint nostre mal, ou pour mieux dire nostre bien.

Car si on le luy eut fait sçavoir avant que je me fusse mise en chemin je croy certainement qu' il n' y auroit jamais consenty. Mais le pere commissaire et le pere Marian croyant qu' il seroit bien aise de ma venüe, comme en effet il en témoigna de la joye, et qu' ils luy rendroient un grand service, ne voulurent point luy en parler : et s' ils en eussent usé autrement ils auroient fait une grande faute en pensant bien faire.

Ainsi quoy que dans toutes les autres fondations nous commencions


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toûjours par obtenir la permission de l' ordinaire selon le saint concile de trente, nous ne l' avions point demandée pour celle-cy, à cause que nous croyions comme il estoit vray et que ce prelat l' a reconnu depuis, que cette fondation luy estoit fort agreable.

En quoy il paroist que Dieu ne veut pas qu' aucun de ces nouveaux monasteres s' établisse sans que j' en souffre de grandes peines d' une maniere ou d' une autre.

Lors que nous fusmes dans la maison je pensois prendre possession ainsi que j' avois accoûtumé, et commencer d' y dire l' office. Mais le pere Marian qui conduisoit cette affaire n' osant de peur de m' affliger me dire la difficulté qui s' y rencontroit, m' alleguoit des raisons pour differer ; et comme elles estoient assez foibles je n' eus pas de peine à juger qu' il n' avoit pû obtenir la permission. Il me proposa ensuite de fonder le monastere avec du revenu, et quelque autre expedient dont il ne me souvient pas : et enfin il me declara nettement que ce prelat quoy que fort homme de bien, n' ayant jamais depuis tant d' années qu' il estoit archevesque de Seville aprés avoir esté evesque de Cordoüe, donné aucune permission pour établir des monasteres de religieuses, il n' y avoit pas lieu d' esperer de l' obtenir pour celuy-cy, principalement n' ayant point de revenu.

Ainsi c' estoit me dire nettement qu' il ne falloit plus penser à cette affaire puis que quand mesme je l' aurois pû j' aurois eu une tres-grande peine à me resoudre de fonder un monastere avec du revenu dans une ville telle que Seville, n' en ayant jamais étably avec cette condition qu' en des lieux si pauvres que l' on n' auroit sçû autrement y subsister. à quoy il faut ajoûter que ne nous restant rien de l' argent que nous avions apporté pour la dépense de nostre voyage, et n' ayant pour toute chose que nos habits, quelques tuniques, quelques coiffes, et ce qui avoit servy à couvrir nos chariots, nous fusmes mesme contraintes d' emprunter d' un amy d' Antoine Gaytan ce qu' il faloit pour le retour de ceux qui nous avoient accompagnées, et le pere Marian s' employa pour chercher les moyens d' accommoder le logis. Outre que n' ayant point de maison en propre je trouvois de l' impossibilité à faire une fondation en ce lieu.

Ensuite de plusieurs importunitez de ce pere, l' archevesque permit qu' on nous dist la messe le jour de la tres-sainte trinité, et défendit en mesme temps de sonner les cloches, ny seulement d' en attacher : mais elles estoient desja attachées. Nous passasmes ainsi plus de quinze jours ou un mois, je ne sçaurois dire lequel tant j' ay mauvaise memoire, et j' estois toute resoluë si le pere commissaire et le pere Marian me l' eussent permis, de m' en retourner à Veas avec mes religieuses pour travailler à la fondation de Caravaque ; ce voyage me paroissant moins fascheux que d' avoir publié comme on avoit fait que nous estions venuës pour nous établir à Seville. Mais le pere Marian ne voulut jamais me permettre d' en écrire à l' archevesque. Il jugea plus à propos de tascher comme il fit à gagner peu à peu son esprit, tant par luy-mesme que par les lettres que le pere commissaire


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luy écrivit de Madrid. Ce qui m' ostoit tout scrupule et me mettoit l' esprit en repos estoit que nous continuions toûjours à dire l' office dans le choeur ; que l' on ne nous avoit dit la premiere messe que par la permission de ce prelat ; que c' estoit un des siens qui l' avoit dite, et qu' il ne laissoit pas d' envoyer quelquefois me visiter et m' assurer qu' il me viendroit voir. Toutes ces circonstances me faisoient croire que je n' avois pas sujet d' estre si en peine : et ma peine ne procedoit pas aussi de ce qui me regardoit et mes religieuses ; mais de celle qu' avoit le pere commissaire de m' avoir engagée à ce voyage et de penser à l' affliction que ce luy seroit si tout venoit à estre renversé, comme il n' y avoit que trop de sujet de l' apprehender.

En ce mesme-temps les peres carmes mitigez apprirent que cette fondation se faisoit. Ils me vinrent voir, et je leur montray les patentes que j' avois de nostre reverendissime pere general. Elles leur fermerent la bouche, et ils ne se seroient pas à mon avis si aisément adoucis s' ils eussent esté informez de la difficulté que faisoit l' archevesque ; mais on ne la sçavoit point ; et l' on croyoit aucontraire que cette fondation luy estoit fort agreable. Dieu permit enfin qu' il me vint voir. Je luy representay le tort qu' il nous faisoit. Il m' accorda tout ce que je pouvois desirer : et depuis ce jour il n' y a point de faveurs que nous n' ayons reçuës de luy en toutes occasions.

 

FOND. SEVILLE CHAPITRE 24

Dans les extremes difficultez de trouver une maison pour l' établissement de ce monastere Dieu assure la sainte qu' il y pourvoiroit. Assistance qu' elle reçoit d' un de ses freres qui revenoit des Indes. Enfin elle achete une maison tres-commode, et l' on y porte le tres-saint sacrement avec une tres-grande solemnité.

Qui pourroit s' imaginer que dans une ville aussi grande et aussi riche qu' est Seville j' eusse trouvé moins d' assistance pour fonder un monastere qu' en tous les autres lieux où j' en avois étably ? J' y en rencontray neanmoins si peu que je crus souvent qu' il valoit mieux abandonner ce dessein. Je ne sçay si l' air du pays y contribuoit. Car j' ay entendu dire que Dieu y donne au demon plus de pouvoir de tenter qu' ailleurs ; et il est vray que je n' avois de ma vie esté si lasche qu' alors. Je ne perdois pas toutefois la confiance que j' avois en Dieu. Mais je me trouvois si differente de ce que j' avois toûjours esté, et si éloignée des dispositions où je m' étois vûë en de pareilles rencontres, qu' il me sembloit que nostre seigneur se retiroit en quelque sorte de moy pour me laisser à moy-mesme, afin de me faire connoistre que le courage que j' avois auparavant venoit de luy, et non pas de moy.

Nous demeurasmes en cet estat dans Seville depuis le temps que j' ay dit jusques un peu avant le caresme, sans avoir moyen d' acheter


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une maison, ny que personne voulust estre nostre caution comme nous en avions trouvé ailleurs, parce que celles qui avoient tant pressé le pere commissaire de nous faire venir, ayant sçû quelle estoit l' austerité de nostre regle ne se jugerent pas capables de la supporter. Une seule dont je parleray dans la suite vint avec nous et prit l' habit. Cependant je me voyois pressée de quitter l' Andalousie à cause que d' autres affaires m' appelloient ailleurs, et ce m' estoit une tres-grande peine de laisser ces religieuses sans maison, quoy que je connusse que je leur estois inutile parce que Dieu ne me faisoit pas la faveur de me donner comme dans les provinces de deçà, quelqu' un qui m' assistast en cette entreprise.

Les choses estoient en cet estat lors que Laurent Zepida l' un de mes freres revint des Indes où il avoit passé plus de trente-quatre ans : il eut encore plus de peine que moy de voir que ces bonnes religieuses n' eussent point de maison en propre. Il nous assista beaucoup, et particulierement pour nous faire avoir celle où elles sont à present. De mon costé je priois instamment nostre seigneur et le faisois prier par mes soeurs de ne permettre pas que je partisse sans les laisser dans un logis qui leur appartinst. Nous recourions aussi à l' assistance du glorieux Saint Joseph et de la tres-sainte Vierge, en l' honneur de laquelle nous faisions plusieurs processions. Voyant donc mon frere si disposé à nous aider je traitay de l' achapt de quelques maisons. Mais lors que le marché paroissoit conclu, il se rompit.

M' estant ensuite mise en priere pour demander à Dieu que puis qu' il honoroit ces religieuses de la qualité de ses épouses, et qu' elles avoient un si grand desir de le servir, il luy plust de leur donner une maison.

Il me dit : j' ay desja exaucé vostre priere.

laissez-moy faire . Ces paroles me donnerent la joye que l' on peut s' imaginer : et je tins la chose pour faite, comme en effet elle se fit. Il nous empescha ensuite par son extreme bonté d' en acheter une dont chacun approuvoit l' acquisition à cause qu' elle estoit en tres-belle assiete ; mais si mal bastie et si vieille que ce n' estoit qu' une place qui ne nous auroit gueres moins coûté que la maison toute entiere que nous avons maintenant. Aussi n' en estois-je pas contente, parce que cela ne me paroissoit pas s' accorder avec ce que Dieu m' avoit dit dans l' oraison, qu' il nous donneroit une maison tres-commode. Il accomplit sa promesse. Car ne restant plus qu' à passer le contract de celle dont je viens de parler, celuy qui nous la vendoit à un prix excessif remit pour quelques considerations à le signer dans le temps dont nous estions convenus ; et nous dégagea ainsi de nostre parole. Je l' attribuay à une singuliere faveur de Dieu, à cause qu' il y avoit tant à travailler à cette maison qu' elle n' auroit pû estre entierement rétablie durant la vie des religieuses qui y estoient, quand mesme elles auroient trouvé moyen de faire une si grande dépense, ce qui leur auroit esté fort difficile.

Un ecclesiastique grand serviteur de Dieu nommé Garcia Alvarez tres-estimé dans la ville à cause de ses bonnes oeuvres qui faisoient toute son occupation, fut principalement cause de nous faire


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changer d' avis. Il avoit tant de bonté pour nous que depuis que nous eusmes la permission de faire dire la messe il ne manquoit jamais de venir nous la dire tous les jours, quoy que la chaleur fust extreme : et s' il eust eu plus de bien rien ne nous auroit manqué. Comme il connoissoit fort cette maison il ne voyoit point d' apparence de l' acheter si cherement, et nous le representa tant de fois qu' enfin il nous fit resoudre à n' y plus penser. Luy et mon frere allerent ensuite voir celle que nous avons aujourd' huy, et en revinrent avec raison si satisfaits, nostre seigneur le voulant ainsi, que l' affaire fut terminée en deux ou trois jours, et le contract signé. Mais nous n' eusmes pas peu de peine à y entrer, parce que celuy qui l' avoit loüée ne vouloit point en sortir, et que les religieux de Saint François qui en estoient proches nous prierent instamment de ne nous y point établir.

Pour moy j' y aurois consenty si le contract n' eut pas encore esté signé, et en eusse remercié Dieu pour n' estre point obligées de payer six mille ducats que nous coûtoit la maison sans pouvoir en joüir presentement. La mere prieure au contraire loüoit Dieu de ce que le marché estoit fait, à cause qu' elle avoit en cela comme en toute autre chose plus de foy que moy et qu' elle est beaucoup meilleure. Aprés avoir demeuré plus d' un mois en cet estat, enfin cette bonne mere, les autres religieuses, et moy allasmes de nuit nous mettre dans la maison, ne voulant pas que ces religieux le sçûssent avant que nous en eussions pris possession. Mais ce ne fut pas sans crainte que nous toutes et ceux qui nous accompagnoient fismes ce chemin. Autant d' ombres que nous voyions nous paroissoient autant de ces religieux.

Dés le point du jour Garcia Alvarez ce bon prestre qui estoit venu avec nous dit la premiere messe ; et depuis nous n' eusmes plus rien à apprehender. Jesus mon sauveur, quelles frayeurs n' ay-je point euës dans ces prises de possession ? Et si l' on en a tant lors que l' on n' a autre dessein que de travailler pour vostre service ; combien grandes doivent estre celles des personnes qui ne pensent qu' à vous offenser et à nuire à leur prochain ? Et comment est-il possible qu' ils y trouvent du plaisir et de l' avantage ? Mon frere n' estoit pas present, parce qu' il avoit esté obligé de se retirer à cause que la precipitation avec laquelle on avoit passé le contract luy avoit fait commettre une erreur qui nous auroit esté prejudiciable, et qu' estant nostre caution on vouloit pour ce sujet le mettre en prison. Ce qu' il n' avoit point d' habitude dans Seville où il passoit pour étranger, nous causa ainsi beaucoup de peine jusques à ce qu' il donna pour assûrance à nos parties des effets dont ils se contenterent. Ensuite tout alla bien, quoy que pour nous faire meriter davantage nous eusmes durant quelque temps un procés à soûtenir.

Nous nous estions renfermées dans un étage bas, et mon frere passoit les jours entiers à faire travailler les ouvriers. Il continua aussi à nous nourrir ainsi qu' il avoit commencé de faire quelque temps auparavant, parce que nostre maison n' estoit pas encore considerée comme


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un monastere, mais comme un logis particulier, excepté par un saint prieur des chartreux de Las Cuevas de la famille des pantojas d' Avila, à qui Dieu avoit dés nostre arrivée donné tant d' affection pour nous qu' il nous assistoit en toutes manieres, et il continuëra sans doute jusques à la fin de sa vie.

Je rapporte cecy, mes soeurs, à cause qu' estant juste de recommander à Dieu nos bienfaicteurs tant morts que vivans, je croy devoir engager celles qui liront cette relation à prier pour ce saint religieux à qui nous sommes si obligées.

Si je m' en souviens bien il se passa de cette sorte plus d' un mois, durant lequel mon frere travailloit avec tant d' affection à faire de quelques chambres une chapelle, et à tout accommoder, qu' il ne nous laissoit rien à faire. Quand cela fut achevé je desirois fort que le tres-saint sacrement y fut mis sans bruit, parce que j' apprehende toûjours de causer de la peine aux autres lors qu' on le peut éviter. Je le proposay à Garcia Alvarez ce bon prestre : et il en confera avec le pere prieur des chartreux ; l' un et l' autre n' affectionnant pas moins que nous-mesmes ce qui nous touchoit. Ils jugerent qu' afin de rendre le monastere connu de tout le monde il faloit que cette action se fit avec grande solemnité, et allerent ensuite trouver l' archevesque. Aprés avoir agité l' affaire il fut resolu que l' on iroit prendre le tres-saint sacrement dans une paroisse pour le porter en procession dans nostre monastere. Ce prelat ordonna aussi que le clergé avec quelques confrairies y assisteroient, et que l' on tapisseroit les ruës.

Le bon Garcia Alvarez para nostre cloistre par où l' on entra, et orna extremement l' eglise et les autels.

Il y avoit mesme une fontaine qui jettoit de l' eau de naphe sans que nous y eussions aucune part ny que nous l' eussions desiré. Mais il est vray que nous ne pûmes voir qu' avec beaucoup de devotion et de plaisir cette ceremonie se faire avec tant de solemnité, les rües si bien tenduës, et une si bonne musique de voix et d' instrumens que ce saint prieur des chartreux me dit qu' il n' avoit jamais rien vû de semblable à Seville. Ainsi on pouvoit juger que c' estoit un ouvrage de Dieu. Ce bon pere contre sa coûtume assista à la procession. L' archevesque posa luy-mesme le tres-saint sacrement : et la multitude du peuple qui se trouva à cette feste estoit incroyable. Vous voyez, mes filles, par ce recit quels estoient les honneurs que l' on faisoit à ces pauvres carmelites auparavant si méprisées de tout le monde qu' il ne sembloit pas qu' on leur voulust seulement donner un verre d' eau, quoy qu' il n' en manque pas dans la riviere de cette grande ville.

Il arriva une chose que tous ceux qui la virent trouverent fort remarquable. Aprés que la procession fut achevée on tira tant de coups de canon et tant de fusées que cela dura presque jusques à la nuit : et il leur prit encore alors envie d' en tirer. Surquoy le feu s' étant mis à de la poudre qu' un homme portoit, l' on considera comme un miracle qu' il n' en fut pas brûlé.

Il s' éleva une si grande flâme qu' elle alla jusques au haut de nostre cloistre qui estoit tapissé de


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taffetas jaune et cramoisi, et personne ne doutoit que ce taffetas ne dust estre reduit en cendre : mais il ne parut pas seulement que le feu s' en fut approché, quoy que les pierres de ces voutes en fussent toutes noircies. Nous en remerciasmes Dieu, parce que nous n' avions pas moyen de payer cette étoffe ; et il y a grande apparence que le démon à qui cette ceremonie ne plaisoit point, non plus que de voir une nouvelle maison consacrée à Dieu, avoit voulu s' en venger en quelque maniere. Nostre seigneur ne le permit pas : qu' il soit beny et glorifié à jamais.

 

FOND. SEVILLE CHAPITRE 25

La sainte ne parle presque dans tout ce chapitre que d' une excellente fille qui se rendit religieuse dans ce monastere nommée Beatrix de la mere de Dieu.

Vous pouvez juger, mes soeurs, quelle fut ce jour là nostre joye, et j' avoüe que la mienne fut tres-grande de voir que je laissois ces bonnes filles dans une maison bien assise, fort commode, connuë de toute la ville, où estoient entrées des filles qui pouvoient en payer la plus grande partie du prix, et que pour peu que celles qui acheveroient de remplir leur nombre y apportassent, elle se trouveroit entierement quitte.

Sur tout je ressentois une grande consolation de ce que mes travaux n' avoient pas esté inutiles. Mais lors que je pouvois joüir de quelque repos je fus obligée de partir le lundy d' aprés le dimanche qui precedoit la pentecoste de l' année 1576, à cause que la chaleur commençoit d' estre excessive, comme aussi pour tascher s' il estoit possible de ne point marcher le jour de la feste, et de la passer à Malagon, où je desirois de pouvoir demeurer quelques jours.

Ainsi Dieu ne permit pas que j' eusse la consolation d' entendre au moins une messe dans nostre eglise. Mon départ troubla la joye de ces bonnes religieuses. Elles sentirent vivement cette separation, à cause que nous avions durant un an souffert ensemble tant de travaux que ceux que j' ay rapportez ne sont que les moindres. Je n' en ay jamais tant éprouvé dans aucune autre fondation, si l' on en excepte celle d' Avila, qui les surpassoient encore parce qu' ils estoient interieurs. Je souhaite de tout mon coeur que Dieu soit bien servy dans cette maison. C' est la seule chose qui importe ; j' ay sujet de l' esperer lors que je voy qu' il y attire de si bonnes ames, et que les cinq que j' y ay menées avec moy, de la vertu desquelles j' ay parlé ; mais beaucoup moins que je ne l' aurois pû faire, y sont demeurées.

Je veux, mes filles, vous dire quelque chose de la premiere qui prit l' habit dans ce monastere, ne doutant point que vous ne l' appreniez avec plaisir. C' estoit une jeune demoiselle fille de parens tres-vertueux qui demeurent dans le haut pays. Elle n' avoit encore


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que sept ans quand une de ses tantes qui n' avoit point d' enfans voulut l' avoir auprés d' elle, et la prit en affection. Alors trois servantes de cette tante qui se flatoient auparavant de l' esperance qu' elle leur donneroit son bien, ne doutant point qu' elle ne declarast cet enfant son heritiere, conspirerent ensemble pour la perdre, et inspirées du démon supposerent qu' elle vouloit faire mourir sa tante, et qu' elle avoit pour ce sujet donné de l' argent à l' une d' elles pour acheter de l' arsenic. Celle-là le dit à sa maistresse, et les deux autres confirmerent son témoignage. Ainsi la tante le crut : la mere mesme de l' enfant en demeura persuadée, et elle retira sa fille qui passoit dans son esprit pour aussi coupable qu' elle estoit innocente.

Cette fille, dont le nom est Beatrix de la mere de Dieu, m' a dit, que durant plus d' une année sa mere la faisoit coucher sur la terre ; qu' il ne se passoit point de jour qu' elle ne luy donnast le foüet pour luy faire confesser le crime dont elle estoit accusée, et que plus elle assûroit qu' elle ne l' avoit pas commis, ny ne sçavoit pas seulement ce que c' estoit que de l' arsenic, plus elle luy paroissoit méchante de s' opiniastrer à le dénier, et la croyoit incorrigible.

Il luy eut esté facile de se délivrer d' un si cruel traitement en avoüant ce qu' on luy imposoit : et il y a sujet de s' étonner qu' elle ne le fit pas. Mais Dieu luy donna la force de soûtenir toûjours la verité ; et comme il est le protecteur des innocens il envoya à deux de ces trois femmes de si cruelles maladies qu' elles paroissoient avoir la rage. Se voyant en cet estat et prestes à mourir elles confesserent leur crime, et firent demander pardon à l' enfant. La troisiéme mourut en couche, et fit la mesme declaration. Ainsi toutes trois expirerent dans les tourmens pour punition d' une si horrible méchanceté. Je n' ay pas seulement sçû cela de la fille, mais aussi de la propre bouche de la mere qui la voyant religieuse et ayant peine à se consoler des maux qu' elle luy avoit faits, me l' a raconté avec d' autres particularitez qui faisoient voir quelles avoient esté ses souffrances, Dieu ayant permis qu' encore qu' elle n' eut point d' autre enfant et qu' elle l' aimast tendrement, elle l' eut traitée d' une maniere si horrible qu' on pouvoit dire qu' elle avoit esté son bourreau. Et c' est une femme si veritable et si vertueuse que l' on ne sçauroit refuser d' ajoûter foy à ses paroles.

Lors que cette fille eut prés de douze ans elle fut touchée en lisant la vie de Sainte Anne d' une grande devotion pour les saints du mont Carmel, parce qu' elle voyoit dans cette vie que la mere de Sainte Anne qui se nommoit, ce me semble, Emerentiane, alloit souvent les visiter. Ainsi elle s' affectionna de telle sorte à cet ordre de la Sainte Vierge qu' elle resolut de se faire religieuse, et fit voeu de chasteté. Elle passoit le plus de temps qu' elle pouvoit en solitude et en oraison, et y recevoit des graces tres-particulieres de nostre seigneur et de sa bien-heureuse mere. Mais quelqu' impatience qu' elle eust d' entrer en religion elle n' osoit s' en déclarer à son pere et à sa mere, et ne sçavoit comment apprendre des nouvelles de cet ordre. Sur quoy


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il est assez remarquable qu' y ayant dans Seville mesme une maison de la regle mitigée, elle n' en eut point de connoissance qu' aprés avoir plusieurs années depuis esté informée du nouvel établissement de nos monasteres. Elle estoit restée seule de plusieurs enfans dont elle estoit durant leur vie la moins cherie : et celuy de ses freres qui estoit mort le dernier avoit défendu son innocence lors qu' on luy avoit supposé ce crime. Aussi-tost qu' elle fut en âge d' estre mariée son pere et sa mere luy proposerent un party si avantageux qu' ils ne doutoient point qu' elle ne l' acceptast : mais elle leur répondit qu' elle avoit fait voeu de chasteté, et qu' elle mourroit plûtost que de le violer.

Ce refus les irrita de telle sorte, soit par un aveuglement causé par le démon, ou que Dieu le permit afin de faire souffrir à cette vertueuse fille une espece de martyre, que s' estant imaginez qu' il faloit qu' elle eut commis quelque grand crime pour avoir pû se resoudre de faire un si grand affront à celuy à qui ils avoient donné leur parole ; ils la traiterent d' une maniere si barbare qu' il luy en auroit cousté la vie si Dieu ne la luy eust conservée, et elle demeura trois mois au lit sans se pouvoir remuer. Sur quoy elle m' a dit que dans l' excés de ses tourmens s' estant souvenuë de ce que Sainte Agnez avoit souffert, elle ne les sentit presque plus, tant elle auroit desiré de mourir martyre comme elle.

Il faut avoüer qu' il est bien étrange qu' une fille qui ne quittoit jamais sa mere et estoit continuellement éclairée par un pere si habile, ait pû estre soupçonnée par eux d' avoir commis un si étrange peché, elle qui avoit toûjours vescu saintement, et estoit si honneste, si sage, et si charitable envers les pauvres qu' elle leur donnoit tout ce qu' elle avoit : mais lors que Dieu par un excés de son amour pour une personne la fait souffrir, il se sert de divers moyens pour luy accorder cette grace.

Quelques années aprés ce pere et cette mere ayant connu la vertu de leur fille changerent en caresses le mauvais traitement qu' ils luy faisoient. Ils ne luy refusoient rien de ce qu' elle desiroit d' eux pour faire l' aumosne, sans que neanmoins ils se pussent resoudre à consentir qu' elle fust religieuse : ce qui luy donnoit, à ce qu' elle m' a dit, beaucoup de peine.

Treize ou quatorze ans avant que le pere Gracien allast à Seville lors que l' on ne sçavoit encore ce que c' estoit que de carmes déchaussez, cette fille estant avec son pere, sa mere et quelques-unes de ses voisines, un religieux tres-venerable et vestu de gros drap comme nos peres de la reforme le sont maintenant, entra dans la chambre : et quoy qu' il semblast estre fort âgé, et que sa barbe qui estoit fort grande fust aussi blanche que de l' argent, il paroissoit beaucoup de fraischeur sur son visage. Il s' approcha de cette fille, et aprés luy avoir parlé en une langue que ny elle ny aucun de ceux qui estoient presens n' entendoit point, il fit trois fois le signe de la croix sur elle en disant ces propres mots : Beatrix, Dieu te rende forte : et puis s' en alla. Leur étonnement à tous fut si grand qu' à peine aucun d' eux pouvoit respirer tandis qu' il fut là. Quand


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il fut party le pere demanda à sa fille qui estoit ce venerable vieillard. Elle de son costé croyoit qu' il le connoissoit, et ils se leverent tous aussi-tost pour l' aller chercher ; mais inutilement. Cette apparition donna une grande consolation à cette sainte fille, et tous ceux qui la virent ne pouvant douter qu' elle ne vint de Dieu en furent extremement surpris, et conçurent encore une plus grande estime de sa vertu. Durant les quatorze années suivantes elle continua de s' employer à servir Dieu, et à luy demander qu' il luy plût d' accomplir son dessein sur elle.

Un si long retardement l' ennuyoit beaucoup, lors qu' allant entendre le sermon dans l' église de Triane qui est le quartier de Seville où son pere demeuroit, sans sçavoir qui y preschoit, il se trouva que c' estoit le pere Jerosme Gracien. Et quand il alla recevoir la benediction elle se ressouvint de celuy qui luy estoit apparu autrefois vestu et déchaussé de la mesme sorte, mais different de visage ; le pere Gracien n' ayant pas trente ans. Elle m' a raconté que sa joye fut si grande qu' elle pensa s' évanoüir, parce qu' encore qu' elle eut appris que l' on avoit étably en ce quartier-là un monastere de religieux, elle ne sçavoit point que ce fust des carmes déchaussez. Elle fit dés ce moment tout ce qu' elle pût pour aller à confesse à luy, et ne put qu' avec beaucoup de peine l' obtenir, à cause qu' estant si reservé et si retiré, et la voyant jeune et fort belle, il évite autant qu' il peut de confesser de semblables personnes. Comme elle estoit de son costé fort retenuë, un jour qu' elle pleuroit dans l' eglise, une femme luy demanda ce qu' elle avoit. Elle luy répondit qu' elle auroit desiré de parler au pere Gracien, mais qu' elle ne sçavoit comment l' aborder, parce qu' il confessoit alors. Cette femme la prit par la main, la mena à ce pere, le pria de l' entendre, et elle luy fit une confession generale. Il fut également touché et consolé des graces que Dieu avoit répanduës dans cette ame, et la consola beaucoup en luy apprenant qu' il pourroit bien venir des carmelites ; et qu' estant satisfait de sa vocation il feroit en sorte qu' elle seroit la premiere qu' elles recevroient. Il luy confirma la mesme chose aprés que nous fusmes arrivées, et prit un grand soin d' empescher que son pere et sa mere ne le sçussent, parce qu' ils n' auroient pû se resoudre à luy permettre d' entrer.

Comme lors qu' elle alloit se confesser au monastere des carmes déchaussez qui estoit fort éloigné de son logis et où elle faisoit plusieurs aumosnes, sa mere ne la menoit point ; mais la faisoit seulement accompagner par des servantes, cette vertueuse fille leur dit le jour de la feste de la tres-sainte trinité de demeurer, et qu' une femme qui estoit reverée de tout le monde dans Seville à cause de son extreme pieté et de ses occupations continuelles en de bonnes oeuvres, viendroit la prendre. Ainsi elles ne l' accompagnerent point ; et selon qu' elle l' avoit concerté avec cette femme elle prit un manteau de gros drap si pesant, que sans la joye qu' elle avoit de le porter je ne sçay comment elle l' auroit pû. Sa seule crainte estoit de rencontrer quelqu' un qui la reconnust, et qui la voyant dans un habit si


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different de son habit ordinaire ne la traversast dans son dessein. Car qu' est-ce qu' un veritable amour pour Dieu ne fait point faire ? Nous luy ouvrismes la porte, et j' envoiay en donner avis à sa mere. Elle vint aussi-tost, et paroissoit estre hors d' elle-mesme.

Mais aprés avoir repris ses esprits, au lieu de passer à ces extremitez ausquelles d' autres meres se laissent emporter, elle connut la grace que Dieu faisoit à sa fille, et malgré la resistance de la nature elle se soûmit à sa volonté, et nous fit ensuite de grandes aumosnes.

Il ne se pouvoit rien ajoûter à la joye que témoignoit cette nouvelle épouse de Jesus Christ de jouïr du bonheur qu' elle avoit si ardemment souhaité. Son humilité estoit si grande, et elle prenoit tant de plaisir dans le travail, que nous avions peine à luy arracher le balay des mains ; les exercices les plus bas et les plus penibles luy estant les plus agreables, quoy qu' elle eut esté élevée avec beaucoup de delicatesse. Le corps se ressentit de la joye de l' ame. Elle reprit aussi-tost son embonpoint ; et son pere et sa mere la voyant en cet estat en furent si consolez qu' ils n' auroient pas alors voulu qu' elle n' eut point esté avec nous.

Comme il n' estoit pas raisonnable que cette vertueuse novice joüist d' un si grand bonheur sans qu' il luy en coutast des souffrances, elle fut extremement tentée deux ou trois mois avant sa profession, non pas jusques à se resoudre de ne la point faire ; mais parce que le démon effaçoit de son souvenir tout le temps qu' elle avoit soûpiré aprés un tel bien, et luy faisant envisager mille difficultez agitoit sans cesse son esprit. Il se trouva neanmoins vaincu au lieu de la vaincre. Elle s' éleva par son courage au dessus de tant de peines dont il taschoit de l' accabler ; et malgré tous ses efforts, elle resolut de faire profession. Nostre seigneur qui n' attendoit pour la couronner que d' éprouver sa constance luy fit trois jours auparavant des graces extraordinaires, et mit en fuite cet irreconciliable ennemy des hommes. Elle se trouva dans une telle consolation qu' elle en estoit toute transportée ; et certes avec sujet, puisque c' estoit l' effet d' une preuve si signalée de l' amour que luy portoit son divin epoux. Peu de jours aprés son pere estant mort, sa mere prit l' habit, et nous fit une aumosne de tout son bien. Il ne se peut rien ajoûter au contentement dont elle et sa fille jouïssent, et à l' edification qu' elles donnent à toutes les soeurs par la fidelité avec laquelle elles répondent à la faveur que Dieu leur a faite de les appeller à son service.

L' année n' estoit pas encore passée qu' une autre demoiselle vint aussi se mettre avec nous, quoy que son pere et sa mere ne pussent se resoudre à le luy permettre. Ainsi Dieu remplit cette maison d' ames choisies qui se consacrent à luy avec tant d' ardeur, qu' il n' y a ny closture, ny austeritez, ny travaux qui soient capables de les étonner, et qu' elles ne surmontent par son assistance. Qu' il soit beny dans tous les siecles.

 

FOND. CARAVAQUE CHAPITRE 26


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De quelle maniere se fit cette fondation. La sainte exhorte à ne se point arrester au bien dans la reception des religieuses. Elle parle ensuite des grands travaux qu' elle a soufferts dans ces fondations, et dit comme on luy rendit tant de mauvais offices auprés du pere general qu' elle reçût des deffenses d' en faire davantage : ce qui au lieu de l' affliger luy donna beaucoup de joye.

Lors que j' estois sur le point de partir du monastere de Saint Joseph D' Avila pour aller à la fondation de Veas dont on estoit demeuré d' accord de tout, et qu' il ne restoit que de nous mettre en chemin pour l' executer, j' appris par un homme qu' une dame de Caravaque nommée Madame Catherine m' envoya exprés, que trois demoiselles avoient esté si touchées d' un sermon d' un pere de la compagnie de Jesus, qu' elles s' estoient retirées chez elle dans la resolution de n' en point sortir jusques à ce que l' on eut fondé en ce lieu là un monastere. Il y a grande apparence qu' elles avoient concerté avec cette dame, et qu' elle les aideroit à faire cette fondation. Elles estoient filles de deux gentilshommes des plus qualifiez de Caravaque dont l' un se nommoit Rodrigues De Moya qui estoit tres-vertueux. Toutes ensemble avoient assez de bien pour executer ce dessein, et elles avoient appris ce qui s' estoit passé dans la fondation de nos monasteres par les peres de la compagnie de Jesus qui nous y ont toûjours assistées.

L' ardeur avec laquelle ces bonnes filles envoyoient de si loin pour s' engager dans l' ordre de la Sainte Vierge me donna de la devotion. Je resolus de seconder leurs bonnes intentions, et ayant sçû que ce lieu estoit proche de Veas je menay un plus grand nombre de religieuses que je n' avois accoûtumé, parce que les lettres que j' avois reçûës me faisant croire que cette affaire ne recevroit point de difficulté, mon dessein estoit d' aller faire cette fondation aussi-tost aprés que celle de Veas seroit achevée.

Mais Dieu en ayant ordonné autrement mes mesures furent rompuës. Car comme je l' ay rapporté dans la fondation de Seville la permission du conseil des ordres arriva alors, et m' empescha d' executer ce que j' avois resolu. Il est vray aussi que j' en fus fort dégoûtée, parce que j' appris estant à Veas que le chemin estoit si mauvais que les superieurs de nos monasteres ne pourroient sans beaucoup de


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peine y aller faire leurs visites. Toutesfois comme j' avois donné sujet d' esperer que l' affaire s' acheveroit, je priay le pere Julien D' Avila et Antoine Gaytan d' aller sur les lieux pour reconnoistre l' estat des choses, et me dégager s' ils le jugeoient à propos. Ils trouverent cette grande chaleur assez rallentie, non pas du costé de ces demoiselles, mais de celuy de Madame Catherine qui avoit la principale part dans ce dessein, et qui les avoit logées chez elle dans un apartement separé comme dans une espece de monastere.

Ces bonnes filles demeurerent neanmoins si fermes dans leur resolution d' estre religieuses, et gagnerent de telle sorte le pere Julien D' Avila et Antoine Gaytan qu' avant que de s' en revenir ils passerent tous les actes necessaires pour la conclusion du traité, et les laisserent ainsi comblées de joye. Quant à eux ils estoient si satisfaits d' elles et de la bonté du pays qu' ils ne pouvoient se lasser de nous le témoigner : et ils avoüoient en mesme temps que l' on ne pouvoit voir de plus méchans chemins. Tout estant donc ainsi d' accord je renvoiay le bon Antoine Gaytan qui ne trouvoit rien de difficile pour m' obliger. Et sans l' affection que le pere Julien et luy avoient pour cet établissement, et la peine qu' ils prirent pour le faire reüssir, il ne se seroit jamais fait, tant j' y estois peu portée. Je priay ce bon homme de faire mettre un tour et des grilles aux lieux où l' on devoit prendre possession et loger les religieuses jusques à ce qu' elles eussent acheté une maison qui leur fust commode. Ce serviteur de Dieu y passa plusieurs jours, et nous accommoda un logement dans la maison de Rodriguez De Moya, qui estoit comme je l' ay dit pere d' une de ces demoiselles et qui en donna avec joye une partie pour ce sujet.

Lors que j' estois preste à me mettre en chemin je reçus la permission. Mais ayant sçû qu' il y avoit une clause qui rendoit les religieuses dépendantes des commandeurs, à quoy je ne pouvois consentir parce que cela est contraire à nos constitutions, il falut envoyer demander une nouvelle permission ; et on ne l' auroit jamais obtenuë non plus que celle de Veas si je n' eusse pris la liberté d' en écrire au roy Dom Philippes Ii à present regnant. Il commanda qu' on l' expediast aussi-tost. Car sa majesté affectionne de telle sorte les personnes religieuses qui vivent selon leur profession, qu' ayant sçû que nous observons dans nos monasteres la premiere regle il nous a toûjours favorisées. C' est pourquoy, mes filles, je vous prie de tout mon coeur de ne discontinuer jamais les prieres particulieres que nous faisons pour ce grand prince.

Comme il faloit donc faire réformer cette permission je partis par l' ordre du pere Jerosme Gracien de la mere de Dieu alors commissaire et qui l' est encore : je pris mon chemin par Seville, et laissay ces pauvres demoiselles dans leur closture où elles demeurerent jusques au premier jour de l' année suivante, quoy qu' elles eussent envoyé vers moy à Avila dés le mois de fevrier. La permission fut bientost expediée. Mais estant si éloignée d' elles et si occupée du


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sujet de mon voyage, tout ce que je pouvois estoit de les beaucoup plaindre dans les peines où elles me témoignoient estre par leurs lettres, et de desirer extremement de les en soulager.

M' estant donc impossible d' y aller, tant à cause de ce grand éloignement, que parce que cette autre fondation n' estoit pas encore achevée, le pere Jerosme Gracien trouva bon que les religieuses qui avoient esté destinées pour commencer cet établissement et qui estoient demeurées à Saint Joseph De Malagon, le fissent sans moy.

Je fis en sorte que l' on donna pour prieure une religieuse en la conduite de laquelle j' avois une grande confiance, parce qu' elle est beaucoup meilleure que moy. Elles partirent avec tout ce dont elles avoient besoin accompagnées de deux peres carmes de nostre reforme ; car le pere Julien D' Avila et Antoine Gaytan s' en estoient retournez il y avoit desja quelques jours ; et comme le chemin estoit long et le temps fâcheux à cause que c' estoit sur la fin de decembre je ne voulus pas leur donner la peine de revenir. Ces religieuses furent reçûës à Caravaque avec une grande joye de toute la ville, et une tres-particuliere de ces demoiselles qui les attendoient dans leur closture avec tant d' impatience.

Elles fonderent le monastere, et le tres-saint sacrement y fut mis le jour du saint nom de Jesus de l' année 1576. Deux de ces trois filles prirent aussi-tost l' habit. Mais la troisiéme estant d' un naturel trop mélancholique pour vivre dans une closture si étroite et si austere, elle retourna en sa maison pour y demeurer avec une de ses soeurs.

Qu' un tel exemple, mes filles, vous fasse admirer la conduite de Dieu, et combien nous sommes obligées de le servir et de le remercier de la grace qu' il nous a faite de perseverer jusques à faire profession, et de demeurer ainsi dans sa maison durant tout le reste de nostre vie en qualité de filles de la Sainte Vierge.

Il s' est servy du dessein qu' avoit cette demoiselle d' estre religieuse et de son bien pour l' établissement de ce monastere. Et lors qu' elle devoit jouïr du bonheur qu' elle avoit si ardemment souhaité, le courage luy a manqué et elle s' est laissé vaincre par cette humeur mélancolique sur qui nous rejettons si souvent les fautes que nos imperfections et la legereté de nostre esprit nous font commettre.

Plaise à sa divine majesté de nous donner une grace si abondante que rien ne soit capable de nous empescher d' avancer dans son service ; et qu' il veüille toûjours s' il luy plaist estre nostre protecteur et nostre soûtien, afin que nous ne perdions pas par nostre lascheté un aussi grand bien que celuy dont il a commencé de favoriser des creatures aussi foibles et aussi miserables que nous sommes. Je vous conjure en son nom, mes soeurs et mes filles, de luy faire sans cesse cette priere, et que chacune de celles qui entreront à l' avenir dans ces maisons saintes se represente continuellement que ç' a esté par une grace toute extraordinaire que cet ordre de la Sainte Vierge est rentré dans la premiere observance de sa regle, afin qu' il ne permette pas qu' elle se relasche.

Considerez que des choses qui paroissent legeres ouvrent la porte à de grands desordres, et font sans que l' on


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s' en apperçoive que l' esprit du monde entre dans ces lieux consacrez à la retraite et au silence.

Representez-vous la pauvreté et les travaux qui vous ont procuré le repos dont vous joüissez, et vous connoîtrez que la plus grande partie de ces monasteres ne sont pas l' ouvrage des hommes, mais celuy de Dieu qui prend plaisir à nous accorder de nouvelles graces quand nous n' y apportons point d' obstacle. Car d' où pensez-vous qu' une fille aussi foible et aussi imparfaite que je suis ait tiré de la force pour executer de si grandes choses ? Une fille soûmise à autruy, une fille sans argent et sans secours ; celuy de mes freres qui m' assista en la fondation de Seville estant encore alors dans les Indes ? Et comment pourriez-vous douter, mes soeurs, que ce ne soit Dieu qui a tout fait, puis que je ne suis pas d' une naissance assez illustre pour m' attribuer l' honneur que l' on m' a rendu en tant de rencontres ; et que de quelque costé que l' on considere ce qui s' est passé dans ces fondations il faut toûjours en venir à reconnoître que Dieu seul en a esté la source. Ne serions-nous donc pas bien malheureuses si nous manquions de maintenir en sa perfection un si grand ouvrage quand il nous devroit coûter pour le conserver nostre repos, nostre honneur, et nostre vie ? Mais ces trois choses au contraire s' y rencontrent. Car quel repos égale celuy dont vous joüissez avec une telle paix et une si grande joye interieure, qu' au lieu d' apprehender la pauvreté vous la desirez ? Quel honneur peut estre plus grand que d' estre les épouses d' un Dieu ? Et quelle vie peut estre plus heureuse que celle où l' on n' apprehende point la mort, comme nous en voyons des exemples en celles qui finissent leurs jours parmy nous ? Ainsi si vous demandez sans cesse à Dieu la grace de vous avancer de plus en plus dans son service : si vous vous défiez de vous-mesmes pour ne vous confier qu' en luy ; et si vous ne vous découragez jamais il ne vous refusera jamais son assistance.

N' apprehendez donc point que rien vous manque, et pourveu que vous soyez contentes des dispositions de celles qui se presenteront pour estre religieuses et qu' elles soient riches en vertu, ne craignez point de les recevoir encore qu' elles soient pauvres des biens du monde. Il suffit qu' elles viennent dans le dessein de servir Dieu le plus parfaitement qu' elles pourront.

Il pourvoira à vos besoins par quelque autre voye qui vous sera beaucoup plus avantageuse. J' en parle par experience : et il m' est témoin que je n' ay jamais refusé aucune fille manque de bien quand j' estois contente du reste. Le grand nombre que vous sçavez que j' en ay reçu purement pour l' amour de Dieu en est une preuve ; et je puis assurer avec verité que je n' estois pas si aise d' en recevoir de riches que de pauvres, parce que les premieres me donnoient quelque crainte ; au lieu que les autres touchoient si sensiblement mon coeur, que souvent j' en pleurois de joye. Que si en tenant cette conduite lors que nous n' avions ny maison, ny argent pour en acheter Dieu nous a tant assistées, serions-nous excusables de ne pas tenir la mesme conduite maintenant que nous avons dequoy vivre ? Croyez-moy, mes filles, vous


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perdriez en pensant gagner. Si celles qui se presenteront ont du bien qu' elles ne soient point obligées de donner à d' autres qui en auroient besoin, je trouve bon que vous le receviez en aumosne, parce qu' il me semble qu' autrement elles vous témoigneroient peu d' affection. Mais prenez toûjours garde que celles qui seront reçûës ne disposent de leur bien que par l' avis de personnes doctes, et pour la plus grande gloire de Dieu. Nous ne sçaurions qu' avec ces conditions prétendre d' en recevoir d' elles, et il nous importe beaucoup davantage qu' elles servent Dieu le plus parfaitement qu' elles pourront, puis que ce doit estre nostre seul desir. Toute miserable que je suis je puis dire à son honneur et pour vostre consolation que je n' ay jamais rien fait dans ces fondations que je n' aye cru conforme à sa volonté dont je n' aurois voulu pour quoy que ce fust m' éloigner en la moindre chose, et par l' avis de mes confesseurs, qui depuis que j' ay pris cette resolution se sont tous trouvez fort sçavans et personnes de grande pieté.

Peut-estre que je me trompe, et que j' ay commis sans le sçavoir un tres-grand nombre de fautes. J' en laisse le jugement à Dieu qui penetre le fond des coeurs, et dis seulement ce qui me paroist s' estre passé en moy-mesme. Mais je voyois clairement que si je faisois quelque bien c' estoit luy qui me le faisoit faire, et qu' il se servoit de moy pour accomplir son ouvrage.

Aussi ne l' ay-je rapporté, mes filles, qu' afin de vous faire encore mieux connoistre combien vous luy estes obligées et que jusques à cette heure nous n' avons fait tort à qui que ce soit. Qu' il soit beny à jamais d' estre la cause de tout nostre bonheur, et d' avoir suscité des personnes charitables pour nous assister.

Je le prie de nous faire la grace de n' estre point ingrates de tant de faveurs dont nous luy sommes redevables. Ainsi soit-il.

Vous avez vû, mes filles, une partie des travaux que j' ay soufferts et qui à mon avis ont esté les moindres.

Je n' aurois pû sans vous ennuyer vous les rapporter tous et vous dire particulierement combien grandes ont esté les fatigues que nous donnoient dans nos voyages la pluye, la nege, la peine de nous trouver égarées de nostre chemin, et sur tout mon peu de santé, m' estant arrivé diverses fois d' avoir une fievre si violente et plusieurs autres maux tant interieurs qu' exterieurs.

Il me souvient entre autres choses que le jour que nous partismes de Malagon pour aller à Veas je me trouvay reduite en tel estat, que considerant la longueur du chemin qui nous restoit encore à faire, les paroles du prophete Elie nostre pere quand il fuyoit la fureur de Jezabel me vinrent en l' esprit, et je dis à Dieu comme luy : je vous laisse à juger, seigneur, si j' ay assez de force pour tant souffrir.

Sa divine majesté voyant ma foiblesse me delivra comme en un moment de cette fievre et de tous ces autres maux tant interieurs qu' exterieurs, dont j' attribuay la cause à


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un saint ecclesiastique qui survint. Lors que Dieu me donnoit ainsi de la santé je supportois avec joye les travaux corporels. Mais ce ne m' estoit pas une petite peine de m' accommoder aux differentes humeurs des personnes des lieux où nous allions, et à me séparer de mes filles et de mes soeurs quand je me trouvois obligée de les quitter pour aller ailleurs ; la tendresse avec laquelle je les aime estant si grande que je puis dire avec verité que ces separations n' estoient pas les moindres de mes croix, principalement lors que je pensois que je ne les reverrois plus. La douleur qu' elles ressentoient de leur costé leur faisoit répandre quantité de larmes : parce qu' encore qu' elles soient détachées de tout le reste, Dieu ne leur a pas fait la grace de l' estre de moy, peut-estre pour augmenter la peine que me faisoit souffrir ce que je ne l' estois pas non plus d' elles.

Je faisois tous mes efforts pour ne le leur pas témoigner, et les reprenois mesme d' estre en cela si imparfaites : mais leur veritable affection pour moy dont elles me donnoient des preuves en toutes rencontres estoit si grande, que mes remontrances leur servoient de peu.

Vous aurez vû aussi comme j' avois non seulement la permission de nostre reverendissime pere general de faire ces fondations, mais un ordre particulier d' y travailler, et Dieu luy donnoit tant de zele pour ce bon oeuvre que je n' en faisois aucune dont il ne me témoignast par ses lettres une extreme joye. J' avoüe que rien ne m' a tant soûlagée dans mes travaux, parce que je croyois servir Dieu en le contentant, estant comme il est mon superieur, et que j' avois de plus une grande affection pour luy.

Enfin, soit que nostre seigneur voulust me donner quelque repos, ou que le diable ne pust souffrir l' établissement de tant de maisons consacrées au service de Dieu, le cours de ces fondations fut interrompu sans que l' on puisse en attribuer la cause à nostre reverendissime pere general, puis que luy ayant écrit il n' y avoit pas long-temps pour le prier de me dispenser de fonder davantage de monasteres, il m' avoit répondu que bien loin de me l' accorder, il souhaitoit que leur nombre pust égaler celuy de ses cheveux.

Avant que je partisse de Seville on avoit tenu un chapitre general dans lequel j' avois sujet de croire que l' on considereroit comme un service rendu à l' ordre la fondation de ces nouveaux monasteres. Mais au lieu d' envisager cette affaire de la sorte, on m' envoya une défense des définiteurs de faire davantage de fondations, et un commandement de me retirer dans celle de nos maisons que je voudrois choisir, avec défense d' en sortir pour quelque cause ou occasion que ce fust, ce qui estoit comme me mettre en prison, puis qu' il n' y a point de religieuse qu' un provincial ne puisse envoyer d' un monastere en un autre lors que le bien de l' ordre le desire. Mais ce qui estoit pis que tout le reste, et la seule chose qui m' estoit sensible, c' est que nostre pere general estoit mal satisfait de moy sur de faux rapports que des personnes passionnées luy avoient faits. Or pour vous faire voir, mes soeurs, combien grande est la misericorde


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de Dieu, et qu' il n' abandonne jamais ceux qui desirent de le servir, je puis assurer avec verité que non seulement cet ordre du chapitre ne me donna point de peine, mais me causa tant de joye que je ne la pouvois dissimuler. Ainsi je ne m' étonne plus de ce que David dansa devant l' arche, puis que si je l' eusse osé j' aurois fait la mesme chose en cette rencontre. Je ne sçay à quoy attribuer une joye si excessive, ne m' estant jamais trouvée en tant d' autres grandes traverses dans une semblable disposition, quoy que l' une des accusations que l' on me supposoit fust tres-notable. Et pour ce qui estoit de ne plus fonder de monasteres, si on en excepte le déplaisir que me donnoit le mécontentement de nostre reverend pere general, ce m' estoit un grand soûlagement, et j' avois souvent desiré de finir ma vie dans le repos et la retraite. Ce n' estoit pas neanmoins la pensée de ceux qui me rendoient ces mauvais offices. Ils croyoient au contraire extremement m' affliger, et peut-estre avoient-ils bonne intention. Il est vray que j' ay quelque fois senty de la joye dans les grandes contradictions que j' ay eües dans ces fondations, et les discours qui se faisoient contre moy par diverses personnes dont quelques-unes n' avoient pas de mauvais dessein. Mais je ne me souviens point d' avoir jamais en toute ma vie eu un contentement semblable à celuy que j' éprouvay en cette rencontre : en quoy ce qui me touchoit principalement estoit de penser qu' il faloit que mon createur fust satisfait de moy, puis que les creatures me récompensoient de la sorte des travaux que je souffrois. Car j' estois tres-persuadée que c' est se tromper que de chercher sa consolation dans les choses de la terre et les loüanges des hommes. Ils sont aujourd' huy d' un sentiment, demain d' un autre : ce qui leur plaist le matin, leur déplaist le soir, et vous seul, mon Dieu, estes toûjours immuable : " que soyez-vous beny à jamais, vous qui ferez jouïr dans le ciel d' une vie sans fin ceux qui vous serviront fidellement jusques à la fin de leur vie. " je commençay, comme je l' ay dit, en l' année 1573 à écrire ces fondations par l' ordre du pere Ripalda religieux de la compagnie de Jesus alors mon confesseur et recteur du college de Salamanque, où je demeurois dans le monastere de Saint Joseph.

Aprés en avoir écrit quelques-unes parmy plusieurs occupations je resolus d' en demeurer là, tant parce que je ne me confessois plus à ce pere qui estoit allé demeurer ailleurs, qu' à cause que j' avois eu beaucoup de peine à les écrire ainsi que j' en ay toûjours, sans neanmoins que j' y eusse regret l' ayant fait par obeïssance. Mais le pere Jerosme Gracien de la mere de Dieu commissaire apostolique me commanda de continuer. Comme mon obeïssance est fort imparfaite je luy representay pour m' en excuser mon peu de loisir, et les autres raisons qui me vinrent en l' esprit, tant j' apprehendois d' ajoûter cette fatigue à celles que j' avois desja. Ne l' ayant pû persuader il m' ordonna d' y travailler quand je le pourrois, et je l' ay fait par soûmission dans le desir que l' on en retranche tout ce que l' on y trouvera


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de mauvais, qui sera peut-estre ce qui m' y paroist le meilleur. J' ay achevé ce traité le quatorziéme jour de novembre 1576 veille de Saint Eugene dans le monastere de Saint Joseph De Tolede où je suis presentement, et par l' ordre de ce pere qui n' est pas seulement commissaire apostolique des carmes déchaussez et des carmelites qui vivent selon la premiere regle ; mais visiteur de ceux de l' observance mitigée de l' Andalousie. Je prie nostre seigneur Jesus-Christ qui regne et regnera dans tous les siecles de faire que cet ouvrage reüssisse à son honneur et à sa gloire.

Je conjure mes soeurs qui liront cecy de vouloir pour l' amour de nostre seigneur me recommander à luy, afin qu' il me fasse misericorde, et me délivre des peines du purgatoire que je puis avoir méritées, pour me faire joüir de sa divine presence, et que n' ayant pas le bonheur de le voir durant ma vie je reçoive quelque récompense aprés ma mort de la peine que j' ay euë à écrire cecy, et de mon extreme desir qu' il donne quelque consolation à celles à qui on permettra de le lire.

Estant une veille de pentecoste dans l' hermitage de Nazareth du monastere de Saint Joseph D' Avila, et pensant à une tres-grande grace que Dieu m' avoit faite à pareil jour il y avoit environ vingt ans, j' en fus si touchée que je tombay en ravissement. Dans cette extase nostre seigneur me commanda de dire de sa part aux peres de nostre reforme, qu' elle iroit toûjours en augmentant au lieu de se relascher, pourvû qu' ils travaillassent avec grand soin à observer quatre choses. La premiere : que les superieurs s' accordassent dans leurs sentimens. La seconde : qu' ayant plusieurs maisons il n' y eut que peu de religieux en chacune. La troisiéme : d' avoir peu de commerce avec les seculiers. Et la quatriéme : d' enseigner plus par leurs actions que par leurs paroles. Cecy arriva en l' année 1579 et pour témoigner qu' il est tres-veritable, je l' ay signé de ma main.

Therese De Jesus.

 

FOND. VILLENEUVE CHAPITRE 27


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Persecutions faites aux peres carmes déchaussez par ceux de l' observance mitigée soûtenus par le nonce apostolique, et qui ne cesserent qu' aprés que le roy Philippe Second eut donné à ce nonce quatre assesseurs tres-gens de bien pour juger de cette affaire. La sainte entreprend par l' ordre de Dieu de fonder un monastere de carmelites à Villeneuve De La Xare où neuf demoiselles qui vivoient en communauté d' une maniere admirable souhaitoient avec ardeur d' estre carmelites. La sainte ayant passé pour y aller par un monastere fondé par Sainte Catherine De Cardone elle parle fort au long de la vie et des vertus de cette grande sainte.

Aprés que la fondation de Seville fut achevée on demeura plus de quatre ans sans en faire d' autres, à cause des grandes persecutions qui s' éleverent tout à coup contre les carmes déchaussez et les carmelites.

Il y en avoit eu d' autres auparavant ; mais non pas si rudes que celles-cy qui penserent tout renverser.

Le diable fit voir combien de si saints commencemens luy estoient insupportables, et Dieu fit connoistre que c' estoit son ouvrage en le conduisant à sa perfection malgré les efforts de cet ennemy de toutes les bonnes oeuvres. Les peres carmes déchaussez, et particulierement les superieurs eurent beaucoup à souffrir par l' opposition des peres carmes mitigez et les témoignages si desavantageux que presque tous ces peres leur rendirent auprés du reverendissime pere general. Car encore que ce soit un fort saint religieux, et que tous ces nouveaux monasteres de carmes déchaussez n' eussent esté fondez que par sa permission, excepté celuy de Saint Joseph D' Avila pour lequel le pape l' avoit luy-mesme donnée, ils luy representerent tant de choses et le prévinrent de telle sorte, qu' il ne vouloit pas qu' on en fondast davantage, et ils l' indisposerent aussi contre moy sur ce que j' avois contribué à ceux qui estoient desja établis. Mais pour ce qui est des nouveaux monasteres de religieuses il y a toûjours esté favorable. La peine que je souffris peut passer pour la plus sensible de toutes celles que j' ay éprouvées dans ces fondations quoy que j' en aye eu de tres-grandes, à cause que d' un costé je ne pouvois me resoudre


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d' abandonner une entreprise que je voyois clairement regarder la gloire de Dieu et l' avantage de nostre ordre, et que mes confesseurs qui estoient des personnes tres-capables me conseilloient de poursuivre.

Et que d' autre part ce m' estoit une mortelle douleur de ne pas déferer à la volonté de mon superieur, parce qu' outre l' obligation que j' avois de le contenter je l' aimois extremement et luy estois fort obligée. Mais quelque desir que j' eusse de le satisfaire je ne le pouvois, à cause que nous avions des visiteurs apostoliques à qui nous estions contraintes d' obeïr.

Un nonce du pape qui estoit un homme fort saint, et qui par son affection pour la vertu estimoit beaucoup les carmes déchaussez, mourut alors ; et Dieu permit pour exercer ces religieux que celuy qui luy succeda et qui estoit un peu parent du pape, leur fut tres-contraire. Je veux croire qu' il estoit homme de bien : mais se trouvant disposé à favoriser en toutes choses les peres de l' observance mitigée, et se laissant persuader de ce qu' ils luy disoient contre les reformez, il se mit dans l' esprit qu' il les devoit empescher de se multiplier davantage, et commença d' agir contre eux avec une si extreme rigueur qu' il condamnoit au bannissement et à la prison ceux qu' il croyoit pouvoir s' opposer à son dessein.

Le pere Antoine De Jesus qui avoit le premier commencé la reforme, le pere Jerosme Gracien que le nonce precedent avoit étably visiteur apostolique des mitigez contre lequel ce nouveau nonce estoit principalement aigry, et le pere Marian De S Benoist desquels j' ay parlé dans les precedentes fondations, furent ceux qui souffrirent le plus. Il imposa des penitences rigoureuses à d' autres tres-bons religieux, et défendit particulierement à ceux-cy sous de grandes peines de se plus mesler d' aucune affaire. En quoy il estoit facile de juger que Dieu ne permettoit cet orage que pour faire mieux connoistre la vertu de ces excellens religieux, comme la suite le fit voir. Ce mesme nonce établit pour visiteur de nos monasteres tant de religieux que de religieuses un pere de l' observance mitigée, ce qui nous auroit extremement fait souffrir si les choses eussent esté comme ils se l' imaginoient, et ne laissa pas de nous faire beaucoup endurer, ainsi qu' on le pourra apprendre par ce qu' en écriront ceux qui le pourront mieux rapporter que moy. Je me contente de le toucher seulement en passant, afin de faire voir à celles qui nous succederont combien elles sont obligées d' aspirer de plus en plus à la perfection, puis qu' elles n' auront qu' à marcher dans un chemin que celles qui les ont precedées ont eu tant de peine à leur aplanir. On disoit contre quelques-unes d' elles mille choses fausses dont j' estois extremement touchée. Et quant à celles que l' on publioit contre moy, j' en avois au contraire de la joye, parce que me considerant comme la cause de cette tempeste j' aurois souhaité que l' on m' eut jettée dans la mer ainsi que Jonas, afin de la faire cesser. Mais Dieu soit loüé à jamais d' avoir protegé la justice. Le Roy Dom Philippes ayant esté informé de la pieté et de la maniere de vivre des


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carmes déchaussez conçut de l' affection pour eux. Ainsi il ne voulut pas que le nonce fust le seul juge de cette affaire. Il luy donna quatre assesseurs tous grands personnages, et dont trois estoient religieux.

L' un d' eux se nommoit le Pere Piere Fernandez homme de tres-grand esprit, tres-sçavant, et d' une fort sainte vie. Comme il avoit esté visiteur tant des peres de l' observance mitigée de la province de Castille que des carmes déchaussez, il estoit tres-informé de la maniere de vivre des uns et des autres ; ce qu' il nous importoit de tout qui fust bien connu. Ainsi lors que je sçus que sa majesté l' avoit choisi je crus nostre affaire terminée, comme elle l' est par la grace de Dieu. Je souhaite que ce soit pour son honneur et pour sa gloire. Il est certain qu' encore que plusieurs evesques et des plus grands seigneurs du royaume s' employassent avec chaleur pour informer ce nonce de la verité, leurs efforts auroient esté inutiles si Dieu n' eut permis que le roy luy-mesme eut pris connoissance de l' affaire.

Quelle obligation n' avons-nous donc point, mes soeurs, de prier extremement Dieu pour ce grand prince, et pour ceux qui ont favorisé avec luy la cause de nostre seigneur et de la tres-sainte Vierge sa mere : et sçaurois-je trop vous le recommander, puis que vous voyez qu' autrement il auroit esté impossible de continuer ces fondations : en quoy tout ce que nous pouvions contribuer estoit de demander à Dieu par des prieres et des penitences continuelles, qu' il luy plust que cette nouvelle reforme non seulement subsistast, mais fist un plus grand progrés s' il le jugeoit estre de son service.

Comme je ne vous ay parlé qu' en passant de tant de travaux qu' on eut à souffrir ils vous paroistront peut-estre peu considerables. Je vous assure neanmoins qu' ils furent fort grands et fort longs.

Lors qu' en l' année 1576 j' estois à Tolede aprés estre revenuë de la fondation de Seville, un ecclesiastique de Villeneuve De La Xare m' apporta des lettres du conseil de ce lieu-là, avec ordre de tascher de me porter à y fonder un monastere, et à y recevoir neuf filles qui s' estoient retirées il y avoit desja quelques années dans un hermitage de Sainte Anne du mesme lieu. Elles vivoient en communauté dans une si grande retraite et une si grande perfection que toute la ville admirant leur vertu les vouloit assister dans leur desir d' estre religieuses ; et un curé de ce lieu nommé Augustin De Ervias fort sçavant et fort homme de bien touché du mesme sentiment m' écrivit aussi en leur faveur. Je crus ne pouvoir entrer dans cette proposition pour quatre raisons. La premiere : qu' il estoit difficile que ce grand nombre de filles se pust accommoder à nostre maniere de vivre aprés en avoir pratiqué une autre. La seconde : qu' elles n' avoient pas à beaucoup prés dequoy subsister, et qu' encore que la ville promist de les nourrir cela ne me paroissoit pas pouvoir continuer et suffire pour vivre d' aumosnes dans un lieu qui n' estoit guere de plus de mille feux. La troisiéme : qu' elles n' avoient point de maison. La quatriéme : que ce lieu estoit fort éloigné de nos monasteres. Et de plus,


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parce que ne les ayant jamais vuës je ne pouvois quoy que l' on me dist de leur vertu, m' assûrer qu' elles eussent toutes les qualitez necessaires pour embrasser une vie semblable à la nostre. Ainsi je me resolvois à un refus. Mais comme je ne fais rien sans le conseil de personnes sçavantes et vertueuses je voulus en parler au docteur Velasquez mon confesseur alors chanoine et theologal de Tolede et maintenant evesque d' Osme homme de grande capacité et pieté.

Aprés qu' il eut vû les lettres et esté informé de l' affaire il me dit, que je devois rendre une réponse favorable, à cause que lors que Dieu unit ainsi dans un mesme dessein tant de personnes vertueuses c' est une marque qu' il y va de son service. Je luy obeïs, et renvoiay celuy qui m' avoit esté dépesché sans luy donner un entier refus. On continua ensuite à me tant presser, et on employa tant de personnes pour m' engager dans cette fondation que cela dura jusques en l' année 1580 parce que d' un costé il me sembloit toûjours qu' il n' y avoit point d' apparence de s' y résoudre ; et que de l' autre mes réponses n' estoient point si mauvaises qu' elles ne leur laissassent quelque esperance.

Il arriva que le Pere Antoine De Jesus se retira durant le temps qui restoit de son exil dans le monastere de nostre dame du secours distant de trois lieuës de Villeneuve. Ainsi il y alloit quelquefois prescher, et le Pere Gabriel de l' assomption prieur de ce monastere qui est un homme fort sage et de grande pieté l' y accompagnoit. Comme ils estoient tous deux amis du docteur Ervias ils eurent par luy la connoissance de ces saintes filles, et furent si touchez de leur vertu et des instances que ce docteur et toute la ville faisoient en leur faveur, qu' ils embrasserent cette affaire comme si elle eut esté la leur propre ; et il n' y eut rien qu' ils ne fissent par leurs lettres pour tascher à me persuader d' y entendre. J' estois alors dans le monastere de Saint Joseph De Malagon éloigné de plus de vingt-six lieuës de Villeneuve : et ce pere prieur vint me trouver sur ce sujet. Il m' assura entre autres choses que lors que l' établissement seroit fait le docteur Ervias donneroit à cette maison trois cens ducats de rente à prendre sur son benefice aussi-tost que l' on en auroit obtenu la permission de Rome. Si c' eut esté une chose presente j' aurois crû que cela joint avec le peu qu' avoient ces filles suffiroit pour leur subsistance : mais ne se devant faire qu' aprés la fondation je n' y trouvois pas assez de sureté. Ainsi pour m' en excuser je representay au pere prieur diverses raisons qui me paroissoient tres-fortes, le priay de bien considerer l' affaire avec le Pere Antoine De Jesus, et luy dis que je la remettois sur leur conscience, et ne croyois pas qu' elle se dust faire.

Aprés qu' il fut party considerant combien il avoit cette affaire à coeur et qu' il ne manqueroit pas sans doute de faire tous ses efforts pour persuader au Pere Ange De Salazar maintenant nostre superieur d' approuver ce dessein, j' écrivis à l' heure mesme à ce dernier pour le prevenir, et le prier de ne point donner cette permission. Je luy en


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representois les raisons : et il m' a mandé depuis qu' il ne l' auroit jamais accordée sans sçavoir si je l' approuvois.

Six semaines aprés ou environ lors que je croyois l' affaire rompuë je reçus des lettres du conseil de Villeneuve par lesquelles il s' obligeoit à donner tout ce qui seroit necessaire pour la subsistence de ce monastere. Ces lettres estoient accompagnées de celles du Docteur Ervias qui confirmoient la promesse qu' il avoit faite, et d' autres lettres des deux peres dont j' ay parlé, qui continuoient de me representer avec beaucoup de force combien cette oeuvre seroit agreable à Dieu. J' apprehendois tant neanmoins de recevoir ce grand nombre de religieuses qui pourroient, comme il arrive souvent, se liguer ensemble contre celles que je leur joindrois, que ne trouvant pas d' ailleurs ce qu' on offroit pour la subsistence de cette maison assez assûré, je ne pouvois me determiner. J' ay reconnu depuis que c' estoit le démon qui m' abattoit ainsi le courage, et me faisoit perdre par ses artifices presque toute la confiance que j' avois en Dieu. Mais les prieres de ces vertueuses filles triompherent enfin de la malice de cet ennemy de nostre salut.

Comme dans l' extreme desir que j' ay toûjours de voir augmenter le nombre de ceux qui loüent et qui servent Dieu, et que la crainte d' empescher l' avancement de quelques ames avoit esté la cause des réponses favorables que j' avois renduës touchant cette affaire, je ne cessois point de la recommander à nostre seigneur. Et un jour aprés avoir communié il me demanda d' une maniere fort severe avec quels tresors j' avois donc étably les monasteres que j' avois fondez , et ajoûta : que je ne deliberasse point d' accepter celuy-là : qu' il y seroit tres-bien servy ; et qu' il seroit utile à plusieurs ames . La force toute-puissante de ces paroles d' un Dieu qui ne se font pas seulement entendre à l' esprit, mais qui l' éclairent pour le rendre capable de connoistre la verité, et disposent la volonté à agir conformement à cette connoissance, me toucherent si vivement que je ne deliberay plus à accepter cette maison, et reconnus la faute que j' avois faite d' avoir differé si long-temps par des considerations humaines aprés avoir vû tant d' effets si extraordinaires de la conduite de Dieu dans l' établissement de ces maisons saintes consacrées à son service. Ne mettant donc plus en doute d' entreprendre cette fondation je crus pour diverses raisons qu' il estoit necessaire d' y mener moy-mesme les religieuses qui devroient y demeurer, quoy que je ne le pusse faire sans beaucoup de peine, parce que j' estois arrivée malade à Malagon, et l' estois encore. Mais jugeant qu' il y alloit du service de Dieu j' en écrivis à nostre superieur afin de sçavoir sa volonté. Il m' envoya la permission pour cette fondation, et m' ordonna de l' aller faire, et de mener avec moy telles religieuses que je voudrois. Ce choix ne me mit pas peu en peine, à cause qu' il faudroit qu' elles demeurassent avec ce grand nombre de filles que je m' engageois de recevoir. Aprés avoir extremement recommandé l' affaire à Dieu je tiray du monastere de Saint Joseph De Tolede une religieuse pour estre prieure, et deux de celuy de Malagon dont l' une


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seroit soûprieure. Comme on avoit beaucoup prié pour ce sujet ce choix reüssit tres-bien, et je l' attribuay à une faveur particuliere de Dieu. Car quant aux fondations où il n' y a que de nos religieuses qui les commencent sans se mesler avec d' autres, elles ne sont pas sujettes à rencontrer de grandes difficultez.

Le Pere Antoine De Jesus et le Pere Gabriel de l' assomption ce bon prieur nous vinrent querir avec les ordres que la ville avoit donnez pour nostre établissement ; et nous partismes de Malagon le treiziéme jour de fevrier 1580 un samedy avant le caresme. Je ne pus voir sans étonnement qu' estant auparavant si malade je me trouvay dans un moment en tel estat que je ne me souvenois plus de l' avoir esté.

On voit par là combien il importe lors que Dieu demande quelque chose de nous, de ne point considerer nos infirmitez ny les obstacles qui s' y rencontrent, puis qu' il peut quand il luy plaist changer la foiblesse en force, et la maladie en santé ; et que s' il ne le fait pas c' est qu' il juge que la souffrance nous est plus avantageuse. Car à quoy nostre santé et nostre vie peuvent-elles estre mieux employées qu' à les sacrifier pour le service d' un si grand roy ? Et ne devons-nous pas nous oublier nous-mesmes quand il s' agit de son honneur et de sa gloire ? N' apprehendez donc point, mes soeurs, de pouvoir jamais vous égarer en marchant par ce chemin. J' avoüe que ma lascheté et ma foiblesse m' ont souvent fait douter et craindre.

Mais il ne me souvient point que depuis que je suis carmelite, et mesme quelques années auparavant, nostre seigneur ne m' ait par sa misericorde fait la grace de surmonter ces tentations pour embrasser ce qui regardoit son service, quelques difficultez qui s' y rencontrassent. Car encore que je connusse clairement que ce que je pouvois y contribuer n' estoit rien, et que luy seul faisoit tout, je trouvois ma satisfaction dans l' assûrance qu' il ne demande de nous qu' une ferme resolution de vouloir absolument tout ce qu' il veut.

Qu' il soit beny à jamais. Ainsi soit-il.

Nostre chemin se rencontrant par le monastere de nostre dame du secours dont j' ay parlé, nous devions nous y arrester pour donner avis de nostre arrivée à Villeneuve qui n' en est éloignée que de trois lieuës, et cela avoit esté ainsi resolu par ces peres qui nous conduisoient et à qui nous estions obligées d' obeïr.

Ce monastere est assis dans un desert assez agreable. Les religieux vinrent en bon ordre au devant de leur prieur : et comme ils estoient pieds nuds avec de pauvres manteaux de gros drap ils nous donnerent à tous de la devotion. Pour moy j' en fus fort attendrie, m' imaginant de revoir ce temps bienheureux de nos saints peres. Je les considerois en cette solitude comme des fleurs odoriferantes dont la blancheur est une marque de leur pureté ; et je les croy tels devant Dieu, parce que je suis persuadée qu' ils le servent tres-fidellement. Ils entrerent dans l' église en chantant le te deum d' un ton qui témoignoit assez combien ils estoient mortifiez. Cette entrée est sous terre comme seroit celle d' une caverne, et represente ainsi celle de nostre Saint Pere


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Elie. Tant d' objets de pieté me donnoient une telle joye, que quand le chemin que nous avions fait pour venir dans une demeure si devote auroit esté encore beaucoup plus long, le travail m' en auroit paru bien employé. Mais je ne pouvois penser sans douleur que je n' avois pas esté digne de trouver encore en vie Sainte Catherine De Cardone dont Dieu s' estoit servy pour fonder ce monastere, quoy que j' eusse tant souhaité de la voir.

Je croy qu' il ne sera pas mal à propos de rapporter icy quelque chose de sa vie, et des moyens dont j' ay appris que Dieu s' est servy par elle pour fonder cette maison qui a esté si utile à plusieurs ames des lieux d' alentour, afin, mes soeurs, que voyant quelle a esté la penitence de cette sainte, et combien nous sommes éloignées de luy ressembler, nous fassions de nouveaux efforts pour plaire à Dieu. Car comment pourrions-nous nous excuser de faire moins qu' elle, puis que la grandeur de sa naissance qu' elle tiroit des ducs de Cardone et qui luy donnoit tant d' avantage sur nous, l' avoit fait élever d' une maniere plus delicate que nous ne l' avons esté. Ayant reçû quelques lettres d' elle j' y ay remarqué qu' au lieu de signer son nom propre, elle signoit seulement la pecheresse.

D' autres écriront les particularitez de sa vie avant et depuis que Dieu luy eut fait tant de graces. Je me contenteray de rapporter ce que j' en ay appris de plusieurs personnes dignes de foy qui avoient fort conversé avec elle.

Dés le temps que cette sainte fille vivoit dans le monde avec les personnes de sa qualité, elle veilloit tres-soigneusement sur elle-mesme, faisoit beaucoup d' austeritez, et desiroit toûjours de plus en plus de se retirer en quelque lieu solitaire pour ne s' occuper que de Dieu seul et à des actions de penitence sans qu' on l' en pust détourner. Elle le disoit à ses confesseurs, et ils le luy déconseilloient considerant cette pensée comme une folie, parce que le monde est si plein de discretion qu' à peine se souvient-on des faveurs si extraordinaires que Dieu a faites aux saints et aux saintes qui ont tout abandonné pour l' aller servir dans les deserts. Mais comme il ne manque jamais de favoriser les veritables desirs qu' on a de luy plaire, il permit que cette bien-heureuse fille se confessa à un religieux de S François nommé le Pere François De Torrez. Je l' ay connu particulierement, et le regarde comme un saint. Il y a desja plusieurs années qu' il est tres-fervent dans l' oraison et dans la penitence ; qu' il souffre une grande persecution, et qu' il sçait quelles sont les graces que Dieu fait à ceux qui s' efforcent de s' en rendre dignes. Ainsi il dit à cette dame, qu' au lieu de perdre courage elle devoit répondre à la vocation de Dieu. Je ne sçay si ce furent ses propres paroles : mais on en vit bien-tost l' effet par la resolution qu' elle prit.

Elle découvrit son dessein à un hermite d' Alcala, le pria de l' accompagner pour l' executer, et le conjura de luy garder un secret inviolable. Ils s' en allerent ensemble au lieu où est maintenant basty ce monastere ; et y ayant trouvé une caverne si petite que cette grande servante de Dieu pouvoit à peine y tenir, ce bon hermite l' y


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laissa et s' en retourna. Quel devoit estre, mon sauveur, l' amour dont cette grande ame brûloit pour vous, puis qu' il luy faisoit ainsi oublier le soin de sa nourriture, les perils où elle s' exposoit, et le hazard où elle mettoit sa reputation lors que l' on ne sçauroit ce qu' elle seroit devenuë ? Quelle devoit estre cette sainte yvresse qui par l' apprehension de rencontrer quelque obstacle qui l' empeschast de joüir sans cesse de la presence de son divin epoux luy faisoit ainsi renoncer pour jamais à tous les biens, à tous les plaisirs, et à tous les honneurs du monde ? Considerez attentivement, mes soeurs, je vous prie de quelle sorte cette pure et chaste colombe s' éleva dans un moment au dessus de toutes les creatures. Car encore que nous ayons fait la mesme chose en entrant en religion, et offert à Dieu nostre liberté en faisant voeu d' une perpetuelle clôture, je ne sçay si nous ne trouvons point dans quelques rencontres que nostre amour propre est toûjours le maistre. Je prie Dieu de nous préserver de ce malheur ; et que nous faisant la grace d' imiter cette sainte en renonçant comme elle à tout ce qui est du siecle, il luy plaise d' en détacher entierement nostre coeur.

J' ay entendu dire des choses extraordinaires de ses austeritez, quoy que l' on n' ait sans doute eu connoissance que des moindres, puis qu' ayant passé tant d' années en cette solitude dans un si ardent desir de faire penitence et sans que personne pust moderer sa ferveur, il y a sujet de croire qu' elle traitoit son corps d' une terrible maniere. J' en rapporteray ce que des personnes croyables ont appris de sa propre bouche, et ce qu' elle en dit à nos soeurs de Saint Joseph De Tolede, lors que les considerant comme si elles eussent esté les siennes, elle leur parla dans la visite qu' elle leur fit, avec cette sincerité et cette ouverture de coeur qui luy estoient naturelles. à quoy je dois ajoûter que cette profonde humilité qui luy faisoit connoistre qu' elle ne pouvoit rien par elle-mesme, la rendoit si incapable de vanité, qu' elle ne prenoit plaisir à raconter les graces qu' elle recevoit de Dieu, qu' afin qu' on en rapportast à luy seul toute la gloire. Une maniere d' agir si franche pourroit estre perilleuse à des ames qui ne seroient pas arrivées à un aussi haut degré de perfection que cette sainte, parce qu' il se mesleroit peut-estre parmy ces loüanges que l' on donneroit à Dieu quelque sentiment d' amour propre.

Mais je ne doute point que la simplicité avec laquelle cette bienheureuse fille agissoit ne l' ait exemtée de ce defaut, et je n' ay jamais oüy dire qu' on l' en ait blasmée.

Elle raconta donc à nos soeurs, qu' aprés avoir mangé trois pains que l' hermite qui la conduisit dans cette caverne luy avoit laissez, elle y passa plus de huit ans sans autre nourriture que des herbes et des racines qui croissoient dans ce desert. Qu' ensuite un petit berger qui la rencontra luy apportoit du pain, et de la farine dont elle faisoit de petits tourteaux qu' elle mangeoit de trois jours en trois jours. Une preuve de cette verité est que des religieux qui


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estoient presens lors qu' elle fonda ce monastere assurent qu' elle avoit tellement perdu le goust, que s' il arrivoit qu' on l' obligeast à manger quelque sardine ou quelque autre chose, elle luy faisoit plûtost du mal que du bien. Pour ce qui est du vin elle n' en but jamais que je sçache. Les disciplines qu' elle se donnoit avec une grande chaisne duroient souvent une heure et demie, et quelquefois deux heures.

Et ses cilices estoient si rudes qu' une femme m' a dit que revenant avec elle d' un pelerinage et ayant la nuit fait semblant de dormir, elle luy vit oster et nettoyer son cilice qui estoit tout plein de sang.

Mais ce qu' elle souffroit de la part des démons estoit encore beaucoup plus penible. Car elle dit à nos soeurs qu' ils luy apparoissoient comme de grands dogues qui luy sautoient sur les épaules, ou comme des couleuvres, sans que quelques tourmens qu' ils luy fissent elle en eust peur.

Aprés mesme avoir fondé le monastere elle ne laissoit pas de coucher dans sa caverne, excepté quand elle alloit au divin office. Auparavant qu' il fust basty elle entendoit la messe aux religieux de la mercy a un quart de lieuë de là. Et faisoit quelquefois ce chemin à genoux. Son vestement que l' on auroit pris pour celuy d' un homme, estoit de bure, et sa tunique de gros drap.

Quand elle eut passé quelques années dans une si étrange solitude Dieu permit que le bruit de sa vertu se répandit, et l' on commença d' avoir tant de veneration pour elle qu' elle ne pouvoit éviter qu' un tres-grand nombre de gens ne la vinssent voir. Ceux qui luy pouvoient parler s' estimoient heureux : et cela augmentant toûjours elle en estoit si lasse et si ennuyée qu' elle disoit qu' ils la faisoient mourir.

Presque aussi-tost que le monastere fut basty il y avoit des jours que la campagne estoit toute couverte de chariots, et ces religieux ne trouvoient autre moyen de la soûlager que de la faire monter sur un lieu élevé, d' où elle prioit Dieu de benir ce peuple, et s' en delivroit ainsi : ensuite des huit années qu' elle avoit passées dans cette caverne que ceux qui y alloient avoient accruë, elle tomba dans une si grande maladie qu' il n' y avoit point d' apparence qu' elle en revint, sans que neanmoins elle se pust resoudre à sortir d' une si affreuse demeure.

Elle commença alors à estre touchée d' un grand desir de fonder proche de ce lieu un monastere de religieux. Mais elle demeura assez long-temps sans sçavoir de quel ordre elle les choisiroit. Estant en oraison devant un crucifix qu' elle portoit toûjours sur elle, nostre seigneur luy fit voir un manteau blanc et connoistre qu' elle devoit choisir l' ordre des carmes déchaussez dont elle n' avoit point entendu parler, ny ne sçavoit pas seulement qu' il y en eut dans le monde, et il n' y avoit encore que ceux de Mancera et de Pastrane. Elle s' en informa, et ayant appris qu' il y en avoit un à Pastrane dont la ville appartenoit à la Princesse D' Eboli femme du Prince Ruy Gomez De Silva son ancienne amie, elle s' y en alla pour travailler à exécuter sa resolution. Y estant arrivée elle prit l' habit de la Sainte


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Vierge dans l' eglise de Saint Pierre, mais sans dessein de se faire religieuse n' y ayant jamais eu d' inclination, parce que Dieu la conduisoit par une autre voye, et qu' elle apprehendoit qu' on ne l' obligeast par obeïssance à moderer ses austeritez, et à abandonner sa solitude.

Elle prit ce saint habit en presence de tous les religieux, du nombre desquels estoit le Pere Marian dont j' ay parlé, et il m' a dit, qu' estant entré alors dans un ravissement il eut une vision en laquelle il luy sembla qu' il voyoit plusieurs religieux et religieuses à qui l' on avoit fait souffrir le martyre, dont les uns avoient eu la teste trenchée, et les autres les jambes et les bras coupez. Et ce n' est pas un homme capable de rien rapporter que de veritable, ny qui soit accoûtumé d' avoir des ravissemens, nostre seigneur ne le conduisant pas par ce chemin. Priez Dieu, mes soeurs, qu' il nous fasse la grace de meriter d' estre du nombre de ces bienheureux martyrs.

Ce fut donc en ce lieu de Pastrane que cette sainte fille commença à traiter de la fondation de son monastere. Et elle alla ensuite pour ce sujet à la cour qu' elle avoit quittée avec tant de joye. Ce ne luy fut pas une petite mortification, parce qu' elle ne sortoit pas plûtost du logis qu' elle se trouvoit environnée d' une grande multitude de gens, dont les uns coupoient des morceaux de son habit, et les autres des morceaux de son manteau. De là elle fut à Tolede où elle vit nos religieuses : et toutes m' ont assurée qu' il sortoit d' elle une odeur si agreable et si grande qu' il n' y avoit pas jusques à son habit et à sa ceinture, qu' elles luy osterent pour luy en donner une autre, qui n' en fussent parfumez : et que plus on s' approchoit d' elle plus on sentoit cette bonne odeur, quoy que l' étoffe de ses vestemens et l' extreme chaleur qu' il faisoit alors dussent produire un effet contraire. Cette marque qui paroissoit en son corps de la grace que Dieu répandoit dans son ame leur donna une grande devotion, et je suis tres-assurée que ces bonnes filles ne voudroient pour rien du monde dire un mensonge. Cette sainte obtint à la cour et ailleurs tout ce qu' elle desiroit pour l' établissement de ce monastere ; et il fut fondé ensuite de la permission qu' elle en eut.

L' église fut bastie au mesme lieu où estoit sa caverne, et on luy en fit une autre assez proche où il y avoit un sepulchre. Elle y passoit la plus grande partie du jour et de la nuit durant les cinq ans et demy qu' elle vescut encore. Et l' on a consideré comme une chose surnaturelle que des austeritez aussi extraordinaires qu' estoient les siennes n' ayent pas plûtost finy ses jours. Elle mourut en l' année 1577 et on l' enterra avec une tres-grande solemnité ; un gentilhomme nommé Dom Jouan De Leon n' y ayant rien épargné. Son corps est maintenant en dépost dans une chapelle de la Sainte Vierge pour qui elle avoit tant de devotion, en attendant que l' on bastisse une église pour y conserver un si grand tresor. La veneration que l' on a à cause d' elle pour ce monastere et pour tous les lieux d' alentour est si grande, qu' il semble qu' elle ait imprimé des marques de sa sainteté


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dans cette heureuse solitude, et particulierement dans cette caverne où elle a passé tant d' années avant la fondation du monastere. On m' a assuré que cette sainte souffroit avec une telle peine l' incroyable multitude de ceux qui venoient pour la voir, qu' elle vouloit s' en aller en quelque autre lieu où elle ne fust connuë de personne, et qu' elle fit chercher l' hermite qui l' avoit conduite en celuy-là, afin qu' il la menast en un autre. Mais il estoit desja mort, et nostre seigneur ne permit pas qu' elle executast ce dessein, parce qu' il vouloit que l' on consacrast à l' honneur de sa sainte mere la maison où on le sert aujourd' huy si fidelement. Il ne faut que voir ces religieux pour connoistre quelle est leur joye d' avoir renoncé au monde, et principallement le prieur, qui est passé des delices du siecle dans une vie si penitente. Dieu les a bien récompensez d' avoir ainsi tout abandonné pour l' amour de luy, en les élevant si fort au dessus de toutes les choses de la terre. Ils nous reçurent avec beaucoup de charité, et nous donnerent des ornemens pour le monastere que nous allions fonder ; le respect et l' affection que l' on a pour la memoire de la sainte faisant qu' on leur en donne beaucoup. Je ne vis rien en ce lieu qui ne m' édifiast extremement. Mais la satisfaction que j' en avois estoit meslée d' une confusion qui me dure encore lors que je pense, que cette grande sainte qui a passé sa vie dans une si aspre penitence estoit une fille comme moy, plus delicatement élevée à cause de sa condition, moins pecheresse sans comparaison que je ne suis, et qui n' a pas reçû de nostre seigneur tant de faveurs qu' il m' en a fait en toutes manieres, dont celle de ne m' avoir pas precipitée dans l' enfer comme mes pechez le meritoient, en est une toute extraordinaire. Ma seule consolation est le desir que j' ay de mieux faire à l' avenir : mais cette consolation est foible, parce que toute ma vie s' est passée dans de semblables desirs sans y avoir répondu par mes actions. Dieu veüille, s' il luy plaist, m' assister par son infinie misericorde. J' y ay toûjours mis ma confiance en m' appuyant sur les merites de son fils et sur l' intercession de la Sainte Vierge dont il me fait la grace de porter l' habit.

Aprés avoir communié dans cette eglise j' entray dans un ravissement, et cette sainte fille accompagnée de quelques anges m' apparut d' une maniere intellectuelle telle qu' un corps glorieux. Elle me dit de ne me point lasser de fonder des monasteres : et je compris, quoy qu' elle ne me le dit pas, qu' elle m' assistoit auprés de Dieu. Elle ajoûta d' autres choses qui ne se peuvent écrire, dont je demeuray fort consolée et avec un grand desir de travailler pour le service de Dieu.

Ainsi j' espere de sa bonté et des prieres de cette sainte que je pourray y reüssir en quelque sorte.

Vous voyez, mes soeurs, par ce que je viens de rapporter, que les souffrances et les travaux de cette grande servante de Dieu sont finis avec sa vie ; mais que la gloire dont elle joüit maintenant ne finira point. Puis donc que nous la pouvons considerer comme ayant esté l' une de nos soeurs, efforçons-nous de l' imiter, et je vous en


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conjure au nom de nostre seigneur. Ayons pour nos miserables corps cette sainte horreur qu' elle avoit d' elle-mesme, et n' y ayant rien icy bas de permanent, achevons ce qui nous reste à passer de la durée si courte de cette vie comme elle a achevé la sienne.

Nous arrivasmes à Villeneuve De La Xare le premier dimanche de caresme de l' année 1580 le jour de la feste de Saint Barbacien, et la veille de celle que l' on celebre en l' honneur de la chaire de Saint Pierre. Tout le conseil de la ville et le docteur Ervias accompagnez de plusieurs autres vinrent au devant de nous, et nous allasmes descendre à l' eglise de la ville qui est fort éloignée de celle de Sainte Anne.

Je ne pouvois voir sans en ressentir une grande consolation avec quelle joye tout ce peuple recevoit des religieuses de l' ordre de la tres-sainte Vierge.

Nous entendismes de loin le son des cloches, et aussi-tost que nous fusmes entrées dans l' eglise on chanta le te deum en musique et au son des orgues.

On mit le tres-saint sacrement sur une machine faite pour ce sujet, et l' image de la Vierge sur une autre moindre. La procession précedée par plusieurs croix et bannieres commença de marcher avec grande pompe, et nous estions proches du saint sacrement avec nos voiles baissez et nos manteaux blancs.

Les carmes déchaussez qui estoient venus en bon nombre de leurs monasteres estoient prés de nous. Les religieux de Saint François du convent de la ville y assisterent. Et il s' y rencontra un pere dominiquain dont je fus fort aise, quoy qu' il fust seul.

Comme l' eglise d' où nous partions et celle où nous allions estoient assez éloignées, on avoit dressé plusieurs reposoirs sur le chemin. On s' y arrestoit, et l' on y recitoit des vers sur le sujet de nostre ordre qui me donnoient beaucoup de consolation, parce qu' ils estoient pleins des loüanges de ce Dieu tout-puissant qui nous honoroit de sa presence, et pour l' amour duquel on faisoit tant de cas de sept pauvres carmelites que nous estions. Mais en mesme temps ce m' estoit une grande confusion de me voir parmy ces servantes de Dieu, et de sçavoir que si l' on m' eut traitée comme je le meritois on n' auroit pû me souffrir. Je ne vous ay, mes filles, rapporté si au long cet honneur que l' on rendit à l' habit de la Sainte Vierge, qu' afin que vous en remerciiez nostre seigneur, et le priiez de vouloir rendre cette fondation utile à son service. Car pour moy je vous avoüe que je ne suis jamais si contente que lors que ces établissemens se font aprés beaucoup de persecutions et de travaux, et que ce sont ceux que je vous raconte plus volontiers. Il est vray neanmoins que ces bonnes filles qui estoient dans cette maison ont extremement souffert durant les cinq ou six ans qu' il y avoit qu' elles s' y estoient enfermées, tant par d' autres travaux que parce que leur pauvreté estoit si grande qu' elles n' avoient pas peu de peine à


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gagner dequoy vivre. Car elles ne purent jamais se resoudre à demander des aumosnes, à cause qu' elles ne croyoient pas le devoir faire. Elles jeusnoient beaucoup, mangeoient peu lors qu' elles ne jeusnoient pas, estoient fort mal couchées, et logées fort étroitement. Mais leur principale peine venoit à ce qu' elles me dirent, de leur extreme desir de se voir revestuës de ce saint habit. Elles ne pensoient jour et nuit à autre chose tant elles apprehendoient de ne l' avoir point. C' estoit le sujet de leurs prieres.

Elles demandoient sans cesse à Dieu en pleurant en sa presence de leur vouloir faire cette grace. Et dans l' extreme affliction que leur donnoient les obstacles qui s' y rencontroient elles redoubloient leurs penitences, et retranchoient de leur nourriture pour épargner sur ce qu' elles gagnoient du travail de leurs mains, afin d' avoir moyen de m' envoyer des messagers et donner quelque chose à ceux qui les pouvoient assister dans leur dessein. Depuis avoir communiqué avec elles et reconnu leur sainteté je n' ay pû douter que ce qu' elles ont esté reçûës dans nostre ordre ne soit un effet de leurs oraisons et de leurs larmes.

Ainsi je croy avoir rencontré en ces ames un beaucoup plus riche tresor que si elles avoient un grand revenu ; et j' espere que cela ira toûjours en augmentant.

Lors que nous entrasmes dans la maison ces bonnes filles nous reçurent avec les mesmes habits qu' elles y avoient apportez, parce qu' elles n' avoient point voulu prendre celuy des devotes que l' on nomme beates, à cause qu' elles esperoient toûjours que Dieu leur feroit la grace de recevoir le nostre. Le leur estoit fort honneste, quoy qu' il fust facile d' y remarquer le peu de soin qu' elles avoient de leurs personnes, et il ne faloit point de meilleure preuve de l' austerité de leur vie et de leurs penitences, que les marques qui en paroissoient sur leurs visages.

L' abondance des larmes qu' elles répandirent en nous voyant et qu' il estoit facile de juger n' estre pas feintes, faisoit connoistre leur joye : et cette joye jointe à leur humilité, à leur obeïssance pour la prieure, et à ce qu' il n' y avoit rien qu' elles ne fissent pour nous contenter, estoient des témoignages de leur vertu. Leur seule apprehension estoit que leur pauvreté et la petitesse de leur maison ne nous portassent à nous en retourner. Nulle d' elles n' avoit jamais commandé. Chacune travailloit avec grande humilité à ce dont elle estoit capable. Deux des plus âgées traitoient de leurs affaires lors qu' il en estoit besoin, et les autres ne parloient ny ne vouloient parler à personne. Il n' y avoit point de serrure à leur porte, mais seulement un verroüil, et la plus ancienne qui rendoit les réponses estoit la seule qui osast s' en approcher. Elles dormoient fort peu afin d' avoir assez de temps pour travailler à gagner leur vie, et pour prier ; car elles y employoient plusieurs heures, et les journées entieres aux jours de feste. Les ouvrages du Pere Loüis De Grenade et du Pere Pierre D' Alcantara estoient les livres d' où elles tiroient les regles de leur conduite. Elles s' occupoient la pluspart du temps à réciter l' office divin qu' elles lisoient le mieux qu' elles


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pouvoient, n' y en ayant qu' une qui sçut bien lire.

Leurs breviaires n' estoient pas semblables, et quelques-uns qui estoient du vieil stile romain leur avoient esté donnez par des prestres qui ne pouvoient plus s' en servir. Comme à peine sçavoient-elles lire elles y employoient beaucoup de temps, et ne le recitoient pas en lieu d' où ceux du dehors les pussent entendre. Il y a sujet de croire qu' elles y faisoient plusieurs fautes ; mais je ne doute point que Dieu qui connoissoit leur bonne intention ne les excusast.

Lors que le Pere Antoine De Jesus commença de communiquer avec elles il fit qu' elles ne reciterent plus que l' office de la Sainte Vierge. Elles avoient un four où elles faisoient cuire leur pain, et se conduisoient en toutes choses avec autant de regularité que si elles eussent eu une superieure.

Plus je conversois avec elles, plus je loüois Dieu des graces qu' il leur faisoit, et me réjouïssois d' estre venuë ; n' y ayant point de travaux que je ne voulusse souffrir pour consoler de telles ames. Celles de mes compagnes destinées pour demeurer avec elles me dirent qu' elles avoient eu quelque peine durant les premiers jours ; mais qu' ayant connu leur vertu elles avoient conçû tant d' affection pour elles qu' elles demeureroient avec joye : et l' on voit par cet exemple quel est le pouvoir de la sainteté. Il est vray que ces religieuses estoient telles, que quand cela leur eut esté fort penible elles n' auroient pas laissé de s' y engager volontiers avec l' assistance de nostre seigneur par le desir qu' elles ont de souffrir pour son service. Celles qui ne se sentent pas estre dans cette disposition ne se doivent point croire de veritables carmelites ; puis que ce n' est pas le repos, mais la souffrance que nous sommes obligées de rechercher, afin d' imiter en quelque chose nostre divin epoux. Je le prie de vouloir par son infinie bonté nous en faire la grace.

Je dois maintenant vous dire, mes soeurs, quel a esté le commencement de cet hermitage de Sainte Anne. Un prestre fort vertueux et fort recueilly nommé Jacques De Guadalajara natif de Zamore et qui avoit esté religieux de nostre dame du carmel, ayant une devotion particuliere pour la glorieuse Sainte Anne fit bastir en ce lieu un hermitage tout proche de sa maison d' où il pouvoit entendre la messe. L' ardeur de son zele luy fit entreprendre le voyage de Rome, et il en rapporta des bulles avec de grandes indulgences pour cette chapelle. En mourant il ordonna par son testament que cette maison et tout son bien seroient employez pour fonder un monastere de religieuses de Nostre Dame Du Mont Carmel : et que si cela ne se pouvoit executer il y auroit un chapelain qui diroit quelques messes toutes les semaines : mais que cette obligation cesseroit aussi-tost qu' il y auroit un monastere fondé. Ces lieux demeurerent ainsi entre les mains d' un chapelain durant vingt ans pendant lesquels le bien diminua beaucoup : et ces demoiselles ne joüissoient que de la maison. Car le chapelain qui demeure dans un autre lieu dependant de la mesme chapelle ne veut pas la leur ceder ny ce peu qui reste du bien. Neanmoins la bonté de nostre seigneur est si grande


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qu' elle n' abandonnera point la maison de sa glorieuse ayeule. Plaise à sa divine majesté qu' il y soit toûjours servy, et que toutes ses creatures ne cessent jamais de luy donner les loüanges qui luy sont dûës.

Ainsi soit-il.

 

FOND. PALENCE CHAPITRE 28

Dans la repugnance qu' avoit la sainte de s' engager à cette fondation Dieu luy commande de l' entreprendre, et luy ordonne ensuite de s' établir auprés d' une eglise de la Vierge, quoy qu' elle eut desja fait le marché d' une autre maison. La sainte rapporte aussi de quelle sorte l' affaire d' entre les carmes déchaussez et les mitigez fut accommodée, et qu' ils eurent chacun un provincial.

à mon retour de la fondation de Villeneuve De La Xare je reçus un ordre de mon superieur d' aller à Vailladolid pour satisfaire au desir de l' evesque de Palence Dom Alvarez De Mendoçe. C' estoit ce prelat qui estant evesque d' Avila nous avoit permis d' y fonder nostre monastere de Saint Joseph. Et comme il ne se peut rien ajoûter à son affection pour nostre ordre Dieu luy inspira depuis qu' il fut passé de cet evesché à celuy de Palence, ce desir d' y fonder une autre maison.

Je ne fus pas plûtost arrivée à Vailladolid que je tombay dans une si grande maladie que l' on ne croyoit pas que j' en pusse relever. J' en revins toutefois ; mais avec un tel dégoust, une telle foiblesse, et apparemment si incapable d' agir, que quelque desir qu' eust la superieure que cette fondation se fist, et quoy qu' elle me pressast de l' entreprendre, je ne pouvois me persuader d' avoir pour cela assez de force, ny quand mesme je m' y employerois d' y reüssir, parce que ce monastere devoit estre fondé sans revenu, et qu' on me disoit que ce lieu estoit si pauvre que les religieuses n' y pourroient vivre.

Il y avoit desja prés d' un an que je traitois de la fondation de ce monastere et de celuy de Burgos, et il ne me paroissoit pas y avoir de grandes difficultez. Mais alors il s' en presentoit plusieurs à mon esprit, quoy que je ne fusse venuë à Vailladolid que pour ce sujet. Je ne sçay si la foiblesse qui me restoit de ma maladie en estoit la cause : ou si c' estoit que le diable s' efforçoit d' empescher le bien qui en est arrivé. En verité je ne puis voir qu' avec étonnement et


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un sensible déplaisir, ny mesme sans m' en plaindre souvent à nostre seigneur, de quelle sorte nostre ame participe tellement aux infirmitez de nostre corps qu' il semble qu' elle ne puisse éviter d' entrer dans les sentimens qui le font souffrir. C' est à mon avis l' une des plus grandes miseres de cette vie quand l' esprit n' est pas assez fort pour s' élever au dessus des sens et s' en rendre maistre. Car quelque difficile à supporter que soit la peine de sentir de violentes douleurs, je la trouve peu considerable lors que l' ame demeure si attentive à Dieu qu' elle luy rend graces de ses maux qu' elle considere comme venant de sa main. Mais souffrir beaucoup d' un costé, et ne rien faire de l' autre pour luy témoigner nostre amour, c' est une chose terrible, principalement à une ame qui s' est vûë dans de grands desirs de ne chercher sur la terre aucun repos interieur ny exterieur, afin de s' employer toute entiere au service de ce divin maistre. Ainsi quand cela arrive je n' y voy autre remede que la patience, la connoissance de nostre misere, et la soûmission à la volonté de Dieu, qui font que nous nous abandonnons à luy pour se servir de nous en ce qu' il luy plaist et comme il luy plaist.

C' est l' estat où j' estois alors. Et quoy que convalescente ma foiblesse estoit telle que je n' avois plus cette confiance en Dieu dont il me favorisoit dans le commencement de ces fondations. Tout me paroissoit impossible : et j' avois besoin de rencontrer quelqu' un qui me redonnast du courage. Mais les uns augmentoient mes craintes au lieu de les diminuer : et les esperances dont les autres me flatoient me paroissoient si foibles qu' elles ne suffisoient pas pour me fortifier dans le découragement où je me trouvois.

Le Pere Ripalda religieux de la compagnie de Jesus arriva alors. Et parce que c' estoit un homme fort sçavant, de grande pieté, et à qui je m' estois long-temps confessée, je luy declaray l' estat où j' estois et luy parlay comme je parlerois à Dieu. Il fit ce qu' il put pour me fortifier, et me dit que cette lascheté estoit une marque que je vieillissois.

Je voyois neanmoins, ce me sembloit, que ce n' en estoit pas la cause, et il paroist que j' avois raison, puis qu' encore que je sois maintenant plus avancée en âge je n' ay plus cette lascheté. Mais je croy que ce qui le faisoit parler ainsi n' estoit que pour me reprendre parce qu' il n' estimoit pas que ce découragement me vint de la part de Dieu.

Les fondations de Palence et de Burgos se traitoient donc en mesme temps ; et il n' y avoit rien dont je pusse faire estat ny pour l' une ny pour l' autre. Ce n' estoit pas neanmoins ce qui m' arrestoit : car il m' est ordinaire de commencer de la sorte : et ce pere m' avoit dit que je ne devois point abandonner cette entreprise. Un provincial de sa compagnie nommé le Pere Baltazar Alvarez m' avoit confirmé la mesme chose à Tolede : et comme je me trouvois avoir de la santé, je n' avois point craint de l' entreprendre : au lieu qu' alors, encore que je déférasse beaucoup aux sentimens de ces deux peres j' avois peine à me resoudre, parce que ma maladie,


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ou le démon me tenoient comme liée : mais je me trouvay depuis avec plus de force et de santé. La prieure de Vailladolid qui affectionnoit si extremement la fondation de Palence faisoit aussi de son costé tout ce qu' elle pouvoit pour m' encourager, et auroit fait encore davantage si ma froideur ne l' eut point un peu refroidie. La suite fit voir que les conseils des hommes, ny mesme des plus grands serviteurs de Dieu, ne sont pas capables d' échauffer nostre coeur. Il faut que cette chaleur vienne d' enhaut. Et ainsi quand je fais quelque bien c' est à ce Dieu tout-puissant qui me fait agir, et non pas à moy qu' on le doit attribuer.

Lors que j' estois dans ces doutes sans pouvoir me résoudre à entreprendre ces fondations, et que je priois nostre seigneur de me donner lumiere pour connoistre sa volonté, (ce qui estoit une disposition dont ma tiedeur n' estoit pas telle qu' elle pust me faire départir) un jour aprés avoir communié nostre seigneur me dit d' une maniere severe : qu' apprehendez-vous ? Vous ay-je jamais manqué ? Et ne suis-je pas toûjours le mesme ? Ne craignez point de faire ces fondations .

" seigneur mon Dieu, Dieu eternel, que vos paroles sont differentes de celles des hommes ! Je demeuray si animée et si resoluë à executer vostre commandement, que quand tout le monde ensemble s' y seroit opposé il n' auroit pû me faire changer. " je commençay aussi-tost de travailler à cette affaire, et nostre seigneur me donna des moyens pour y reüssir. Je pris deux religieuses avec dessein d' acheter une maison : et bien que l' on me dist qu' il estoit impossible de vivre d' aumosne dans Palence je ne l' écoutois pas seulement, parce que je voyois bien que je n' avois nul lieu d' esperer l' établissement d' un monastere avec du revenu, et que je ne doutois point que puis que Dieu m' avoit assurée qu' il se feroit il y pourvoiroit. Ainsi quoy que je n' eusse pas repris toutes mes forces et que le temps fust fascheux je ne laissay pas de partir de Vailladolid le jour des innocens, à cause qu' un gentilhomme qui estoit allé s' établir ailleurs nous prestoit une maison qu' il avoit loüée jusques au terme de la S Jean de l' année suivante. Il y avoit dans cette ville un chanoine que je ne connoissois point ; mais qu' un de ses amis m' avoit dit estre un grand serviteur de Dieu. Et comme nostre seigneur qui voit le peu que je puis par moy-mesme avoit dans toutes les autres fondations suscité quelqu' un pour m' assister, je me persuaday que ce bon ecclesiastique m' aideroit en celle-là. Je luy écrivis pour le prier de travailler à faire sortir un homme qui estoit demeuré dans cette maison, afin que je la trouvasse libre, sans neanmoins luy en dire la raison, parce qu' encore que des personnes des plus qualifiées de la ville, et particulierement l' evesque témoignassent de nous beaucoup affectionner, il importoit de tenir l' affaire secrete.

Ce chanoine nommé Reynoso ne se contenta pas de nous rendre ce bon office : il nous fit preparer des lits et plusieurs autres commoditez dont nous avions grand besoin, à cause qu' il faisoit fort froid ; que nous avions marché durant tout le jour precedent par un


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broüillard si épais qu' à peine pouvions-nous nous voir, et que nous nous estions fort peu reposées à cause qu' il nous faloit tout accommoder pour mettre les choses en estat d' y pouvoir dire la messe le lendemain avant que personne sçut nostre arrivée.

C' est une chose que j' ay reconnu dans ces fondations se devoir toûjours faire, parce que si l' on attend que le bruit s' en répande, le demon y suscite des obstacles qui bien qu' on les surmonte ne laissent pas d' inquieter. Ainsi la messe fut dite dés le lendemain au point du jour par un ecclesiastique fort vertueux nommé Porras qui estoit venu avec nous, et par un autre encore nommé Augustin de la victoire fort amy des carmelites de Vailladolid, qui nous avoit beaucoup assistées par le chemin, et nous avoit presté de l' argent pour accommoder la maison.

J' avois alors cinq religieuses, dont l' une estoit une converse qu' il y a desja assez long-temps que je mene avec moy, à cause que c' est une personne d' une telle pieté et si discrete que j' en tire plus d' assistance que je ne pourrois faire de quelqu' une du choeur. Nous reposasmes peu cette nuit, quoy que les eaux qui estoient grandes nous eussent beaucoup fait souffrir par le chemin. Mais je desirois extremement que la fondation se fist ce jour là, parce que l' on faisoit l' office de David ce grand roy et ce grand prophete pour qui j' ay une particuliere devotion.

Aussi-tost que la messe fut achevée j' envoiay donner avis de nostre arrivée à l' illustrissime evesque qui ne nous attendoit pas encore. Il vint à l' instant nous voir avec cette grande charité qu' il luy a toûjours plû de nous témoigner. Il me promit de nous fournir de pain, et commanda à son maistre d' hostel d' y ajoûter aussi plusieurs autres choses. Les obligations dont nostre ordre est redevable à ce prelat sont telles, que celles qui liront ces fondations ne pourroient sans ingratitude ne le point recommander à Dieu durant sa vie et aprés sa mort ; et je les conjure de s' acquitter de ce devoir.

Le contentement que tout le peuple témoignoit de nostre établissement estoit si extraordinaire et si general qu' il n' y en avoit un seul qui n' en fist paroistre de la joye. Et ce qu' ils sçavoient que leur evesque l' avoit desiré y contribuoit sans doute beaucoup, parce qu' ils ont pour luy une affection tres-particuliere : outre que ce peuple a par luy-mesme plus de bonté et de sincerité que je n' en ay remarqué en aucun autre. Ainsi il n' y a point de jour que je ne me réjoüisse de l' établissement de ce monastere.

Comme la maison où nous demeurions n' estoit que d' emprunt, et que bien qu' elle fust à vendre l' assiete en estoit fort incommode, nous pensasmes aussi-tost à en acheter une autre dans l' esperance que les religieuses que nous recevrions nous pourroient assister, parce qu' encore que ce fust peu, ce peu seroit beaucoup en ce lieu-là. Mais j' aurois pris de fausses mesures sans le secours des amis que Dieu nous donna en la personne de ce bon Chanoine Reynoso, et d' un autre chanoine nommé Salinas homme de grand esprit et de


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grande charité qu' il nous acquit aussi pour amy. Ils embrasserent tous deux nos affaires avec plus de chaleur qu' ils n' auroient fait les leurs propres, et ils ont toûjours continué.

Il y a une église en forme d' hermitage nommée nostre dame du chemin pour laquelle toute la ville et les environs ont tant de devotion que l' on y vient de toutes parts. Ces messieurs et nos autres amis jugerent que nous ne pouvions mieux faire que de nous établir auprés de cette eglise, et d' acheter des maisons qui y touchoient, qui bien que petites nous pourroient suffire. Nous nous adressasmes pour ce sujet au chapitre et à une confrairie de qui cette église dépendoit. Le chapitre nous accorda aussi-tost ce que nous luy demandions. Et quoy qu' il y eut quelque peine à obtenir la mesme grace des administrateurs de cette confrairie, ils nous la firent aussi, parce comme je l' ay dit, que je n' ay point veu de peuple si traitable, si honneste, et si porté à toutes sortes de bonnes oeuvres.

Lors que ceux à qui ces maisons appartenoient sçurent que nous en avions envie ils les surfirent de beaucoup, et il n' y a pas sujet de s' en étonner. Je voulus les aller voir : et elles me déplurent tellement et à tous ceux qui vinrent avec nous que je n' aurois voulu pour rien du monde les acheter. Mais on a reconnu depuis que le démon agissoit beaucoup en cela par l' apprehension que nous ne nous y établissions. Les deux chanoines trouvoient aussi qu' encore qu' elles fussent dans le quartier le plus peuplé de la ville elles estoient trop éloignées de la grande église : et ainsi nous resolusmes d' en chercher d' autres. Ces messieurs s' y employerent avec tant de soin que je ne pouvois me lasser d' en loüer nostre seigneur. Enfin ils en trouverent une qui appartenoit à un nommé Tamaio qu' ils crurent nous estre propre, parce qu' il y avoit quelques logemens que nous pouvions habiter à l' heure-mesme, et qu' elle estoit proche de la maison d' un gentilhomme fort qualifié nommé Suéro De Vega qui nous affectionne beaucoup et qui desiroit que nous nous y établissions, comme aussi plusieurs autres personnes de ce mesme quartier. Cette maison n' estoit pas assez grande pour nous. Et quoy qu' on nous en offrist encore une autre, les deux ensemble ne suffisoient pas pour nous bien loger.

Toutefois sur le rapport que l' on m' en fit j' aurois desiré que le marché en eut desja esté arresté : mais ces deux messieurs vouloient que je visse auparavant la maison ; et j' avois tant de confiance en eux et tant de répugnance d' aller par la ville, que j' avois peine à me résoudre de sortir. Je ne pûs neanmoins m' en défendre, et j' allay aussi voir ces deux maisons proches de nostre dame du chemin sans dessein de les acheter ; mais seulement pour faire connoistre au proprietaire de celle que nous voulions avoir, qu' elle n' estoit pas la seule dont nous pouvions traiter. Je ne sçaurois maintenant assez m' étonner de ce que les deux qui estoient proches de nostre dame du chemin me déplurent autant qu' elles avoient fait aux autres.

Nous fusmes de là à celle que nous avions envie d' avoir, et nous nous affermismes dans ce


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dessein, quoy qu' outre plusieurs incommoditez qui s' y rencontroient, et ausquelles il estoit difficile de remedier, il faloit pour y faire une eglise, mesme fort petite, abattre tout ce qui se trouvoit dans le logis de plus propre à nous y établir. Il faut avoüer que c' est une chose étrange que de se mettre fortement une pensée dans l' esprit : et rien ne me retira de ce mauvais pas que la défiance que j' ay de moy-mesme, bien que je ne fusse pas en cela la seule trompée.

Nous résolûmes donc de traiter de cette maison, d' en donner ce qu' on en demandoit, quoy que le prix fust excessif, et d' en écrire au proprietaire qui estoit alors dans une autre proche de la ville.

Vous vous étonnerez peut-estre, mes soeurs, de voir que je me sois tant arrestée sur l' achapt d' une maison. Mais vous connoistrez par la suite les efforts que faisoit le démon pour nous empescher de nous établir auprés de l' eglise de la Sainte Vierge, et je n' y puis penser sans quelque frayeur.

Les choses estant en cet estat j' entray au commencement de la messe dans un grand doute si nous faisions bien ; et en fus inquietée durant presque tout le temps qu' on la dit. Lors que j' allay communier et que je reçus la sainte hostie j' entendis une voix qui me fit resoudre absolument à ne point acheter cette maison ; mais de traiter de celle qui estoit proche de l' église de la Sainte Vierge. Et voicy quelles furent ces paroles : cette autre ne vous est pas propre . Comme il me paroissoit bien difficile de rompre une affaire desja concluë et si approuvée par ceux qui l' avoient negociée avec tant de soin, nostre seigneur répondit à ma pensée : ils ne sçavent pas combien elle me déplaist. Et l' autre maison me sera agreable . Il me vint dans l' esprit si ce n' estoit point une illusion ; et j' avois peine à le croire, parce que l' effet que ces paroles operoient en mon ame me faisoit connoistre qu' elles venoient de l' esprit de Dieu. Alors nostre seigneur me dit : c' est moy . Ces deux derniers mots dissiperent tous mes doutes et me mirent dans le calme. Mais je ne sçavois comment remedier à ce qui estoit desja fait, et au dégoust que j' avois donné à mes soeurs de la maison proche de l' eglise de la Sainte Vierge, en leur disant que je n' aurois voulu pour rien du monde ne l' avoir pas esté voir. Ce n' estoit pas neanmoins ce qui me donnoit le plus de peine, à cause que j' estois assûrée qu' elles approuveroient tout ce que je ferois.

C' estoit ces autres personnes de nos amis que j' apprehendois, sçachant qu' ils se portoient entierement à acheter l' autre maison, et qu' ils pourroient attribuer à legereté ce changement si soudain et si contraire à mon humeur qu' ils verroient en moy. Ces diverses pensées n' ébranloient point toutefois ma resolution de choisir la maison de la Sainte Vierge ; et j' avois mesme perdu le souvenir des incommoditez que j' y avois remarquées. Car je contois pour rien tout le reste quand il ne se seroit agy que d' empescher nos soeurs de faire un peché veniel : et que j' estois persuadée qu' il n' y avoit une seule d' elles qui n' eut esté de mon sentiment si elle eust sçû ce que je sçavois.


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Je me confessois alors au chanoine Reynosa qui estoit l' un des deux qui nous assistoient avec tant d' affection, et je ne luy avois encore rien dit de ces choses surnaturelles que Dieu opere dans les ames, à cause qu' il ne s' estoit point rencontré d' occasion qui m' eust obligée à luy en parler. Neanmoins parce que pour marcher dans un chemin plus assûré j' ay toûjours accoûtumé de suivre les conseils de mon confesseur, je me résolus de luy dire sous le sceau du secret, que je ne pourrois sans une tres-grande peine ne pas executer ce que j' avois entendu : que j' estois toutefois preste d' obeïr à ce qu' il m' ordonneroit. Mais que j' esperois que nostre seigneur feroit comme il avoit fait en d' autres occasions, qu' encore que mon confesseur fust d' une opinion contraire, il le porteroit à suivre sa divine volonté. Avant que de luy parler ainsi je luy avois dit de quelle maniere Dieu m' avoit souvent fait sçavoir en la mesme sorte ses intentions, et que l' on avoit connu par les effets que cela procedoit de son esprit. Je l' assuray toûjours neanmoins que quelque peine que j' en eusse je ferois ce qu' il m' ordonneroit. Comme ce vertueux ecclesiastique bien qu' il ne soit pas fort âgé est tres-prudent, quoy qu' il jugeast assez que ce changement donneroit sujet de parler, il ne me défendit point d' obeïr à ce que j' avois entendu. Je luy proposay d' attendre le retour de celuy que nous avions envoyé vers le proprietaire de la maison dont nous avions traité. Il l' approuva ; et j' avois une grande confiance que Dieu remedieroit à tout ; ainsi qu' il le fit. Car bien que l' on eut donné au maistre de cette maison tout ce qu' il avoit voulu et au delà de ce qu' elle valoit, il demanda encore trois cens ducats : ce qui estoit d' autant plus extravagant qu' il avoit besoin de vendre. Nous connusmes par là que Dieu vouloit nous tirer de cette affaire, et nous nous laissâmes entendre que nous n' y penserions jamais plus, quoy que sans le declarer si precisément, parce qu' il sembloit qu' il n' auroit pas falu pour trois cens ducats rompre le marché d' une maison qui paroissoit nous estre si propre pour en faire un monastere. Je dis à mon confesseur que puisque c' estoit son sentiment on n' en donneroit pas davantage que ce dont on estoit convenu, et le priay de le faire sçavoir à ce chanoine son collegue, et que j' estois resoluë d' acheter celle de la Sainte Vierge à quelque prix que ce fust. Il le luy dit. Et comme il a l' esprit extremement penetrant, quoy qu' il ne s' en expliquast pas davantage, un changement si soudain luy fit assez comprendre que je ne m' y estois portée que par quelque grande raison. Ainsi il ne me pressa point de penser encore à la maison de ce gentilhomme.

Nous avons depuis tous vû clairement que nous aurions fait une grande faute de l' acheter, tant nous trouvons de commodité dans celle que nous avons maintenant, sans parler du principal qui est que Dieu et sa glorieuse mere y sont bien servis ; au lieu que durant que c' estoit un hermitage il pouvoit s' y commettre de grands desordres dans des veilles qui s' y faisoient la nuit ; ce que le démon n' avoit pas moins de peine de voir abolir que nous ressentions de


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joye de rendre ce service à nostre tres-sainte patrone.

Ainsi nous avions mal fait sans doute de ne nous y estre pas plûtost resoluës, sans nous arrester à tant de vaines considerations. Et il paroist bien que le démon nous aveugloit puis que nous avons trouvé en cette maison plusieurs avantages qui ne se rencontrent point ailleurs, et que non seulement tout le peuple qui le desiroit en témoigne une tres-grande joye ; mais que ceux-là mesme qui avoient tant d' envie que nous prissions l' autre maison demeurent d' accord aujourd' huy que nous avons beaucoup mieux fait d' acquerir celle-cy. Beny soit à jamais celuy qui m' a donné lumiere dans cette affaire, et qui me la donne dans tout ce que je fais de bien, n' y ayant point de jour que je ne voye avec étonnement quelle est mon incapacité en toutes choses. Je ne le dis point par humilité. Il n' y a rien de plus veritable. Il semble que Dieu veüille que je connoisse et que chacun connoisse aussi de plus en plus que c' est luy seul qui agit en tout cecy : et que comme il rendit la vûë à l' aveugle nay, il éclaire de mesme mes tenebres. Elles estoient si grandes dans cette rencontre que toutes les fois que je m' en souviens je voudrois en rendre de nouvelles graces à nostre seigneur, et je n' en ay pas seulement la force. Ainsi je ne sçay comment il peut me souffrir : et je ne sçaurois trop admirer sa bonté et sa misericorde.

Ces deux chanoines si affectionnez à la Sainte Vierge ne perdirent point de temps pour faire le marché de ces maisons qui estoient proches de sa chapelle, et ils n' y eurent pas peu de peine ; Dieu permettant que ceux qui nous assistent dans ces fondations en ayent toûjours afin d' augmenter leur merite. Je suis la seule qui ne fais rien comme je l' ay desja dit et ne sçaurois trop le redire, parce que rien n' est plus vray. Ils travaillerent aussi extremement à accommoder la maison, nous presterent mesme de l' argent dans le besoin que nous en avions, et répondirent pour nous. En quoy ils me firent une faveur d' autant plus grande que j' avois eu mille peines dans les autres fondations à trouver une caution, pour des sommes beaucoup moindres, et il n' y a point de sujet de s' en étonner, puis que n' ayant pas un quart d' écu il faloit que ceux qui répondoient pour nous ne cherchassent autre sureté que leur confiance en Dieu. Mais il m' a fait la grace dont je ne sçaurois trop le remercier, qu' ils n' y ont jamais rien perdu. Les proprietaires des maisons ne se contentant pas de la caution de ces deux chanoines, ces messieurs eurent recours à l' oeconome de l' évesché qui se nommoit ce me semble prudent, et qui a tant de charité pour nous que nous ne sçaurions trop la reconnoistre.

Il leur demanda ce qu' ils desiroient : et luy ayant répondu qu' ils venoient le prier de vouloir estre caution avec eux et de signer le contract, il leur repartit en riant : quoy ? Vous voudriez me rendre caution d' une telle somme ? Et il signa à l' instant mesme : ce qui doit passer pour une tres-grande obligation. Je voudrois pouvoir rapporter icy et donner toutes les loüanges qui sont dûës à l' extreme charité que j' ay trouvée à


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Palence. Je pensois estre dans les premiers siecles de l' eglise lors que je voyois que n' ayant point de revenu, ces habitans par une maniere d' agir si contraire à celle de ce temps, non seulement ne refusoient pas de nous nourrir ; mais consideroient cette action comme une tres-grande grace que Dieu leur faisoit. Il est certain que regardant les choses avec les yeux de la foy cela estoit veritable. Car quand il n' y en auroit point eu d' autre raison que ce qu' ils avoient une eglise de plus où estoit le tres-saint sacrement, elle suffisoit pour leur donner ce sentiment. Qu' il soit beny à jamais.

Il n' y a personne qui ne voye à cette heure que nostre établissement en ce lieu-là a esté agreable à Dieu, puis qu' il en a banny les desordres qui s' y commettoient ; tous ceux qui alloient en grand nombre veiller dans cet hermitage assis en un lieu écarté n' y allant pas par devotion ; et l' image de la Sainte Vierge n' y estant pas tenuë avec le respect qu' elle l' auroit dû estre : au lieu qu' aujourd' huy l' evesque Dom Alvarez De Mendoçe y a fait bastir une chapelle où il l' a mise, et que l' on embellit toûjours en l' honneur et pour la gloire de son divin fils.

Lors que la maison fut en estat de nous recevoir l' evesque voulut que cela se fist avec grande solemnité. Ainsi un jour de l' octave du tres-saint sacrement il vint exprés de Vailladolid, et accompagné du chapitre, de tous les ordres, et de presque tous les habitans avec une bonne musique, il commença la ceremonie par une procession à laquelle nous assistâmes toutes depuis nostre maison avec nos voiles baissez, nos manteaux blancs, et des cierges à la main. On alla premierement à une paroisse où l' on avoit apporté l' image de la Sainte Vierge. Et aprés y avoir pris le tres-saint sacrement on le porta en ceremonie et avec grande devotion dans nostre eglise.

Nous estions en assez bon nombre, parce qu' outre les religieuses que j' avois amenées il en estoit venu d' autres pour faire la fondation de Sorie. Je croy que nostre seigneur fut beaucoup loüé en ce jour, et je souhaite qu' il le soit à jamais de toutes les creatures.

Durant que j' estois en ce lieu de Palence la separation des carmes déchaussez et des mitigez se fit, et ils eurent chacun un provincial, qui estoit tout ce que nous pouvions desirer pour vivre en paix.

Ce fut à l' instance de nostre roy catholique Dom Philippes que l' on obtint pour ce sujet un bref de Rome fort ample ; et sa majesté continuë toûjours de nous favoriser. On assembla un chapitre dans Alcala par l' ordre du reverend Pere Jean De Las Cuëvas alors prieur de Talavere de l' ordre de Saint Dominique deputé du s. Siege et nommé par sa majesté, qui estoit un homme dont la sainteté et la prudence répondoient à un employ de si grand poids. Le roy paya la dépense faite pour le chapitre, et toute l' université luy fut favorable par son ordre. Il se tint avec beaucoup de tranquillité dans le college des carmes déchaussez qui porte le nom de Saint Cyrille ; et le Pere Jerosme Gracien de la mere de Dieu fut élû


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provincial. Comme ces peres ont écrit ce qui se passa dans ce chapitre il seroit inutile d' en parler icy davantage, et ce que j' en rapporte n' est qu' à cause que nostre seigneur permit que ce fut dans le temps de la fondation dont il s' agit que se fit une action si importante à sa gloire et à l' honneur de sa tres-sainte mere nostre patrone. La joye que j' en ressentis fut l' une des plus grandes que je pouvois recevoir en cette vie. Car les peines, les persecutions, et les travaux que j' avois soufferts durant plus de vingt-cinq ans et que Dieu seul connoist avoient esté tels que je n' aurois jamais fait si j' entreprenois de les écrire : et qu' ainsi il faudroit les avoir éprouvez pour comprendre quel fut alors mon contentement. J' aurois souhaité que tout le monde m' eut aidé à en rendre graces à nostre seigneur et à luy offrir des prieres pour nostre saint roy. Il parut visiblement qu' il s' estoit servy de luy pour terminer cette grande affaire malgré les efforts et les artifices du démon, qui l' auroit entierement renversée si elle n' eut esté soûtenuë par la pieté et l' autorité de ce grand prince.

Maintenant qu' ayant plû à Dieu d' exaucer nos prieres nous jouïssons tous, tant mitigez que reformez, d' une paix qui leve tous les obstacles qui pouvoient nous empescher de le bien servir, je vous conjure, mes freres et mes soeurs, de ne manquer à rien de ce qui peut dépendre de vous pour vous aquitter de ce devoir.

Ceux qui sont encore au monde sont témoins des peines et des travaux dont il nous a délivrez, et des graces qu' il nous a faites. Et ceux qui viendront aprés nous et qui trouveront les voyes applanies et toutes les difficultez levées, ne doivent-ils pas s' efforcer de maintenir les choses dans cette perfection ? Je les prie au nom de nostre seigneur de ne donner pas sujet de dire d' eux ce que l' on dit de quelques ordres, que les commencemens en estoient loüables. Nous commençons : et ils ne doivent pas seulement s' efforcer d' entretenir ces commencemens : il faut qu' ils taschent de les pousser encore plus avant.

Qu' ils considerent que le diable fait de grandes playes dans les ames par des choses qui ne paroissent que de petites égratignures, et qu' ainsi ils se gardent bien de dire : cela importe de peu, et ne merite pas que l' on s' y arreste. Tout est important, mes filles, pour peu qu' il nous empesche de nous avancer dans le service de Dieu. N' oubliez jamais, je vous prie, avec quelle promtitude tout passe : combien grande est la grace que Dieu nous a faite de nous appeller dans ce saint ordre, et quelle sera la punition de ceux qui commenceront d' y introduire du relaschement. Ayons toûjours devant les yeux ces saints prophetes qui sont nos peres ; comme aussi ce grand nombre d' autres saints qui aprés avoir porté l' habit que nous portons sont à present dans le ciel, et ne craignons point de nous assurer par une loüable et sainte presomption que Dieu nous fera la grace d' avoir un jour part à leur gloire. Ce combat, mes soeurs, que nous avons à soûtenir durera peu : et il sera suivy d' une eternité. Méprisons tout ce qui


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ne subsiste point par soy-mesme, et ne pensons qu' à aimer et à servir Dieu afin d' arriver à ce bonheur qui ne finira jamais. Ainsi soit-il.

 

FOND. SORIE CHAPITRE 29

La sainte parle dans le recit de cette fondation des éminentes vertus de l' evesque d' Osme qui la porta principalement à l' entreprendre.

Lors que j' estois encore à Palence pour la fondation dont je viens de parler on m' apporta une lettre de l' evesque d' Osme auparavant nommé le docteur Velasquez. J' avois communiqué avec luy lors qu' il estoit chanoine et theologal de la grande église de Tolede, parce que sçachant qu' il estoit fort sçavant et grand serviteur de Dieu, et ayant toûjours quelques craintes, je l' avois tant pressé de prendre soin de ma conduite, qu' encore qu' il fust extremement occupé, neanmoins voyant le besoin que j' en avois il m' avoit fait cette charité d' une maniere tres-obligeante. Ainsi il me confessa durant tout le temps que je demeuray à Tolede qui fut assez long, et luy ayant découvert avec ma sincerité ordinaire le fond de mon ame, ses conseils me furent si utiles que ces craintes qui me donnoient tant de peine commencerent à se dissiper, à cause qu' il me rassuroit par des passages de l' ecriture sainte qui est ce qui me touche le plus lors que je sçay que celuy qui les rapporte est capable et homme de bien.

Il m' écrivoit cette lettre de Sorie, et me mandoit qu' une dame qu' il confessoit luy avoit parlé de faire une fondation de religieuses de nostre ordre ; qu' il avoit approuvé son dessein, et luy avoit dit qu' il feroit en sorte que j' irois établir ce monastere. Il ajoûtoit que si j' entrois dans son sentiment je le luy fisse sçavoir afin qu' il m' envoyast querir. Cette nouvelle me donna de la joye, parce qu' outre que cette fondation me paroissoit avantageuse, j' avois un si grand respect et une si grande affection pour ce prelat et m' estois si bien trouvée de ses avis, que je desirois de le voir pour luy communiquer des choses qui regardoient ma conscience. Cette dame se nommoit Beatrix De Veamont De Navarre à cause qu' elle descendoit des rois de Navarre, et elle estoit fille de François De Veamont illustre par le rang que luy donnoit sa naissance. Aprés avoir passé quelques années dans le mariage elle estoit demeurée veuve sans enfans, et avec beaucoup de bien ; et il y avoit desja long-temps qu' elle desiroit de fonder un monastere de religieuses. En ayant parlé à


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ce bon evesque, il luy apprit qu' il y avoit des carmelites de l' ordre de la Sainte Vierge : et cette religion luy plût tellement qu' elle le pressa avec grande instance de luy donner moyen d' executer promtement son dessein. C' estoit une personne de fort douce humeur, genereuse, penitente, et pour dire tout en un mot qui avoit beaucoup de pieté. Elle avoit dans Sorie une maison bien bastie et en belle assiete.

Elle promit de nous la donner avec ce qui seroit necessaire pour nous y établir. Et non seulement elle l' executa ; mais elle y ajoûta une rente de cinq cens ducats rachetable au denier vingt. L' evesque de son costé offrit de nous donner une assez belle église voûtée qui estoit une paroisse proche du logis de cette dame, d' où l' on pourroit y aller aisément en faisant un petit passage. Et il luy estoit facile de nous accorder cette grace, parce que cette paroisse estoit fort pauvre, et qu' y en ayant plusieurs dans la ville il la pouvoit joindre à quelque autre. Sa lettre portoit tout ce que je viens de dire : et nostre pere provincial s' estant rencontré à Palence je luy en parlay et à plusieurs de nos amis. Tous jugerent à propos que puis que la fondation de Palence estoit achevée j' écrivisse que je me tiendrois preste pour partir : et j' avoüe que cette affaire me donna beaucoup de joye pour les raisons que j' ay dites.

On ne perdit point de temps à m' envoyer querir par un homme qui estoit fort propre pour nous conduire. Et comme cette dame desiroit que l' on menast plûtost plus que moins de religieuses, j' en fis venir sept, et j' avois aussi ma compagne et une soeur converse. Je menay aussi, ensuite de l' avis que j' en avois donné, deux religieux carmes déchaussez de nostre reforme, dont l' un estoit le Pere Nicolas de Jesus Maria Genevois, qui est une personne tres-sage. Il avoit à mon avis plus de quarante ans lors qu' il prit l' habit, ou au moins il les a à cette heure, et il n' y a pas long-temps qu' il l' a pris ; mais il a tant profité en ce peu de temps qu' il paroist que Dieu l' a choisy pour rendre de grands services à l' ordre. Car il a extremement agy durant nos persecutions lors que les autres qui en auroient esté capables ne le pouvoient ; les uns estant exilez, et les autres prisonniers, sans que l' on pensast à luy, parce que ne faisant presque que d' entrer dans l' ordre il n' avoit point encore eu de charge : et Dieu le permettoit ainsi sans doute, afin que ce secours me restast. Il est si discret qu' estant à Madrid dans la maison des mitigez comme pour d' autres affaires, il ne parloit jamais des nostres : et ainsi on le laissoit en repos. J' estois alors au monastere de S Joseph D' Avila. Nous nous écrivions souvent dans le besoin qu' il y avoit de se communiquer l' estat des choses, et je luy donnois, à ce qu' il disoit, beaucoup de consolation. On peut juger par là dans quelle extremité nostre ordre se trouvoit reduit manque de bons sujets qui pussent agir, puis que l' on me contoit pour quelque chose. Je reconnus en tant de rencontres dans ces temps si fascheux la grande vertu et la prudence de ce bon pere, que c' est l' un de tous ceux de nostre ordre que j' estime et aime le plus en nostre seigneur.


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Luy et un frere lay nous accompagnerent dans ce voyage, et nous n' y souffrîmes pas de grandes incommoditez, parce que celuy que l' evesque avoit envoyé pour nous conduire prenoit un grand soin de nous bien loger, et qu' il ne nous manquoit rien. Joint que ce prelat est tellement aimé dans son diocese, que pour estre bien reçû par tout il suffisoit que l' on sçut l' affection qu' il nous porte. Le temps estoit aussi fort favorable, les journées petites, et je ne pouvois sans en ressentir une extreme joye entendre de quelle maniere chacun parloit de la sainteté de leur evesque.

Nous arrivasmes à Burgos le mercredy veille de l' octave du saint sacrement. Nous y communiasmes le lendemain, et fusmes contraintes de nous y arrester le reste du jour, parce qu' il n' en restoit pas assez pour pouvoir arriver à Sorie. Comme il n' y avoit point de logement nous passasmes la nuit dans une église : et cela ne nous fut point penible. Le lendemain aprés avoir entendu la messe nous continuasmes nostre voyage, et arrivasmes à Sorie sur les cinq heures du soir. Le logis du saint evesque se rencontrant sur nostre chemin il nous donna sa benediction de sa fenestre, d' où il nous voyoit passer, et cette benediction venant d' un si excellent prelat j' en reçus une grande joye.

Nostre fondatrice nous attendoit à la porte de son logis qu' elle destinoit pour la fondation du monastere ; et la multitude du peuple estoit si grande qu' à peine pumes-nous y entrer. Mais cette incommodité nous est ordinaire, parce que le monde est si curieux de voir des choses nouvelles, qu' en quelque lieu que nous allions il s' assemble tant de gens pour nous regarder, que si nous n' avions nos voiles baissez cela nous seroit fort penible. Cette dame avoit tres-bien fait preparer une grande salle pour y dire la messe en attendant qu' on eut fait le passage qui nous donneroit moyen de l' aller entendre à l' église que l' evesque nous avoit accordée. Et dés le lendemain qui estoit le jour de la feste de nostre Saint Pere Elisée, on la dit dans cette salle. Cette mesme dame avoit aussi tellement pourvû à tout ce qui nous estoit necessaire que nous ne manquions de rien, et elle nous donna un appartement séparé où nous demeurasmes retirées jusques à la feste de la transfiguration que le passage fut fait. Ce mesme jour on dit la premiere messe dans l' église avec beaucoup de solemnité. Il y eut un grand concours de peuple, et un pere de la compagnie de Jesus y prescha. L' evesque ne s' y trouva pas, parce que ne se passant pas un seul jour qu' il n' employe dans les fonctions de sa charge il avoit esté obligé d' aller à Burgos quoy qu' il ne se portast pas bien et qu' il vint de perdre un oeil. Cet accident me fut tres-sensible considerant combien precieuse est une vûë toute employée comme la sienne au service de l' eglise. Mais ce sont de ces secrets jugemens de Dieu qu' il ne nous appartient pas d' approfondir, par lesquels il augmente le merite de ses serviteurs en leur donnant des occasions de conformer leur volonté à la sienne. Ainsi ce saint prelat ne laissoit pas de continuer à travailler de mesme


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comme auparavant. Il m' a dit qu' il n' avoit pas esté plus touché de la perte de cet oeil qu' il l' auroit esté d' avoir vû arriver cet accident à un autre, et qu' il pensoit quelquefois que quand il seroit aveugle il ne s' en affligeroit point, parce qu' il se retireroit dans quelque hermitage où rien ne le pourroit détourner de servir Dieu. Il avoit une si grande inclination pour cette sorte de vie, qu' avant qu' il fust evesque je le voyois souvent presque resolu de tout quitter pour l' embrasser ; et j' en avois de la peine, à cause que le croyant capable de rendre de grands services à l' eglise je le souhaitois dans la dignité où il est aujourd' huy. Neanmoins lors que j' appris qu' il avoit esté fait evesque, cette nouvelle me troubla si fort dans la vûë de la pesanteur d' une telle charge, que je ne pouvois m' en consoler.

Je m' en allay dans le choeur recommander l' affaire à Dieu. Il rendit le calme à mon esprit en me disant : qu' il seroit tres-utilement servy de luy : et les effets ont fait connoistre la verité de ces paroles.

Cette incommodité de la vûë et d' autres fort penibles jointes à un travail continuel et à une tres-grande simplicité dans sa nourriture, n' empeschent pas ce saint prelat de jeusner quatre fois la semaine et d' y ajouter plusieurs autres penitences. Il fait ses visites à pied, et va si viste que quelques-uns de ses domestiques m' ont dit ne le pouvoir suivre. Il ne souffre dans sa maison que des personnes vertueuses.

Il ne commet guere d' affaires importantes à ses proviseurs ; et je croy qu' il n' y en a point dans lesquelles il n' agisse luy-mesme. Durant les deux premieres années de son épiscopat il s' éleva contre luy de tres-grandes persecutions, et je ne pouvois assez m' étonner que l' on osast l' accuser si faussement, sçachant avec quelle exactitude il rend la justice. Cet orage est maintenant cessé. Car encore qu' il n' y ait rien que ses ennemis n' ayent dit contre luy dans les voyages qu' ils ont faits exprés à la cour, sa vertu est si connuë dans tout son diocese que l' on n' a point eu d' égard à leurs calomnies. Il les a souffertes d' une maniere si chrestienne qu' il les a couverts de confusion en leur rendant le bien pour le mal. Et je ne dois pas oublier que ses occupations continuelles ne l' empeschent pas de prendre toûjours du temps pour faire oraison.

Quoy qu' il semble, mes soeurs, que je me sois laissée emporter au plaisir de parler des vertus de ce saint evesque, j' en aurois pû dire avec verité beaucoup davantage. Ce que j' en ay rapporté n' est que pour faire connoistre quelle a esté la principale cause de la fondation du monastere de la tres-sainte trinité de Sorie, et afin que comme les religieuses qui y sont maintenant en ont de la joye, celles qui leur succederont en ayent aussi. Ce grand prelat si vertueux en toutes manieres n' a pû donner la rente qu' il nous avoit promise. Mais il nous a donné nostre église, et a inspiré à cette dame le desir de faire cette fondation.

Aprés avoir pris possession de l' église, et que nous eusmes


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achevé ce qui estoit necessaire pour nostre clôture je me trouvay obligée d' aller en diligence au monastere d' Avila, quoy que la chaleur fust tres-grande et le chemin fort mauvais pour des chariots. Un prébendier de Palence nommé Ribera, qui m' avoit extremement assistée dans le passage pour aller à l' eglise et en d' autres choses, vint avec nous, parce que le Pere Nicolas De Jesus Maria s' en estoit retourné aussi-tost que tous les actes necessaires pour la fondation que nous venions de faire furent passez, et que l' on avoit ailleurs grand besoin de luy. Ce prébendier avoit quelques affaires à Sorie qui furent cause qu' il nous y accompagna, et Dieu luy donna depuis tant d' affection pour nous qu' elle nous oblige de le mettre au nombre des bienfacteurs de nostre ordre, et de le recommander à sa divine majesté. Je ne voulus estre accompagnée à mon retour que de luy et de ma compagne, parce qu' il est si soigneux que cela me suffisoit, et que je ne me trouve jamais mieux dans les voyages que lors qu' on les fait avec peu de gens, et par consequent avec peu de bruit. Je paiay bien à ce retour la facilité que j' avois trouvée en allant.

Car encore que celuy qui nous conduisoit sçûst assez bien le chemin ordinaire de Segovie il ignoroit celuy des chariots. Ainsi il nous menoit par des lieux où nous estions souvent contraintes de descendre, et par des precipices où nostre chariot estoit quelquefois comme suspendu en l' air. Que si nous prenions des guides, lors qu' ils nous avoient conduits jusqu' au lieu dont ils sçavoient le chemin, pour peu qu' ils en rencontrassent de mauvais ils nous quittoient en disant qu' ils avoient affaire ailleurs. La chaleur estoit si violente que nous avions beaucoup à souffrir avant que d' arriver où nous devions nous arrester ; et souvent aprés avoir bien marché il nous faloit retourner sur nos pas, parce que nous nous estions égarez. Tant de traverses me donnoient une grande peine pour le bon Ribera. Mais quant à luy il ne me parut jamais en avoir. Je ne pouvois assez m' en étonner, assez loüer Dieu de faire ainsi voir en ce vertueux ecclesiastique, que lors que la vertu a jetté de fortes racines dans une ame elle ne trouve rien de difficile ; ny assez remercier son eternelle majesté de nous avoir tirées de ces mauvais chemins.

Nous arrivasmes la veille de Saint Barthelemy à Saint Joseph De Segovie où nos soeurs nous attendoient et estoient en grande peine de nostre retardement. Il ne se peut rien ajoûter à la joye avec laquelle elles nous reçurent ; Dieu ne me faisant jamais rien souffrir qu' il ne m' en récompense aussi-tost. Je m' y reposay plus de huit jours : et cette fondation se fit avec toute la facilité imaginable. Ainsi j' en revins tres-contente, parce que Dieu y est bien servy, et qu' il y a sujet d' esperer de son assistance que ce bonheur continuëra. Qu' il en soit beny et loüé à jamais. Ainsi soit-il.

 

FOND. BURGOS CHAPITRE 30


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Extremes peines qu' eut la sainte dans cette fondation par les difficultez continuelles que l' archevesque de Burgos y apportoit, quoy qu' il eut témoigné d' abord de l' avoir tres-agreable, et qu' il n' y eut rien que l' evesque de Palence ne fist pour le presser de tenir la parole qu' il avoit donnée. Le monastere des carmelites de Saint Joseph D' Avila se trouvant alors le seul qui ne fust pas soûmis à l' ordre, la sainte obtient de l' evesque de cette ville à qui il estoit soûmis, qu' il le seroit desormais à l' ordre comme les autres.

Il y avoit desja plus de six ans que quelques religieux de la compagnie de Jesus des plus anciens, des plus sçavans, et des plus habiles m' avoient dit qu' il seroit avantageux pour le service de Dieu de fonder dans la ville de Burgos un monastere de nostre reforme, et m' en avoient allegué des raisons qui m' avoient portée à le desirer. Mais les agitations arrivées dans nostre ordre, et tant de fondations que j' avois esté obligée de faire m' avoient empeschée d' y travailler.

Lors qu' en l' année 1580 j' estois à Vailladolid, l' archevesque des Canaries, nommé depuis à l' archevesché de Burgos, passant par là, je priay Dom Alvarez De Mendoçe evesque de Palence, qui l' estant auparavant d' Avila avoit permis l' établissement du monastere de Saint Joseph de cette ville qui estoit la premiere de nos fondations, et qui n' affectionne pas moins les affaires de nostre ordre que les siennes propres, de vouloir avec sa bonté ordinaire pour moy demander à cet archevesque la permission d' établir un monastere dans Burgos.

L' archevesque n' ayant pas voulu entrer dans Vailladolid ; mais s' estant retiré dans un monastere de S Jerosme, l' evesque l' y alla visiter avec une grande démonstration de joye de son arrivée, disna avec luy, luy donna une ceinture, ou je ne sçay quelle autre chose, avec une ceremonie qui devoit estre faite par un evesque, et luy demanda en suite la permission de fonder ce monastere. Il luy répondit, que non seulement il l' accorderoit tres-volontiers ; mais que lors qu' il estoit encore dans les Canaries il avoit desiré d' y en avoir un, parce qu' y en ayant dans le lieu de sa naissance il sçavoit que nous servions fidellement Dieu, et que mesme il me connoissoit particulierement. Ainsi l' evesque me rapporta avec beaucoup de joye que rien ne me pouvoit empescher de faire cette fondation, puis qu' il suffit d' obtenir le consentement de l' evesque,


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sans que le concile oblige de l' avoir par écrit. J' ay dit dans la fondation de Palence la répugnance que j' avois alors à faire des fondations, parce que je n' estois pas encore bien remise d' une maladie dont l' on avoit cru que je ne guerirois point, quoy que je n' aye pas accoûtumé d' avoir si peu de courage quand il s' agit du service de Dieu. Je ne sçay d' où me pouvoit venir cette lascheté, puis que si c' estoit des obstacles qui se rencontroient dans cette fondation j' en avois trouvé de plus grands en d' autres. Et depuis avoir vû qu' elle a si bien reüssi je ne sçaurois en attribuer la cause qu' au démon. Car il m' arrive d' ordinaire que lors qu' il y a plus de difficultez à surmonter dans de semblables entreprises, Dieu qui connoist ma foiblesse m' assiste et me fortifie, soit par des paroles qu' il me fait entendre, ou par des rencontres favorables qu' il fait naistre : au lieu que dans les fondations qui ne sont point traversées il ne me dit rien. C' est ainsi que voyant les peines que j' aurois à surmontér dans celle-cy dont je traitois en mesme temps que de celle de Palence, il m' encouragea par cette severe répréhension qu' il me fit en me disant : que craignez-vous ? Vous ay-je jamais manqué ? Et ne suis-je pas toûjours le mesme ? Que rien ne vous empesche de faire ces deux fondations . Surquoy il seroit inutile de répéter ce que j' ay dit du courage que ces paroles me donnerent. Il fut tel que ma lascheté s' évanoüit, et que je ne craignis point d' entreprendre ces deux fondations en mesme temps. Il parut donc que ce n' estoit ny de ma maladie, ny de mon âge que procedoit mon découragement ; et il me sembla qu' il estoit plus à propos de commencer par celle de Palence, tant à cause qu' elle estoit plus proche et que la saison commençant d' estre tres-rude Burgos estoit dans un pays encore plus froid, que pour contenter le bon evesque de Palence. Mais aprés que cette fondation fut achevée celle de Sorie m' ayant esté proposée et toutes choses estant preparées pour l' executer, je crus qu' il valoit mieux terminer cette affaire pour aller ensuite à Burgos.

L' evesque de Palence jugea à propos, et je l' en suppliay aussi, d' informer l' archevesque de Burgos du sujet de mon retardement ; et lors que je fus partie pour Sorie il luy envoya exprés un chanoine nommé Jean Alphonse. L' archevesque aprés avoir conferé avec ce chanoine m' écrivit qu' il desiroit de tout son coeur que la fondation se fist, et manda par une autre lettre à l' evesque de Palence qu' il se remettoit à luy de la conduite de cette affaire : qu' il connoissoit Burgos : qu' il estoit besoin d' avoir le consentement de la ville ; et que lors que je serois arrivée je travaillasse à l' obtenir. Que si elle le refusoit elle ne pouvoit pas luy lier les mains pour l' empescher de me donner le sien. Que ce qui le faisoit parler ainsi estoit, que s' estant trouvé à Avila dans le temps de la fondation du premier monastere, et ayant vû les oppositions qui s' y estoient rencontrées et le trouble qu' elles avoient excité, il desiroit de les prévenir. Mais qu' à moins d' avoir ce consentement de la ville il faloit necessairement que ce monastere fust renté.


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L' evesque de Palence tint alors l' affaire pour faite et avec raison, puis que l' archevesque me mandoit d' aller, et m' avoit fait dire que je n' avois point de temps à perdre. Pour moy il me paroissoit que l' archevesque n' agissoit pas avec assez de fermeté. Je luy écrivis pour le remercier de la faveur qu' il me faisoit, et luy manday que je prenois la liberté de luy dire, que je croyois que si la ville ne vouloit point donner son consentement il valoit mieux faire cette fondation sans le luy demander, que de commettre sa seigneurie avec elle. Il sembloit qu' en parlant ainsi je pressentisse le peu d' appuy que nous pouvions tirer de ce prelat si l' affaire eut reçû quelque contradiction.

Et j' y trouvois d' ailleurs de la difficulté à cause de la contrarieté de sentimens qui se rencontre en de semblables occasions. J' écrivis aussi à l' evesque de Palence pour le supplier de trouver bon que l' esté estant si avancé et mes maladies si grandes, je differasse pour quelque temps d' aller en un pays si froid. Mais je ne luy parlay point de ce qui m' estoit passé dans l' esprit touchant l' archevesque, tant parce qu' il estoit desja assez fasché de voir qu' ayant témoigné d' abord tant de bonne volonté, il alleguoit alors des difficultez, que parce qu' estant amis je ne voulois pas causer du refroidissement entre eux. Ainsi comme je ne pensois plus à me rendre si-tost à Burgos je m' en allay à Saint Joseph D' Avila, où par de certaines rencontres ma presence se trouva estre assez necessaire.

Il y avoit à Burgos une sainte veuve nommée Catherine De Toloze qui estoit de Biscaye. Et que n' aurois-je point à dire sur son sujet si je voulois rapporter quelles sont ses vertus, tant pour ce qui regarde la penitence que l' oraison, l' aumosne, et la charité, et qui a de plus l' esprit excellent ? Elle avoit quatre ans auparavant, ce me semble, mis deux de ses filles religieuses dans le monastere de la conception qui est de nostre ordre, et avoit mené les deux autres à Palence pour y attendre que nostre monastere y fust fondé : et elle les y fit aussi-tost entrer. Toutes ces quatre soeurs élevées de la main d' une telle mere ont si bien reüssi qu' elles me paroissent des anges. Elle les dota tres-bien. Et comme elle est riche et liberale, elle agit aussi tres-honorablement dans tout le reste. Lors que j' estois encore à Palence et me tenois assurée de la permission de l' archevesque de Burgos je la priay d' y chercher une maison à loüer afin d' en prendre possession, et d' y faire faire un tour et des grilles dont je luy ferois rendre l' argent, ne prétendant pas que ce fust à ses dépens. Le retardement de cette fondation qu' elle desiroit avec ardeur luy donnoit tant de peine, que dans le temps que j' estois de retour à Avila et n' y pensois pas, la connoissance qu' elle avoit que nostre établissement dépendoit du consentement de la ville la fit resoudre sans m' en rien mander, de travailler à l' obtenir. Elle avoit pour voisines et pour amies une mere et une fille personnes de condition et de grande vertu, dont la mere se nommoit Madame Marie Manriquez qui avoit pour fils Dom Alfonse De S Dominique Manriquez intendant de la police ; et sa fille se nommoit Madame Catherine.


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Toutes deux prierent cet intendant de s' employer pour obtenir du conseil de la ville ce consentement. Il en confera avec Catherine De Toloze et luy demanda quelle subsistance ce monastere pourroit avoir, parce qu' autrement il n' y avoit pas lieu d' esperer que le conseil accordast cette demande. Elle luy répondit qu' elle s' obligeroit à nous donner une maison si nous n' en avions point, et dequoy vivre : et elle signa la requeste qui portoit ces conditions. Dom Alphonse s' y employa avec tant d' affection qu' il obtint ce consentement par écrit, et le porta à l' archevesque.

Dés que cette vertueuse femme eut commencé à traiter ce que je viens de dire, elle m' en donna avis. Mais je l' avois consideré comme une chimere, à cause que je n' ignore pas la difficulté que l' on fait de recevoir des monasteres sans revenu, et que je ne sçavois ny n' aurois jamais crû qu' elle eut voulu s' obliger de la sorte. Neanmoins recommandant l' affaire à nostre seigneur un jour de l' octave de Saint Martin je pensois en moy-mesme ce que je devrois faire si j' obtenois ce consentement, parce qu' il me sembloit qu' estant travaillée de tant de maux ausquels le froid qui estoit alors tres-grand estoit si contraire, il n' y avoit point d' apparence que ne faisant presque que d' arriver d' un si penible voyage, je m' engageasse dans un autre si grand que celuy de Burgos : que quand mesme je le voudrois, le pere provincial ne me le permettroit pas : et que l' affaire estant sans difficulté, la prieure de Palence l' acheveroit aussi bien que moy. Lors que j' estois dans ces pensées et resoluë de ne point aller, nostre seigneur me dit ces propres paroles qui me firent connoistre que le consentement de la ville estoit desja accordé. que ce grand froid ne vous mette point en peine. Je suis la chaleur veritable. Le démon fait tous ses efforts pour empescher cette fondation. Faites tous les vostres pour la faire reüssir ; et que rien ne vous arreste. Vostre voyage sera tres-utile. ces paroles me firent changer de sentiment malgré la répugnance de la nature, qui encore qu' elle resiste quelquefois quand il s' agit de souffrir, ne sçauroit ébranler ma résolution de tout endurer pour l' amour de Dieu. Ainsi je luy répondis : qu' il pouvoit sans s' arrester à ma foiblesse me commander tout ce qu' il voudroit, et qu' avec son assistance rien ne m' empescheroit de l' executer.

Outre que le froid estoit desja grand et la terre couverte de neige, mon peu de santé estoit ce qui me rendoit si paresseuse ; et il me sembloit que si je me fusse bien portée j' aurois méprisé tout le reste.

Il est vray aussi que ce fut cette mauvaise santé qui me donna le plus de peine dans cette fondation : car quant au froid j' en ressentis si peu d' incommodité qu' elle n' auroit pas esté moindre à Tolede. Ainsi nostre seigneur fit bien connoistre que ses promesses sont toûjours suivies des effets.

Peu de jours aprés je reçus le consentement de la ville avec des lettres de Catherine De Toloze et de Madame Catherine, qui me pressoient extremement de me haster de peur qu' il n' arrivast quelque traverse, parce que des religieux de S François De Paule, des


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carmes mitigez, et des religieux de Saint Bazile estoient venus pour s' établir à Burgos. Cette nouvelle qui nous estoit sans doute un obstacle tres-considerable ne me donna pas moins de sujet de m' étonner que tant de divers ordres eussent conçu comme de concert un mesme dessein, que de loüer la charité de cette ville qui les recevoit tous si volontiers dans un temps qu' elle n' estoit plus si opulente. Et quoy qu' on m' eut toûjours fort exalté sa charité j' avoüe que je ne la croyois pas si grande. Les uns favorisoient un ordre : les autres un autre. Mais l' archevesque considerant les inconveniens qui en pouvoient naistre s' y opposoit, parce qu' il luy sembloit que c' estoit faire tort aux autres ordres de mendians qui avoient desja de la peine à subsister.

Peut-estre estoit-ce ces peres qui luy inspiroient ce sentiment, ou le démon qui vouloit empescher le grand bien que produisent les monasteres dans les lieux où ils s' établissent, et que Dieu peut aussi facilement faire subsister en grand nombre qu' en petit nombre.

Me voyant donc si pressée par ces saintes femmes, je croy que sans quelques affaires qu' il me falut terminer je serois partie à l' heure mesme, parce que les voyant agir avec tant d' affection je me trouvois plus obligée qu' elles à ne point perdre de temps dans une conjoncture si importante, et qu' encore que je ne pusse douter du succés puis que nostre seigneur m' en avoit assurée, je n' avois pas oublié qu' il m' avoit dit que le démon feroit tous ses efforts pour traverser cette affaire. Mais je ne pouvois m' imaginer d' où viendroit la difficulté, Catherine De Tolose m' ayant mandé que sa maison estoit preste pour prendre possession, et que l' archevesque et la ville avoient accordé leur consentement. Il parut en cette occasion que Dieu donne lumiere aux superieurs. Car ayant écrit au Pere Jerosme Gracien de la mere de Dieu nostre provincial pour sçavoir si je devois m' engager dans ce voyage que nostre seigneur m' avoit fait connoistre vouloir que je fisse, il me témoigna de l' approuver ; mais me demanda si j' avois la permission par écrit de l' archevesque. Je luy répondis que l' on m' avoit mandé de Burgos que l' affaire avoit esté resoluë avec luy ; que la ville avoit donné son consentement ; qu' il avoit fait paroistre d' en estre bien aise ; et que tout cela joint à la maniere dont il avoit toûjours parlé me faisoit croire qu' il n' y avoit pas lieu de douter.

Ce pere voulut venir avec nous, tant à cause qu' ayant achevé de prescher l' avent il avoit alors plus de loisir, que pour aller visiter le monastere de Sorie qu' il n' avoit point vû depuis son établissement ; comme aussi parce que me croyant encore bonne à quelque chose et me voyant vieille, si infirme, et le temps si rude, il desiroit de prendre soin de ma santé. Je pense que Dieu le permit. Car les chemins estoient si mauvais et les eaux si grandes, que son assistance et celle de ses compagnons nous fut necessaire pour nous empescher de nous égarer, et pour dégager nos chariots des bourbiers qu' ils rencontroient à toute heure, sur tout depuis Palence jusques à Burgos, dont


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le chemin estoit tel qu' il faloit estre bien hardy pour l' entreprendre : mais il est vray que nostre seigneur me dit : que nous pouvions aller sans crainte puis qu' il seroit avec nous . Je ne le dis point alors au pere provincial. Je me contentay d' en tirer ma consolation dans les grands travaux que nous souffrimes, et les perils que nous courumes, particulierement en un lieu proche de Burgos nommé Les Ponts. L' eau répanduë dans toute la campagne estoit si haute qu' elle la couvroit entierement, et l' on ne pouvoit sans temerité tenter ce passage, principalement dans des chariots, parce que pour peu qu' ils s' écartassent d' un costé ou d' autre il faloit perir : et en effet il y en eut un qui courut fortune.

Nous primes dans une hostellerie un guide qui connoissoit ce passage, et nos journées se trouverent rompuës à cause de ces mauvais chemins, où nos chariots s' enfonçoient de telle sorte que l' on estoit obligé pour les en tirer de prendre les chevaux de l' un pour les atteler à l' autre : en quoy nos peres eurent d' autant plus de peine que nous n' avions que de jeunes chartiers peu soigneux. La presence du pere provincial me soulageoit beaucoup. Ses soins s' étendoient à tout : et son humeur si égale et si tranquille qu' il ne s' inquietoit de rien, luy faisoit trouver facile ce qui auroit paru tres-difficile à un autre. Il ne laissa pas neanmoins de craindre au passage de ces ponts lors qu' il se vit au milieu de l' eau sans sçavoir le chemin que l' on devoit prendre, et sans le secours d' aucun bateau. Je ne fus pas moy-mesme exemte de crainte quelque assurance que nostre seigneur m' eut donnée de nous assister : et l' on peut juger par là quelle pouvoit estre l' apprehension de mes compagnes. Nous estions huit, dont deux devoient retourner avec moy, et les cinq autres y compris une converse, demeurer à Burgos. Un tres-grand mal de gorge qui m' avoit pris en chemin en arrivant à Vailladolid et faisoit que je ne pouvois manger sans beaucoup de douleur, joint à la fiévre qui ne me quittoit point, m' empeschoit de tant ressentir les incommoditez de nostre voyage : et ces maux me durent encore maintenant que nous sommes au mois de juin ; mais avec moins de violence. Mes compagnes oublierent aisément les fatigues de ce voyage, parce qu' aussi-tost que le peril est passé on en parle avec plaisir, et que souffrir par obeïssance est une chose douce et agreable pour ceux qui aiment autant cette vertu que ces bonnes religieuses l' aiment.

Nous arrivasmes à Burgos le lendemain de la conversion de Saint Paul un vendredy vingt-sixiéme jour de janvier, et nostre pere provincial nous ordonna d' aller à l' église devant le saint crucifix, tant pour recommander l' affaire à nostre seigneur, que pour y attendre l' entrée de la nuit, estant alors encore grand jour. Il avoit resolu que nous ne perdrions point de temps pour faire cette fondation, et j' avois apporté plusieurs lettres du chanoine Salinas dont j' ay parlé dans celle de Palence et qui n' a pas eu moins de part en celle-cy ; comme aussi d' autres personnes de qualité qui écrivoient avec grande affection à leurs parens et à leurs amis pour les prier de nous


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assister. Ils n' y manquerent pas, et vinrent tous nous voir dés le lendemain. Des députez de la ville vinrent aussi me témoigner leur joye de mon arrivée, et me prier de leur dire en quoy ils me pourroient favoriser. Comme nostre seule apprehension n' estoit que de ce costé-là, nous ne craignimes plus alors de rencontrer quelque obstacle, et aussi-tost que nous fumes arrivées chez la bonne Catherine De Tolose sans que personne en eut connoissance à cause que nous y allames par une tres-grande pluye, nous resolumes de faire sçavoir l' estat des choses à l' archevesque, afin qu' il luy plust de donner la permission de faire dire la messe comme j' avois accoûtumé de le pratiquer. Mais le succés ne répondit pas à mon esperance.

N' y ayant point de bons traitemens que cette sainte femme ne nous fist, nous nous délassames cette nuit, et je n' eus pas neanmoins peu à souffrir, parce qu' ayant fait faire un grand feu pour nous secher aprés avoir esté si moüillées, quoy que ce fust dans une cheminée, je ne pouvois le lendemain lever la teste ny parler qu' étant couchée à ceux qui me venoient voir au travers d' une petite fenestre treillissée sur laquelle on avoit tendu un voile, ce qui me donnoit beaucoup de peine, à cause qu' il me faloit necessairement traiter de nos affaires.

Nostre pere provincial alla dés le lendemain demander la benediction à l' archevesque dans la creance qu' il ne restoit plus aucune difficulté : et il le trouva en aussi mauvaise humeur de ce que j' estois venuë sans sa permission, que s' il ne me l' eust point accordée, et qu' il n' eut jamais entendu parler de l' affaire. Il témoigna à ce pere d' estre mécontent de moy, et fut contraint neanmoins de demeurer d' accord qu' il m' avoit mandé de venir : mais il dit qu' il entendoit que ce fust seulement pour traiter l' affaire, et non pas avec ce grand nombre de religieuses. Le pere provincial luy répondit que nous avions crû qu' il n' y avoit plus rien à negocier, et qu' il ne restoit qu' à nous établir, puis que nous avions obtenu de la ville le consentement qu' il avoit jugé à propos d' avoir, et qu' ayant demandé à l' evesque de Palence s' il seroit bon que j' allasse sans le luy faire sçavoir il m' avoit dit que je n' en devois point faire difficulté, parce que cette fondation luy estoit tres-agreable. Cette réponse le surprit extremement ; mais ne le fit point changer : et si Dieu qui vouloit cet établissement n' eut permis que nous nous fussions conduites de la sorte, il ne se seroit point fait ; l' archevesque ayant avoüé depuis que si nous luy eussions demandé la permission de venir il nous l' auroit refusée. La conclusion fut, qu' à moins que d' avoir une maison en propre et du revenu il ne souffriroit point nostre établissement ; que nous n' avions qu' à nous en retourner ; et que le temps et les chemins n' estoient plus mauvais. Seigneur mon Dieu, qu' il paroist bien que l' on ne vous rend point de service sans en estre recompensé par quelque grande peine, et que cette peine seroit agreable à ceux qui vous aiment veritablement s' ils connoissoient


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d' abord quel en est le prix. Mais nous n' estions pas alors capables de le comprendre, parce qu' il nous paroissoit impossible de faire ce que proposoit ce prelat, à cause qu' il ne vouloit pas que l' achapt de la maison et nostre revenu se prissent sur ce qu' apporteroient les religieuses que nous recevrions ; et quel moyen dans un temps tel que celuy où nous sommes de trouver du remede à une si grande difficulté ? Je ne desesperois neanmoins de rien, tant j' estois persuadée que tout ce qui nous arrivoit estoit pour nostre avantage ; que c' estoient des artifices du démon pour traverser une si bonne oeuvre ; et que Dieu ne manqueroit pas de la faire reüssir. Comme le pere provincial ne s' estoit point troublé de cette réponse il me la rapporta avec un visage guay, et Dieu le permit pour m' épargner la peine que j' aurois euë s' il m' eut témoigné estre mal satisfait de ce que je n' avois pas demandé par écrit la permission de l' archevesque ainsi qu' il me l' avoit conseillé.

Le chanoine Salinas qui ne s' estoit pas contenté de nous donner comme les autres des lettres de recommandation, mais avoit voulu venir avec nous, fut d' avis luy et ses parens que nous demandassions permission à l' archevesque de faire dire la messe dans la maison où nous estions, tant parce qu' estant nuds pieds ç' auroit esté une chose indecente de nous voir aller ainsi par les ruës au travers des boües, qu' à cause qu' il se rencontroit y avoir dans cette maison un lieu qui avoit durant plus de dix ans servy d' église aux peres de la compagnie de Jesus lors qu' ils estoient venus pour s' établir à Burgos ; et que nous aurions pû mesme par cette raison prendre possession avant que d' avoir acheté une maison. Mais quoy que deux chanoines fussent allez demander cette permission à ce prelat il ne voulut jamais l' accorder.

Tout ce qu' ils purent obtenir de luy fut que quand nous aurions un revenu assuré il consentiroit à la fondation quoy que nous n' eussions point encore de maison en propre, pourvû que nous nous obligeassions d' en acheter une et donnassions pour cela des cautions. Ensuite de cette réponse les amis du chanoine Salinas s' offrirent de nous cautionner, et Catherine De Tolose de nous donner du revenu.

Plus de trois semaines se passerent dans ces negociations pendant lesquelles nous n' entendions la messe que les festes de grand matin, et j' estois toûjours malade et avec la fievre : mais il ne se pouvoit rien ajoûter au bon traitement que nous faisoit Catherine De Tolose. Elle nous nourrit durant un mois dans un apartement de sa maison ou nous vivions retirées, et prenoit tant de soin de nous, que quand nous aurions esté ses propres filles elle n' auroit pû nous témoigner plus d' affection. Le pere provincial et ses compagnons logeoient chez un de ses amis avec qui il avoit fait connoissance dés le college nommé le docteur Manso chanoine et theologal de la grande église, et il estoit assez ennuyé de ce long retardement ; mais il ne se pouvoit résoudre à nous quitter.

Ce qui regardoit les cautions et le revenu estant resolu, l' archevesque


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nous renvoya au proviseur pour expedier l' affaire ; mais le démon nous suscita de nouvelles traverses : car lors que nous ne pensions plus qu' il put y avoir de difficulté ce proviseur nous manda, que l' on ne donneroit point de permission qu' aprés avoir acheté une maison, parce que l' archevesque ne vouloit pas que la fondation se fist dans celle où nous estions alors, à cause qu' elle estoit trop humide et dans une ruë trop exposée au bruit, comme aussi parce que la sureté pour le revenu n' estoit pas entiere, et autres choses semblables. Ainsi il sembloit que l' on ne fist que commencer à negocier l' affaire, quoy qu' il y eust plus d' un mois qu' elle se traitast, et ce proviseur ajoûtoit qu' il n' y avoit point à repliquer, puis qu' il faloit que la maison fust agreable à l' archevesque.

Nostre pere provincial ne put non plus que nous toutes entendre sans émotion des propositions si déraisonnables : car quel temps n' auroit-il point falu pour acheter une maison propre à y bastir un monastere ? Et il ne pouvoit souffrir aussi la peine que ce nous estoit d' estre obligées de sortir pour aller à la messe, quoy que l' eglise ne fust pas fort éloignée et que nous l' entendissions dans une chapelle où nous n' estions vûës de personne. Il fut d' avis s' il m' en souvient bien que nous nous en retournassions : mais me souvenant du commandement que nostre seigneur m' avoit fait de travailler à cette affaire je me tenois si assurée qu' elle s' acheveroit, que je ne pouvois consentir à ce retour, et ne me tourmentois point de ce retardement. J' avois seulement beaucoup de déplaisir de ce que ce bon pere estoit venu avec nous, ne sçachant pas combien ses amis nous devoient servir ainsi qu' on le verra dans la suite. Lors que j' estois dans cette peine, et qu' encore que celle de mes compagnes fust beaucoup plus grande, je la considerois peu en comparaison de celle du pere provincial. Dieu me dit sans que je fusse en oraison : Therese, c' est maintenant qu' il faut tenir ferme . J' exhortay alors plus hardiment que jamais le pere provincial de partir pour aller prescher le caresme au lieu où il s' estoit engagé, et nostre seigneur le disposa sans doute à s' y résoudre. Avant que de partir il fit en sorte par le moyen de ses amis que l' on nous donna un petit logement dans l' hospital de la conception où estoit le tres-saint sacrement, et où nous pouvions tous les jours entendre la messe. Cela le satisfit un peu, mais non pas entierement : car une veuve qui avoit loüé une bonne chambre dans cet hospital non seulement ne voulut pas nous la prester, quoy qu' elle n' y dust aller de six mois, mais elle fut si faschée de ce que l' on nous avoit donné quelque petit galletas par où l' on pouvoit passer à son quartier, qu' elle ne se contenta pas de fermer ce passage à la clef, elle le fit encore cloüer par dedans. Dieu permit de plus pour nous faire meriter davantage par tant de traverses que les confreres de cet hospital s' imaginant que nous avions dessein de nous l' approprier, nous obligerent le pere provincial et moy à promettre par devant notaires d' en déloger à la premiere signification qu' ils nous en feroient. Cela me fit plus de peine que tout le reste, parce que cette veuve estant


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riche et bien aparentée j' apprehendois qu' à la premiere fantaisie qui luy prendroit elle nous obligeast à sortir. Le pere provincial qui estoit plus sage que moy fut d' avis au contraire de faire tout ce qu' elle desiroit afin d' y entrer plus promtement. On ne nous donna qu' une chambre et une cuisine : mais l' administrateur de l' hospital nommé Ferdinand De Matança qui estoit un tres-homme de bien, nous en donna encore deux autres, dont l' une nous servoit de parloir : et comme il estoit tres-charitable et grand aumosnier il nous fit outre cela beaucoup de bien.

François De Cuëvas maistre des postes de la ville qui avoit grand soin de cet hospital ne nous en fit pas moins, et il continuë de nous assister en toutes rencontres. Je nomme icy ceux à qui nous sommes si obligées afin que les religieuses qui sont vivantes et celles qui leur succederont se souviennent d' eux dans leurs prieres, et elles doivent avec encore plus de raison s' acquiter de ce devoir envers nos fondatrices. Quoy que je ne crusse pas d' abord que Catherine De Tolose seroit de ce nombre, sa pieté l' a renduë digne devant Dieu d' en estre, puis qu' elle s' est conduite de telle sorte dans toute cette affaire que l' on ne pourroit l' en exclure sans injustice. Car outre qu' elle acheta la maison que nous ne pouvions avoir sans elle, on ne sçauroit croire combien toutes ces difficultez de l' archevesque luy ont donné de peine par l' extreme affliction que ce luy estoit de penser que l' affaire pourroit ne pas reüssir, et elle ne s' est jamais lassée de nous obliger. Encore que cet hospital fust fort éloigné de son logis il ne se passoit presque point de jour qu' elle ne nous vint voir, et elle nous envoyoit tout ce dont nous avions besoin, quoy qu' on luy en fist sans cesse tant de railleries qu' à moins que d' avoir autant de bonté et de courage qu' elle en avoit, elle nous auroit abandonnées. Ces peines qu' on luy faisoit m' en donnoient une tres-grande : car bien qu' elle s' efforçast de les cacher elle ne pouvoit quelquefois les dissimuler, principalement lors qu' elles touchoient sa conscience. Elle l' avoit si bonne, que quelque sujet que ces personnes luy donnassent de s' aigrir contre elles je n' ay jamais entendu sortir de sa bouche une seule parole qui pust offenser Dieu. Ils luy disoient qu' elle se damnoit, et qu' ils ne comprenoient pas comment ayant des enfans elle croyoit pouvoir sans peché en user de la sorte : mais elle ne faisoit rien que par le conseil de gens sçavans et habiles ; et encore qu' elle ne l' eust pas voulu je n' aurois jamais souffert qu' elle y eust manqué quand cela auroit empesché la fondation non seulement de ce monastere, mais de mille monasteres. Je ne m' étonne pas neanmoins que la maniere dont cette affaire se traitoit n' estant point sçûë on en portast des jugemens si desavantageux ny qu' ils le fussent mesme encore davantage. Comme c' estoit une personne extremement prudente et discrete elle leur répondoit si sagement qu' il paroissoit que nostre seigneur la conduisoit pour la rendre capable de contenter les uns, de souffrir des autres, et de ne se point décourager dans la suite de cette entreprise, ce qui montre combien lors que l' on est veritablement à Dieu on est plus propre


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à traiter des affaires importantes que ceux qui ne sont considerables que par la grandeur de leur naissance, quoy que cette vertueuse femme dont je parle fust tres-bien demoiselle.

Le pere provincial nous ayant donc procuré une maison où nous pouvions sans rompre nostre clôture entendre tous les jours la messe, il reprit courage et s' en alla à Vailladolid où il estoit obligé de prescher.

Il avoit de la peine neanmoins de voir l' archevesque peu disposé à nous accorder la permission qui nous estoit necessaire, et il ne me pouvoit croire lors que je taschois à luy persuader de bien esperer.

Nos amis qui esperoient encore moins que luy le fortifioient dans sa défiance, et il ne faut pas s' en étonner vû le sujet qu' ils en avoient. Ainsi son absence me soulagea, parce comme je l' ay dit, que ma plus grande peine venoit de la sienne. Il nous ordonna en partant de travailler à acheter une maison : mais cela n' estoit pas facile à cause qu' on n' avoit pas encore pû en trouver qui nous fust propre et que nous eussions moyen d' acquerir. Nos amis et particulierement les deux qui restoient des siens redoublerent durant son éloignement les soins qu' ils avoient de nous, et resolurent de ne point faire parler à l' archevesque jusques à ce que nous eussions une maison. Ce prelat disoit toûjours qu' il desiroit plus que personne que la fondation se fist ; et il est si homme de bien que je ne sçaurois croire qu' il ne dist pas vray. Ses actions neanmoins témoignoient le contraire, puis qu' il ne nous proposoit que des choses impossibles : et c' estoit sans doute par un artifice du démon qu' il agissoit de la sorte. " mais comme vous estes tout-puissant, mon Dieu, vous fistes reüssir cette affaire par le mesme moyen dont cet esprit de tenebres se servoit pour la ruiner. Que soyez-vous beny à jamais. " nous demeurames dans cet hospital depuis la veille de S Mathias jusques à la veille de S Joseph travaillant toûjours à acheter une maison, sans que l' on en pust trouver qui nous fust propre. On me donna avis d' une qu' un gentilhomme vouloit vendre et que plusieurs religieux qui en cherchoient aussi bien que nous avoient vûë sans qu' elle leur eust plû. Je croy que Dieu le permit ainsi : car ils s' en étonnent maintenant, et quelques-uns mesme s' en repentent. Deux personnes m' en avoient parlé avantageusement : mais tant d' autres m' en avoient dégoûtée que je n' y pensois plus du tout. Estant un jour avec le licentié Aguiar que j' ay dit ailleurs estre tant des amis de nostre pere provincial et qui s' employoit pour nous avec un extreme soin, il me dit qu' aprés en avoir tant cherché il ne croyoit pas possible d' en trouver une qui nous fust propre. Celle de ce gentilhomme me vint alors dans l' esprit, et je pensay qu' encore qu' elle fust telle qu' on me l' avoit representée nous pourrions nous en servir dans un si pressant besoin, et ensuite la revendre. Je la luy proposay et parce qu' il ne l' avoit point encore vûë je le priay d' y aller. Il partit à l' heure mesme quoy qu' il fist le plus mauvais temps du monde, et celuy qui l' avoit loüée n' ayant point d' envie qu' on la


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vendist refusa de la luy montrer : mais l' assiete et tout ce qu' il en put voir le satisfit tellement que sur son rapport nous resolumes de l' acheter. Le gentilhomme à qui elle appartenoit estoit absent ; et il avoit donné pouvoir de la vendre à un ecclesiastique fort homme de bien. Dieu inspira à ce bon prestre le desir d' en traiter avec nous et il y agit fort franchement. On trouva à propos que je la visse ; j' y allay, et la trouvay si à mon gré, que quand on l' auroit voulu vendre deux fois autant j' aurois crû l' avoir à bon marché ; y a-t-il sujet de s' en étonner puis que deux ans auparavant ce gentilhomme en avoit refusé le prix qu' on en demandoit alors ? Le lendemain cet ecclesiastique me vint trouver avec le licentié, qui n' estant pas moins satisfait que moy de la maison vouloit que l' on conclust à l' heure mesme : et sur ce que je luy dis que quelques-uns de nos amis croyoient que ce seroit l' acheter cinq cens ducats plus qu' elle ne valoit, il me répondit qu' il estoit tres-persuadé du contraire : et mon sentiment estoit si conforme au sien, qu' il me sembloit que c' estoit l' avoir pour rien : mais parce que cette somme se devoit payer de l' argent de l' ordre je marchois avec retenuë. Ce fut la veille de la feste du glorieux Saint Joseph que nous commençames de traiter avant la messe ; et je priay ces messieurs qu' aussi-tost qu' elle seroit dite nous nous rassemblassions pour terminer cette affaire. Comme le licentié est un homme de fort bon esprit et qu' il jugeoit bien qu' il n' y avoit point de temps à perdre, puis que si la chose se divulguoit il nous en coûteroit beaucoup davantage, il tira parole de l' ecclesiastique de revenir aprés la messe. Nous recommandames cette affaire à Dieu, et il me dit : vous arrestez-vous à de l' argent ? me faisant connoistre par ces paroles que la maison nous estoit propre : nos soeurs avoient extremement prié S Joseph qu' elles pussent en avoir une au jour de sa feste ; et lors qu' il y avoit le moins de sujet d' esperer que cela se fist si-tost, il se trouva fait.

Le licentié rencontra au sortir du logis un notaire si à propos qu' il sembloit que nostre seigneur l' eut envoyé pour ce sujet. Il l' amena et me dit qu' il faloit conclure à l' heure mesme. Il fit venir des témoins, ferma la porte de la salle de peur que quelqu' un n' apprist ce qui se passoit, et ce traité s' acheva avec toutes les suretez necessaires par le soin et la diligence d' un si excellent amy.

Personne ne se fust imaginé que l' on eust donné cette maison à si bon marché, et le bruit n' en fut pas plûtost répandu que ceux qui avoient envie de l' acheter dirent que cet ecclesiastique l' avoit donnée pour rien, et que le marché estant frauduleux il le faloit rompre. Ainsi ce bon prestre n' eut pas peu à souffrir.

Il en donna avis à ce gentilhomme et à sa femme qui estoit aussi de fort bonne maison : et au lieu d' en estre mécontens, ils témoignerent de la joye de voir leur logis converty en un monastere. Ainsi ils ratifierent le contract, et n' auroient pû quand ils auroient voulu le refuser. Le lendemain on acheva de passer les actes necessaires, on paya le tiers du prix et l' on demeura d' accord de quelques conditions plus avantageuses


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pour le vendeur que ne portoit le contract : mais ce bon ecclesiastique le desira, et on ne put le luy refuser.

Quoy qu' il puisse paroistre ridicule de m' estre tant arrestée sur l' achapt de cette maison, je croy que si l' on considere la maniere dont cette affaire se passa on jugera qu' il y a eu du miracle, tant en ce qui regarde le prix, l' ayant euë à si bon marché, qu' en ce qu' il semble que tous ces religieux qui l' avoient vûë aient esté aveuglez d' avoir manqué à l' acquerir. Car tous ceux qui la virent ensuite ne s' en étonnoient pas seulement, mais disoient qu' ils avoient perdu l' esprit. Ainsi une communauté de religieuses qui cherchoit une maison à acheter, deux autres communautez de l' une desquelles le monastere avoit esté brûlé, et une personne riche qui en vouloit fonder un, ayant tous vû cette maison, pas un n' en voulut, et aujourd' huy tous s' en repentent. Nous connumes par le bruit que cela fit dans la ville que ce bon licentié Aguiar avoit eu raison de tenir la chose secrete et de n' y perdre pas un moment, puis que nous pouvons dire avec verité qu' aprés Dieu nous luy sommes obligées d' une acquisition qui nous est si avantageuse. Il faut avoüer qu' un esprit capable de tout comme estoit le sien, joint à une aussi grande affection que celle que Dieu luy avoit donnée pour nous, estoient necessaires pour faire reüssir une telle affaire. Il travailla ensuite plus d' un mois à nous aider à tout accommoder pour nous loger, ce qui se fit avec peu de dépense, et il paroist que nostre seigneur avoit jetté les yeux sur cette maison pour l' employer à son service, tant nous y trouvames toutes choses si disposées qu' elles sembloient avoir esté faites pour ce dessein. Il me paroissoit que c' estoit un songe de voir en si peu de temps tout en estat de nous recevoir, et que Dieu nous récompensast ainsi avec usure de ce que nous avions souffert, en nous mettant dans un lieu que le jardin, la vûë, et les eaux rendoient si extremement agreable.

L' archevesque en eut aussi-tost avis et parut estre fort aise de ce que nous avions si bien rencontré dans la creance que son opiniastreté en avoit esté la cause : en quoy il avoit raison. Je luy écrivis pour luy témoigner ma joye de ce qu' il estoit satisfait, et l' assuray que je ne perdrois point de temps pour mettre la maison en estat que nous y pussions aller, afin qu' il luy plust d' achever la faveur qu' il avoit commencé de nous faire. Je me hastay d' autant plus d' executer ce que je luy promettois que je sçus que l' on nous vouloit retarder sous prétexte de je ne sçay quels autres actes. Ainsi quoy qu' il se passast quelque temps avant que de pouvoir faire sortir un locataire qui y demeuroit, nous ne laissames pas d' y aller et de nous loger dans une autre partie de cette maison. On me dit aussi-tost aprés que l' archevesque n' en estoit pas content. Je l' adoucis le mieux que je pus ; et comme il est bon, sa colere passe aisément. Il se fascha encore lors qu' il apprit que sans sçavoir s' il l' approuvoit nous avions fait mettre des grilles. Je luy écrivis et luy manday que les religieuses en avoient toûjours ; mais que je n' avois osé rien faire


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dans la maison qui marquast que ce fust un monastere, ny seulement par cette raison y mettre une croix ; et il estoit vray. Cependant quelque affection qu' il témoignast nous porter nous ne pouvions obtenir de luy la permission.

Il vint voir nostre maison, me dit qu' il en estoit fort content, et nous fit paroistre beaucoup de bonne volonté ; mais sans nous promettre de donner la permission. Il nous la fit seulement esperer, et l' on devoit passer certains actes avec Catherine De Tolose dont l' on apprehendoit qu' il ne fust pas satisfait. Le docteur Manso cet autre amy du pere provincial qui estoit fort bien auprés de luy, taschoit de prendre le temps à propos pour avoir son consentement, parce qu' il ne pouvoit souffrir la peine que ce nous estoit d' estre obligées de sortir pour aller à la messe : car encore qu' il y eust une chapelle dans la maison où on la disoit avant que nous l' eussions achetée, ce prelat n' avoit point voulu le permettre. Ainsi nous estions contraintes les dimanches et les festes de l' entendre dans une eglise qui se trouva par bonheur estre assez proche, et cela dura environ un mois depuis le temps que nous entrames dans cette maison jusques à l' établissement du monastere. Comme toutes les personnes sçavantes croyoient que ce que l' on disoit auparavant la messe chez nous suffisoit pour nous faire accorder la mesme permission et que l' archevesque estoit trop habile pour l' ignorer, il ne paroissoit point d' autre cause de son refus sinon que Dieu vouloit nous faire souffrir. Je le supportois assez patiemment : mais une de nos religieuses en avoit tant de peine qu' elle ne mettoit pas plûtost le pied dans la ruë qu' il luy prenoit un grand tremblement.

Nous ne trouvames pas peu de difficulté à achever de passer tous ces actes, parce que tantost l' archevesque se contentoit des cautions que nous luy presentions, tantost il vouloit que nous donnassions de l' argent comptant, et nous faisoit ainsi mille peines. Il n' y avoit pas neanmoins tant de sa faute que de celle de son proviseur qui ne se lassoit point de nous tourmenter : et si Dieu ne luy eut enfin changé le coeur je croy que l' affaire ne se seroit jamais achevée. C' est une chose incroyable que ce que souffrit la bonne Catherine De Tolose. Je ne pouvois assez admirer sa patience, et le plaisir qu' elle continuoit de prendre à nous assister. Elle ne nous donna pas seulement des lits : elle nous donna aussi les autres meubles qui nous estoient necessaires, et generalement tout ce dont nous avions besoin pour nous établir : et quand elle ne l' auroit pas trouvé chez elle, je ne doute point qu' elle ne l' eust acheté plûtost que de nous en laisser manquer. D' autres fondatrices de nos monasteres nous ont donné beaucoup plus de bien : mais nulle n' a eu pour ce sujet la dixiéme partie de tant de peine ; et si elle n' eut point eu d' enfans elle nous auroit sans doute donné tout son bien ; son ardeur pour l' établissement de ce monastere estant si grande qu' elle croyoit mesme ne rien faire.

Voyant un si long retardement j' écrivis à l' evesque de Palence


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pour le supplier, qu' encore que par son extreme affection pour nous il fust mal satisfait de l' archevesque, il voulust bien luy écrire pour luy representer, que puis que nous avions une maison et qu' on avoit fait ce qu' il avoit voulu, rien ne devoit plus l' empescher d' achever l' affaire. Il m' envoya une lettre ouverte conçûë en des termes si forts que ç' auroit esté tout perdre que de la rendre. Ainsi le docteur Manso à qui je me confessois et sans le conseil duquel je ne faisois rien, ne jugea pas à propos de la donner. Ce n' est pas qu' elle ne fust fort civile ; mais il y avoit de certaines veritez qui de l' humeur qu' estoit l' archevesque auroient esté capables de l' irriter, estant desja aigry par des choses qu' il luy avoit mandées, et qui l' avoient porté à me dire que la mort de nostre seigneur avoit rendu amis ceux qui auparavant estoient ennemis : mais que d' amis qu' ils estoient l' evesque de Palence et luy je les avois rendus ennemis : à quoy je luy avois répondu, que le temps luy feroit connoistre la verité, et qu' il n' y avoit point de soin que je ne prisse pour les empescher d' estre mal ensemble.

J' écrivis ensuite à l' evesque pour le supplier de m' envoyer une lettre plus douce, et luy representay les raisons qui me faisoient croire qu' il rendroit en cela un service agreable à Dieu. Cette consideration jointe au plaisir qu' il prenoit à m' obliger le fit resoudre à me l' accorder, et il m' écrivit en mesme temps que tout ce qu' il avoit jamais fait en faveur de nostre ordre n' estoit rien en comparaison de ce que luy avoit coûté cette lettre. Elle vint si à propos que l' archevesque aprés l' avoir reçûë par le docteur Manso nous envoya cette permission si long-temps poursuivie et attenduë par le bon Ferdinand De Matança qui fut ravy d' en estre le porteur. Il se rencontra que ce mesme jour que nos soeurs et la bonne Catherine De Tolose estoient plus découragées qu' elles ne l' avoient encore esté, et que moy-mesme qui avois toûjours eu tant de confiance l' avois perduë la nuit precedente, comme si nostre seigneur eut pris plaisir à nous voir dans une plus grande peine que jamais lors qu' il estoit prest de nous consoler. Que son saint nom soit loüé dans tous les siecles.

L' archevesque permit ensuite au docteur Manso de faire dire le lendemain la messe chez nous, et que l' on y mist le tres-saint sacrement. Ce bon docteur dit la premiere, et le pere prieur de Saint Paul dominiquain à qui nostre ordre est fort obligé aussi bien qu' aux peres de la compagnie de Jesus, dit la grande messe. Elle fut chantée avec beaucoup de solemnité par des musiciens que l' on n' en avoit point priez : tous nos amis y assisterent avec une grande joye, et presque toute la ville qui n' avoit pû voir sans compassion ce que nous avions souffert, et sans blasmer tellement la conduite de l' archevesque que j' estois souvent plus touchée de la maniere dont on en parloit que de ce que nous endurions. Le contentement de la bonne Catherine De Tolose et de nos soeurs estoit si grand qu' il me donnoit de la devotion, et je disois à nostre seigneur : " qu' est-ce mon Dieu que vos servantes sçauroient souhaiter davantage que


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d' employer toute leur vie à vostre service dans un lieu d' où elles ne sortent jamais afin de ne s' occuper que de vous ? " il faut l' avoir éprouvé pour comprendre quelle estoit nostre joye en ces fondations quand nous nous trouvions dans une closture où les personnes seculieres ne pouvoient entrer, parce qu' encore que nous les aimions beaucoup, nulle consolation n' égale celle que nous avons d' estre seules. Il me semble qu' on peut alors nous comparer à des poissons qui rentrent dans l' eau d' où on les avoit tirez, car les ames nourries dans les eaux vives des faveurs de Dieu se voyant comme prises en des filets quand on les engage dans le commerce du monde, peuvent à peine respirer jusques à ce qu' elles rentrent dans leur sainte solitude. Je l' ay remarqué en toutes nos soeurs : et sçay par experience que les religieuses qui desirent de sortir pour converser avec les seculiers, ou de communiquer beaucoup avec eux, n' ont jamais goûté de cette eau vive dont nostre seigneur parla à la samaritaine, et que cet epoux celeste s' éloigne d' elles avec justice quand il voit qu' elles ne connoissent pas l' extreme bonheur que ce leur est de demeurer avec luy. J' apprehende que ce malheur ne leur arrive de l' une de ces deux causes, ou de n' avoir pas embrassé purement pour son amour la profession religieuse, ou de ne connoistre pas assez la faveur qu' il leur a faite de les appeller à son service, et de les empescher par ce moyen d' estre assujetties à un homme qui est souvent cause de leur mort non seulement temporelle, mais eternelle. " ô Jesus-Christ mon sauveur et mon saint epoux, qui estes tout ensemble veritablement Dieu et veritablement homme, une si grande faveur doit-elle donc estre si peu estimée ? " rendons-luy graces, mes soeurs, de nous l' avoir faite, et ne cessons point de loüer ce puissant roy, qui pour nous récompenser de quelques petits travaux qui ont si peu duré et qui ont mesme esté meslez de diverses consolations, nous prépare un royaume qui n' aura jamais de fin.

Quelques jours aprés cette fondation il nous sembla au pere provincial et à moy que se rencontrant des circonstances dans le revenu que Catherine De Tolose nous avoit donné qui seroient capables de nous causer des procés, et à elle du déplaisir, il valoit mieux mettre toute nostre confiance en Dieu que de laisser des sujets de contestation dont elle pust recevoir la moindre peine. Ainsi estant toutes assemblées dans le chapitre nous renonçames avec la permission de ce pere à tout le bien que nous tenions d' elle, et luy remimes entre les mains tous les contracts qui en avoient esté passez. Cela se fit tres-secretement de peur que l' archevesque ne le sçûst, parce qu' il l' auroit trouvé fort mauvais, quoy que nous seules en reçussions du préjudice. Car quand une maison ne possede rien, elle ne peut manquer de rien à cause que chacun l' assiste ; au lieu que lors que l' on croit qu' elle a du revenu elle court fortune de beaucoup souffrir, ainsi que celle-là fait maintenant ; mais aprés la mort de Catherine De Tolose elle ne sera pas en cette peine, parce que deux


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de ses filles qui avoient en cette mesme année fait profession dans le monastere de Palence ayant renoncé à leur bien, cette renonciation a esté déclarée nulle et ordonné qu' elle tournera au profit de celuy de Burgos ; ce qui joint à ce qu' une troisiéme de ses filles qui a pris l' habit à Burgos et qui estoit en liberté de disposer de ce qui luy appartenoit de la succession de son pere et de sa mere, a voulu aussi le donner à cette maison, égale le revenu que leur mere nous avoit donné. La seule difficulté est que ce monastere n' en joüit pas dés à present : mais je ne sçaurois apprehender que rien luy manque, puis que Dieu qui fait subsister ceux qui ne vivent que d' aumosnes suscitera sans doute quelqu' un qui assistera ces bonnes religieuses, ou y pourvoyera par d' autres voyes. Neanmoins parce que nous n' avions encore fondé aucun monastere qui se trouvast en cet estat je demandois quelquefois à Dieu, que puis qu' il l' avoit permis, il luy plût, de considerer ses besoins et je n' avois point d' envie de m' en aller que je ne visse des effets de ma priere par l' entrée de quelque fille qui y auroit apporté du bien : mais un jour que j' y pensois aprés avoir communié nostre seigneur me dit : dequoy vous inquietez-vous ? Cela est desja fait, et rien ne vous doit empescher de partir, me faisant connoistre par ces paroles que l' on pourroit y subsister : car tout se passa de telle sorte que je n' en fus depuis non plus en peine que si je les eusse laissées avec un revenu suffisant et tres-assuré.

Ainsi je ne pensay plus qu' à m' en retourner comme n' ayant plus affaire dans cette maison qu' à jouïr du contentement d' y estre parce qu' elle me plait fort ; au lieu que je pourrois par mes travaux profiter à d' autres.

La fondation de ce monastere réchauffa l' amitié de l' archevesque et de l' evesque de Palence, et ce premier nous a toûjours depuis témoigné beaucoup d' affection. Il a donné l' habit à la fille de Catherine De Tolose et à une autre ; et quelques personnes jusques icy nous font sentir des effets de leur charité. Ainsi j' espere que nostre seigneur ne permettra pas que ses epouses souffrent, pourvû qu' elles continuënt à le servir comme elles y sont obligées : je le prie par son infinie misericorde de leur en faire la grace.

J' ay écrit ailleurs de quelle sorte S Joseph D' Avila qui a esté le premier de nos monasteres, fut fondé dans la dépendance de l' ordinaire ; et je croy devoir dire maintenant comment il passa dans celle de nostre ordre.

Dom Alvarez De Mendoçe maintenant evesque de Palence l' estoit d' Avila quand ce monastere y fut fondé. Il ne se pouvoit rien ajoûter à l' affection dont il nous favorisoit ; et lors que nous luy promimes obeïssance nostre seigneur me dit : que nous ne pouvions mieux faire . Les suites l' ont bien fait voir, n' y ayant point d' assistance que nostre ordre n' ait reçuë de luy dans toutes les occasions qui s' en sont presentées. Il voulut estre luy-mesme nostre visiteur sans permettre que nul autre s' en meslast ; et il n' ordonnoit rien dans nostre monastere que sur ce que je luy representois, et à ma priere. Dix-sept ans ou environ, car je ne me souviens pas précisement du temps,


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se passerent de la sorte : mais quand il fut fait evesque nostre seigneur me dit dans le monastere de Palence, où j' estois alors : qu' il faloit que celuy de S Joseph fust soûmis à l' ordre, et que j' y travaillasse parce qu' autrement cette maison pourroit bien-tost se relascher . Cette contrarieté entre ce que Dieu m' avoit dit dans ces divers temps me mit en peine. J' en parlay à mon confesseur maintenant evesque d' Osme tres-sçavant et tres-capable. Il me dit que cela ne devoit point m' embarrasser, puis que des choses sont avantageuses en des temps qui ne le sont pas en d' autres (ce que j' ay éprouvé en plusieurs rencontres estre tres-veritable) et qu' il trouvoit qu' en effet il estoit plus à propos que ce monastere fust soûmis à l' ordre comme les autres que d' estre le seul qui ne le fust pas. J' allay pour luy obeïr à Avila traiter de cette affaire avec l' evesque, et l' y trouvay fort opposé : mais luy ayant representé de quelle importance cela estoit pour les religieuses qu' il avoit la bonté de tant affectionner, il considera mes raisons et comme il est tres-habile et que Dieu nous assistoit, il luy en vint encore d' autres dans l' esprit qui le firent resoudre à m' accorder ma demande, quoy que quelques-uns de ses ecclesiastiques firent tout ce qu' ils purent pour l' en détourner. Le consentement des religieuses estant necessaire aussi, quelques-unes avoient peine à le donner ; mais parce qu' elles m' aimoient beaucoup elles se rendirent à mes raisons dont celle qui leur fit le plus d' impression fut, que l' evesque à qui l' ordre estoit si obligé et pour qui j' avois tant de respect et d' affection venant à manquer, elles ne m' auroient plus avec elles. Ainsi cette importante affaire fut terminée, et l' on a vû clairement depuis qu' il y alloit de la conservation de cette maison. Que nostre seigneur soit beny et loüé à jamais de prendre tant de soin de ses servantes. Ainsi soit-il.

toutes les susdites fondations sont écrites de la main de Sainte Therese dans le livre qui avec les autres traitez aussi écrits de sa main est dans la bibliotheque du Roy Dom Philippe du monastere royal de S Laurens De L' Escurial : et ce qui suit qui est écrit de la main de la mere Anne De Jesus estant sur le mesme sujet et si conforme au stile de la sainte, on a crû l' y devoir ajoûter.

 

FOND. GRENADE CHAPITRE 31


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de quelle maniere la fondation de ce monastere fut entreprise, et avec combien de difficultez elle fut enfin achevée.

Vous me commandez, mon pere, d' écrire la fondation du monastere de Grenade ; et je ne sçay comment je pourray m' en acquitter ayant si peu de memoire et de si grands maux de teste. Je diray neanmoins pour vous obeïr ce dont il me souviendra. Avant le mois d' octobre de l' année 1581 le Pere Jacques de la trinité vostre vicaire dans la charge de provincial que Dieu veüille avoir en sa gloire, vint visiter le monastere de Veas dont il y avoit quatre mois que je n' estois plus prieure, et m' y trouva malade. Il me parla fort serieusement de fonder une maison dans Grenade, disant que plusieurs personnes tres-considerables et fort riches et des principales dames de la ville le desiroient extremement, et offroient d' y faire de grandes charitez. J' attribuay à sa facilité cette opinion qu' il avoit et luy répondis que je ne considerois que comme des complimens ces belles protestations de nous assister. Que l' archevesque ne nous accorderoit point la permission d' établir un monastere pauvre en un lieu où il y avoit desja tant de religieuses qui n' avoient pas moyen de vivre, Grenade estant toute ruinée, et les deux dernieres années ayant esté si steriles. Il voyoit bien que je disois vray, mais l' affection qu' il avoit pour cette fondation le confirmoit dans ses esperances. Il m' assura que le licentié Laguna conseiller en cette cour luy avoit promis beaucoup d' assistance, et que le Pere Salazar de la compagnie de Jesus luy avoit aussi dit sous le secret qu' ils obtiendroient la permission de l' archevesque.

Tout cela me parut peu solide comme il l' estoit en effet ; mais voyant que ce pere en avoit un si grand desir je recommanday beaucoup l' affaire à Dieu, et priay mes soeurs de luy demander la lumiere qui nous estoit necessaire. Il nous l' accorda en nous faisant entendre bien clairement : que nous ne pouvions esperer aucune assistance de ces personnes qui nous en promettoient tant ; mais que nous ne devions pas laisser de fonder ce monastere comme nous en avions fondé d' autres en nous appuyant seulement sur sa providence ; qu' il prendroit soin de nous, et seroit fidellement servy dans cette maison . Ce fut aprés avoir communié que cela me fut dit, et il y avoit alors trois semaines que le pere visiteur estoit venu et qu' il me pressoit d' entreprendre cette fondation.

Ainsi nonobstant mes


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défiances je me resolus d' obeïr ; et ensuite de ma communion je dis à la Soeur Beatrix De Saint Michel Portiere qui avoit communié en mesme temps que moy : ne doutez point ma soeur que Dieu ne veüille que cette fondation de Grenade s' execute.

C' est pourquoy faites venir, s' il vous plaist le Pere Jean De La Croix, afin que je luy dise ce que Dieu m' a fait entendre sur ce sujet : elle le fit, et aprés que je le luy eus dit en confession il fut d' avis que nous le fissions sçavoir au pere visiteur qui estoit alors à Veas afin qu' il l' écrivit aussi-tost à vostre reverence, et qu' ainsi on ne perdist point de temps à y travailler avec vostre permission. On donna ordre dés le mesme jour à tout ce qui estoit necessaire et les peres et toute la communauté l' ayant sçû en témoignerent beaucoup de joye. Nous écrivimes à vostre reverence pour la prier d' agréer cette fondation et de nous donner pour ce sujet quatre religieuses de Castille : nous écrivimes aussi en mesme temps à nostre Sainte Mere Therese De Jesus de la venir faire, tant nous avions une ferme confiance qu' elle s' acheveroit et nous priames le Pere Jean De La Croix de donner ordre avec un autre religieux à tout ce qu' il faloit pour la conduite des religieuses. Estant party de Veas il alla trouver à Avila nostre sainte mere et ils vous envoyerent un messager à Salamanque. Aprés que vostre reverence eut vû les lettres elle nous accorda ce que nous luy demandions : et quant aux religieuses vous vous remites à nostre sainte mere de choisir celles qu' elle jugeroit à propos. Elle en prit deux de la maison d' Avila la mere Marie De Jesus-Christ qui en avoit esté cinq ans prieure, et la Soeur Antoinete du saint esprit qui estoit l' une des quatre premieres qui y avoient fait profession.

De deux autres qui estoient de la maison de Tolede l' une estoit la Soeur Beatrix De Jesus aussi l' une des plus anciennes et niece de nostre sainte mere. Quant à elle, elle n' y put venir parce qu' elle se trouvoit obligée d' aller à la fondation de Burgos qui se faisoit en ce mesme temps. Elle m' avoit écrit quelques mois auparavant que ce ne seroit point elle qui feroit cette fondation de Grenade ; et qu' elle croyoit que Dieu vouloit que ce fust moy qui la fist : et comme il me paroissoit impossible d' en faire aucune qu' avec elle, je fus fort surprise de voir le jour de la conception de la Sainte Vierge ces filles arriver sans elle à Veas. Elles me rendirent une de ses lettres par laquelle elle me mandoit qu' elle auroit par ma seule consideration desiré de venir ; mais que Dieu l' envoyoit ailleurs : qu' elle estoit assurée qu' il m' assisteroit, et que tout me reüssiroit heureusement à Grenade, ce que l' on commença bien-tost à connoistre estre veritable.

Pendant que l' on estoit allé en Castille pour en amener des religieuses, le Pere Jacques de la trinité vicaire provincial alla à Grenade pour y preparer les choses dont nous avions besoin qu' il ne doutoit point qu' on ne luy donnast et nous écrire ensuite de partir. Ce saint homme n' eut pas peu de peine à recevoir quelque partie de ce qu' on luy avoit offert, et il ne put jamais obtenir la permission


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de l' archevesque. Il ne laissoit pas neanmoins de nous écrire que tout alloit bien et j' y faisois si peu de fondement que je luy mandois de se contenter de nous loüer une maison que nous pussions trouver preste, parce que les religieuses de Castille estoient desja arrivées : mais quelque peine qu' il se donnast il ne pouvoit en trouver. Et pour le regard de l' archevesque, ce bon homme l' ayant esté voir avec Dom Loüis De Marcado et le licentié Laguna deux des plus anciens conseillers pour luy demander la permission de nous établir, il ne se contenta pas de la refuser, il y ajoûta des paroles fort aigres, disant entre autres choses qu' au lieu de recevoir de nouveaux monasteres de religieuses il vaudroit mieux abolir ceux qui estoient desja établis, tant il y avoit peu d' apparence d' en multiplier le nombre dans le temps d' une si grande sterilité. Ces conseillers furent d' autant plus faschez de cette réponse que nous continuions de les presser en leur representant le peu qu' il faloit pour la subsistance de dix religieuses, car nous ne prétendions pas d' en avoir un plus grand nombre. Ils assisterent en secret ce bon pere pour faire en sorte qu' un echevin luy loüast une maison, et aprés qu' il en fut assuré il nous écrivit de venir, fort affligé de n' avoir pû faire davantage. Nous attendions à Veas et estions prestes de partir aussi-tost qu' il nous le manderoit, l' ayant ainsi resolu avec le Pere Jean De La Croix et les religieuses qui estoient arrivées le 13 jour de janvier.

Lors que les choses estoient en cet estat j' allay à l' oraison du soir ; où estant fort recueillie et pensant à ces paroles de Jesus-Christ à S Jean quand il voulut estre baptisé par luy : c' est à nous d' accomplir toute justice : sans que je pensasse en nulle maniere à cette fondation, j' entendis le bruit d' un tres-grand nombre de cris confus, et il me vint en l' esprit que c' estoient les démons qui le faisoient à cause qu' il devoit arriver quelqu' un qui nous apporteroit l' ordre d' aller à Grenade. Comme j' estois dans cette pensée ces cris et ce bruit augmenterent d' une maniere si terrible que me sentant tomber en défaillance je m' approchay encore plus prés de la mere prieure qui estoit tout contre moy. Elle crut que c' estoit une foiblesse, et dit qu' on apportast quelque chose pour me faire revenir. Je fis entendre par signes que ce n' estoit point cela, et que l' on allast voir qui heurtoit au tour. On y alla, et il se trouva que c' estoit le messager qui nous apportoit les lettres qui nous obligeoient de partir. Il s' éleva aussi-tost une si horrible tempeste meslée de pluye et de gresle qu' il sembloit que le monde allast finir, et je me trouvay en tel estat que l' on croyoit que j' allois rendre l' esprit. Ainsi les medecins et toutes mes soeurs consideroient comme une chose impossible que je fisse ce voyage, tant les douleurs que je souffrois estoient violentes et mes agitations surnaturelles. Mais au lieu de m' en étonner je me fortifiay dans la resolution de partir, et je pressay encore davantage que l' on arrestast des voitures et tout ce qui estoit necessaire pour nous mettre en chemin le lendemain qui estoit un lundy, quoy que


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je me trouvasse si mal qu' encore que ma cellulle fust proche du choeur je ne pûs entendre la messe.

Nous partimes donc le lundy à trois heures du matin avec une grande satisfaction de toutes les soeurs que je menois, à cause de l' esperance qu' elles avoient que ce voyage reüssiroit à la gloire de nostre seigneur.

Le temps estoit beau, mais ce grand orage avoit rendu les chemins si mauvais que nos mules pouvoient à peine s' en tirer. Lors que nous fumes arrivée à Day fontaine, et que nous conferions avec le Pere Jean De La Croix et le Pere Pierre Des Anges qui nous accompagnoient des moyens d' obtenir la permission de l' archevesque qui nous estoit si contraire, nous entendimes un tonnerre épouvantable. Il tomba sur la maison de ce prelat tout contre la chambre où il estoit couché, brûla une partie de sa bibliotheque, tua quelques-uns de ses chevaux, et l' épouventa de telle sorte qu' il en fut malade. On m' a assuré que l' on ne se souvient point d' avoir vû en cette saison le tonnerre tomber à Grenade.

Ce mesme jour celuy qui avoit loüé la maison au pere vicaire retracta la parole qu' il avoit donnée par écrit à Dom Loüis Marcado et au licentié Laguna, disant qu' il ne sçavoit pas que ce fust pour un monastere, et qu' il n' en délogeroit point ny tous ceux qui y demeuroient, sans que ces messieurs qui nous assistoient secretement pussent jamais luy faire changer de resolution, quoy qu' ils luy offrissent de luy donner caution de cinquante mille ducats. Ainsi voyant que nous arriverions dans deux jours et ne sçachant comment ils feroient, Dom Loüis De Marcado dit à Madame Anne De Pegnalosa sa soeur à qui le pere vicaire ne s' estoit point ouvert de ce qui se passoit : ma soeur puis que ces religieuses sont en chemin n' auriez-vous pas agreable qu' elles vinssent descendre icy, et de leur donner quelque chambre où elles puissent demeurer jusques à ce qu' elles ayent trouvé un logis. Cette vertueuse femme qui depuis quelques années passoit presque les jours entiers en son oratoire dans une douleur continuelle de la mort de son mary et de sa fille unique, commença, à ce qu' elle m' a dit depuis, à respirer, et sans perdre un seul moment travailla pour accommoder une chapelle, et nous loger assez commodement, quoy qu' étroitement parce que la maison estoit petite. Nous arrivames le jour de S Fabien et de S Sebastien à trois heures du matin ; le besoin de tenir la chose secrete nous ayant obligées d' en user ainsi. Cette vertueuse dame nous reçut à la porte de la ruë avec une extreme affection et beaucoup de larmes. Nous n' en répandimes pas moins de nostre costé, et chantames un laudate dominum avec une grande consolation de voir la chapelle qu' elle avoit si bien pratiquée dans le porche du logis. Mais comme nous n' avions pas la permission de l' archevesque je fus d' avis de la fermer et priay les peres qui estoient venus avec nous et le pere vicaire, que l' on ne sonnast point de cloche, et que l' on ne dist point de messe ny publique ny privée jusques à ce que nous eussions le consentement de ce prelat que j' esperois qu' avec la


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grace de Dieu qu' il nous accorderoit bien-tost. Je l' envoiay salüer en luy donnant avis de nostre arrivée, et le fis supplier de nous faire l' honneur de nous venir voir pour nous donner sa benediction ; comme aussi d' agreer que l' on mist le tres-saint sacrement dans nostre chapelle, parce qu' encore qu' il fust feste nous n' entendrions point la messe s' il ne nous le permettoit. Il répondit avec beaucoup de bonté que nous fussions les bienvenuës ; qu' il se réjoüissoit de nostre arrivée : que s' il avoit pû se lever il seroit venu nous dire luy mesme la premiere messe ; mais qu' estant malade il envoyoit son proviseur pour la dire et faire tout ce que je desirerois. Le proviseur arriva sur les sept heures, et ensuite de la priere que je luy en fis il dit la messe, nous communia toutes, et mit le tres-saint sacrement avec grande solemnité. Ces messieurs les conseillers s' y trouverent et tant de monde, qu' il y avoit sujet d' admirer que ce bruit se fust si-tost répandu. Cette action s' estant passée sur les huit heures du matin du mesme jour que nous arrivames, toute la ville de Grenade y accourut comme si c' eut esté pour gagner un jubilé, et ils disoient tous d' une voix que nous estions des saintes et qu' ils devoient nous considerer comme envoyées de Dieu pour leur consolation.

Ce mesme jour Dom Loüis De Mercado et le licentié Laguna allerent visiter l' archevesque qui estoit malade de la frayeur qu' il avoit euë de ce coup de tonnerre. Ils furent surpris de voir qu' il jettoit le feu par les yeux de colere de ce que nous estions venuës. Ils luy dirent que s' il en avoit tant de déplaisir ils s' étonnoient qu' il leur eut accordé la permission. Il leur répondit qu' il n' avoit pû s' en défendre : et qu' il s' estoit fait une tres-grande violence parce qu' il n' approuvoit point les monasteres de filles ; mais qu' il ne nous donneroit rien, n' ayant pas moyen d' assister celles dont il estoit desja chargé.

Nous commençames alors à pratiquer veritablement la pauvreté pour laquelle nous avons tant de devotion : car les aumosnes que Madame Anne nous faisoit n' estoient pas grandes, et les autres personnes nous voyant logées chez elle ne nous donnoient rien, parce qu' ils croyoient que rien ne nous manquoit dans une maison où l' on faisoit tant de charitez aux pauvres qui y accouroient de toutes parts, et presque à tous les monasteres et les hospitaux de la ville. Ainsi nous nous trouvames durant plusieurs jours en tel estat que nous n' aurions pû vivre avec ce peu que cette dame nous donnoit si le convent des martyrs de nos peres carmes déchaussez ne nous eut assistées d' un peu de pain et de poisson quoy qu' ils n' en eussent pas trop pour eux-mesmes, tant la famine estoit grande à cause que cette année avoit esté tres-sterile dans l' Andalousie. Nous n' avions pour nous coucher que ce que nous avions apporté et qui ne pouvoit suffire que pour deux ou trois de nous : ce qui nous obligeoit d' aller tour à tour dormir sur des nates qui estoient dans le choeur. Mais au lieu de nous en attrister, nous en avions tant de joye que pour continuer d' en jouïr nous cachions nostre besoin,


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principalement à cette sainte dame de peur d' abuser de sa bonté : et comme elle nous voyoit si satisfaites et nous consideroit comme des personnes vertueuses et penitentes, elle ne s' appercevoit point que ce qu' elle nous donnoit ne pouvoit pas nous suffire.

Nous passames de la sorte la plus grande partie des six mois que nous demeurames chez elle, et durant tout ce temps nous fumes visitées par des personnes de la plus grande condition et par des religieux de tous les ordres, qui ne parloient d' autre chose que de la temerité qu' il y avoit à fonder des maisons si pauvres qu' elles manquoient de toutes les commoditez humaines.

Nous leur répondions que c' estoit ce qui nous donnoit des consolations divines, et que mettant nostre confiance en Dieu qui nous avoit donné tant de preuves de ses soins et de sa providence, nous n' apprehendions point de fonder de la sorte des monasteres, mais croyions au contraire que rien n' estoit si assuré que de les établir en cette maniere. Plusieurs d' entre eux se mocquoient de ce discours et du contentement que nous témoignions d' estre resserrées dans une si étroite closture, et si reservées que Dom Loüis De Mercado, quoy que demeurant dans une partie du logis, ne nous a jamais vûës que nos voiles baissez, et que ny luy ny aucun autre ne connoist nostre visage : en quoy nous ne faisons rien d' extraordinaire vivant toûjours de la sorte dans nos monasteres ; mais ils le comptoient pour beaucoup.

Plusieurs filles de toutes conditions se presentoient pour prendre l' habit : mais entre plus de deux cens qui le demanderent il ne s' en trouva une seule que nous jugeassions avoir les qualitez marquées dans nos constitutions. Ainsi nous évitions de parler à quelques-unes, et remettions les autres, en leur disant qu' avant que de les recevoir il faloit qu' elles fussent informées de nostre maniere de vivre, et que nous eussions éprouvé leur vocation, ce qui ne se pouvoit qu' aprés que nous aurions une maison, parce que celle où nous estions n' estoit pas capable d' en tenir davantage. Nous ne perdions point de temps pour en chercher, et n' en pouvions trouver ny à vendre ny à loüer. Je n' estois pas sans quelque peine de nous voir si peu assistées : mais toutes les fois que j' y pensois je m' imaginois d' entendre ces paroles de Jesus-Christ à ses apostres : quand je vous ay envoyez prescher les pieds nuds et sans aucune provision, vous a-t-il manqué quelque chose ? et je me répondois à moy-mesme avec une grande confiance que ce divin sauveur pourvoiroit abondamment à nos besoins spirituels et temporels. Non certes, seigneur, il ne nous a rien manqué.

Les prestres les plus estimez et les predicateurs les plus fameux de la ville venoient nous dire des messes et nous prescher, sans presque que nous les en fissions prier ; ils témoignoient estre bien aises de nous confesser, et demeuroient satisfaits de nostre maniere de vivre. Ainsi je me fortifiois de plus en plus en la confiance que j' avois en Dieu que rien ne nous manqueroit, dans laquelle j' estois


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desja fort affermie par une chose qui se passa aussi-tost aprés nostre arrivée. Ce fut que j' entendis interieurement et si distinctement que cela me fit une tres-forte impression, ces paroles du pseaume : scapulis suis obumbrabit tibi, et sub pennis ejus sperabis . Je le dis au pere Jean De La Croix mon confesseur et au Pere Jean Baptiste De Ribera de la compagnie Jesus à qui je communiquois toutes choses. Ils me répondirent que c' estoit comme un gage que nostre seigneur me donnoit pour m' assurer que cette fondation reüssiroit heureusement : ce que les effets ont confirmé depuis quatre ans qu' il y a qu' elle est faite ; et je ne sçaurois trop luy rendre graces de ce que les soeurs qui ont esté en cette maison durant tout ce temps m' assurent n' avoir jamais eu ailleurs Dieu toûjours si present, ny reçû tant de témoignages de la grace qu' il leur fait de se communiquer à elles.

Cela parut évidemment dans leur avancement spirituel, et dans celuy que chacun remarquoit que leur exemple causoit en ce grand nombre d' autres monasteres de religieuses qui sont dans cette ville : et le president Dom Pedro De Castro me le dit à moy-mesme. à quoy il faut ajoûter qu' outre ces faveurs que nostre seigneur nous faisoit, l' assurance de l' avoir avec nous dans le tres-saint sacrement nous donnoit une joye inconcevable, parce qu' il nous faisoit sentir d' une maniere qui ne nous pouvoit permettre d' en douter et comme s' il nous eut esté visible, qu' il estoit reellement present. Une si grande consolation nous estoit generale à toutes et si ordinaire que nous nous disions les unes aux autres, que nous n' avions jamais éprouvé ailleurs un tel effet du tres-saint sacrement. Cette mesme faveur qu' il nous fit dés le moment qu' il fut mis chez nous dure encore en quelques-unes, quoy que non pas si sensible que durant les sept premiers mois.

Nous loüames ensuite une maison que celuy qui la tenoit nous ceda sans en rien dire au proprietaire, et nous y allames secretement dans le mesme temps que vostre reverence vint de Baëce pour nous assister.

Nous ne pumes en trouver une autre jusques à ce que nostre seigneur toucha le coeur de quelques demoiselles des plus qualifiées de la ville qui entrerent chez-nous par l' avis de leurs confesseurs sans en parler à leurs parens parce qu' ils ne leur auroient jamais permis de s' engager dans un ordre si austere. Nous leur donnames l' habit peu de jours aprés avec une grande solemnité, et beaucoup de trouble de leurs parens et d' émotion de la ville ; nostre maniere de vivre leur paroissant si terrible : et nous apprimes que plusieurs empeschoient avec grand soin leurs filles de nous venir voir, à cause que le pere et la mere de la Soeur Mariane De Jesus qui fut la premiere que nous reçumes estant morts aussi-tost aprés qu' elle fut entrée, on l' attribua à la douleur qu' ils en avoient euë. Mais quant à cette bonne religieuse elle remercie continuellement nostre seigneur de la grace qu' il luy a faite de l' appeller à son service dans nostre ordre, et il n' y a une seule des autres qui ont esté reçuës


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depuis qui ne soit dans le mesme sentiment. Lors que ces filles eurent fait profession nous pensames à acheter une maison avec le bien qu' elles avoient apporté. On traita de plusieurs ; et l' on vint mesme jusques à en dresser le contract, sans neanmoins pouvoir rien conclure. On parla de celle du Duc De Sesse qui estoit la mieux assise et la plus commode pour nous qui fust dans Grenade : et nonobstant les difficultez qui s' y rencontroient que l' on disoit estre si grandes qu' il y auroit de la folie d' y penser, je me resolus de l' acheter, parce qu' il y avoit plus de deux ans que celle de nos soeurs qui faisoit la charge de secretaire et que je ne nomme point icy à cause que vostre reverence la connoist assez, m' avoit assurée que nostre seigneur luy avoit fait sçavoir avec tant de certitude que nostre monastere s' établiroit dans cette maison, qu' elle ne pouvoit douter que cela ne s' executast malgré toutes les oppositions qui s' y rencontreroient. Les effets en ont confirmé la verité, puis que nous y sommes maintenant.

Anne De Jesus.