L’amour est un torrent

 

P. Louis Menvielle

 

 

Le mot " amour " revient près de 4500 fois dans Je veux voir Dieu. Quelques précisions permettront de comprendre ce terme dont la répétition révèle nettement l’importance.

Le P. Marie-Eugène est un contemplatif  et son expérience personnelle lui permet de reconnaître en lui la présence de Dieu. Il le découvre en activité constante d’amour, foyer répandant constamment sa chaleur, soleil ne cessant de diffuser sa lumière, fontaine toujours jaillissante (p. 58). Lorsqu’il veut décrire ce que Dieu fait dans l’âme, on comprend qu’il emploie l’expression infusion d’amour (p. 678). Il explique : Ce mot amour exprime toute l’expérience de l’âme en ces contacts intimes avec le souverain Bien, diffusif de lui-même. C’est ce même mot qui, de tout temps, a résumé l’expérience de ceux qui ont le plus approché Dieu et ont senti le dynamisme ardent de l’Être infini se penchant sur la misère humaine pour lui communiquer sa vie consumante et l’entraîner dans le mouvement de sa charité : " Dieu est feu consumant ", " Dieu est Amour " ont dit Moïse, saint Jean, saint Paul (p. 678).

Si Dieu agit dans l’homme par amour, s’il est lui-même amour, qu’est-ce donc que l’amour en Dieu ? Le contemplatif remarque que l’amour est toujours en mouvement pour se donner (p. 32), et le P. Marie-Eugène a trouvé dans la théologie une expression qui lui paraît correspondre parfaitement à ce mouvement : l’amour est le bien diffusif de lui-même. Il s’agit là d’une notion-clé de Je veux voir Dieu que le P. Marie-Eugène emploie fréquemment, comme une note principale de son enseignement . Le nombre de références indiquées dans la table analytique en est le signe. Ce thème constitue bien un fil qui court de chapitres en chapitres.

De quoi s’agit-il en fait ?

La bonté est par elle-même rayonnante. Lorsqu’on approche une personne bonne, on se sent devenir bon tout le temps de notre contact avec elle. De plus, sa bonté nous attire et nous aimons la considérer, la contempler. Voilà comment la bonté, le bien, sont diffusifs d’eux-mêmes. Fort de son expérience spirituelle, le P. Marie-Eugène définit donc l’amour : la qualité que le bien a de se diffuser. L’amour, c’est la bonté en tant qu’elle se donne, le bien en tant qu’il se diffuse. Ainsi le propre de l’amour, sa nature, c’est de se donner et l’amour ne saurait cesser de se répandre sans cesser d’être lui-même (p. 32 ; cf. p. 301).

Une présentation synthétique de cette notion d’amour comme bien diffusif permettra de mieux comprendre la dynamique de l’œuvre divine dans les âmes et dans l’Église, cette dynamique qui court à travers Je veux voir Dieu et qui conduit à faire de l’homme un saint dans le Christ total.

 

La vie trinitaire,

ou l’amour contemplé à sa source

En trois endroits (p. 301, 324-325, 363-364), l’ouvrage considère la vie trinitaire sous cette lumière de l’amour qui se donne : puisque Dieu est amour, il est en éternel mouvement de don de lui-même . C’est sa nature de se donner, de se communiquer. De toute éternité, le Père communique tout ce qu’il est à son Fils, c’est ainsi qu’il l’engendre. De même, le Père et le Fils qui sont Amour communiquent de toute éternité ce qu’ils sont à l’Esprit Saint qui est le parfait achèvement de ce mouvement éternel et infini d’amour. C’est pourquoi on peut dire que l’Esprit Saint est l’Amour en personne, et le P. Marie-Eugène aime l’appeler l’Amour substantiel.

Si l’on définit la joie : la satisfaction d’agir conformément à notre nature, la génération du Fils et la spiration de l’Esprit Saint constituent la joie infinie et éternelle de Dieu-Amour puisque se communiquer correspond tellement à la nature divine. Le Père est infiniment heureux de se donner à son Fils et à l’Esprit Saint (p. 324).

Et Dieu aurait pu s’en tenir là mais, étant amour, sa nature divine trouve sa joie à se communiquer hors d’elle-même.

La création et l’Église, joie de Dieu

En reprenant un terme de Thérèse de Lisieux (Ms A, 84 r°), Je veux voir Dieu dit que Dieu a besoin de se donner (p. 37, 300, 324, 422. Cf. p. 1037). C’est une façon humaine de définir sa nature qui est toute en mouvement de don. Dieu décide donc librement de créer le monde pour répandre à l’extérieur de lui une mesure de bonté. Mesure finie car elle est créée, mais mesure d’amour qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Les anges et les hommes reçoivent cette vocation de devenir des réceptacles de l’amour de Dieu, pour sa joie et sa gloire. Ils deviennent ainsi des enfants puisque le propre de l’enfant est de recevoir. La réceptivité est bien une caractéristique de notre condition d’enfants de Dieu .

Le péché a introduit une rupture entre l’humanité et Dieu, un obstacle à son dessein de se répandre dans l’homme. Dans sa Miséricorde, Dieu envoie son Fils qui s’incarne , entre dans sa passion et se donne dans l’Eucharistie  pour répandre son Esprit sur l’humanité. Le P. Marie-Eugène le répète très souvent avec saint Paul (Rm 5, 5), c’est l’Esprit qui diffuse dans nos cœurs l’amour, la charité, cette participation à l’Esprit Saint lui-même . En recevant l’Esprit d’Amour, nous redevenons des fils avec le Fils pour dire avec lui : Abba ! Père ! Nous sommes unis au Fils et c’est ainsi que nous formons l’Église que le P. Marie-Eugène aime appeler le Christ total. En effet l’Église est l’ensemble de tous ceux qui, dans le Christ, sont transformés en amour par l’Esprit .

La collaboration de l’homme au dessein de Dieu consiste donc, en partie, à recevoir l’amour de l’Esprit Saint pour que Dieu ait la joie de se donner ; tel est en effet son bon plaisir puisque c’est la joie de l’amour de se répandre comme le signalent les chapitres sur " La Sagesse d’amour " (p. 294, 300) et l’enfance spirituelle (p. 836, 837, 858) . La contemplation, l’activité quotidienne, tout doit devenir contact vivant avec Dieu dans la foi puisque ce contact est la condition première pour qu’il se donne, selon ce texte déjà fameux :

Dieu est Amour toujours diffusif. De même qu’on ne peut plonger sa main(...) dans un brasier sans se brûler, de même on ne peut prendre contact avec Dieu par la foi sans puiser en sa richesse infinie. (...) Indépendamment des grâces particulières qu’il a pu demander et obtenir, [tout contact de foi] puise en Dieu une augmentation de vie surnaturelle, un enrichissement de charité (p. 62).

Nous allons à l’oraison pour la joie de Dieu car nous lui permettons de se donner . Quelle ne sera donc pas la joie de Dieu lorsqu’il trouvera une âme qui Lui laisse toute liberté et en qui il peut se répandre selon toute la mesure qu’il désire ! (p. 37). Il répand donc l’amour en nous.

Se livrer à l’amour et répandre l’amour : le double mouvement de l’amour

Cet amour est-il satisfait de nous envahir et de nous transformer ? Certes, le bien souverain, diffusif de soi, bonum diffusivum sui, qu’est l’Amour, ne se répand que pour unir à Lui l’être aimé, et pour l’absorber en Lui (p. 834). Quel est son mouvement ? Les pages 926-929 sont lumineuses : C’est celui du Fils de Dieu, du Christ- Christ Jésus. Avec Lui au sein de la Trinité sainte, il se porte vers le Père pour se renouveler continuellement sous l’action de sa paternité (p. 928 ; cf. p. 169). En recevant l’Esprit Saint, Amour substantiel, nous nous tournons vers le Père, nous devenons de vrais enfants de Dieu, et notre nouvelle naissance se continue par le fait que l’amour du Père déverse de nouveaux trésors dans toutes les fibres de notre être (substance de l’âme, facultés et puissances sensibles).

Mais, parce qu’il nous a conquis et dominé, l’amour ne peut s’arrêter en nous : la charité nous fait entrer dans le rythme de la vie trinitaire, elle nous unit à chacune des trois Personnes divines ; (...) l’Esprit Saint nous lie à tous les mouvements, à toutes les aspirations de l’Amour substantiel qu’il est Lui-même dans le sein de Dieu (p. 1030). L’amour remonte vers Dieu et va à la réalisation de ses desseins ici-bas (p. 983). Il épouse le dessein de l’Esprit d’Amour qui cherche à répandre sa vie sur le monde entier. C’est ce que le P. Marie-Eugène appelle le double mouvement de l’amour (p. 1028-1039) : le premier mouvement est filial, il remonte vers Dieu ; le deuxième est apostolique, c’est le mouvement de Jésus lui-même.

Cet amour filial avec celui de Jésus redescend vers le monde et les âmes. L’Amour du Verbe, qui est l’Esprit d’amour construit l’Église, corps mystique du Christ. La transformation d’amour livre l’âme avec toutes ses énergies à la motion de cet Esprit et par conséquent à la réalisation de l’œuvre qu’il a entreprise. De fait, l’Esprit d’amour prend comme collaboratrices les âmes qu’il a conquises (p. 928. Cf. p. 982-983, 1029-1030).

Le saint est devenu amour : à son tour, il se donne complètement pour que l’amour se répande sur le monde. Comme le Christ, il aime les siens jusqu’à la fin, jusqu’à leur donner sa vie pour qu’ils aient eux-mêmes la vie et qu’ils l’aient en abondance. Pris dans cette dynamique de l’amour, il ne peut s’arrêter de participer à sa diffusion tant que la mesure voulue par Dieu n’est pas arrivée à son comble.

En proclamant qu’elle passerait son ciel à faire du bien sur la terre, Thérèse de Lisieux envisageait la vie du ciel comme une active participation à la conquête que l’amour divin opère dans les âmes, jusqu’à ce que la mesure soit comble . Alors elle pourra se reposer et jouir de la parfaite manifestation de l’Amour, c’est-à-dire de la splendeur du rayonnement de la Bonté diffusive qui est en Dieu. Thérèse est tellement participante de la vie divine, de cet amour diffusif de soi, qu’elle est placée au cœur même du mystère trinitaire et du mystère de l’Église. Au cœur de l’Église, elle est devenue l’amour, et elle a compris qu’ainsi elle devenait tout . Avec le Fils auquel elle est unie et identifiée, elle est pleinement enfant de Dieu, réceptive de sa vie, de sa puissance diffusive, si bien qu’avec Jésus et l’Esprit Saint, elle communique à son tour l’amour au monde. L’enfant qui reçoit l’amour diffusif devient nécessairement mère, diffuseur de ce même amour, car l’amour ne peut s’arrêter ; c’est un torrent impétueux ou un fleuve puissant qui jaillit de Dieu et n’envahit le spirituel que pour faire de lui un nouveau canal par lequel il pourra couler plus abondamment encore .

Le terme " canal " n’est pas suffisant car il faut pouvoir exprimer comment l’Esprit Saint entraîne le spirituel dans une collaboration d’amour où ce dernier emploie toutes les richesses de sa personne à la réalisation du dessein divin .

Lorsque l’Esprit aura diffusé dans le monde toute la mesure d’amour que Dieu a décidée de toute éternité dans son dessein bienveillant, l’Église, Christ total, aura atteint sa taille d’homme parfait (Ep 4, 13), sa pleine mesure . Alors le dessein créateur et rédempteur de Dieu sera pleinement achevé, Dieu se sera donné autant qu’il l’a désiré, et il aura attiré à lui tous ceux qu’il aura comblés de sa vie. Toute l’Église louera éternellement son Dieu, source de tout cet amour dont le mouvement est incessant. Le dessein de Dieu étant parfaitement réalisé, sa joie sera complète.

On comprend l’importance que le P. Marie-Eugène attache au mystère de l’Église auquel il consacre un chapitre. L’Église est bien la fin de toutes choses (p. 657, 666, 732, 1049) car la fin de tout ici-bas est l’amour (p. 996).

On ne peut achever cette présentation sans inviter à lire les pages 301-302 qui synthétisent ce mouvement conquérant de l’amour, un amour jailli du mystère trinitaire, un amour qui nous envahit pour nous entraîner dans la vie même de Dieu, un amour qui nous transforme pour que nous le diffusions à notre tour sur le monde. Ce texte termine le chapitre sur " La Sagesse d’amour ", chapitre que le P. Marie-Eugène aimait tout particulièrement et qui donne comme le secret du dialogue d’amour entre Dieu et l’homme.