LA COMMUNION A LA PASSION DE JÉSUS

"CHRISTOLOGIE MYSTIQUE"

DE SAINTE GEMMA GALGANI

 

François-Marie LÉTHEL, o.c.d.

 

Professeur de théologie au Teresianum (Rome)

 

 

Morte à l'âge de vingt-cinq ans en 1903 à Lucques, en Toscane, canonisée en 1940, Gemma Galgani est presque contemporaine de Thérèse de Lisieux. Les deux jeunes saintes ont en commun la petitesse et la pauvreté, et surtout un immense Amour de Jésus vécu avec une rare plénitude et exprimé avec la même spontanéité.

Ce qui va nous intéresser au cours de cette conférence, c'est précisément cet Amour et cette connaissance de Jésus dont témoigne Gemma, sa "christologie mystique", science d'Amour, science de l'Amour de Jésus. Nous n'aurons pas le temps de parler de sa vie (1). Notons seulement que cette courte vie a été extraordinairement marquée par la Croix, elle semble même n'être qu'une suite d'immenses souffrances. La déchéance de sa famille, la pauvreté, la maladie, les incompréhensions de toutes sortes, l'impossibilité de réaliser sa vocation religieuse et aussi de terribles souffrances spirituelles... Vue de l'extérieur cette vie pourrait même paraître un échec douloureux et total, mais vue de l'intérieur c'est tout le contraire c'est une des vies les plus réussies parce que complètement brûlée par l'Amour de Jésus. "Au soir de cette vie vous serez jugés sur l'Amour" écrivait saint Jean de la Croix. C'est dans cette perspective que nous allons rencontrer Gemma au soir de sa vie.

Gemma est par excellence une mystique (et donc une théologienne) de la Croix. Elle va nous aider à retrouver le sens du Mystère de la Rédemption, de la relation fondamentale de la Rédemption, relation entre l'Amour de Jésus et le péché du monde, relation douloureuse, infiniment douloureuse de la Passion toujours présente à l'histoire de l'humanité. Elle va aussi nous montrer comment la souffrance peut toujours être transfigurée par l'Amour : il est toujours possible d'aimer, et en Jésus, c'est l'Amour qui sauve le monde.

Avant de laisser la parole à Gemma, il faut dire un mot à propos des deux sources principales que nous allons utiliser, les Lettres et les Prières. Ce qui nous est donné à travers ces deux sources, c'est vraiment le plus pur jaillissement de la sainteté de Gemma dans les trois dernières années de sa vie (fin 1899, début 1903). Parmi les Lettres, les plus importantes sont celles que Gemma adressait à son directeur spirituel, le Père Germano, Passioniste. Les Prières ont été éditées sous le nom d'"extases", ce qui est très malheureux car cela en fausse immédiatement l'interprétation en mettant d'abord l'accent sur un aspect secondaire et accidentel de ces prières (le fait qu'elles aient été prononcées en extase). Essentiellement, ce sont des prières et accidentellement, ce sont des extases.

Toutes les Prières des saints qui nous sont parvenues présentent en effet un intérêt théologique et spirituel de tout premier plan : essentiellement c'est toujours le même jaillissement, la même incandescence que l'on retrouve à travers tous ces textes. Donnons simplement quelques exemples de cette unité essentielle à travers des différences accidentelles : les Prières de saint Anselme, qui sont le sommet de sa théologie, ont été manifestement écrites avec le plus grand soin. Tandis que celles de sainte Catherine de Sienne ont été prononcées en extase. Le second Manuscrit autobiographique de Thérèse de Lisieux est une prière à Jésus écrite spontanément, d'un seul jet (c'est son chef-d'œuvre). Toutes ces prières des saints expriment le même amour brûlant et répandent la même lumière, et c'est dans ce grand "genre" qu'il faut situer les Prières de Gemma.

D'ailleurs, Gemma elle-même, dans les derniers mois de sa vie, reprenait les prières de saint Anselme et de son contemporain Jean de Fécamp dans ses propres prières (2). Sans culture théologique, elle en rejoignait l'inspiration mystique et la poussait encore plus loin. Ce fait est profondément impressionnant et éclairant sur la théologie des saints : ils se comprennent merveilleusement entre eux, et ainsi une petite sainte sans culture peut comprendre beaucoup plus profondément un grand docteur médiéval que ne le ferait un professeur de théologie. Ils connaissent le même mystère du dedans : Anselme et Gemma sont deux saints à qui il a été particulièrement donné d'"explorer" la Passion de Jésus, la Croix, le Mystère de la Rédemption.

A partir de maintenant et jusqu'à la fin de cette conférence, nous allons surtout écouter Gemma en utilisant constamment ses Lettres et ses Prières (3). Comme nous allons devoir "découper" à l'intérieur de ces textes, il me semble souhaitable en commençant d'en citer deux passages assez longs qui sont parmi les plus beaux. Ils nous feront percevoir d'emblée, dans son plus pur jaillissement, quel amour vivait cette jeune Italienne.

Le premier texte est extrait d'une lettre écrite par Gemma au Père Germano :

"Certaines fois je suis contrainte de crier : 'Où suis-je, où est-ce que je me trouve ? Qui donc est près de moi ?' Sans qu’aucun feu ne soit proche, je me sens brûler. Sans n'avoir aucune chaîne sur moi, je me sens attachée étroitement et liée à Jésus. De cent flammes je me sens tout entière consumée, elles me font vivre et elles me font mourir. Je souffre, mon Père, je vis et je meurs continuellement, mais à aucun prix je n'échangerais ma vie avec tant d'autres vies du monde. Jamais je ne m'arrête, je voudrais m'envoler, je voudrais parler et à tous je voudrais crier : 'aimez Jésus seul, lui seul'. Très souvent je me trouve seule, mais avec Jésus je me vois trop bien accompagnée. Mon Père, écoutez ces choses étonnantes : Plus je voudrais être libérée de tout lien, plus je me sens étroitement attachée et liée à Jésus. Plus que je peux dans le monde, je cherche de laisser toute chose, mais au contraire je trouve tout. Je fuis tous les plaisirs de la vie, et je trouve au contraire un plaisir tellement grand qu'il me rend toute contente. Je brûle continuellement, et je voudrais toujours plus brûler. Je souffre et je voudrais toujours plus souffrir. Je désirerais vivre, et je désirerais mourir... Je vous le dis clairement : ce que je désire et veux, moi-même je ne le sais pas. Je cherche et je ne trouve pas, mais ensuite je ne sais pas ce que je cherche. J'aime peu et je voudrais tant aimer plus. Je sens que j'aime, mais qui j'aime, je ne le saisis ni ne le comprends. Mais dans ma si grande ignorance, je sens que c'est un Bien immense, un grand bien. C'est Jésus... O mon Père, mon Père, si vous connaissiez une de ces âmes tant blessées d'amour pour Jésus, demandez-lui quel remède elles ont trouvé, quand déjà malades d'amour elles ont éprouvé la peine amère de ce feu qui brûle et sachez alors me le dire" (4).

Le second texte est extrait d'une prière prononcée par Gemma :

"O Amour, ô amour infini, de ton Amour jamais, jamais je ne me déposséderai. O Amour, ô délice d'Amour, ô Amour qui tant me réjouis, qui jamais ne me tourmentes. O Amour, ô Amour de Jésus... je ne te céderai jamais à personne ! Ce peu d'Amour que je possède, je ne le cèderai ni aux Saints du Ciel ni aux créatures de la terre. A vous, Saints du Ciel, à vous créatures, toutes les vertus, mais ce peu d'amour est à moi. Je veux que personne ne me devance dans l'Amour de Jésus. O Amour, ô Amour infini ! Vois : ton Amour, ô Seigneur, me pénètre avec trop de véhémence jusque dans le corps. Quand, quand m'unirai-je à toi, ô Seigneur, qui avec une telle force d'Amour me tiens unie ici sur la terre ? Fais-le, fais-le : Que je meure et que je meure d'Amour ! Quelle belle mort, ô Seigneur... mourir victime de ton Amour... Victime pour toi ! Doucement, doucement, ô Jésus ; sinon ton Amour finira par me réduire en cendres. O Amour, ô Amour infini ! O Amour de mon Jésus ! Fais que ton Amour me pénètre tout entière ; de toi je ne veux rien d'autre. Mon Dieu, mon Dieu, je t'aime. Mais peut-être est-ce trop peu que je t'aime, ô Jésus ? N'en es-tu pas content ? Mais cela doit venir de toi si tu veux que je t'aime plus. Je devrais plutôt t'aimer d'un amour unique. Oh je te l'ai dit tant de fois, ô Seigneur : Si ma vie ne finit pas en voyant souffrir celui qui m'aime tant, quelle autre peine veux-tu qui puisse lui donner la mort ? Je t'ai dit que cela suffit, ô Seigneur, ce que tu as souffert pour moi et pour les pécheurs. Oui cela suffit... C'est moi qui te succéderai à ta Croix" (5).

Gemma s'exprime tout entière à travers ces deux textes, textes bouleversants car ils expriment avec autant de force que de spontanéité l'immensité d'un Amour, de cet Amour de Jésus. On remarque bien sûr la présence de la Croix dans ces deux textes mais elle est tout illuminée et embrasée par l'Amour. En partant du point de vue de l'Amour, nous allons considérer successivement quatre grandes lignes fondamentales et toujours présentes de la "christologie" de Gemma :

I. L'Amour de Jésus

II. L'Eucharistie

III. La Passion de Jésus

IV. La Prière pour tous les pécheurs.

En suivant cet ordre, les plus grandes souffrances, celles de la Passion ne seront plus effrayantes car elles seront tout illuminées par cet Amour qui aura été considéré en premier. De plus, en procédant de cette manière, on dépasse le plan des grâces extraordinaires qui existent dans la vie de Gemma (stigmates, extases, visions etc.) pour rejoindre le niveau le plus profond de son expérience, le niveau théologal des grandes réalités de la foi et de la vie chrétienne. Car ce n'est pas par la stigmatisation que Gemma vit la plus profonde communion avec son Seigneur crucifié, mais beaucoup plus simplement par l'Eucharistie, mémorial de la Passion. A ce niveau théologal, Gemma est parfaitement imitable : imitable dans son amour pour Jésus nourri par la Communion quotidienne, imitable dans son intercession pour les pécheurs, ceux qu'elle appelait : "mes frères".

 

I — L'AMOUR DE JÉSUS

 

L'Amour de Jésus est vraiment l'unique trésor de la pauvre Gemma. De même que Thérèse de Lisieux s'appelle elle-même "la Petite Thérèse", Gemma signe presque toujours "la povera Gemma". Pauvre, elle n'a rien, elle ne veut rien, sinon l'Amour de Jésus.

"Que Jésus me prive de tout mais qu'il ne me prive jamais de son Amour" (6).

Quand elle prie pour elle-même, elle ne demande qu'une seule chose :

"Jésus je vous prie, je demande et parfois vous ne m'exaucez pas. Mais si je demande de vous aimer, je suis certaine que vous m'exaucez tout de suite" (7).

Une telle prière, en effet, est toujours exaucée. Ici, Gemma dit "vous" à Jésus alors que spontanément, comme Thérèse de Lisieux, elle lui dit "tu". Ce tutoiement ne plaisait pas à son directeur spirituel, le Père Germano. Les efforts de Gemma pour se corriger sur ce point sont peu efficaces. Ils aboutissent au mieux à un mélange de "tu" et de "vous". Jésus, pour sa part, préfère la simplicité et la spontanéité et finalement c'est le Père Germano qui est invité à changer son attitude :

" Mon Père, maintenant vous n'êtes même plus d'accord avec Jésus. Plusieurs fois en effet, vous m'avez dit que je ne dois pas tutoyer Jésus, ni avoir avec lui tant de familiarité. Au contraire, Jésus m'a dit hier matin : 'Vois ma fille. Quand je me montre un peu déçu avec des personnes, c'est parce qu'elles n'ont pas envers moi toute cette familiarité que je désirerais'. Celui qui ne traite pas Jésus avec familiarité fait un tort à sa bonté, que tant de fois et de mille manières il nous a montrée. Il me semble même, mon Père, qu'ayant envers Jésus une telle familiarité et confiance, on lui fait comme une douce violence pour verser des grâces sur nous... " (8).

Sur ce point encore, Gemma rejoint Thérèse. Cette familiarité est une des manifestations de l'intimité et de la profondeur de la vie en Christ. Ce désir de vivre en Jésus, Gemma l'exprime avec une grande force lorsqu'elle écrit au Père Germano :

"Quand vous dites la Messe, vous devez dire à Jésus qu'il me renferme bien dans son cœur. Là je ne verrai plus rien. Je ne sentirai rien. Je ne penserai plus rien. Et je n'aimerai que lui. Ou plutôt vous devez dire à Jésus que lui-même commande à mon cœur de lui rendre amour pour amour" (9).

Pour Gemma,

"Jésus est un Océan infini d'Amour" (10).

Aussi exprime-t-elle le désir de

" se jeter dans l'Océan de l'Amour de Jésus " (11).

Thérèse employait la même image à la fin de son dernier Manuscrit :

"De même qu'un torrent, se jetant avec impétuosité dans l'océan, entraîne après lui tout ce qu'il a rencontré sur son passage, de même, ô mon Jésus, l'âme qui se plonge dans l'océan sans rivages de votre amour, attire avec elle tous les trésors qu'elle possède".

Dans la même ligne. Gemma écrit encore :

"Je veux sortir de mon néant, je veux aller tout entière au milieu de Jésus et je veux tant l'aimer. Je ne veux plus être en moi-même. Je veux demeurer à l'intérieur de Jésus" (12).

Le "milieu divin" de Gemma, c'est Jésus, le Cœur de Jésus. "Interiora Jesu" : c'est encore un des thèmes médiévaux que retrouve Gemma (cf. en particulier l'Imitation de Jésus Christ).

Même chose encore quand elle écrit :

"Oh, quand donc étreindrai-je ardemment ma croix avec les bras ? Quand donc serai-je tout entière immergée dans les plaies de mon Jésus, dans les épines, dans les clous, dans les tourments ? Oh, si je pouvais m'enfoncer dans la Passion de Jésus autant que je le veux" (13).

Chemin de la Croix, chemin du dépouillement total, du rien qui conduit au tout, puisqu'il n'y a plus rien d'autre que l'Amour de Jésus. Sur ce point, Gemma rejoint pleinement saint Jean de la Croix :

"Quand j'ai trouvé Jésus et son amour, cela me suffit. Que ce soit par une voie ou par une autre, je ne m'en soucierai pas. Je veux seulement l'amour de Jésus, amour immense, perpétuel et rassasiant" (14).

Comme le docteur mystique, la jeune Italienne va directement à l'essentiel. Lorsque Jésus demandait à boire à la Samaritaine (15), "c'était l'amour de sa pauvre créature que le Créateur de l'Univers réclamait. Il avait soif d'amour..." Cette certitude exprimée par Thérèse de Lisieux au début de son second Manuscrit est aussi celle de Gemma lorsque dans sa prière, elle écoute Jésus :

"Aime-moi tant et je te donnerai tout ce que tu veux. Aime-moi tant, et je te pardonnerai tous tes péchés. Infinie bonté de Jésus, il ne demande que l'amour, à tous il ne demande que l'amour. Donc aimons-le tant, avec un amour infini. Rappelons-nous toujours combien il a souffert pour nous et nous n'oublierons jamais de l'aimer. Ah ! malheur à moi, qui jusqu'à maintenant ne l'ai jamais aimé. Quels remords quand je serai dans l'éternité ! Mais je ne veux pas mourir sans aimer Jésus et l'aimer beaucoup. De Jésus, je ne veux rien d'autre que Jésus... Si je ne l'ai pas encore aimé à présent, je me console, parce que j'ai encore un peu de temps à vivre. J'ai le temps de l'aimer pour l'aimer plus dans l'éternité" (16).

Dans ce beau texte. Gemma exprime parfaitement le privilège de cette vie comme état de mérite : ici-bas se construit l'Amour dont nous aimerons Jésus éternellement. Tout le sens de notre vie terrestre est là. Remarquons encore la référence à la Passion de Jésus, comme manifestation suprême de son Amour, nous en reparlerons dans notre troisième partie. Dans la même ligne, Gemma écrit encore au Père Germano :

"Il ne me reste que Jésus, Jésus seul. Oh comme il est bon. Son amour mystérieux ne se lasse jamais. En moi, il ne trouve que misère, faiblesse, péché et pourtant il m'aime tant" (17).

De fait, elle expérimente d'être aimée absolument comme si elle était unique. Et elle sait que c'est vrai pour chacun :

"Où que j'aille, Jésus ne me laisse jamais. Jamais il ne me quitte. Et certaines fois je pense et je dis : 'Mais comment, mon Dieu, as-tu oublié toutes les autres choses ? N'as-tu donc que moi à regarder ? ' Et aussitôt une lumière se fait dans mon esprit. Que Jésus dans la lumière immuable de sa vision divine n'augmente pas en regardant seulement une créature, moi seule, et ne diminue pas non plus en regardant de nombreuses créatures" (18).

Pour que Jésus puisse connaître et aimer personnellement chacun comme s'il était unique, il faut et il suffit qu'il ait la vision. Gemma retrouve spontanément cette grande certitude théologique des Docteurs et des Mystiques. Sa théologie est "science d'Amour", la lumière qu'elle reçoit et qu'elle diffuse est le rayonnement du même Feu, le feu de l'Amour de Jésus. Pour terminer cette première partie, nous pouvons encore écouter Gemma à travers trois textes particulièrement incandescents. Elle écrit au Père Germano :

"Mon Père, à tout moment je prie pour vous, ou plutôt, je dis souvent 'Mon Jésus' ! et puis j'ajoute : 'Mon Père, où es-tu ? Où me laisses-tu ? Pourquoi ne te dépêches-tu pas car je meurs et je meurs d'amour pour Jésus ? Ne vois-tu pas que mon cœur et même mon corps se consument et que je serai réduite en cendres ? Ne vois-tu pas que je suis Victime d'amour et que bientôt d'amour je mourrai ? Ne vois-tu pas que tout dans le monde m'ennuie, que je ne désire aucune chose seulement amour, amour, amour'" (19).

Mais surtout, lorsque l'amour atteint un tel degré d'intensité dans un cœur humain, il élargit ce cœur à l'infini, aux dimensions de l'Amour du Christ pour le monde entier :

"Pourquoi, ô Seigneur, me fais-tu toi-même brûler tout entière de ton feu divin, de ton feu d'amour ? Je voudrais enflammer toutes les créatures du monde" (20).

Enfin, dans l'une des toutes dernières prières, elle exprime la même chose mais encore plus intensément :

"O saint Amour, embrase-moi, je ne veux rien d'autre de toi. Et puis je voudrais que quand je serai morte, tous disent : 'Gemma fut victime d'Amour, elle est morte seulement victime d'Amour pour que tous aiment Jésus'" (21).

 

II — L'EUCHARISTIE

 

Cette expérience de l'amour de Jésus est toujours vécue dans un climat eucharistique. Gemma allait à la Messe et communiait tous les jours, ce qui était relativement rare à l'époque. Presque toutes les Lettres et les Prières font allusion à la communion de la journée. Elle appelait l'Eucharistie "la fête de l'amour", et elle dit à Jésus :

"chaque jour, je nourrirai mon amour avec ta chair et ton sang" (22).

Elle s'émerveille tout particulièrement devant l'institution de ce sacrement. Elle en est toute bouleversée.

"Qu'est-ce donc qui a poussé Jésus à se communiquer à nous de cette manière si belle et admirable ? Réfléchissons : Jésus notre nourriture ! Jésus ma nourriture ! En ce moment, je voudrais vous dire tant de choses ! mais je n'y arrive pas ; j'arrive seulement à pleurer et à répéter : Jésus ma nourriture ! Et pensez que cela, Jésus l'a fait à cause du grand amour qu’il avait pour nous, et que de ma part, il ne reçoit en échange que tant d'ingratitude. Et néanmoins Jésus me supporte encore, il m'aime et m'attire à Lui. Comme il est bon, mon Jésus ! Il a oublié mes péchés et il se souvient seulement de sa Miséricorde" (23).

Dans le même sens elle écrit encore :

"Y aura-t-il des âmes qui ne comprennent pas ce qu'est l'Eucharistie ? Il est impossible qu’il y ait des âmes insensibles aux étreintes divines, à la mystérieuse et ardente effusion du Sacré-Cœur de mon Jésus ! Comment donc, ô Jésus, ne pas vous consacrer tous les battements du cœur, tout le sang des veines ? Cœur de Jésus, Cœur d'Amour" (24).

Pour Gemma, en effet, l'expérience du Cœur de Jésus culmine dans la communion eucharistique. Ce Pain de Vie possède toute saveur "omne delectamentum", la saveur de tous les Mystères de Jésus et spécialement de sa mort et de sa Résurrection. Dans l'expérience de Gemma, l'Eucharistie a bien sûr la saveur de la Passion mais aussi la saveur du Ciel car la communion eucharistique est une anticipation de cette communion ultime avec Jésus dans la gloire du Ciel, corps et âme. Ainsi, pour Gemma, l'Eucharistie évoque spontanément le Paradis.

Elle écrit par exemple au Père Germano :

"Savez-vous quand je serai au Paradis, de quoi je veux tant remercier Jésus ? de la sainte communion plus que de toute autre chose" (25).

Elle lui écrit encore :

"Ce matin j'ai reçu Jésus, et maintenant je le possède entièrement dans mon âme misérable. En ces instants mon cœur et le Cœur de Jésus ne font plus qu'un. Oh si je pouvais l'y faire demeurer toujours ! Il faudrait que je ne commette plus de péchés. Oh quels moments précieux sont ceux de la Sainte Communion ! La Communion est un bonheur qu'à mon avis on ne peut comparer qu'à la béatitude des Saints et des Anges" (26).

Cette relation entre l'Eucharistie et le Ciel trouve son expression la plus forte dans une des dernières prières :

"Considérons une académie du paradis, où l'on doit seulement apprendre à aimer. L'école est dans la Cénacle, le Maître est Jésus, les doctrines à apprendre sont sa chair et son sang... A moi, tu n’as pas donné de richesses temporelles ou passibles mais tu m'as donné la vraie richesse, c'est-à-dire la nourriture du Verbe eucharistique" (27).

"Vraie richesse", "doctrine à apprendre", l'Eucharistie est aussi la source de ce feu d'Amour qui brûle Gemma. Chez elle, l'expérience du feu est spécialement liée à l'adoration eucharistique qui prolonge la Communion.

"Hier en m'approchant de Jésus exposé dans le Saint Sacrement, je me sentis brûler si fortement que je fus contrainte de m'éloigner. Je brûlais de partout ; la chaleur m'était montée jusque dans le visage. Vive Jésus. Je reste très étonnée du fait que ceux qui se trouvent près de Jésus ne soient pas réduits en cendres ; pour ma part, je sens que je serais réduite en cendres (28).

L'Eucharistie a donc la saveur du Ciel et de la Résurrection, mais elle a aussi la saveur de la Passion, de la mort de Jésus. Comme mémorial de la Passion, l'Eucharistie est le sacrement qui nous rend réellement présents à la Passion de Jésus. C'est par l'Eucharistie, et non par les grâces extraordinaires, comme les stigmates, que Gemma communie de la façon la plus profonde à la Passion de Jésus. Elle le dit clairement dans l'une de ses prières :

"Quand ta chair se communiquera à la mienne, fais-moi sentir ta Passion" (29).

 

III — LA PASSION DE JÉSUS

 

La vocation particulière de Gemma a été de se tenir "près de la Croix de Jésus", de vivre d'immenses souffrances, mais des souffrances qui sont toujours traversées par la relation fondamentale de la Rédemption, la relation entre l'Amour de Jésus et le péché du monde. Il faut toujours le redire, la souffrance dans l'expérience de Gemma ne peut être comprise que si elle est contemplée entre les deux points de vue extrêmes, celui de l'Amour (première partie) et celui du péché (quatrième partie). Au Père Germano, Gemma a raconté ce que Jésus lui avait fait comprendre dans sa prière.

" Jésus me disait : 'Quelle est la plus grande grâce que je te fais ici sur la Terre ? Je ne savais que répondre. 'Je te le dirai : C'est de te tenir sur le Calvaire’ " (30).

Et comme l'Eucharistie, en lien avec elle, la Croix est elle aussi un enseignement quotidien que Gemma reçoit de Jésus qui lui dit :

"Cette Croix, c'est un livre que tu liras chaque jour" (31).

Le fruit de cet enseignement est toujours le même, c'est l'Amour. On peut bien parler de fruit, puisque Gemma retrouve l'image de l'arbre de la Croix lorsqu'elle écrit :

"La Croix de Jésus est l'arbre de l'amour qu'il a planté dans mon cœur" (32).

Dans sa brève autobiographie, elle raconte comment Jésus Crucifié s'est manifesté à elle et ce qu'il lui a dit en lui montrant ses plaies :

"Vois ma fille, ces plaies, tu les avais ouvertes toutes par tes péchés, mais à présent, console-toi parce que tu les as toutes fermées par ta douleur. Ne m'offense plus, aime-moi comme je t'ai toujours aimée. Aime-moi, m'a-t-il répété plusieurs fois" (33).

C'est l'expérience bouleversante des premiers convertis de la Pentecôte, eux qui avaient crucifié Jésus eurent le cœur transpercé. Gemma éprouvera toujours une grande douleur en pensant que c'est elle qui a ouvert ces plaies de Jésus par ses péchés. Mais si Jésus lui montre ses plaies, c'est surtout pour lui révéler à quel point il l'a aimée. Et qu'est-ce qu'il lui demande en retour ? Simplement ceci : "aime-moi". Comme il avait demandé à Pierre par trois fois après son reniement : "M'aimes-tu ?" Remarquons à ce propos que c'est près de la Croix de Jésus que Gemma rencontre principalement Marie, "l'Addolorata". Pur écho de la parole du Fils "aime-moi", la Mère dit simplement à Gemma :

"Aime-le, aime-le tant, aime-le, lui seul" (34).

Cette rencontre avec le Crucifié se renouvelle :

"Je me trouvais pour la seconde fois devant Jésus Crucifié. Il me dit ces paroles : 'regarde ma fille et apprends comme on aime' ! Et il me montra ses cinq plaies ouvertes. Vois cette croix, ces épines, ce sang, ce sont toutes des œuvres d'amour et d'amour infini. Vois-tu à quel point je t'ai aimée ?" (35).

Ainsi dans la Passion de Jésus, Gemma va contempler en même temps et inséparablement l'amour infini de Jésus pour elle, et pour tous, et en même temps l'immensité du péché, de tous les péchés, de ses propres péchés. Elle rejoint la grande profondeur de ce Mystère dans l'âme de Jésus à Gethsémani :

"Je me tenais avec Jésus, et presque toujours, il me faisait part de cette tristesse qu'il éprouva au Jardin des Oliviers, à la vue de mes si nombreux péchés et de ceux du monde entier. Une tristesse telle qu'elle peut bien être comparée à l'agonie de la mort" (36).

De cette manière Gemma éclaire profondément la question de la conscience du Christ dans sa vie terrestre, question tellement discutée aujourd'hui de façon souvent trop abstraite. Comme tant d'autres saints, Gemma nous montre comment la meilleure théologie de la conscience du Christ, c'est la mystique du Cœur de Jésus, de ce Cœur où tout homme est aimé personnellement. Lorsque Gemma affirme que Jésus a vu ses péchés à elle, personnellement, elle affirme quelque chose de tout à fait fondamental, et même de constitutif de sa relation avec Jésus. Oui, Jésus a réellement vu toute la réalité du péché, du péché du monde entier, et de ses péchés à elle personnellement. L'amour de Jésus n'est jamais un amour impersonnel, qui n'aurait embrassé qu'une humanité purement collective. L'Amour de Jésus embrasse toute l'humanité et chaque personne en particulier, comme si elle était unique. Ainsi est l'Amour de Dieu pour nous. Ainsi est l'Amour de Jésus. Amour du Fils en son cœur humain. C'est en prenant ainsi conscience de sa situation personnelle dans l'agonie de Jésus que Gemma fait le plus profondément cette expérience des convertis de la Pentecôte "ils eurent le cœur transpercé". Elle le dit :

"Mi traffige proprio il cuore ; je pense qu'avec le péché, j'ai aggravé l'oppression dont Jésus fut rempli en faisant la prière au Jardin des Oliviers. En ce moment, Jésus vit tous mes péchés, toutes mes fautes, et en même temps, il vit la place que j'aurais occupée en enfer si le Cœur de Jésus — ton Cœur, ne m'avait obtenu le pardon (37).

Ce ne sont pas de pieuses exagérations. Tous les saints nous disent la même chose, qu'il s'agisse des grands Docteurs médiévaux ou des Mystiques. Pascal s'en fait simplement l'écho lorsqu'il fait dire à Jésus : "Je pensais à toi dans mon agonie". C'est absolument vrai. Nier cela, c'est couper un des liens les plus essentiels de notre communion avec Jésus. Enfin ce que dit Gemma sur sa propre place en enfer est très profond. Tous les saints ont vécu cela d'une manière ou d'une autre. Sainte Thérèse d'Avila n'a pas considéré la place des autres, mais sa place à elle. Sans Jésus, en effet, le péché conduirait nécessairement tout homme en enfer. Mais il ne faut jamais faire cette considération en dehors de la Passion de Jésus. Ou plutôt, c'est Jésus lui-même qui a vu cela jusqu'au fond : il a vu mon péché dans toute sa profondeur, dans son effroyable réalité, avec son poids intrinsèque de damnation.

C'est le Rédempteur lui-même qui me montre d'une part la place en enfer que je m'étais donnée à moi-même par mon péché et d'autre part la place que lui-même me donne dans le Royaume des Cieux. Bien loin d'être traumatisante ou culpabilisante, la considération de ce Mystère de Salut est la source de la plus grande confiance, de la plus grande reconnaissance et du plus grand amour. Il ne faut jamais oublier de quoi Jésus nous a principalement sauvés : de la mort spirituelle du péché et de la mort éternelle de l'enfer. Dans sa communion à la Passion de Jésus, Gemma expérimente donc toujours ce transpercement du cœur, cette relation bouleversante entre l'Amour de Jésus et le péché, avant tout son propre péché. Et toujours elle prend une plus vive conscience du poids de son péché que Jésus a porté douloureusement. Comme saint Anselme, Gemma utilise judicieusement cette image du poids. Le péché est un poids effrayant qui écrase l'homme et qui l'entraîne inexorablement vers le bas, jusqu'en enfer. C'est principalement de ce poids que Jésus s'est chargé dans sa Passion.

"Ce n’est certes pas le poids de la Croix qui fait tant souffrir Jésus, mais c'est le poids de mes péchés. O mon Père, si je ne suis pas encore en enfer, c'est une grande grâce. Oh, si les années de ma vie passée revenaient, je voudrais... mais elles ne reviennent pas. Mais s'il me reste encore un bref temps, que ferai-je ? Je me souviens bien que Jésus a dit qu'il ne méprise jamais un cœur qui se repent ; je cours donc vers lui, et je l'aimerai avec toute la force de mon faible cœur ; je l'aimerai aussi, en donnant pour lui, s'il le faut, mon sang et ma vie" (38).

Sur ce point encore, Gemma rejoint l'attitude profonde de Thérèse de Lisieux exprimée à la fin de son dernier Manuscrit :

"Oui, je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j'irais le cœur brisé de repentir me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien il chérit l'enfant prodigue qui revient à lui".

Les deux jeunes saintes sont le type même de ces âmes virginales qui n'ont jamais commis de grands péchés ; c'est pour cela sans doute qu'elles ont un sens si profond et si juste du péché.

Toutefois, à la différence de Thérèse, Gemma n'a pas conscience de son innocence. De façon intense, elle a conscience d'être une grande pécheresse parmi tous les pécheurs. Bien qu'elle soit également illuminée par la confiance et l'amour, sa spiritualité est beaucoup plus tendue et beaucoup plus dramatique que celle de Thérèse. C'est la tension qui caractérise les grandes spiritualités de la Croix en Occident depuis saint Anselme. Surtout n'opposons pas les deux saintes. Leurs enseignements sont complémentaires. Tandis que Thérèse, du point de vue de l'Amour Miséricordieux, montre comment tous les péchés sont comme "une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent". Gemma, du point de vue de la Passion de Jésus, montre comment tous ses péchés sont un poids immense dont le Sauveur s'est chargé à notre place.

Toujours située dans la Passion du Christ, Gemma est une âme qui vit perpétuellement le drame de la conversion. La conversion, elle est toujours en train de la vivre, jamais elle ne la finit et jusqu'au dernier moment elle dit à son Père spirituel "Priez pour ma conversion". Elle est une grande pécheresse qui a encore besoin de se convertir. Paradoxalement c'est profondément consolant, c'est un appel, c'est ce qui la meut à aimer toujours, toujours plus. Se convertir à l'Amour de Jésus. Dans la Passion de Jésus, elle approfondit toujours deux abîmes : celui de l'Amour de Jésus, et celui du péché qu'elle contemple avant tout en elle-même, dans son propre cœur. Ce cœur humain devient une sorte de microcosme où se joue tout le drame de la Rédemption.

"Jésus, tu es un abîme d'Amour et moi je suis un abîme d'iniquité" (39).

Terminons cette partie avec deux prières qui sont l'expression bouleversante, à peine soutenable, de Gemma quand elle prie son Seigneur Crucifié :

"C'est vrai, je suis ta créature, mais je suis mauvaise. Il est vrai que je suis l’œuvre de tes mains, mais ces mêmes mains, Jésus, je les ai transpercées avec les clous" (40).

Dans cette première prière. Gemma reprend le chapitre 2 des Soliloques mais en renforçant singulièrement les expressions. De façon encore plus personnelle que saint Anselme et Jean de Fécamp, Gemma exprime l'admirable et terrible échange qui s'accomplit dans la Passion entre le Christ et les pécheurs, entre le Christ et elle, pécheresse :

"Quelle correspondance, mon Dieu !

O Jésus, toi qui m'as honoré de ton intimité,

— comment ai-je fait pour te mettre face à tant de péchés ?

Toi, ô Jésus, qui m'as guéri de tant de péchés,

— comment aurais-je fait pour te rouvrir toutes les blessures avec mon ingratitude ?

O Jésus, toi qui m'as donné la vie avec la grâce,

— comment m'appartiendra-t-il de te donner la mort avec les flèches de mes iniquités ?

Tu le vois, ô Jésus, en quoi consiste toute ma correspondance ? en péchés !

Mais je le sais, ô Jésus, combien peut et combien vaut ta nourriture...

Saint Sacrement, accueille-moi, accepte-moi" (41).

Le dernier mot, remarquons-le, n'appartient pas au péché mais à l'Amour Miséricordieux, l'allusion à l'Eucharistie est remarquable car ce Sacrement est Memoriale Passionis, il nous met en contact avec la Passion de Jésus. Dans ce sacrement,

"il y a une force qui détruit tous les péchés" (42).

Cette manière dont Gemma comprend sa propre situation dans la Passion de Jésus, comme une pécheresse, nous aide à comprendre enfin comment elle se situe par rapport aux pécheurs.

 

IV — LA PRIÈRE POUR TOUS LES PÉCHEURS

 

Ici encore le rapprochement avec Thérèse de Lisieux est significatif. N'appelait-elle pas le criminel Pranzini : "mon premier enfant" ! Lorsqu'elle connaît l'épreuve de la Nuit, elle devient la sœur de ceux qui ont abandonné la foi. Partageant leur peine, sans aucune complicité avec leurs fautes, elle les appelle "mes frères". Nous trouvons, chez Gemma, la même tonalité profonde de cet amour fraternel et aussi maternel, avec l'accent particulier qui la caractérise. Tout est toujours relié explicitement à la Croix. Gemma, qui se tient près de la Croix, y retrouve le monde entier, tous les hommes, tous les pécheurs. Dans les Prières, nous la voyons intercéder pour tous les pécheurs. La Croix de Jésus touche le monde entier, "Le monde est crucifié pour moi et moi je suis crucifié pour le monde", disait saint Paul (43). Celui qui vit à ce degré-là dans l'union au Christ Crucifié rejoint absolument toute l'humanité en tant qu'elle est reliée à la Croix.

"Oh, que fais-tu Jésus ? Après tant de choses que tu as faites pour moi, tu vas jusqu’à me découvrir ton Cœur. Oh, si tous les pécheurs venaient à ton cœur. Venez, pécheurs, ne craignez pas, car l'épée de la justice n’y entre pas. Mais pourquoi donc, Jésus, ton cœur si bon et si saint doit-il être plus tourmenté que tous ? Jésus, je voudrais que ma voix arrivât aux extrémités du monde entier : j'appellerais tous les pécheurs et je leur dirais qu'ils entrent tous dans ton cœur" (44).

Toujours dans ses Prières, elle s'exclame :

"Oh, je l'ai trouvé le feu qui détruit tous les péchés !" (45).

Et de même qu'elle ne devait penser à rien d'autre qu'à l'Amour de Jésus, elle ne doit penser à rien d'autre qu'aux pécheurs.

"Et moi je dois penser seulement aux pécheurs, je ne dois penser qu'aux pécheurs" (46).

Fondamentalement, Gemma prie pour tous les pécheurs :

"Jésus, pense aux pécheurs. Je veux que tous soient sauvés. Tous" (47).

"Voglio" : on pense à sainte Catherine de Sienne. C'est la force d'un "Je veux" qui rejoint celui de Jésus lui-même. Il semble que le Seigneur aime être prié avec tant d'insistance. Mais si Gemma prie pour tous les pécheurs, elle prie toujours pour tel pécheur en particulier, de même que le Seigneur aime tous et chacun en particulier. C'est même là une structure fondamentale de la prière de Gemma pour les pécheurs. En priant pour un, elle prie pour tous. Elle se situe toujours comme une pécheresse qui prie pour les pécheurs, une sœur qui prie pour ses frères :

"Jésus, je devrais te recommander un grand pécheur, mais je ne pense pas, Jésus, que d'abord je devrais te recommander une grande pécheresse" (48).

C'est elle-même, bien sûr !

Priant pour tel pécheur, elle dit encore :

"Ce pécheur, il est mon frère. Sauve-le, Jésus. Il t'en a tant fait. Mais moi, je t'en ai fait plus. Sauve-le, Jésus, sauve-le ! Jésus pour une seule âme, tu as tant fait. Le sang, tu l'as versé pour lui, comme pour moi. Je ne me lèverai plus d'ici, sauve-le, dis-le moi, dis-le moi que tu le sauves" (49).

On retrouve dans ce genre de prière le style de sainte Catherine de Sienne : une prière à la fois très insistante et très confiante. C'est bien de cette manière que Thérèse priait pour le salut de Pranzini avec la certitude qu'elle serait exaucée. C'est encore ainsi que Gemma prie Jésus pour un pécheur :

"Ce pécheur a entouré ton cœur de péchés, mais moi je t'avais tout entouré de péchés et tu as eu compassion de moi. Aie compassion aussi de ce pécheur et comme tu m'appelles 'ta pécheresse', appelle-le aussi 'ton pécheur'. Je te le recommande avant tout parce qu'il est mon frère" (50).

L'expression "ta pécheresse", "ton pécheur", que l'on trouve sous la plume de saint Anselme est caractéristique. Le pécheur est personnellement lié au Rédempteur. Pour le même pécheur, elle dira encore :

"Jésus, ce pécheur, je l'ai dans mes mains. Il est dans mes mains. J'en rendrai compte. Je le verrai sauvé" (51).

De même, en parlant de tel pécheur pour lequel elle prie, Gemma dira fréquemment : "Je le porte sur mes épaules".

Enfin, dans les toutes dernières lettres de Gemma, au début de 1903, on voit un échange d'intentions de prière entre elle et le Père Germano. Elle lui écrit :

"Faisons un pacte, mon cher Père, je penserai à N. et vous devez penser pour moi à une âme pécheresse qui est en péché mortel, et qui ne trouve pas la route pour se convertir. Je suis quasi certaine qu’elle se convertira, mais je prie pour que, lorsqu'elle sera convertie, Notre Dame la prenne tout de suite, sinon elle retombe à coup sûr dans le même abîme. Fais-je bien défaire cette prière ? Je voudrais que tout de suite, demain matin, vous offriez le Sacrifice de la Messe pour mon pécheur. Aidez-moi à le sauver et je vous aiderai à connaître N. Mais vous allez bien vite en employant tout de suite ce mot 'abandonner'. Jésus ne le dit jamais. Tandis que vous, vous le répétez volontiers et souvent. Attendez, attendez" (52).

On voit ici combien Gemma dépasse son directeur, qui était pourtant un homme de Dieu.

Pour Gemma l'idée qu'on puisse abandonner une âme qui est sur le point de se perdre est intolérable. Jésus ne le dit jamais. Elle rejoint le cœur de Jésus en ne se résignant jamais à la perdition d'une seule âme. Elle le redit quelques jours après à propos du même pécheur, mais de façon encore plus énergique :

"Mauvais père, n’aimez-vous plus cette âme, je sais tout, absolument tout. Pourquoi donc au lieu de vous lamenter et d'utiliser cette affreuse parole, 'l'abandonner', ne l'appelez-vous pas à vous en lui faisant vous dire toute la vérité et en lui montrant votre affection comme vous le faisiez pour moi qui étais mille fois pire qu'elle" (53).

Dans son avant-dernière lettre. Gemma donne encore ce bouleversant témoignage :

" Intérieurement je jouis d'une paix que je n'ai jamais éprouvée, ou bien peu de fois. J'en jouirai encore plus quand mon pécheur sera converti " (54).

Jusqu'au bout, jusqu'au dernier moment, elle est passionnée par ce salut des pécheurs et de tel pécheur en particulier. "Mon pécheur", c'est ainsi que Thérèse de Lisieux appelait Pranzini. Mais surtout, comme celui de Thérèse, le chemin de Gemma est celui de la confiance et de l'amour parce que dans cette merveilleuse et terrible rencontre entre l'amour de Jésus et le péché du monde entier la victoire est celle de l'amour. C'est le Mystère même de la Rédemption dans le sang de Jésus. Alors, en exhortant le Père Germano à la confiance, Gemma ose reprendre pour elle-même le cri bouleversant de l'Église dans la nuit pascale :

"O felix culpa... " "N'ayez pas peur pour votre âme, mon Père, ne sentez-vous pas qu'avec Jésus, je m'en occupe comme si c'était la mienne. Faites donc comme je fais. Ne vous semble-t-il pas que c'est comme un bonheur que je sois née pécheresse parce que les veines de Jésus pleines de sang sacramentel sont toujours ouvertes pour les pécheurs" (55).

 

 

NOTES

 

  1. En français, on peut lire une biographie de Gemma récente et bien documentée : J.F. VILLEPELEE, La Folie de la Croix (Ed. du Parvis, Hauteville, 1977-78). En italien, l'étude la plus complète, du point de vue théologique et spirituel reste celle de E. ZOFFOLI, La Povera Gemma (Roma, 1957).

  1. Le P. Germano avait prêté à Gemma un petit livre en latin, contenant les Méditations, Manuel et Soliloques de saint Augustin, ainsi que la grande Méditation de la Rédemption Humaine de saint Anselme. Les textes attribués à saint Augustin sont pour la plupart de Jean de Fécamp (XIe siècle), mais le dernier chapitre des Méditations (ch 41) est une des prières authentiques de saint Anselme ; ce texte, qui exprime une profonde communion à la Passion de Jésus a été spécialement repris par Gemma.
  2. Tous les textes sont traduits par nous, de façon aussi littérale que possible, à partir des deux volumes des écrits authentiques de Gemma : Lettere ; Estasi, Diario, Autobiographia e altri scritti (éd. Postulazione dei PP. passionisti, Roma, 1978). Dans nos références, après avoir indiqué le Volume (L pour les Lettres et E pour les Prières), nous donnons le numéro des pages de cette édition.
  3. L 166.
  4. E 141 sq.
  5. L 86.
  6. L97.
  7. L 206.
  8. L 40.
  9. E 153.
  10. L 202.
  11. L 59.
  12. L 44.
  13. L 109.
  14. Jn 4,7.
  15. L 125-126.
  16. L 232.
  17. L 260.
  18. L 269.
  19. E.135.
  20. E 153.
  21. E 136.
  22. L 445.
  23. L 191.
  24. L 150.
  25. L 151.
  26. E 148.
  27. L 155.
  28. E 123.
  29. L 102.
  30. l 140.
  31. L 116.
  32. Autobiographie, 253.
  33. Journal, 216.
  34. Autobiographie, 256.
  35. Ibid.
  36. L 153.
  37. L 89.
  38. E 9l.
  39. E 124.
  40. E 112.
  41. E 138.
  42. Gal. 6,14.
  43. E 66.
  44. E 108.
  45. E 14.
  46. E 17.
  47. E 29.
  48. E 16.
  49. E 18.
  50. E 20.
  51. L 297.
  52. L 302.
  53. L 303.
  54. L 269.