UNION MYSTIQUE AU CHRIST RÉDEMPTEUR

CHEZ MAÎTRE ECKHART

 

Maurice PAISSAC op

 

 

Parler de Maître Eckhart quand il est question du Christ rédempteur pourrait sembler inconvenant. On ne peut pas évoquer le nom d'Eckhart sans penser à une spéculation abstraite, une métaphysique des essences, des réflexions confuses sur la déité, et comme conséquence de ces envolées vertigineuses, une série d'erreurs finalement condamnées comme hérétiques. Si nous devions nous engager dans de telles perspectives, nous ferions mieux de renoncer. Mais il me semble que la confusion qu'il serait possible de faire entre la contemplation et la spéculation, ce qui n'est pas du tout la même chose, cette confusion n'est pas le fait de Maître Eckhart : ce qu'il a vécu, ce qu'il a prêché suffit à le montrer, si l'on se garde de tout parti pris dans la lecture des documents. Notre seule excuse est peut-être que certains éléments de la pensée de Maître Eckhart se retrouvent dans les écrits de saint Jean de la Croix, par l'effet d'une influence plus ou moins directe mais incontestable. Et le Maître allemand a quelque chose à nous dire au sujet de notre union au Christ rédempteur.

Il n'y a pas lieu bien entendu ici de rappeler le détail de sa vie. Notons simplement qu'Eckhart a quatorze ans à la mort de saint Thomas en 1274 et qu'il meurt, lui, en 1327. Il est entré très jeune chez les dominicains au couvent d'Erfurt en Allemagne centrale. Il appartient à une famille de chevaliers, et il s'en souviendra quand il parlera dans ses sermons, constamment, de "l'homme noble" pour dire "le saint". D'Erfurt il est envoyé au couvent de Cologne pour y faire ses études : le studium generale a été fondé par Albert le Grand, qui vient y passer ses dernières années. Eckhart est nommé Maître en théologie en 1302, et l'on ne parlera jamais de lui sans rappeler son titre : Maître Eckhart. Laissons de côté ses rôles de prieur, de provincial ; notons seulement ses voyages et son enseignement à Paris, à Cologne, à Strasbourg et surtout, en ce qui nous intéresse, son apostolat auprès des moniales de son Ordre, mais aussi dans quelques monastères de bénédictines ou de cisterciennes. Ces communautés de contemplatives, à cette époque, et dans cette région parcourue par le Maître, (aujourd'hui la Rhénanie, la Flandre), représentent des milieux dont la ferveur et le rayonnement nous étonnent encore. On y est fidèle à une longue tradition de vie contemplative et mystique, qui remonte au XIIe siècle et qui, au XIIIe, est illustrée par les noms de Mechtilde de Magdebourg (+ 1282) ou de sainte Gertrude (+ 1302).

Avec une ferveur analogue, mais sans assez de sûreté doctrinale, certains mouvements se développent dans les mêmes régions en se recommandant d'une ascendance illustre. C'est en particulier le groupement des Frères du libre esprit dont on peut rapprocher bon nombre de bégards et de béguines et qui se rattache plus ou moins directement aux spirituels du XIIIe siècle et peut-être même au cistercien Joachim de Flore. Il faut bien mentionner les Frères du libre esprit, dans la mesure où la confusion entre leur doctrine et celle d'Eckhart est à l'origine du procès intenté au Maître dominicain.

Nous n'aurions pas à mentionner ce procès s'il n'y était pas question de quelques affirmations concernant notre sujet, et semblant se rapprocher de certaines formes de panthéisme. Et puis surtout, ce procès, tenu finalement en Avignon a valu à Maître Eckhart de mourir au couvent d'Avignon dans une île du Rhône, disparue depuis.

On s'accorde aujourd'hui à reconnaître que les phrases jugées condamnables ne représentent pas avec exactitude la pensée de Maître Eckhart. Il faut dire seulement que certaines expressions utilisées par le prédicateur paraissent outrancières si l'on ne les replace pas dans leur contexte.

L'œuvre d'Eckhart comprend des exposés en latin et en allemand ; nous utilisons l'édition critique (Stuttgart, 1936). En français, pour ce qui nous concerne, l'essentiel est présenté dans les trois volumes édités au Seuil rassemblant les traités et les sermons, traduits par Mme Ancelet-Hustache. Les textes sont difficiles à comprendre, plus difficiles encore à expliquer et à interpréter : ce que nous en dirons ici ne peut être qu'une invitation à la lecture (1).

Nous nous bornons à ce qui est au centre de la doctrine spirituelle de Maître Eckhart, l'union au Christ Jésus. Un des textes les plus importants à retenir peut servir à orienter toutes les recherches ; on le trouve dans le long Commentaire, en latin, du premier chapitre de l'évangile de saint Jean. C'est ce que Maître Eckhart enseigne à ses étudiants :

"Le premier fruit de l'Incarnation du Christ — et pour lui, comme pour saint Thomas, il est clair que l'Incarnation est rédemptrice, le Christ est le Rédempteur — , c'est que l'homme soit par la grâce de l'adoption ce que le Christ est par nature, conformément à cette parole : 'II leur a donné pouvoir de devenir fils de Dieu' (Jn 1, 12), et à celle-ci : 'Nous tous, le visage découvert, nous réfléchissons (en contemplant) comme sur un miroir la gloire du Seigneur et nous nous voyons transformés en cette même image de clarté en clarté' (2 Co 3, 18)".

Une précision importante est donnée par Eckhart au cours du procès de Cologne :

" L'homme saint et bon... n'est pas l'image de Dieu, fils unique de Dieu, mais il est à l'image de Dieu, membre de celui qui est véritablement et parfaitement Fils unique et héritier " (2).

On peut dire que les développements ultérieurs — y compris les affirmations les plus audacieuses — ne seront, dans l'intention de leur auteur, que l'interprétation de ces textes de l'Écriture. Nous sommes faits à l'image de Dieu, et notre vie spirituelle consiste à nous laisser transformer peu à peu en cette image jusqu'à ce qu'elle devienne parfaitement ressemblante à son modèle : "Dieu nous a prédestinés à reproduire l'image de son Fils" (Rm 8,29). Ainsi pourra se comprendre la révélation exprimée par saint Pierre : "les plus grandes promesses nous ont été données afin que vous deveniez ainsi participants de la nature divine" (2 Pierre 1,4), autant dire : divinisés.

Le thème de l'image n'a rien d'original : le texte de la Genèse "Dieu créa l'homme à son image" (Gn 1,27) a donné lieu depuis toujours à des explications interminables. Eckhart retient spécialement celles qu'il trouve chez saint Augustin et chez saint Thomas. Nous avons à réaliser l'union la plus intime possible avec celui qui est l'Image en personne, comme Fils de Dieu. Et dans son Commentaire sur l'évangile de saint Jean, le Maître rassemble les textes qui affirment sans aucun doute possible cette union, qui est une divinisation, et comme une identification au Christ rédempteur. Il prend appui d'abord sur la déclaration de l'évangéliste : "Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous" (1 Jn, 3,1), et il explique :

"Le Christ habitant en nous et nous rendant semblables à lui par grâce, nous sommes nommés et nous sommes fils de Dieu" (3) ;

il ne dit pas seulement "nous sommes nommés", mais : "nous sommes nommés et nous sommes", pour que nous soyons, et pour qu'il soit le premier-né parmi de nombreux frères, comme le dit saint Paul (Rm 8,29). Et la lettre aux Hébreux précise : "Le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine, c'est pourquoi (le Christ) ne rougit pas de les nommer frères" (Heb. 2,11) ; cette fraternité a donc pour cause le Christ, elle provient en quelque sorte de l'esprit du Seigneur, tanquam a Domini Spiritu, l'Esprit Saint, comme si l'auteur disait : par un même Esprit Saint survenant en nous, nous sommes tous sanctifiés (sanctificamur), de même que par un même Fils de Dieu nous sommes tous justes et déifiés (deiformes) (4). L'image participe à ce dont elle est l'image, son modèle, elle est "modelée" par lui, ainsi l'âme est divinisée par Dieu. On le voit, la doctrine de Maître Eckhart repose sur des bases solides, ses principes sont parfaitement orthodoxes.

Et il est possible d'approfondir cette doctrine de l'image, pour mieux apercevoir comment se réalise l'union entre Dieu et l'homme, entre le Fils unique et les fils adoptifs. Il convient d'abord de considérer le Modèle, pour reconnaître l'image.

 

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Dieu, pour Maître Eckhart, c'est le Dieu de Jésus-Christ, le Dieu en trois Personnes, et non pas quelque vague divinité abstraite que la philosophie suffit à affirmer quand elle ne conclut pas au panthéisme. Mais la nécessité de reconnaître l'unité de Dieu va conduire à des considérations qui peuvent paraître étranges, alors qu'en réalité elles sont tout à fait conformes à la pensée de saint Thomas. Ne retenons que ce qui est utile pour comprendre finalement l'union de l'âme au Christ.

Dieu et l'âme vont s'unir par ce qu'il y a en eux de plus profond, par conséquent de plus essentiel, de plus simple, de plus UN. En Dieu, il y a quelque chose, ein Was (5), qui est ce qu'il y a de plus profond en lui, c'est le Fond (der Grund), la Source (die Quelle), ce qui n'est ni ceci ni cela, au-delà ou en-deçà de toute détermination. C'est ainsi qu'Eckhart distingue en Dieu (Gott), ce qu'il appelle la Déité, die Gottheit (6). Tout ce qui est différent de Dieu (les créatures) ou différent en Dieu (les Personnes divines) jaillit de cette source où se vérifie le Un absolu, la Déité toute pure (lauter Wesen (sic)), toute nue, le désert de la Déité. C'est en ce sens que "la Trinité est une manifestation de cette Déité" (7).

L'âme humaine est créée à l'image de Dieu, son modèle. On retrouve donc en elle ce "quelque chose" qui est au-delà ou en-deçà de tout le reste, comme le fond parfaitement un, par où pourra s'établir la communication, l'union avec Dieu. Ce fond de l'âme, où Dieu va venir habiter, Eckhart le voit comme l'endroit où Marthe et Marie reçoivent Jésus ; le texte qu'il va commenter commence ainsi : "Intravit Jesus in quoddam castellum" (8). Castellum, c'est un petit château, un castel (ein Bürglein) (9), un château fort : il y a dans l'âme un endroit où le Christ Jésus doit habiter, c'est le château de l'âme (sainte Thérèse reprendra cette image).

Mais comment préciser davantage ce qu'est exactement ce château ? C'est ce qu'il y a de plus profond dans l'âme, de plus intérieur (das Innigste), mais il corrige :

"Quand je dis 'le plus intérieur' je veux dire le plus élevé... je veux dire les deux en un seul". (10)

Ailleurs, pour exprimer ce qu'il y a de plus parfait dans l'âme, il dira : c'est "l'esprit de l'âme" (11) "der Seele Geist" (expression qu'on retrouve chez sainte Thérèse ; saint Jean de la Croix dira : "le sens de l'âme") (12). Plus fréquemment encore, il parle de "l'étincelle de l'âme", la "petite étincelle" (13) (das Funklein der Seele), image qu'on trouve déjà chez saint Jérôme (14). Eckhart veut dire : ce qu'il y a de plus noble dans l'âme, de plus mystérieux, de plus proche de Dieu, de plus lumineux, mais comme une étincelle qui jaillit entre deux silex, le temps d'un éclair, et qui peut donner lieu à un incendie.

C'est là, dans et mieux : à partir de ce fond de l'âme, que va se réaliser le contact avec Dieu, l'union de l'image à son modèle. C'est un contact entre ce que Dieu et l'âme ont de plus intime, de plus profond, ce Fond — ou cette cime — où ils peuvent se rejoindre. Eckhart exprime cette union avec tant de force qu'on a pu, à ce propos, le soupçonner de panthéisme. Mais en réalité, il n'est pas plus panthéiste que saint Thomas ou saint Augustin. Il tient seulement à faire comprendre jusqu'où peut être conduite l'âme humaine dans son union mystérieuse avec le Christ, c'est-à-dire avec Dieu. Il explique par exemple :

"Comme le dit saint Augustin : Dieu est plus proche de l'âme qu'elle ne l'est d'elle-même. La proximité entre Dieu et l'âme ne connaît pas de distinction, en vérité. L'âme reçoit son être ('Sein', qu'il ne faut pas traduire comme on le fait parfois par 'essence') immédiatement de Dieu, c'est pourquoi Dieu est dans le fond de l'âme avec toute sa Déité" (comprenons être — esse) (15).

Il va plus loin encore. Rappelant le rôle du Christ rédempteur — qu'il n'oublie jamais — il cite saint Paul : "Le Fils unique nous a affranchis de nos péchés, faisant de nous des serviteurs de Dieu" (Rm 6,22), mais il ajoute :

"Notre-Seigneur dit avec plus de profondeur que saint Paul : je ne vous ai pas appelés serviteurs mais je vous ai appelés mes amis, car tout ce que j'ai entendu de mon Père je vous l'ai fait connaître".

Eckhart commente :

"L'homme qui sait tout ce que Dieu sait est un 'connaisseur de Dieu (ein Gott wissender Mensch). Cet homme saisit Dieu dans son être propre, dans son unité propre, dans sa propre présence (in diebus suis). Quand l'âme reçoit un baiser de la déité, elle acquiert toute sa perfection... Dans le premier contact où Dieu a touché l'âme et la touche, l'âme est par contact aussi noble que Dieu lui-même, Dieu la touche selon lui-même" (16).

Rappelons-nous tout ce que saint Jean de la Croix dit de ces touches du Verbe.

A partir de l'affirmation révélée que l'âme est à l'image de Dieu, il veut nous conduire jusqu'à l'union la plus parfaite avec Dieu, plus précisément avec ce qu'il y a de plus profond en Dieu, la Déité. Cette démarche, cette montée (ou cette descente), cette rentrée dans l'Unité, il la voit comme une "percée" (17) dans la Déité (Durchbruch). L'homme doit apprendre à faire sa percée à travers les choses et y saisir son Dieu "er muss lernen die Dingen durchbrechen, und sein Gott darin meinen (penser-saisir)". "L'homme doit être pénétré de la présence divine, être formé par la forme de son Dieu bien-aimé" (18). (N.B. Sein geminnter Gott ! Minne — amour, le verbe n'est plus utilisé en allemand moderne).

L'union doit donc atteindre sa perfection en nous faisant pénétrer dans "les profondeurs de Dieu", comme dit saint Paul, dans "l'océan de son insondabilité" (in dem Meer seiner Grund-losigkeit) (19) selon l'image qu'on trouve chez les Pères grecs (20), et qui sera reprise par sainte Catherine de Sienne ou par Elisabeth de la Trinité... Il s'agirait là d'une prétention excessive, et même d'une impossibilité, si nous ne disposions pas d'un chemin mystérieux capable de nous conduire au but, le Christ Jésus lui-même : il a dit clairement : "Je suis la voie, en même temps que la vérité et la vie". L'union la plus parfaite avec Dieu se réalisera par l'union au Christ rédempteur. Pour commencer, l'âme doit s'unir au Christ en imitant le plus parfaitement possible son modèle qui est l'homme Jésus, dans ce qui apparaît à Eckhart comme l'exemple le plus frappant offert dans le mystère de la Rédemption : la pauvreté, le dépouillement allant jusqu'à la Croix, comme le précisera saint Paul dans sa lettre aux Philippiens. On peut dire que l'union au Christ commence avec la pauvreté... Eckhart reconnaît l'annonce de telles perspectives dans la première béatitude révélée par Jésus. Le sermon 52 où il commente le texte de l'évangile "Beati pauperes" montre bien qu'il veut être fidèle à l'enseignement de son Maître.

"Tout... doit faire silence quand parle la Sagesse du Père ; celle-ci a dit : les pauvres sont heureux".

Il va simplement interpréter le mot dans son sens le plus absolu : est pauvre celui qui n'a rien. Qu'est-ce à dire ?

Il ne s'agit pas, simplement, de pauvreté extérieure :

"Nous considérerons la pauvreté selon une signification plus haute : est pauvre un homme qui ne veut rien, qui ne sait rien, et qui n'a rien" (21) ;

puis viennent les précisions de plus en plus paradoxales : le pauvre "doit être dépris de sa volonté créée... il doit vivre de telle sorte qu'il ne sait ni ne reconnaît ni ne ressent que Dieu vit en lui" (22).

Il doit aller plus loin encore :

"La pauvreté en esprit, c'est que l'homme soit libéré de tout"

"Dans la percée où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de toutes ses oeuvres... et de Dieu lui-même... je reçois une telle richesse que Dieu ne peut pas me suffire selon qu'il est 'Dieu' et selon toutes ses œuvres divines".

"Le don que je reçois dans cette percée, c'est que moi et Dieu nous sommes un" (23).

De telles affirmations seraient simplement absurdes, prises en elles-mêmes, mais il suffit de les placer dans leur contexte pour les comprendre.

Eckhart précise ici, mais par rapport à nous, la différence à laquelle il attache tant d'importance entre Dieu et la Déité, entre Dieu considéré comme le créateur qui opère dans sa création, et Dieu apparaissant dans son Unité absolue, au-delà (ou en-deçà) de toute différence pensable, tel qu'il est sans nom (als er ohne Namen ist) (24). Il faut se détacher, s'appauvrir, par dépassement, de ce que Dieu fait en nous, nos vouloirs, nos vertus, nos connaissances, pour se laisser combler, enrichir par la Divinité elle-même.

Il est clair que cette pauvreté et cette percée au-delà (en-deçà) de tout avoir, pour être uni à la Déité de Dieu, dépasse les possibilités naturelles de l'être humain. Eckhart souligne à ce propos, dans son sermon (25), le mot de saint Paul "tout ce que je suis, je le suis par la grâce du Christ" et il sait d'autre part que cette grâce nous est méritée par le Christ rédempteur "mort pour nos péchés". C'est bien en effet l'union au Christ qui réalise ce qui est impossible aux hommes. C'est le Christ qui conduit de la pauvreté à la béatitude, de l'abaissement humain de Jésus à sa divinité. La pauvreté nous unit déjà au Christ rédempteur en réalisant en nous la ressemblance de notre modèle : elle nous prépare à recevoir cette richesse qui n'est autre que la vie divine, selon le mot de saint Paul : "il s'est fait pauvre pour vous enrichir" (2 Co 8, 9), mais, comme telle, nous unit seulement à ce qui est humain dans le Christ. Eckhart veut aller plus loin.

 

*

 

On ne trouve pas, chez lui, cette dévotion à l'humanité du Christ qui caractérise — en partie — le courant de spiritualité connu sous le nom de devotio moderna et qui prendra naissance après lui avec le chanoine de Windesheim et surtout les Frères de la Vie commune. Ce n'est pas, comme on l'a dit parfois, que l'intellectualisme du Maître lui fasse dédaigner la réalité humaine et charnelle de Jésus ; Eckhart n'a rien de commun avec les Frères du libre esprit et autres "illuminés" dont les tendances se retrouveront au XVIe siècle espagnol. Il reconnaît dans l'humanité du Christ le Tabernacle de la Sagesse, en commentant le texte de l'Ecclésiastique "qui creavit me requievit in tabernaculo meo" (Si 24,8).

"C'est l'humanité de Jésus-Christ où le Père a reposé avec le Fils, car ils sont égaux en nature, ils sont Dieu en personne et Déité en nature. (...) Ce tabernacle de l'Humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous devons l'adorer... car l'homme est vraiment Dieu. C'est pourquoi nous ne devons avoir aucun souci des créatures, mais seulement de Jésus-Christ qui est notre secours et la voie qui mène au Père" (26).

La pensée de Maître Eckhart ne fait pas de doute : il faut passer par l'homme Jésus pour aboutir à la perfection rendue possible par la grâce. Et l'on voit bien, à relire ses nombreux sermons tous composés sur un texte de l'Évangile, la place que tient Jésus de Nazareth dans sa vie.

Mais il ne manifeste pas à l'égard de Jésus cette sorte de tendresse qu'on voit exprimée dans l'œuvre de son disciple Suso. Il va même jusqu'à mettre en garde contre certains excès qu'il juge nuisibles :

"II y a des gens sincèrement spirituels qui se barrent à eux-mêmes le chemin de la vraie perfection parce qu'ils s'arrêtent avec la convoitise de leur cœur sur l'image de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus Christ... Son humanité est pour eux un obstacle parce qu'ils s'y attachent avec plaisir" (27).

Dans son Traité du détachement, il interprète la parole du Christ

"Il est bon pour vous que je vous quitte, car si je ne vous quitte pas, l'Esprit Saint ne viendra pas en vous. C'est comme s'il disait : vous avez trouvé trop de joie en ma présence, c'est pourquoi vous ne pouvez recevoir la joie parfaite de l'Esprit Saint" (28).

Mais il avait expliqué peu auparavant le mot de saint Paul : "Revêtez-vous de Jésus Christ", et "se revêtir de lui ne peut se faire que par la conformité avec le Christ". Maître Eckhart n'invite pas à se passer de l'humanité du Christ, il écarte seulement un danger qui n'est pas chimérique, si l'on en croit certaines tendances qui, de nos jours encore, ne voient plus dans Notre-Seigneur que Jésus de Nazareth. Eckhart, lui, est fasciné par la Personne divine de Jésus, mais il n'oublie pas — c'est évident ! — ce qu'il souligne dans son Commentaire de saint Jean :

"l'unité de la personne par laquelle Dieu et l'homme sont un dans le Christ" (29).

L'union de l'âme au Christ, qui réalise la montée vers Dieu, la percée vers la Déité, Eckhart la comprend comme l'union de l'âme avec la Personne divine de Jésus.

Au point de départ de ses explications, il souligne la parole du Christ : "Je vous ai appelés mes amis, c'est pourquoi je vous ai révélé tout ce que j'ai entendu de mon Père" ; le commentaire poursuit :

"Or il dit : ce que j'ai entendu. Le Père engendre : c'est sa Parole ; le Fils entend, c'est-à-dire qu'il est engendré" (30).

Il est engendré comme "entendu". Eckhart va désormais porter toute son attention sur le fait que le Fils est la Parole de Dieu, le Verbe. En bon théologien, il sait que la première procession, en Dieu, est affirmée : dans son principe le Père qui engendre et dans son terme, le Fils engendré. Il transpose, en pensant à la Parole : la procession qui est non seulement génération, mais prononciation, prolation, est affirmée : dans son principe, le Père qui parle, le parleur, et dans son terme, la parole, ou le Verbe qui est parlé. Mais si l'on veut signifier la Parole en personne, subsistant en elle-même en relation avec celui qui parle, on doit évoquer la Parole... entendue ou du moins audible. On comprend que pour Eckhart le Verbe se distingue de son Père comme "entendu", il est fait pour être entendu (ne serait-ce que par celui qui parle), le Père le "fait" entendre.

C'est dans ces perspectives que l'union au Christ doit commencer par l’écoute du Verbe de Dieu. Il ajoute, comme frère prêcheur pour la fête de saint Dominique :

"Prêche la Parole, produis-la, enfante la Parole" (31),

après l'avoir entendue. Il faut donc se tenir tout près du Verbe de Dieu, par cette faculté qui fait "entendre" la Parole, et qui réalise l'image de Dieu. C'est en ce sens qu'Eckhart par un jeu de mots intraduisible en français, voit l'être humain comme l'être qui se-tient-près-du Verbe, à côté de lui, "ein Bei-Wort" (32), il faudrait pouvoir dire que

"l'homme par son intellect, est un ad-verbe analogue au Verbe divin" (33).

Et l'un des sermons se termine par cette prière :

"Que le Père et ce même Verbe et l'Esprit Saint nous aident à demeurer en tout temps l'ad-verbe de ce même Verbe. Amen" (34).

Mais cette proximité du Verbe de Dieu n'est qu'un début, ou plutôt c'est ce qui va rendre possible une union bien plus intime : finalement "l'homme noble" (nous pourrions dire : le saint) voit se réaliser en lui la naissance du Verbe, que le Père engendre conjointement avec lui. Nous touchons là ce qui, dans la doctrine de Maître Eckhart, représente l'affirmation la plus audacieuse, celle qui a donné lieu à la treizième proposition condamnée au procès d'Avignon : iste homo... est generator Verbi divini. Mais il suffit de comprendre ce qu'Eckhart veut dire pour écarter l'accusation.

La naissance du Verbe de Dieu en notre âme est affirmée plus d'une fois par les Pères de l'Église, à propos du mystère de Noël : on célèbre trois Messes, disent-ils (35), pour rappeler les trois naissances du Fils : à Bethléem, dans nos cœurs, en Dieu ; les trois textes évangéliques choisis évoquent précisément ces trois naissances. Et le thème de notre incorporation au Christ, de sa venue en nous, est tout à fait traditionnel. Mais il est clair que Maître Eckhart dépasse tout ce qu'on a pu dire avant lui.

Les textes qui expriment sa pensée sont nombreux, il faut choisir les plus explicites. Dans un sermon, il interprète un passage de la lettre de saint Jean : "Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui".

"Vous ne devez pas le comprendre (seulement) du monde extérieur, alors qu'il mangeait et buvait avec nous ; vous devez le comprendre du monde intérieur. Aussi véritablement que, dans sa nature simple, le Père engendre naturellement son Fils, aussi véritablement il l'engendre dans le plus intime de l'esprit, et c'est là le monde intérieur : ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu" (36).

Dans un autre sermon :

" Le don le plus grand est que nous soyons enfants de Dieu, et qu'il engendre en nous son Fils. L'âme qui veut être enfant de Dieu ne doit rien engendrer en elle, mais laisser naître le Fils de Dieu... (Dieu) n'est pas satisfait avant d'avoir engendré son Fils en nous. De même l'âme n’est jamais satisfaite si le Fils de Dieu ne naît pas en elle, et c'est alors que jaillit la grâce (ebullitio) " (37).

Ailleurs, Eckhart explique le prologue de saint Jean :

" Le Père engendre son Fils dans l'éternité : le Verbe était en Dieu, et Dieu était le Verbe... Je dis plus encore : il l'a engendré dans mon âme. Elle est près de lui et de même il est près d'elle (rappelons-nous l'ad-verbe bei Wort), mais il est en elle, et le Père engendre son Fils dans l'âme de la même manière qu'il l'engendre dans l'éternité " (38).

 

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Non seulement le Père engendre le Verbe dans l'âme, mais l'âme elle-même, ou plutôt ce qu'il y a de plus profond dans l'âme, engendre le Verbe, en union avec le Père. La formulation de cette pensée surprenante est explicite, et Maître Eckhart se plaît à la répéter plus d'une fois. On la trouve en particulier dans le beau sermon sur l'entrée de Jésus dans la maison — le château — de Marthe et Marie :

"II y a dans l'âme une force (Eckhart voit cette force — eine Kraft — dans le fond, le château de l'âme)... Quand le Père éternel engendre son Fils éternel dans cette force, cette force engendre-avec lui le Fils du Père (textuellement : est-engendrant-avec, mitgebernde)", "l'esprit (de l'homme) engendre avec le Père (gebirt-mit) ce même Fils engendré" (39).

On voit comment Eckhart interprète le texte de l'Évangile : "Jésus entre dans un castel" (Le 10, 38).

Et c'est l'appellation du Verbe qui permet une analogie éclairante : le Père prononce sa parole, et l'âme quand elle parle la lui renvoie, et le prédicateur précise :

"Comme à quelques heures d'une haute montagne on crie : es-tu là, l'écho crie à son tour : es-tu là" (40).

L'écho naît de la parole qu'il répercute et avec laquelle il s'identifie : la naissance de la parole en nous coïncide avec la génération du Verbe en Dieu. Ainsi sommes-nous un seul et même fils "ein einig Sohn".

Ailleurs, Eckhart affirme :

"Quand le Verbe parle dans l'âme et que l'âme répond dans le Verbe vivant, le Fils devient vivant dans l'âme" (41).

Dans le Commentaire de saint Jean, la pensée se précise encore :

"Nous lui parlons et il nous parle ; quand nous parlons en lui, il parle en nous. Que personne ne dise : ce n’est pas le Christ... ou ce n’est pas moi, qui dis cela ; s'il sait qu'il appartient au corps du Christ, qu'il dise l'un et l'autre : 'le Christ le dit' aussi bien que 'je le dis' ; ne dis rien sans lui et il ne dira rien sans toi" (42).

Il faut aller plus loin. Quelle est cette Parole que le Père prononce, et qui est son Verbe ? Eckhart commente le Discours après la Cène "celui qui me voit voit mon Père".

"Oui je dis : la racine de la Déité il l'exprime absolument dans son Fils" (43).

Ailleurs il explique l'affirmation de Jésus : Ego sum lux mundi :

"Réfléchissez bien à la parole de Notre-Seigneur : je suis la lumière du monde. 'Je suis' : par cette parole il touche à l'Être... Toutes les créatures (humaines) peuvent bien dire 'je' le mot appartenant à tout le monde, mais le mot 'suis', en réalité personne ne peut le dire que Dieu seul" (44).

Eckhart rappelle ainsi le Nom prononcé par Dieu au Sinaï, que Jésus répète plus d'une fois, et qui, en hébreu, ne comporte pas de pronom : seul le verbe. Ce qu'Eckhart veut dire, c'est que la racine de la Déité, exprimée par le Verbe de Dieu, c'est le fond, l'abîme de Dieu (ce que saint Thomas nomme esse purum). Le Père, en Dieu, dit "je suis" : c'est là son Verbe qu'il engendre en le prononçant. Le Verbe fait chair dit à son tour : "je suis", pour exprimer sa personnalité de Verbe subsistant. L'âme répète, en écho : "je suis", et si elle est capable de le dire vraiment, elle prononce, elle engendre le Verbe de Dieu en personne.

C'est un contemporain d'Eckhart, frère prêcheur comme lui, à Cologne, qui exprime le mieux — me semble-t-il — ce que Eckhart veut faire comprendre : Jean de Cologne s'adresse à Dieu :

"Je me trouvai avec vous — dans un oubli de moi-même en vous — étant l'être et disant le Verbe et spirant l'Esprit..." (45).

Telle est la pensée de Maître Eckhart : l'âme, à force d'être imprégnée de la parole de Jésus, capable de ne retenir que la Parole substantielle, l'âme prononce, profère, c'est-à-dire engendre le Verbe en Dieu, en communion avec le Père. Il est impossible d'envisager une union plus intime, plus profonde, avec la personne divine du Christ rédempteur.

Car il est bien question du Christ, et non pas de quelque abstraction d'un simple intellectuel. Eckhart sait d'abord que l'union qu'il cherche à expliquer est un fruit de la grâce (46). C'est Jésus qui par rédemption nous mérite la grâce. Et s'il est vrai qu'Eckhart parle du Verbe, de la Parole, semblant oublier l'humanité de Jésus, il sait qu'il a besoin du Corps du Christ pour monter vers Dieu. Il écrit dans un beau chapitre des Instructions spirituelles sur l'Eucharistie :

" Va vers lui... applique-toi à recevoir le sacrement clignement et souvent : ainsi, tu seras uni à lui et ennobli par son Corps. Oui, dans le Corps de Nôtre-Seigneur l'âme est intimement unie à Dieu... Il n'y eut jamais union plus intime " (47).

Il reste qu'on est encore loin de la devotio moderna, et que l'essentiel pour Eckhart est bien l'union au Christ le Verbe de Dieu engendré dans l'âme. C'est là ce qui provoque l'étonnement parfois scandalisé de certains. Mais il est possible, me semble-t-il, de montrer que sa doctrine n'est pas plus éloignée de l'orthodoxie, que celle d'un Maître incontesté : saint Jean de la Croix. Le Maître allemand admet la possibilité pour l'âme de proférer, de prononcer c'est-à-dire d'engendrer le Verbe de Dieu, conjointement avec le Père. Mais le saint espagnol développe magnifiquement dans le Cantique et la Vive Flamme, la possibilité pour l'âme de soupirer le Souffle Saint de Dieu, en Dieu, "en Dios, a Dios" (48). L'un et l'autre semblent bien admettre une sorte de participation aux processions divines. Si saint Jean de la Croix développe davantage ce qui concerne la procession d'amour — et l'on sait pourquoi — il n'ignore pas que

"la communication du Père et du Fils et du Saint Esprit est faite ensemble à l'âme" (49).

Et l'exclamation étonnante du saint ne fait-elle pas songer aux Sermons du Frère prêcheur :

" Le réveil que tu fais, ô Verbe Époux, dans le centre et le fond de mon âme, ... combien doucement et amoureusement le fais-tu ! en cette savoureuse aspiration que tu fais en ce tien Réveil... " (50).

Ni l'un ni l'autre n'a jamais songé à dire que "tel homme engendre le Verbe éternel" ou soupire l’Esprit Saint, suivant la proposition condamnée au procès de Maître Eckhart. Mais chacun semble affirmer la possibilité pour l'âme de participer, au point culminant de ses opérations de connaissance et d'amour, à la procession du Verbe et de l'Esprit en Dieu. N'est-ce pas donner simplement tout son poids à l'affirmation de saint Thomas : au point culminant de son union à Dieu, la créature raisonnable fit particeps divini Verbi et procedentis Amoris (51). Ne trouve-t-on pas déjà chez saint Cyrille d'Alexandrie le souhait que "nous soyons transformés dans le Verbe lui-même" (52), lorsqu'il commente la deuxième lettre de saint Paul aux Corinthiens ?

Eckhart n'enseigne donc pas une doctrine spirituelle qui serait complètement étrangère à la tradition la plus orthodoxe, quand il parle, lui aussi, de la voie de la perfection.

 

*

 

Mais il apporte une dernière précision, qui, cette fois, ne se trouve que chez lui, du moins sous sa forme élaborée.

Jusqu'à présent, l'union à la personne divine du Christ est affirmée, — en tenant compte de toutes les précautions désirables — comme une certaine participation à la génération du Fils, ou à la prononciation du Verbe en Dieu : le Verbe est prononcé dans l'âme. On retient alors que la seconde Personne est le terme d'une procession. Mais Eckhart sait, à la suite de saint Thomas, que l'affirmation des processions ne suffit pas à exprimer correctement le mystère de la Trinité. Le terme d'une procession est relatif à son principe, et réciproquement. Et chacune des Trois Personnes est constituée par la relation qui l'unit à quelque autre, et que son nom exprime. Si le Verbe provient, procède du Père, il est en relation avec lui : dans le fait même d'être prononcé, il se rapporte à celui qui le prononce : saint Jean commence son évangile en affirmant que "le Verbe était porté vers (tourné vers, apud) Dieu". Il ne suffit donc pas de considérer le Verbe de Dieu seulement comme la Parole provenant du Père, sortant de lui en quelque sorte, et s'éloignant de lui. Il faut encore l'affirmer comme une Parole se rapportant au Père, se portant vers lui, faisant retour en quelque manière à son Principe. Il semble donc normal d'admettre que l'âme unie au Verbe va se porter vers le Père, ou plutôt sera portée vers le Père, par le fait même de cette union. Tel est le dernier aspect (53) — et probablement le plus important aux yeux d'Eckhart — de l'union au Christ, parce que c'est là que nous allons voir se terminer cette percée vers la Déité.

Le chemin qui conduit à l'union parfaite avec Dieu, en effet, est considéré par Eckhart — on l'a vu — comme une percée par laquelle on s'enfonce de plus en plus vers un Fond — ou bien comme on s'élève au-delà des nuages vers les cimes en apparence inaccessibles : saint Paul parle à la fois de la Hauteur et de la Profondeur du Mystère de Dieu (Eph. 3, 18). Mais c'est par le Verbe, avec lui, en lui, que va se réaliser cette percée. Eckhart retient ce que Jésus lui-même a dit : "nul ne vient au Père que par moi" (Jn 14,6), mais en donnant à cette révélation son sens le plus plénier. Il commence par remarquer :

"C'est pourquoi l'âme ne peut pas demeurer en lui — le Verbe — mais elle doit, ainsi qu'il le dit lui-même, passer par lui (pour que s'accomplisse la Percée). Ainsi l'âme se fraie un passage à travers son Modèle éternel — le Verbe — pour parvenir là où Dieu resplendit dans sa pleine unité" (54).

On reconnaît là ce qu'Eckhart nomme ailleurs la Déité (c'est Dieu considéré — par nous — comme le Principe où se réalise l'identité absolue, l’Unité parfaite, au-delà ou en deçà, de toute différenciation, quelle qu'elle soit). Eckhart semble parfois — et particulièrement ici — admettre une équivalence entre la Déité et le Père, dans la mesure où le Père doit être reconnu comme le tout premier principe

"à l'origine du Verbe éternel et de toutes les créatures" (55),

mais avant même (si l'on peut dire) que de cette Origine absolue procèdent les différences. Il précise encore :

"L'âme doit parvenir à l'essentialité divine, la Déité, essentielle essence, libre et dégagée de toute opération... (Telle est) la direction où l'âme doit se diriger étant entendu que Dieu habite une lumière inaccessible" (56) comme le dit saint Paul (1 Tm 6,16). Eckhart veut simplement donner à entendre que l'âme doit finalement faire retour au Père, le Principe absolu, en passant par le Verbe qui lui-même se rapporte à son Père. C'est dans l'union au Christ que s'accomplit ce retour qu'Eckhart nomme la percée.

Il exprime sa pensée sous forme paradoxale, comme toujours, quand il va jusqu'à dire :

"Si l'âme veut retourner au Père, il faut qu'elle perde le Fils" (57) ;

il cite alors "les maîtres" :

"Quand le Fils retourne dans l'unité de la nature divine, il faut qu'il abandonne sa qualité de personne, et alors il se perd dans l'unité de l'essence" (58).

Une pareille proposition serait inadmissible si elle ne cherchait pas, en définitive, à exprimer, de façon outrancière, le fait que le Verbe se rapporte au Père, n'est une Personne que dans ce rapport, considéré comme un retour au Principe absolu. Et c'est là qu'on touche l'aspect le plus mystérieux de la pauvreté du Fils de Dieu, qui doit se dépouiller en quelque sorte — dit Eckhart — même de sa personnalité, pour faire vraiment retour à son Principe.

 

*

 

Mais pour que l'union au Verbe de Dieu transporte l'âme ainsi jusqu'à lui faire rejoindre l’origine absolue, l'intervention de la Troisième Personne est nécessaire : c'est Esprit Saint qui doit permettre à l'union au Christ d'atteindre sa perfection définitive.

Eckhart s'en explique dans un sermon sur le texte de saint Luc : "Jésus s'en alla dans une ville appelée Naïm" (Lc 7,11). Il voit dans cette ville le symbole de l'âme, et il rappelle ce que dit la Sagesse : "dans cette ville bien-aimée, j'ai trouvé mon repos" (Si 24,11). Le Verbe de Dieu — qui est la Sagesse personnifiée — trouve déjà son repos dans l'âme, où il est prononcé par le Père ; mais il l'emporte plus loin encore dans le repos du Père lui-même, qui est, si l'on peut dire, le Repos absolu. Et c'est Esprit Saint qui réalise ce mystérieux transport :

"Or Esprit Saint prend l'âme, la ville sainte, et l'emporte, en haut (d'abord) dans son origine qui est le Fils ; puis le Fils (emporté dans cet élan d'amour) la porte plus haut dans sa propre origine, c'est-à-dire dans le Père, dans le Fond, le Principe où le Fils a son être, là où la Sagesse éternelle (le Verbe) trouve son repos dans cette ville bien-aimée" (59).

Il est facile de voir, au-delà des images, ce que veut dire Eckhart. L'union au Christ, le Verbe de Dieu, fait participer l'âme à ce mystérieux mouvement — si l'on peut dire — qui, dans la procession même du Verbe et de l'Esprit, fait se retourner — refluer ? — l'Esprit et le Verbe vers leur commune Origine, le Père. Plus simplement, le Saint-Esprit conduit l'âme au Verbe de Dieu, qui la conduit au Père. Saint Irénée affirmait déjà, dans la Démonstration de la prédication apostolique (60) et Contre les hérésies :

"Ceux que porte l'Esprit de Dieu sont conduits au Verbe, c'est-à-dire au Fils, mais le Fils les présente au Père et le Père leur procure l'incorruptibilité" (61).

Eckhart conclut l'un de ses sermons comme s'il voulait résumer sa pensée :

"L'âme noble, en union avec le Verbe, est insérée dans la Sainte Trinité... Alors ce n'est plus l'âme qui opère, connaît et aime, c'est Dieu qui opère, connaît et aime en elle" (62).

L'union au Verbe fait chair atteint dès lors l'intimité la plus parfaite : c'est la communion à la personnalité même de ce Verbe divin, dans tout ce qui la caractérise, comme terme d'une génération et comme relation à son Principe.

 

*

 

Il reste à souligner comment Eckhart comprend la façon dont se traduit, dans la vie concrète du chrétien, cette union au Christ. Car il n'est pas question, pour Eckhart, de quelque mystique intellectualiste se perdant finalement en abstractions. Il sait mettre en garde contre les illusions possibles à ce sujet.

"Il est des gens, qui se figurent avoir été transformés dans la très Sainte Trinité, bien qu'ils ne soient encore jamais sortis d'eux-mêmes ; ils n'aiment pas renoncer à leur propre moi" (63).

"Certaines personnes s'imaginent être très élevées et même en parfaite union avec Dieu, qui, cependant, ne sont pas encore totalement renoncées, et s'attachent encore à des choses minimes" (64).

"Certaines personnes s'imaginent qu'elles sont très saintes et très parfaites... et recherchent et désirent cependant beaucoup, se préoccupent beaucoup d'elles-mêmes... veulent aussi posséder beaucoup... " (65).

L'essentiel est affirmé : l'union au Christ allant jusqu'à l'union à sa personne divine, ne se réalise que si l'âme reproduit dans sa vie la première des béatitudes : heureux les pauvres. On a déjà souligné en commençant, la façon dont Eckhart comprend la pauvreté ; il suffit de noter ici quelques indications plus précises qu'il se plaît à rappeler. Pauvreté signifie, en définitive, renoncement, ou détachement : tout un court traité est intitulé précisément Du détachement (von Abgescheidenheit), qui suffirait à orienter une vie spirituelle. Le détachement (66) suppose l'humilité et l'amour de Dieu ; il faut se dépouiller abstreifen (on traduit parfois : se séparer), se dévêtir denudari ab amore mundi (Serm. 7,90), afin que l'âme puisse "nudam esse" (DS dép. 106 b).

"Dieu veut que ce Temple (l'âme) soit vide, afin qu'il n'y ait à l'intérieur rien d'autre que lui seul (...) Vide, c'est-à-dire pur, et vierge, virginal et libre, sans aucun obstacle... de même que Jésus est dégagé, libre et virginal en lui-même" (67).

Ce détachement des obstacles est comme un dépassement, non pas un anéantissement ou un mépris : on doit aller au-delà de ce qui est naturel et

"bondir dans le cœur de Dieu" (68).

Il n'est pas question d'un effort tendu, d'une ascèse volontariste, mais d'une appréciation des valeurs :

"Pour celui qui a goûté l'esprit, toute chair paraît insipide ; la douceur infinie dans laquelle on goûte Dieu fait disparaître toute autre chose... pour celui qui aime vraiment" (69).

Détachement qui est un recueillement de l'âme qui reflue vers son centre, son Fond, l'esprit "tourné en lui-même" (70).

Là, dans ce fond, doit régner le silence pour que se fasse entendre la Parole substantielle de Dieu : il s'agit d'être, il s'agit de vivre sans pourquoi, sonder warum (71) ; il faut devenir sourd (72) (obsurdecere) aux autres bruits... il faut être assoupi et endormi, oportet ut sit sopitus et dormiens (73) aux impressions du monde et de la terre (74).

Silence et paix dans l'Unité retrouvée (75), la simplicité de l'âme unifiée, immuable en elle-même, dans l'Oubli (Vergessenheit) (76) de tout ce qui n'est pas Dieu. L'âme atteint ainsi le dépassement qui réalise l'égalité d'âme (Gleichheit) (77) vis-à-vis de tout le reste, non pas une indifférence méprisante, mais la mise à leur place des créatures par rapport à Dieu.

Mais il me semble apercevoir une attitude d'âme qui résume en quelque sorte toutes les nuances qu'on vient de rappeler (78), et qui équivaut à la pauvreté radicale : c'est l'abandon. Il n'y a pas — malheureusement — de mot qui traduise mieux en français celui qu'emploie si souvent Eckhart : lassen ; il faudrait pouvoir dire : laisser tomber, comme on laisse tomber des vêtements dont on se débarrasse. Délaissement conviendrait mieux quand il s'agit de personnes et non de choses. On traduit parfois : renoncement, ce qui ne rend pas la nuance voulue par Eckhart. Dans le très beau traité des Instructions spirituelles, il commente l'affirmation de saint Pierre : "Vois Seigneur, nous avons tout abandonné pour te suivre ; alors, quoi pour nous ? (Wir haben alle Dinge gelassen)". Que doit faire celui qui veut suivre cet exemple ? il doit abandonner

"tout ce que les gens du monde peuvent acquérir et même ce qu'ils peuvent désirer (79),

mais il doit aller plus loin :

"Qu'il abandonne sa volonté propre et lui-même (seinen Willen und sich seibst)... Alors, tu as tout remis et abandonné pour Dieu (du hast alles übergeben und gelassen durch (80) Gott (81)). C'est pourquoi Notre-Seigneur dit : heureux les pauvres d'esprit (die armen des Geists)".

On le voit, c'est bien la pauvreté qui est en vue, mais la pauvreté voulue, paisiblement, dans l'abandon de tout avoir. Dans un sermon, Eckhart précise encore :

"L'homme qui demeure dans l'amour de Dieu doit être mort à lui-même et à toutes choses créées... Il reste dans l'égalité, dans l'unité (Einigkeit)... il doit avoir abandonné soi-même et le monde entier... pour Dieu" (82).

Pour tout résumer, voici la consigne donnée par le Maître :

"Commence par toi-même et abandonne-toi... abandonne-toi, cela vaut mieux que tout (lass dich, das ist das aller beste)" (83).

Lass dich ! c'est l'abandon "pour Dieu", à Dieu, qui produit dans l'âme la paix, le repos en sorte que "l'âme est en repos (die Seele geruhigt ist)" (84). C'est l'intraduisible Gelassenhiet que Heidegger a retenue d'Eckhart (tout en se refusant à admettre un abandon à Dieu ! ) — on a traduit malheureusement : sérénité !

 

*

 

Mais la paix, l'égalité d'âme — la sérénité, si l'on veut — qui caractérise l'abandon, vient en définitive d'une dernière nuance qui a été reconnue par Eckhart. Quand on s'abandonne à quelqu'un, en effet, on consent à se laisser (lassen), pour laisser faire l'autre, on se laisse faire par lui (85). Eckhart écrit :

"Quand Dieu te trouve prêt, il lui faut agir et s'épancher en toi, de même que dans un air clair et pur, il faut que le soleil se répande... " (86).

Il n'y a rien d'autre à faire que d'être pur. Ailleurs Eckhart jouant sur le mot latin mundus (1 Jn 4,9) explique :

" Dieu envoya son Fils dans le monde 'in mundum' ; selon une de ses significations 'mundus' veut dire : pur.. ; Dans un cœur pur et une âme pure, le Père engendre son Fils... Et qu'est-ce qu'un cœur pur ? Est pur ce qui est détaché, séparé de toutes les créatures " (87).

On voit qu'il ne s'agit en aucune façon d'un abandon purement passif, de ce "faux abandon" qui aboutit au quiétisme. Pour être pur, c'est-à-dire détaché, délaissé, pauvre, chacun sait qu'un grand courage est nécessaire.

 

*

 

Enfin, comme pour nous mettre en garde contre une mystique qui se perdrait dans le rêve ou l'attente passive, Eckhart écrit un jour :

"Je l'ai déjà dit bien des fois : si quelqu'un était dans un ravissement comme saint Paul et savait qu'un malade attend qu'il lui porte un peu de soupe, je tiendrais pour bien préférable que, par amour, tu sortes de ton ravissement et serves le nécessiteux dans un plus grand amour" (88).

Ainsi doit se comprendre l'union mystique au Christ Jésus, telle que Maître Eckhart l'a vécue : le Verbe de Dieu vient naître en nous, dès lors que nous sommes libérés de nous-mêmes au point de préférer la charité aux joies de la contemplation. Encore faut-il que nous fassions nôtre la prière qui termine le sermon du Maître sur le missus est :

"Que Dieu nous aide à désirer ainsi qu'il veuille naître en nous. Amen" (89).

 

 

NOTES

 

Quelques remarques sur l'influence des mystiques rhénans sur saint Jean de la Croix (références D.D.B) :

 

* "Réveil du Verbe..." Cf. ORCIBAL, Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands, Paris, D.D.B., 1965, p. 244.

— "moyennant ce réveil de la haute connaissance (conocimiento) de la déité ! le Saint-Esprit spire l'âme, avec la même proportion que l'intelligence et la connaissance de Dieu ont été" (fin de la Vive Flamme : IV, 3-6, 811).

— "elle voit la face du Verbe remplie de grâces qui assaillent et revêtent la Reine, c'est-à-dire l'âme" (809).

— Le réveil de Dieu (807).

— "ce réveil est un mouvement que le Verbe fait en la substance de l'âme..." (804).

— Touche délicate du Verbe Fils de Dieu (748).

 

* "Union substantielle" de la substance même de Dieu avec la substance nue de l'âme (Cant. 33,4,662 ; VF 2, 749-750 ; Nuit 2, 23, 489 s.).

 

* "intelligence substantielle" : Cant. 14,5,593 (influence de Tauler ?) Cant. 39,12.

"Il faut reconnaître dans l'intelligence substantielle la seconde Personne de la Trinité qui la touche"... (touche substantielle).

Notons qu'il s'agit bien de l'entendement (VF 2,6,757 ; Nuit 2,14). Dans Orcibal pp.238-244 (l'entendement de Dieu = le Verbe : p. 246).

Pour expliquer l'interprétation de Maître Eckhart cf. De Veritate 8,1,12,5 ; cf. P. MARIE-EUGÈNE DE L'E.J., Je veux voir Dieu pp.986-987.

 

 

(1) Pour ce qui concerne les références bibliographiques, nous utiliserons les abréviations suivantes :

* AH : ANCELET-HUSTACHE, Sermons et Traités (3 vol.), Paris, Seuil, 1971 à 1979.

* DW : Deutsche Werke (Œuvres allemandes), Stuttgart, 1936.

* Aub : AUBIER ET MOLITOR, Traités et sermons, Paris, 1942.

* Loss : LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, 1960.

* DS : Dictionnaire de spiritualité.

* Biz : BIZET, Mystiques allemands du XIVe siècle, Paris, 1957.

* COGNET : Introduction aux mystiques rhéno-flamands.

(2) Procès, AH 136 d.

(3) Jo, AH 69.

(4) DS Div, 1434.

(5) Loss 342 s.

(6) Serm. 7-91. Gott-Gottheit : cf. Serm. 56 "Noli timere", 246 ; 76 "Expedit vobis", 241 ; 87 "Beati paup.", 256.

(7) Aub 242. Cf. Serm. 76, 242. Signalons que le mot de "Déité" est utilisé une fois par S. Jean de la Croix à la fin de la Vive Flamme.

(8) Serm. 2, Biz.

(9) "Que Dieu nous aide à être un tel castel où Jésus monte et soit accueilli et demeure éternellement en nous...". Serm. 2,56.

(10) Serm. 30, 224.

(11) AH 66 a.

(12) Lallement 186. Viv. Fl. III, 3, 1069.

(13) Biz 179 a.

(14) Chez S. Jérôme In Ez., PL 25,22 ; chez P. Lombard et chez S. Thomas : In II Sent, d 39, q 3, art. 1 et paral.

(15) Serm. 10.

(16) Aub 169.

(17) Serm. "Nolite timere".

(18) Instructions spirituelles VI.

(19) Serm. 7, 91, Los 194.

(20) Cf. Grégoire de Naziance, or. 38,7, PG 36, 315 "pelagos ousias apeiron" ; J. Dam, De fide, PG 94, 836.

(21) 52, 145 D.

(22) 52, 146 D.

  1. 148 b ; 149 b.
  2. Serm. 7, 91 a, Los 194.
  3. Serm. 52, 148 c.
  4. Serm. "Expedit vobis", Aub 241.
  5. Ibid.
  6. Détach. 170.
  7. In J, 0313, AH 69.
  8. Serm. 27, 227-228 a.
  9. Serm. I, 244.
  10. Serm. I, 104, "Quasi Stella".
  11. Los 248.
  12. Serm. 9-1, 105.
  13. Cf. Tauler, AH 149.
  14. 5b, 77 d.
  15. 11, 115.
  16. 6,85.
  17. Serm. 2,54, DW I, 32 ; I, 40.
  18. Serm. 88, Biz 60 d.
  19. Serm. 18, 163.
  20. In Jo 3, 13, Serm. p 31 d.
  21. Serm. 27, 227.
  22. Serm. "Laudate", Aub 209.
  23. Serm. "Formans" ; DS Co 901 d.
  24. DS Eck. 102 c.
  25. 20, AH 74 ; Biz 154.
  26. Cant. 29,1.
  27. VF 3,6, D 1079.
  28. VF 4,2, D 1082.
  29. I, 38, 1.
  30. PG 74, 941.
  31. Cf. Cognet l03.
  32. Serm. "Comment l'âme", Aub 249
  33. Ibid., 250.
  34. Ibid., 250.
  35. Ibid., 249.
  36. Ibid., 249.
  37. Serm. 18, 162.
  38. Ch.7, p.41.
  39. IV, 20,5, p.472.
  40. "Expedit vobis", Aub 243.
  41. Serm. "Expedit", Aub 242.
  42. Serm. 11, 117 d.
  43. Serm. 41, 73 b.
  44. DS dép. 471 c ; 161 ; 160 d.
  45. Serm. 1,45 ; Serm. 2,53.
  46. DS Eck. 105 d.
  47. Serm. AH, 60 c.
  48. Serm. 15,141.
  49. Hadewich, 21 d. Cf. Silesius + 1677 : "Die Ros'ist ohn'Warum, sie blühet weil sie blühet".
  50. DS Eck. 106 a.
  51. In Gen. DS Eck. 105 I.
  52. Serm. 42,78. "On doit entendre cette parole dans le Père — où règne un grand silence — être silencieux et détaché de toutes les images...".
  53. Serm. 15, 142.
  54. DS Eck. 199 a.
  55. Instr 47 d.
  56. Cf AH Intr. Serm. 33 d.
  57. Instr. 3, 44, Biz 126.
  58. Durch : vise l'effort vers une totalité ou un absolu..., Biz 121.
  59. Bien plus : "l'abandon le plus total que l'homme puisse faire est d'abandonner Dieu pour Dieu, comme S. Paul abandonna Dieu pour Dieu (je voudrais être anathème, Rm 9,3) : abandonner tout ce que Dieu peut donner ou qu'on peut recevoir de Dieu... pour ne garder que Dieu en tant que Dieu est Dieu 'dâ Got istic ist sin selbes'" (Brunn 165 ; serm. 12, 122).
  60. 12,124.
  61. Instr. 3, 44-5, Biz 126-7.
  62. DS Eck. 106 a.
  63. Serm. 42,78. "Si mon âme était aussi prête que l'âme de N.S.J.C., le Père engendrerait son Fils unique dans mon esprit aussi purement que l'esprit l'engendrerait à son tour... Il opérerait en moi aussi purement qu'en son Fils unique... S. Jean dit : au commencement était le Verbe, et le Verbe était près de Dieu, et Dieu était le Verbe. Eh bien, celui qui doit entendre cette parole dans le Père — où règne un grand silence —celui-là doit être très silencieux, détaché de toutes les images et de toutes les formes. L'homme devrait s'en tenir si fidèlement à Dieu qu'en toutes choses rien ne pourrait le réjouir ou l'attrister. Il doit prendre toutes choses en Dieu, telles qu'elles sont là".
  64. " Cum factum esset ", J, AH 60.
  65. Serm. 5 a, 71.
  66. Traités, AH 27 b.
  67. Serm. 38,53.