Le recensement d’Auguste (Lc 2,1-2)

C’est à l’occasion d’un recensement ordonné par Auguste que Joseph et Marie se rendirent à Bethléem, lieu où Jésus vint au monde (Lc 2,1-7). Selon Mt 2,1, Jésus est né à Bethléem au temps du roi Hérode. Selon Lc 1,5-25, c’est également au temps du roi Hérode que Zacharie fut averti de la naissance prochaine de son fils Jean. Luc place la conception de Jésus environ six mois après celle de Jean, si bien qu’il faut compter quinze mois entre la conception de Jean et la naissance de Jésus. Luc ne dit pas explicitement que cette naissance eut lieu sous le règne d’Hérode, mais c’est le sens le plus naturel du texte, puisqu’il ne fait aucune allusion à la mort d’Hérode durant cette période de quinze mois. Après la mort d’Hérode, Archelaüs devint ethnarque de Judée pour une période de dix ans, selon le témoignage de Flavius Josèphe (Antiquités Judaïques, XVII,342), et il fut alors déposé par Auguste et envoyé en exil à Vienne. Ceci se passait en l’an 6 de notre ère.

Au dix-neuvième siècle, on a contesté l’existence au temps d’Auguste d’un recensement de " toute la terre habitée " (Lc 2,1). Pourtant, les historiens latins Suétone et Tacite connaissent tous deux l’intention d’Auguste de faire un inventaire de toutes les ressources de l’empire romain, " le nombre des citoyens et des alliés en armes, celui des flottes, des royaumes, des provinces " (Tacite, Annales, 1,11). Des inscriptions mentionnent des recensements en une quinzaine de lieux. Il n’est pas nécessaire que tous ces recensements aient eu lieu la même année, mais ils témoignent de la volonté d’Auguste de connaître les ressources de ses provinces et des royaumes vassaux de Rome.

Certains ont avancé l’idée que la Judée, jouissant du statut de royaume au temps d’Hérode, ne devait pas faire l’objet d’un recensement. Mais c’est de Rome qu’Hérode avait reçu son titre de roi, et il dut faire confirmer par Auguste les testaments successifs qu’il rédigea en faveur de plusieurs de ses fils. On sait même, par Flavius Josèphe, qu’il exigea de tous ses sujets un serment de fidélité à lui-même et à l’empereur (Ant. Jud., XVJ.1,42). 6000 pharisiens refusèrent de prêter ce serment, et furent, dans un premier temps, soumis à une amende, puis ensuite exécutés. Josèphe place cet événement au temps où le gouverneur de la Syrie était Saturninus, c’est-à-dire entre 9 et 6 avant notre ère.

C’est précisément au temps de Sentius Saturninus que Tertullien situe le recensement dont il est question en Lc 2,1 (Contre Marcion, IV, 19), et Tertullien affirme avoir trouvé ceci dans les " archives romaines. "

Ceci concourt à dater la naissance de Jésus autour de l’an 7 avant notre ère, ce qui concorde avec l’indication de Mt 2,1. Mais il est assez difficile de comprendre alors pourquoi le récit de Luc fait mention de Quirinius, gouverneur de Syrie, en Lc 2,2. En effet, Flavius Josèphe déclare que, lors de la déposition d’Archelaüs en l’an 6 de notre ère, la Judée fut unie à la Syrie, et que le dénombrement de ses biens fut fait par Quirinius, en vue de l’établissement de l’assiette de l’impôt que devraient payer les Judéens (Ant. Jud., XVTI,356).

Ce dénombrement des biens opéré par Quirinius ne concernait que la Judée, et ne peut être confondu avec le recensement des personnes dans tout l’empire dont parle Lc 2,1. Cette confusion est cependant faite dans presque toutes les traductions françaises de Lc 2,2. Dans la traduction officielle pour la liturgie, nous lisons : " Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. " Sur la base de cette traduction, on admet que Luc s’est trompé, et qu’il a confondu le recensement opéré sous Sentius Saturninus, vers -7, avec le dénombrement réalisé par Quirinius en 6 ap. J.-C. Mais cette traduction doit être remise en question.

Voici le texte grec : Hautè apographè prôtè egeneto hègemoneuontos tès Surias Kurèniou. Dans la langue grecque, lorsque le sujet d’un verbe est déterminé, et particulièrement lorsqu’il est accompagné d’un démonstratif, il doit nécessairement être accompagné de l’article. Cette règle ne connaît aucune exception dans le Nouveau Testament. Le plus généralement, le démonstratif est placé après l’article et le nom. Par exemple, pour dire : " Cette génération ", on écrira habituellement : Hè genea hautè. L’article est également requis devant l’adjectif épithète, comme par exemple en Lc 21,3 : Hè chèra hautè hè ptôchè (" Cette veuve pauvre "). La traduction française habituelle suppose le texte suivant : Hautè hè apographè hè prôtè egeneto..., ou mieux : Hè apographè hautè hè prôtè egeneto... Mais une traduction littérale du texte grec doit faire de apographè prôtè (sans article) l’attribut du démonstratif hautè, le verbe egeneto ne signifiant pas alors " eut lieu ", mais " devint. " On obtient ainsi la traduction suivante : " Ceci (ou : Celui-ci) devint un premier recensement lorsque Quirinius fut gouverneur de Syrie. " Autrement dit, lorsque Quirinius fut gouverneur de Syrie, le dénombrement qu’il fit de la Judée fut compté comme un deuxième recensement du pays, le premier étant celui qui avait été opéré sous Saturninus douze ou treize ans plus tôt.

Cette solution d’un vieux problème d’exégèse n’a été proposée que récemment par le P. Jacques Winandy, bénédictin belge, dans un article publié en 1997 par la Revue Biblique (pp.373-377) : " Le recensement dit de Quirinius (Lc 2,2), une interpolation ? " Dans l’article, l’auteur se demande en outre si Lc 2,2 provient vraiment de Luc : ne serait-ce pas une note savante insérée après coup dans le texte, à une époque reculée ? Je suis personnellement peu favorable à cette hypothèse, mais je pense que la traduction de Winandy est plus littérale que celle de nos bibles françaises et de notre liturgie de Noël.

Cette solution est encore peu connue. Il n’y est fait aucune allusion dans la Bible de Jérusalem publiée en 1998, qui continue de traduire : " Ce recensement, le premier, eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. " Du fait des délais d’impression, on ne doit pas s’étonner qu’un ouvrage publié en mars 1998 ne puisse pas encore tenir compte d’un article publié en juillet 1997.

Ce qui est plus surprenant, c’est la note qui accompagne Lc 2,2 dans la BJ de 1998 : " Puisque Josèphe date le recensement sous Quirinius de 6 ap. J.-C., la chronologie de la naissance de Jésus fournie par Lc ne se concilie pas avec cette de Mt, où Jésus est né avant la mort d’Hérode le Grand (4 av. J.-C.), peut-être dès l’an 8-6. " Il est certain que Luc ne situe pas la naissance de Jésus après la déposition d’Archelaüs, puisqu’il place la conception de Jean sous le règne d’Hérode le Grand, et donc la naissance de Jésus quinze mois plus tard. La BJ introduit ici une contradiction entre les deux évangélistes qui n’existe qu’au prix d’un raisonnement biaisé. On peut se demander quel but ont poursuivi les réviseurs.

Il reste parfaitement raisonnable de maintenir que Jésus est né au moins deux ans avant la mort d’Hérode, puisque celui-ci a fait massacrer les enfants de Bethléem " âgés de moins de deux ans, d’après le temps qu’il s’était fait préciser par les mages" (Mt 2,16). Puisque Jésus a été crucifié très probablement en l’an 30, il devait avoir 34 ans en l’an 27 (" environ 30 ans ", dit Lc 3,23). Cela lui donnait lors de sa mort 37 ans, l’âge qui est attribué à Isaac dans la tradition juive lorsque celui-ci fut offert sur l’autel par son père Abraham (cf. Targum du Pentateuque, I. Genèse, Cerf, 1978, p. 215).

Philippe Rolland