L’authenticité des épîtres à Tite et à Timothée

Il est d’une très grande importance de savoir si les épîtres dites " pastorales ", c’est-à-dire les lettres de saint Paul à Tite et à Timothée, ont bien été écrites par l’Apôtre, ou si elles sont seulement, comme on le dit très généralement aujourd’hui, des écrits de " la troisième génération chrétienne ", qui imaginent à cette époque les réponses que Paul aurait données pour " faire face à la situation d’une Église qui doit s’installer dans la durée " (Cahier Évangile N° 72, p. 56). Autrement dit, un chrétien de la fin du premier siècle aurait écrit sous le pseudonyme de Paul pour couvrir de l’autorité apostolique une organisation ecclésiastique devenue nécessaire, mais à laquelle ni Paul ni aucun autre apôtre n’avaient jamais songé. On s’appuie sur le fait que Paul, dans ses premières lettres, s’attendait au retour du Christ de son vivant (1 Th 4,15-17 ; 1 Co 15,52). Mais Paul a ensuite affronté la mort (Ph 1,23 ; 2 Co 1,8), et il s’est rendu compte que l’évangélisation du monde serait une tâche de longue haleine (Rm 11,25). Il est difficilement croyable que Paul, quittant définitivement en 58 les régions qu’il avait évangélisées (Rm 15,23), n’y ait pas laissé des responsables chargés de continuer son oeuvre.

L’importance oecuménique de cette question ne doit pas nous échapper. En 1520, dans trois écrits qui ont entraîné sa rupture avec Rome, Luther avait fortement affirmé que le sacrement de l’Ordre était " une invention de l’Église du Pape " : en effet, disait-il, " dans tout le Nouveau Testament il n’est pas un seul texte qui en fasse mention. " Ceci est manifestement faux, puisque les lettres à Timothée, qui font partie du Nouveau Testament, parlent explicitement d’un rite d’imposition des mains destiné à transmettre un " charisme " permanent dont le bénéficiaire doit sans cesse s’appliquer à " raviver" la flamme (1 Tim 4,14 ; 2 Tim 1,6). Timothée, qui a reçu ce " don spirituel ", doit à son tour imposer les mains à d’autres (1 Tim 5,17-22), que la lettre signée par Paul appelle des " presbytres " (d’où vient le mot " prêtre "), ou encore des " épiscopes " (d’où vient le mot " évêque "). Dans les lettres à Tite et à Timothée, les mots " épiscope " et " presbytre " sont employés pour les mêmes personnes. C’est seulement au début du deuxième siècle, dans les lettres d’Ignace d’Antioche, que le mot " épiscope " se spécialisera pour désigner le chef du collège des " presbytres. " Dans les lettres pastorales, le chef de la communauté est le délégué de l’Apôtre, qu’il s’agisse de Tite en Crète ou de Timothée à Éphèse.

Les exégètes protestants d’aujourd’hui ne l’ignorent pas. Mais la plupart d’entre eux maintiennent que tout de même Luther avait raison sans le savoir, car les lettres pastorales ne sont pas écrites par Paul. Elles sont une déviation par rapport au véritable enseignement apostolique. Chez les catholiques, on maintient bien la nécessité de l’ordination, mais la plupart des exégètes se plaisent à reconnaître que, du point de vue historique, les protestants ont raison, et que l’ordination n’a été prescrite ni par Jésus ni par les Apôtres. Ce serait une invention des années 80-90.

Du point de vue historique, il faut pourtant reconnaître qu’une épître incontestée de Paul, la lettre aux Philippiens, mentionne dans l’adresse, à côté des " saints " (les fidèles), " des épiscopes et des diacres " (Ph 1,1). Il n’y a donc pas de nouveauté institutionnelle dans les épîtres pastorales, qui font elles aussi mention des " épiscopes-presbytres " et des " diacres. " L’équivalence entre les épiscopes et les presbytres est bien attestée dans les Actes des Apôtres, où Luc dit que Paul a convoqué à Milet les " presbytres " (on traduit aussi " les Anciens ") d’Éphèse (Ac 20,17), et que dans son discours il leur a donné le titre de " gardiens " (" épiscopes " en grec) : " Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens pour paître l’Église de Dieu " (Ac 20,28). Le plus probable est que la terminologie préférée par Paul était le titre d’" épiscope ", alors que le terme " presbytre " était employé dans l’Église de Jérusalem (Ac 11,30 ; 15,2 ; etc.), ainsi que par Jacques (Je 5,14) et par Pierre (1 P 5,1).

Ce raisonnement ne désarme pas les adversaires de l’authenticité des Pastorales. Ils en concluent simplement que les Actes des Apôtres ne sont pas écrits par Luc, mais par un anonyme de la fin du premier siècle ; que l’épître de Jacques n’a pas été écrite par Jacques, chef de l’Église de Jérusalem, mais par un Jacques inconnu, vers l’année 100 ; que 1 Pierre n’a pas été écrite par Pierre, mais par un de ses héritiers, que certains situent en 75, d’autres vers 95. Ces positions, défendues au XIX0 siècle par des adversaires du christianisme, ont été adoptées en France par Loisy et par un certain nombre de protestants. Elles ont été généralement refusées dans le monde catholique jusqu’à l’année 1970. Les grands commentaires du P. Spicq (1947, 1969) et du P. Dornier (1969) maintenaient l’authenticité des Pastorales. Dans le monde catholique français, l’hypothèse de la " pseudonymie " n’a fait son entrée qu’en 1971, dans le Bulletin de Théologie Biblique, et elle est devenue pratiquement un " dogme critique " dans les années suivantes.

Une voix discordante s’est élevée en 1976, dans l’ouvrage du P. Stanislas de Lestapis, L’énigme des Pastorales de Saint Paul, qui donnait des raisons très sérieuses pour situer Tite et 1 Timothée au printemps de l’an 58, juste après la rédaction de l’épître aux Romains. Mais cette étude fouillée a été reçue avec dédain. J’ai moi-même exprimé mon approbation des positions de Lestapis en 1991, dans mon ouvrage Les Ambassadeurs du Christ, qui m’a valu beaucoup de contradictions dans les milieux exégétiques, mais une approbation chaleureuse à Rome. J’ai enfin démontré l’authenticité de l’épître de Jacques, des lettres à Tite et à Timothée et de la première épître de Pierre dans mon ouvrage La succession apostolique dans le Nouveau Testament (Editions de Paris, 1997), dont les raisonnements ont été jugés très convaincants par des universitaires français et par des exégètes belges, sans oublier également un cardinal. Mais la revue Esprit et Vie, par exemple, n’a même pas jugé devoir en faire un compte rendu.

En juin 1990, le N° 72 des Cahiers Évangile s’est donné pour objectif de convaincre le grand public de l’inauthenticité des Pastorales. Il suffit de lire la première page de l’introduction (p. 8) pour admirer l’ingéniosité du rédacteur de ce Cahier. Il écrit : " Saint Irénée est le premier, semble-t-il, des Pères de l’Église à utiliser les épîtres pastorales. " Sur la même page, il mentionne pourtant l’ouvrage du P. Spicq de 1969, en annonçant qu’il s’en servira souvent. Or le P. Spicq avait mis en évidence, dans le texte grec, 9 passages des Pastorales qui ont un parallèle dans l’épître de Clément de Rome aux Corinthiens (vers 95) ; 9 autres passages parallèles aux épîtres d’Ignace d’Antioche (vers 110); 5 passages parallèles à l’épître de Polycarpe aux Philippiens (vers 120). Il signalait aussi que les Actes de Paul apocryphes (vers 150) " fourmillent d’emprunts aux Pastorales, notamment à 2 Tim. " L’oeuvre magistrale d’Irénée, Contre les hérésies, ne date, elle, que de l’an 180. Mais Irénée n’est nullement le premier à utiliser les Pastorales, et le rédacteur de ce Cahier Évangile ne pouvait l’ignorer. Le fait que Clément, qui avait connu personnellement les apôtres Pierre et Paul, utilise en 95 les Pastorales de la même façon que les autres lettres apostoliques, est un indice très fort de leur origine paulinienne. Clément, Ignace et Polycarpe, qui étaient nés avant 70, font remonter aux apôtres l’institution des presbytres. Ils n’auraient pas pu le faire, s’ils avaient été eux-mêmes témoins d’un changement dans la discipline de l’Église vers les années 80-90. L’idée d’un tel changement est vraiment déraisonnable.

Il n’est pas question ici de reprendre toute la démonstration de l’authenticité des Pastorales. J’y ai consacré 68 pages dans La succession apostolique. L’essentiel est de bien percevoir l’enjeu de cette question pour l’unité des chrétiens dans la vérité.

J’ajouterai seulement une remarque sur le vocabulaire de ces épîtres. On y rencontre de nombreux mots nouveaux chez Paul, notamment des termes médicaux. André Feuillet avait montré en 1978, dans la Revue Thomiste, les affinités considérables entre le vocabulaire des Pastorales et celui de Luc dans son évangile et dans les Actes. On sait que dans l’Antiquité les écrivains utilisaient les services de secrétaires, et il est bien probable que Luc a aidé Paul à exprimer sa pensée (cf. 2 Tim 4,11). Aujourd’hui encore, les lettres épiscopales sont rédigées avec les vicaires généraux ou d’autres secrétaires. Il en va de même dans bien des entreprises. Il suffit que le signataire ait repris à son compte le contenu du texte qu’il s’attribue. Luc a sans doute mis la main aux lettres à Tite et à Timothée, mais c’est Paul qui leur a donné toute leur autorité.

Philippe Rolland

Premiers parallèles patristiques aux épîtres pastorales

Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens (vers 95)

Tite 2,4-6 : " ainsi elles apprendront aux jeunes femmes à aimer leur mari et leurs enfants, à être pondérées, chastes, bonnes dirigeantes de maison, soumises à leur mari, (...). Exhorte également les jeunes gens à garder en tout la pondération "

" Aux jeunes gens vous demandiez une attitude pondérée et digne. Aux femmes vous recommandiez d’accomplir tous leurs devoirs avec une conscience irréprochable, sainte et chaste, aimant leurs maris comme il convient ; vous leur enseigniez à diriger saintement leur maison, sans se soustraire à la règle de l’obéissance en toute pondération " (Cor 1,3)

Tite 3,1 : " prêts à toute bonne œuvre "

" prêts à toute bonne œuvre " (Cor II, 7)

1 Tm 1,17 : " Au roi des siècles, Dieu incorruptible, invisible, unique, honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen "

" Roi des siècles " (Cor LXI,2)

" gloire dans les siècles des siècles. Amen " (Cor XXXII, 4)

1 Tm 2,2 " (des supplications) pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité "

1 Tm 2,7 " dans la foi et la vérité "

1 Tm 2,8 " que les hommes prient en tout lieu, élevant vers le ciel des mains pieuses "

1 Tm 2,9-10 : " que leur parure ne soit pas faite de (...), mais plutôt de bonnes œuvres "

" nos pères invoquaient ton nom dans la foi et la vérité. Et pour cela rends-nous soumis à ton nom tout-puissant et très saint, ainsi qu ‘à ceux qui nous gouvernent et nous dirigent sur la terre " (Cor L, 4)

" levant vers lui des mains pures et sans tache " (Cor XXIX, 1)

" tous les justes se sont parés de bonnes œuvres " (Cor XXXIII, 7)

2 Tm 1,3 : " Je rends grâces à Dieu que je sers (...) avec une conscience pure "

" ceux qui avec une conscience pure servent ton saint nom " (Cor XLV, 7)

2 Tm 2,1 : " fortifie-toi (endunamoun) dans la grâce du Christ Jésus "

" plus d’une femme, fortifiée (endunamoun) par la grâce de Dieu " (Cor LV, 7)

2 Tm 2,3-4 : " Prends ta part de souffrances, en bon soldat du Christ Jésus. Dans le métier des armes, personne ne s’encombre des affaires de la vie civile, s’il veut donner satisfaction à celui qui l’a engagé "

" Faisons campagne de tout notre zèle, sous les ordres de ce chef irréprochable. Considérons les soldats en campagne, comme ils se montrent disciplinés, dociles, soumis aux ordres de leurs chefs " (Cor XXXVII, 1-2)

Lettres d’Ignace d’Antioche (vers 110)

Tite 2,7 : " offrant en ta personne un modèle de bonne conduite : pureté de doctrine "

" unissez-vous à l’évêque et aux présidents pour un modèle et un enseignement d’incorruptibilité " (Magnésiens, VI,2)

Tite 3,9 : " Mais les folles recherches (...) évite-les. Elles sont sans utilité et sans profit "

1 Tm 1,3-4 : " cesser d’enseigner des doctrines étrangères et de s’attacher à des fables "

1 Tm 4,7 : " Quant aux fables profanes, racontars de vieilles femmes, rejette-les "

" Ne vous laissez pas séduire par les doctrines étrangères ni par ces vieilles fables qui sont sans utilité " (Magnésiens, VIII, 1 ; voir aussi Polycarpe, III, 1)

1 Tm 1,1 : " apôtre (...) du Christ Jésus, notre espérance "

" Jésus Christ, notre espérance " (Magnésiens, XI)

" comme aux apôtres de Jésus Christ, notre espérance " (Tralliens, 11,2)

1 Tm 1,2 : " grâce, miséricorde, paix "

2 Tm 1,2 : " grâce, miséricorde, paix "

" à vous grâce, miséricorde, paix et patience pour toujours " (Smyrniotes, XII, 2)

1 Tm 1,5 : " La fin (telos) de cette injonction est la charité qui procède d’un coeur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sans détours "

" Rien de tout cela ne vous est caché, si vous avez parfaitement pour Jésus Christ la foi et la charité, qui sont le commencement et la fin de la vie : le commencement, c’est la foi, et la fin (telos), la charité " (Éphésiens, XIV, 1)

2 Tm 1,6 : " Je t’invite à ranimer (anazôpurein) le don spirituel que Dieu a déposé en toi "

" (vous avez été) ranimés (anazôpurein) dans le sang de Dieu " (Ephésiens, 1,1)

2 Tm 2,4 : " Prends ta part de souffrances, en bon soldat du Christ Jésus "

"... combattez, luttez, souffrez... Cherchez à plaire à celui sous les ordres de qui vous faites campagne, de qui aussi vous recevez votre solde, qu ‘on ne trouve parmi vous aucun déserteur " (Polycarpe, VI, 1-2)

2 Tm 2,26 : " (Dieu leur donnera peut-être) de retrouver le bon sens (ananèpsai) "

" Il est raisonnable de retrouver notre bon sens (ananèpsai) " (Smyrniotes, IX, 1)

2 Tm 3,6 : " ils captivent (aichmalôtizein) des femmelettes chargées de péchés "

" Car beaucoup de loups apparemment dignes de foi captivent (aichmalôtizein) ceux qui courent la course de Dieu " (Philadelphiens, 11,2)

" que le prince de ce monde ne vous emmène pas en captivité (aichmalôtizein) loin de la vie qui vous attend " (Ephésiens, XVII, 1)

Lettre de Polycarpe de Smyrne aux Philippiens (vers 120)

Tite 2,3-5 : " Que les femmes âgées (ne soient pas) médisantes (...), qu’elles apprennent aux jeunes femmes à aimer leur mari et leurs enfants, à être réservées, chastes "

" Apprenez à vos femmes (...) à chérir leurs maris (...) en toute chasteté, à donner à leurs enfants l’éducation dans la crainte de Dieu. Que les veuves (...) soient éloignées de toute médisance " (Philippiens, IV,2-3)

1 Tm 2,1-2 : " (Priez) pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité "

" Priez aussi pour les rois, pour les autorités et les princes " (Phil. XXII, 3)

1 Tm 3,8 : " Les diacres... n’ayant qu’une parole... fuyant les profits déshonnêtes "

" Les diacres... ni duplicité, ni amour de l’argent " (Phil. V,2)

1 Tm 6,7 : " Nous n’avons rien apporté dans le monde et de même nous n’en pouvons rien emporter "

1 Tm 6,10 : " Car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent "

" Le principe de tous les maux, c ‘est l’amour de l’argent. Sachant donc que nous n ‘avons rien apporté dans le monde et que nous n ‘en pouvons non plus rien emporter... " (Phil. IV, 1)

1 Tm 2,12 : " Si nous tenons ferme, avec lui nous régnerons "

" Si notre conduite est digne de lui, nous régnerons aussi avec lui " (Phil. V,2)

2 Tm 2,25 : " Dieu, peut-être, leur donnera de se repentir "

" Veuille le Seigneur leur donner un vrai repentir " (Phil. XI, 4)

2 Tm 4,10 : " Dèmas m’a abandonné par amour du siècle présent "

" Ils n ‘ont pas aimé le siècle présent " (Phil. IX, 2)

Une étude systématique des rapports de l’épître de Clément de Rome et des lettres d’Ignace d’Antioche avec les Pastorales a été faite par P.N. HARRISON, The problem of the Pastoral Epistles, Oxford, 1921. On n’a ici qu ‘une petite partie des ressemblances qu’il a relevées.