De la connaissance de Dieu et de soi-même [Document électronique] / Jacques-Bénigne Bossuet,...

DESSEIN ET DIVISION DE CE TRAITE

CHAPITRE 1 de l’ame.

I. Opérations sensitives, et premièrement des cinq sens.

Ii. Le plaisir et la douleur.

Iii. Diverses propriétés des sens.

Iv. Le sens commun et l’imagination.

V. Des sens extérieurs et intérieurs, et plus en particulier de l’imagination.

Vi. Les passions.

Vii. Les opérations intellectuelles, et premièrement celles de l’entendement.

Viii. De certains actes de l’entendement qui sont joints aux sensations, et comment on en connoît la différence.

Ix. Différence de l’imagination et de l’entendement.

X. Comment l’imagination et l’intelligence s’unissent et s’aident, ou s’embarrassent mutuellement.

Xi. Différence d’un homme d’esprit et d’un homme d’imagination ; l’homme de mémoire.

Xii. Les actes particuliers de l’intelligence.

Xiii. Les trois opérations de l’esprit.

Xiv. Diverses dispositions de l’entendement.

Xv. Les sciences et les arts.

Xvi. Ce que c’est que bien juger ; quels en sont les moyens, et quels les empêchemens.

Xvii. Perfection de l’intelligence au-dessus du sens.

Xviii. La volonté et ses actes.

Xix. La vertu et les vices : la droite raison et la raison corrompue.

Xx. Récapitulation.

CHAPITRE 2 du corps.

I. Ce que c’est que le corps organique.

Ii. Division des parties du corps, et description des extérieures.

Iii. Description des parties intérieures, et premièrement de celles qui sont enfermées dans la poitrine.

Iv. Les parties qui sont au-dessous de la poitrine.

V. Les passages qui conduisent aux parties ci-dessus décrites, c’est-à-dire l’oesophage et la trachée-artère.

Vi. Le cerveau et les organes des sens.

Vii. Les parties qui règnent par tout le corps, et premièrement les os.

Viii. Les artères, les veines et les nerfs.

Ix. Le sang et les esprits.

X. Le sommeil, la veille et la nourriture.

Xi. Le coeur et le cerveau sont les deux maîtresses parties.

Xii. La santé, la maladie, la mort ; et à propos des maladies, les passions en tant qu’elles regardent le corps.

Xiii. La correspondance de toutes les parties.

Xiv. Récapitulation, où sont ramassées les propriétés de l’ame et du corps.

CHAPITRE 3 de l’union de l’ame et du corps.

I. L’ame est naturellement unie au corps.

Ii. Deux effets principaux de cette union, et deux genres d’opérations dans l’ame.

Iii. Les sensations sont attachées à des mouvemens corporels qui se font en nous.

Iv. Les mouvemens corporels qui se font en nous dans les sensations, viennent des objets par le milieu.

V. Les mouvemens de nos corps, auxquels les sensations sont attachées, sont les mouvemens des nerfs.

Vi. Six propositions qui expliquent comment les sensations sont attachées aux mouvemens des nerfs.

Vii. Réflexions sur la doctrine précédente.

Viii. Six propositions qui font voir de quoi l’ame est instruite par les sensations, et l’usage qu’elle en fait tant pour le corps que pour elle-même.

Ix. Proposition. en sentant, nous apercevons seulement la sensation elle-même, mais quelquefois terminée à quelque chose qu’on appelle objet.

X. Proposition. les sensations servent à l’ame à s’instruire de ce qu’elle doit ou rechercher ou fuir pour la conservation du corps qui lui est uni.

Xi. Proposition. l’instruction que nous recevons par les sensations seroit imparfaite ou plutôt nulle, si nous n’y joignions la raison.

Xii. Proposition. outre le secours que donnent les sens à notre raison pour entendre les besoins du corps, ils l’aident aussi beaucoup à connoître toute la nature.

Xiii. L’intelligence n’est attachée par elle-même à aucun organe, ni à aucun mouvement du corps.

Xiv. L’intelligence par sa liaison avec le sens dépend en quelque sorte du corps, mais par accident.

Xv. La volonté n’est attachée à aucun organe corporel ; et loin de suivre les mouvemens du corps, elle y préside.

Xvi. L’empire que la volonté exerce sur les mouvemens extérieurs la rend indirectement maîtresse des passions.

Xvii. La nature de l’attention et ses effets immédiats sur le cerveau, par où paroît l’empire de la volonté.

Xviii. L’ame attentive à raisonner se sert du cerveau, par le besoin qu’elle a des images sensibles.

Xix. L’effet de l’attention sur les passions, et comment l’ame les peut tenir en sujétion dans leur principe : où il est parlé de l’extravagance, de la folie et des songes.

Xx. L’homme qui a médité la doctrine précédente se connoît lui-même.

Xxi. Pour se bien connoître soi-même, il faut s’accoutumer par de fréquentes réflexions à discerner en chaque action ce qu’il y a du corps d’avec ce qu’il y a de l’ame.

CHAPITRE 4 de Dieu créateur de l’ame et du corps, et auteur de leur union.

I. L’homme est un ouvrage d’un grand dessein et d’une sagesse profonde.

Ii. Le corps humain est l’ouvrage d’un dessein profond et admirable.

Iii. Desseins merveilleux dans les sensations et dans les choses qui en dépendent.

Iv. La raison nécessaire pour juger des sensations et régler les mouvemens extérieurs, devoit nous être donnée et ne l’a pas été sans un grand dessein.

V. L’intelligence a pour objet des vérités éternelles, qui ne sont autre chose que Dieu même, où elles sont toujours subsistantes et toujours parfaitement entendues.

Vi. L’ame connoît par l’imperfection de son intelligence, qu’il y a ailleurs une intelligence parfaite.

Vii. L’ame qui connoît Dieu et se sent capable de l’aimer, sent dès là qu’elle est faite pour lui et qu’elle tient tout de lui.

Viii. L’ame connoît sa nature, en connoissant qu’elle est faite à l’image de Dieu.

Ix. L’ame qui entend la vérité reçoit en elle-même une impression divine qui la rend conforme à Dieu.

X. L’image de Dieu s’achève en l’ame par une volonté droite.

Xi. L’ame attentive à Dieu se connoît supérieure au corps, et apprend que c’est par punition qu’elle en est devenue captive.

Xii. Conclusion de ce chapitre.

CHAPITRE 5 de la différence entre l’homme et la bête.

I. Pourquoi les hommes veulent donner un raisonnement aux animaux, deux argumens en faveur de cette opinion.

Ii. Réponse au premier argument.

Iii. Second argument en faveur des animaux ; en quoi ils nous sont semblables, et si c’est dans le raisonnement.

Iv. Si les animaux apprennent.

V. Suite, où on montre encore plus en particulier ce que c’est que dresser les animaux et que leur parler.

Vi. Extrême différence de l’homme et de la bête.

Vii. Les animaux n’inventent rien.

Viii. De la première cause des inventions et de la variété de la vie humaine, qui est la réflexion.

Ix. Seconde cause des inventions, et de la variété de la vie humaine : la liberté.

X. Combien la sagesse de Dieu paroît dans les animaux.

Xi. Les animaux sont soumis à l’homme, et n’ont pas même le dernier degré de raisonnement.

Xii. Réponse à l’objection tirée de la ressemblance des organes.

Xiii. Ce que c’est que l’instinct qu’on attribue ordinairement aux animaux ; deux opinions sur ce point.

Xiv. Conclusion de tout ce traité, où l’excellence de la nature humaine est de nouveau démontrée.

 

 

 

Auteur(s)

:

Bossuet, Jacques Bénigne - 1627-1704

Titre(s)

:

De la connaissance de Dieu et de soi-même [Document électronique] / Jacques-Bénigne Bossuet,...

Titre d'ensemble

:

Oeuvres complètes / Jacques-Bénigne Bossuet,... ; 23

Publication

:

Numérisation BnF de l'édition de Paris : INALF, 1961- (Frantext ; Q368). Reprod. de l'éd. de Paris : L. Lives, 1864

Description

:

448 Ko

Note(s)

:

Document numérisé en mode texte. Texte daté de 1704, d'après Frantext. P. 33-248 du document original

Domaine

:

Philosophie occidentale moderne

Identifiant

:

N087667. Numérisé en mode texte

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De la connaissance de Dieu et de soi-même [Document électronique] / Jacques-Bénigne Bossuet,...

 

DESSEIN ET DIVISION DE CE TRAITE


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La sagesse consiste à connoître Dieu et à se connoître soi-même.

La connoissance de nous-mêmes nous doit élever à la connoissance de Dieu.

Pour bien connoître l’homme, il faut savoir qu’il est composé de deux parties, qui sont l’ame et le corps.

L’ame est ce qui nous fait penser ; entendre ; sentir ; raisonner ; vouloir, choisir une chose plutôt qu’une autre, et un mouvement plutôt qu’un autre, comme de se mouvoir à droite plutôt qu’à gauche.

Le corps est cette masse étendue en longueur, largeur et profondeur, qui nous sert à exercer nos opérations. Ainsi, quand nous voulons voir, il faut ouvrir les yeux. Quand nous voulons prendre quelque chose, ou nous étendons la main pour nous en saisir, ou nous remuons les pieds et les jambes et par elles tout le corps, pour nous en approcher.

Il y a donc dans l’homme trois choses à considérer : l’ame séparément, le corps séparément, et l’union de l’un et de l’autre.

Il ne s’agira pas ici de faire un long raisonnement sur ces choses, ni d’en rechercher les causes profondes ; mais plutôt d’observer et de concevoir ce que chacun de nous en peut reconnoître en faisant réflexion sur ce qui arrive tous les jours, ou à lui-même, ou aux autres hommes semblables à lui.

Commençons par la connoissance de ce qui est dans notre ame.

 

CHAPITRE 1 de l’ame.


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I. Opérations sensitives, et premièrement des cinq sens.


Nous connoissons notre ame par ses opérations, qui
sont de deux sortes : les opérations sensitives et
les opérations intellectuelles.
Il n’y a personne qui ne connoisse ce qui s’appelle
les cinq sens qui sont la vue, l’ouïe, l’odorat, le
goût et le toucher.
à la vue appartiennent la lumière et les couleurs ;
à l’ouïe, les sons ; à l’odorat, les bonnes et
mauvaises senteurs ; au goût, l’amer et le doux et
les autres qualités semblables ; au toucher, le chaud
et le froid, le dur et le mol, le sec et l’humide.
La nature, qui nous apprend que ces sens et leurs
actions appartiennent proprement à l’ame, nous
apprend aussi qu’ils ont leurs organes ou leurs
instrumens dans le corps. Chaque sens a le sien
propre. La vue a les yeux, l’ouïe a les oreilles,
l’odorat a les narines, le goût a la langue et le
palais ; le toucher seul se répand dans tout le corps,
et se trouve partout où il y a des chairs.
Les opérations sensitives, c’est-à-dire celles des
sens, sont appelées sentimens ou plutôt
sensations : voir les couleurs, ouïr les sons,
goûter le doux ou l’amer, sont autant de sensations
différentes.
Les sensations se font dans notre ame à la présence
de certains corps, que nous appelons objets. C’est à
la présence du feu que je sens de la chaleur : je
n’entends aucun bruit que quelque corps ne soit
agité : sans la présence du soleil et des autres
corps lumineux, je ne verrois point la lumière ; ni
le blanc ni le noir, si la neige, par exemple, ou la
poix ou l’encre, n’étoient présens. ôtez les corps
mal polis ou aigus, je ne sentirai rien de rude ni
de piquant. Il en est de même des autres sensations.


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Afin qu’elles se forment dans notre ame, il faut que
l’organe corporel soit frappé actuellement de l’objet
et en reçoive l’impression : je ne vois qu’autant que
mes yeux sont frappés des rayons d’un corps lumineux,
ou directs ou réfléchis. Si l’agitation de l’air ne
fait impression dans mon oreille, je ne puis entendre
le bruit, et c’est là proprement aussi ce qui
s’appelle la présence de l’objet. Car quelque proche
que je sois d’un tableau, si j’ai les yeux fermés,
ou que quelque corps interposé empêche que les rayons
réfléchis de ce tableau ne viennent jusqu’à mes yeux,
cet objet ne leur est pas présent ; et le même se
verra dans les autres sens.
Nous pouvons donc définir la sensation (si toutefois
une chose si intelligible de soi a besoin d’être
définie), nous la pouvons, dis-je, définir la
première perception qui se fait en notre ame à la
présence des corps que nous appelons objets, et en
suite de l’impression qu’ils font sur les organes de
nos sens.
Je ne prends pourtant pas encore cette définition pour
une définition exacte et parfaite. Car elle nous
explique plutôt l’occasion d’où les sensations ont
accoutumé de nous arriver, qu’elle ne nous en
explique la nature. Mais cette définition suffit pour
nous faire distinguer d’abord les sensations d’avec
les autres opérations de notre ame.
Or, encore que nous ne puissions entendre les
sensations sans les corps qui sont leurs objets, et
sans les parties de nos corps qui servent d’organes
pour les exercer ; comme nous ne mettons point les
sensations dans les objets, nous ne les mettons non
plus dans les organes dont les dispositions bien
considérées, comme nous ferons voir en son lieu, se
trouveront de même nature que celles des objets mêmes.
C’est pourquoi nous regardons les sensations comme
choses qui appartiennent à notre ame, mais qui nous
marquent l’impression que les corps environnans font
sur le nôtre et la correspondance qu’il a avec eux.
Selon notre définition, la sensation doit être la
première chose qui s’élève en l’ame et qu’on y
ressente à la présence des objets. Et en effet, la
première chose que j’aperçois en ouvrant les yeux,
c’est la lumière et les couleurs ; si je n’aperçois
rien, je dis que je


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suis dans les ténèbres. La première chose que je sens
en montrant ma main au feu et en maniant de la glace,
c’est que j’ai chaud ou que j’ai froid, et ainsi du
reste.
Je puis bien ensuite avoir diverses pensées sur la
lumière, en rechercher la nature, en remarquer les
réflexions et les réfractions, observer même que les
couleurs qui disparoissent aussitôt que la lumière
se retire, semblent n’être autre chose dans les
corps où je les aperçois, que de différentes
modifications de la lumière elle-même, c’est-à-dire
diverses réflexions ou réfractions des rayons du
soleil et des autres corps lumineux. Mais toutes ces
pensées ne me viennent qu’après cette perception
sensible de la lumière, que j’ai appelée sensation ;
et c’est la première qui s’est faite en moi aussitôt
que j’ai eu ouvert les yeux.
De même après avoir senti que j’ai chaud ou que j’ai
froid, je puis observer que les corps d’où me
viennent ces sentimens causeroient diverses
altérations à ma main, si je ne m’en retirois ; que le
chaud la brûleroit et la consumeroit, que le froid
l’engourdiroit et la mortifieroit, et ainsi du reste.
Mais ce n’est pas là ce que j’aperçois d’abord en
m’approchant du feu et de la glace. à ce premier
abord il s’est fait en moi une certaine perception
qui m’a fait dire : j’ai chaud ou j’ai froid, et c’est
ce qu’on appelle sensation.
Quoique la sensation demande, pour être formée, la
présence actuelle de l’objet, elle peut durer quelque
temps après. Le chaud ou le froid dure dans ma main
après que je l’ai éloignée ou du feu ou de la glace
qui me la causoient. Quand une grande lumière ou le
soleil même regardé fixement a fait dans nos yeux une
impression fort violente, il nous paroît encore,
après les avoir fermés, des couleurs d’abord assez
vives, mais qui vont s’affoiblissant peu à peu et
semblent à la fin se perdre dans l’air. La même chose
nous arrive après un grand bruit, et une douce
liqueur laisse après qu’elle est passée un moment de
goût exquis. Mais tout cela n’est qu’une suite de la
première touche de l’objet présent.


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Ii. Le plaisir et la douleur.


Le plaisir et la douleur accompagnent les opérations
des sens ; on sent du plaisir à goûter de bonnes
viandes, et de la douleur à en goûter de mauvaises,
et ainsi du reste.
Ce chatouillement des sens qu’on trouve, par exemple,
en goûtant de bons fruits, de douces liqueurs et
d’autres viandes exquises, c’est ce qui s’appelle
plaisir ou volupté. Ce sentiment importun des sens
offensés, c’est ce qui s’appelle douleur.
L’un et l’autre sont compris sous les sentimens ou
sensations, puisqu’ils sont l’un et l’autre une
perception soudaine et vive, qui se fait d’abord en
nous à la présence des objets plaisans et fâcheux ;
comme à la présence d’un vin délicieux qui arrose
notre palais, ce que nous sentons au premier abord,
c’est le plaisir qu’il nous donne ; et à la présence
d’un fer qui nous perce et nous déchire, nous ne
sentons rien plus tôt ni plus vivement que la douleur
qu’il nous cause.
Quoique le plaisir et la douleur soient de ces choses
qui n’ont pas besoin d’être définies, parce qu’elles
sont conçues par elles-mêmes, nous pouvons toutefois
définir le plaisir un sentiment agréable qui convient
à la nature, et la douleur un sentiment fâcheux,
contraire à la nature.
Il paroît que ces deux sentimens naissent en nous,
comme tous les autres, à la présence de certains
corps qui nous accommodent ou qui nous blessent. En
effet nous sentons de la douleur quand on nous coupe,
quand on nous pique, quand on nous serre, et ainsi
du reste, et nous en découvrons aisément la cause ;
car nous voyons ce qui nous serre et ce qui nous
pique : mais nous avons d’autres douleurs plus
intérieures, par exemple, des douleurs de tête et
d’estomac, des coliques et d’autres semblables. Nous
avons la faim et la soif, qui sont aussi deux espèces
de douleurs. Ces douleurs se ressentent au dedans,
sans que nous voyions aucune chose au dehors qui nous
les cause : mais nous pouvons aisément penser
qu’elles viennent des mêmes principes que les
autres ; c’est-à-dire que nous les sentons quand les
parties


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intérieures du corps sont picotées ou serrées par
quelques humeurs qui tombent dessus, à peu près de
même manière que nous les voyons arriver dans les
parties extérieures. Ainsi toutes ces sortes de
douleurs sont de la même nature que celles dont nous
apercevons les causes, et appartiennent sans
difficulté aux sensations.
La douleur est plus vive et dure plus longtemps que le
plaisir ; ce qui nous doit faire sentir combien notre
état est triste et malheureux en cette vie.
Il ne faut pas confondre le plaisir et la douleur avec
la joie et la tristesse. Ces choses se suivent de
près, et nous appelons souvent les unes du nom des
autres. Mais plus elles sont approchantes et plus on
est sujet à les confondre, plus il faut prendre soin
de les distinguer.
Le plaisir et la douleur naissent à la présence
effective d’un corps qui touche et affecte les
organes ; ils sont aussi ressentis en un certain
endroit déterminé, par exemple, le plaisir du goût
précisément sur la langue et la douleur d’une
blessure dans la partie offensée. Il n’en est pas
ainsi de la joie et de la tristesse, à qui nous
n’attribuons aucune place certaine. Elles peuvent être
excitées en l’absence des objets sensibles par la
seule imagination, ou par la réflexion de l’esprit. On
a beau imaginer et considérer le plaisir du goût et
celui d’une odeur exquise, ou la douleur de la goutte,
on n’en fait pas naître pour cela le sentiment. Un
homme qui veut exprimer le mal que lui fait la goutte
ne dira pas qu’elle lui cause de la tristesse, mais
de la douleur ; et aussi ne dira-t-il pas qu’il
ressent une grande joie dans la bouche en buvant une
liqueur délicieuse, mais qu’il y ressent un grand
plaisir. Un homme sait qu’il est atteint de ces sortes
de maladies mortelles qui ne sont point douloureuses ;
il ne sent point de douleur, et toutefois il est
plongé dans la tristesse. Ainsi ces choses sont fort
différentes. C’est pourquoi nous avons rangé le
plaisir et la douleur avec les sensations, et nous
mettrons la joie et la tristesse avec les passions
dans l’appétit.
Il est maintenant aisé de marquer toutes nos
sensations. Il y a celles des cinq sens : il y a le
plaisir et la douleur. Les plaisirs ne


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sont pas tous d’une même espèce, et nous en
ressentons de fort différens, non-seulement en
plusieurs sens, mais dans le même. Il en faut dire
autant des douleurs. Celle de la migraine ne
ressemble pas à celle de la colique ou de la goutte.
Il y a certaines espèces de douleurs qui reviennent
et cessent tous les jours : et c’est la faim et la
soif.


Iii. Diverses propriétés des sens.

Parmi nos sens, quelques-uns ont leur organe double :
nous avons deux yeux, deux oreilles, deux narines, et
la sensation peut être exercée par ces organes
conjointement ou séparément. Quand ils agissent
conjointement, la sensation est un peu plus forte.
On voit mieux des deux yeux ensemble que d’un seul,
encore qu’il y en ait qui ne remarquent guère cette
différence.
Quelques-unes de nos sensations nous font sentir d’où
elles nous viennent, et d’autres ne font point cet
effet en nous. Quand nous sentons la douleur de la
goutte, ou de la migraine, ou de la colique, nous
sentons bien la douleur dans une certaine partie, mais
nous ne sentons pas d’où le coup y vient. Mais nous
sentons assez de quel côté nous viennent les sons et
les odeurs. Nous sentons par le toucher ce qui nous
arrête, ou ce qui nous cède. Nous rapportons
naturellement à certaines choses le bon et le mauvais
goût. La vue surtout rapporte toujours et fort
promptement d’un certain côté, et à un certain objet
les couleurs qu’elle aperçoit.
De là s’ensuit que nous devons encore sentir en
quelque façon la figure et le mouvement de certains
objets, par exemple, des corps colorés. Car en
ressentant, comme nous faisons au premier abord, de
quel côté nous en vient le sentiment ; parce qu’il
vient de plusieurs côtés et de plusieurs points, nous
en apercevons l’étendue ; parce qu’ils sont réduits
à certaines bornes au delà desquelles nous ne
sentons rien, nous sommes frappés de leur figure ;
s’ils changent de place, comme un flambeau qu’on
porte devant nous, nous en ressentons le mouvement :
ce qui arrive principalement dans la vue, qui est le
plus clair et le plus distinct de tous les sens.


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Ce n’est pas que l’étendue, la figure et le
mouvement soient par eux-mêmes visibles, puisque l’air
qui a toutes ces choses ne l’est pas : on les appelle
aussi visibles par accident, à cause qu’elles ne le
sont que par les couleurs.
De là vient la distinction des choses sensibles par
elles-mêmes, comme les couleurs, les saveurs, et
ainsi du reste ; et sensibles par accident, comme les
grandeurs, les figures et le mouvement.
Les choses sensibles par accident s’appellent aussi
sensibles communs, parce qu’elles sont communes à
plusieurs sens. Nous ne sentons pas seulement par la
vue, mais encore par le toucher, une certaine étendue
et une certaine figure dans nos objets ; et quand
une chose que nous tenons échappe de nos mains, nous
sentons par ce moyen en quelque façon qu’elle se meut.
Mais il faut bien remarquer que ces choses ne sont
pas le propre objet des sens, ainsi qu’il a été dit.
Il y a donc sensibles communs et sensibles propres.
Les sensibles propres sont ceux qui sont particuliers
à chaque sens, comme les couleurs à la vue, le son à
l’ouïe, et ainsi du reste. Et les sensibles communs
sont ceux dont nous venons de parler, qui sont
communs à plusieurs sens.
On pourroit ici examiner si c’est une opération des
sens qui nous fait apercevoir d’où nous vient le
coup, et l’étendue, la figure ou le mouvement de
l’objet. Car peut-être que ces sensibles communs
appartiennent à quelque autre opération, qui se joint
à celle des sens. Mais je ne veux point encore aller
à ces précisions : il me suffit d’avoir ici observé
que la perception de ces sensibles communs ne se
sépare jamais d’avec les sensations.


Iv. Le sens commun et l’imagination.


Il reste encore deux remarques à faire sur les
sensations. La première, c’est que, toutes différentes
qu’elles sont, il y a en l’ame une faculté de les
réunir : car l’expérience nous apprend qu’il ne se
fait qu’un seul objet sensible de tout ce qui nous
frappe


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ensemble, même par des sens différens, surtout quand
le coup vient du même endroit. Ainsi, quand je vois
le feu d’une certaine couleur, que je ressens le
chaud qu’il me cause, et que j’entends le bruit qu’il
fait, non-seulement je vois cette couleur, je ressens
cette chaleur et j’entends ce bruit, mais je ressens
ces sensations différentes comme venant du même feu.
Cette faculté de l’ame qui réunit les sensations,
soit qu’elle soit seulement une suite de ces
sensations qui s’unissent naturellement quand elles
viennent ensemble, ou qu’elle fasse partie de
l’imaginative, dont nous allons parler ; cette
faculté, dis-je, quelle qu’elle soit, en tant qu’elle
ne fait qu’un seul objet de tout ce qui frappe
ensemble nos sens, est appelée le sens commun : terme
qui se transporte aux opérations de l’esprit, mais
dont la propre signification est celle que nous venons
de remarquer.
La seconde chose qu’il faut observer dans les
sensations, c’est qu’après qu’elles sont passées,
elles laissent dans l’ame une image d’elles-mêmes et
de leurs objets : c’est ce qui s’appelle imaginer .
Que l’objet coloré que je regarde se retire, que le
bruit que j’entends s’apaise, que je cesse de boire
la liqueur qui m’a donné du plaisir, que le feu qui
m’échauffoit soit éteint et que le sentiment du froid
ait succédé si vous voulez à la place, j’imagine
encore en moi-même cette couleur, ce bruit, ce
plaisir et cette chaleur ; tout cela moins vif, à la
vérité, que lorsque je voyois ou que j’entendois, que
je goûtois ou que je sentois actuellement, mais
toujours de même nature.
Bien plus, après une entière et longue interruption
de ces sentimens, ils peuvent se renouveler. Le même
objet coloré, le même son, le même plaisir d’une bonne
odeur ou d’un bon goût me revient à diverses
reprises, ou en veillant, ou dans les songes ; et
cela s’appelle mémoire ou ressouvenir. Et cet objet
me revient à l’esprit tel que les sens le lui avoient
présenté d’abord, et marqué des mêmes caractères dont
chaque sens l’avoit pour ainsi dire affecté, si ce
n’est qu’un long temps les fasse oublier.
Il est aisé maintenant d’entendre ce que c’est
qu’imaginer. Toutes les fois qu’un objet une fois
senti par le dehors demeure


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intérieurement, ou se renouvelle dans ma pensée avec
l’image de la sensation qu’il a causée à mon ame,
c’est ce que j’appelle imaginer : par exemple,
quand ce que j’ai vu, ou ce que j’ai ouï, dure ou me
revient dans les ténèbres ou dans le silence, je ne
dis pas que je le vois ou que je l’entends, mais
que je l’imagine.
La faculté de l’ame où se fait cet acte s’appelle
imaginative, ou fantaisie, d’un mot grec qui signifie
à peu près la même chose, c’est-à-dire se faire une
image.
L’imagination d’un objet est toujours plus foible que
la sensation, parce que l’image dégénère toujours de
la vivacité de l’original.
Par là demeure entendu tout ce qui regarde les
sensations. Elles naissent soudaines et vives à la
présence des objets sensibles : celles qui regardent
le même objet, quoiqu’elles viennent de divers sens,
se réunissent ensemble et sont rapportées à l’objet
qui les a fait naître ; enfin après qu’elles sont
passées, elles se conservent et se renouvellent par
leur image.


V. Des sens extérieurs et intérieurs, et plus en particulier de l’imagination.


Voilà ce qui a donné lieu à la célèbre distinction des
sens extérieurs et intérieurs.
On appelle sens extérieur celui dont l’organe
paroît au dehors et qui demande un objet externe
actuellement présent.
Tels sont les cinq sens que chacun connoît ; on voit
les yeux, les oreilles et les autres organes des
sens ; et on ne peut ni voir, ni ouïr, ni sentir en
aucune sorte, que les objets extérieurs dont ces
organes peuvent être frappés, ne soient en présence
en la manière qu’il convient.
On appelle sens intérieur celui dont les organes
ne paroissent pas, et qui ne demande pas un objet
externe actuellement présent. On range ordinairement
parmi les sens intérieurs cette faculté qui réunit
les sensations, c’est-à-dire le sens commun, et celle
qui les conserve ou les renouvelle, c’est-à-dire
l’imaginative.
On peut douter du sens commun, parce que ce sentiment
qui


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réunit, par exemple, les diverses sensations que le
feu nous cause et les rapporte à un seul objet, se
fait seulement à la présence de l’objet même, et dans
le même moment que les sens extérieurs agissent. Mais
pour l’acte d’imaginer, qui continue après que les
sens extérieurs cessent d’agir, il appartient sans
difficulté au sens intérieur.
Il est maintenant aisé de bien connoître la nature
de cet acte, et on ne peut trop s’y appliquer.
La vue et les autres sens extérieurs nous font
apercevoir certains objets hors de nous ; mais outre
cela nous les pouvons apercevoir au dedans de nous,
tels que les sens extérieurs les font sentir, lors
même qu’ils ont cessé d’agir ; par exemple, je fais
ici un triangle, et je le vois de mes yeux. Que je
les ferme, je vois encore ce même triangle
intérieurement tel que ma vue me l’a fait sentir, de
même couleur, de même grandeur et de même situation :
c’est ce qui s’appelle imaginer un triangle.
Il y a pourtant une différence ; c’est, comme il a
été dit, que cette continuation de la sensation
se faisant par une image, ne peut pas être si vive
que la sensation elle-même, qui se fait à la présence
actuelle de l’objet, et qu’elle s’affoiblit de plus
en plus avec le temps.
Cet acte d’imaginer accompagne toujours l’action des
sens extérieurs. Toutes les fois que je vois,
j’imagine en même temps ; et il est assez malaisé de
distinguer ces deux actes dans le temps que la vue
agit ; mais ce qui nous en marque la distinction, c’est
que même en cessant de voir, je puis continuer à
imaginer ; et cela, c’est voir encore en quelque façon
la chose même, telle que je la voyois lorsqu’elle
étoit présente à mes yeux.
Ainsi nous pouvons dire en général qu’imaginer une
chose, c’est continuer de la sentir, moins vivement
toutefois et d’une autre sorte que lorsqu’elle étoit
actuellement présente aux sens extérieurs.
De là vient qu’en imaginant un objet, on l’imagine
toujours d’une certaine grandeur, d’une certaine
figure, avec de certaines qualités sensibles,
particulières et déterminées ; par exemple, blanche ou
noire, dure ou molle, froide ou chaude ; et cela


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en tel et tel degré, c’est-à-dire plus ou moins, et
ainsi du reste.
Il faut soigneusement observer qu’en imaginant, nous
n’ajoutons que la durée aux choses que les sens nous
apportent : pour le reste l’imagination, au lieu d’y
ajouter le diminue, les images qui nous restent de la
sensation n’étant jamais aussi vives que la sensation
elle-même.
Voilà ce qui s’appelle imaginer ; c’est ainsi que
l’ame conserve les images des objets qu’elle a sentis,
et telle est enfin cette faculté qu’on appelle
imaginative.
Et il ne faut pas oublier que lorsqu’on l’appelle sens
intérieur en l’opposant à l’extérieur, ce n’est pas
que les opérations de l’un et de l’autre sens ne se
fassent au dedans de l’ame ; mais, comme il a été dit,
c’est, premièrement, que les organes des sens
extérieurs sont au dehors, par exemple les yeux, les
oreilles, la langue et le reste ; au lieu qu’il ne
paroît point au dehors d’organe qui serve à imaginer ;
et secondement, que quand on exerce les sens
extérieurs, on se sent actuellement frappé par l’objet
corporel qui est au dehors, et qui pour cela doit être
présent ; au lieu que l’imagination est affectée de
l’objet, soit qu’il soit ou qu’il ne soit pas présent,
et même quand il a cessé d’être absolument, pourvu
qu’une fois il ait été bien senti. Ainsi je ne puis
voir ce triangle dont nous parlions, qu’il ne soit
actuellement présent ; mais je puis l’imaginer, même
après l’avoir effacé ou éloigné de mes yeux.
Voilà ce qui regarde les sens, tant intérieurs
qu’extérieurs, et la différence des uns et des autres.


Vi. Les passions.


De ces sentimens intérieurs et extérieurs, et
principalement des plaisirs et de la douleur, naissent
en l’ame certains mouvemens que nous appelons passions.
Le sentiment du plaisir nous touche très-vivement,
quand il est présent, et nous attire puissamment quand
il ne l’est pas, et le sentiment de la douleur fait
un effet tout contraire : ainsi partout où nous
ressentons ou imaginons le plaisir et la douleur, nous


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sommes attirés ou rebutés ; c’est ce qui nous donne
de l’appétit pour une viande agréable et de la
répugnance pour une viande dégoûtante ; et tous les
autres plaisirs, aussi bien que toutes les autres
douleurs, causent en nous des appétits ou des
répugnances de même nature, où la raison n’a aucune
part.
Ces appétits ou ces répugnances et aversions sont
appelés mouvemens de l’ame, non qu’elle change de
place ou qu’elle se transporte d’un lieu à un autre ;
mais c’est que, comme le corps s’approche ou
s’éloigne en se mouvant, ainsi l’ame par ses appétits
ou aversions s’unit avec les objets ou s’en sépare.
Ces choses étant posées, nous pouvons définir la
passion un mouvement de l’ame, qui, touchée du
plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans
un objet, le poursuit ou s’en éloigne : si j’ai faim,
je cherche avec passion la nourriture nécessaire ; si
je suis brûlé par ce feu, j’ai une forte passion de
m’en éloigner.
On compte ordinairement onze passions, que nous allons
rapporter et définir par ordre.
L’amour est une passion de s’unir à quelque chose. On
aime une nourriture agréable, on aime l’exercice de
la chasse. Cette passion fait qu’on aime de s’unir à
ces choses, et de les avoir en sa puissance.
La haine, au contraire, est une passion d’éloigner
de nous quelque chose ; je hais la douleur ; je hais
le travail ; je hais une médecine pour son mauvais
goût ; je hais un tel homme qui me fait du mal ; et
mon esprit s’en éloigne naturellement.
Le désir est une passion qui nous pousse à rechercher
ce que nous aimons, quand il est absent.
L’aversion, autrement nommée la fuite ou l’éloignement,
est une passion d’empêcher que ce que nous haïssons
ne nous approche.
La joie est une passion par laquelle l’ame jouit du
bien présent et s’y repose.
La tristesse est une passion par laquelle l’ame
tourmentée du mal présent, s’en éloigne autant qu’elle
peut et s’en afflige.
Jusqu’ici les passions n’ont eu besoin, pour être
excitées, que de la présence ou de l’absence de leurs
objets : les cinq autres y ajoutent la difficulté.


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L’audace ou la hardiesse ou le courage est une passion
par laquelle l’ame s’efforce de s’unir à l’objet
aimé, dont l’acquisition est difficile.
La crainte est une passion par laquelle l’ame
s’éloigne d’un mal difficile à éviter.
L’espérance est une passion qui naît en l’ame, quand
l’acquisition de l’objet aimé est possible, quoique
difficile. Car lorsqu’elle est aisée ou assurée, on
en jouit par avance et on est en joie.
Le désespoir au contraire est une passion qui naît
en l’ame quand l’acquisition de l’objet aimé paroît
impossible.
La colère est une passion par laquelle nous nous
efforçons de repousser avec violence celui qui nous
fait du mal ou de nous en venger.
Cette dernière passion n’a point de contraire, si ce
n’est qu’on veuille mettre parmi les passions
l’inclination de faire du bien à qui nous oblige ;
mais il la faut rapporter à la vertu, et elle n’a
pas l’émotion ni le trouble que les passions apportent.
Les six premières passions, qui ne présupposent dans
leurs objets que la présence ou l’absence, sont
rapportées par les anciens philosophes à l’appétit
qu’ils appellent concupiscible ; et pour les
cinq dernières, qui ajoutent la difficulté à l’absence
ou à la présence, ils les rapportent à l’appétit
qu’ils appellent irascible .
Ils appellent appétit concupiscible celui où domine le
désir ou la concupiscence ; et irascible celui où
domine la colère. Cet appétit a toujours quelque
difficulté à surmonter ou quelque effort à faire, et
c’est ce qui émeut la colère.
L’appétit qu’on appelle irascible seroit peut-être
appelé plus convenablement courageux. Les grecs, qui
ont fait les premiers cette distinction d’appétits,
expriment par un même mot la colère et le courage,
et il est naturel de nommer appétit courageux celui
qui doit surmonter les difficultés.
Et on peut joindre aussi les deux expressions
d’irascible et de courageux , parce que la
colère est née pour exciter et soutenir le courage.
Quoi qu’il en soit, la distinction des passions en
passions dont l’objet est regardé simplement comme
présent ou absent, et des


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passions où la difficulté se trouve jointe à la
présence ou à l’absence, est indubitable.
Et quand nous parlons de difficulté, ce n’est pas
qu’il faille toujours mettre dans les passions qui la
présupposent, un jugement exprès de l’entendement par
lequel il juge un tel objet difficile à acquérir ;
mais c’est, comme nous verrons plus amplement en son
lieu, que la nature a revêtu les objets dont
l’acquisition est difficile de certains caractères
propres, qui par eux-mêmes font sur l’esprit des
impressions et des imaginations différentes.
Outre ces onze principales passions, il y a encore la
honte, l’envie, l’émulation, l’admiration et
l’étonnement et quelques autres semblables ; mais elles
se rapportent à celles-ci. La honte est une tristesse
ou une crainte d’être exposé à la haine ou au mépris
pour quelque faute ou quelque défaut naturel, mêlée
avec le désir de le couvrir ou de nous justifier.
L’envie est une tristesse que nous avons du bien
d’autrui, et une crainte qu’en le possédant il ne nous
en prive, ou un désespoir d’acquérir le bien que nous
voyons déjà occupé par un autre avec une haine
invincible contre celui qui semble nous le détenir.
L’émulation qui naît en l’homme de coeur, quand il voit
faire aux autres de grandes actions, enferme
l’espérance de les pouvoir faire, parce que les autres
les font, et un sentiment d’audace qui nous porte à les
entreprendre avec confiance. L’admiration et
l’étonnement comprennent en eux, ou la joie d’avoir
vu quelque chose d’extraordinaire et le désir d’en
savoir les causes aussi bien que les suites ; ou la
crainte que sous cet objet nouveau il n’y ait quelque
péril caché, et l’inquiétude causée par la difficulté
de le connoître : ce qui nous rend comme immobiles et
sans action, et c’est ce que nous appelons être étonné.
L’inquiétude, les soucis, la peur, l’effroi, l’horreur
et l’épouvante, ne sont autre chose que les différens
degrés et les différens effets de la crainte. Un homme
mal assuré du bien qu’il possède entre en inquiétude ;
si les périls augmentent, ils lui causent de fâcheux
soucis ; quand le mal presse davantage, il a peur ; si
la peur le trouble et le fait trembler, cela s’appelle
effroi


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et horreur ; que si elle le saisit tellement qu’il
paroisse comme éperdu, cela s’appelle épouvante.
Ainsi il paroît manifestement qu’en quelque manière
qu’on prenne les passions, et à quelque nombre qu’on
les étende, elles se réduisent toujours aux onze que
nous venons d’expliquer.
Et même nous pouvons dire, si nous consultons ce qui se
passe en nous-mêmes, que nos autres passions se
rapportent au seul amour, et qu’il les enferme ou les
excite toutes. La haine de quelque objet ne vient que
de l’amour qu’on a pour un autre. Je ne hais la
maladie que parce que j’aime la santé. Je n’ai
d’aversion pour quelqu’un que parce qu’il m’est un
obstacle à posséder ce que j’aime. Le désir n’est qu’un
amour qui s’étend au bien qu’il n’a pas, comme la
joie est un amour qui s’attache au bien qu’il a. La
fuite et la tristesse sont un amour qui s’éloigne du
mal par lequel il est privé de son bien et qui s’en
afflige. L’audace est un amour qui entreprend pour
posséder l’objet aimé, ce qu’il y a de plus difficile,
et la crainte un amour qui se voyant menacé de
perdre ce qu’il recherche, est troublé de ce péril.
L’espérance est un amour qui se flatte qu’il
possédera l’objet aimé, et le désespoir est un amour
désolé de ce qu’il s’en voit privé à jamais, ce qui
cause un abattement dont on ne peut se relever. La
colère est un amour irrité de ce qu’on lui veut ôter
son bien et s’efforçant de le défendre. Enfin ôtez
l’amour, il n’y a plus de passions ; et posez l’amour,
vous les faites naître toutes.
Quelques-uns pourtant ont parlé de l’admiration comme
de la première des passions, parce qu’elle naît en
nous à la première surprise que nous cause un objet
nouveau, avant que de l’aimer ou de le haïr. Mais si
cette surprise en demeure à la simple admiration d’une
chose qui paroît nouvelle, elle ne fait en nous
aucune émotion, ni aucune passion par conséquent. Que
si elle nous cause quelque émotion, nous avons
remarqué comme elle appartient aux passions que nous
avons expliquées. Ainsi il faut persister à mettre
l’amour la première des passions, et la source de
toutes les autres.
Voilà ce qu’un peu de réflexion sur nous-mêmes nous
fera connoître de nos passions, autant qu’elles se font
sentir à l’ame.


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Il faudroit ajouter seulement qu’elles nous empêchent
de bien raisonner et qu’elles nous engagent dans le
vice, si elles ne sont détournées. Mais ceci
s’entendra mieux quand nous aurons défini les
opérations intellectuelles.


Vii. Les opérations intellectuelles, et premièrement celles de l’entendement.


Les opérations intellectuelles sont celles qui sont
élevées au-dessus des sens.
Disons quelque chose de plus précis : ce sont celles
qui ont pour objet quelque raison qui nous est connue.
J’appelle ici raison l’appréhension ou la perception
de quelque chose de vrai, ou qui soit réputé pour tel.
La suite va faire entendre tout ceci.
Il y a deux sortes d’opérations intellectuelles :
celles de l’entendement et celles de la volonté.
L’une et l’autre a pour objet quelque raison qui nous
est connue. Tout ce que j’entends est fondé sur
quelque raison ; je ne veux rien que je ne puisse dire
pour quelle raison je le veux.
Il n’en est pas de même des sensations, comme la suite
le fera paroître à qui y prendra garde de près.
Disons avant toutes choses ce qui appartient à
l’entendement.
L’entendement est la lumière que Dieu nous a donnée
pour nous conduire. On lui donne divers noms : en tant
qu’il invente et qu’il pénètre, il s’appelle
esprit ; en tant qu’il juge et qu’il dirige au vrai
et au bien, il s’appelle raison et jugement .
Le vrai caractère de l’homme, qui le distingue si fort
des autres animaux, c’est d’être capable de raison. Il
est porté naturellement à rendre raison de ce qu’il
fait. Ainsi le vrai homme sera celui qui peut rendre
bonne raison de sa conduite.
La raison, en tant qu’elle nous détourne du vrai mal
de l’homme, qui est le péché, s’appelle la
conscience .
Quand notre conscience nous reproche le mal que nous
avons fait, cela s’appelle syndérèse ou remords de
conscience
.
La raison nous est donnée pour nous élever au-dessus
des sens


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et de l’imagination. La raison qui les suit et s’y
asservit est une raison corrompue, qui ne mérite plus
le nom de raison.
Voilà en général ce que c’est que l’entendement ;
mais nous le concevrons mieux quand nous aurons
exactement défini son opération.
Entendre, c’est connoître le vrai et le faux, et
discerner l’un d’avec l’autre. Par exemple entendre
un triangle, c’est connoître cette vérité, que c’est
une figure à trois côtés ; ou parce que ce mot de
triangle pris absolument est affecté au triangle
rectiligne, entendre le triangle, c’est entendre que
c’est une figure terminée de trois lignes droites.
Par cette définition, je connois la nature de
l’entendement, et sa différence d’avec les sens.
Les sens donnent lieu à la connoissance de la vérité ;
mais ce n’est pas par eux précisément que je la
connois.
Quand je vois les arbres d’une longue allée, quoiqu’ils
soient tous à peu près égaux, se diminuer peu à peu à
mes yeux, en sorte que la diminution commence dès le
second et se continue à proportion de l’éloignement ;
quand je vois uni, poli et continu ce qu’un
microscope me fait voir rude, inégal et séparé ;
quand je vois courbe à travers de l’eau un bâton que
je sais d’ailleurs être droit ; quand emporté dans un
bateau par un mouvement égal, je me sens comme
immobile avec tout ce qui est dans le vaisseau,
pendant que je vois le reste, qui ne branle pourtant
pas, comme s’enfuyant de moi, en sorte que je
transporte mon mouvement à des choses immobiles et
leur immobilité à moi qui remue : ces choses et mille
autres de même nature où les sens ont besoin d’être
redressés, me font voir que c’est par quelque autre
faculté que je connois la vérité et que je la discerne
de la fausseté.
Et cela ne se trouve pas seulement dans les sensibles
que nous avons appelés communs, mais encore dans ceux
qu’on appelle propres. Il m’arrive souvent de voir, sur
certains objets, certaines couleurs ou certaines taches
qui ne proviennent point des objets mêmes, mais du
milieu à travers lequel je les regarde, ou de
l’altération de mon organe ; ainsi des yeux remplis de
bile font voir tout jaune ; et eux-mêmes éblouis
pour avoir été trop


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arrêtés sur le soleil, font voir après cela diverses
couleurs, ou en l’air ou sur les objets, que l’on n’y
verroit nullement sans cette altération. Souvent je
sens dans l’oreille des bruits semblables à ceux que
me cause l’air agité par certains corps sans néanmoins
qu’il le soit. Telle odeur paroît bonne à l’un et
désagréable à l’autre. Les goûts sont différens, et
un autre trouvera toujours amer ce que je trouve
toujours doux. Moi-même je ne m’accorde pas toujours
avec moi-même, et je sens que le goût varie en moi
autant par la propre disposition de ma langue que par
celle des objets mêmes. C’est à la raison à juger de
ces illusions des sens, et c’est à elle par
conséquent à connoître la vérité.
De plus les sens ne m’apprennent pas ce qui se fait
dans leurs organes. Quand je regarde ou que j’écoute,
je ne sens ni l’ébranlement qui se fait dans le
tympan que j’ai dans l’oreille, ni celui des nerfs
optiques que j’ai dans le fond de l’oeil. Lorsque
ayant les yeux blessés ou le goût malade, je sens
tout amer et je vois tout jaune, je ne sens point par
la vue ni par le goût l’indisposition de mes yeux ou
de ma langue. J’apprends tout cela par les réflexions
que je fais sur les organes corporels dont mon seul
entendement me fait connoître les usages naturels
avec leurs dispositions bonnes ou mauvaises.
Les sens ne me disent non plus ce qu’il y a dans leurs
objets capable d’exciter en moi les sensations. Ce que
je sens quand je dis : j’ai chaud ou je brûle, sans
doute n’est pas la même chose que ce que je conçois
dans le feu lorsque je l’appelle chaud et brûlant. Ce
qui me fait dire : j’ai chaud, c’est un certain
sentiment que le feu qui ne sent pas ne peut avoir,
et ce sentiment, augmenté jusqu’à la douleur me fait
dire que je brûle.
Quoique le feu n’ait en lui-même ni le sentiment ni
la douleur qu’il excite en moi, il faut bien qu’il
y ait en lui quelque chose capable de l’exciter : mais
ce quelque chose que j’appelle la chaleur du feu,
n’est point connu par les sens, et si j’en ai quelque
idée elle me vient d’ailleurs.
Ainsi les sens ne nous apportent que leurs propres
sensations, et laissent à l’entendement à juger des
dispositions qu’ils marquent dans les objets. L’ouïe
m’apporte seulement les sons, et le goût


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l’amer et le doux ; comment il faut que l’air soit
ému pour causer du bruit, ce qu’il y a dans les
viandes qui me les fait trouver amères ou douces,
sera toujours ignoré si l’entendement ne le découvre.
Ce qui se dit des sens s’étend aussi à l’imagination
qui, comme nous avons dit, ne nous apporte autre chose
que des images de la sensation, qu’elle ne surpasse
que dans la durée.
Et tout ce que l’imagination ajoute à la sensation,
est une pure illusion qui a besoin d’être corrigée,
comme quand, ou dans les songes, ou par quelque
trouble, j’imagine les choses autrement que je ne
les vois.
Ainsi tant en dormant qu’en veillant, nous nous
trouvons souvent remplis de fausses imaginations dont
le seul entendement peut juger.
C’est pourquoi tous les philosophes sont d’accord
qu’il n’appartient qu’à lui seul de connoître le vrai
et le faux, et de discerner l’un d’avec l’autre.
C’est aussi lui seul qui remarque la nature des
choses. Par la vue nous sommes touchés de ce qui est
étendu et de ce qui est en mouvement : le seul
entendement recherche et conçoit ce que c’est que
d’être étendu, et ce que c’est que d’être en
mouvement.
Par la même raison, il n’y a que l’entendement qui
puisse errer. à proprement parler, il n’y a point
d’erreur dans le sens, qui fait toujours ce qu’il
doit, puisqu’il est fait pour opérer selon les
dispositions non-seulement des objets, mais des
organes. C’est à l’entendement, qui doit juger des
organes mêmes, à tirer des sensations les conséquences
nécessaires ; et s’il se laisse surprendre, c’est lui
qui se trompe.
Ainsi il demeure pour constant que le vrai effet de
l’intelligence, c’est de connoître le vrai et le faux
et les discerner l’un de l’autre.
C’est ce qui ne convient qu’à l’entendement, et ce qui
montre en quoi il diffère tant des sens que de
l’imagination.


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Viii. De certains actes de l’entendement qui sont joints aux sensations, et comment on en connoît la différence.


Mais il y a des actes de l’entendement qui suivent
de si près les sensations, que nous les confondons
avec elles, à moins d’y prendre garde fort
exactement.
Le jugement que nous faisons naturellement des
proportions et de l’ordre qui en résulte, est de
cette sorte.
Connoître les proportions et l’ordre, est l’ouvrage
de la raison qui compare une chose avec une autre et
en découvre les rapports.
Le rapport de la raison et de l’ordre est extrême.
L’ordre ne peut être remis dans les choses que par la
raison, ni être entendu que par elle. Il est ami de
la raison et son propre objet.
Ainsi on ne peut nier qu’apercevoir les proportions,
apercevoir l’ordre et en juger, ne soit une chose
qui passe les sens.
Par la même raison apercevoir la beauté et en juger
est un ouvrage de l’esprit, puisque la beauté ne
consiste que dans l’ordre, c’est-à-dire dans
l’arrangement et la proportion.
De là vient que les choses qui sont les moins belles
en elles-mêmes reçoivent une certaine beauté quand
elles sont arrangées avec de justes proportions et
un rapport mutuel.
Ainsi il appartient à l’esprit, c’est-à-dire à
l’entendement, de juger de la beauté ; parce que
juger de la beauté, c’est juger de l’ordre, de la
proportion et de la justesse ; choses que l’esprit
seul peut apercevoir.
Ces choses présupposées, il sera aisé de comprendre
qu’il nous arrive souvent d’attribuer aux sens ce
qui appartient à l’esprit.
Lorsque nous regardons une longue allée, quoique tous
les arbres décroissent à nos yeux à mesure qu’ils
s’en éloignent, nous les jugeons tous égaux. Ce
jugement n’appartient point à l’oeil, à l’égard
duquel ces arbres sont diminués. Il se forme par une
secrète réflexion de l’esprit, qui connoissant
naturellement la diminution que cause l’éloignement
dans les objets, juge égales


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toutes les choses qui décroissent également à la vue
à mesure qu’elles s’éloignent.
Mais encore que ce jugement appartienne à l’esprit,
à cause qu’il est fondé sur la sensation et qu’il la
suit de près ou plutôt qu’il naît avec elle, nous
l’attribuons aux sens, et nous disons qu’on voit à
l’oeil l’égalité de ces arbres et la juste
proportion de cette allée.
C’est aussi par là qu’elle nous plaît et qu’elle nous
semble belle ; et nous croyons voir par les yeux
plutôt qu’entendre par l’esprit cette beauté, parce
qu’elle se présente à nous aussitôt que nous jetons
les yeux sur cet agréable objet.
Mais nous savons d’ailleurs que la beauté,
c’est-à-dire la justesse, la proportion et l’ordre,
ne s’aperçoit que par l’esprit, dont il ne faut pas
confondre l’opération avec celle du sens, sous
prétexte qu’elle l’accompagne.
Ainsi quand nous trouvons un bâtiment beau, c’est un
jugement que nous faisons sur la justesse et la
proportion de toutes les parties en les rapportant
les unes aux autres, et il y a dans ce jugement un
raisonnement caché que nous n’apercevons pas à cause
qu’il se fait fort vite.
Nous avons donc beau dire que cette beauté se voit à
l’oeil, ou que c’est un objet plaisant aux yeux, ce
jugement nous vient par ces sortes de réflexions
secrètes qui pour être vives et promptes, et pour
suivre de près les sensations, sont confondues avec
elles.
Il en est de même de toutes les choses dont la beauté
nous frappe d’abord. Ce qui nous fait trouver une
couleur belle, c’est un jugement secret que nous
portons en nous-mêmes de sa proportion avec notre
oeil qu’elle divertit. Les beaux tons, les beaux
chants, les belles cadences, ont la même proportion
avec notre oreille. En apercevoir la justesse aussi
promptement que le son nous touche l’ouïe, c’est ce
qu’on appelle avoir l’oreille bonne, quoique, pour
parler exactement, il fallût attribuer ce jugement
à l’esprit.
Et une marque que cette justesse, qu’on attribue à
l’oreille, est un ouvrage de raisonnement et de
réflexion, c’est qu’elle s’acquiert ou se
perfectionne par l’art. Il y a certaines règles qui


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étant une fois connues, font sentir plus promptement
la beauté de certains accords ; l’usage même fait
cela tout seul, parce qu’en multipliant les
réflexions, il les rend plus aisées et plus promptes ;
et on dit qu’il raffine l’oreille, parce qu’il allie
plus vite, avec des sons qui la frappent, le jugement
que porte l’esprit sur la beauté des accords.
Les jugemens que nous faisons en trouvant les choses
grandes ou petites par rapport des unes aux autres,
sont encore de même nature. C’est par là que le
dernier arbre d’une longue allée, quelque petit qu’il
vienne à nos yeux, nous paroît naturellement aussi
grand que le premier ; et nous ne jugerions pas aussi
sûrement de sa grandeur, si le même arbre étant seul
dans une vaste campagne ne pouvoit pas être comparé
à d’autres.
Il y a donc en nous une géométrie naturelle,
c’est-à-dire une science des proportions qui nous fait
mesurer les grandeurs en les comparant les unes aux
autres, et concilie la vérité avec les apparences.
C’est ce qui donne moyen aux peintres de nous tromper
dans leurs perspectives. En imitant l’effet de
l’éloignement et la diminution qu’il cause
proportionnellement dans les objets, ils nous font
paroître enfoncé ou relevé ce qui est uni, éloigné ce
qui est proche, et grand ce qui est petit.
C’est ainsi que sur un théâtre de vingt ou trente
pieds, on nous fait paroître des allées immenses. Et
alors si quelque homme vient à se montrer au-dessus du
dernier arbre de cette allée imaginaire, il nous paroît
un géant, comme surpassant en grandeur cet arbre que
la justesse des proportions nous fait égaler au
premier.
Et par la même raison les peintres donnent souvent une
figure à leurs objets pour nous en faire paroître une
autre. Ils tournent en losange les pavés d’une
chambre, qui doivent paroître carrés, parce que dans
une certaine distance les carreaux effectifs prennent
à nos yeux cette figure ; et nous voyons ces carreaux
peints si bien carrés, que nous avons peine à croire
qu’ils soient si étroits, ou tournés si obliquement :
tant est forte l’habitude que notre esprit a prise de
former ses jugemens sur les proportions,


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et de juger toujours de même, pourvu qu’on ait trouvé
l’art de ne rien changer dans les apparences.
Et quand nous découvrons par raisonnement ces
tromperies de la perspective, nous disons que le
jugement redresse les sens, au lieu qu’il faudroit
dire pour parler avec une entière exactitude que le
jugement se redresse lui-même, c’est-à-dire qu’un
jugement qui suit l’apparence est redressé par un
jugement qui se fonde en vérité connue, et un jugement
d’habitude par un jugement de réflexion expresse.

Ix. Différence de l’imagination et de l’entendement.


Voilà ce qu’il faut entendre pour apprendre à ne pas
confondre avec les sensations des choses de
raisonnement. Mais comme il est beaucoup plus à
craindre qu’on ne confonde l’imagination avec
l’intelligence, il faut encore marquer les caractères
propres de l’une et de l’autre.
La chose sera aisée, en faisant un peu de réflexion
sur ce qui a été dit.
Nous avons dit premièrement que l’entendement connoît
la nature des choses, ce que l’imagination ne peut
pas faire.
Il y a, par exemple, grande différence entre imaginer
le triangle et entendre le triangle. Imaginer le
triangle, c’est s’en représenter un d’une mesure
déterminée et avec une certaine grandeur de ses angles
et de ses côtés ; au lieu que l’entendre, c’est en
connoître la nature et savoir en général que c’est
une figure à trois côtés, sans déterminer aucune
grandeur ni proportion particulière. Ainsi quand on
entend un triangle, l’idée qu’on en a convient à tous
les triangles équilatéraux, isocèles ou autres, de
quelque grandeur et proportion qu’ils soient ; au
lieu que le triangle qu’on imagine est restreint à une
certaine espèce de triangle et à une grandeur
déterminée.
Il faut juger de la même sorte des autres choses qu’on
peut imaginer et entendre ; par exemple, imaginer
l’homme, c’est s’en représenter un qui soit de grande
ou de petite taille, blanc ou basané,


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sain ou malade : et l’entendre, c’est concevoir
seulement que c’est un animal raisonnable sans
s’arrêter à aucune de ses qualités particulières.
Il y a encore une autre différence entre imaginer et
entendre. C’est qu’entendre s’étend beaucoup plus
loin qu’imaginer. Car on ne peut imaginer que les
choses corporelles et sensibles, au lieu que l’on peut
entendre les choses tant corporelles que spirituelles,
celles qui sont sensibles et celles qui ne le sont
pas : par exemple, Dieu et l’ame.
Ainsi ceux qui veulent imaginer Dieu et l’ame tombent
dans une grande erreur, parce qu’ils veulent imaginer
ce qui n’est pas imaginable, c’est-à-dire ce qui n’a
ni corps, ni figure, ni enfin rien de sensible.
à cela il faut rapporter les idées que nous avons de la
bonté, de la vérité, de la justice, de la sainteté
et les autres semblables, dans lesquelles il n’entre
rien de corporel, et qui aussi conviennent ou
principalement, ou seulement, aux choses spirituelles,
telles que sont Dieu et l’ame ; de sorte qu’elles ne
peuvent pas être imaginées, mais seulement entendues.
Comme donc toutes les choses qui n’ont point de corps
ne peuvent être conçues que par la seule intelligence,
il s’ensuit que l’entendement s’étend plus loin que
l’imagination.
Mais la différence essentielle entre imaginer et
entendre, est celle qui est exprimée par la définition.
C’est qu’entendre n’est autre chose que connoître et
discerner le vrai et le faux, ce que l’imagination qui
suit simplement le sens ne peut avoir.


X. Comment l’imagination et l’intelligence s’unissent et s’aident, ou s’embarrassent mutuellement.


Encore que ces deux actes d’imaginer et d’entendre
soient si distingués, ils se mêlent toujours
ensemble. L’entendement ne définit point le triangle
ni le cercle, que l’imagination ne s’en figure un. Il
se mêle des images sensibles dans la considération
des choses les plus spirituelles, par exemple de Dieu
et des ames ; et quoique nous les rejetions de notre
pensée comme choses fort


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éloignées de l’objet que nous contemplons, elles ne
laissent pas de le suivre.
Il se forme souvent aussi dans notre imagination des
figures bizarres et capricieuses, qu’elle ne peut pas
forger toute seule et où il faut qu’elle soit aidée
par l’entendement. Les centaures, les chimères et les
autres compositions de cette nature que nous faisons
et défaisons quand il nous plaît, supposent quelque
réflexion sur les choses différentes dont elles se
forment, et quelque comparaison des unes avec les
autres : ce qui appartient à l’entendement. Mais ce
même entendement, qui excite dans la fantaisie ces
assemblages monstrueux, en connoît la vanité.
L’imagination, selon qu’on en use, peut servir ou
nuire à l’intelligence.
Le bon usage de l’imagination est de s’en servir
seulement pour rendre l’esprit attentif ; par exemple,
quand en discourant de la nature du cercle et du carré
et des proportions de l’un avec l’autre je m’en figure
un dans l’esprit, cette image me sert beaucoup à
empêcher les distractions et à fixer ma pensée sur ce
sujet.
Le mauvais usage de l’imagination est de la laisser
décider ; ce qui arrive principalement à ceux qui ne
croient rien de véritable que ce qui est imaginable et
sensible : erreur grossière qui confond l’imagination
et le sens avec l’entendement.
Aussi l’expérience fait-elle voir qu’une imagination
trop vive étouffe le raisonnement et le jugement.
Il faut donc employer l’imagination et les images
sensibles seulement pour nous recueillir en
nous-mêmes, en sorte que la raison préside toujours.


Xi. Différence d’un homme d’esprit et d’un homme d’imagination ; l’homme de mémoire.


Par là se peut remarquer la différence entre les gens
d’imagination et les gens d’esprit ou d’entendement.
Mais il faut auparavant démêler l’équivoque de ce
terme, esprit .
L’esprit s’étend quelquefois tant à l’imagination qu’à
l’entendement, et en un mot à tout ce qui agit au
dedans de nous.


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Ainsi quand nous avons dit qu’on se figuroit dans
l’esprit un cercle ou un carré, le mot d’esprit
signifioit là l’imagination.
Mais la signification la plus ordinaire du mot d’esprit
est de le prendre pour entendement : ainsi un homme
d’esprit et un homme d’entendement est à peu près
la même chose, quoique le mot d’entendement marque
un peu plus ici le bon jugement.
Cela supposé, la différence des gens d’imagination et
des gens d’esprit est évidente. Ceux-là sont propres à
retenir et à se représenter vivement les choses qui
frappent les sens. Ceux-ci savent démêler le vrai et
le faux et juger de l’un et de l’autre.
Ces deux qualités des hommes se remarquent dans leurs
discours et dans leur conduite.
Les premiers sont féconds en descriptions, en
peintures vives, en comparaisons, et autres choses
semblables que les sens fournissent ; le bon esprit
donne aux autres un fort raisonnement avec un
discernement exact et juste, qui produit des paroles
propres et précises.
Les premiers sont passionnés et emportés, parce que
l’imagination qui prévaut en eux excite naturellement
et nourrit les passions. Les autres sont réglés et
modérés, parce qu’ils sont plus disposés à écouter la
raison et à la suivre.
Un homme d’imagination est fécond en expédiens, parce
que la mémoire qu’il a fort vive et les passions qu’il
a fort ardentes, donnent beaucoup de mouvement à son
esprit. Un homme d’entendement sait mieux prendre son
parti et agit avec plus de suite. Ainsi l’un trouve
ordinairement plus de moyens pour arriver à une fin ;
l’autre en fait un meilleur choix et se soutient mieux.
Comme nous avons remarqué que l’imagination aide
beaucoup l’intelligence, il est clair que pour faire
un habile homme, il faut de l’un et de l’autre : mais
dans ce tempérament il faut que l’intelligence et le
raisonnement prévale.
Et quand nous avons distingué les gens d’imagination
d’avec les gens d’esprit, ce n’est pas que les
premiers soient tout à fait destitués de raisonnement,
ni les autres d’imagination. Ces deux choses vont
toujours ensemble, mais on définit les hommes par la
partie qui domine en eux.


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Il faudroit ici parler des gens de mémoire, qui est
comme un troisième caractère entre les gens de
raisonnement et les gens d’imagination. La mémoire
fournit beaucoup au raisonnement ; mais elle
appartient à l’imagination : quoique dans l’usage
ordinaire on appelle gens d’imagination ceux qui
sont inventifs, et gens de mémoire ceux qui retiennent
ce qui est inventé par les autres.


Xii. Les actes particuliers de l’intelligence.


Après avoir séparé l’intelligence d’avec les sens et
d’avec l’imagination, il faut maintenant considérer
quels sont les actes particuliers de l’intelligence.
C’est autre chose d’entendre la première fois une
vérité, autre chose de la rappeler à notre esprit
après l’avoir sue. L’entendre la première fois,
s’appelle entendre simplement, concevoir, apprendre ;
et la rappeler dans son esprit, s’appelle se
ressouvenir.
On distingue la mémoire qui s’appelle imaginative, où
se retiennent les choses sensibles et les sensations,
d’avec la mémoire intellectuelle par laquelle se
retiennent les vérités et les choses de raisonnement
et d’intelligence.
On distingue aussi entre les pensées de l’ame qui
tendent directement aux objets, et celles où elle se
retourne sur elle-même et sur ses propres opérations,
par cette manière de penser qu’on appelle
réflexion .
Cette expression est tirée des corps, lorsque
repoussés par d’autres corps qui s’opposent à leur
mouvement, ils retournent pour ainsi dire sur
eux-mêmes.
Par la réflexion l’esprit juge des objets, des
sensations, enfin de lui-même et de ses propres
jugemens qu’il redresse ou qu’il confirme. Ainsi il
y a des réflexions qui se font sur les objets et les
sensations simplement, et d’autres qui se font sur
les actes mêmes de l’intelligence, et celles-là sont
les plus sûres et les meilleures.


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Xiii. Les trois opérations de l’esprit.


Mais ce qu’il y a de principal en cette matière est
de bien entendre les trois opérations de l’esprit.
Dans une proposition, c’est autre chose d’entendre les
termes dont elle est composée ; autre chose de les
assembler ou de les disjoindre : par exemple, dans
ces deux propositions : Dieu est éternel, l’homme
n’est pas éternel,
c’est autre chose d’entendre
ces termes, Dieu, homme éternel, autre chose de
les assembler ou de les disjoindre en disant :
Dieu est éternel, ou : l’homme n’est pas
éternel
.
Entendre les termes, par exemple, entendre que Dieu
veut dire la première cause, qu’homme veut dire
animal raisonnable, qu’éternel veut dire ce qui
n’a ni commencement ni fin, c’est ce qui s’appelle
conception, simple appréhension, et c’est la première
opération de l’esprit.
Elle ne se fait peut-être jamais toute seule, et c’est
ce qui fait dire à quelques-uns qu’elle n’est pas.
Mais ils ne prennent pas garde qu’entendre les termes,
est chose qui précède naturellement les assembler :
autrement on ne sait ce qu’on assemble.
Assembler ou disjoindre les termes, c’est en assurer
un de l’autre, ou en nier un de l’autre, en disant :
Dieu est éternel, l’homme n’est pas éternel :
c’est ce qui s’appelle proposition ou jugement, qui
consiste à affirmer ou nier, et c’est la seconde
opération de l’esprit.
à cette opération appartient encore de suspendre son
jugement quand la chose ne paroît pas claire, et c’est
ce qui s’appelle douter .
Que si nous nous servons d’une chose claire, pour en
rechercher une obscure, cela s’appelle raisonner ,
et c’est la troisième opération de l’esprit.
Raisonner, c’est prouver une chose par une autre ;
par exemple, prouver une proposition d’Euclide par
une autre ; prouver que Dieu hait le péché, parce
qu’il est saint, ou qu’il ne change jamais ses
résolutions, parce qu’il est éternel et immuable dans
tout ce qu’il est.


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Toutes les fois que nous trouvons dans le discours
ces particules, parce que, car, puisque, donc,
et les autres qu’on nomme causales, c’est la marque
indubitable du raisonnement.
Mais sa construction naturelle et celle qui découvre
toute sa force, est d’arranger trois propositions
dont la dernière suive des deux autres : par exemple
pour réduire en forme les deux raisonnemens que nous
venons de proposer sur Dieu, il faut dire ainsi :
ce qui est saint hait le péché :
Dieu est saint :
donc Dieu hait le péché.
ce qui est éternel et immuable dans tout ce qu’il
est, ne change jamais ses résolutions :
Dieu est éternel et immuable dans tout ce qu’il
est :
donc Dieu ne change jamais ses résolutions
.
Nous entendons naturellement que si les deux premières
propositions qu’on appelle majeure et mineure ,
sont bien prouvées, la troisième qu’on appelle
conclusion ou conséquence est indubitable.
Nous ne nous astreignons guère à construire le
raisonnement de cette sorte, parce que cela rendroit
le discours trop long, et que d’ailleurs un
raisonnement s’entend très-bien sans cela. Car on dit,
par exemple, en très-peu de mots : Dieu, qui est
bon, doit être bienfaisant envers les hommes,
et
on entend facilement que, parce qu’il est bon de sa
nature, on doit croire qu’il est bienfaisant envers
la nôtre.
Un raisonnement est ou seulement probable,
vraisemblable et conjectural, ou certain et
démonstratif. Le premier genre de raisonnement se fait
en matière douteuse ou particulière et contingente ;
le second se fait en matière certaine, universelle et
nécessaire : par exemple j’entreprends de prouver que
César est un ennemi de sa patrie, qui a toujours eu
le dessein d’en opprimer la liberté, comme il a fait
à la fin ; et que Brutus qui l’a tué n’a jamais eu
d’autre dessein que celui de rétablir la forme légitime


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de la république, c’est raisonner en matière douteuse,
particulière et contingente, et tous les raisonnemens
que je fais sont du genre conjectural ; et au contraire
quand je prouve que tous les angles au sommet et les
angles alternes sont égaux, et que les trois angles de
tout triangle sont égaux à deux droits, c’est
raisonner en matière certaine, universelle et
nécessaire : le raisonnement que je fais est
démonstratif et s’appelle démonstration .
Le fruit de la démonstration est la science ; tout ce
qui est démontré ne peut pas être autrement qu’il est
démontré. Ainsi toute vérité démontrée est nécessaire,
éternelle et immuable. Car en quelque point de
l’éternité qu’on suppose un entendement humain, il
sera capable de l’entendre. Et comme cet entendement
ne la fait pas, mais la suppose, il s’ensuit qu’elle
est éternelle et par là indépendante de tout
entendement créé.
Il faut soigneusement remarquer qu’il y a des
propositions qui s’entendent par elles-mêmes et dont
il ne faut point demander de preuve ; par exemple dans
les mathématiques : le tout est plus grand que sa
partie. Deux lignes parallèles ne se rencontrent
jamais à quelque étendue qu’on les prolonge. De tout
point donné on peut tirer une ligne à un autre
point
. Et dans la morale : il faut suivre la
raison, l’ordre vaut mieux que la confusion
;
et autres de cette nature.
De telles propositions sont claires par elles-mêmes,
parce que quiconque les considère et en a entendu les
termes ne peut leur refuser sa croyance.
Ainsi nous n’en cherchons point de preuves ; mais nous
les faisons servir de preuves aux autres qui sont plus
obscures ; par exemple de ce que l’ordre est meilleur
que la confusion, je conclus qu’il n’y a rien de
meilleur à l’homme que d’être gouverné selon les lois,
et qu’il n’y a rien de pire que l’anarchie,
c’est-à-dire de vivre sans gouvernement et sans lois.
Ces propositions claires et intelligibles par
elles-mêmes et dont on se sert pour démontrer la
vérité des autres, s’appellent axiomes ou premiers
principes
. Elles sont d’éternelle vérité, parce
qu’ainsi qu’il a été dit, toute vérité certaine en
matière universelle est éternelle ; et si les vérités
démontrées le sont, à


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plus forte raison celles qui servent de fondement à la
démonstration.
Voilà ce qui s’appelle les trois opérations de
l’esprit. La première ne juge de rien et ne discerne
pas tant le vrai d’avec le faux, qu’elle prépare la
voie au discernement en démêlant les idées. La
seconde commence à juger ; car elle reçoit comme vrai
ou faux ce qui est évidemment tel et n’a pas besoin
de discussion. Quand elle ne voit pas clair, elle
doute et laisse la chose à examiner au raisonnement,
où se fait le discernement parfait du vrai et du faux.


Xiv. Diverses dispositions de l’entendement.


Mais on peut douter en deux manières. Car on doute
premièrement d’une chose avant que de l’avoir examinée,
et on en doute quelquefois encore plus après l’avoir
examinée. Le premier doute peut être appelé un simple
doute ; le second peut être appelé un doute raisonné
qui tient beaucoup du jugement, parce que tout
considéré on prononce avec connoissance de cause que
la chose est douteuse.
Quand par le raisonnement on entend certainement
quelque chose, qu’on en comprend les raisons, et qu’on
a acquis la facilité de s’en ressouvenir, c’est ce qui
s’appelle science . Le contraire s’appelle
ignorance .
Il y a de la différence entre ignorance et erreur.
Errer, c’est croire ce qui n’est pas. Ignorer, c’est
simplement ne le savoir pas.
Parmi les choses qu’on ne sait point, il y en a qu’on
croit sur le témoignage d’autrui ; c’est ce qui
s’appelle foi . Il y en a sur lesquelles on suspend
son jugement et avant et après l’examen ; c’est ce
qui s’appelle doute ; et quand dans le doute on
penche d’un côté plutôt que d’un autre sans pourtant
rien déterminer absolument, cela s’appelle opinion .
Lorsqu’on croit quelque chose sur le témoignage
d’autrui, ou c’est Dieu qu’on en croit, et alors
c’est la foi divine ; ou c’est l’homme, et alors c’est
la foi humaine.


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La foi divine n’est sujette à aucune erreur, parce
qu’elle s’appuie sur le témoignage de Dieu, qui ne
peut tromper ni être trompé.
La foi humaine en certain cas peut aussi être
indubitable, quand ce que les hommes rapportent passe
pour constant dans tout le genre humain, sans que
personne le contredise ; par exemple qu’il y a une
ville nommée Alep, et un fleuve nommé Euphrate, et
une montagne nommée Caucase, et ainsi du reste ; ou
quand nous sommes très-assurés que ceux qui nous
rapportent quelque chose qu’ils ont vue n’ont aucune
raison de nous tromper : tels que sont, par exemple,
les apôtres qui dans les maux que leur attiroit le
témoignage qu’ils rendoient à Jésus-Christ ressuscité,
ne pouvoient être portés à le rendre constamment
jusqu’à la mort, que par l’amour de la vérité.
Hors de là, ce qui n’est certifié que par les hommes
peut être cru comme plus vraisemblable, mais non pas
comme certain.
Il en est de même toutes les fois que nous croyons
quelque chose par des raisons seulement probables, et
non tout à fait convaincantes : car alors nous n’avons
pas la science, mais seulement une opinion qui, encore
qu’elle penche d’un certain côté, ainsi qu’il a été
dit, n’ose pas s’y appuyer tout à fait et n’est jamais
sans quelque crainte.
Ainsi nous avons entendu ce que c’est que science,
ignorance, erreur, foi divine et humaine, opinion et
doute.


Xv. Les sciences et les arts.


Toutes les sciences sont comprises dans la philosophie.
Ce mot signifie l’amour de la sagesse à laquelle
l’homme parvient en cultivant son esprit par les
sciences.
Parmi les sciences, les unes s’attachent à la seule
contemplation de la vérité, et pour cela sont appelées
spéculatives ; les autres tendent à l’action, et
sont appelées pratiques .
Les sciences spéculatives sont la métaphysique, qui
traite des choses les plus immatérielles, comme de
l’être en général, et en particulier de Dieu et des
êtres intellectuels faits à son image ; la


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physique, qui étudie la nature ; la géométrie, qui
démontre l’essence et les propriétés des grandeurs,
comme l’arithmétique celle des nombres ; l’astronomie,
qui apprend le cours des astres et par là le système
universel du monde, c’est-à-dire la disposition de
ses principales parties ; chose qui peut être aussi
rapportée à la physique.
Les sciences pratiques sont la logique et la morale,
dont l’une nous enseigne à bien raisonner, et l’autre
à bien vouloir.
Des sciences sont nés les arts, qui ont apporté tant
d’ornement et tant d’utilité à la vie humaine.
Les arts diffèrent d’avec les sciences en ce que
premièrement, ils nous font produire quelque ouvrage
sensible ; au lieu que les sciences exercent
seulement ou règlent les opérations intellectuelles :
et secondement, que les arts travaillent en matière
contingente. La rhétorique s’accommode aux passions et
aux affaires présentes ; la grammaire au génie des
langues et à leur usage variable ; l’architecture aux
diverses situations : mais les sciences s’occupent
d’un objet éternel et invariable, ainsi qu’il a été dit.
Quelques-uns mettent la logique et la morale parmi les
arts, parce qu’elles tendent à l’action. Mais leur
action est purement intellectuelle ; et il semble que
ce doit être quelque chose de plus qu’un art, qui
nous apprenne par où le raisonnement et la volonté
est droite ; chose immuable et supérieure à tous les
changemens de la nature et de l’usage.
Il est pourtant vrai qu’à prendre le mot d’art pour
industrie et pour méthode, on peut dire qu’il y a
beaucoup d’art dans les moyens qu’emploient la logique
et la morale à nous faire bien raisonner et bien
vivre : joint aussi que dans l’application il peut
y avoir certains préceptes qui changent selon les
personnes.
Les principaux arts sont : la grammaire, qui fait
parler correctement ; la rhétorique, qui fait parler
éloquemment ; la poétique, qui fait parler divinement
et comme si l’on étoit inspiré ; la musique, qui par
la juste proportion des tons donne à la voix une force
secrète pour délecter et pour émouvoir ; la médecine
et ses dépendances, qui tiennent le corps humain en
bon état ; l’arithmétique pratique, qui apprend à
calculer sûrement et facilement ;


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l’architecture, qui donne la commodité et la beauté
aux édifices publics et particuliers, qui orne les
villes et les fortifie, qui bâtit des palais aux rois
et des temples à Dieu ; la mécanique, qui fait jouer
les ressorts et transporter aisément les corps pesans,
comme les pierres pour élever les édifices et les eaux
pour le plaisir ou pour la commodité de la vie ; la
sculpture et la peinture, qui en imitant le naturel
reconnoissent qu’elles demeurent beaucoup au-dessous,
et autres semblables.
Ces arts sont appelés libéraux , parce qu’ils sont
dignes d’un homme libre, à la différence des arts qui
ont quelque chose de servile, que notre langue
appelle métiers et arts mécaniques : quoique le
nom de mécanique ait une plus noble signification
lorsqu’il exprime ce bel art qui apprend l’usage des
ressorts et la construction des machines : mais les
métiers serviles usent seulement de machines, sans en
connoître la force et la construction.
Les arts règlent les métiers ; l’architecture
commande aux maçons, aux menuisiers et aux autres.
L’art de manier les chevaux dirige ceux qui font les
mors, les fers, les brides et les autres choses
semblables.
Les arts libéraux et mécaniques sont distingués, en ce
que les premiers travaillent de l’esprit plutôt que
de la main ; et les autres, dont le succès dépend de
la routine et de l’usage plutôt que de la science,
travaillent plus de la main que de l’esprit.
La peinture qui travaille de la main plus que les
autres arts libéraux, s’est acquis rang parmi eux, à
cause que le dessin qui est l’ame de la peinture est
un des plus excellens ouvrages de l’esprit, et que
d’ailleurs le peintre qui imite tout doit savoir de
tout. J’en dis autant de la sculpture qui a sur la
peinture l’avantage du relief, comme la peinture a
sur elle celui des couleurs.
Les sciences et les arts font voir combien l’homme est
ingénieux et inventif. En pénétrant par les sciences
les oeuvres de Dieu, et en les ornant par les arts,
il se montre vraiment fait à son image et capable
d’entrer, quoique foiblement dans ses desseins.
Il n’y a donc rien que l’homme doive plus cultiver
que son entendement, qui le rend semblable à son
auteur. Il le cultive en


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le remplissant de bonnes maximes, de jugemens droits
et de connoissances utiles.


Xvi. Ce que c’est que bien juger ; quels en sont les moyens, et quels les empêchemens.


La vraie perfection de l’entendement est de bien juger.
Juger, c’est prononcer au dedans de soi sur le vrai
et sur le faux ; et bien juger, c’est y prononcer avec
raison et connoissance.
C’est une partie de bien juger que de douter quand il
faut. Celui qui juge certain ce qui est certain, et
douteux ce qui est douteux, est un bon juge.
Par le bon jugement on se peut exempter de toute
erreur ; car on évite l’erreur non-seulement en
embrassant la vérité quand elle est claire, mais
encore en se retenant quand elle ne l’est pas.
Ainsi la vraie règle de bien juger est de ne juger que
quand on voit clair ; et le moyen de le faire est de
juger après une grande considération.
Considérer une chose, c’est arrêter son esprit à la
regarder en elle-même ; en peser toutes les raisons,
toutes les difficultés et tous les inconvéniens.
C’est ce qui s’appelle attention ; c’est elle
qui rend les hommes graves, sérieux, prudens, capables
des grandes affaires et des hautes spéculations.
être attentif à un objet, c’est l’envisager de tous
côtés ; et celui qui ne le regarde que du côté qui le
flatte, quelque long que soit le temps qu’il emploie
à le considérer, n’est pas vraiment attentif.
C’est autre chose d’être attaché à un objet, autre
chose d’y être attentif. Y être attaché, c’est vouloir
à quelque prix que ce soit, lui donner ses pensées
et ses désirs, ce qui fait qu’on ne le regarde que du
côté agréable : mais y être attentif, c’est vouloir
le considérer pour en bien juger, et pour cela
connoître le pour et le contre.
Il y a une sorte d’attention après que la vérité est
connue, et


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c’est plutôt une attention d’amour et de complaisance
que d’examen et de recherche.
La cause de mal juger est l’inconsidération , qu’on
appelle autrement précipitation .
Précipiter son jugement, c’est croire ou juger avant
que d’avoir connu.
Cela nous arrive ou par orgueil, ou par impatience,
ou par prévention, qu’on appelle autrement
préoccupation .
Par orgueil, parce que l’orgueil nous fait présumer
que nous connoissons aisément les choses les plus
difficiles et presque sans examen. Ainsi nous jugeons
trop vite, et nous nous attachons à notre sens sans
vouloir jamais revenir, de peur d’être forcés à
reconnoître que nous nous sommes trompés.
Par impatience, lorsqu’étant las de considérer, nous
jugeons avant que d’avoir tout vu.
Par prévention en deux manières, ou par le dehors, ou
par le dedans.
Par le dehors, quand nous croyons trop facilement sur
le rapport d’autrui, sans songer qu’il peut nous
tromper ou être trompé lui-même.
Par le dedans, quand nous nous trouvons portés sans
raison à croire une chose plutôt qu’une autre.
Le plus grand déréglement de l’esprit, c’est de croire
les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non
parce qu’on a vu qu’elles sont en effet.
C’est la faute où nos passions nous font tomber. Nous
sommes portés à croire ce que nous désirons et ce que
nous espérons, soit qu’il soit vrai, soit qu’il ne le
soit pas.
Quand nous craignons quelque chose, souvent nous ne
voulons pas croire qu’elle nous arrive, et souvent
aussi par foiblesse nous croyons trop facilement
qu’elle arrivera.
Celui qui est en colère en croit toujours les causes
justes sans même vouloir les examiner, et par là il
est hors d’état de porter un jugement droit.
Cette séduction des passions s’étend bien loin dans
la vie, tant à cause que les objets qui se présentent
sans cesse nous en causent


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toujours quelques-unes, qu’à cause que notre humeur
même nous attache naturellement à de certaines
passions particulières que nous trouverions partout
dans notre conduite, si nous savions nous observer.
Et comme nous voulons toujours plier la raison à
nos désirs, nous appelons raison ce qui est conforme
à notre humeur naturelle, c’est-à-dire à une passion
secrète qui se fait d’autant moins sentir qu’elle
fait comme le fond de notre nature.
C’est pour cela que nous avons dit que le plus grand
mal des passions, c’est qu’elles nous empêchent de
bien raisonner ; et par conséquent de bien juger,
parce que le bon jugement est l’effet du bon
raisonnement.
Nous voyons aussi clairement par les choses qui ont
été dites, que la paresse qui craint la peine de
considérer, est le plus grand obstacle à bien juger.
Ce défaut se rapporte à l’impatience. Car la paresse
toujours impatiente quand il faut peiner tant soit
peu, fait qu’on aime mieux croire que d’examiner,
parce que le premier est bientôt fait et que le second
demande une recherche plus longue et plus pénible.
Les conseils semblent toujours trop longs au
paresseux ; c’est pourquoi il abandonne tout, et
s’accoutume à croire quelqu’un qui le mène comme un
enfant et comme un aveugle, pour ne pas dire comme
une bête.
Par toutes les causes que nous avons dites, notre
esprit est tellement séduit qu’il croit savoir ce
qu’il ne sait pas, et bien juger des choses dans
lesquelles il se trompe : non qu’il ne distingue
très-bien entre savoir et ignorer ou se tromper ;
car il sait que l’un n’est pas l’autre, et au
contraire qu’il n’y a rien de plus opposé : mais c’est
que, faute de considérer, il veut croire qu’il sait ce
qu’il ne sait pas.
Et notre ignorance va si loin, que souvent même nous
ignorons nos propres dispositions. Un homme ne veut
point croire qu’il soit orgueilleux, ni lâche, ni
paresseux, ni emporté : il veut croire qu’il a
raison ; et quoique sa conscience lui reproche


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souvent ses fautes, il aime mieux étourdir lui-même
le sentiment qu’il en a, que d’avoir le chagrin de
les connoître.
Le vice qui nous empêche de connoître nos défauts
s’appelle amour-propre , et c’est celui qui donne
tant de crédit aux flatteurs.
On ne peut surmonter tant de difficultés, qui nous
empêchent de bien juger, c’est-à-dire de reconnoître
la vérité, que par un amour extrême qu’on aura pour
elle et un grand désir de l’entendre.
De tout cela il paroît que mal juger vient toujours
d’un vice de volonté.
L’entendement de soi est fait pour entendre ; et
toutes les fois qu’il entend, il juge bien. Car s’il
juge mal, il n’a pas assez entendu ; et n’entendre
pas assez, c’est-à-dire n’entendre pas tout dans une
matière dont il faut juger, à vrai dire ce n’est rien
entendre, parce que le jugement se fait sur le tout.
Ainsi tout ce qu’on entend est vrai. Quand on se
trompe, c’est qu’on n’entend pas, et le faux qui n’est
rien de soi n’est ni entendu ni intelligible.
Le vrai c’est ce qui est. Le faux c’est ce qui n’est
pas.
On peut bien ne pas entendre ce qui est ; mais jamais
on ne peut entendre ce qui n’est pas.
On croit quelquefois l’entendre, et c’est ce qui fait
l’erreur ; mais en effet on ne l’entend pas,
puisqu’il n’est pas.
Et ce qui fait qu’on croit entendre ce qu’on n’entend
pas, c’est que par les raisons ou plutôt par les
foiblesses que nous avons dites, on ne veut pas
considérer ; on veut juger cependant, et on juge
précipitamment, et enfin on veut croire qu’on a
entendu, et on s’impose à soi-même.
Nul homme ne veut se tromper ; et nul homme aussi ne
se tromperoit s’il ne vouloit des choses qui font
qu’il se trompe, parce qu’il en veut qui l’empêchent
de considérer et de chercher la vérité sérieusement.
De cette sorte celui qui se trompe, premièrement
n’entend pas son objet, et secondement ne s’entend
pas lui-même, parce qu’il ne veut considérer ni son
objet, ni lui-même, ni sa précipitation,


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ni l’orgueil, ni l’impatience, ni la paresse, ni les
passions et les préventions qui la causent.
Et il demeure pour certain que l’entendement purgé
de ces vices et vraiment attentif à son objet, ne se
trompera jamais ; parce qu’alors ou il verra clair
et ce qu’il verra sera certain, ou il ne verra pas
clair et il tiendra pour certain qu’il doit douter
jusqu’à ce que la lumière paroisse.


Xvii. Perfection de l’intelligence au-dessus du sens.


Par les choses qui ont été dites, il se voit de
combien l’entendement est élevé au-dessus du sens.
Premièrement le sens est forcé à se tromper à la
manière qu’il le peut être ; la vue ne peut pas voir
un bâton quelque droit qu’il soit, au travers de l’eau
qu’elle ne le voie tordu ou plutôt brisé : et elle a
beau s’attacher à cet objet, jamais par elle-même elle
ne découvrira son illusion. L’entendement au contraire
n’est jamais forcé à errer : jamais il n’erre que
faute d’attention ; et s’il juge mal en suivant trop
vite le sens ou les passions qui en naissent, il
redressera son jugement, pourvu qu’une droite volonté
le rende attentif à son objet et à lui-même.
Secondement le sens est blessé et affoibli par les
objets les plus sensibles : le bruit à force de
devenir grand étourdit et assourdit les oreilles ;
l’aigre et le doux extrêmes offensent le goût, que le
seul mélange de l’un et de l’autre satisfait ; les
odeurs ont besoin aussi d’une certaine médiocrité pour
être agréables, et les meilleures portées à l’excès
choquent autant ou plus que les mauvaises ; plus le
chaud et le froid sont sensibles, plus ils
incommodent nos sens ; tout ce qui nous touche trop
violemment nous blesse ; les yeux trop fixement
arrêtés sur le soleil, c’est-à-dire sur le plus
visible de tous les objets et par qui les autres se
voient, y souffrent beaucoup et à la fin s’y
aveugleroient. Au contraire plus un objet est clair
et intelligible, plus il est certain, plus il est
connu comme vrai, plus il contente l’entendement et
plus il le fortifie. La recherche en peut être
laborieuse ; mais la contemplation en est toujours
douce. C’est ce qui a fait dire à Aristote que le
sensible


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le plus fort offense le sens ; mais que le parfait
intelligible récrée l’entendement et le fortifie ;
d’où ce philosophe conclut que l’entendement de soi
n’est point attaché à un organe corporel, et qu’il
est par sa nature séparable du corps, ce que nous
considérerons dans la suite.
Troisièmement le sens n’est jamais touché que de ce
qui passe, c’est-à-dire de ce qui se fait et se défait
journellement. Et ces choses mêmes qui passent, dans
le peu de temps qu’elles demeurent, il ne les sent
pas toujours de même ; la même chose qui chatouille
aujourd’hui mon goût, ou ne lui plaît pas toujours,
ou lui plaît moins : les objets de la vue lui
paroissent autres au grand jour, au jour médiocre,
dans l’obscurité, de loin ou de près, d’un certain
point ou d’un autre. Au contraire ce qui a été une fois
entendu et démontré paroît toujours le même à
l’entendement. S’il nous arrive de varier sur cela,
c’est que les sens et les passions s’en mêlent : mais
l’objet de l’entendement, ainsi qu’il a été dit, est
immuable et éternel, ce qui lui montre qu’au-dessus
de lui il y a une vérité éternellement subsistante,
comme nous avons déjà dit et que nous le verrons
ailleurs plus clairement.
Ces trois grandes perfections de l’intelligence nous
feront voir en leur temps qu’Aristote a parlé
divinement, quand il a dit de l’entendement et de sa
séparation d’avec les organes, ce que nous venons
de rapporter.
Quand nous avons entendu les choses, nous sommes en
état de vouloir et de choisir. Car on ne veut jamais
qu’on ne connoisse auparavant.


Xviii. La volonté et ses actes.


Vouloir est une action par laquelle nous poursuivons
le bien et fuyons le mal, et choisissons les moyens
pour parvenir à l’un et éviter l’autre. Par exemple
nous désirons la santé et fuyons la maladie, et pour
cela nous choisissons les remèdes propres, et nous
nous faisons saigner ou nous nous abstenons des
choses nuisibles, quelque agréables qu’elles soient,
et ainsi du reste. Nous voulons être sages et nous
choisissons pour cela ou de lire,


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ou de converser, ou d’étudier, ou de méditer en
nous-mêmes, ou enfin quelques autres choses utiles
pour cette fin.
Ce qui est désiré pour l’amour de soi-même et à cause
de sa propre bonté, s’appelle fin , par exemple
la santé de l’ame et du corps ; et ce qui sert pour
y arriver s’appelle moyen , par exemple, se faire
instruire et prendre une médecine.
Nous sommes déterminés par notre nature à vouloir le
bien en général ; mais nous avons la liberté de notre
choix à l’égard de tous les biens particuliers. Par
exemple tous les hommes veulent être heureux, et
c’est le bien général que la nature demande. Mais les
uns mettent leur bonheur dans une chose, les autres
dans une autre ; les uns dans la retraite, les autres
dans la vie commune ; les uns dans les plaisirs et
dans les richesses, les autres dans la vertu.
C’est à l’égard de ces biens particuliers que nous
avons la liberté de choisir ; et c’est ce qui
s’appelle le franc arbitre ou le libre arbitre .
Avoir son franc arbitre, c’est pouvoir choisir une
certaine chose plutôt qu’une autre ; exercer son franc
arbitre, c’est la choisir en effet.
Ainsi le libre arbitre est la puissance que nous
avons de faire ou de ne pas faire quelque chose. Par
exemple je puis parler ou ne parler pas, remuer ma
main ou ne la remuer pas, la remuer d’un côté plutôt
que d’un autre.
C’est par là que j’ai mon franc arbitre, et je
l’exerce quand je prends parti entre les choses que
Dieu a mises en mon pouvoir.
Avant que de prendre son parti, on raisonne en
soi-même sur ce qu’on a à faire, c’est-à-dire qu’on
délibère, et qui délibère sent que c’est à lui à
choisir.
Ainsi un homme qui n’a pas l’esprit gâté n’a pas
besoin qu’on lui prouve son franc arbitre, car il
le sent ; et il ne sent pas plus clairement qu’il
voit ou qu’il vit ou qu’il raisonne, qu’il se sent
capable de délibérer et de choisir.
De ce que nous avons notre libre arbitre à faire ou ne
pas faire quelque chose, il arrive que selon que nous
faisons bien ou mal,


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nous sommes dignes de blâme ou de louange, de
récompense ou de châtiment. Et c’est ce qui s’appelle
mérite ou démérite .
On ne blâme ni on ne châtie un enfant d’être boiteux
ou d’être laid ; mais on le blâme et on le châtie
d’être opiniâtre, parce que l’un dépend de sa
volonté et que l’autre n’en dépend pas.


Xix. La vertu et les vices : la droite raison et la raison corrompue.


Un homme à qui il arrive un mal inévitable s’en plaint
comme d’un malheur ; mais s’il a pu l’éviter, il sent
qu’il y a de sa faute et il se l’impute, et il se
fâche de l’avoir commise.
Cette tristesse que nos fautes nous causent a un nom
particulier et s’appelle repentir . On ne se repent
pas d’être mal fait ou d’être malsain ; mais on se
repent d’avoir mal fait.
De là vient aussi le remords ; et la notion si claire
que nous avons de nos fautes est une marque certaine
de la liberté que nous avons eue à les commettre.
La liberté est un grand bien ; mais il paroît par les
choses qui ont été dites, que nous en pouvons bien et
mal user. Le bon usage de la liberté quand il se
tourne en habitude s’appelle vertu , et le mauvais
usage de la liberté quand il se tourne en habitude
s’appelle vice .
Les principales vertus sont la prudence, qui nous
apprend ce qui est bon ou mauvais : la justice, qui
nous inspire une volonté invincible de rendre à
chacun ce qui lui appartient et de donner à chacun
selon son mérite, par où sont réglés les devoirs de
la libéralité, de la civilité et de la bonté : la
force, qui nous fait vaincre les difficultés qui
accompagnent les grandes entreprises ; et la
tempérance, qui nous enseigne à être modérés en tout,
principalement dans ce qui regarde les plaisirs des
sens. Qui connoîtra ces vertus connoîtra aisément les
vices qui leur sont opposés, tant par excès que par
défaut.
Les causes principales qui nous portent au vice sont
nos passions qui, comme nous avons dit, nous
empêchent de bien juger du vrai et du faux, et nous
préviennent trop violemment en faveur du bien
sensible ; d’où il paroît que le principal devoir de
la


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vertu doit être de les réprimer ; c’est-à-dire de les
réduire aux termes de la raison.
Le plaisir et la douleur qui, comme nous avons dit,
font naître nos passions, ne viennent pas en nous
par raison et par connoissance, mais par sentiment.
Par exemple le plaisir que je ressens dans le boire
et le manger se fait en moi indépendamment de toute
sorte de raisonnement ; et comme ces sentimens
naissent en nous sans raisons, il ne faut point
s’étonner qu’ils nous portent aussi très-souvent à
des choses déraisonnables. Le plaisir de manger fait
qu’un malade se tue. Le plaisir de se venger fait
souvent commettre des injustices effroyables, et dont
nous-mêmes nous ressentons les mauvais effets.
Ainsi les passions n’étant inspirées que par le
plaisir et par la douleur, qui sont des sentimens où
la raison n’a point de part, il s’ensuit qu’on n’en
a non plus dans les passions. Qui est en colère se
veut venger, soit qu’il soit raisonnable de le faire
ou non. Qui aime veut jouir, soit que la raison le
permette ou qu’elle le défende ; le plaisir est son
guide, et non la raison.
Mais la volonté qui choisit est toujours précédée
par la connoissance ; et étant née pour écouter la
raison, elle doit se rendre plus forte que les
passions qui ne l’écoutent pas.
Par là les philosophes ont distingué en nous deux
appétits : l’un que le plaisir sensible emporte,
qu’ils ont appelé sensitif, irraisonnable et
inférieur
; l’autre qui est né pour suivre la
raison, qu’ils appellent aussi pour cela
raisonnable et supérieur ; et c’est celui que nous
appelons proprement la volonté.
Il faut pourtant remarquer, pour ne rien confondre,
que le raisonnement peut servir à faire naître les
passions. Nous connoissons par la raison le péril qui
nous fait craindre et l’injure qui nous met en
colère : mais au fond ce n’est pas cette raison qui
fait naître cet appétit violent de fuir ou de se
venger, c’est le plaisir ou la douleur que nous
causent les objets ; et la raison, au contraire,
d’elle-même tend à réprimer ces mouvemens impétueux.
J’entends la droite raison ; car il y a une raison
déjà gagnée par les sens et par leurs plaisirs, qui
bien loin de réprimer les passions,


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les nourrit et les irrite. Un homme s’échauffe
lui-même par de faux raisonnemens, qui rendent plus
violent le désir qu’il a de se venger ; mais ces
raisonnemens qui ne procèdent point par les vrais
principes, ne sont pas tant des raisonnemens que des
égaremens d’un esprit prévenu et aveuglé.
C’est pour cela que nous avons dit que la raison qui
suit les sens n’est pas une véritable raison, mais
une raison corrompue, qui au fond n’est non plus
raison qu’un homme mort est un homme.


Xx. Récapitulation.


Les choses qui ont été expliquées nous ont fait
connoître l’ame dans toutes ses facultés. Les
facultés sensitives nous ont paru dans les opérations
des sens intérieurs et extérieurs, et dans les
passions qui en naissent ; et les facultés
intellectuelles nous ont aussi paru dans les
opérations de l’entendement et de la volonté.
Quoique nous donnions à ces facultés des noms
différens par rapport à leurs diverses opérations,
cela ne nous oblige pas à les regarder comme des
choses différentes. Car l’entendement n’est autre
chose que l’ame en tant qu’elle conçoit ; la mémoire
n’est autre chose que l’ame en tant qu’elle retient
et se ressouvient ; la volonté n’est autre chose que
l’ame en tant qu’elle veut et qu’elle choisit.
De même l’imagination n’est autre chose que l’ame en
tant qu’elle imagine, et se représente les choses à
la manière qui a été dite. La faculté visive n’est
autre chose que l’ame en tant qu’elle voit, et ainsi
des autres ; de sorte qu’on peut entendre que toutes
ces facultés ne sont au fond que la même ame qui
reçoit divers noms à cause de ses différentes
opérations.

 

CHAPITRE 2 du corps.


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I. Ce que c’est que le corps organique.


La première chose qui paroît dans notre corps, c’est
qu’il est organique, c’est-à-dire composé de parties
de différente nature qui ont différentes fonctions.
Ces organes lui sont donnés pour exercer certains
mouvemens.
Il y a de trois sortes de mouvemens : celui de haut en
bas, qui nous est commun avec toutes les choses
pesantes ; celui de nourriture et d’accroissement, qui
nous est commun avec les plantes ; celui qui est
excité par certains objets, qui nous est commun avec
les animaux.
L’animal s’abandonne quelquefois à ce mouvement de
pesanteur, comme quand il s’asseoit ou qu’il se
couche ; mais le plus souvent il lui résiste, comme
quand il se tient droit ou qu’il marche. L’aliment est
distribué dans toutes les parties du corps au préjudice
du cours qu’ont naturellement les choses pesantes ;
de sorte qu’on peut dire que les deux derniers
mouvemens résistent au premier, et que c’est une des
différences des plantes et des animaux d’avec les
autres corps pesans.
Pour donner des noms à ces trois mouvemens divers,
nous pouvons nommer le premier mouvement naturel ; le
second mouvement vital ; le troisième mouvement
animal : ce qui n’empêchera pas que le mouvement animal
ne soit vital, et que l’un et l’autre ne soient
naturels.
Ce mouvement que nous appelons animal, est le même
qu’on nomme progressif, comme avancer, reculer,
marcher de côté et d’autre.
Au reste il vaut mieux, ce semble, appeler ce
mouvement animal que volontaire, à cause que les
animaux qui n’ont ni raison ni volonté, le font
comme nous.
Nous pourrions ajouter à ces mouvemens le mouvement
violent,


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qui arrive à l’animal quand on le traîne ou quand on
le pousse, et le mouvement convulsif ; mais il a été
bon de considérer avant toutes choses les trois
genres de mouvemens qui sont, pour ainsi parler, de
la première intention de la nature.
Le premier n’a pas besoin d’organes, et c’est pourquoi
nous l’appelons purement naturel, quoique les médecins
réservent ce nom au mouvement du coeur. Les deux autres
ont besoin d’organes, et il a fallu pour les exercer
que le corps fût composé de plusieurs parties.


Ii. Division des parties du corps, et description des extérieures.


Elles sont extérieures et intérieures.
Entre les parties extérieures, la principale est la
tête qui au dedans enferme le cerveau, et au dehors,
sur le devant, fait paroître le visage, la plus belle
partie du corps, où sont toutes les ouvertures par où
les objets frappent les sens, c’est-à-dire les yeux,
les oreilles et les autres de même nature.
On y voit entre autres l’ouverture par où entrent les
viandes et par où sortent les paroles, c’est-à-dire la
bouche. Elle renferme la langue, qui avec les lèvres
cause toutes les articulations de la voix par ses divers
battemens contre le palais et contre les dents.
La langue est aussi l’organe du goût : c’est par elle
qu’on goûte les viandes. Outre qu’elle nous les fait
goûter, elle les humecte et les amollit ; elle les
porte sous les dents pour être mâchées, et aide à
les avaler.
On voit ensuite le col, sur lequel la tête est posée,
et qui paroît comme un pivot sur lequel elle tourne.
Après viennent les épaules, où les bras sont attachés
et qui sont propres à porter les grands fardeaux.
Les bras sont destinés à serrer, et à remuer ou à
transporter selon nos besoins les choses qui nous
accommodent ou nous embarrassent. Les mains nous
servent aux ouvrages les plus forts et les plus
délicats : par elles nous nous faisons des instrumens
pour faire les ouvrages qu’elles ne peuvent faire
elles-mêmes. Par exemple les mains ne peuvent ni
couper ni scier ; mais elles


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font des couteaux, des scies, et d’autres instrumens
semblables qu’elles appliquent chacun à leur usage.
Les bras et les mains sont brisés en divers endroits,
pour faciliter le mouvement et pour serrer les corps
grands et petits. Les doigts inégaux entre eux
s’égalent pour embrasser ce qu’ils tiennent. Le petit
doigt et le pouce servent à fermer fortement et
exactement la main. Les mains nous sont données pour
nous défendre et pour éloigner du corps ce qui lui
nuit. C’est pourquoi il n’y a endroit où elles ne
puissent atteindre.
On voit ensuite la poitrine, qui contient le coeur et
le poumon ; les côtes en font et en soutiennent la
cavité.
Au bas est le ventre qui enferme l’estomac, le foie,
la rate, les intestins ou boyaux par où les excrémens
se séparent et se déchargent.
Toute cette masse est posée sur les cuisses et sur les
jambes brisées en divers endroits, comme les bras pour
la facilité du mouvement et du repos.
Les pieds soutiennent le tout ; et quoiqu’ils
paroissent petits à comparaison de tout le corps, les
proportions en sont si bien prises qu’ils portent
sans peine un si grand fardeau. Les doigts des pieds
y contribuent, parce qu’ils serrent et appliquent le
pied contre la terre ou le pavé.
Le corps aide aussi à se soutenir par la manière dont
il se situe, parce qu’il se pose naturellement sur un
certain centre de pesanteur, qui fait que les parties
se contre-balancent mutuellement, et que le tout se
soutient sans peine par ce contre-poids.
Les chairs et la peau couvrent tout le corps, et
servent à le défendre contre les injures de l’air.
Les chairs sont cette substance molle et tendre qui
couvre les os de tous côtés ; elles sont composées
de divers filets qu’on appelle fibres, tors en
différents sens, qui peuvent s’allonger et se rétrécir,
et par là tirer, retirer, étendre, fléchir, remuer en
diverses


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sortes les parties du corps ou les tenir en état.
C’est ce qui s’appelle muscles, et de là vient la
distinction des muscles extenseurs ou fléchisseurs.
Les muscles ont leur origine à certains endroits des
os, où on les voit attachés, excepté quelques-uns qui
servent à l’éjection des excrémens et dont la
composition est fort différente des autres.
La partie du muscle qui est insérée à l’os s’appelle
la tête ; l’autre extrémité s’appelle la queue, et
c’est le tendon ; le milieu s’appelle le ventre, et
c’est la plus molle, comme la plus grosse. Les deux
extrémités ont plus de force, parce que l’une soutient
le muscle, et que par l’autre, c’est-à-dire par le
tendon qui est aussi le plus fort, s’exerce
immédiatement le mouvement.
Il y a des muscles qui se meuvent ensemble, en concours
et en même sens, pour s’aider les uns les autres ; on
les appelle congénères ; il y en a d’autres opposés,
et dont le jeu est contraire, c’est-à-dire que pendant
que les uns se retirent, les autres s’allongent, on
les appelle antagonistes ; c’est par là que se font les
mouvemens des parties et le transport de tout le corps.
On ne peut assez admirer cette prodigieuse quantité
de muscles qui se voient dans le corps humain, ni leur
jeu si aisé et si commode, non plus que le tissu de la
peau qui les enveloppe, si fort et si délicat tout
ensemble.


Iii. Description des parties intérieures, et premièrement de celles qui sont enfermées dans la poitrine.


Parmi les parties intérieures, celle qu’il faut
considérer la première, c’est le coeur. Il est situé
au milieu de la poitrine, couché pourtant de manière
que la pointe en est tournée et un peu avancée du
côté gauche. Il a deux cavités, à chacune desquelles
est jointe une artère et une veine, qui de là se
répandent partout le corps. Ces deux cavités, que les
anatomistes appellent les deux ventricules du coeur,
sont séparées par une substance solide et


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charnue à qui notre langue n’a point donné de nom,
et que les latins appellent septum medium .
Ce qu’il y a de plus remarquable dans le coeur est
son battement continuel, par lequel il se resserre
et se dilate. C’est ce qui s’appelle systole et
diastole
; systole quand il se resserre, et
diastole quand il se dilate. Dans la diastole il
s’enfle et s’arrondit ; dans la systole il s’apetisse
et s’allonge : mais l’expérience a appris que
lorsqu’il s’enfle au dehors, il se resserre au dedans,
et au contraire qu’il se dilate au dedans, quand il
s’apetisse et s’amenuise au dehors. Ceux qui pour
connoître mieux la nature des parties, ont fait des
dissections d’animaux vivans, assurent qu’après avoir
fait une ouverture dans leur coeur quand il bat encore,
si on y enfonce le doigt, on se sent plus pressé dans
la diastole, et ils ajoutent que la chose doit
nécessairement arriver ainsi par la seule disposition
des parties.
à considérer la composition de toute la masse du
coeur, les fibres et les filets dont il est tissu et
la manière dont ils sont tors, on le reconnoît pour
un muscle, à qui les esprits venus du cerveau causent
son battement continuel. Et on prétend que ces fibres
ne sont pas mues selon leur longueur prise en droite
ligne, mais comme tordues de côté ; ce qui fait que le
coeur se ramenant sur lui-même, s’enfle en rond ; et en
même temps que les parties qui environnent les cavités
se compriment au dedans avec grande force.
Cette compression fait deux grands effets sur le sang.
L’un, qu’elle le bat fortement, et par là même elle
l’échauffe ; l’autre, qu’elle le pousse avec violence
dans les artères, après que le coeur en se dilatant
l’a reçu par les veines.
Ainsi par une continuelle circulation, le sang doit
couler nécessairement des veines dans les artères, et
des artères dans les veines, repassant sans cesse
dans le coeur, où il est battu de nouveau, où par
conséquent il se réchauffe et se purifie, et où
enfin il prend sa dernière forme.


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Cette compression qui le bat, l’échauffe et le purifie,
sert aussi à en exprimer et élever les esprits,
c’est-à-dire une vapeur fort subtile, fort vive et
fort agitée, qui tient quelque chose de la nature du
feu par son activité et par sa vitesse. Il y a des
vaisseaux disposés pour la porter promptement dans le
cerveau, où par de nouveaux battemens et par d’autres
causes elle devient plus vive et plus agitée.
Il y a beaucoup de chaleur dans le coeur ; mais ceux
qui ont ouvert des animaux vivans, assurent qu’ils ne
la ressentent guère moins grande dans les autres
parties.
On peut penser toutefois que le coeur, par son
mouvement le plus vif et le plus violent qui soit dans
le corps, s’échaufferoit beaucoup plus et jusqu’à un
excès insupportable, si cette chaleur n’étoit tempérée
par l’air que le poumon attire.
Le poumon est une substance molle et poreuse, qui en
se dilatant et se resserrant à la manière d’un
soufflet, reçoit et rend l’air que nous respirons. Ce
mouvement s’appelle dilatation et compression : en
général respiration ; en particulier, quand le
poumon attire l’air en se dilatant, cela s’appelle
inspiration : et quand il le rend en se resserrant,
cela s’appelle aspiration ou expiration .
Les mouvemens du poumon se font par le moyen des
muscles insérés en divers endroits au dedans du corps
et par lesquels la poitrine est comprimée et dilatée.
Cette compression et dilatation se fait aussi sentir
dans le bas-ventre, qui s’enfle et s’abaisse au
mouvement de la poitrine, par le moyen de certains
muscles qui font la communication de l’une et de
l’autre partie.
Le poumon se répand de part et d’autre dans toute la
capacité de la poitrine. Il est autour du coeur pour
le rafraîchir par l’air qu’il attire. En rejetant cet
air, on dit qu’il pousse au dehors les fumées que le
coeur excite par sa chaleur, et qui le suffoqueroient
si elles n’étoient évaporées. Cette même fraîcheur de
l’air sert aussi à épaissir le sang et à corriger sa
trop grande subtilité. Le


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poumon a encore beaucoup d’autres usages qui
s’entendront mieux par la suite.
C’est une chose admirable comme l’animal, qui n’a pas
besoin de respirer dans le ventre de sa mère,
aussitôt qu’il en est dehors ne peut plus vivre sans
respiration : ce qui vient de la différente manière
dont il se nourrit dans l’un et dans l’autre état.
Sa mère mange, digère et respire pour lui ; et par
les vaisseaux disposés à cet effet lui envoie le sang
tout préparé et conditionné comme il faut pour
circuler dans son corps et le nourrir.
Le dedans de la poitrine est tendu d’une peau assez
délicate qu’on appelle pleure . Elle est fort
sensible, et c’est d’elle que nous viennent les
douleurs de la pleurésie.


Iv. Les parties qui sont au-dessous de la poitrine.


Au-dessous du poumon est l’estomac, qui est une grande
membrane en forme d’une bourse ou d’une cornemuse, et
c’est là que se fait la digestion des viandes.
Du côté droit est le foie. Il enveloppe un côté de
l’estomac, et aide à la digestion par sa chaleur. Il
fait la séparation de la bile d’avec le sang. De là
vient qu’il a par-dessous un petit vaisseau comme une
petite bouteille, qu’on appelle la vésicule du
fiel, où la bile se ramasse et d’où elle se décharge
dans les intestins. Cette humeur âcre en les picotant,
les agite et leur sert comme d’une espèce de lavement
naturel pour leur faire jeter les excrémens.
La rate est à l’opposite du foie ; c’est une espèce
d’éponge, où s’imbibe l’humeur terrestre et
mélancolique, d’où viennent, à ce qu’on tient, les
vapeurs qui causent ces noirs chagrins dont on ne peut
dire le sujet.
Derrière sont les deux reins, où se séparent et
s’amassent les sérosités qui tombent dans la vessie
par deux petits tuyaux qu’on appelle les uretères ,
et font les urines.
Au-dessous de toutes ces parties sont les entrailles
ou les intestins,


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ou par divers détours les excrémens se séparent, et
tombent dans les lieux par ou la nature s’en décharge.
Les intestins sont attachés et comme cousus aux
extrémités du mésentère ; aussi ce mot signifie-t-il
le milieu des entrailles.
Le mésentère est la partie qui s’appelle fraise
dans les animaux, par le rapport qu’elle a aux fraises
qu’on portoit autrefois au cou.
C’est une grande membrane étendue à peu près en rond,
mais repliée plusieurs fois sur elle-même ; ce qui fait
que les intestins qui la bordent dans toute sa
circonférence se replient de la même sorte et se
répandent dans tout le bas-ventre par divers détours.
On voit sur le mésentère une infinité de petites veines
plus minces que des cheveux, qu’on appelle des
veines lactées , à cause qu’elles contiennent une
liqueur semblable au lait, blanche et douce comme lui,
dont on verra dans la suite la génération.
Au reste les veines lactées sont si petites, qu’on ne
peut les apercevoir dans l’animal qu’en l’ouvrant un
peu après qu’il a mangé, parce que c’est alors, comme
il sera dit, qu’elles se remplissent de ce suc blanc,
et qu’elles en prennent la couleur.
Au milieu du mésentère est une glande assez petite.
Les veines lactées sortent toutes des intestins, et
aboutissent à cette glande comme à leur centre.
Il paroît par la seule situation que la liqueur dont
ces veines sont remplies leur doit venir des
entrailles, et qu’elle est portée à cette glande, d’où
elle est conduite en d’autres parties qui seront
marquées dans la suite.
Tous les intestins ont leur pellicule commune, qu’on
appelle le péritoine , qui les enveloppe et qui
contient divers vaisseaux, entre autres les
ombilicaux appelés ainsi parce qu’ils se terminent
au nombril. Ce sont ceux par où le sang et la
nourriture sont portés au coeur de l’enfant, tant
qu’il est dans le ventre de sa mère. Ensuite ils n’ont
plus d’usage, et aussi se resserrent-ils tellement,
qu’à peine les peut-on apercevoir dans la dissection.
Toute cette basse région, qui commence à l’estomac
est séparée


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de la poitrine par une grande membrane musculeuse,
ou pour mieux dire par un muscle qui s’appelle le
diaphragme . Il s’étend d’un côté à l’autre dans
toute la circonférence des côtes, et semble ainsi
étendu pour empêcher que les fumées qui sortent de
l’estomac et du bas-ventre, à cause des alimens et
des excrémens, n’offusquent le coeur.
Mais son principal usage est de servir à la
respiration. Pour l’aider, il se hausse et se baisse
par un mouvement continuel, qui peut être hâté ou
ralenti par diverses causes.
En se baissant, il appuie sur les intestins et les
presse, ce qui a de grands usages qu’il faudra
considérer en leur lieu.
Le diaphragme est percé, pour donner passage aux
vaisseaux qui doivent s’étendre dans les parties
inférieures.
Le foie et la rate y sont attachés. Quand il est
secoué violemment, ce qui arrive quand nous rions
avec éclat, la rate secouée en même temps, se purge des
humeurs qui la surchargent : d’où vient qu’en certains
états on se sent beaucoup soulagé par un ris éclatant.
Voilà les parties principales qui sont renfermées
dans la capacité de la poitrine et dans le bas-ventre.
Outre cela il y en a d’autres qui servent de passage
pour conduire à celles-là.

 

V. Les passages qui conduisent aux parties ci-dessus décrites, c’est-à-dire l’oesophage et la trachée-artère.


à l’entrée de la gorge sont attachés l’oesophage,
autrement le gosier, et la trachée-artère.
oesophage signifie en grec ce qui porte la
nourriture. trachée-artère et âpre-artère, c’est
la même chose. Elle est ainsi appelée à cause qu’étant
composée de divers anneaux, le passage n’en est pas
uni.
L’oesophage, selon son nom, est le conduit par où les
viandes sont portées à l’estomac, qui n’est qu’un
allongement ou, comme parle la médecine, une
production de l’oesophage. La situation et l’usage de
ce conduit font voir qu’il doit traverser le
diaphragme.
La trachée-artère est le conduit par où l’air qu’on
respire est


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porté dans le poumon, où elle se répand en une infinité
de petites branches qui à la fin deviennent
imperceptibles, ce qui fait que le poumon s’enfle tout
entier par la respiration.
Le poumon repoussant l’air par la trachée-artère avec
effort, forme la voix de la même sorte qu’il se forme
un son par un tuyau d’orgue. Avec l’air sont aussi
poussées au dehors les humidités superflues qui
s’engendrent dans le poumon et que nous crachons.
La trachée-artère a dans son entrée une petite
languette qui s’ouvre pour donner passage aux choses
qui doivent sortir par cet endroit-là. Elle s’ouvre
plus ou moins, ce qui sert à former la voix et à
diversifier les tons.
La même languette se ferme exactement quand on avale ;
de sorte que les viandes passent par-dessus pour aller
dans l’oesophage, sans entrer dans la trachée-artère,
qu’il faut laisser libre à la respiration. Car si
l’aliment passoit de ce côté-là, on étoufferoit. Ce
qui paroît par la violence qu’on souffre et par
l’effort qu’on fait, lorsque la trachée-artère étant
un peu entr’ouverte, il y entre quelque goutte d’eau
qu’on veut repousser.
La disposition de cette languette étant telle qu’on la
vient de voir, il s’ensuit qu’on ne peut jamais
parler et avaler tout ensemble.
Au bas de l’estomac et à l’ouverture qui est dans son
fond, il y a une languette à peu près semblable, qui
ne s’ouvre qu’en dehors. Pressée par l’aliment qui
sort de l’estomac, elle s’ouvre, mais en sorte qu’elle
empêche le retour aux viandes qui continuent leur
chemin le long d’un gros boyau, où commence à se faire
la séparation des excrémens d’avec la bonne
nourriture.


Vi. Le cerveau et les organes des sens.


Au-dessus et dans la partie la plus haute de tout le
corps, c’est-à-dire dans la tête, est le cerveau
destiné à recevoir les impressions


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des objets et tout ensemble à donner au corps les
mouvemens nécessaires pour les suivre ou les fuir.
Par la liaison qui se trouve entre les objets et le
mouvement progressif, il a fallu qu’où se termine
l’impression des objets, là se trouvât le principe
et la cause de ce mouvement.
Le cerveau a été formé pour réunir ensemble ces deux
fonctions.
L’impression des objets se fait par les nerfs qui
servent au sentiment, et il se trouve que ces nerfs
aboutissent tous au cerveau.
Les esprits coulés dans les muscles par les nerfs
répandus dans tous les membres, font le mouvement
progressif ; et on sait premièrement que les esprits
sont portés d’abord du coeur au cerveau, où ils
prennent leur dernière forme : et secondement, que
les nerfs par où s’en fait la conduite ont leur
origine dans le cerveau comme les autres.
Il ne faut donc point douter que la direction des
esprits et par là tout le mouvement progressif, n’ait
sa cause dans le cerveau. Et en effet il est constant
que le cerveau est directement attaqué dans les
maladies où le corps est entrepris, telles que sont
l’apoplexie et la paralysie, et dans celles qui
causent ces mouvemens irréguliers qu’on appelle
convulsions .
Comme l’action des objets sur les organes des sens et
l’impression qu’ils font devoit être continuée
jusqu’au cerveau, il a fallu que la substance en fût
tout ensemble assez molle pour recevoir les
impressions et assez ferme pour les conserver. Et en
effet elle a tout ensemble ces deux qualités.
Le cerveau a divers sinus et anfractuosités ; outre
cela diverses cavités qu’on appelle ventricules ,
choses que les médecins et anatomistes montrent plus
aisément qu’ils n’en expliquent les usages.
Il est divisé en grand et petit, appelé aussi
cervelet . Le premier vers la partie antérieure,
et l’autre vers la partie postérieure de la tête.
La communication de ces deux parties du cerveau est
visible par leur structure ; mais les dernières
observations semblent faire voir que la partie
antérieure du cerveau est destinée aux opérations


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des sens ; c’est aussi là que se trouvent les nerfs
qui servent à la vue, à l’ouïe, au goût et à
l’odorat : au lieu que du cervelet naissent les nerfs
qui servent au toucher et aux mouvemens,
principalement à celui du coeur. Aussi les blessures
et les autres maux qui attaquent cette partie sont-ils
plus mortels, parce qu’ils vont directement au
principe de la vie.
Le cerveau, dans toute sa masse, est enveloppé de
deux tuniques déliées et transparentes, dont l’une,
appelée pie-mère , est l’enveloppe immédiate qui
s’insinue aussi dans tous les détours du cerveau ; et
l’autre est nommée dure-mère , à cause de la
fermeté de sa consistance.
La dure-mère par les artères dont elle est remplie,
est en battement continuel, et bat aussi sans cesse
le cerveau, dont les parties étant fort pressées, il
s’ensuit que le sang et les esprits qui y sont
contenus sont aussi fort pressés et fort battus : ce
qui est une des causes de l’agitation et aussi du
raffinement des esprits.
C’est ce battement de la dure-mère, qu’on ressent si
fort dans les maux de tête, et qui cause des douleurs
si violentes.
L’artifice de la nature est inexplicable à faire que
le cerveau reçoive tant d’impressions, sans en être
trop ébranlé. La disposition de cette partie y
contribue, parce que par sa mollesse il ralentit le
coup, et s’en laisse imprimer fort doucement.
La délicatesse extrême des organes des sens aide aussi
à produire un si bon effet, parce qu’ils ne pèsent
point sur le cerveau, et y font une impression fort
tendre et fort douce.
Cela veut dire que le cerveau n’en est point blessé.
Car, au reste, cette impression ne laisse pas d’être
forte à sa manière, et de causer des mouvemens assez
grands ; mais tellement proportionnés à la nature du
cerveau, qu’il n’en est point offensé.
Ce seroit ici le lieu de considérer les parties qui
composent l’oeil, ses pellicules appelées tuniques ;
ses humeurs de différente nature par lesquelles se
font diverses réfractions des rayons ; les muscles
qui tournent l’oeil, et le présentent diversement aux
objets comme un miroir ; les nerfs optiques, qui se
terminent en cette membrane déliée qu’on nomme
rétine , qui est tendue sur le


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fond de l’oeil comme un velouté délicat et mince, et
qui embrasse la partie de l’oeil qu’on nomme le
cristallin , à cause qu’elle ressemble à un beau
cristal.
Il faudroit aussi remarquer la construction tant
extérieure qu’intérieure de l’oreille, et entre autres
choses le petit tambour appelé tympan ,
c’est-à-dire cette pellicule si mince et si bien
tendue, qui par un petit marteau d’une fabrique
extraordinairement délicate, reçoit le battement de
l’air, et le fait passer par ses nerfs jusqu’au dedans
du cerveau. Mais cette description, aussi bien que
celles des autres organes des sens, seroit trop longue
et n’est pas nécessaire pour notre sujet.


Vii. Les parties qui règnent par tout le corps, et premièrement les os.


Outre ces parties qui ont leur région séparée, il y
en a d’autres qui s’étendent et règnent par tout le
corps, comme sont les os, les artères, les veines et
les nerfs.
Les os sont d’une substance sèche et dure, incapable
de se courber, et qui peut être cassée plutôt que
fléchie. Mais quand ils sont cassés, ils peuvent être
facilement remis, et la nature y jette une glaire,
comme une espèce de soudure, qui fait qu’ils se
reprennent plus solidement que jamais. Ce qu’il y a de
plus remarquable dans les os, c’est leurs jointures,
leurs ligamens et les divers emboîtemens des uns dans
les autres, par le moyen desquels ils jouent et se
meuvent.
Les emboîtemens les plus remarquables sont ceux de
l’épine du dos, qui règne depuis le chignon du col
jusqu’au croupion. C’est un composé de petits os en
forme d’anneaux enlacés merveilleusement les uns dans
les autres, et ouverts au milieu pour donner entrée aux
vaisseaux qui doivent y avoir leur passage. Il a fallu
faire l’épine du dos de plusieurs pièces, afin qu’on
pût courber et dresser le corps, qui seroit trop roide
si l’épine étoit d’un seul os.
Le propre des os est de tenir le corps en état, et de
lui servir d’appui. Ils font dans le corps humain ce
que font les pièces de bois dans un bâtiment de plâtre.
Sans les os tout le corps s’abattroit, et on verroit
tomber par pièces toutes les parties. Ils en


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renferment les unes, comme le crâne, c’est-à-dire l’os
de la tête, renferme le cerveau, et les côtes le
poumon et le coeur. Ils en soutiennent les autres,
comme les os des bras et des cuisses soutiennent les
chairs qui y sont attachées.
Le cerveau est contenu dans un seul os ; mais s’il en
eût été de même du poumon, cet os auroit été trop
grand, par conséquent ou trop fragile ou trop solide
pour se remuer au mouvement des muscles qui devoient
dilater ou resserrer la poitrine. C’est pourquoi il a
fallu faire ce coffre de la poitrine de plusieurs
pièces qu’on appelle côtes. Elles tiennent ensemble
par les peaux qui leur sont communes, et sont plus
pliantes que les autres os, pour être capables d’obéir
aux mouvemens que leurs muscles leur devoient donner.
Le crâne a beaucoup de choses qui lui sont
particulières. Il a en haut ses sutures, où il est un
peu entr’ouvert pour laisser évaporer les fumées du
cerveau, et servir à l’insertion de l’une de ses
enveloppes, c’est-à-dire de la dure-mère. Il a aussi
ses deux tables, étant composé de deux couches d’os
posées l’une sur l’autre avec un artifice admirable,
entre lesquelles s’insinuent les artères et les veines
qui leur portent leur nourriture.


Viii. Les artères, les veines et les nerfs.


Les artères, les veines et les nerfs sont joints
ensemble, et se répandent par tout le corps jusques
aux moindres parties.
Les artères et les veines sont des vaisseaux qui
portent par tout le corps, pour en nourrir toutes
les parties, cette liqueur qu’on appelle sang ;
de sorte qu’elles-mêmes, pour être nourries, sont
pleines d’autres petites artères et d’autres petites
veines, et celles-là d’autres encore, jusqu’au terme
que Dieu seul peut savoir : et toutes ces veines et
ces artères composent avec les nerfs, qui se multiplent
de la même sorte, un tissu vraiment merveilleux et
inimitable.
Il y a aux extrémités des artères et des veines, de
secrètes communications, par où le sang passe
continuellement des unes dans les autres.


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Les artères le reçoivent du coeur, et les veines l’y
reportent. C’est pourquoi à l’ouverture des artères et
à l’embouchure des veines du côté du coeur, il y a
des valvules ou soupapes qui ne s’ouvrent qu’en un sens,
et qui selon le sens dont elles sont tournées, donnent
le passage et empêchent le retour. Celles des
artères se trouvent disposées de sorte qu’elles
peuvent recevoir le sang en sortant du coeur ; et
celles des veines, au contraire, de sorte qu’elles ne
peuvent le rendre : et il y a par intervalles, le
long des artères et des veines, des valvules de même
nature, qui ne permettent pas au sang une fois passé
de remonter au lieu d’où il est venu ; tellement qu’il
est forcé, par le nouveau sang qui survient sans cesse,
d’aller toujours en avant, et de rouler sans fin par
tout le corps.
Mais ce qui aide le plus à cette circulation, c’est
que les artères ont un battement continuel, semblable
à celui du coeur, et qui le suit : c’est ce qui
s’appelle le pouls.
Et il est aisé d’entendre que les artères doivent
s’enfler au battement du coeur, qui jette du sang
dedans ; mais outre cela on a remarqué que, par leur
composition elles ont comme le coeur un battement qui
leur est propre.
On peut entendre ce battement, ou en supposant que
leurs fibres une fois enflées par le sang que le coeur
y jette, font sur elles-mêmes une espèce de ressort,
ou qu’elles sont tournées de sorte qu’elles se
remuent comme le coeur même à la manière des muscles.
Quoi qu’il en soit, l’artère peut être considérée
comme un coeur répandu partout pour battre le sang et
le pousser en avant, et comme un ressort, ou un
muscle monté pour ainsi parler sur le mouvement du
coeur et qui doit battre en même cadence.
Il paroît donc que par la structure et le battement de
l’artère, le sang doit toujours avancer dans ce
vaisseau ; et d’ailleurs l’artère battant sans
relâche sur la veine qui lui est conjointe, y doit
faire le même effet que sur elle-même, quoique non de
même force, c’est-à-dire qu’elle y doit battre le
sang et le pousser continuellement de valvule en
valvule, sans le laisser reposer un seul moment.


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Et par là il a fallu que l’artère, qui devoit avoir
un battement si continuel et si ferme, fût d’une
consistance plus solide et plus dure que la veine ;
joint que l’artère, qui reçoit le sang comme il vient
du coeur, c’est-à-dire plus échauffé et plus vif, a
dû encore pour cette raison être d’une structure plus
forte, pour empêcher que cette liqueur n’échappât en
abondance par son extrême subtilité, et ne rompît ses
vaisseaux à la manière d’un vin fumeux.
Il n’est pas possible de s’empêcher d’admirer la
sagesse de la nature qui, ici comme partout ailleurs,
forme les parties de la manière qu’il faut pour les
effets auxquels on les voit manifestement destinées.
Il y a deux artères et deux veines principales, d’où
naissent toutes les autres. La plus grande artère
s’appelle l’aorte ; la plus grande veine s’appelle
la veine-cave . La plus petite artère, crue autrefois
veine, s’appelle encore maintenant veine-artérieuse ,
comme la plus petite veine, crue autrefois artère,
s’appelle artère veineuse .
à chaque côté du coeur il y a une veine et une artère.
La veine-cave est au côté droit, où elle vide, dans la
cavité du même côté, le sang qui est reçu dans la plus
petite artère. L’aorte, ou la grande artère, est au
côté gauche, où elle reçoit le sang, qui est versé
par la petite veine.
Les veines et les artères ont leur bouche large du côté
du coeur, d’où elles s’étendent en diverses branches,
qui à force de se partager deviennent imperceptibles.
L’aorte et la veine-cave vont par tout le corps,
excepté le poumon, où la plus petite artère et la plus
petite veine, à mesure qu’elles s’éloignent du coeur,
se répandent et se perdent en mille petits rameaux.
Immédiatement en sortant du coeur, l’aorte et la grande
veine envoient une de leurs branches dans le cerveau ;
et c’est par là que s’y fait ce transport soudain des
esprits, dont il a été parlé.
Les nerfs sont comme de petites cordes, ou plutôt de
petits filets qui commencent par le cerveau, et
s’étendent par tout le corps jusqu’aux dernières
extrémités.


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Partout où il y a des nerfs, il y a quelque sentiment ;
et partout où il y a du sentiment, il s’y rencontre
des nerfs : ce qui fait regarder les nerfs comme le
propre organe des sens.
Les nerfs sont creux au dedans, en forme de petits
tuyaux ; et nous avons déjà vu, que c’est par eux que
se fait la conduite des esprits par tout le corps.
Leur cavité est remplie d’une certaine moelle, qu’on
dit être de même nature que le cerveau, et à travers
de laquelle les esprits peuvent aisément continuer
leur cours à cause qu’elle est rare et poreuse.
Par là se voient deux usages principaux des nerfs. Ils
sont premièrement les organes propres du sentiment.
C’est pourquoi à chaque partie qui est le siége de
quelqu’un des sens, il y a des nerfs destinés pour
servir au sentiment ; par exemple il y a aux yeux les
nerfs optiques, les auditifs aux oreilles, les olfactifs
aux narines, et les gustatifs à la langue. Ces nerfs
servent aux sens situés dans ces parties ; et comme le
toucher se trouve par tout le corps, il y a aussi des
nerfs répandus par tout le corps.
Ceux qui vont ainsi par tout le corps en sortant du
cerveau, passent le long de l’épine du dos, d’où ils
se partagent et s’étendent dans toutes les parties.
Le second usage des nerfs n’est guère moins important.
C’est de porter par tout le corps les esprits qui font
agir les muscles, et causent tous les mouvemens.
Ces mêmes nerfs répandus partout, qui servent au
toucher, servent aussi à cette conduite des esprits
dans tous les muscles. Mais les nerfs que nous avons
considérés comme les propres organes des quatre autres
sens, n’ont point cet usage.
Et il est à remarquer que les nerfs qui servent au
toucher se trouvent même dans les parties qui servent
aux autres sens, dont la raison est que ces
parties-là ont avec leur sentiment propre celui du
toucher. Les yeux, les oreilles, les narines et la
langue peuvent recevoir des impressions qui ne
dépendent que du toucher seul, et d’où naissent des
douleurs auxquelles ni les couleurs,


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ni les sons, ni les odeurs, ni le goût n’ont aucune
part.
Ces parties ont aussi des mouvemens qui demandent
d’autres nerfs que ceux qui servent immédiatement à
leurs sensations particulières ; par exemple les
mouvemens des yeux qui se tournent de tant de côtés,
et ceux de la langue qui paroissent si divers dans la
parole, ne dépendent en aucune sorte des nerfs qui
servent au goût et à la vue ; et aussi y en
trouve-t-on beaucoup d’autres, par exemple dans les
yeux les nerfs moteurs et les autres que démontre
l’anatomie.
Les parties que nous venons de décrire ont toutes,
ou presque toutes, de petits passages qu’on appelle
pores , par où s’échappent et s’évaporent les
matières les plus légères et les plus subtiles par
un mouvement qu’on appelle transpiration .


Ix. Le sang et les esprits.


Après avoir parlé des parties qui ont de la consistance,
il faut parler maintenant des liqueurs et des esprits.
Il y a une liqueur qui arrose tout le corps, et qu’on
appelle le sang .
Cette liqueur est mêlée dans toute sa masse de
beaucoup d’autres liqueurs, telles que sont la bile et
les sérosités. Celle qui est rouge, qu’on voit à la
fin se figer dans une palette et qui en occupe le
fond, est celle qu’on appelle proprement sang.
C’est par cette liqueur que la chaleur se répand et
s’entretient ; c’est d’elle que se nourrissent toutes
les parties, et si l’animal ne se réparoit
continuellement par cette nourriture il périroit.
C’est un grand secret de la nature de savoir comment
le sang s’échauffe dans le coeur.
Et d’abord on peut penser que le coeur étant
extrêmement chaud, le sang s’y échauffe et s’y dilate
comme l’eau dans un vaisseau déjà échauffé.
Et si la chaleur du coeur, qu’on ne trouve guère plus
grande que celle des autres parties, ne suffit pas
pour cela, on y peut ajouter deux choses : l’une, que
le sang soit composé, ou en son tout, ou en partie,
d’une matière de la nature de celles qui


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s’échauffent par le mouvement : et déjà on le voit
fort mêlé de bile, matière si aisée à échauffer ; et
peut-être que le sang même dans sa propre substance
tient de cette qualité : de sorte qu’étant, comme il
est continuellement, battu premièrement par le coeur,
et ensuite par les artères, il vient à un degré de
chaleur considérable.
L’autre chose qu’on peut dire, est qu’il se fait dans
le coeur une fermentation du sang.
On appelle fermentation, lorsqu’une matière s’enfle
par une espèce de bouillonnement, c’est-à-dire par la
dilatation de ses parties intérieures. Ce
bouillonnement se fait par le mélange d’une autre
matière qui se répand et s’insinue entre les parties
de celle qui est fermentée, et qui les poussant du
dedans au dehors, leur donne une plus grande
circonférence. C’est ainsi que le levain enfle la
pâte.
On peut donc penser que le coeur mêle dans le sang
une matière, quelle qu’elle soit, capable de le
fermenter ; ou même sans chercher plus loin, qu’après
que l’artère a reçu le sang que le coeur y pousse,
quelque partie restée dans le coeur sert de ferment
au nouveau sang que la veine y décharge aussitôt
après, comme un peu de vieille pâte aigrie fermente et
enfle la nouvelle.
Soit donc qu’une de ces causes suffise, soit qu’il les
faille toutes joindre ensemble, ou que la nature ait
encore quelque autre secret inconnu aux hommes, il est
certain que le sang s’échauffe beaucoup dans le coeur,
et que cette chaleur entretient la vie.
Car d’un sang refroidi, il ne s’engendre plus
d’esprits ; ainsi le mouvement cesse et l’animal meurt.
Le sang doit avoir une certaine consistance médiocre,
et quand il est ou trop subtil ou trop épais il en
arrive divers maux à tout le corps.
Il bouillonne quelquefois extraordinairement, et
souvent il s’épaissit avec excès ; ce qui lui doit
arriver par le mélange de quelque liqueur.
Et il ne faut pas croire que cette liqueur qui peut
ou épaissir tout le sang ou le faire bouillonner, soit
toujours en grande quantité ; l’expérience faisant voir
combien peu il faut de levain


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pour enfler beaucoup de pâte, et que souvent une seule
goutte d’une certaine liqueur agite et fait bouillir
une quantité beaucoup plus grande de l’autre.
C’est par là qu’une goutte de venin entrée dans le
sang, en fige toute la masse et nous cause une mort
certaine : et on peut croire de même qu’une goutte de
liqueur d’une autre nature fera bouillonner tout le
sang. Ainsi ce n’est pas toujours la trop grande
quantité de sang, mais c’est souvent son bouillonnement
qui le fait sortir des veines, et qui cause les
saignemens de nez ou les autres accidens semblables,
qu’on ne guérit pas toujours aussi en tirant du sang,
mais en trouvant ce qui est capable de le rafraîchir
et de le calmer.
Nous avons déjà dit du sang, qu’il a un cours
perpétuel du coeur dans les artères, des artères dans
les veines, et des veines encore dans le coeur, d’où
il est jeté de nouveau dans les artères, et toujours
de même tant que l’animal est vivant.
Ainsi c’est le même sang qui est dans les artères et
dans les veines, avec cette différence que le sang
artériel sortant immédiatement du coeur doit être plus
chaud, plus subtil et plus vif, au lieu que celui des
veines est plus tempéré et plus épais. Il ne laisse
pas d’avoir sa chaleur, mais plus modérée ; et se
figeroit tout à fait, s’il croupissoit dans les veines
et ne venoit bientôt se réchauffer dans le coeur.
Le sang artériel a encore cela de particulier, que
quand l’artère est piquée, on le voit saillir comme
par bouillons et à diverses reprises, ce qui est causé
par le battement de l’artère.
Toutes les humeurs, comme la bile jaune ou noire,
appelée autrement mélancolie, les sérosités et la
pituite ou le flegme, coulent avec le sang dans la
même masse, et en sont aussi séparées en certaines
parties du corps, ainsi qu’il a été dit. Ces humeurs
ont différentes qualités tant par leur propre nature,
que selon qu’elles sont diversement préparées et pour
ainsi dire criblées. C’est de cette masse commune que
sont épreintes et formées la salive, les urines, les
sueurs, les eaux contenues dans les vaisseaux
lymphatiques qu’on trouve auprès des veines ; celles
qui remplissent les glandes de l’estomac, par exemple,
qui servent


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tant à la digestion ; ces larmes enfin que la nature
tient réservées en de certains tuyaux auprès des yeux
peut-être pour les rafraîchir et les humecter.
Les esprits sont la partie la plus vive et la plus
agitée du sang. C’est une espèce de vapeur
extraordinairement subtile et mouvante, que la chaleur
du coeur en fait élever, et qui est portée
promptement par certains vaisseaux au cerveau, où les
esprits s’affinent davantage par leur propre agitation,
par celle du cerveau même et par la nature des parties
où ils passent à peu près comme des liqueurs
s’épurent et se clarifient dans les instrumens par
où on les coule.
De là ils entrent dans les nerfs qu’ils tiennent
tendus ; par les nerfs ils s’insinuent dans les
muscles qu’ils font jouer, et mettent en action toutes
les parties.


X. Le sommeil, la veille et la nourriture.


Quand les esprits sont épuisés à force d’agir, les
nerfs se détendent, tout se relâche, l’animal
s’endort, et se délasse du travail et de l’action où
il est sans cesse pendant qu’il veille.
Le sang et les esprits se dissipent continuellement,
et ont aussi besoin d’être réparés.
Pour ce qui est des esprits, il est aisé de concevoir
qu’étant si subtils et si agités, ils passent à
travers les pores et se dissipent d’eux-mêmes par
leur propre agitation.
On peut aussi aisément comprendre que le sang, à force
de passer et de repasser dans le coeur, s’évaporerait
à la fin. Mais il y a une raison particulière à la
dissipation du sang, tirée de la nourriture.
Les parties de notre corps doivent bien avoir quelque
consistance ; mais si elles n’avoient aussi quelque
mollesse, elles ne seroient pas assez maniables, ni
assez pliantes pour faciliter le mouvement. étant
donc, comme elles sont, assez tendres, elles se
dissipent et se consument facilement tant par leur
propre chaleur


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que par la perpétuelle agitation des corps qui les
environnent. C’est pour cela qu’un corps mort par la
seule agitation de l’air auquel il est exposé, se
corrompt et se pourrit. Car l’air ainsi agité,
ébranlant ce corps mort par le dehors et s’insinuant
dans les pores par sa subtilité, à la fin l’altère et
le dissout. Le même arriveroit à un corps vivant, s’il
n’étoit réparé par la nourriture.
Ce renouvellement des chairs et des autres parties du
corps paroît principalement dans la guérison des
blessures, qu’on voit se fermer, et en même temps les
chairs revenir par une assez prompte régénération.
Cette réparation se fait par le moyen du sang qui
coule dans les artères, dont les plus subtiles parties
s’échappant par les pores, dégouttent sur tous les
membres, où elles se prennent, s’y attachent et les
renouvellent : c’est par là que le corps croît et
s’entretient, comme on voit les plantes et les fleurs
croître et s’entretenir par l’eau de la pluie. Ainsi
le sang toujours employé à nourrir et à réparer
l’animal, s’épuiseroit aisément s’il n’étoit
lui-même réparé, et la source en seroit bientôt tarie.
La nature y a pourvu par les alimens qu’elle nous a
préparés, et par les organes qu’elle a disposés pour
renouveler le sang, et par le sang tout le corps.
L’aliment commence premièrement à s’amollir dans la
bouche par le moyen de certaines eaux épreintes des
glandes qui y aboutissent. Ces eaux détrempent les
viandes, et font qu’elles peuvent plus facilement être
brisées et broyées par les mâchoires : ce qui est un
commencement de digestion.
De là elles sont portées par l’oesophage dans
l’estomac, où il coule dessus d’autres sortes d’eaux
épreintes d’autres glandes, qui se voient en nombre
infini dans l’estomac même. Par le moyen de ces eaux
et à la faveur de la chaleur du foie, les viandes se
cuisent dans l’estomac, à peu près comme elles feroient
dans une marmite mise sur le feu ; ce qui se fait
d’autant plus facilement, que ces eaux de l’estomac
sont de la nature des eaux fortes : car elles ont la
vertu d’inciser les viandes, et les coupent si menues
qu’il n’y a plus rien de l’ancienne forme.
C’est ce qui s’appelle la digestion qui n’est
autre chose que


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l’altération que souffre l’aliment dans l’estomac,
pour être disposé à s’incorporer à l’animal.
Cette matière digérée blanchit et devient comme
liquide : c’est ce qui s’appelle le chyle .
Il est porté de l’estomac au boyau qui est au-dessous,
et où se commence la séparation du pur et de l’impur,
laquelle se continue tout le long des intestins.
Elle se fait par le pressement continuel que cause la
respiration, et le mouvement du diaphragme sur les
boyaux. Car étant ainsi pressés, la matière dont ils
sont pleins est contrainte de couler dans toutes les
ouvertures qu’elle trouve dans son passage ; en sorte
que les veines lactées, qui sont attachées aux
boyaux, ne peuvent manquer d’être remplies par ce
mouvement.
Mais comme elles sont fort minces, elles ne peuvent
recevoir que les parties les plus délicates, qui
exprimées par le pressement des intestins, se jettent
dans ces veines, et y forment cette liqueur blanche
qui les remplit et les colore, pendant que le plus
grossier par la force du même pressement continue son
chemin dans les intestins, jusqu’à ce que le corps en
soit déchargé.
Car il y a quelques valvules disposées d’espace en
espace dans les intestins, qui empêchent la matière
de remonter, et on remarque, outre cela, qu’ils sont
tournés en dedans comme une espèce de vis, qui
détermine la matière à prendre un certain cours, et
la conduit aux extrémités par où elle doit sortir.
La liqueur des veines lactées est celle que la nature
prépare pour la nourriture de l’animal ; le reste est
le superflu et comme le marc qu’elle rejette, qu’on
appelle aussi pour cette raison excrément .
Ainsi se fait la séparation du liquide d’avec le
grossier et du pur d’avec l’impur, à peu près de la
même sorte que le vin et l’huile s’expriment du raisin
et de l’olive pressée, ou comme la fleur de farine
passe par un sas plutôt que le son, ou que certaines
liqueurs passées par une chausse se clarifient et y
laissent ce qu’elles ont de plus grossier.
Les détours des boyaux repliés les uns sur les autres,
font que


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la matière digérée dans l’estomac y séjourne plus
longtemps, et donne tout le loisir nécessaire à la
respiration pour exprimer tout le bon suc, en sorte
qu’il ne s’en perde aucune partie.
à cela sert beaucoup encore cette disposition des
parties intérieures des boyaux en forme de vis ; ce
qui fait que la matière digérée ne peut s’échapper
qu’après de longs circuits, durant lesquels la nature
tire toujours ce qui lui est propre.
Il arrive aussi par ces détours et cette disposition
intérieure des boyaux, que l’animal ayant une fois
pris sa nourriture, peut demeurer longtemps sans en
prendre de nouvelle, parce que le suc épuré qui le
nourrit est longtemps à s’exprimer ; ce qui fait
durer la nutrition, et empêche la faim de revenir
sitôt.
Et on remarque que les animaux qu’on voit presque
toujours affamés, comme par exemple les loups, ont les
intestins fort droits : d’où il arrive que l’aliment
digéré y séjourne peu, et que le besoin de manger est
pressant et revient souvent.
Comme les entrailles pressées par la respiration,
jettent dans les veines lactées la liqueur dont nous
venons de parler, ces veines pressées par la même
force, la poussent au milieu du mésentère, dans la
glande où nous avons dit qu’elles aboutissent : d’où
le même pressement les porte dans un certain
réservoir nommé le réservoir de Pecquet , du nom
d’un fameux anatomiste de nos jours, qui l’a
découvert.
De là il passe dans un long vaisseau, qui par la même
raison est appelé le canal ou le conduit de
Pecquet
. Ce vaisseau étendu le long de l’épine
du dos, aboutit un peu au-dessous du col à une des
veines qu’on appelle sous-clavières ; d’où il est
porté dans le coeur, et là il prend tout à fait la
forme de sang.
Il sera aisé de comprendre comment le chyle est élevé
à cette veine, si on considère que le long de ce
vaisseau de Pecquet il y a des valvules disposées
par intervalles qui empêchent cette liqueur de
descendre, et que d’ailleurs elle est continuellement
poussée en haut tant par la matière qui vient en
abondance des veines lactées que par le mouvement du
poumon, qui fait monter ce suc en pressant le
vaisseau où il est contenu.


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Il n’est pas croyable à combien de choses sert la
respiration ; elle rafraîchit le coeur et le sang ;
elle entraîne avec elle et pousse dehors les fumées
qu’excite la chaleur du coeur ; elle fournit l’air
dont se forme la voix et la parole ; elle aide par
l’air qu’elle attire à la génération des esprits ;
elle pousse le chyle des entrailles dans les veines
lactées, de là dans la glande du mésentère, ensuite
dans le réservoir et dans le canal de Pecquet, et
enfin dans la sous-clavière ; et en même temps elle
facilite l’éjection des excrémens, toujours en
pressant les intestins.


Xi. Le coeur et le cerveau sont les deux maîtresses parties.


Voilà quelle est à peu près la disposition du corps
et l’usage de ses parties, parmi lesquelles il paroît
que le coeur et le cerveau sont les principales, et
celles qui pour ainsi dire mènent toutes les autres.
Ces deux maîtresses parties influent dans tout le
corps. Le coeur y envoie partout le sang dont il est
nourri ; et le cerveau y distribue de tous côtés les
esprits par lesquels il est remué.
Au premier la nature a donné les artères et les veines
pour la distribution du sang, et elle a donné les
nerfs au second pour l’administration des esprits.
Nous avons vu que la fabrique des esprits se commence
par le coeur, lorsque battant le sang et l’échauffant,
il en élève les parties les plus subtiles au cerveau,
qui les perfectionne, et qui ensuite en renvoie au
coeur ce qui lui est nécessaire pour exciter son
battement.
Ainsi ces deux maîtresses parties, qui mettent pour
ainsi dire tout le corps en action, s’aident
mutuellement dans leurs fonctions, puisque sans les
vapeurs que le coeur élève de ce sang, le cerveau
n’auroit pas de quoi former les esprits, et que le
coeur aussi n’auroit point de battement sans les
esprits que le cerveau lui envoie.


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Dans ce secours nécessaire que se donnent ces deux
parties, laquelle des deux commence ? C’est ce qu’il
est malaisé de déterminer ; et il faudroit pour cela
avoir recours à la première formation de l’animal.
Pour entendre ce qu’il y a ici de plus constant, il
faut penser avant toutes choses que le foetus ou
l’embryon, c’est-à-dire l’animal qui se forme, est
engendré d’autres animaux déjà formés et vivans, où
il y a par conséquent du sang et des esprits déjà
tout faits, qui peuvent se communiquer à l’animal qui
commence.
On voit en effet que l’embryon est nourri du sang de
la mère qui le porte. On peut donc penser que ce sang
étant conduit dans le coeur de ce petit animal qui
commence d’être, s’y réchauffe et s’y dilate par la
chaleur naturelle à cette partie ; que de là passent
au cerveau ces vapeurs subtiles, qui achèvent de s’y
former en esprits à la manière qui a été dite ; que
ces esprits revenus au coeur par les nerfs, causent
son premier battement, qui se continue ensuite à peu
près comme celui d’une pendule après une première
vibration.
On peut penser aussi et peut-être plus
vraisemblablement, que l’animal étant tiré de semences
pleines d’esprits, le cerveau par sa première
conformation en peut avoir ce qu’il lui en faut pour
exciter dans le coeur cette première pulsation d’où
suivent toutes les autres.
Quoi qu’il en soit, l’animal qui se forme venant d’un
animal déjà formé, on peut aisément comprendre que le
mouvement se continue de l’un à l’autre, et que le
premier ressort dont Dieu a voulu que tout dépendît,
étant une fois ébranlé, ce même mouvement s’entretient
toujours.
Au reste outre les parties que nous venons de
considérer dans le corps, il y en a beaucoup d’autres
connues et inconnues à l’esprit humain. Mais ceci
suffit pour entendre l’admirable économie de ce
corps si sagement et si délicatement organisé, et les
principaux ressorts par lesquels s’en exercent les
opérations.


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Xii. La santé, la maladie, la mort ; et à propos des maladies, les passions en tant qu’elles regardent le corps.


Quand le corps est en bon état et dans sa disposition
naturelle, c’est ce qui s’appelle santé . La
maladie au contraire est la mauvaise disposition du
tout, ou de ses parties. Que si l’économie du corps
est tellement troublée que les fonctions naturelles
cessent tout à fait, la mort de l’animal s’ensuit.
Cela doit arriver précisément quand les deux
maîtresses pièces, c’est-à-dire le cerveau et le
coeur, sont hors d’état d’agir ; c’est-à-dire quand
le coeur cesse de battre, et que le cerveau ne peut
plus exercer cette action, quelle qu’elle soit, qui
envoie les esprits au coeur.
Car encore que le concours des autres parties soit
nécessaire pour nous faire vivre, la cessation de
leur action nous fait languir, mais ne nous tue pas
tout à coup : au lieu que quand l’action du cerveau
ou du coeur cesse tout à fait, on meurt à l’instant.
Or on peut en général concevoir trois choses capables
de causer dans ces deux parties cette cessation
funeste : la première, si elles sont ou altérées dans
leur substance, ou dérangées dans leur composition ;
la seconde, si les esprits qui sont pour ainsi dire
l’âme du ressort, viennent à manquer ; la troisième,
si ne manquant pas et se trouvant préparés, ils sont
empêchés d’agir par quelque autre cause, par exemple
de couler ou du cerveau dans le coeur ou du coeur
dans le cerveau.
Et il semble que toute machine doive cesser par une
de ses causes. Car ou le ressort se rompt, comme les
tuyaux dans un orgue, et les roues ou les meules dans
un moulin ; ou le moteur cesse, comme si la rivière
qui fait aller ces roues est détournée, ou que le
soufflet qui pousse l’air dans l’orgue soit brisé ;
ou le moteur et le mobile étant en état, l’action de
l’un sur l’autre est empêchée par quelque autre
corps, comme si quelque chose au dedans de l’orgue
empêche le vent d’y entrer ; ou que l’eau et


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toutes les roues étant comme il faut, quelque corps
interposé en un endroit principal empêche le jeu.
Appliquant à l’homme, machine sans comparaison plus
ingénieuse et plus délicate ; mais en ce qu’il a de
corporel, pure machine : on peut concevoir qu’il
meurt, si les ressorts principaux se corrompent, si
les esprits qui sont le moteur s’éteignent, ou si
les ressorts étant en état et les esprits prêts, le
jeu en est empêché par quelque autre cause.
S’il arrive par quelque coup que le cerveau ou le coeur
soient entamés, et que la continuité des filets soit
interrompue : et sans entamer la substance, si le
cerveau ou se ramollit ou se dessèche excessivement,
ou que par un accident semblable les fibres du coeur
se roidissent ou se relâchent tout à fait, alors ces
deux ressorts, d’où dépend tout le mouvement, ne
subsistent plus et toute la machine est arrêtée.
Mais quand le cerveau et le coeur demeureroient en
leur entier, dès là que les esprits manquent, les
ressorts cessent faute de moteur : et quand il se
formeroit des esprits conditionnés comme il faut, si
les tuyaux par où ils doivent passer, ou resserrés ou
remplis de quelque autre chose, leur ferment l’entrée,
c’est de même que s’ils n’étoient plus. Ainsi le
cerveau et le coeur dont l’action et la communication
nous font vivre, restent sans force ; le mouvement
cesse dans son principe, toute la machine demeure,
et ne se peut plus rétablir.
Voilà ce qu’on appelle mort, et les dispositions à
cet état s’appellent maladies .
Ainsi toute altération dans le sang, qui l’empêche de
fournir pour les esprits une matière louable, rend le
corps malade ; et si la chaleur naturelle, ou
étouffée par la trop grande épaisseur du sang, ou
dissipée par son excessive subtilité, n’envoie plus
d’esprits, il faut mourir : tellement qu’on peut
définir la mort l’extinction de la chaleur naturelle
dans le sang et dans le coeur.


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Outre les altérations qui arrivent dans le corps par
les maladies, il y en a qui sont causées par les
passions, qui à vrai dire sont une espèce de maladie.
Il seroit trop long d’expliquer ici toutes ces
altérations, et il suffit d’observer en général qu’il
n’y a point de passion qui ne fasse quelque changement
dans les esprits, et par les esprits dans le coeur
et dans le sang. Et c’est une suite nécessaire de
l’impression violente que certains objets font dans
le cerveau.
De là il arrive nécessairement que quelques-unes des
passions les y excitent et les y agitent avec
violence, et que les autres les y ralentissent. Les
unes par conséquent les font couler plus abondamment
dans le coeur, et les autres moins. Celles qui les
font abonder, comme la colère et l’audace, les
répandent avec profusion, et les poussent de tous
côtés au dedans et au dehors : celles qui excitent
moins, telles que sont la tristesse et le désespoir,
les retiennent serrés au dedans, comme pour les
ménager. De là naissent dans le coeur et dans le pouls
des battemens, les uns plus lents, les autres plus
vites ; les uns incertains et inégaux, et les autres
plus mesurés ; d’où il arrive dans le sang divers
changemens, et de là conséquemment de nouvelles
altérations dans les esprits. Les membres extérieurs
reçoivent aussi de différentes dispositions : quand
on est attaqué, le cerveau envoie plus d’esprits aux
bras et aux mains, et c’est ce qui fait qu’on est plus
fort dans la colère. Dans cette passion, les muscles
s’affermissent, les nerfs se bandent, les poings se
ferment, tout se tourne à l’ennemi pour l’écraser, et
le corps est disposé à se ruer sur lui de tout son
poids. Quand il s’agit de poursuivre un bien, ou de
fuir un mal pressant, les esprits accourent avec
abondance aux cuisses et aux jambes pour hâter la
course ; tout le corps soutenu par leur extrême
vivacité, devient plus léger : ce qui a fait dire au
poëte en parlant d’Apollon et de Daphné : (...).
Si un bruit un peu extraordinaire menace de quelque
coup, on s’éloigne naturellement de l’endroit d’où
vient le bruit, en y jetant l’oeil, afin d’esquiver
plus facilement ; et quand le coup est reçu, la
main


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se porte aussitôt aux parties blessées, pour ôter s’il
se peut la cause du mal : tant les esprits sont
disposés dans les passions, à seconder promptement
les membres qui ont besoin de se mouvoir.
Par l’agitation du dedans, la disposition du dehors
est toute changée. Selon que le sang accourt au
visage ou s’en retire, il y paroît ou enflammation ou
pâleur. Ainsi on voit dans la colère les yeux
allumés ; on y voit rougir le visage, qui au contraire
pâlit dans la crainte. La joie et l’espérance en
adoucissent les traits, ce qui répand sur le front
une image de sérénité. La colère et la tristesse au
contraire les rendent plus rudes, et leur donnent un
air ou plus farouche, ou plus sombre. La voix change
aussi en diverses sortes. Car selon que le sang ou les
esprits coulent plus ou moins dans le poumon, dans les
muscles qui l’agitent, et dans la trachée-artère par
où il respire l’air, ces parties ou dilatées ou
pressées diversement, poussent tantôt des sons
éclatans, tantôt des cris aigus, tantôt des voix
confuses, tantôt de longs gémissemens, tantôt des
soupirs entrecoupés. Les larmes accompagnent de tels
états, lorsque les tuyaux qui en sont la source sont
dilatés ou pressés à une certaine mesure. Si le sang
refroidi et par là épaissi, envoie peu de vapeurs au
cerveau, et lui fournit moins de matière d’esprits qu’il
ne faut ; ou si au contraire étant ému et échauffé
plus qu’à l’ordinaire, il en fournit trop, il arrivera
tantôt des tremblemens et des convulsions, tantôt
des langueurs et des défaillances ; les muscles se
relâcheront, et on se sentira prêt à tomber ; ou bien
en se resserrant excessivement, ils rétréciront la
peau, et feront dresser les cheveux dont elle
enferme la racine, et causeront ce mouvement qu’on
appelle horreur . Les physiciens expliquent en
particulier toutes ces


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altérations ; mais c’est assez pour notre dessein
d’en avoir remarqué en général la nature, les causes,
les effets et les signes.
Les passions à les regarder seulement dans le corps,
semblent n’être autre chose qu’une agitation
extraordinaire des esprits ou du sang, à l’occasion
de certains objets qu’il faut fuir ou poursuivre.
Ainsi la cause des passions doit être l’impression
et le mouvement qu’un objet de grande force fait dans
le cerveau.
De là suit l’agitation et des esprits et du sang,
dont l’effet naturel doit être de disposer le corps
de la manière qu’il faut pour fuir l’objet ou le
suivre ; mais cet effet est souvent empêché par
accident.
Les signes des passions, qui en sont aussi des effets,
mais moins principaux, c’est ce qui en paroît au
dehors ; tels sont les larmes, les cris et les autres
changemens tant de la voix que des yeux et du
visage.
Car comme il est de l’institution de la nature que les
passions des uns fassent impression sur les autres ;
par exemple que la tristesse de l’un excite la pitié
de l’autre ; que lorsque l’un est disposé à faire du
mal par la colère, l’autre soit disposé en même
temps ou à la défense ou à la retraite, et ainsi du
reste : il a fallu que les passions n’eussent pas
seulement de certains effets au dedans, mais qu’elles
eussent encore au dehors chacune son propre
caractère, dont les autres hommes pussent être
frappés.
Et cela paroît tellement du dessein de la nature,
qu’on trouve sur le visage une infinité de nerfs et de
muscles, dont on ne reconnoît point d’autre usage que
d’en tirer en divers sens toutes les parties, et d’y
peindre les passions par la secrète correspondance de
leurs mouvemens avec les mouvemens intérieurs.


Xiii. La correspondance de toutes les parties.


Il nous reste encore à considérer le consentement de
toutes les parties du corps, pour s’entr’aider
mutuellement et pour la défense


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du tout. Quand on tombe d’un côté, le col et tout le
corps se tournent à l’opposite. De peur que la tête
ne se heurte, les mains se jettent devant elle, et
s’exposent aux coups qui la briseroient. Dans la
lutte, on voit le coude se présenter comme un
bouclier devant le visage. Les paupières se ferment
pour garantir l’oeil. Si on est fortement penché d’un
côté, le corps se porte de l’autre pour faire le
contre-poids, et se balance lui-même en diverses
manières pour prévenir une chute, ou pour la rendre
moins incommode. Par la même raison, si on porte un
grand poids d’un des côtés, on se sert de l’autre à
contre-peser. Une femme qui porte un seau d’eau pendu
à la droite étend le bras gauche et se penche de ce
côté-là. Celui qui porte sur le dos se penche en
avant et au contraire quand on porte sur la tête, le
corps naturellement se tient fort droit. Enfin il ne
manque jamais de se situer de la manière la plus
convenable pour se soutenir ; en sorte que les parties
ont toujours un même centre de gravité, qu’on prend
au juste comme si on savoit la mécanique. à cela on
peut rapporter certains effets des passions, que nous
avons remarqués. Enfin il est visible que les parties
du corps sont disposées à se prêter un secours
mutuel, et à concourir ensemble à la conservation de
leur tout.
Tant de mouvemens si bien ordonnés et si forts selon
les règles de la mécanique, se font en nous sans
science, sans raisonnement et sans réflexion ; au
contraire la réflexion ne feroit ordinairement
qu’embarrasser. Nous verrons dans la suite qu’il se
fait en nous, sans que nous le sachions ou que nous le
sentions, une infinité de mouvemens semblables. La
prunelle s’élargit et se rétrécit de la manière la
plus convenable à nous faire voir de loin ou de près.
La trachée-artère s’ouvre et se resserre selon les
tons qu’elle doit former. La bouche se dispose, et la
langue se remue comme il faut pour les différentes
articulations. Un petit enfant, pour tirer des mamelles
de sa nourrice la liqueur dont il se nourrit, ajuste
aussi bien ses lèvres et sa langue que s’il savoit


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l’art des pompes aspirantes ; ce qu’il fait même en
dormant, tant la nature a voulu nous faire voir que
ces choses n’avoient pas besoin de notre attention.
Mais moins il y a d’adresse et d’art de notre côté
dans des mouvemens si proportionnés et si justes,
plus il en paroît dans celui qui a si bien disposé
toutes les parties de notre corps.


Xiv. Récapitulation, où sont ramassées les propriétés de l’ame et du corps.


Par les choses qui ont été dites, il est aisé de
comprendre la différence de l’ame et du corps, et il
n’y a qu’à considérer les diverses propriétés que
nous y avons remarquées.
Les propriétés de l’ame sont voir, ouïr, goûter,
sentir, imaginer ; avoir du plaisir ou de la douleur,
de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la
tristesse, de la crainte ou de l’espérance ; assurer,
nier, douter, raisonner, réfléchir et considérer,
comprendre, délibérer, se résoudre, vouloir ou ne
vouloir pas : toutes choses qui dépendent du même
principe, et que nous avons entendues
très-distinctement sans nommer seulement le corps, si
ce n’est comme l’objet que l’ame aperçoit, ou comme
l’organe dont elle se sert.
La marque que nous entendons distinctement ces
opérations de notre ame, c’est que jamais nous ne
prenons l’une pour l’autre. Nous ne prenons point le
doute pour l’assurance, ni affirmer pour nier, ni
raisonner pour sentir : nous ne confondons pas
l’espérance avec le désespoir, ni la crainte avec la
colère, ni la volonté de vivre selon la raison avec
celle de vivre selon les sens et les passions.
Ainsi nous connoissons distinctement les propriétés
de l’ame ; voyons maintenant celles du corps.
Les propriétés du corps et des parties qui le
composent sont d’être étendues plus ou moins, d’être
agitées plus vite ou plus lentement, d’être ouvertes
ou d’être fermées, dilatées ou pressées, tendues ou
relachées, jointes ou séparées les unes des autres,
capables d’être insinuées en certains endroits plutôt
qu’en d’autres :


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choses qui appartiennent au corps, et qui en font
manifestement la nourriture, l’augmentation, la
diminution, le mouvement et le repos.
En voilà assez pour connoître la nature de l’ame et
du corps, et l’extrême différence de l’un et de
l’autre.

 

CHAPITRE 3 de l’union de l’ame et du corps.


I. L’ame est naturellement unie au corps.


Il a plu néanmoins à Dieu que des créatures si
différentes fussent étroitement unies : et il étoit
convenable, afin qu’il y eût de toutes sortes d’êtres
dans le monde, qu’il s’y trouvât et des corps qui ne
fussent unis à aucun esprit, telles que sont la terre
et l’eau et les autres de cette nature ; et des
esprits qui, comme Dieu même, ne fussent unis à
aucun corps, tels que sont les anges ; et aussi des
esprits unis à un corps, telle qu’est l’ame
raisonnable, à qui comme à la dernière de toutes les
créatures intelligentes, il devoit échoir en partage
ou plutôt convenir naturellement de faire un même
tout avec le corps qui lui est uni.
Ce corps, à le regarder comme organique, est un par
la proportion et la correspondance de ses parties ;
de sorte qu’on peut l’appeler un même organe, de même
et à plus forte raison qu’un luth ou un orgue un
seul instrument : d’où il résulte que l’ame lui doit
être unie en son tout, parce qu’elle lui est unie
comme à un seul organe parfait dans sa totalité.


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Ii. Deux effets principaux de cette union, et deux genres d’opérations dans l’ame.


C’est une union admirable de notre corps et de notre
ame que nous avons à considérer. Et quoiqu’il soit
difficile et peut-être impossible à l’esprit humain
d’en pénétrer le secret, nous en voyons pourtant quelque
fondement dans les choses qui ont été dites.
Nous avons distingué dans l’ame deux sortes
d’opérations : les opérations sensitives et les
opérations intellectuelles ; les unes attachées à
l’altération et au mouvement des organes corporels,
les autres supérieures au corps, et nées pour le
gouverner.
Car il est visible que l’ame se trouve assujettie
par ses sensations aux dispositions corporelles ; et
il n’est pas moins clair que par le commandement de la
volonté guidée par l’intelligence, elle remue les
bras, les jambes, la tête, et enfin transporte tout
le corps.
Que si l’ame n’étoit simplement qu’intellectuelle,
elle seroit tellement au-dessus du corps, qu’on ne
sauroit par où elle y pourroit tenir, mais parce
qu’elle est sensitive, on la voit manifestement unie
au corps par cet endroit-là, ou pour mieux dire par
toute sa substance, puisqu’elle est indivisible et
qu’on peut bien en distinguer les opérations, mais non
pas la partager dans son fond.
Dès là que l’ame est sensitive, elle est sujette au
corps de ce côté-là, puisqu’elle souffre de ses
mouvemens ; et que les sensations, les unes fâcheuses
et les autres agréables, y sont attachées.
De là suit un autre effet : c’est que l’ame, qui remue
les membres et tout le corps par sa volonté, le
gouverne comme une chose qui lui est intimement unie,
qui la fait souffrir elle-même, et lui cause des
plaisirs et des douleurs extrêmement vives.


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Voilà ce que nous pouvons entendre de l’union de l’ame,
et elle se fait remarquer principalement par deux
effets.
Le premier est que de certains mouvemens du corps
suivent certaines pensées ou sentimens dans l’ame, et
le second réciproquement qu’à une certaine pensée ou
sentiment qui arrive à l’ame sont attachés certains
mouvemens qui se font en même temps dans le corps :
par exemple de ce que les chairs sont coupées,
c’est-à-dire séparées les unes des autres, ce qui est
un mouvement dans le corps, il arrive que je sens en
moi la douleur, que nous avons vue être un sentiment
de l’ame ; et de ce que j’ai dans l’ame la volonté
que ma main soit remuée, il arrive qu’elle l’est en
effet au même moment.
Le premier de ces deux effets paroît dans les opérations
où l’ame est assujettie au corps, qui sont les
opérations sensitives ; et le second paroît dans les
opérations où l’ame préside au corps, qui sont les
opérations intellectuelles.
Considérons ces deux effets l’un après l’autre :
voyons avant toutes choses ce qui se fait dans l’ame
ensuite des mouvemens du corps, et nous verrons après
ce qui arrive dans le corps ensuite des pensées de
l’ame.


Iii. Les sensations sont attachées à des mouvemens corporels qui se font en nous.


Et d’abord il est clair que tout ce qu’on appelle
sentiment ou sensation, je veux dire la perception
des couleurs, des sons, du bon et du mauvais goût,
du chaud et du froid, de la faim et de la soif, du
plaisir et de la douleur, suit les mouvemens et
l’impression


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que font les objets sensibles sur nos organes
corporels.
Mais pour entendre plus distinctement par quels
moyens cela s’exécute, il faut supposer plusieurs
choses constantes.
La première, qu’en toute sensation il se fait un
contact et une impression réelle et matérielle sur nos
organes, qui vient ou immédiatement ou originairement
de l’objet.
Et déjà, pour le toucher et le goût, le contact y est
palpable et immédiat. Nous ne goûtons que ce qui est
immédiatement appliqué à notre langue ; et à l’égard
du toucher, le mot l’emporte, puisque toucher et
contact c’est la même chose.
Et encore que le soleil et le feu nous échauffent
étant éloignés, il est clair qu’ils ne font impression
sur notre corps qu’en la faisant sur l’air qui le
touche. Le même se doit dire du froid ; et ainsi ces
deux sensations appartenantes au toucher, se font par
l’application et l’attouchement de quelque corps.
On doit croire que si le goût et le toucher demandent
un contact réel, il ne sera pas moins dans les autres
sens, quoiqu’il y soit plus délicat.
Et l’expérience le fait voir, même dans la vue, où le
contact des objets et l’ébranlement de l’organe
corporel paroît le moindre ; car on peut aisément
sentir, en regardant le soleil, combien ses rayons
directs sont capables de nous blesser : ce qui ne peut
venir que d’une trop violente agitation des parties
qui composent l’oeil.
Mais encore que ces rayons nous blessent moins étant
réfléchis, le coup en est souvent très-fort, et le seul
effet du blanc et du noir nous fait sentir que les
couleurs ont plus de force que nous ne pensons pour
nous émouvoir. Car il est certain que le blanc écarte
les nerfs optiques, et que le noir au contraire les
tient trop serrés. C’est pourquoi ces deux couleurs
blessent la vue, quoique d’une manière opposée ; car
le blanc la dissipe et l’éblouit :


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ce qui paroît tellement à ceux qui voyagent parmi les
neiges, pendant que la campagne en est couverte,
qu’ils sont contraints de se défendre contre l’effort
que cette blancheur fait sur leurs yeux, en les
couvrant de quelque verre, sans quoi ils perdroient
la vue. Et les ténèbres, qui font sur nous le même
effet que le noir, nous font perdre la vue d’une
autre sorte, lorsque les nerfs optiques trop
longtemps serrés, à la fin, deviennent immobiles et
incapables d’être ébranlés par les objets. On sent
aussi à la longue qu’un noir trop enfoncé fait
beaucoup de mal ; et par l’effet sensible de ces deux
couleurs principales on peut juger de celui de toutes
les autres.
Quant aux sons, l’agitation de l’air et le coup qui
en vient à notre oreille sont choses trop sensibles
pour être révoquées en doute. On se sert du son des
cloches pour dissiper les nuées ; souvent de grands
cris ont tellement fendu l’air, que les oiseaux en
sont tombés ; d’autres ont été jetés par terre par le
seul vent d’un boulet ; et peut-on avoir peine à
croire que les oreilles soient agitées par le bruit,
puisque même les bâtimens en sont ébranlés et qu’on
les en voit trembler ? On peut juger par là de ce que
fait une plus douce agitation sur des parties plus
délicates.
Cette agitation de l’air est si palpable, qu’elle se
fait même sentir en d’autres parties du corps. Chacun
peut remarquer l’ébranlement que certains sons,
comme celui d’un orgue ou d’une basse de viole, font
sur son corps. Les paroles se font sentir aux
extrémités des doigts situés d’une certaine façon ;
et on peut croire que les oreilles formées pour
recevoir cette impression, la recevront aussi
beaucoup plus forte.
L’effet des senteurs nous paroît assez par l’impression
qu’elles font sur la tête. De plus, on ne verroit pas
les chiens suivre le gibier en flairant les endroits
où il a passé, s’il ne restoit quelques vapeurs
sorties de l’animal poursuivi. Et quand on brûle des
parfums,


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on en voit la fumée se répandre dans toute une
chambre, et l’odeur se fait sentir en même temps que
la vapeur vient à nous. On doit croire qu’il sort
des fumées à peu près de même nature, quoique
imperceptibles, de tous les corps odoriférans, et que
c’est ce qui cause tant de mauvais effets dans notre
cerveau. Car il faut apprendre à juger des choses qui
ne se voient pas par celles qui se voient.


Iv. Les mouvemens corporels qui se font en nous dans les sensations, viennent des objets par le milieu.


Il est donc vrai qu’il se fait dans toutes nos
sensations, une impression réelle et corporelle sur
nos organes ; mais nous avons ajouté qu’elle vient
immédiatement ou originairement de l’objet.
Elle en vient immédiatement dans le toucher et dans
le goût, où l’on voit les corps appliqués par
eux-mêmes à nos organes : elle en vient
originairement dans les autres sensations, où
l’application de l’objet n’est pas immédiate, mais
où le mouvement qui se fait en vient jusqu’à nous du
tout du long de l’air, par une parfaite continuité.
C’est ce que l’expérience nous découvre aussi
certainement que tout le reste que nous avons dit.
Un corps interposé m’empêche de voir le tableau que
je regardois : quand le milieu est transparent, selon
la nature dont il est, l’objet vient à moi
différemment ; l’eau, qui rompt la ligne droite, le
courbe à mes yeux ; les verres, selon qu’ils sont
colorés ou taillés, en changent les couleurs, les
grandeurs et les figures : l’objet ou se grossit ou
s’apetisse, ou se renverse ou se redresse, ou se
multiplie. Il faut donc premièrement qu’il se
commence quelque chose sur l’objet même, et c’est la
réflexion de quelque rayon du soleil ou d’un autre
corps lumineux ; et il faut secondement que cette
réflexion, qui se commence à l’objet, se continue
tout le long de l’air jusqu’à mes yeux : ce qui
montre que l’impression qui se fait sur moi vient
originairement de l’objet même.


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Il en est de même de l’agitation qui cause les sons,
et de la vapeur qui excite les senteurs. Dans l’ouïe
le corps résonnant qui cause le bruit doit être
agité, et on y sent au doigt un trémoussement tant
que le bruit dure. Dans l’odorat une vapeur doit
s’exhaler du corps odoriférant ; et dans l’un et dans
l’autre sens, si le vent qui agite l’air rompt le
coup qui venoit à nous, nous ne sentons rien.
Ainsi dans les sensations, à n’y regarder seulement
que ce qu’il y a dans les corps, nous trouvons trois
choses à considérer : l’objet, le milieu et l’organe
même, par exemple les yeux et les oreilles.

V. Les mouvemens de nos corps, auxquels les sensations sont attachées, sont les mouvemens des nerfs.


Mais comme ces organes sont composés de plusieurs
parties, pour savoir précisément quelle est celle qui
est le propre instrument destiné par la nature pour
les sensations, il ne faut que se souvenir qu’il y a
en nous certains petits filets qu’on appelle
nerfs , qui prennent leur origine dans le cerveau,
et qui de là se répandent dans tout le corps.
Souvenons-nous aussi qu’il y a des nerfs particuliers
attribués par la nature à chaque sens ; il y en a
pour les yeux, pour les oreilles, pour l’odorat, pour
le goût ; et comme le toucher se répand par tout le
corps, il y a aussi des nerfs répandus partout dans
les chairs. Enfin il n’y a point de sentiment où il
n’y a point de nerfs, et les parties nerveuses sont
les plus sensibles. C’est pourquoi tous les
philosophes sont d’accord que les nerfs sont le
propre organe des sens.
Nous avons vu outre cela que les nerfs aboutissent
tous au cerveau et qu’ils sont pleins des esprits
qu’il y envoie continuellement, ce qui doit les tenir
toujours tendus pendant que l’animal veille. Tout
cela supposé, il sera facile de déterminer le
mouvement précis auquel la sensation est attachée,
et enfin


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tout ce qui regarde tant la nature que l’usage des
sensations, en tant qu’elles servent au corps et à
l’ame.
C’est ce qui sera expliqué en douze propositions,
dont les six premières feront voir les sensations
attachées aux mouvemens des nerfs, et les six autres
expliqueront l’usage que l’ame fait des sensations
et l’instruction qu’elle en reçoit tant pour le corps
que pour elle-même.


Vi. Six propositions qui expliquent comment les sensations sont attachées aux mouvemens des nerfs.


I. Proposition. les nerfs sont ébranlés par les
objets du dehors qui frappent les sens.

c’est de quoi on ne peut douter dans le toucher, où
l’on voit des corps appliqués immédiatement sur le
nôtre, qui étant en mouvement ne peuvent manquer
d’ébranler les nerfs qu’ils trouvent répandus partout.
L’air chaud ou froid qui nous environne doit avoir
un effet semblable ; il est clair que l’un dilate les
parties du corps, et que l’autre les resserre ; ce qui
ne peut être sans quelque ébranlement des nerfs. Le
même doit arriver dans les autres sens, où nous avons
vu que l’altération de l’organe n’est pas moins
réelle. Ainsi les nerfs de la langue seront touchés
et ébranlés par le suc exprimé des viandes, les nerfs
auditifs par l’air qui s’agite au mouvement des corps
résonnans, les nerfs de l’odorat par les vapeurs qui
sortent des corps, les nerfs optiques par les rayons
ou directs ou réfléchis du soleil, ou d’un autre
corps lumineux ; autrement les coups que nous
recevons, non-seulement du soleil trop fixement
regardé, mais encore du blanc et du noir ne seroient
pas encore aussi forts que nous les avons remarqués ;
enfin généralement dans toutes les sensations, les
nerfs sont frappés par quelque objet, et il est aisé
d’entendre que des filets si déliés et si bien tendus
en quelque manière ne peuvent manquer d’être ébranlés
aussitôt qu’ils sont touchés avec quelque force.


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Ii. Proposition. cet ébranlement des nerfs frappés
par les objets se continue jusqu’au dedans de la
tête et du cerveau
.
La raison est que les nerfs sont continués
jusque-là ; ce qui fait qu’ils portent par nécessité
au dedans le mouvement et les impressions qu’ils
reçoivent du dehors.
Cela s’entend aisément par le mouvement d’une corde
ou d’un filet bien tendu, qu’on ne peut mouvoir à une
de ses extrémités sans que l’autre soit ébranlée à
l’instant, à moins qu’on n’arrête le mouvement au
milieu.
Les nerfs sont semblables à cette corde ou à ce filet,
avec cette différence qu’ils sont sans comparaison
plus déliés, et pleins outre cela d’un esprit
très-vif et très-vite, c’est-à-dire d’une subtile
vapeur qui coule sans cesse au dedans et les tient
tendus ; de sorte qu’ils sont remués par les moindres
impressions du dehors, et les portent fort
promptement au dedans de la tête où est leur racine.
Iii. Proposition. le sentiment est attaché à cet
ébranlement des nerfs.

il n’y a point à cela de difficulté ; et puisque les
nerfs sont le propre organe des sens, il est clair
que c’est à l’impression qui se fait dans cette partie
que la sensation doit être attachée.
De là il doit arriver qu’elle s’excite toutes les fois
que les nerfs sont ébranlés, qu’elle dure autant que
dure l’ébranlement des nerfs, et au contraire que les
mouvemens qui n’ébranlent point les nerfs ne sont
point sentis : et l’expérience fait voir que la chose
arrive ainsi.
Premièrement nous avons vu qu’il y a toujours quelque
contact de l’objet, et par là quelque ébranlement dans
les nerfs, lorsque la sensation s’excite.
Et sans même qu’aucun objet extérieur frappe nos
oreilles, nous y sentons certains bruits qui ne
peuvent arriver que de ce


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que des humeurs qui se jettent sur le tympan,
l’ébranlent en diverses sortes ; ce qui fait sentir
des tintemens plus ou moins clairs, selon que les
nerfs sont diversement touchés.
Par une raison semblable, on voit des étincelles de
lumière s’exciter au mouvement de l’oeil frappé ou
de la tête heurtée ; et rien ne les fait paroître que
l’ébranlement causé par ces coups dans les nerfs, au
mouvement desquels la perception de la lumière est
naturellement attachée.
Et ce qui le justifie, ce sont ces couleurs
changeantes que nous continuons de voir même après
avoir fermé les yeux, lorsque nous les avons tenus
quelque temps arrêtés sur une grande lumière, ou sur
un objet mêlé de différentes couleurs, surtout quand
elles sont éclatantes.
Comme alors l’ébranlement des nerfs optiques a dû être
fort violent, il doit durer quelque temps, quoique
plus foible, après que l’objet est disparu : c’est ce
qui fait que la perception d’une grande et vive
lumière se tourne en couleurs plus douces, et que
l’objet qui nous avoit ébloui par ses couleurs variées,
nous laisse en se retirant quelques restes d’une
semblable vision.
Si ces couleurs semblent vaguer au milieu de l’air, si
elles s’affoiblissent peu à peu, si enfin elles se
dissipent, c’est que le coup que donnoit l’objet
présent ayant cessé, le mouvement qui reste dans le
nerf est moins fixe, qu’il se ralentit et enfin
s’accoise tout à fait.
La même chose arrive à l’oreille, lorsqu’étonnée par
un grand bruit, elle en conserve quelque sentiment
après même que l’agitation a cessé dans l’air.
C’est par la même raison que nous continuons quelque
temps à avoir chaud dans un air froid, et à avoir
froid dans un air chaud, parce que l’impression causée
dans les nerfs par la présence de l’objet subsiste
encore.


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Supposé, par exemple, que l’altération que cause le
feu dans ma main et dans les nerfs qu’il y rencontre,
soit une grande agitation de toutes les parties qui
iroit enfin à les dissoudre et à les réduire en
cendres, et au contraire que l’impression qu’y fait
le froid, soit d’arrêter le mouvement des parties en
les tenant pressées les unes contre les autres, ce qui
causeroit à la fin un entier engourdissement ; il est
clair que, tant que dure cette altération, le
sentiment du froid et du chaud doit durer aussi,
quoique je me sois retiré de l’air glacé et de l’air
brûlant.
Mais comme après qu’on a éloigné les objets qui
faisoient cette impression sur les organes, elle
s’affoiblit, et qu’ils reviennent peu à peu à leur
naturel, il doit aussi arriver que la sensation
diminue ; et la chose ne manque pas de se faire ainsi.
Ce qui fait durer si longtemps la douleur de la
goutte ou de la colique, c’est la continuelle
régénération de l’humeur mordicante qui la fait naître,
et qui ne cesse de picoter ou de tirailler les nerfs.
La douleur de la faim et de la soif vient d’une cause
semblable. Ou le gosier desséché se resserre et tire
les nerfs, ou les eaux fortes que l’estomac envoie
des environs dans son fond pour y faire la digestion
des viandes se tournent contre lui et piquent ses
nerfs, jusqu’à ce qu’on leur ait donné en mangeant
une matière plus propre à les exercer.
Pour la douleur d’une plaie, si elle se fait sentir
longtemps après le coup donné, c’est à cause de
l’impression violente qu’il a faite sur la partie, et
à cause de l’inflammation et des accidens qui
surviennent, par lesquels le picotement des nerfs est
continué.
Il est donc vrai que le sentiment s’élève par le
mouvement du nerf, et dure par la continuation de cet
ébranlement. Et il est vrai aussi que les mouvemens
qui n’ébranlent pas les nerfs ne sont point sentis :
ce qui fait que l’on ne se sent point croître,


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et qu’on ne sent non plus comment l’aliment
s’incorpore à toutes les parties, parce qu’il ne se
fait dans ce mouvement aucun ébranlement des nerfs,
comme on l’entendra aisément, si on considère
combien est douce l’insinuation de l’aliment dans
les parties qui le reçoivent.
Ce qui vient d’être expliqué dans cette troisième
proposition, sera confirmé par les suivantes.
Iv. Proposition. l’ébranlement des nerfs, auquel
le sentiment est attaché, doit être considéré dans
toute son étendue, c’est-à-dire en tant qu’il se
communique d’une extrémité à l’autre des parties du
nerf qui sont frappées au dehors, jusqu’à celles qui
sont cachées dans le cerveau.

l’expérience le fait voir. C’est pour cela qu’on bande
les nerfs au-dessus quand on veut couper au-dessous,
afin que le mouvement se porte plus languissamment
dans le cerveau et que la douleur soit moins vive.
Que si on pouvoit tout à fait arrêter le mouvement
du nerf au milieu, il n’y auroit point du tout de
sentiment.
On voit aussi que dans le sommeil, on ne sent pas
quand on est touché légèrement, parce que les nerfs
étant détendus, ou il ne s’y fait aucun mouvement, ou
il est trop léger pour se communiquer jusqu’au dedans
de la tête.
V. Proposition. quoique le sentiment soit
principalement uni à l’ébranlement du nerf au dedans
du cerveau, l’ame qui est présente à tout le corps,
rapporte le sentiment qu’elle reçoit à l’extrémité
où l’objet frappe.

par exemple, j’attribue la vue d’un objet à l’oeil
tout seul, le goût à la seule langue ou au seul
gosier ; et si je suis blessé au bout du doigt, je
dis que j’ai mal au doigt, sans songer seulement si
j’ai un cerveau ni s’il s’y fait quelque impression.
De là vient qu’on voit souvent que ceux qui ont la
jambe coupée ne laissent pas de sentir du mal au bout
du pied, de dire


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qu’il leur démange et de gratter leur jambe de bois,
parce que le nerf qui répondoit au pied et à la
jambe étant ébranlé dans le cerveau, il se fait un
sentiment que l’ame rapporte à la partie coupée
comme si elle subsistoit encore.
Et il falloit nécessairement que la chose arrivât
ainsi. Car encore que la jambe soit emportée avec les
bouts des nerfs qui y étoient, le reste en demeure
dans le cerveau, capable des mêmes mouvemens qu’il
avoit auparavant, et même très-disposé à les faire
tant à cause qu’il a été formé pour cela qu’à cause
qu’il y est accoutumé, et par là déjà plié à ces
mouvemens. S’il arrive donc que le nerf qui répondoit
à la jambe, ébranlé par les esprits ou par les
humeurs, vienne à faire le mouvement qu’il faisoit
lorsque la jambe étoit encore unie au corps, il est
clair qu’il se doit exciter en nous un sentiment
semblable, et que nous le rapporterons encore à la
partie à laquelle la nature avoit appris de le
rapporter.
Néanmoins cette partie du nerf qui reste dans le
cerveau n’étant plus frappée des objets accoutumés,
elle doit perdre insensiblement et avec le temps la
disposition qu’elle avoit à son mouvement ordinaire,
et c’est pourquoi ces douleurs qu’on sent aux parties
blessées cessent à la fin : à quoi sert aussi
beaucoup la réflexion que nous faisons que nous
n’avons plus de jambes.
Quoi qu’il en soit, cette expérience confirme que le
sentiment de l’ame est attaché à l’ébranlement du
nerf, en tant qu’il se fait dans le cerveau, et fait
voir aussi que ce sentiment est rapporté naturellement
à l’endroit extérieur du corps où se fait le contact
du nerf et de l’objet.
Vi. Proposition. quelques-unes de nos sensations se
terminent à un objet, et les autres non.

cette différence des sensations déjà touchée dans le
chapitre de l’ame , mérite par son importance
encore un peu d’explication.


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Nous n’aurons, pour bien entendre la chose, qu’à
écouter nos expériences.
Toutes les fois que l’ébranlement des nerfs vient du
dedans, par exemple lorsque quelque humeur formée au
dedans de nous se jette sur quelque partie et y cause
de la douleur, nous ne rapportons cette sensation à
aucun objet, et nous ne savons d’où elle nous vient.
La goutte nous prend à la main ; une humeur âcre
picote nos yeux ; le sentiment douloureux qui suit
de ces mouvemens n’a aucun objet.
C’est pourquoi généralement, dans toutes les
sensations que nous rapportons aux parties intérieures
de notre corps, nous n’apercevons aucun objet qui les
cause ; par exemple dans les douleurs de tête, ou
d’estomac, ou d’entrailles ; dans la faim et dans la
soif, nous sentons simplement de la douleur en
certaines parties ; mais une sensation si vive ne
nous fait pas regarder un certain objet, parce que
tout l’ébranlement vient du dedans.
Au contraire, quand l’ébranlement des nerfs vient du
dehors, notre sensation ne manque jamais de se
terminer à quelque objet qui est hors de nous. Les
corps qui nous environnent nous paroissent dans la
vision comme tapissés par les couleurs : nous
attribuons aux viandes le bon ou le mauvais goût ;
qui est arrêté, se sent arrêté par quelque chose ;
qui est battu, sent venir les coups de quelque chose
qui le frappe ; on sent pareillement et les sons et
les odeurs comme venus du dehors, et ainsi du reste.
Mais encore que cela s’observe dans toutes ces
sensations, ce n’est pas avec la même netteté. Car,
par exemple on ne sent pas si distinctement d’où
viennent les sons et les odeurs, qu’on sent d’où
viennent les couleurs, ou la lumière regardée
directement : dont la raison est que la vision se
fait en ligne droite, et que les objets ne viennent
à l’oeil que du côté où il est tourné : au lieu que
les sons et les odeurs viennent de tous côtés
indifféremment, et par des lignes souvent rompues au
milieu de l’air, qui ne peuvent par conséquent se
rapporter à un endroit fixe.
Il faut aussi remarquer touchant les objets,
qu’ordinairement on n’en voit qu’un, quoique le sens
ait un double organe : je dis


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ordinairement, parce qu’il arrive quelquefois que les
deux yeux doublent les objets, et voici sur ce sujet
quelle est sa règle.
Quand on change la situation naturelle des organes,
par exemple quand on presse l’oeil en sorte que les
nerfs optiques ne sont point frappés en même sens,
alors l’objet paroît double en des lieux différens,
quoiqu’en l’un plus obscur qu’en l’autre ; de sorte
que visiblement il s’excite deux sensations distinctes.
Mais quand les deux yeux demeurent dans leur
situation ; comme deux cordes semblables montées sur
un même ton et touchées en même temps de la même
force ne rendent qu’un même son à notre oreille, ainsi
les nerfs des deux yeux touchés de la même sorte ne
présentent à l’ame qu’un seul objet, et ne lui font
remarquer qu’une sensation. La raison en est
évidente : puisque les deux nerfs touchés de même
ont un même rapport à l’objet, ils le doivent par
conséquent faire voir tout à fait un, sans aucune
diversité, ni de couleur, ni de situation, ni de
figure.
Il est donc absolument impossible que nous ayons en
ce cas deux sensations qui nous paroissent distinctes,
parce que leur parfaite ressemblance, et leur rapport
uniforme au même objet, ne permet pas à l’ame de les
distinguer : au contraire, elles doivent s’y unir
ensemble, comme choses qui conviennent en tout point.
Et ce qui doit résulter de leur union, c’est qu’elles
soient plus fortes étant unies que séparées ; en
sorte qu’on voie un peu mieux de deux yeux que d’un,
comme l’expérience le montre.
Voilà ce qu’il y avoit à considérer sur la nature et
les différences des sensations, en tant qu’elles
appartiennent au corps et à l’ame, et qu’elles
dépendent de leur concours. Avant que de passer à
l’usage que l’ame en fait, et pour le corps, et pour
elle-même, il est bon de recueillir ce qui vient
d’être expliqué, et d’y faire un peu de réflexion.


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Vii. Réflexions sur la doctrine précédente.


Si nous l’avons bien compris, nous avons vu qu’il se
fait en toutes les sensations un mouvement enchaîné
qui commence à l’objet et se termine au dedans du
cerveau.
Il n’est pas besoin de parler ni du toucher ni du
goût, où l’application de l’objet est immédiate et
trop palpable pour être niée. à l’égard des trois
autres sens, nous avons dit que dans la vue, le rayon
doit se réfléchir de dessus l’objet ; que dans l’ouïe,
le corps résonnant doit être agité ; enfin que dans
l’odorat, une vapeur doit s’exhaler du corps
odoriférant.
Voilà donc un mouvement qui se commence à l’objet ;
mais ce n’est rien, s’il ne continue dans tout le
milieu qui est entre l’objet et nous.
C’est ici que nous avons remarqué ce que peuvent les
vents et l’eau, et les autres corps interposés,
opaques et non transparens, pour empêcher les objets
et leur effet naturel.
Mais posons qu’il n’y ait rien dans le milieu qui
empêche le mouvement de se continuer jusqu’à moi, ce
n’est pas assez. Si je ferme les yeux, ou que je
bouche les oreilles et les narines, les rayons
réfléchis, et l’air agité, et la vapeur exhalée,
viendront à moi inutilement ; il faut donc que ce
mouvement, qui a commencé à l’objet et s’est étendu
dans le milieu, se continue encore dans les organes.
Et nous avons reconnu qu’il se pousse le long des
nerfs jusqu’au dedans du cerveau.
Toute cette suite de mouvemens enchaînés et continués
est nécessaire pour la sensation, et c’est après tout
cela qu’elle s’excite dans l’ame.
Mais le secret de la nature, ou plutôt celui de
Dieu, est d’exciter la sensation lorsque
l’enchaînement finit, c’est-à-dire lorsque le nerf
est ébranlé dans le cerveau, et de faire qu’elle se


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termine à l’endroit où l’enchaînement commence,
c’est-à-dire à l’objet même, comme nous l’avons
expliqué.
Par là il sera aisé d’entendre de quoi nous instruisent
les sensations, et à quoi nous sert cette instruction
tant pour le corps que pour l’ame.
Pour cela remettons-nous bien dans l’esprit les
quatre choses que nous venons d’observer dans les
sensations, c’est-à-dire ce qui se fait dans l’objet,
ce qui se fait dans le milieu, ce qui se fait dans nos
organes, ce qui se fait dans notre ame, c’est-à-dire
la sensation elle-même, dont tout le reste a été la
préparation.

Viii. Six propositions qui font voir de quoi l’ame est instruite par les sensations, et l’usage qu’elle en fait tant pour le corps que pour elle-même.


Vii. Proposition. ce qui se fait dans les nerfs,
c’est-à-dire le mouvement auquel le sentiment est
attaché, n’est ni senti ni connu.

quand nous voyons, quand nous écoutons, ou que nous
goûtons, nous ne sentons ni ne connoissons en aucune
manière ce qui se fait dans notre corps ou dans nos
nerfs, et dans notre cerveau, ni même si nous avons
un cerveau et des nerfs. Tout ce que nous apercevons,
c’est qu’à la présence de certains objets il s’excite
en nous divers sentimens ; par exemple, ou un
sentiment de plaisir ou un sentiment de douleur, ou
un bon ou un mauvais goût, et ainsi du reste. Ce bon
et ce mauvais goût se trouve attaché à certains
mouvemens des organes, c’est-à-dire des nerfs ; mais
ce bon et ce mauvais goût ne nous fait rien sentir
ni apercevoir de ce qui se fait dans les nerfs. Tout
ce que nous en savons nous vient du raisonnement, qui
n’appartient pas à la sensation, et n’y sert de rien.
Viii. Proposition. non-seulement nous ne sentons
pas ce qui se


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fait dans nos nerfs, c’est-à-dire leur
ébranlement ; mais nous ne sentons non plus ce
qu’il y a dans l’objet qui le rend capable de les
ébranler, ni ce qui se fait dans le milieu par où
l’impression de l’objet vient jusqu’à nous.

cela est constant par l’expérience. La vue ne nous
rapporte pas les diverses réflexions de la lumière
qui se font dans les objets, et dont nos yeux sont
frappés, ni comme il faut que l’objet ou le milieu
soient faits pour être opaques ou transparens, pour
causer les réflexions ou les réfractions, et les
autres accidens semblables ; ni pourquoi le blanc ou
le noir dilatent nos nerfs ou les resserrent, et
ainsi des autres couleurs. L’ouïe ne nous fait sentir
ni l’agitation de l’air, ni celle des corps résonnans,
que nous pourrions ignorer si nous ne la savions
d’ailleurs. L’odorat ne nous dit rien des vapeurs qui
nous affectent, ni le goût des sucs exprimés sur
notre langue, ni comment ils doivent être faits pour
nous causer ou du plaisir ou de la douleur, de la
douceur ou de l’aigreur ou de l’amertume. Enfin le
toucher ne nous apprend pas ce qui fait que l’air
chaud ou froid dilate ou ferme nos pores, et cause
à tout notre corps, principalement à nos nerfs, des
agitations si différentes.
Lorsque nous nous sentons enfoncer dans l’eau et dans
les corps mols, ce qui nous fait sentir cet
enfoncement, c’est que le froid ou le chaud que nous
ne sentions qu’à une partie s’étend plus avant ; mais
pour savoir ce qui fait que ce corps nous cède, le
sens ne nous en dit mot.
Il ne nous dit non plus pourquoi les corps nous
résistent, et à regarder la chose de près, ce que nous
sentons alors, c’est seulement la douleur qui
s’excite ou qui se commence par la rencontre des
corps durs et mal polis, dont la dureté blesse le
nôtre plus tendre.
Si l’eau et les corps humides s’attachent à notre
peau, et s’y font sentir, le sens ne découvre pas la
délicatesse de leurs parties,


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qui les rend capables d’entrer dans nos pores, et de
s’y tenir attachées, ni pourquoi les corps secs n’en
font autant qu’étant réduits en poussière, ni d’où
vient la différence que nous sentons entre la poudre
et les gouttes d’eau qui s’attachent à notre main.
Tout cela n’est point aperçu précisément par le
toucher, et enfin aucun de nos sens ne peut seulement
soupçonner pourquoi il est touché par ces objets.
Toutes les choses que je viens de remarquer n’ont
besoin, pour être entendues, que d’une simple
exposition ; mais on ne peut se la faire à soi-même
trop claire ni trop précise, si on veut comprendre
la différence du sens et de l’entendement, dont on
est sujet à confondre les opérations.


Ix. Proposition. en sentant, nous apercevons seulement la sensation elle-même, mais quelquefois terminée à quelque chose qu’on appelle objet.


pour ce qui est de la sensation, il n’est pas besoin
de prouver qu’elle est aperçue en sentant ; chacun
s’en est à soi-même un bon témoin, et celui qui sent
n’a pas besoin d’en être averti.
C’est pourtant par quelque autre chose que la
sensation que nous connoissons la sensation. Car elle
ne peut pas réfléchir sur elle-même, et se tourne
toute à l’objet auquel elle est terminée.
Ainsi le vrai effet de la sensation est de nous aider
à discerner les objets. En effet nous distinguons les
choses qui nous touchent ou nous environnent par les
sensations qu’elles nous excitent, et c’est comme
une enseigne que la nature nous a donnée pour les
connoître.
Mais avec tout cela il paroît par les choses qui ont
été dites, qu’en vertu de la sensation précisément
prise, nous ne connoissons rien du tout du fond de
l’objet ; nous ne savons, ni de quelles


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parties il est composé, ni quel en est l’arrangement,
ni pourquoi il est propre à nous renvoyer les rayons,
ou à exhaler certaines vapeurs, ou à exciter dans
l’air tant de divers mouvemens qui font la diversité
des sons, et ainsi du reste. Nous remarquons
seulement que nos sensations se terminent à quelque
chose hors de nous, dont pourtant nous ne savons
rien, sinon qu’à sa présence il se fait en nous un
certain effet, qui est la sensation.
Il sembleroit qu’une perception de cette nature ne
seroit guère capable de nous instruire. Nous recevons
pourtant de grandes instructions par le moyen de nos
sens ; et voici comment :

X. Proposition. les sensations servent à l’ame à s’instruire de ce qu’elle doit ou rechercher ou fuir pour la conservation du corps qui lui est uni.


l’expérience justifie cet usage des sensations, et
c’est peut-être la première fin que la nature se
propose en nous les donnant ; mais à cela il faut
ajouter quelque chose que nous allons dire.


Xi. Proposition. l’instruction que nous recevons par les sensations seroit imparfaite ou plutôt nulle, si nous n’y joignions la raison.


ces deux propositions seront éclaircies toutes deux
ensemble, et il ne faut que s’observer soi-même pour
les entendre.
La douleur nous fait connoître que tout le corps, ou
quelqu’une de ses parties est mal disposée, afin que
l’ame soit sollicitée à fuir ce qui cause le mal, et
à y donner remède.
C’est pourquoi il a fallu que la douleur se rapportât,
ainsi qu’il a été dit, à la partie offensée, parce
que l’ame est instruite par ce moyen à appliquer le
remède où est le mal.
Il en est de même du plaisir. Celui que nous avons à
manger et


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à boire nous sollicite à donner au corps les alimens
nécessaires, et nous fait employer à cet usage les
parties où nous ressentons le plaisir du goût.
Car les choses sont tellement disposées, que ce qui
est convenable au corps est accompagné de plaisir,
comme ce qui lui est nuisible est accompagné de
douleur : de sorte que le plaisir et la douleur
servent à intéresser l’ame dans ce qui regarde le
corps, et l’obligent à chercher les choses qui en
font la conservation.
Ainsi quand le corps a besoin de nourriture ou de
rafraîchissement, il se fait en l’ame une douleur
qu’on appelle faim et soif, et cette douleur nous
sollicite à manger et à boire.
Le plaisir s’y mêle aussi, pour nous y engager plus
doucement. Car outre que nous sentons du plaisir à
faire cesser la douleur de la faim et de la soif, le
manger et le boire nous causent d’eux-mêmes un
plaisir particulier, qui nous pousse encore davantage
à donner au corps les choses dont il a besoin.
C’est en cette sorte que le plaisir et la douleur
servent à l’ame d’instruction, pour lui apprendre ce
qu’elle doit au corps ; et cette instruction est
utile, pourvu que la raison y préside. Car le plaisir
de lui-même est un trompeur ; et quand l’ame s’y
abandonne sans raison, il ne manque jamais de
l’égarer, non-seulement en ce qui la touche, comme
quand il lui fait abandonner la vertu ; mais encore
en ce qui touche le corps, puisque souvent la
douceur du goût nous porte à manger et à boire
tellement à contre-temps, que l’économie du corps en
est troublée.
Il y a aussi des choses qui nous causent beaucoup de
douleur, et toutefois qui ne laissent pas d’être dans
la suite un grand remède à nos maux.
Enfin toutes les autres sensations qui se font en
nous servent à nous instruire. Car chaque sensation
différente présuppose naturellement


p132


quelque diversité dans les objets. Ainsi ce que je
vois jaune est autre que ce que je vois vert ; ce
qui est amer au goût est autre que ce qui est doux ;
ce que je sens chaud est autre que ce que je sens
froid. Et si un objet qui me causoit une sensation
commence à m’en causer une autre, je connois par là
qu’il y est arrivé quelque changement. Si l’eau qui
me sembloit froide commence à me sembler chaude,
c’est que depuis elle aura été mise sur le feu. Et
cela, c’est discerner les objets, non point en
eux-mêmes, mais par les effets qu’ils font sur nos
sens, comme par une marque posée au dehors. à cette
marque l’ame distingue les choses qui sont autour
d’elle, et juge par quel endroit elles peuvent faire
du bien ou du mal au corps.
Mais il faut encore en cela que la raison nous
dirige, sans quoi nos sens pourroient nous tromper.
Car le même objet me paroît grand de loin et petit de
près. Le même bâton, qui me paroît droit dans l’air,
me paroît courbe dans l’eau ; la même eau quand elle
est tiède, si j’ai la main chaude, me paroît
froide ; et si je l’ai froide, me paroît chaude. Tout
me paroît vert à travers un verre de cette couleur ;
et par la même raison tout me paroît jaune, lorsque
la bile jaune elle-même s’est répandue sur mes
yeux ; quand la même humeur se jette sur la langue,
tout me paroît amer ; lorsque les nerfs qui servent
à la vue et à l’ouïe sont agités au dedans, il se
forme des étincelles, des couleurs, des bruits
confus ou des tintemens qui ne sont attachés à aucun
objet sensible. Les illusions de cette sorte sont
infinies.
L’ame seroit donc souvent trompée, si elle se fioit
à ses sens sans consulter la raison. Mais elle peut
profiter de leur erreur ; et toujours, quoi qu’il
arrive, lorsque nous avons des sensations nouvelles,
nous sommes avertis par là qu’il s’est fait quelque


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changement, ou dans les objets qui nous paroissent,
ou dans le milieu par où nous les apercevons, ou même
dans les organes de nos sens. Dans les objets, quand
ils sont changés, comme quand de l’eau froide devient
chaude, ou que des feuilles auparavant vertes
deviennent pâles étant desséchées. Dans le milieu,
quand il est tel qu’il empêche ou qu’il rompt l’action
de l’objet, comme l’eau rompt la ligne du rayon qu’un
bâton renvoie à nos yeux. Dans l’organe des sens,
quand ils sont notablement altérés par les humeurs
qui s’y jettent ou par d’autres causes semblables.
Au reste quand quelqu’un de nos sens nous trompe, nous
pouvons aisément rectifier ce mauvais jugement par le
rapport des autres sens et par la raison. Par exemple,
quand un bâton paroît courbé à nos yeux étant dans
l’eau, outre que, si on l’en tire, la vue se
corrigera elle-même ; le toucher que nous sentirons
affecté comme il a accoutumé de l’être quand les corps
sont droits, et la raison seule qui nous fera voir
que l’eau ne peut pas tout d’un coup l’avoir rompu,
nous peut redresser. Si tout me paroît amer au goût,
ou que tout semble jaune à ma vue, la raison me fera
connoître que cette uniformité ne peut pas être venue
tout à coup aux choses où auparavant j’ai senti tant
de différence ; et ainsi je connoîtrai l’altération
de mes organes, que je tâcherai de remettre en leur
naturel.
Ainsi nos sensations ne manquent jamais de nous
instruire, je dis même quand elles nous trompent,
et nos deux propositions demeurent constantes.


Xii. Proposition. outre le secours que donnent les sens à notre raison pour entendre les besoins du corps, ils l’aident aussi beaucoup à connoître toute la nature.


car notre ame a en elle-même des principes de vérité
éternelle, et un esprit de rapport, c’est-à-dire des
règles de raisonnement et un art de tirer des
conséquences : cette ame ainsi formée et pleine de
ces lumières, se trouve unie à un corps si petit à
la vérité,


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qu’il est moins que rien à l’égard de cet univers
immense ; mais qui pourtant a ses rapports avec ce
grand tout, dont il est une si petite partie. Et il
se trouve composé de sorte qu’on diroit qu’il n’est
qu’un tissu de petites fibres infiniment déliées,
disposées d’ailleurs avec tant d’art, que des
mouvemens très-forts ne les blessent pas, et que
toutefois les plus délicats ne laissent pas d’y
faire leurs impressions ; en sorte qu’il lui en vient
de très-remarquables et de la lune et du soleil, et
même des sphères les plus hautes, quoique éloignées
de nous par des espaces incompréhensibles. Or
l’union de l’ame et du corps se trouve faite de si
bonne main, enfin l’ordre y est si bon et la
correspondance si bien établie, que l’ame qui doit
présider, est avertie par ses sensations de ce qui se
passe dans ce corps et aux environs jusqu’à des
distances infinies. Car comme ces sensations ont leur
rapport à certaines dispositions de l’objet, ou du
milieu, ou de l’organe, ainsi qu’il a été dit ; à
chaque sensation l’ame apprend des choses nouvelles,
dont quelques-unes regardent la subsistance du corps
qui lui est uni, et la plupart n’y servent de rien.
Car que sert, par exemple, au corps humain la vue de
ce nombre prodigieux d’étoiles qui se découvrent à nos
yeux pendant la nuit ? Et même en considérant ce qui
profite au corps, l’ame découvre par occasion une
infinité d’autres choses : en sorte que du petit
corps où elle est enfermée, elle tient à tout, et
voit tout l’univers se venir pour ainsi dire marquer
sur ce corps, comme le cours du soleil se marque sur
un cadran. Elle apprend donc par ce moyen des
particularités considérables, comme le cours du
soleil ; le flux et le reflux de la mer ; la
naissance, l’accroissement, les propriétés différentes
des animaux, des plantes, des minéraux ; et autres
choses innombrables, les unes plus grandes, les autres
plus petites, mais toutes enchaînées entre elles. De
ces particularités elle compose l’histoire de la
nature, dont les faits sont toutes les choses qui
frappent nos sens. Et par son esprit de rapport, elle
a bientôt remarqué combien ces faits sont suivis.
Ainsi elle rapporte


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l’un à l’autre ; elle compte ; elle mesure ; elle
observe les oppositions et le concours, les effets du
mouvement et du repos, l’ordre, les proportions, les
correspondances, les causes particulières et
universelles, celles qui font aller les parties, et
celle qui tient tout en état. Ainsi joignant
ensemble les principes universels qu’elle a dans
l’esprit, et les faits particuliers qu’elle apprend
par le moyen des sens, elle voit beaucoup dans la
nature, et en sait assez pour juger que ce qu’elle
n’y voit pas encore est le plus beau : tant il a été
utile de faire des nerfs qui pussent être touchés de
si loin, et d’y joindre des sensations par lesquelles
l’ame est avertie de si grandes choses.
Ix.
De l’imagination et des passions, et de quelle sorte
il les faut ici considérer.
Voilà ce que nous avions à considérer sur l’union
naturelle des sensations avec le mouvement des nerfs.
Il faut maintenant entendre à quels mouvemens du
corps l’imagination et les passions sont attachées.
Mais il faut premièrement remarquer que les
imaginations et les passions s’excitent en nous, ou
simplement par les sens, ou parce que la raison et la
volonté s’en mêlent.
Car souvent nous nous appliquons expressément à
imaginer quelque chose, et souvent aussi il nous
arrive d’exciter exprès et de fortifier quelque
passion en nous-mêmes ; par exemple ou l’audace ou la
colère, à force de nous représenter ou nous laisser
représenter par les autres les motifs qui nous les
peuvent causer.
Comme nos imaginations et nos passions peuvent être
excitées et fortifiées par notre choix, elles
peuvent aussi par là être ralenties. Nous pouvons
fixer par une attention volontaire les pensées
confuses de notre imagination dissipée, et arrêter
par vive force de raisonnement et de volonté le cours
emporté de nos passions.
Si nous regardions cet état mêlé d’imagination, de
passion, de raisonnement et de choix, nous confondrions
ensemble les opérations sensitives et les
intellectuelles, et nous n’entendrions jamais


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l’effet parfait des unes et des autres. Faisons-en
donc la séparation. Et comme pour mieux entendre ce
que feroient par eux-mêmes des chevaux fougueux, il
faut les considérer sans bride et sans conducteur
qui les pousse ou qui les retienne, considérons
l’imagination et les passions purement abandonnées
aux sens et à elles-mêmes, sans que l’empire de la
volonté ou aucun raisonnement s’y mêle, ou pour les
exciter ou pour les calmer. Au contraire comme il
arrive toujours que la partie supérieure est
sollicitée à suivre l’imagination et la passion,
mettons encore avec elles, et regardons comme une
partie de leur effet naturel, tout ce que la partie
supérieure leur donne par nécessité, avant qu’elle
ait pris sa dernière résolution ou pour ou contre.
Ainsi nous découvrirons ce que peuvent par elles-mêmes
l’imagination et les passions, et à quelles dispositions
du corps elles s’excitent.
X.
De l’imagination en particulier, et à quel
mouvement du corps elle est attachée.
Et pour commencer par l’imagination, comme elle suit
naturellement la sensation, il faut que l’impression
que le corps reçoit dans l’une soit attachée à celle
qu’il reçoit dans l’autre : et par la seule
construction des organes il nous paroîtra qu’il en
est ainsi. Il ne faut que se souvenir que le cerveau,
où aboutissent tous les nerfs, est d’une nature fort
molle, et par là ne peut s’empêcher de recevoir
quelque impression par leur ébranlement, non plus que
la cire par l’attouchement des corps qui la pressent.
Et la chose sera encore plus aisée à entendre, si on
regarde toute la substance du cerveau ou
quelques-unes de ses parties principales, comme
composées de petits filets qui tiennent aux nerfs,
quoiqu’ils soient d’une autre nature ; à quoi
l’anatomie ne


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répugne pas, et au contraire l’analogie des autres
parties du corps nous porte à le croire.
Car les chairs et les muscles, qui ne paroissent à nos
yeux qu’une masse compacte et confuse, dans une
dissection délicate paroissent un amas de petites
cordes tournées en différens sens, suivant les divers
mouvemens auxquels ces parties doivent servir. On
trouve la même chose de la rate et du foie. La peau
et les autres membranes sont aussi un composé de
filets très-fins, dont le tissu est fait de la
manière qu’il faut pour donner tout ensemble à ces
parties, la souplesse et la consistance que demandent
les besoins du corps.
On peut bien croire que la nature n’aura pas été
moins soigneuse du cerveau qui est l’instrument
principal des fonctions animales, et que la
composition n’en sera pas moins industrieuse.
On comprendra donc aisément qu’il sera composé d’une
infinité de petits filets, que l’affluence des
esprits à cette partie et leur continuel mouvement
tiendront toujours en état : en sorte qu’ils pourront
être aisément mus et pliés, à l’ébranlement des nerfs,
en autant de manières qu’il faudra.
Que si on n’observe pas cette distinction de petits
filets dans le cerveau d’un animal mort, il est aisé
de concevoir que l’humidité de cette partie et
l’extinction de la chaleur naturelle, d’où suit celle
des esprits, en est la cause : joint que dans les
autres parties du corps, quoique plus grossières et
plus massives, le tissu n’est aperçu qu’avec
beaucoup de travail et jamais dans toute sa
délicatesse.
Car la nature travaille avec tant d’adresse, et
réduit le corps à des parties si fines et si déliées,
que ni l’art ne la peut imiter, ni la vue la plus
perçante la suivre dans des divisions si délicates,
quelque secours qu’elle cherche dans les verres et
les microscopes.


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Ces choses présupposées, il est clair que l’impression
ou le coup que les nerfs reçoivent de l’objet,
portera nécessairement sur le cerveau ; et comme la
sensation se trouve conjointe à l’ébranlement du
nerf, l’imagination le sera à l’ébranlement qui se
fera sur le cerveau même.
Selon cela, l’imagination doit suivre, mais de fort
près, la sensation, comme le mouvement du cerveau
doit suivre celui du nerf.
Et comme l’impression qui se fait dans le cerveau
doit imiter celle du nerf, aussi avons-nous vu que
l’imagination n’est autre chose que l’image de la
sensation.
De même aussi que le nerf est d’une nature à
recevoir un mouvement plus vite et plus ferme que le
cerveau, la sensation aussi est plus vive que
l’imagination.
Mais aussi comme la nature du cerveau est capable
d’un mouvement plus durable, l’imagination dure plus
longtemps que la sensation.
Le cerveau ayant tout ensemble assez de mollesse pour
recevoir facilement les impressions, et assez de
consistance pour les retenir, il y peut demeurer à
peu près comme sur la cire des marques fixes et
durables, qui servent à rappeler les objets, et
donnent lieu au souvenir.
On peut aisément comprendre que les coups qui viennent
ensemble par divers sens, portent à peu près au même
endroit du cerveau, ce qui fait que divers objets n’en
font qu’un seul, quand ils viennent dans le même
temps.
J’aurai, par exemple, rencontré un lion en passant par
les déserts de Libye, et j’en aurai vu l’affreuse
figure ; mes oreilles auront été frappées de son
rugissement terrible ; j’aurai senti, si


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vous le voulez, quelque atteinte de ses griffes, dont
une main secourable m’aura arraché. Il se fait dans
mon cerveau par ces trois sens divers, trois fortes
impressions de ce que c’est qu’un lion : mais parce
que ces trois impressions, qui viennent à peu près
ensemble, ont porté au même endroit, une seule remuera
le tout ; et ainsi il arrivera qu’au seul aspect du
lion, à la seule ouïe de son cri, ce furieux animal
reviendra tout entier à mon imagination.
Et cela ne s’étend pas seulement à tout l’animal, mais
encore au lieu où j’ai été frappé la première fois
d’un objet si effroyable. Je ne reverrai jamais le
vallon désert où j’en aurai fait la rencontre, sans
qu’il me prenne quelque émotion ou même quelque
frayeur.
Ainsi de tout ce qui frappe en même temps les sens, il
ne s’en compose qu’un seul objet, qui fait son
impression dans le même endroit du cerveau, et y a
son caractère particulier. Et c’est pourquoi, en
passant, il ne faut pas s’étonner si un chat frappé
d’un bâton au bruit d’un grelot qui y étoit attaché,
est ému après par le grelot seul qui a fait son
impression avec le bâton au même endroit du cerveau.
Toutes les fois que les endroits du cerveau, où les
marques des objets restent imprimées, sont agités ou
par les vapeurs qui montent continuellement à la
tête, ou par le cours des esprits, ou par quelque
autre cause que ce soit, les objets doivent revenir
à l’esprit ; ce qui nous cause en veillant tant de
différentes pensées qui n’ont point de suite, et en
dormant tant de vaines imaginations que nous prenons
pour des vérités.
Et parce que le cerveau composé, comme il a été dit,
de parties si délicates et plein d’esprits si vifs et
si prompts, est dans un mouvement continuel, et que
d’ailleurs il est agité à secousses inégales et
irrégulières, selon que les vapeurs et les esprits
montent à la tête : il arrive de là que notre esprit
est plein de pensées si vagues, si nous ne le
retenons et ne le fixons par l’attention.
Ce qui fait qu’il y a pourtant quelque suite dans ces
pensées, c’est que les marques des objets gardent un
certain ordre dans le cerveau.


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Et il y a une grande utilité dans cette agitation
qui ramène tant de pensées vagues, parce qu’elle fait
que tous les objets, dont notre cerveau retient les
traces, se représentent devant nous de temps en temps
par une espèce de circuit : d’où il arrive que les
traces s’en rafraîchissent, et que l’ame choisit
l’objet qui lui plaît pour en faire le sujet de son
attention.
Souvent aussi les esprits prennent leur cours si
impétueusement et avec un si grand concours vers un
endroit du cerveau, que les autres demeurent sans
mouvement faute d’esprits qui les agitent ; ce qui
fait qu’un certain objet déterminé s’empare de notre
pensée, et qu’une seule imagination fait cesser
toutes les autres.
C’est ce que nous voyons arriver dans les grandes
passions, et lorsque nous avons l’imagination
échauffée ; c’est-à-dire qu’à force de nous attacher
à un objet, nous ne pouvons plus nous en arracher,
comme nous voyons arriver aux peintres et aux
personnes qui composent, surtout aux poëtes, dont
l’ouvrage dépend tout d’une certaine chaleur
d’imagination.
Cette chaleur, qu’on attribue à l’imagination, est
en effet une affection du cerveau, lorsque les
esprits naturellement ardens, accourus en abondance,
l’échauffent en l’agitant avec violence ; et comme
il ne prend pas feu tout à coup, son ardeur ne
s’éteint aussi qu’avec le temps.
Xi.
Des passions, et à quelle disposition du corps elles
sont unies.
De cette agitation du cerveau et des pensées qui
l’accompagnent, naissent les passions avec tous les
mouvemens qu’elles causent dans le corps, et tous les
désirs qu’elles excitent dans l’ame.
Pour ce qui est des mouvemens corporels, il y en a de
deux sortes dans les passions : les intérieurs,
c’est-à-dire ceux des esprits et du sang ; et les
extérieurs, c’est-à-dire ceux des pieds, des mains et
de tout le corps, pour s’unir à l’objet ou s’en
éloigner, qui est le propre effet des passions.
La liaison de ces mouvemens intérieurs et extérieurs,
c’est-à-dire


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du mouvement des esprits avec celui des membres
externes, est manifeste, puisque les membres ne se
remuent qu’au mouvement des muscles, ni les muscles
qu’au mouvement et à la direction des esprits.
Et il faut en général que les mouvemens des animaux
suivent l’impression des objets dans le cerveau,
puisque la fin naturelle de leur mouvement est de les
approcher ou de les éloigner des objets mêmes.
C’est pourquoi nous avons vu que pour lier ces deux
choses, c’est-à-dire l’impression des objets et le
mouvement, la nature a voulu qu’au même endroit où
aboutit le dernier coup de l’objet, c’est-à-dire dans
le cerveau, commençât le premier branle du mouvement ;
et pour la même raison elle a conduit jusqu’au
cerveau les nerfs, qui sont tout ensemble et les
organes par où les objets nous frappent, et les
tuyaux par où les esprits sont portés dans les
muscles et les font jouer.
Ainsi par la liaison qui se trouve naturellement entre
l’impression des objets et les mouvemens par lesquels
le corps est transporté d’un lieu à un autre, il est
aisé de comprendre qu’un objet qui fait une
impression forte, par là dispose le corps à de certains
mouvemens, et l’ébranle pour les exercer.
En effet il ne faut que songer ce que c’est que le
cerveau frappé, agité, imprimé pour ainsi parler par
les objets, pour entendre qu’à ces mouvemens quelques
passages seront ouverts et d’autres fermés ; et que de
là il arrivera que les esprits, qui tournent sans cesse
avec grande impétuosité dans le cerveau, prendront
leur cours à certains endroits plutôt qu’en d’autres ;
qu’ils rempliront par conséquent certains nerfs
plutôt que d’autres ; et qu’ensuite le coeur, les
muscles, enfin toute la machine mue et ébranlée en
conformité, sera poussée vers certains objets ou à
l’opposite, selon la proportion que la nature aura
mise entre nos corps et ces objets.
Et en cela la sagesse de celui qui a réglé tous ces
mouvemens consistera seulement à tourner le cerveau,
de sorte que le corps soit ébranlé vers les objets
convenables et détourné des objets contraires.


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Après cela il est clair que s’il veut joindre une
ame à un corps, afin que tout se rapporte, il doit
joindre les désirs de l’ame à cette secrète
disposition qui ébranle le corps d’un certain côté,
puisque même nous avons vu que les désirs sont à
l’ame ce que le mouvement progressif est au corps, et
que c’est par là qu’elle s’approche ou qu’elle
s’éloigne à sa manière.
Voilà donc entre l’ame et le corps une proportion
admirable ; les sensations répondent à
l’ébranlement des nerfs, les imaginations aux
impressions du cerveau, et les désirs ou les aversions
à ce branle secret que reçoit le corps dans les
passions, pour s’approcher ou se reculer de certains
objets.
Et pour entendre ce dernier effet de correspondance,
il ne faut que considérer en quelle disposition entre
le corps dans les grandes passions, et en même temps
combien l’ame est sollicitée à y accommoder ses
désirs.
Dans une grande colère, le corps se trouve plus
prêt à insulter l’ennemi et à l’abattre, et se tourne
tout à cette insulte : et l’ame, qui se sent aussi
vivement pressée, tourne toutes ses pensées au même
dessein.
Au contraire la crainte se tourne à l’éloignement et
à la fuite, qu’elle rend vite et précipitée plus
qu’elle ne le seroit naturellement, si ce n’est
qu’elle devienne si extrême, qu’elle dégénère en
langueur et en défaillance : et ce qu’il y a de
merveilleux, c’est que l’ame entre aussitôt dans des
sentimens convenables à cet état ; elle a autant de
désir de fuir que le corps y a de disposition ; que si
la frayeur nous saisit, de sorte que le sang se glace
si fort que le corps tombe en défaillance, l’ame
défaut en même temps, le courage tombe avec les forces,
et il n’en reste pas même assez pour vouloir prendre
la fuite.
Et il étoit convenable à l’union de l’ame et du corps
que la difficulté du mouvement, aussi bien que la
disposition à le faire, eût quelque chose dans l’ame
qui lui répondît ; et c’est aussi ce qui fait naître
le découragement, la profonde mélancolie et le
désespoir.
Contre de si tristes passions et au défaut de la joie
qu’on a rarement


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bien pure, l’espérance nous est donnée comme une
espèce de charme qui nous empêche de sentir nos maux.
Dans l’espérance les esprits ont de la vigueur ; le
courage se soutient aussi, et même il s’excite. Quand
elle manque, tout tombe et on se sent comme enfoncé
dans un abîme.
Selon ce qui a été dit, on pourra définir la passion,
à la prendre en ce qu’elle est et dans l’ame et dans
le corps, un désir ou une aversion qui naît dans
l’ame à proportion que le corps est disposé au dedans
à poursuivre ou à fuir certains objets.
Ainsi le concours de l’ame et du corps est visible
dans les passions : mais il est clair que la bonne et
mauvaise disposition doit commencer par le corps.
Car comme les passions suivent les sensations, et que
les sensations suivent les dispositions du corps dont
elles doivent avertir l’ame, il paroît que les
passions les doivent suivre aussi : en sorte que le
corps doit être ébranlé par un certain mouvement,
avant que l’ame soit sollicitée à s’y joindre par
son désir.
En un mot, en ce qui regarde les sensations, les
imaginations et les passions, elle est purement
patiente ; et il faut toujours penser que comme la
sensation suit l’ébranlement du nerf, et que
l’imagination suit l’impression du cerveau, le désir
ou l’aversion suivent aussi la disposition où le
corps est mis par les objets qu’il faut ou fuir ou
chercher.
La raison est que les sensations et tout ce qui en
dépend est donné à l’ame pour l’exciter à pourvoir
aux besoins du corps, et que tout cela par conséquent
devoit être accommodé à ce qu’il souffre.
Et il ne faut, pour nous en convaincre, que nous
observer nous-mêmes dans un de nos appétits les plus
naturels, qui est celui de manger. Le corps vide de
nourriture en a besoin, et l’ame aussi la désire :
le corps est altéré par ce besoin, et l’ame


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ressent aussi la douleur pressante de la faim : les
viandes frappent l’oeil ou l’odorat, et en ébranlent
les nerfs ; les sensations conformes s’excitent,
c’est-à-dire que nous voyons et sentons les viandes :
par l’ébranlement des nerfs cet objet est imprimé
dans le cerveau ; et le plaisir de manger remplit
l’imagination : à l’occasion de l’impression que les
viandes font dans le même cerveau, les esprits
coulent dans tous les endroits qui servent à la
nutrition ; l’eau vient à la bouche, et on sait que
cette eau est propre à ramollir les viandes, à en
exprimer le suc, à nous les faire avaler ; d’autres
eaux s’apprêtent dans l’estomac, et déjà elles le
picotent ; tout se prépare à la digestion, et l’ame
dévore déjà les viandes par la pensée.
C’est ce qui fait dire ordinairement que l’appétit
facilite la digestion : non qu’un désir puisse de
soi-même inciser les viandes, les cuire et les
digérer ; mais c’est que ce désir vient dans le temps
que tout est prêt dans le corps à la digestion.
Et qui verroit un homme affamé en présence de la
nourriture offerte après un long temps, verroit ce
que peut l’objet présent, et comme tout le corps se
tourne à le saisir et à l’engloutir.
Il en est donc de notre corps dans les passions, par
exemple dans une faim ou dans une colère violente,
comme d’un arc bandé, dont toute la disposition tend
à décocher le trait ; et on peut dire qu’un arc en
cet état ne tend pas plus à tirer, que le corps d’un
homme en colère tend à frapper l’ennemi. Car, et le
cerveau, et les nerfs, et les muscles, le tournent
tout entier à cette action, comme les autres passions
le tournent aux actions qui leur sont conformes.
Et encore qu’en même temps que le corps est en cet
état, il s’élève dans notre ame mille imaginations
et mille désirs ; ce n’est pas tant ces pensées qu’il
faut regarder, que les mouvemens du cerveau auxquels
elles se trouvent jointes, puisque c’est par ces
mouvemens que les passages sont ouverts, que les
esprits coulent, que les nerfs et par eux les muscles
en sont remplis, et que tout le corps est tendu à un
certain mouvement.
Et ce qui fait croire que dans cet état, il faut
moins regarder les pensées de l’ame que les mouvemens
du cerveau, c’est que dans


p145


les passions, comme nous les considérons, l’ame est
patiente, et qu’elle ne préside pas aux dispositions
du corps, mais qu’elle y sert.
C’est pourquoi il n’entre dans les passions ainsi
regardées aucune sorte de raisonnement ou de réflexion ;
car nous y considérons ce qui prévient tout
raisonnement et toute réflexion, et ce qui suit
naturellement la direction des esprits pour causer
certains mouvemens.
Et encore que nous ayons vu dans le chapitre
de l’ame que les passions se diversifient à la
présence ou à l’absence des objets, et par la
facilité ou la difficulté de les acquérir, ce n’est
pas qu’il intervienne une réflexion, par laquelle
nous concevions l’objet présent ou absent, facile ou
difficile à acquérir : mais c’est que l’éloignement
aussi bien que la présence de l’objet ont leurs
caractères propres, qui se marquent dans les organes
et dans le cerveau ; d’où suivent dans tout le corps
les dispositions convenables, et dans l’ame aussi
des sentimens et des désirs proportionnés.
Au reste il est bien certain que les réflexions qui
suivent après, augmentent ou ralentissent les passions ;
mais ce n’est pas encore de quoi il s’agit ; je ne
regarde ici que le premier coup que porte la passion
au corps et à l’ame ; et il me suffit d’avoir
observé comme une chose indubitable, que le corps est
disposé par les passions à de certains mouvemens, et
que l’ame est en même temps puissamment portée à y
consentir. De là viennent les efforts qu’elle fait,
quand il faut par vertu s’éloigner des choses où le
corps est disposé. Elle s’aperçoit alors combien elle
y tient, et que la correspondance n’est que trop
grande.
Xii.
Second effet de l’union de l’ame et du corps, où se
voient les mouvemens du corps assujettis aux actions
de l’ame.
Jusques ici nous avons regardé dans l’ame ce qui suit
les mouvemens du corps ; voyons maintenant dans le
corps ce qui suit les pensées de l’ame.
C’est ici le bel endroit de l’homme. Dans ce que nous
venons de voir, c’est-à-dire dans les opérations
sensuelles, l’ame est assujettie


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au corps : mais dans les opérations intellectuelles,
que nous allons considérer, non-seulement elle est
libre, mais elle commande.
Et il lui convenoit d’être la maîtresse, parce qu’elle
est la plus noble, et qu’elle est née par conséquent
pour commander.
Nous voyons en effet comme nos membres se meuvent à
son commandement, et comme le corps se transporte
promptement où elle veut.
Un si prompt effet du commandement de l’ame ne nous
donne plus d’admiration, parce que nous y sommes
accoutumés ; mais nous en demeurons étonnés, pour peu
que nous y fassions de réflexion.
Pour remuer la main, nous avons vu qu’il faut faire
agir premièrement le cerveau, et ensuite les esprits,
les nerfs et les muscles ; et cependant de toutes ces
parties, il n’y a souvent que la main qui nous soit
connue. Sans connoître toutes les autres, ni les
ressorts intérieurs qui font mouvoir notre main, ils
ne laissent pas d’agir, pourvu que nous voulions
seulement la remuer.
Il en est de même des autres membres qui obéissent à
la volonté. Je veux exprimer ma pensée ; les paroles
convenables me sortent aussitôt de la bouche, sans que
je sache aucun des mouvemens que doivent faire pour
les former la langue ou les lèvres, encore moins ceux
du cerveau, du poumon et de la trachée-artère, puisque
je ne sais pas même naturellement si j’ai de telles
parties, et que j’ai eu besoin de m’étudier moi-même
pour le savoir.
Que je veuille avaler, la trachée-artère se ferme
infailliblement, sans que je songe à la remuer et
sans que je la connoisse, ni que je la sente agir.
Que je veuille regarder loin, la prunelle de l’oeil
se dilate ; et au contraire elle se resserre quand je
veux regarder de près, sans que je sache qu’elle soit
capable de ce mouvement, ou en quelle partie
précisément il se fait. Il y a une infinité d’autres
mouvemens semblables, qui se font dans notre corps,
à notre seule volonté, sans que nous sachions comment,
ni pourquoi, ni même s’ils se font.
Celui de la respiration est admirable en ce que nous
le suspendons


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et l’avançons quand il nous plaît, ce qui étoit
nécessaire pour avoir le libre usage de la parole.
Et cependant quand nous dormons, elle se fait sans
que notre volonté y ait part.
Ainsi par un secret merveilleux, le mouvement de tant
de parties, dont nous n’avons nulle connoissance, ne
laisse pas de dépendre de notre volonté. Nous n’avons
qu’à nous proposer un certain effet connu : par
exemple de regarder, de parler, ou de marcher ;
aussitôt mille ressorts inconnus, des esprits, des
nerfs, des muscles, et le cerveau même qui mène tous
ces mouvemens, se remuent pour les produire, sans que
nous connoissions autre chose, sinon que nous le
voulons, et qu’aussitôt que nous le voulons l’effet
s’ensuit.
Et outre tous ces mouvemens qui dépendent du cerveau,
il faut que nous exercions sur le cerveau même un
pouvoir immédiat, puisque nous pouvons être attentifs
quand nous le voulons, ce qui ne se fait pas sans
quelque tension du cerveau, comme l’expérience le
fait voir.
Par cette même attention, nous mettons volontairement
certaines choses dans notre mémoire que nous rappelons
aussi quand il nous plaît, avec plus ou moins de
peine, suivant que le cerveau est bien ou mal disposé.
Car il en est de cette partie comme des autres, qui
pour être en état d’obéir à l’ame, demandent
certaines dispositions : ce qui montre, en passant,
que le pouvoir de l’ame sur le corps a ses limites.
Afin donc que l’ame commande avec effet, il faut
toujours supposer que les parties soient bien
disposées, et que le corps soit en bon état. Car
quelquefois on a beau vouloir marcher, il se sera
jeté telle humeur sur les jambes, ou tout le corps se
trouvera si foible par l’épuisement des esprits, que
cette volonté sera inutile.
Il y a pourtant certains empêchemens, dans les parties,
qu’une forte volonté peut surmonter ; et c’est un
grand effet du pouvoir de l’ame sur le corps, qu’elle
puisse même délier des organes qui jusque-là avoient
été empêchés d’agir : comme on dit du fils de Crésus,
qui ayant perdu l’usage de la parole, la recouvra


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quand il vit qu’on alloit tuer son père, et s’écria
qu’on se gardât bien de toucher à la personne du roi.
L’empêchement de sa langue pouvoit être surmonté par
un grand effort, que la volonté de sauver son père
lui fit faire.
Il est donc indubitable qu’il y a une infinité de
mouvemens dans le corps qui suivent les pensées de
l’ame ; et ainsi les deux effets de l’union restent
parfaitement établis.


Xiii. L’intelligence n’est attachée par elle-même à aucun organe, ni à aucun mouvement du corps.


Mais afin que rien ne passe sans réflexion, voyons
ce que fait le corps et à quoi il sert dans les
opérations intellectuelles, c’est-à-dire tant dans
celles de l’entendement que dans celles de la
volonté.
Et d’abord il faut reconnoître que l’intelligence,
c’est-à-dire la connoissance de la vérité, n’est pas,
comme la sensation et l’imagination, une suite de
l’ébranlement de quelque nerf ou de quelque partie
du cerveau.
Nous en serons convaincus en considérant les trois
propriétés de l’entendement, par lesquelles nous
avons vu dans le chapitre de l’ame , qu’il est
élevé au-dessus du sens et de toutes ses dépendances.
Car il y paroît que la sensation ne dépend pas
seulement de la vérité de l’objet, mais qu’elle suit
tellement des dispositions et du milieu de l’organe,
que par là l’objet vient à nous tout autre qu’il
n’est. Un bâton droit devient courbe à nos yeux au
milieu de l’eau, le soleil et les autres astres y
viennent infiniment plus petits qu’ils ne sont en
eux-mêmes : nous avons beau être convaincus de toutes
les raisons par lesquelles on sait, et que l’eau n’a
pas tout d’un coup rompu ce bâton, et que tel astre,
qui ne nous paroît qu’un point dans le ciel, surpasse
sans proportion toute la grandeur de la terre ; ni
le bâton pour cela n’en devient plus droit à nos
yeux, ni les étoiles plus grandes : ce qui montre


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que la vérité ne s’imprime pas sur le sens, mais que
toutes les sensations sont une suite nécessaire des
dispositions du corps, sans qu’elles puissent jamais
s’élever au-dessus d’elles.
Que s’il en étoit autant de l’entendement, il pourroit
être de même forcé à l’erreur. Or est-il que nous n’y
tombons que par notre faute, et pour ne vouloir pas
apporter l’attention nécessaire à l’objet dont il faut
juger. Car dès lors que l’ame se tourne directement à
la vérité, résolue de ne céder qu’à elle seule, elle ne
reçoit d’impression que de la vérité même : en sorte
qu’elle s’y attache quand elle paroît, et demeure en
suspens si elle ne paroît pas ; toujours exempte
d’erreur en l’un et en l’autre état, ou parce qu’elle
connoît la vérité, ou parce qu’elle connoît du moins
qu’elle ne peut pas encore la connoître.
Par le même principe, il paroît qu’au lieu que les
objets les plus sensibles sont pénibles et
insupportables ; la vérité au contraire, plus elle
est intelligible, plus elle plaît. Car la sensation
n’étant qu’une suite d’un organe corporel, la plus
forte doit nécessairement devenir pénible par le coup
violent que l’organe aura reçu, tel qu’est celui que
les yeux reçoivent par le soleil, et les oreilles
par un grand bruit : en sorte qu’on est forcé de
détourner les yeux et de boucher les oreilles. De
même une forte imagination nous travaille
extraordinairement, parce qu’elle ne peut pas être
sans une commotion trop violente du cerveau. Et si
l’entendement avoit la même dépendance du corps, le
corps ne pourroit manquer d’être blessé par la
vérité la plus forte, c’est-à-dire la plus certaine
et la plus connue. Si donc cette vérité, loin de
blesser, plaît et soulage, c’est qu’il n’y a aucune
partie qu’elle doive rudement frapper ou émouvoir :
car ce qui peut être blessé de cette sorte est un
corps ; mais qu’elle s’unit paisiblement à
l’entendement, en qui elle trouve une entière
correspondance, pourvu qu’il ne se soit point gâté
lui-même par les mauvaises dispositions que nous avons
marquées ailleurs.
Que si cependant nous éprouvons que la recherche de
la vérité soit laborieuse, nous découvrirons bientôt
de quel côté nous vient ce travail ; mais en
attendant, nous voyons qu’il n’y a point de


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vérité qui nous blesse par elle-même étant connue, et
que plus une ame droite la regarde, plus elle en est
délectée.
Et de là vient encore que tant que l’ame s’attache à
la vérité sans écouter les passions et les
imaginations, elle la voit toujours la même ; ce qui ne
pourroit pas être, si la connoissance suivoit le
mouvement du cerveau toujours agité, et du corps
toujours changeant.
C’est de là aussi qu’il arrive que le sens varie
souvent, ainsi que nous l’avons dit au lieu allégué.
Car ce n’est point la vérité seule qui agit en lui ;
mais il s’excite à l’agitation qui arrive dans son
organe : au lieu que l’entendement, qui agissant en
son naturel, ne reçoit d’impression que de la seule
vérité, la voit aussi toujours uniforme.
Car posons, par exemple, quelques vérités clairement
connues, comme seroit, que rien ne se donne l’être
à soi-même, ou qu’il faut suivre la raison en tout,
et toutes les autres qui suivent de ces beaux
principes : nous pouvons bien n’y penser pas ; mais
tant que nous y serons véritablement attentifs, nous
les verrons toujours de même, jamais altérées ni
diminuées : ce qui montre que la connoissance de ces
vérités ne dépend d’aucune disposition changeante,
et n’est pas comme la sensation attachée à un
organe altérable.
Et c’est pourquoi au lieu que la sensation, qui
s’élève au concours momentané de l’objet et de
l’organe, aussi vite qu’une étincelle au choc de
la pierre et du fer, ne nous fait rien apercevoir
qui ne passe presque à l’instant ; l’entendement au
contraire voit des choses qui ne passent pas, parce
qu’il n’est attaché qu’à la vérité, dont la
subsistance est éternelle.
Ainsi il n’est pas possible de regarder l’intelligence
comme une suite de l’altération qui se sera faite
dans le corps, ni par conséquent l’entendement comme
attaché à un organe corporel dont il suive le
mouvement.


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Xiv. L’intelligence par sa liaison avec le sens dépend en quelque sorte du corps, mais par accident.


Il faut pourtant reconnoître qu’on n’entend point sans
imaginer ni sans avoir senti. Car il est vrai que,
par un certain accord entre toutes les parties qui
composent l’homme, l’ame n’agit pas sans le corps,
ni la partie intellectuelle sans la partie sensitive.
Et déjà à l’égard des corps, il est certain que nous
ne pouvons entendre qu’il y en ait d’existans dans la
nature que par le moyen des sens. Car en cherchant
d’où nous viennent nos sensations, nous trouvons
toujours quelque corps qui a affecté nos organes, et
ce nous est une preuve que ces corps existent.
Et en effet s’il y a des corps dans l’univers, c’est
chose de fait, dont nous sommes avertis par nos sens,
comme des autres faits ; et sans le secours des sens,
je ne pourrois non plus deviner s’il y a un soleil que
s’il y a un tel homme dans le monde.
Bien plus l’esprit occupé de choses incorporelles,
par exemple de Dieu et de ses perfections, s’y est
senti excité par la considération de ses oeuvres, ou
par sa parole, ou enfin par quelque autre chose dont
les sens ont été frappés.
Et notre vie ayant commencé par de pures sensations,
avec peu ou point d’intelligence indépendante du
corps, nous avons dès l’enfance contracté une si
grande habitude de sentir et d’imaginer, que ces
choses nous suivent toujours, sans que nous puissions
en être entièrement séparés.
De là vient que nous ne pensons jamais ou presque
jamais à quelque objet que ce soit, que le nom dont
nous l’appelons ne nous revienne ; ce qui marque la
liaison des choses qui frappent nos sens, tels que
sont les noms, avec nos opérations intellectuelles.
On met en question s’il peut y avoir en cette vie
un pur acte d’intelligence dégagé de toute image
sensible, et il n’est pas incroyable que cela puisse
être durant de certains momens dans


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les esprits élevés à une haute contemplation et
exercés par un long temps à tenir leur sens dans la
règle ; mais cet état est fort rare, et il faut
parler ici de ce qui est ordinaire à l’entendement.
L’expérience fait voir qu’il se mêle toujours ou
presque toujours à ces opérations, quelque chose de
sensible, dont même il se sert pour s’élever aux
objets les plus intellectuels.
Aussi avons-nous reconnu que l’imagination, pourvu
qu’on ne la laisse pas dominer, et qu’on sache la
retenir en certaines bornes, aide naturellement
l’intelligence.
Nous avons vu aussi que notre esprit, averti de cette
suite de faits que nous apprenons par nos sens,
s’élève au-dessus, admirant en lui-même et la nature
des choses, et l’ordre du monde. Mais les règles et
les principes par lesquels il aperçoit de si belles
vérités dans les objets sensibles, sont supérieurs
aux sens ; et il en est à peu près des sens et de
l’entendement, comme de celui qui propose simplement
les faits, et de celui qui en juge.
Il y a donc déjà en notre ame une opération, et c’est
celle de l’entendement, qui précisément et en
elle-même n’est point attachée au corps, encore
qu’elle en dépende indirectement, en tant qu’elle se
sert des sensations et des images sensibles.

Xv. La volonté n’est attachée à aucun organe corporel ; et loin de suivre les mouvemens du corps, elle y préside.


La volonté n’est pas moins indépendante, et je le
reconnois par l’empire qu’elle a sur les membres
extérieurs et sur tout le corps.
Je sens donc que je puis vouloir ou tenir ma main
immobile, ou lui donner du mouvement ; et cela en
haut ou en bas, à droite ou à gauche, avec une égale
facilité : de sorte qu’il n’y a rien qui me
détermine que ma seule volonté.
Car je suppose que je n’ai dessein en remuant ma
main, de ne m’en servir, ni pour prendre ni pour
soutenir, ni pour approcher ni pour éloigner quoi
que ce soit : mais seulement de la mouvoir


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du côté que je voudrai, ou si je veux, de la tenir en
repos.
Je fais en cet état une pleine expérience de ma
liberté, et du pouvoir que j’ai sur mes membres, que
je tourne où je veux et comme je veux, seulement
parce que je le veux.
Et parce que j’ai connu que les mouvemens de ces
membres dépendent tous du cerveau, il faut par
nécessité que ce pouvoir que j’ai sur mes membres, je
l’aie principalement sur le cerveau même.
Il faut donc que ma volonté le domine, tant s’en faut
qu’elle puisse être une suite de ses mouvemens et de
ses impressions.
Un corps ne choisit pas où il se meut, mais il va
comme il est poussé : et s’il n’y avoit en moi que le
corps, ou que ma volonté fût, comme les sensations,
attachée à quelqu’un des mouvemens du corps, bien
loin d’avoir quelque empire, je n’aurois pas même
de liberté.
Aussi ne suis-je pas libre à sentir ou ne sentir pas,
quand l’objet sensible est présent : je puis bien
fermer les yeux ou les détourner, et en cela je suis
libre ; mais je ne puis en ouvrant les yeux, empêcher
la sensation attachée nécessairement aux impressions
corporelles, où la liberté ne peut pas être.
Ainsi l’empire si libre que j’exerce sur mes membres
me fait voir que je tiens le cerveau en mon pouvoir,
et que c’est là le siége principal de l’ame.
Car encore qu’elle soit unie à tous les membres, et
qu’elle les doive tenir tous en sujétion, son empire
s’exerce immédiatement sur la partie d’où dépendent
tous les mouvemens progressifs, c’est-à-dire sur le
cerveau.
En dominant cette partie, où aboutissent les nerfs,
elle se rend arbitre des mouvemens, et tient en main
pour ainsi dire les rênes par où tout le corps est
poussé et retenu.
Soit donc qu’elle ait le cerveau entier immédiatement
sous sa puissance, soit qu’il y ait quelque maîtresse
pièce par où elle contienne les autres parties, comme
un pilote conduit tout le vaisseau par le gouvernail,
il est certain que le cerveau est son siége principal,
et que c’est de là qu’elle préside à tous les
mouvemens du corps.


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Et ce qu’il y a ici de merveilleux, c’est qu’elle ne
sent point naturellement ni ce cerveau qu’elle meut,
ni les mouvemens qu’elle y fait pour contenir ou
pour ébranler le reste du corps, ni d’où lui vient
un pouvoir qu’elle exerce si absolument : nous
connoissons seulement qu’un empire est donné à l’ame,
et qu’une loi est donnée au corps en vertu de
laquelle il obéit.


Xvi. L’empire que la volonté exerce sur les mouvemens extérieurs la rend indirectement maîtresse des passions.


Cet empire de la volonté sur les membres d’où
dépendent les mouvemens extérieurs, est d’une extrême
conséquence. Car c’est par là que l’homme se rend
maître de beaucoup de choses, qui par elles-mêmes
sembloient n’être point soumises à ses volontés.
Il n’y a rien qui paroisse moins soumis à la volonté
que la nutrition : et cependant elle se réduit à
l’empire de la volonté, en tant que l’ame maîtresse
des membres extérieurs donne à l’estomac ce qu’elle
veut, quand elle veut, et dans la mesure que la
raison prescrit ; en sorte que la nutrition est rangée
sous cette règle.
Et l’estomac même en reçoit la loi, la nature l’ayant
fait propre à se laisser plier par l’accoutumance.
Par ces mêmes moyens, l’ame règle aussi le sommeil,
et le fait servir à la raison.
En commandant aux membres des exercices pénibles,
elle les fortifie, elle les durcit aux travaux, et se
fait un plaisir de les assujettir à ses lois.
Ainsi elle se fait un corps plus souple et plus propre
aux opérations intellectuelles : la vie des saints
religieux en est une preuve.
Elle étend aussi son empire sur l’imagination et les
passions, c’est-à-dire sur ce qu’elle a de plus
indocile.
L’imagination et les passions naissent des objets ;
et par le pouvoir que nous avons sur les mouvemens
extérieurs, nous pouvons ou nous approcher ou nous
éloigner des objets.


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Les passions dans l’exécution dépendent des mouvemens
extérieurs : il faut frapper pour achever ce qu’a
commencé la colère ; il faut fuir pour achever ce qu’a
commencé la crainte : mais la volonté peut empêcher
la main de frapper, et les pieds de fuir.
Nous avons vu dans la colère tout le corps tendu à
frapper, comme un arc à tirer son coup. L’objet a fait
son impression, les esprits ont coulé, le coeur a
battu plus violemment qu’à l’ordinaire, le sang s’est
ému et a envoyé des esprits et plus abondans et plus
vifs ; les nerfs et les muscles en sont remplis ; ils
sont tendus, les poings sont fermés, et le bras affermi
est prêt à frapper : mais il faut encore lâcher la
corde ; il faut que la volonté laisse aller le corps ;
autrement le mouvement ne s’achève pas.
Ce qui se dit de la colère, se dit de la crainte et
des autres passions, qui disposent tellement le corps
aux mouvemens qui leur conviennent, que nous ne les
retenons que par vive force de raison et de volonté.
On peut dire que ces derniers mouvemens, auxquels le
corps est si disposé, par exemple celui de frapper,
s’achèveroient tout à fait par la force de cette
disposition, s’il n’étoit réservé à l’ame de lâcher
le dernier coup.
Et il en arriveroit à peu près de même que dans la
respiration, que nous pouvons suspendre par la volonté
quand nous veillons ; mais qui s’achève pour ainsi dire
toute seule par la simple disposition du corps, quand
l’ame le laisse agir naturellement, par exemple dans
le sommeil.
En effet il arrive quelque chose de semblable dans les
premiers mouvemens des passions : et les esprits et
le sang s’émeuvent quelquefois si vite dans la colère,
que le bras se trouve lâché avant qu’on ait eu le
loisir d’y faire réflexion. Alors la disposition du
corps a prévalu, et il ne reste plus à la volonté
trop promptement prévenue, qu’à regretter le mal qui
s’est fait sans elle.
Mais ces mouvemens sont rares, et n’arrivent guère
à ceux qui s’accoutument de bonne heure à se
maîtriser eux-mêmes.


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Xvii. La nature de l’attention et ses effets immédiats sur le cerveau, par où paroît l’empire de la volonté.


Outre la force donnée à la volonté pour empêcher le
dernier effet des passions, elle peut encore en
prenant la chose de plus haut, les arrêter et les
modérer dans leur principe ; et cela par le moyen de
l’attention qu’elle fera volontairement à certains
objets, ou dans le temps des passions pour les calmer,
ou devant les passions pour les prévenir.
Cette force de l’attention et l’effet qu’elle a sur
le cerveau, et par le cerveau sur tout le corps et
même sur la partie imaginative de l’ame, et par là
sur les passions et les appétits, est digne d’une
grande considération.
Nous avons déjà observé que la contention de la tête
se ressent fort grande dans l’attention, et par là
il est sensible qu’elle a un grand effet dans le
cerveau.
On éprouve d’ailleurs que cette action dépend de la
volonté ; en sorte que le cerveau doit être sous son
empire, en tant qu’il sert à l’attention.
Pour entendre tout ceci, il faut remarquer que les
pensées naissent dans notre ame quelquefois à
l’agitation naturelle du cerveau, et quelquefois par
une attention volontaire.
Pour ce qui est de l’agitation du cerveau, nous avons
observé qu’elle erre quelquefois d’une partie à une
autre ; alors nos pensées sont vagues comme le cours
des esprits : mais que quelquefois aussi elle se fait
en un seul endroit ; et alors nos pensées sont fixes,
et l’ame est plus attachée, comme le cerveau est
aussi plus fortement et plus uniformément tendu.
Par là nous observons en nous-mêmes une attention
forcée ; ce n’est pas là toutefois ce que nous
appelons attention : nous donnons ce nom seulement
à l’attention où nous choisissons notre objet, pour y
penser volontairement.
Que si nous étions capables d’une telle attention,
nous ne serions jamais maîtres de nos considérations
et de nos pensées,


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qui ne seroient qu’une suite de l’agitation
nécessaire du cerveau : nous serions sans liberté,
et l’esprit seroit en tout asservi au corps, toutes
choses contraires et à la raison et même à
l’expérience.
Par ces choses on peut comprendre la nature de
l’attention, et que c’est une application volontaire
de notre esprit sur un objet.
Mais il faut encore ajouter que nous voulions
considérer cet objet par l’entendement ; c’est-à-dire
raisonner dessus, ou enfin y contempler la vérité.
Car s’abandonner volontairement à quelque imagination
qui nous plaise, sans vouloir nous en détourner, ce
n’est pas sans attention ; il faut vouloir entendre
et raisonner.
C’est donc proprement par l’attention que commencent
le raisonnement et les réflexions, et l’attention
commence elle-même par la volonté de considérer et
d’entendre.
Et il paroît clairement que pour se rendre attentif,
la première chose qu’il faut faire, c’est d’ôter
l’empêchement naturel de l’attention, c’est-à-dire la
dissipation et ces pensées vagues qui s’élèvent dans
notre esprit ; car il ne peut être tout ensemble
dissipé et attentif.
Pour faire taire ces pensées qui nous dissipent, il
faut que l’agitation naturelle du cerveau soit en
quelque sorte calmée : car tant qu’elle durera, nous
ne serons jamais assez maîtres de nos pensées, pour
avoir de l’attention.
Ainsi le premier effet du commandement de l’ame, est
que voulant être attentive, elle apaise l’agitation
naturelle du cerveau.
Et nous avons déjà vu que pour cela il n’est pas
besoin qu’elle connoisse le cerveau, ou qu’elle ait
intention d’agir sur lui. Il suffit qu’elle veuille
faire ce qui dépend d’elle immédiatement, c’est-à-dire
être attentive ; le cerveau, s’il n’est prévenu par
quelque agitation trop violente, obéit naturellement,
et se calme par la seule subordination du corps à
l’ame.
Mais comme les esprits qui tournoient dans le cerveau
tendent toujours à l’agiter à leur ordinaire, son
mouvement ne peut être arrêté sans quelque effort :
c’est ce qui fait que l’attention a quelque chose de
pénible, et veut être relâchée de temps en temps.
Aussi le cerveau abandonné aux esprits et aux vapeurs
qui le


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poussent sans cesse, souffriroit un mouvement trop
irrégulier ; les pensées seroient trop dissipées ;
et cette dissipation, outre qu’elle tourneroit à une
espèce d’extravagance, d’elle-même est fatigante ;
c’est pourquoi il faut nécessairement, même pour son
propre repos, brider ces mouvemens irréguliers du
cerveau.
Voilà donc l’empêchement levé, c’est-à-dire la
dissipation ôtée. L’ame se trouve tranquille, et les
imaginations confuses sont disposées à tourner en
raisonnement et en considération.


Xviii. L’ame attentive à raisonner se sert du cerveau, par le besoin qu’elle a des images sensibles.


Il ne faut pourtant pas penser qu’elle doive rejeter
alors toute imagination et toute image sensible,
puisque nous avons reconnu qu’elle s’en aide pour
raisonner.
Ainsi loin de rejeter toute sorte d’images sensibles,
elle songe seulement à rappeler celles qui sont
convenables à son sujet, et qui peuvent aider son
raisonnement.
Mais d’autant que ces images sensibles sont attachées
aux impressions ou aux marques qui demeurent dans le
cerveau, et qu’ainsi elles ne peuvent revenir sans que
le cerveau soit ému dans les endroits où sont les
marques, comme il a déjà été remarqué, il faut
conclure que l’ame peut quand elle veut, non-seulement
calmer le cerveau, mais encore l’exciter en tel endroit
qu’il lui plaît pour rappeler les objets selon ses
besoins : l’expérience nous fait voir aussi que nous
sommes maîtres de rappeler, comme nous voulons, les
choses confiées à notre mémoire. Et encore que ce
pouvoir ait ses bornes, et qu’il soit plus grand dans
les uns que dans les autres, il n’y auroit aucun
raisonnement, si nous ne pouvions l’exercer jusqu’à
un certain point. Et c’est une nouvelle raison pour
montrer combien le cerveau doit être en repos, quand
il s’agit de raisonner. Car agité et déjà ému, il
seroit peu en état d’obéir à l’ame et de faire à point
nommé les mouvemens nécessaires pour lui présenter les
images sensibles dont elle a besoin.


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C’est ici que le cerveau peine. Car au lieu que son
naturel est d’avoir un mouvement libre et incertain
comme le cours des esprits, il est réduit
premièrement à un repos violent, et puis à des
mouvemens suivis et réguliers, qui le travaillent
beaucoup.
Car lorsqu’il est détendu et abandonné au cours
naturel des esprits, le mouvement en peu de temps erre
en plus de parties ; mais il est aussi moins rapide
et moins violent : au lieu qu’on a besoin en
raisonnant de se représenter fort vivement les objets ;
ce qui ne se peut, sans que le cerveau soit
fortement remué.
Et il faut pour faire un raisonnement, tant rappeler
d’images sensibles, par conséquent remuer le cerveau
fortement en tant d’endroits, qu’il n’y auroit rien
à la longue de plus fatigant.
D’autant plus qu’en rappelant ces objets divers qui
servent au raisonnement, l’esprit demeure toujours
attaché à l’objet qui en fait le sujet principal ; de
sorte que le cerveau est en même temps calmé à l’égard
de son agitation universelle, tendu et dressé à un
point fixe par la considération de l’objet principal,
et en même temps remué fortement en divers endroits
pour rappeler les objets seconds et subsidiaires.
Il faut pour des mouvemens si réguliers et si forts,
beaucoup d’esprits ; et la tête aussi en tire tant
dans ces opérations, quand elles sont longues, qu’elle
en épuise le reste du corps.
De là suit une lassitude universelle, et une nécessité
indispensable de relâcher son attention.
Mais la nature y a pourvu, en nous donnant le sommeil
où les nerfs sont détendus, où les sensations sont
éteintes, où le cerveau et tout le corps se reposent.
Comme donc c’est là le vrai temps du relâchement, le
jour doit être donné à l’attention, qui peut être plus
ou moins forte, et par là tantôt tendre le cerveau,
et tantôt le soulager.
Voilà ce qui doit se faire dans le cerveau durant le
raisonnement, c’est-à-dire durant la recherche de la
vérité ; recherche que nous avons dit devoir être
laborieuse ; et on aperçoit maintenant que ce travail
ne vient pas précisément de l’acte d’entendre,


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mais des imaginations qui doivent aller en concours,
et qui présupposent dans le cerveau un grand
mouvement.
Au reste quand la vérité est trouvée, tout le travail
cesse ; et l’ame toujours délectée de ce beau
spectacle, voudroit n’en être jamais arrachée, parce
que la vérité ne cause par elle aucune altération.
Et lorsqu’elle demeure clairement connue,
l’imagination agit peu ou point du tout : de là vient
qu’on ne ressent que peu ou point de travail.
Car dans la recherche de la vérité où nous procédons
par comparaisons, par oppositions, par proportions,
par autres choses semblables pour lesquelles il faut
appeler beaucoup d’images sensibles, l’imagination
agit beaucoup ; mais quand la chose est trouvée, l’ame
fait taire l’imagination autant qu’elle peut, et ne
fait plus que tourner vers la vérité un simple regard,
en quoi consiste l’acte d’entendre.
Et plus cet acte est démêlé de toute image sensible,
plus il est tranquille ; ce qui montre que l’acte
d’entendre, de lui-même ne fait point de peine.
Il en fait pourtant par accident, parce que pour y
demeurer, il faut arrêter l’imagination et par
conséquent tenir en bride le cerveau contre le cours
des esprits.
Ainsi la contemplation, quelque douce qu’elle soit
par elle-même, ne peut pas durer longtemps, par le
défaut du corps continuellement agité.
Et les seuls besoins du corps, qui sont si fréquens
et si grands, font diverses impressions, et rappellent
diverses pensées auxquelles il est nécessaire de
prêter l’oreille : de sorte que l’ame est forcée de
quitter la contemplation de la vérité.
Par les choses qui ont été dites, on entend le premier
effet de l’attention sur le corps. Il regarde le
cerveau, qui au lieu d’une agitation universelle, est
fixé à un certain point au commandement de l’ame quand
elle veut être attentive, et au reste demeure en état
d’être excitée subsidiairement où elle veut.
Il y a un second effet de l’attention, qui s’étend
sur les passions :


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nous allons le considérer. Mais avant que de passer
outre, il ne faut pas oublier une chose considérable,
qui regarde l’attention prise en elle-même. C’est
qu’un objet qui a commencé de nous occuper par une
attention volontaire, nous tient dans la suite
longtemps attachés même malgré nous, parce que les
esprits, qui ont pris un certain cours, ne peuvent
pas aisément être détournés.
Ainsi notre attention est mêlée de volontaire et
d’involontaire. Un objet qui nous a occupés par force,
nous flatte souvent, de sorte que la volonté s’y
donne ; de même qu’un objet choisi par une forte
occupation nous devient une application inévitable.
Et comme l’agitation naturelle de notre cerveau
rappelle beaucoup de pensées qui nous viennent malgré
nous, l’attention volontaire de notre ame fait de son
côté de grands effets sur le cerveau même ; les traces
que les objets y avoient laissées en deviennent plus
profondes, et le cerveau est disposé à s’émouvoir
plus aisément dans ces endroits-là.
Et par l’accord établi entre le corps et l’ame, il se
fait naturellement une telle liaison entre les
impressions du cerveau et les pensées de l’ame, que
l’un ne manque jamais de ramener l’autre : et ainsi,
quand une forte imagination a causé par l’attention
que l’ame y apporte un grand mouvement dans le
cerveau, en quelque sorte que ce mouvement soit
renouvelé, il fait revivre, et souvent dans toute
leur force, les pensées qui l’avoient causé la
première fois.
C’est pourquoi il faut beaucoup prendre garde de
quelles imaginations on se remplit volontairement, et
se souvenir que dans la suite elles reviendront
souvent malgré nous par l’agitation naturelle du
cerveau et des esprits.
Mais il faut aussi conclure qu’en prenant les choses
de loin et ménageant bien notre attention, dont nous
sommes maîtres, nous pouvons gagner beaucoup sur les
impressions de notre cerveau, et le plier à
l’obéissance.


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Xix. L’effet de l’attention sur les passions, et comment l’ame les peut tenir en sujétion dans leur principe : où il est parlé de l’extravagance, de la folie et des songes.


Par cet empire sur notre cerveau, nous pouvons aussi
tenir en bride les passions qui en dépendent toutes,
et c’est le plus bel effet de l’attention.
Pour l’entendre, il faut observer quelle sorte
d’empire nous pouvons avoir sur nos passions.
1 il est certain que nous ne leur commandons pas
directement, comme à nos bras et à nos mains : nous
ne pouvons pas élever ou apaiser notre colère, comme
nous pouvons ou remuer le bras ou le tenir sans
action.
2 il n’est pas moins clair, et nous l’avons déjà dit,
que par le pouvoir que nous avons sur les membres
extérieurs, nous en avons aussi un très-grand sur les
passions ; mais indirectement, puisque nous pouvons
par là, et nous éloigner des objets qui les font
naître, et en empêcher l’effet. Ainsi je puis
m’éloigner d’un objet odieux qui m’irrite ; et
lorsque ma colère est excitée, je lui puis refuser mon
bras dont elle a besoin pour se satisfaire.
Mais pour cela il le faut vouloir, et le vouloir
fortement. Et la grande difficulté est de vouloir autre
chose que ce que la passion nous inspire, parce que
dans les passions l’ame se trouve tellement portée
à s’unir aux dispositions du corps, qu’elle ne peut
presque se résoudre à s’y opposer.
Il faut donc chercher un moyen de calmer, ou de
modérer, ou même de prévenir les passions dans leur
principe ; et ce moyen est l’attention bien gouvernée.
Car le principe de la passion, c’est l’impression
puissante d’un objet dans le cerveau, et l’effet de
cette impression ne peut être mieux empêché qu’en se
rendant attentif à d’autres objets.
En effet nous avons vu que l’ame attentive, fixe le
cerveau en un certain endroit vers lequel elle
détermine le cours des esprits ; et par là elle
rompt le coup de la passion, qui les portant à un
autre endroit, causoit de mauvais effets dans tout
le corps.


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C’est pourquoi on dit, et il est vrai, que le remède
le plus naturel des passions, c’est de détourner
l’esprit autant qu’on peut des objets qu’elles lui
présentent ; et il n’y a rien pour cela de plus
efficace, que de s’attacher à d’autres objets.
Et il faut ici observer qu’il en est des esprits
émus et poussés d’un certain côté, à peu près comme
d’une rivière qu’on peut plus aisément détourner que
l’arrêter de droit fil ; ce qui fait qu’on réussit
mieux dans la passion en pensant à d’autres choses,
qu’en s’opposant directement à son cours.
Et de là vient qu’une passion violente a souvent
servi de frein ou de remède aux autres ; par exemple
l’ambition ou la passion de la guerre, à l’amour.
Et il est quelquefois utile de s’abandonner à des
passions innocentes, pour détourner ou pour empêcher
des passions criminelles.
Il sert aussi beaucoup de faire un bon choix des
personnes avec qui on converse. Ce qui est en
mouvement répand aisément son agitation autour de soi,
et rien n’émeut plus les passions que les discours et
les actions des hommes passionnés.
Au contraire une ame tranquille nous tire en quelque
façon hors de l’agitation, et semble nous communiquer
son repos, pourvu toutefois que cette tranquillité
ne soit pas insensible et fade. Il faut quelque chose
de vif, qui s’accorde un peu avec notre mouvement,
mais où dans le fond il se trouve de la consistance.
Enfin dans les passions il faut calmer les esprits
par une espèce de diversion, et se jeter pour ainsi
dire à côté plutôt que de combattre de front :
c’est-à-dire qu’il n’est plus temps d’opposer des
raisons à une passion déjà émue ; car en raisonnant
sur sa passion, même pour l’attaquer, on en rappelle
l’objet, on en renforce les traces, et on irrite
plutôt les esprits qu’on ne les calme. Où les sages
raisonnemens sont de grand effet, c’est à prévenir les
passions. Il faut donc nourrir son esprit de
considérations sensées, et lui donner de bonne heure
des attachemens honnêtes, afin que les objets des
passions trouvent la place déjà prise, les esprits
déterminés à un certain cours et le cerveau affermi.
Car la nature ayant formé cette partie capable d’être
occupée


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par les objets et aussi d’obéir à la volonté, il est
clair que qui prévient doit l’emporter.
Si donc l’ame s’accoutume de bonne heure à être
maîtresse de son attention, et qu’elle l’attache à de
bons objets, elle sera par ce moyen maîtresse,
premièrement du cerveau, par là du cours des esprits,
et par là enfin des émotions que les passions excitent.
Mais il faut se souvenir que l’attention véritable
est celle qui considère l’objet tout entier. Ce n’est
être qu’à demi attentif à un objet, comme seroit une
femme tendrement aimée, que de n’y considérer que le
plaisir dont on est flatté en l’aimant, sans songer
aux suites honteuses d’un semblable engagement.
Il est donc nécessaire d’y bien penser, et d’y penser
de bonne heure, parce que si on laisse le temps à la
passion de faire toute son impression dans le cerveau,
l’attention viendra trop tard.
Car en considérant le pouvoir de l’ame sur le corps,
il faut observer soigneusement que ses forces sont
bornées et restreintes : de sorte qu’elle ne peut pas
faire des bras ou des mains, et encore moins du cerveau
tout ce qu’elle veut.
C’est pourquoi nous venons de voir qu’elle le perdroit
en le poussant trop, et qu’elle est obligée de le
ménager.
Par la même raison, il s’y fait souvent des agitations
si violentes, que l’ame n’en est plus maîtresse, non
plus qu’un cocher de chevaux fougueux qui ont pris le
frein aux dents.
Quand cette disposition est fixe et perpétuelle, c’est
ce qui s’appelle folie ; et quand elle a une cause
qui finit avec le temps, comme un mouvement de fièvre,
cela s’appelle délire et rêverie .
Dans la folie et dans le délire, il arrive de deux
choses l’une : ou le cerveau est agité tout entier
avec un égal déréglement ; alors il s’est fait une
parfaite extravagance, et il ne paroît aucune suite
dans les pensées ni dans les paroles : ou le cerveau
n’est blessé que dans un certain endroit ; alors la
folie ne s’attache aussi qu’à un objet déterminé :
tels sont ceux qui s’imaginent être toujours à la
comédie et à la chasse : et tant d’autres frappés
d’un certain objet, parlent raisonnablement de tous
les autres,


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et assez conséquemment de celui-là même qui fait
leur erreur.
La raison est que n’y ayant qu’un seul endroit du
cerveau marqué d’une impression invincible à l’ame,
elle demeure maîtresse de tout le reste, et peut
exercer ses fonctions sur tout autre objet.
Et l’agitation du cerveau dans la folie est si
violente, qu’elle paroît même au dehors par le trouble
qui paroît dans tout le visage, et principalement par
l’égarement des yeux.
De là s’ensuit que toutes les passions violentes sont
une espèce de folie, parce qu’elles causent des
agitations dans le cerveau, dont l’ame n’est pas
maîtresse. Aussi n’y a-t-il point de cause plus
ordinaire de la folie, que les passions portées à
certains excès.
Par là aussi s’expliquent les songes, qui sont une
espèce d’extravagance.
Dans le sommeil, le cerveau est abandonné à lui-même,
et il n’y a point d’attention. Car la veille consiste
précisément dans l’attention de l’esprit, qui se rend
maître de ses pensées.
Nous avons vu que l’attention cause le plus grand
travail du cerveau, et que c’est principalement ce
travail que le sommeil vient relâcher.
De là il doit arriver deux choses. L’une, que
l’imagination doit dominer dans les songes, et qu’il
se doit présenter à nous une grande variété d’objets,
souvent même avec quelque suite, pour les raisons qui
ont été dites en parlant de l’imagination. L’autre,
que ce qui se passe dans notre imagination nous paroît
réel et véritable, parce qu’alors il n’y a point
d’attention, par conséquent point de discernement.
De tout cela il résulte que la vraie assiette de l’ame
est lorsqu’elle est maîtresse des mouvemens du
cerveau ; et que comme c’est par l’attention qu’elle
le contient, c’est aussi de son attention qu’elle se
doit principalement rendre la maîtresse : mais qu’il
s’y faut prendre de bonne heure, et ne pas laisser
occuper le cerveau à des impressions trop fortes, que
le temps rendroit invincibles.
Et nous avons vu en général que l’ame, en se servant
bien de


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sa volonté, et de ce qui est soumis naturellement à
la volonté, peut régler et discipliner tout le reste.
Enfin des méditations sérieuses, des conversations
honnêtes, une nourriture modérée, un sage
ménagement de ses forces, rendent l’homme maître de
lui-même, autant que cet état de mortalité le peut
souffrir.


Xx. L’homme qui a médité la doctrine précédente se connoît lui-même.


Après les réflexions que nous avons faites sur l’ame,
sur le corps, sur leur union, nous pouvons maintenant
nous bien connoître.
Car si nous ne voyons pas dans le fond de l’ame ce
qui lui fait comme demander naturellement d’être unie
à un corps, il ne faut pas s’en étonner, puisque nous
connoissons si peu le fond des substances ; mais si
cette union ne nous est pas connue dans son fond,
nous la connoissons suffisamment par les deux effets
que nous venons d’expliquer, et par le bel ordre
qui en résulte.
Car premièrement, nous voyons la parfaite société de
l’ame et du corps.
Nous voyons secondement, que dans cette société la
partie principale, c’est-à-dire l’ame, est aussi celle
qui préside, et que le corps lui est soumis. Les bras,
les jambes, tous les autres membres, et enfin tout le
corps est remué et transporté d’un lieu à un autre
au commandement de l’ame ; les yeux et les oreilles
se tournent où il lui plaît ; les mains exécutent
ce qu’elle ordonne ; la langue explique ce qu’elle
pense et ce qu’elle veut ; les sens lui présentent
les objets dont elle doit juger et se servir, les
parties qui digèrent et distribuent la nourriture,
celles qui forment les esprits et qui les envoient où
il faut, tiennent les membres extérieurs et tout le
corps en état pour lui obéir.
C’est en cela que consiste la bonne disposition du
corps. En effet nous trouvons le corps sain, quand il
peut exécuter ce que l’ame lui prescrit ; au contraire
nous sommes malades, lorsque le corps foible et abattu
ne peut plus se tenir debout, ni se mouvoir comme nous
le souhaitons.


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Ainsi on peut dire que le corps est un instrument dont
l’ame se sert à sa volonté ; et c’est pourquoi Platon
définissoit l’homme en cette sorte : l’homme, dit-il,
est une ame se servant du corps.
C’est de là qu’il concluoit l’extrême différence du
corps et de l’ame, parce qu’il n’y a rien de plus
différent de celui qui se sert de quelque chose, que
la chose même dont il se sert.
L’ame donc qui se sert du bras et de la main comme il
lui plaît ; qui se sert de tout le corps, qu’elle
transporte où elle trouve bon ; qui l’expose à tels
périls qu’il lui plaît et à sa ruine certaine, est
sans doute d’une nature de beaucoup supérieure à ce
corps, qu’elle fait servir en tant de manières et si
impérieusement à ses desseins.
Ainsi on ne se trompe pas, quand on dit que le corps
est comme l’instrument de l’ame ; et il ne se faut pas
étonner si le corps étant mal disposé, l’ame en fait
moins bien ses fonctions. La meilleure main du monde,
avec une mauvaise plume, écrira mal ; si vous ôtez
à un ouvrier ses instrumens, son adresse naturelle ou
acquise ne lui servira de rien.
Il y a pourtant une extrême différence entre les
instrumens ordinaires et le corps humain : qu’on brise
le pinceau d’un peintre, ou le ciseau d’un sculpteur,
il ne sent point les coups dont ils ont été frappés :
mais l’ame sent tous ceux qui blessent le corps, et
au contraire elle a du plaisir quand on lui donne ce
qu’il lui faut pour s’entretenir.
Le corps n’est donc pas un simple instrument appliqué
par le dehors, ni un vaisseau que l’ame gouverne à la
manière d’un pilote. Il en seroit ainsi si elle n’étoit
simplement qu’intellectuelle ; mais parce qu’elle est
sensitive, elle est forcée de s’intéresser d’une
façon plus particulière à ce qui le touche, et de le
gouverner non comme une chose étrangère, mais comme
une chose naturelle et intimement unie.
En un mot, l’ame et le corps ne font ensemble qu’un
tout naturel, et il y a entre les parties une parfaite
et nécessaire communication.
Aussi avons-nous trouvé dans toutes les opérations
animales, quelque chose de l’ame et quelque chose du
corps ; de sorte que


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pour se connoître soi-même, il faut savoir distinguer
dans chaque action ce qui appartient à l’une d’avec
ce qui appartient à l’autre, et remarquer tout
ensemble comment deux parties de si différente nature
s’entr’aident mutuellement.


Xxi. Pour se bien connoître soi-même, il faut s’accoutumer par de fréquentes réflexions à discerner en chaque action ce qu’il y a du corps d’avec ce qu’il y a de l’ame.


Pour ce qui regarde le discernement, on se le rend
facile par de fréquentes réflexions ; et comme on ne
sauroit trop s’exercer dans une méditation si
importante, ni trop distinguer son ame d’avec son
corps, il sera bon de parcourir dans ce dessein toutes
les opérations que nous avons considérées.
Ce qu’il y a du corps quand nous nous mouvons, c’est
un premier branle dans le cerveau, suivi du mouvement
et des esprits et des muscles, et enfin du transport
ou de tout le corps ou de quelqu’une de ses parties,
par exemple du bras ou de la main. Ce qu’il y a du
côté de l’ame, c’est la volonté de se mouvoir, et le
dessein d’aller d’un côté plutôt que d’un autre.
Dans la parole ce qu’il y a du côté du corps, outre
l’action du cerveau qui commence tout, c’est le
mouvement du poumon et de la trachée-artère pour
pousser l’air, et le battement du même air par la
langue et par les lèvres : et ce qu’il y a du côté
de l’ame, c’est l’intention de parler et d’exprimer
sa pensée.
Tous ces mouvemens, si l’on y prend garde, quoiqu’ils
se fassent au commandement de la volonté humaine,
pourroient absolument se faire sans elle ; de même
que la respiration, qui dépend d’elle en quelque
sorte, se fait tout à fait sans elle quand nous
dormons : et il nous arrive souvent de proférer en
dormant certaines paroles, ou de faire d’autres
mouvemens qu’on peut regarder comme un pur effet de
l’agitation du cerveau, sans que la volonté y ait
part. On peut aussi concevoir qu’il se forme certaines
paroles par le battement seul de l’air, comme on voit
dans les échos ; et c’est ainsi que le poëte faisoit
parler ce fantôme : Dat etc.


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Cette considération nous peut servir à observer dans
les mouvemens, et surtout dans la parole, ce qui
appartient à l’ame et ce qui appartient au corps.
Mais continuons à marquer cette différence dans les
autres opérations.
Dans la vue, ce qu’il y a du côté du corps, c’est que
les yeux soient ouverts, que les rayons du soleil
soient réfléchis de dessus la superficie de l’objet
à notre oeil en droite ligne, qu’ils y souffrent
certaines réfractions dans les humeurs, qu’ils
peignent et qu’ils impriment l’objet en petit dans le
fond de l’oeil, que les nerfs optiques soient
ébranlés, enfin que le mouvement se communique jusqu’au
dedans du cerveau. Ce qu’il y a du côté de l’ame,
c’est la sensation, c’est-à-dire la perception de la
lumière et des couleurs, et le plaisir que nous
ressentons dans les unes plutôt que dans les autres,
ou dans certaines vues agréables plutôt qu’en d’autres.
Dans l’ouïe, ce qu’il y a du côté du corps, c’est que
l’air agité d’une certaine façon, frappe le tympan et
ébranle les nerfs jusqu’au cerveau. Du côté de l’ame,
c’est la perception du son, le plaisir de l’harmonie,
la peine que nous donnent de méchantes voix et des
tons discordans, et les diverses pensées qui naissent
en nous par la parole.
Dans le goût et dans l’odorat, un certain suc tiré
des viandes et mêlé avec la salive ébranle les nerfs
de la langue ; une vapeur qui sort des fleurs ou des
autres corps frappe les nerfs des narines : tout ce
mouvement se communique à la racine des nerfs, et
voilà ce qu’il y a du côté du corps. Il y a du côté
de l’ame la perception du bon et du mauvais goût, des
bonnes et des mauvaises odeurs.
Dans le toucher, les parties du corps sont ou agitées
par le chaud, ou resserrées par le froid ; les corps
que nous touchons ou s’attachent à nous par leur
humidité, ou s’en séparent aisément par leur
sécheresse ; notre chair est ou écorchée par quelque
chose de rude, ou percée par quelque chose d’aigu ;
une humeur âcre et maligne se jette sur quelque partie
nerveuse, la picote, la presse, la déchire ; par ces
divers mouvemens, les nerfs sont ébranlés dans toute
leur longueur et jusqu’au cerveau ;


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voilà ce qu’il y a du côté du corps : et il y a du
côté de l’ame le sentiment du chaud et du froid, et
celui de la douleur ou du plaisir.
Dans la douleur, nous poussons des cris violens,
notre visage se défigure, les larmes nous coulent des
yeux. Ni ces cris, ni ces larmes, ni ce changement
qui paroît sur notre visage, ne sont la douleur ;
elle est dans l’ame, à qui elle apporte un sentiment
fâcheux et contraire.
Dans la faim et dans la soif, nous remarquons du côté
du corps, ces eaux fortes qui picotent l’estomac, et
les vapeurs qui dessèchent le gosier ; et du côté de
l’ame, la douleur que nous cause cette mauvaise
disposition des parties, et le désir de la réparer
par le manger et le boire.
Dans l’imagination et dans la mémoire, nous avons
du côté du corps, les impressions du cerveau, les
marques qu’il en conserve, l’agitation des esprits
qui l’ébranlent en divers endroits ; et nous avons du
côté de l’ame, ces pensées vagues et confuses qui
s’effacent les unes les autres, et les actes de la
volonté qui recommande certaines choses à la mémoire,
et puis les lui redemande et les lui fait rendre à
propos.
Pour ce qui est des passions, quand vous concevez les
esprits émus, le coeur agité par un battement
redoublé, le sang échauffé, les muscles tendus, le
bras et tout le corps tournés à l’attaque, vous
n’avez pas encore compris la colère, parce que vous
n’avez dit que ce qui se trouve dans le corps ; et
il faut encore y considérer du côté de l’ame, le
désir de la vengeance. De même ni le sang retiré, ni
les extrémités froides, ni la pâleur sur le visage,
ni les jambes et les pieds tournés à une fuite
précipitée, ne sont ce qu’on appelle proprement la
crainte ; c’est ce qu’elle fait dans le corps ; dans
l’ame, c’est un sentiment par lequel elle s’efforce
d’éviter le péril connu, et il en est de même de
toutes les autres passions.
En méditant ces choses et se les rendant familières,
on se forme une habitude de distinguer les
sensations, les imaginations et les passions ou
appétits naturels, d’avec les dispositions et les
mouvemens corporels ; et cela fait, on n’a plus de
peine à


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en démêler les opérations intellectuelles, qui, loin
d’être assujetties au corps, président à ses
mouvemens, et ne communiquent avec lui que par la
liaison qu’elles ont avec le sens, auquel néanmoins
nous les avons vues si supérieures.
Xxii.
Comment on peut distinguer les opérations sensitives,
d’avec les mouvemens corporels qui en sont
inséparables.
Sur ce qui a été dit de la distinction qu’il faut
faire des mouvemens corporels d’avec les sensations
et les passions, on demandera peut-être comment on
peut distinguer des choses qui se suivent de si près,
et qui semblent inséparables : par exemple, comment
distinguer la colère d’avec l’agitation des esprits
et du sang ; comment distinguer le sentiment d’avec
le mouvement des nerfs, ou si on veut des esprits,
puisque ce mouvement étant posé, le sentiment suit
aussitôt, et que jamais on n’a le sentiment, que ce
mouvement ne précède.
On demandera encore comment le plaisir et la douleur
peuvent appartenir à l’ame, puisqu’on les sent dans le
corps. N’est-ce pas dans mon doigt coupé que je sens
la douleur de la blessure ? Et n’est-ce pas dans le
palais que je sens le plaisir du goût ? On en dira
autant de toutes les autres sensations.
à cela il est aisé de répondre que le mouvement dont
il s’agit qui n’est qu’un changement de place, et le
sentiment qui est la perception de quelque chose,
sont fort différens l’un de l’autre.
On distingue donc ces choses par leurs idées naturelles,
qui n’ont rien de commun ensemble, et ne peuvent être
confondues que par erreur.
La séparation des parties du bras ou de la main dans
une blessure, n’est pas d’une autre nature que celle
qui se feroit dans un corps inanimé. Cette séparation
ne peut donc pas être la douleur.
Il faut raisonner de même de tous les autres mouvemens
du corps. L’agitation du sang n’est pas d’une autre
nature que celle d’une autre liqueur ; l’ébranlement
du nerf n’est pas d’une autre nature que celui d’une
corde, ni le mouvement du cerveau que celui d’un
autre corps : et pour venir aux esprits, leur cours


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n’est pas aussi d’une nature différente de celui d’une
autre vapeur, puisque les esprits et les nerfs, et les
filets dont on dit que le cerveau est composé, pour
être plus déliés n’en sont pas moins corps, et que
leur mouvement si vite, si délicat et si subtil qu’on
se l’imagine, n’est après tout qu’un simple changement
de place ; ce qui est très-éloigné de sentir et de
désirer.
Et cela se reconnoîtra dans les sensations, en
reprenant la chose jusqu’au principe.
Nous y avons remarqué un mouvement enchaîné, qui se
commence à l’objet, se continue dans le milieu, se
communique à l’organe, aboutit enfin au cerveau et y
fait son impression.
Il est aisé de comprendre que, tel que le mouvement
se commence auprès de l’objet, tel il dure dans le
milieu et tel il se continue dans les organes du
corps extérieurs et intérieurs, la proportion
toujours gardée.
Je veux dire que selon les diverses dispositions du
milieu et de l’organe, ce mouvement pourra quelque
peu changer, comme il arrive dans les réfractions,
comme il arrive lorsque l’air par où doit se
communiquer le mouvement du corps résonnant est agité
par le vent : mais cette diversité se fait toujours
à proportion du coup qui vient de l’objet ; et c’est
selon cette proportion que les organes, tant extérieurs
qu’intérieurs, sont frappés.
Ainsi la disposition des organes corporels est au fond
de même nature que celle qui se trouve dans les objets
mêmes, au moment que nous en sommes touchés ; comme
l’impression se fait dans la cire, telle et de même
nature qu’elle a été faite dans le cachet.
En effet cette impression, qu’est-ce autre chose qu’un
mouvement dans la cire, par lequel elle est forcée de
s’accommoder au cachet qui se meut sur elle ? Et de
même l’impression dans nos organes, qu’est-ce autre
chose qu’un mouvement qui se fait en eux en suite du
mouvement qui se commence à l’objet ?
Je vois que ma main pressée par un corps pesant et
rude, cède et baisse en conformité du mouvement de ce
corps qui pèse sur elle, et le même mouvement se
continue sur toutes les parties qui sont disposées
à le recevoir. Il n’y a personne qui n’entende que si
l’agitation qui cause le bruit, est un certain
trémoussement


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du corps résonnant, par exemple d’une corde de luth,
une pareille trépidation se doit continuer dans
l’air : et quand ensuite le tympan viendra à être
ébranlé, et le nerf auditif avec lui, et le cerveau
même ensuite, cet ébranlement après tout ne sera pas
d’une autre nature qu’a été celui de la corde, et au
contraire ce n’en sera que la continuation.
Toutes ces impressions étant de même nature, ou plutôt
tout cela n’étant qu’une suite du même ébranlement
qui a commencé à l’objet, il n’est pas moins ridicule
de dire que l’agitation du tympan et l’ébranlement du
nerf ou de quelque autre partie, puisse être la
sensation que de dire que l’ébranlement de l’air ou
celui du corps résonnant la soit.
Il faut donc, pour bien raisonner, regarder toute cette
suite d’impressions corporelles, depuis l’objet
jusqu’au cerveau, comme chose qui tient à l’objet ; et
par la même raison qu’on distingue les sensations
d’avec l’objet, il faut les distinguer d’avec les
impressions et les mouvemens qui le suivent.
Ainsi la sensation est une chose qui s’élève après
tout cela, et dans un autre sujet, c’est-à-dire non
plus dans le corps, mais dans l’ame seule.
Il en faut dire autant, et de l’imagination, et des
désirs qui en naissent. En un mot, tant qu’on ne fera
que remuer des corps, c’est-à-dire des choses
étendues en longueur, largeur et profondeur, quelque
vites et quelque subtils qu’on fasse ces corps, et
dût-on les réduire à l’indivisible, si leur nature le
pouvoit permettre, jamais on ne fera une sensation
ni un désir.
Car enfin, qu’un corps soit plus vite, il arrivera
plus tôt ; qu’il soit plus mince, il pourra passer par
une plus petite ouverture : mais que cela fasse sentir
ou désirer, c’est ce qui n’a aucune suite et ne
s’entend pas.
De là vient que l’ame, qui connoît si bien et si
distinctement ses sensations, ses imaginations et ses
désirs, ne connoît la délicatesse et les mouvemens
ni du cerveau, ni des nerfs, ni des esprits, ni même
si ces choses sont dans la nature. Je sais bien que
je sens la douleur de la migraine ou de la colique, et
que je sens du plaisir en buvant et en mangeant, et je
connois très-distinctement


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ce plaisir et cette douleur : mais si j’ai une
membrane autour du cerveau, dont les nerfs soient
picotés par une humeur âcre ; si j’ai des nerfs à la
langue que le suc des viandes remue, c’est ce que je
ne sais pas. Je ne sais non plus si j’ai des esprits
qui errent dans le cerveau, et se jettent dans les
nerfs, tant pour les tenir tendus que pour se
répandre de là dans les muscles. Ce qui montre qu’il
n’y a rien de plus distingué que le sentiment et
toutes ces dispositions des organes corporels, puisque
l’un est si clairement aperçu, et que l’autre ne l’est
point du tout.
Ainsi il se trouvera que nous connoissons beaucoup
plus de choses de notre ame que de notre corps,
puisqu’il se fait dans notre corps tant de mouvemens
que nous ignorons, et que nous n’avons aucun
sentiment que notre esprit n’aperçoive.
Concluons donc que le mouvement des nerfs ne peut pas
être un sentiment ; que l’agitation du sang ne peut
pas être un désir ; que le froid qui est dans le sang,
quand les esprits dont il est plein se retirent vers le
coeur, ne peut pas être la haine ; et en un mot, qu’on
se trompe en confondant les dispositions et
altérations corporelles avec les sensations, les
imaginations et les passions.
Ces choses sont unies ; mais elles ne sont point les
mêmes, puisque leurs natures sont si différentes ; et
comme se mouvoir n’est pas sentir, sentir n’est pas
se mouvoir.
Ainsi quand on dit qu’une partie du corps est sensible,
ce n’est pas que le sentiment puisse être dans le
corps ; mais c’est que cette partie étant toute
nerveuse, elle ne peut être blessée sans un grand
ébranlement des nerfs ; ébranlement auquel la nature
a joint un vif sentiment de douleur.
Et si elle nous fait rapporter ce sentiment à la
partie offensée ; si, par exemple, quand nous avons la
main blessée, nous y ressentons de la douleur, c’est
un avertissement que la blessure qui cause de la
douleur est dans la main ; mais ce n’est pas une
preuve que le sentiment, qui ne peut convenir qu’à
l’ame, se puisse attribuer au corps.
En effet quand un homme qui a la jambe emportée, croit
y ressentir autant de douleur qu’auparavant, ce n’est
pas que la douleur soit reçue dans une jambe qui
n’est plus ; mais c’est que


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l’ame, qui la ressent seule, la rapporte au même
endroit qu’elle avoit accoutumé de la rapporter.
Ainsi de quelque manière qu’on tourne et qu’on remue
le corps, que ce soit vite ou lentement,
circulairement ou en ligne droite, en masse ou en
parcelles séparées, cela ne le fera jamais sentir :
encore moins imaginer : encore moins raisonner, et
entendre la nature de chaque chose et la sienne
propre : encore moins délibérer et choisir, résister
à ses passions, se commander à soi-même, aimer enfin
quelque chose jusqu’à lui sacrifier sa propre vie.
Il y a donc dans le corps humain, une vertu
supérieure à toute la masse du corps, aux esprits qui
l’agitent, aux mouvemens et aux impressions qu’il en
reçoit : cette vertu est dans l’ame, ou plutôt elle
est l’ame même, qui, quoique d’une nature élevée
au-dessus du corps, lui est unie toutefois par la
puissance suprême qui a créé l’une et l’autre.

 

CHAPITRE 4 de Dieu créateur de l’ame et du corps, et auteur de leur union.


I. L’homme est un ouvrage d’un grand dessein et d’une sagesse profonde.


Dieu qui a créé l’ame et le corps et qui les a unis
l’un à l’autre d’une façon si intime, se fait
connoître lui-même dans ce bel ouvrage.
Quiconque connoîtra l’homme verra que c’est un ouvrage
de grand dessein, qui ne pouvoit être ni conçu ni
exécuté que par une sagesse profonde.
Tout ce qui montre de l’ordre, des proportions bien
prises et des moyens propres à faire de certains
effets, montre aussi une fin expresse : par
conséquent, un dessein formé, une intelligence réglée
et un art parfait.
C’est ce qui se remarque dans toute la nature. Nous
voyons tant de justesse dans ses mouvemens et tant
de convenance entre ses parties, que nous ne pouvons
nier qu’il n’y ait de l’art. Car


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s’il en faut pour remarquer ce concert et cette
justesse, à plus forte raison pour l’établir. C’est
pourquoi nous ne voyons rien dans l’univers que nous
ne soyons portés à demander pourquoi il se fait : tant
nous sentons naturellement que tout a sa convenance
et sa fin.
Aussi voyons-nous que les philosophes qui ont le mieux
observé la nature nous ont donné pour maxime, qu’elle
ne fait rien en vain, et qu’elle va toujours à ses
fins par les moyens les plus courts et les plus
faciles : et il y a tant d’art dans la nature, que
l’art même ne consiste qu’à la bien entendre et à
l’imiter. Et plus on entre dans ses secrets, plus on
la trouve pleine de proportions cachées qui font tout
aller par ordre, et sont la marque certaine d’un
ouvrage bien entendu et d’un artifice profond.
Ainsi sous le nom de nature, nous entendons une
sagesse profonde, qui développe avec ordre et selon
de justes règles, tous les mouvemens que nous voyons.
Mais de tous les ouvrages de la nature, celui où le
dessein est le plus suivi, c’est sans doute l’homme.
Et déjà il est d’un beau dessein d’avoir voulu faire
de toutes sortes d’êtres : des êtres qui n’eussent
que l’étendue avec tout ce qui lui appartient, figure,
mouvement, repos, tout ce qui dépend de la
proportion ou disproportion de ces choses : des êtres
qui n’eussent que l’intelligence et tout ce qui
convient à une si noble opération, sagesse, raison,
prévoyance, volonté, liberté, vertu : enfin des êtres
où tout fût uni, et où une ame intelligente se trouvât
jointe à un corps.
L’homme étant formé par un tel dessein, nous pouvons
définir l’ame raisonnable, substance intelligente née
pour vivre dans un corps et lui être intimement unie.
L’homme tout entier est compris dans cette définition,
qui commence par ce qu’il a de meilleur sans oublier ce
qu’il a de moindre, et fait voir l’union de l’un et
de l’autre.
à ce premier trait qui figure l’homme, tout le reste
est accommodé avec un ordre admirable.
Nous avons vu que pour l’union il falloit qu’il se
trouvât dans l’ame, outre les opérations
intellectuelles supérieures au corps,


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des opérations sensitives naturellement engagées dans
le corps, et assujetties à ses organes : aussi
voyons-nous dans l’ame ces opérations sensitives.
Mais les opérations intellectuelles n’étoient pas
moins nécessaires à l’ame, puisqu’elle devoit, comme
la plus noble partie du composé, gouverner le corps
et y présider : en effet, Dieu lui a donné ces
opérations intellectuelles, et leur a attribué le
commandement.
Il falloit qu’il y eût un certain concours entre
toutes les opérations de l’ame, et que la partie
raisonnable pût tirer quelque utilité de la partie
sensitive. La chose a été ainsi réglée. Nous avons
vu que l’ame avertie et excitée par les sensations,
apprend et remarque ce qui se passe autour d’elle,
pour ensuite pourvoir aux besoins du corps et faire
ses réflexions sur les merveilles de la nature.
Peut-être que la chose s’entendra mieux en la
reprenant d’un peu plus haut.
La nature intelligente aspire à être heureuse ; elle
a l’idée du bonheur, elle le cherche ; elle a l’idée
du malheur, elle l’évite ; c’est à cela qu’elle
rapporte tout ce qu’elle fait, et il semble que c’est
là son fond. Mais sur quoi doit être fondée la vie
heureuse, si ce n’est sur la connoissance de la
vérité ? Mais on n’est pas heureux simplement pour la
connoître : il faut l’aimer, il faut la vouloir : il
y a de la contradiction de dire qu’on soit heureux
sans aimer son bonheur et ce qui le fait. Il faut
donc, pour être heureux, et connoître le bien et
l’aimer ; et le bien de la nature intelligente, c’est
la vérité ; c’est là ce qui la nourrit et la vivifie.
Et si je concevois une nature purement intelligente,
il me semble que je n’y mettrois qu’entendre et aimer
la vérité, et que cela seul la rendroit heureuse. Mais
comme l’homme n’est pas une nature purement
intelligente, et qu’il est, ainsi qu’il a été dit,
une nature intelligente unie à un corps, il lui faut
autre chose : il lui faut les sens. Et cela se déduit
du même principe. Car puisqu’elle est unie à un corps,
le bon état de ce corps doit faire une partie de son
bonheur ; et pour achever l’union, il faut que la
partie intelligente pourvoie au corps qui lui est uni,
la principale à l’inférieure.


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Ainsi une des vérités que doit connoître l’ame unie
à un corps est ce qui regarde les besoins du corps et
les moyens d’y pourvoir. C’est à quoi servent les
sensations, comme nous venons de le dire, et comme
nous l’avons établi ailleurs. Et notre ame étant de
telle nature que ses idées intellectuelles sont
universelles, abstraites, séparées de toutes matières
particulières, elle avoit besoin d’être avertie par
quelque autre chose, de ce qui regarde ce corps
particulier à qui elle est unie, et les autres corps
qui peuvent ou le secourir ou lui nuire, et nous avons
vu que les sensations lui sont données pour cela. Par
la vue, par l’ouïe, par les autres sens, elle discerne
parmi les objets ce qui est propre ou contraire au
corps : le plaisir et la douleur la rendent attentive
à ses besoins, et ne l’invitent pas seulement, mais la
forcent à y pourvoir.
Voilà quelle devoit être l’ame, et de là il est aisé
de déterminer quel devoit être le corps.
Il falloit premièrement qu’il fût capable de servir
aux sensations, et par conséquent qu’il pût recevoir
des impressions de tous côtés, puisque c’étoit à ces
impressions que les sensations devoient être unies.
Mais si le corps n’étoit en état de prêter ses
mouvemens aux desseins de l’ame, en vain
apprendroit-elle par les sensations ce qui est à
rechercher et à fuir.
Il a donc fallu que ce corps si propre à recevoir les
impressions, le fût aussi à exercer mille mouvemens
divers.
Pour tout cela il falloit le composer d’une infinité
de parties délicates et de plus les unir ensemble,
en sorte qu’elles pussent agir en concours pour le
bien commun.
En un mot, il falloit à l’ame un corps organique ; et
Dieu lui en a fait un capable des mouvemens les plus
forts, aussi bien que des plus délicats et des plus
industrieux.
Ainsi tout l’homme est construit avec un dessein suivi
et avec un art admirable. Mais si la sagesse de son
auteur éclate dans le tout, elle ne paroît pas moins
dans chaque partie.


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Ii. Le corps humain est l’ouvrage d’un dessein profond et admirable.


Nous venons de voir que notre corps devoit être
composé de beaucoup d’organes capables de recevoir
les impressions des objets, et d’exercer des mouvemens
proportionnés à ces impressions.
Ce dessein est parfaitement exécuté, tout est ménagé
dans le corps humain avec un artifice merveilleux. Le
corps reçoit de tous côtés les impressions des objets
sans être blessé ; on lui a donné des organes pour
éviter ce qui l’offense ou le détruit ; et les corps
environnans, qui font sur lui ce mauvais effet, font
encore celui de lui causer de l’éloignement. La
délicatesse des parties, quoiqu’elle aille à une
finesse inconcevable, s’accorde avec la force et avec
la solidité. Le jeu des ressorts n’est pas moins aisé
que ferme ; à peine sentons-nous battre notre coeur,
nous qui sentons les moindres mouvemens du dehors, si
peu qu’ils viennent à nous ; les artères vont, le
sang circule, les esprits coulent, toutes les parties
s’incorporent leur nourriture sans troubler notre
sommeil, sans distraire nos pensées, sans exciter
tant soit peu notre sentiment : tant Dieu a mis de
règle et de proportion, de délicatesse et de douceur,
dans de si grands mouvemens.
Ainsi nous pouvons dire avec assurance que, de toutes
les proportions qui se trouvent dans les corps, celles
du corps organique sont les plus parfaites et les
plus palpables.
Tant de parties si bien arrangées, et si propres aux
usages pour lesquels elles sont faites ; la
disposition des valvules ; le battement du coeur et
des artères ; la délicatesse des parties du cerveau
et la variété de ses mouvemens, d’où dépendent tous
les autres ; la distribution du sang et des esprits ;
les effets différens de la respiration, qui ont un si
grand usage dans le corps : tout cela est d’une
économie, et s’il est permis d’user de ce mot, d’une
mécanique si admirable, qu’on ne la peut voir sans
ravissement, ni assez admirer la sagesse qui en a
établi les règles.
Il n’y a genre de machine qu’on ne trouve dans le
corps humain. Pour sucer quelque liqueur, les lèvres
servent de tuyau, et


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la langue sert de piston. Au poumon est attachée
l’âpre-artère comme une espèce de flûte douce d’une
fabrique particulière, qui s’ouvrant plus ou moins,
modifie l’air et diversifie les tons. La langue est
un archet, qui battant sur les dents et sur le palais,
en tire des sons exquis. L’oeil a ses humeurs et son
cristallin, où les réfractions se ménagent avec plus
d’art que dans les verres les mieux taillés. Il a
aussi sa prunelle, qui s’allonge et se resserre
pour rapprocher les objets, comme les lunettes de
longue vue. L’oreille a son tambour, où une peau aussi
délicate que bien tendue résonne au mouvement d’un
petit marteau que le moindre bruit agite ; elle a
dans un os fort dur des cavités pratiquées pour faire
retentir la voix, de la même sorte qu’elle retentit
parmi les rochers et dans les échos. Les vaisseaux
ont leurs soupapes ou valvules tournées en tous sens ;
les os et les muscles ont leurs poulies et leurs
leviers : les proportions qui font et les équilibres
et la multiplication des forces mouvantes y sont
observées dans une justesse où rien ne manque. Toutes
les machines sont si simples, le jeu en est si aisé,
et la structure si délicate, que toute autre machine
est grossière à comparaison.
à rechercher de près les parties, on y voit de toute
sorte de tissus ; rien n’est mieux filé, rien n’est
mieux passé, rien n’est serré plus exactement.
Nul ciseau, nul tour, nul pinceau ne peut approcher
de la tendresse avec laquelle la nature tourne et
arrondit ses sujets.
Tout ce que peut faire la séparation et le mélange
des liqueurs, leur précipitation, leur digestion,
leur fermentation et le reste, est pratiqué si
habilement dans le corps humain, qu’auprès de ces
opérations la chimie la plus fine n’est qu’une
ignorance.
On voit à quel dessein chaque chose a été faite :
pourquoi le coeur, pourquoi le cerveau, pourquoi le
sang, pourquoi la bile, pourquoi les autres humeurs.
Qui voudra dire que le sang n’est pas fait pour
nourrir l’animal ; que l’estomac et les eaux qu’il
jette par ses glandes, ne sont pas faites pour
préparer par la digestion la formation du sang ; que
les artères et les veines ne sont pas faites de la
manière qu’il faut pour le contenir, pour le porter
partout, pour le faire circuler continuellement ; que
le coeur n’est pas fait


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pour donner le branle à cette circulation : qui
voudra dire que la langue et les lèvres, avec leur
prodigieuse mobilité, ne sont pas faites pour former
la voix en mille sortes d’articulations ; ou que la
bouche n’a pas été mise à la place la plus convenable,
pour transmettre la nourriture à l’estomac ; que les
dents n’y sont pas placées pour rompre cette
nourriture, et la rendre capable d’entrer ; que les
eaux qui coulent dessus ne sont pas propres à la
ramollir, et ne viennent pas pour cela à point
nommé ; ou que ce n’est pas pour ménager les organes
et la place, que la bouche est pratiquée de manière
que tout y sert également à la nourriture et à la
parole : qui voudra dire ces choses, fera mieux de dire
encore qu’un bâtiment n’est pas fait pour loger, et
que ses appartemens ou engagés ou dégagés, ne sont
pas construits pour la commodité de la vie et pour
faciliter les ministères nécessaires : en un mot, il
sera un insensé qui ne mérite pas qu’on lui parle.
Si ce n’est peut-être qu’il faille dire que le corps
humain n’a point d’architecte, parce qu’on n’en voit
pas l’architecte avec les yeux ; et qu’il ne suffit
pas de trouver tant de raison et tant de dessein dans
sa disposition, pour entendre qu’il n’est pas fait sans
raison et sans dessein.
Plusieurs choses font remarquer combien est grand et
profond l’artifice dont il est construit.
Les savans et les ignorans, s’ils ne sont tout à
fait stupides, sont également saisis d’admiration en
le voyant. Tout homme qui le considère par lui-même
trouve foible tout ce qu’il en a ouï dire, et un seul
regard lui en dit plus que tous les discours et tous
les livres.
Depuis tant de temps qu’on regarde et qu’on étudie
si curieusement le corps humain, quoiqu’on sente que
tout y a sa raison, on n’a pu encore parvenir à en
pénétrer le fond ; plus on considère, plus on trouve
de choses nouvelles, plus belles que les premières
qu’on avoit tant admirées : et quoiqu’on trouve
très-grand ce qu’on a déjà découvert, on voit que ce
n’est rien à comparaison de ce qui reste à chercher.
Par exemple, qu’on voie les muscles si forts et si
tendres ; si unis pour agir en concours, si dégagés
pour ne se point mutuellement


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embarrasser ; avec des filets si artistement tissus
et si bien tors, comme il faut pour faire leur jeu ;
au reste si bien tendus, si bien soutenus, si
promptement placés, si bien insérés où il faut,
assurément on est ravi, et on ne peut quitter un si
beau spectacle ; et malgré qu’on en ait, un si grand
art parle de son artisan ; et cependant tout cela est
mort, faute de voir par où les esprits s’insinuent,
comment ils tirent, comment ils relâchent, comment
le cerveau les forme, et comment il les envoie avec
leur adresse fixe : toutes choses qu’on voit bien qui
sont, mais dont le secret principe et le maniement
n’est pas connu.
Et parmi tant de spéculations faites par une curieuse
anatomie, s’il est arrivé quelquefois à ceux qui s’y
sont occupés, de désirer que pour plus de commodité
les choses fussent autrement qu’ils ne les voyoient,
ils ont trouvé qu’ils ne faisoient un si vain désir
que faute d’avoir tout vu ; et personne n’a encore
trouvé qu’un seul os dût être figuré autrement qu’il
n’est, ni être articulé autre part, ni être emboîté
plus commodément, ni être percé en d’autres endroits,
ni donner aux muscles dont il est l’appui une place
plus propre à s’y enclaver ; ni enfin qu’il y eût
aucune partie, dans tout le corps, à qui on pût
seulement désirer ou une autre température ou une
autre place.
Il ne reste donc à désirer dans une si belle machine,
sinon qu’elle aille toujours, sans être jamais
troublée et sans finir. Mais qui l’a bien entendue,
en voit assez pour juger que son auteur ne pouvoit
pas manquer de moyens pour la réparer toujours, et
enfin la rendre immortelle ; et que maître de lui
donner l’immortalité, il a voulu que nous connussions
qu’il la peut donner par grâce, l’ôter par châtiment
et la rendre par récompense. La religion, qui
vient là-dessus, nous apprend qu’en effet c’est ainsi
qu’il en a usé, et nous apprend tout ensemble à le
louer et à le craindre.
En attendant l’immortalité qu’il nous promet, jouissons
du beau spectacle des principes qui nous conservent si
longtemps ; et connoissons que tant de parties, où nous
ne voyons qu’une impétuosité aveugle, ne pourroient pas
concourir à cette fin, si elles n’étoient tout
ensemble et dirigées et formées par une cause
intelligente.


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Le secours mutuel que se prêtent ces parties les unes
aux autres : quand la main, par exemple, se présente
pour sauver la tête, qu’un côté sert de contre-poids
à l’autre que sa pente et sa pesanteur entraînent,
et que le corps se situe naturellement de la manière
la plus propre à se soutenir ; ces actions et les
autres de cette sorte, qui sont si propres et si
convenables à la conservation du corps, dès là
qu’elles se font sans que notre raison y ait part,
nous montrent qu’elles sont conduites et les parties
disposées par une raison supérieure.
La même chose paroît par cette augmentation de forces
qui nous arrive dans les grandes passions. Nous avons
vu ce que font et la colère et la crainte ; comme
elles nous changent ; comme l’une nous encourage et
nous arme, et comme l’autre fait de notre corps, pour
ainsi parler, un instrument propre à fuir. C’est sans
doute un grand secret de la nature (c’est-à-dire de
Dieu) d’avoir premièrement proportionné les forces du
corps à ses besoins ordinaires : mais d’avoir trouvé
le moyen de doubler les forces dans les besoins
extraordinairement pressans et de disposer tellement
le cerveau, le coeur et le sang, que les esprits, d’où
dépend toute l’action du corps, devinssent dans les
grands périls plus abondans ou plus vifs ; et en même
temps fussent portés, sans que nous le sussions, aux
parties où ils peuvent rendre la défense plus
vigoureuse, ou la fuite plus légère ; c’est l’effet
d’une sagesse infinie.
Et cette augmentation de forces proportionnées à nos
besoins, nous fait voir que les passions, dans leur
fond et dans la première institution de la nature,
étoient faites pour nous aider ; et que si maintenant
elles nous nuisent aussi souvent qu’elles font, il
faut qu’il soit arrivé depuis quelque désordre.
En effet l’opération des passions dans le corps des
animaux, loin de les embarrasser, les aide à ce que
leur état demande (j’excepte certains cas qui ont des
causes particulières) ; et le contraire n’arriveroit
pas à l’homme, s’il n’avoit mérité par quelque faute
qu’il se fît en lui quelque espèce de renversement.
Que si avec tant de moyens que Dieu nous a préparés
pour la conservation de notre corps, il faut que chaque
homme meure,


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l’univers n’y perd rien, puisque dans les mêmes
principes qui conservent l’homme durant tant d’années,
il se trouve encore de quoi en produire d’autres
jusqu’à l’infini. Ce qui le nourrit, le rend fécond,
et rend l’espèce immortelle. Un seul homme, un seul
animal, une seule plante suffit pour peupler toute
la terre : et le dessein de Dieu est si suivi,
qu’une infinité de générations ne sont que l’effet
d’un seul mouvement continué sur les mêmes règles,
et en conformité du premier branle que la nature a
reçu au commencement.
Quel architecte est celui qui faisant un bâtiment
caduc, y met un principe pour se relever dans ses
ruines ; et qui sait immortaliser par tels moyens son
ouvrage en général, ne pourra-t-il pas immortaliser
quelque ouvrage qu’il lui plaira en particulier ?
Si nous considérons une plante qui porte en elle-même
la graine d’où il se forme une autre plante, nous
serons forcés d’avouer qu’il y a dans cette graine
un principe secret d’ordre et d’arrangement,
puisqu’on voit les branches, les feuilles, les fleurs
et les fruits s’expliquer et se développer de là avec
une telle régularité ; et nous verrons en même temps
qu’il n’y a qu’une profonde sagesse qui ait pu
renfermer toute une grande plante dans une si petite
graine, et l’en faire sortir par des mouvemens si
réglés.
Mais la formation de nos corps est beaucoup plus
admirable, puisqu’il y a sans comparaison plus de
justesse, plus de variété et plus de rapports entre
toutes leurs parties.
Il n’y a rien certainement de plus merveilleux, que
de considérer tout un grand ouvrage dans ses premiers
principes, où il est comme ramassé et où il se trouve
tout entier en petit.
On admire avec raison la beauté et l’artifice d’un
moule où la matière étant jetée, il s’en forme un
visage fait au naturel, ou quelque autre figure
régulière. Mais tout cela est grossier à
comparaison des principes d’où viennent nos corps, par
lesquels une si belle structure se forme de si petits
commencemens, se conserve d’une manière si aisée et
si admirable, se répare dans sa chute et se perpétue
par un ordre si immuable.
Les plantes et les animaux en se perpétuant sans dessein
les


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uns les autres avec une exacte ressemblance, font voir
qu’ils ont été une fois formés avec dessein sur un
modèle immuable, sur une idée éternelle.
Ainsi nos corps dans leur formation et dans leur
conservation, portent la marque d’une invention, d’un
dessein, d’une industrie inexplicables : tout y a sa
raison, tout y a sa fin, tout y a sa proportion et
sa mesure, et par conséquent tout est fait par art.

Iii. Desseins merveilleux dans les sensations et dans les choses qui en dépendent.


Mais que serviroit à l’ame d’avoir un corps si sagement
construit, si elle, qui le doit conduire, n’étoit
avertie de ses besoins ? Aussi l’est-elle admirablement
par les sensations, qui lui servent à discerner les
objets qui peuvent détruire ou entretenir en bon état
le corps qui lui est uni.
Bien plus, il a fallu qu’elle fût obligée à en
prendre soin par quelque chose de fort ; c’est ce que
font le plaisir et la douleur, qui lui venant à
l’occasion des besoins du corps ou de ses bonnes
dispositions, l’engagent à pourvoir à ce qui le touche.
Au reste nous avons assez observé la juste proportion
qui se trouve entre l’ébranlement passager des nerfs
et les sensations ; entre les impressions permanentes
du cerveau, et les imaginations qui devoient durer et
se renouveler de temps en temps ; enfin entre ces
secrètes dispositions du corps qui l’ébranlent pour
s’approcher ou s’éloigner de certains objets, et les
désirs ou les aversions par lesquels l’ame s’y unit
et s’en éloigne par la pensée.
Par là s’entend admirablement bien l’ordre que
tiennent la sensation, l’imagination et la passion,
tant entre elles qu’à l’égard des mouvemens corporels
d’où elles dépendent ; et ce qui achève de faire voir
la beauté d’une proportion si juste, est que la même
suite qui se trouve entre trois dispositions du corps
se trouve aussi entre trois dispositions de l’ame ;
je veux dire que comme la disposition qu’a le corps
dans les passions à s’avancer ou se reculer, dépend
des impressions du cerveau, et les impressions du
cerveau de l’ébranlement des nerfs, ainsi le désir
et les aversions dépendent naturellement des
imaginations, comme celles-ci dépendent des
sensations.


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Iv. La raison nécessaire pour juger des sensations et régler les mouvemens extérieurs, devoit nous être donnée et ne l’a pas été sans un grand dessein.


Mais quoique l’ame soit avertie des besoins du corps
et de la diversité des objets par les sensations et
les passions, elle ne profiteroit pas de ces
avertissemens sans ce principe secret de raisonnement,
par lequel elle comprend les rapports des choses et
juge de ce qu’elles lui font expérimenter.
Ce même principe de raisonnement la fait sortir de
son corps pour se jeter par la pensée sur le reste de
la nature, et comprendre l’enchaînement des parties
qui composent un si grand tout.
à ces connoissances devoit être jointe une volonté
maîtresse d’elle-même, et capable d’user, selon la
raison, des organes, des sentimens, et des
connoissances mêmes.
Et c’étoit de cette volonté qu’il falloit faire
dépendre les membres du corps, afin que la partie
principale eût l’empire qui lui convenoit sur la
moindre.
Aussi voyons-nous qu’il est ainsi. Nos muscles
agissent, nos membres remuent, et notre corps est
transporté à l’instant que nous le voulons. Cet empire
est une image du pouvoir absolu de Dieu, qui remue
tout l’univers par sa volonté et y fait tout ce
qu’il lui plaît.
Et il a tellement voulu que tous ces mouvemens de
notre corps servissent à la volonté, que même les
involontaires, par où se fait la distribution des
esprits et des alimens, tendent naturellement à rendre
le corps plus souple, puisque jamais il n’obéit mieux
que lorsqu’il est sain, c’est-à-dire quand ses
mouvemens naturels et intérieurs vont selon leur règle.
Ainsi les mouvemens intérieurs qui sont naturels et
nécessaires, servent à faciliter les mouvemens
extérieurs qui sont volontaires.
Mais en même temps que Dieu a soumis à la volonté
les mouvemens extérieurs, il nous a laissé deux
marques sensibles que cet empire dépendoit d’une
autre puissance. La première est que le pouvoir de la
volonté a des bornes, et que l’effet en est empêché


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par la mauvaise disposition des membres, qui devroient
être soumis. La seconde, que nous remuons notre corps
sans savoir comment, sans connoître aucun des ressorts
qui servent à le remuer, et souvent même sans
discerner les mouvemens que nous faisons, comme il se
voit principalement dans la parole.
Il paroît donc que ce corps est un instrument fabriqué
et soumis à notre volonté par une puissance qui est
hors de nous ; et toutes les fois que nous nous en
servons, soit pour parler, ou pour respirer, ou pour
nous mouvoir en quelque façon que ce soit, nous
devrions toujours sentir Dieu présent.

V. L’intelligence a pour objet des vérités éternelles, qui ne sont autre chose que Dieu même, où elles sont toujours subsistantes et toujours parfaitement entendues.


Mais rien ne sert tant à l’ame pour s’élever à son
auteur que la connoissance qu’elle a d’elle-même et
de ses sublimes opérations, que nous avons appelées
intellectuelles.
Nous avons déjà remarqué que l’entendement a pour
objet des vérités éternelles.
Les règles des proportions, par lesquelles nous
mesurons toutes choses, sont éternelles et invariables.
Nous connoissons clairement que tout se fait dans
l’univers par la proportion du plus grand au plus
petit, et du plus fort au plus foible ; et nous en
savons assez pour connoître que ces proportions se
rapportent à des principes d’éternelle vérité.
Tout ce qui se démontre en mathématique et en quelque
autre science que ce soit, est éternel et immuable,
puisque l’effet de la démonstration est de faire voir
que la chose ne peut pas être autrement qu’elle est
démontrée.
Aussi pour entendre la nature et les propriétés des
choses que je connois, par exemple, ou d’un triangle,
ou d’un carré, ou d’un cercle, ou les proportions de
ces figures, et de toutes autres figures entre elles,
je n’ai pas besoin de savoir qu’il y en ait de telles
dans la nature, et je puis m’assurer de n’en avoir
jamais ni tracé ni vu de parfaites. Je n’ai pas
besoin non plus de songer


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qu’il y ait quelque mouvement dans le monde, pour
entendre la nature du mouvement même, ou celle des
lignes que chaque mouvement décrit, et les proportions
cachées avec lesquelles il se développe. Dès que
l’idée de ces choses s’est une fois réveillée dans
mon esprit, je connois que, soit qu’elles soient ou
qu’elles ne soient pas actuellement, c’est ainsi
qu’elles doivent être, et qu’il est impossible
qu’elles soient d’une autre nature ou se fassent
d’une autre façon.
Et pour venir à quelque chose qui nous touche de plus
près, j’entends par ces principes de vérité éternelle,
que quand aucun homme et moi-même ne serions pas, le
devoir essentiel de l’homme, dès là qu’il est capable
de raisonner, est de vivre selon la raison et de
chercher son auteur, de peur de lui manquer de
reconnoissance, si faute de le chercher il l’ignoroit.
Toutes ces vérités et toutes celles que j’en déduis
par un raisonnement certain, subsistent
indépendamment de tous les temps ; en quelque temps
que je mette un entendement humain, il les connoîtra :
mais en les connoissant, il les trouvera vérités, il ne
les fera pas telles : car ce ne sont pas nos
connoissances qui font leurs objets, elles les
supposent. Ainsi ces vérités subsistent devant tous
les siècles, et devant qu’il y ait eu un entendement
humain : et quand tout ce qui se fait par les règles
des proportions, c’est-à-dire tout ce que je vois dans
la nature, seroit détruit, excepté moi, ces règles
se conserveroient dans ma pensée ; et je verrois
clairement qu’elles seroient toujours bonnes et
toujours véritables, quand moi-même je serois détruit
avec le reste.
Si je cherche maintenant, où et en quel sujet elles
subsistent éternelles et immuables comme elles sont,
je suis obligé d’avouer un être où la vérité est
éternellement subsistante, et où elle est toujours
entendue : et cet être doit être la vérité même, et
doit être toute vérité : et c’est de lui que la vérité
dérive dans tout ce qui est et ce qui entend hors de lui.
C’est donc en lui, d’une certaine manière qui m’est
incompréhensible, c’est en lui, dis-je, que je vois
ces vérités éternelles ; et les voir, c’est me tourner
à celui qui est immuablement toute vérité et recevoir
ses lumières.


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Cet objet éternel, c’est Dieu éternellement
subsistant, éternellement véritable, éternellement
la vérité même.
Et en effet, parmi ces vérités éternelles que je
connois, une des plus certaines est celle-ci, qu’il y
a quelque chose au monde qui existe d’elle-même, par
conséquent qui est éternelle et immuable.
Qu’il y ait un seul moment où rien ne soit,
éternellement rien ne sera. Ainsi le néant sera à
jamais toute vérité, et rien ne sera vrai que le
néant : chose absurde et contradictoire.
Il y a donc nécessairement quelque chose qui est avant
tous les temps et de toute éternité, et c’est dans
cet éternel que ces vérités éternelles subsistent.
C’est là aussi que je les vois ; tous les autres
hommes les voient comme moi, ces vérités éternelles ;
et tous, nous les voyons toujours les mêmes, et nous
les voyons être devant nous : car nous avons commencé,
et nous le savons ; et nous savons que ces vérités
ont toujours été.
Ainsi nous les voyons dans une lumière supérieure à
nous-mêmes ; et c’est dans cette lumière supérieure
que nous voyons aussi si nous faisons bien ou mal,
c’est-à-dire si nous agissons ou non selon ces
principes constitutifs de notre être.
Là donc nous voyons avec toutes les autres vérités,
les règles invariables de nos moeurs ; et nous voyons
qu’il y a des choses d’un devoir indispensable, et
que dans celles qui sont naturellement indifférentes,
le vrai devoir est de s’accommoder au plus grand bien
de la société humaine.
Ainsi un homme de bien laisse régler l’ordre des
successions et de la police aux lois civiles, comme
il laisse régler le langage et la forme des habits à
la coutume ; mais il écoute en lui-même une loi
inviolable qui lui dit qu’il ne faut faire tort à
personne, et qu’il vaut mieux qu’on nous en fasse que
d’en faire à qui que ce soit.
En ces règles invariables, un sujet qui se sent partie
d’un état, voit qu’il doit obéissance au prince qui
est chargé de la conduite du tout ; autrement la paix
du monde seroit renversée : et un prince y voit aussi
qu’il gouverne mal, s’il regarde ses plaisirs et ses
passions plutôt que la raison et le bien des peuples
qui lui sont commis.


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L’homme qui voit ces vérités, par ces vérités se juge
lui-même, et se condamne quand il s’en écarte : ou
plutôt ce sont ces vérités qui le jugent, puisque ce
ne sont pas elles qui s’accommodent aux jugemens
humains, mais les jugemens humains, qui
s’accommodent à elles.
Et l’homme juge droitement, lorsque sentant ses
jugemens variables de leur nature, il leur donne pour
règle ces vérités éternelles.
Ces vérités éternelles, que tout entendement aperçoit
toujours les mêmes, par lesquelles tout entendement
est réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont
Dieu même.
Car toutes ces vérités ne sont au fond qu’une seule
vérité. En effet je m’aperçois en raisonnant, que ces
vérités sont suivies. La même vérité qui me fait voir
que les mouvemens ont certaines règles, me fait voir
que les actions de ma volonté doivent aussi avoir les
leurs. Et je vois ces deux vérités dans cette vérité
commune, qui me dit que tout a sa loi, que tout a son
ordre : ainsi la vérité est une de soi. Qui la
connoît en partie, en voit plusieurs ; qui les verroit
parfaitement, n’en verroit qu’une.
Et il faut nécessairement que la vérité soit quelque
part très-parfaitement entendue, et l’homme s’en est à
lui-même une preuve indubitable.
Car soit qu’il se considère lui-même, ou qu’il étende
sa vue sur tous les êtres qui l’environnent, il voit
tout soumis à des lois certaines et aux règles
immuables de la vérité. Il voit qu’il entend ces lois,
du moins en partie, lui qui n’a fait ni lui-même, ni
aucune autre partie de l’univers pour petite qu’elle
soit ; et il voit bien que rien n’auroit été fait, si
ces lois n’étoient ailleurs parfaitement entendues :
et il voit qu’il faut reconnoître une sagesse
éternelle, où toute loi, tout ordre, toute proportion
ait sa raison primitive.
Car il est absurde qu’il y ait tant de suite dans les
vérités, tant de proportion dans les choses, tant
d’économie dans leur assemblage, c’est-à-dire dans le
monde ; et que cette suite, cette proportion, cette
économie ne soit nulle part bien entendue : et
l’homme, qui n’a rien fait, la connoissant
véritablement, quoique


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non pas pleinement, doit juger qu’il y a quelqu’un
qui la connoît dans sa perfection, et que ce sera
celui-là même qui aura tout fait.

Vi. L’ame connoît par l’imperfection de son intelligence, qu’il y a ailleurs une intelligence parfaite.


Nous n’avons donc qu’à réfléchir sur nos propres
opérations, pour entendre que nous venons d’un plus
haut principe.
Car dès là que notre ame se sent capable d’entendre,
d’affirmer et de nier, et que d’ailleurs elle sent
qu’elle ignore beaucoup de choses, qu’elle se trompe
souvent, et que souvent aussi pour s’empêcher d’être
trompée, elle est forcée à suspendre son jugement et
à se tenir dans le doute : elle voit à la vérité
qu’elle a en elle un bon principe, mais elle voit
aussi qu’il est imparfait, et qu’il y a une sagesse
plus haute à qui elle doit son être.
En effet le parfait est plutôt que l’imparfait ; et
l’imparfait le suppose, comme le moins suppose le plus
dont il est la diminution, et comme le mal suppose le
bien dont il est la privation. Ainsi il est naturel
que l’imparfait suppose le parfait, dont il est pour
ainsi dire déchu ; et si une sagesse imparfaite telle
que la nôtre, qui peut douter, ignorer, se tromper,
ne laisse pas d’être, à plus forte raison devons-nous
croire que la sagesse parfaite est et subsiste, et que
la nôtre n’en est qu’une étincelle.
Car si nous étions tous seuls intelligens dans le
monde, nous seuls nous vaudrions mieux avec notre
intelligence imparfaite, que tout le reste qui seroit
tout à fait brute et stupide ; et on ne pourroit
comprendre d’où viendroit, dans ce tout qui n’entend
pas, cette partie qui entend, l’intelligence ne
pouvant pas naître d’une chose brute et insensée. Il
faudroit donc que notre ame avec son intelligence
imparfaite, ne laissât pas d’être par elle-même, par
conséquent d’être éternelle et indépendante de toute
autre chose : ce que nul homme, quelque fol qu’il soit,
n’osant penser de soi-même, il reste qu’il connoisse
au-dessus de lui une intelligence parfaite, dont toute
autre reçoive la faculté et la mesure d’entendre.
Nous connoissons donc par nous-mêmes et par notre
propre


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imperfection, qu’il y a une sagesse infinie qui ne se
trompe jamais, qui ne doute de rien, qui n’ignore
rien, parce qu’elle a une pleine compréhension de la
vérité, ou plutôt qu’elle est la vérité même.
Cette sagesse est elle-même sa règle, de sorte qu’elle
ne peut jamais faillir, et c’est à elle à régler
toutes choses.
Par la même raison, nous connoissons qu’il y a une
souveraine bonté qui ne peut jamais faire aucun mal ;
au lieu que notre volonté imparfaite, si elle peut
faire le bien, peut aussi s’en détourner.
De là nous devons conclure que la perfection de Dieu
est infinie ; car il a tout en lui-même. Sa puissance
l’est aussi, de sorte qu’il n’a qu’à vouloir pour
faire tout ce qu’il lui plaît.
C’est pourquoi il n’a eu besoin d’aucune matière
précédente pour créer le monde. Comme il en trouve le
plan et le dessein dans sa sagesse, et la source dans
sa bonté, il ne lui faut aussi pour l’exécution que
sa seule volonté toute-puissante.
Mais quoiqu’il fasse de si grandes choses, il n’en a
aucun besoin, et il est heureux en se possédant
lui-même.
L’idée même du bonheur nous mène à Dieu. Car si nous
avons l’idée du bonheur, puisque d’ailleurs nous n’en
pouvons voir la vérité en nous-mêmes, il faut qu’elle
nous vienne d’ailleurs : il faut, dis-je, qu’il y ait
ailleurs une nature vraiment bienheureuse : que si
elle est bienheureuse, elle n’a rien à désirer ; elle
est parfaite : et cette nature bienheureuse, parfaite,
pleine de tout bien, qu’est-ce autre chose que Dieu ?
Il n’y a rien de plus existant ni de plus vivant que
lui, parce qu’il est et qu’il vit éternellement. Il
ne peut pas qu’il ne soit, lui qui possède la
plénitude de l’être, ou plutôt qui est l’être même,
selon ce qu’il dit, parlant à Moïse : je suis celui
qui suis ; celui qui est m’envoie à vous .


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Vii. L’ame qui connoît Dieu et se sent capable de l’aimer, sent dès là qu’elle est faite pour lui et qu’elle tient tout de lui.


En la présence d’un être si grand et si parfait, l’ame
se trouve elle-même un pur néant, et ne voit rien en
elle qui mérite d’être estimé, si ce n’est qu’elle est
capable de connoître et d’aimer Dieu.
Elle sent par là qu’elle est née pour lui. Car si
l’intelligence est pour le vrai, et que l’amour soit
pour le bien, le premier vrai a droit d’occuper toute
notre intelligence, et le souverain bien a droit de
posséder tout notre amour.
Mais nul ne connoît Dieu que celui que Dieu éclaire,
et nul n’aime Dieu que celui à qui il inspire son
amour. Car c’est à lui de donner à sa créature tout le
bien qu’elle possède, et par conséquent le plus
excellent de tous les biens, qui est de le connoître
et de l’aimer.
Ainsi le même qui a donné l’être à la créature
raisonnable, lui a donné le bien-être. Il lui donne
la vie, il lui donne la bonne vie, il lui donne d’être
juste, il lui donne d’être sainte, il lui donne enfin
d’être bienheureuse.


Viii. L’ame connoît sa nature, en connoissant qu’elle est faite à l’image de Dieu.


Je commence ici à me connoître mieux que je n’avois
jamais fait, en me considérant par rapport à celui
dont je tiens l’être.
Moïse, qui m’a dit que j’étois fait à l’image et
ressemblance de Dieu, en ce seul mot m’a mieux
appris quelle est ma nature que ne peuvent faire tous
les livres et tous les discours des philosophes.
J’entends et Dieu entend ; Dieu entend qu’il est,
j’entends que Dieu est, et j’entends que je suis.
Voilà déjà un trait de cette divine ressemblance. Mais
il faut ici considérer ce que c’est qu’entendre à
Dieu, et ce que c’est qu’entendre à moi.
Dieu est la vérité même et l’intelligence même,
vérité infinie, intelligence infinie. Ainsi dans le
rapport mutuel qu’ont ensemble


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la vérité et l’intelligence, l’une et l’autre
trouvent en Dieu leur perfection ; puisque
l’intelligence qui est infinie comprend la vérité
toute entière, et que la vérité infinie trouve une
intelligence égale à elle.
Par là donc la vérité et l’intelligence ne font
qu’un ; et il se trouve une intelligence (c’est-à-dire
Dieu), qui étant aussi la vérité même, est elle-même
son unique objet.
Il n’en est pas ainsi des autres choses qui entendent.
Car quand j’entends cette vérité : Dieu est, cette
vérité n’est pas mon intelligence. Ainsi l’intelligence
et l’objet, en moi peuvent être deux : en Dieu, ce
n’est jamais qu’un. Car il n’entend que lui-même,
et il entend tout en lui-même, parce que tout ce qui
est et n’est pas lui, est en lui comme dans sa cause.
Mais c’est une cause intelligente qui fait tout par
raison et par art, qui par conséquent a en elle-même,
ou plutôt qui est elle-même l’idée et la raison
primitive de tout ce qui est.
Et les choses qui sont hors de lui n’ont leur être ni
leur vérité, que par rapport à cette idée éternelle et
primitive.
Car les ouvrages de l’art n’ont leur être et leur
vérité parfaite, que par le rapport qu’ils ont avec
l’idée de l’artisan.
L’architecte a dessiné dans son esprit un palais ou
un temple, avant que d’en avoir mis le plan sur le
papier : et cette idée intérieure de l’architecte
est le vrai plan et le vrai modèle de ce palais ou
de ce temple.
Ce palais ou ce temple seront le vrai palais ou le
vrai temple que l’architecte a voulu faire, quand ils
répondront parfaitement à cette idée intérieure qu’il
en a formée.
S’ils n’y répondent pas, l’architecte dira : ce n’est
pas là l’ouvrage que j’ai médité : si la chose est
parfaitement exécutée selon son projet, il dira :
voilà mon dessein au vrai, voilà le vrai temple que
je voulois construire.
Ainsi tout est vrai dans les créatures de Dieu, parce
que tout répond à l’idée de cet architecte éternel,
qui fait tout ce qu’il veut et comme il veut.
C’est pourquoi Moïse l’introduit dans le monde qu’il
venoit de faire, et il dit qu’après avoir vu son
ouvrage, il le trouva bon :


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c’est-à-dire qu’il le trouva conforme à son dessein ;
et il le vit bon, vrai et parfait, où il avoit vu
qu’il le falloit faire tel, c’est-à-dire dans son
idée éternelle.
Mais ce Dieu, qui avoit fait un ouvrage si bien
entendu et si capable de satisfaire tout ce qui
entend, a voulu qu’il y eût parmi ses ouvrages quelque
chose qui entendît et son ouvrage et lui-même.
Il a donc fait des natures intelligentes, et je me
trouve être de ce nombre. Car j’entends et que je suis,
et que Dieu est, et que beaucoup d’autres choses sont,
et que moi et les autres choses ne serions pas, si
Dieu n’avoit voulu que nous fussions.
Dès là que j’entends les choses comme elles sont, ma
pensée leur devient conforme ; car je les pense telles
qu’elles sont : et elles se trouvent conformes à ma
pensée, car elles sont comme je les pense.
Voilà donc quelle est ma nature : pouvoir être
conforme à tout, c’est-à-dire pouvoir recevoir
l’impression de la vérité ; en un mot, pouvoir
l’entendre.
J’ai trouvé cela en Dieu ; car il entend tout, il
sait tout : les choses sont comme il les voit : mais ce
n’est pas comme moi, qui, pour bien penser, dois rendre
ma pensée conforme aux choses qui sont hors de moi :
Dieu ne rend pas sa pensée conforme aux choses qui
sont hors de lui ; au contraire, il rend les choses
qui sont hors de lui, conformes à sa pensée éternelle.
Enfin il est la règle, il ne reçoit pas de dehors
l’impression de la vérité ; il est la vérité même :
il est la vérité qui s’entend parfaitement elle-même.
En cela donc je me reconnois fait à son image : non son
image parfaite, car je serois comme lui la vérité
même ; mais fait à son image, capable de recevoir
l’impression de la vérité.

Ix. L’ame qui entend la vérité reçoit en elle-même une impression divine qui la rend conforme à Dieu.


Et quand je reçois actuellement cette impression,
quand j’entends actuellement la vérité que j’étois
capable d’entendre, que


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m’arrive-t-il, sinon d’être actuellement éclairé de
Dieu et rendu conforme à lui ?
D’où me pourroit venir l’impression de la vérité ? Me
vient-elle des choses mêmes ? Est-ce le soleil qui
s’imprime en moi, pour me faire connoître ce qu’il est,
lui que je vois si petit malgré sa grandeur immense ?
Que fait-il en moi, ce soleil si grand et si vaste,
par le prodigieux épanchement de ses rayons ? Que
fait-il, que d’exciter dans mes nerfs quelque léger
tremblement, et d’imprimer quelque petite marque dans
mon cerveau ? N’ai-je pas vu que la sensation qui
s’élève ensuite, ne me représente rien de ce qui se
fait ni dans le soleil, ni dans mes organes : et que
si j’entends que le soleil est si grand, que ses
rayons sont si vifs, et traversent en moins d’un clin
d’oeil un espace immense, je vois ces vérités dans une
lumière intérieure, c’est-à-dire dans ma raison, par
laquelle je juge et des sens, et de leurs organes, et
de leurs objets.
Et d’où vient à mon esprit cette impression si pure de
la vérité ? D’où lui viennent ces règles immuables qui
dirigent le raisonnement, qui forment les moeurs, par
lesquelles il découvre les proportions secrètes des
figures et des mouvemens ? D’où lui viennent, en un
mot, ces vérités éternelles que j’ai tant considérées ?
Sont-ce les triangles, et les carrés, et les cercles
que je trace grossièrement sur le papier, qui
impriment dans mon esprit leurs proportions et leurs
rapports ? Ou bien y en a-t-il d’autres, dont la
parfaite justesse fasse cet effet ? Où les ai-je vus
ces cercles et ces triangles si justes, moi qui ne
puis m’assurer d’avoir jamais vu aucune figure
parfaitement régulière, et qui entends néanmoins si
parfaitement cette régularité ? Y a-t-il quelque part,
ou dans le monde ou hors du monde, des triangles ou
des cercles subsistant dans cette parfaite régularité,
d’où elle se soit imprimée dans mon esprit ? Et ces
règles du raisonnement et des moeurs subsistent-elles
aussi en quelque part, d’où elles me communiquent leur
vérité immuable ? Ou bien n’est-ce pas plutôt que
celui qui a répandu partout la mesure, la proportion,
la vérité même, en imprime en mon esprit l’idée
certaine ?
Mais qu’est-ce que cette idée ? Est-ce lui-même qui
me montre


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en sa vérité tout ce qu’il lui plaît que j’entende,
ou quelque impression de lui-même, ou les deux
ensemble ?
Et que seroit-ce que cette impression ? Quoi, quelque
chose de semblable à la marque d’un cachet gravé sur
la cire ? Grossière imagination, qui feroit l’ame
corporelle, et la cire intelligente.
Il faut donc entendre que l’ame faite à l’image de
Dieu, capable d’entendre la vérité qui est Dieu
même, se tourne actuellement vers son original,
c’est-à-dire vers Dieu, où la vérité lui paroît
autant que Dieu la lui veut faire paroître.
Car il est maître de se montrer autant qu’il veut ;
et quand il se montre pleinement, l’homme est heureux.
C’est une chose étonnante, que l’homme entende tant de
vérités, sans entendre en même temps que toute vérité
vient de Dieu, qu’elle est en Dieu, qu’elle est
Dieu même ; mais c’est qu’il est enchanté par ses
sens et par ses passions trompeuses ; et il ressemble
à celui qui renfermé dans son cabinet, où il s’occupe de
ses affaires, se sert de la lumière sans se mettre en
peine d’où elle lui vient.
Enfin donc il est certain qu’en Dieu est la raison
primitive de tout ce qui est, et de tout ce qui
s’entend dans l’univers ; qu’il est la vérité
originale, et que tout est vrai par rapport à son
idée éternelle ; que cherchant la vérité, nous le
cherchons ; que la trouvant, nous le trouvons, et lui
devenons conformes.

X. L’image de Dieu s’achève en l’ame par une volonté droite.


Nous avons vu que l’ame qui cherche et qui trouve en
Dieu la vérité, se tourne vers lui pour la concevoir.
Qu’est-ce donc que se tourner vers Dieu ? Est-ce que
l’ame se remue comme un corps, et quitte une place
pour en prendre une autre ? Mais certes un tel
mouvement n’a rien de commun avec entendre. Ce n’est
pas être transporté d’un lieu à un autre, que de
commencer à entendre ce qu’on n’entendoit pas : on ne
s’approche pas, comme on fait d’un corps, de Dieu
qui est toujours et partout invisiblement présent.
L’ame l’a toujours en elle-même ; car c’est par lui


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qu’elle subsiste. Mais pour voir, ce n’est pas assez
d’avoir la lumière présente : il faut se tourner vers
elle ; il lui faut ouvrir les yeux : l’ame a aussi
sa manière de se tourner vers Dieu, qui est sa
lumière, parce qu’il est la vérité ; et se tourner à
cette lumière, c’est-à-dire à la vérité, c’est en un
mot vouloir l’entendre.
L’ame est droite par cette volonté, parce qu’elle
s’attache à la règle de toutes ses pensées, qui n’est
autre que la vérité.
Là s’achève aussi la conformité de l’ame avec Dieu.
Car l’ame qui veut entendre la vérité, aime dès là
cette vérité que Dieu aime éternellement, et l’effet
de cet amour de la vérité est de nous la faire
chercher avec une ardeur infatigable, de nous y
attacher immuablement quand elle nous est connue, et
de la faire régner sur tous nos désirs.
Mais l’amour de la vérité en suppose quelque
connoissance. Dieu donc, qui nous a faits à son
image, c’est-à-dire qui nous a faits pour entendre
et pour aimer la vérité à son exemple, commence
d’abord à nous en donner l’idée générale, par laquelle
il nous sollicite à en rechercher la pleine
possession, où nous avançons à mesure que l’amour de
la vérité s’épure et s’enflamme en nous.
Au reste la vérité et le bien ne sont que la même
chose. Car le souverain bien est la vérité entendue
et aimée parfaitement. Dieu donc, toujours entendu
et toujours aimé de lui-même, est sans doute le
souverain bien : dès là il est parfait, et se
possédant lui-même, il est heureux.
Il est donc heureux et parfait, parce qu’il entend et
aime sans fin le plus digne de tous les objets,
c’est-à-dire lui-même.
Il n’appartient qu’à celui qui seul est de soi d’être
lui-même sa félicité. L’homme, qui n’est rien de soi,
n’a rien de soi ; son bonheur et sa perfection est de
s’attacher à connoître et à aimer son auteur.
Malheur à la connoissance stérile qui ne se tourne
point à aimer, et se trahit elle-même !
C’est donc là mon exercice, c’est là ma vie, c’est là
ma perfection, et tout ensemble ma béatitude, de
connoître et d’aimer celui qui m’a fait.


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Par là je reconnois que tout néant que je suis de
moi-même devant Dieu, je suis fait toutefois à son
image, puisque je trouve ma perfection et mon bonheur
dans le même objet que lui, c’est-à-dire dans
lui-même, et dans de semblables opérations,
c’est-à-dire en connoissant et en aimant.


Xi. L’ame attentive à Dieu se connoît supérieure au corps, et apprend que c’est par punition qu’elle en est devenue captive.


C’est donc en vain que je tâche quelquefois de
m’imaginer comment est faite mon ame, et de me la
représenter sous quelque figure corporelle. Ce n’est
point au corps qu’elle ressemble, puisqu’elle peut
connoître et aimer Dieu, qui est un esprit si pur ;
et c’est à Dieu même qu’elle est semblable.
Quand je cherche en moi-même ce que je connois de
Dieu, ma raison me répond que c’est une pure
intelligence, qui n’est ni étendue par les lieux, ni
renfermée dans les temps ; alors s’il se présente à
mon esprit quelque idée ou quelque image de corps,
je la rejette et je m’élève au-dessus : par où je vois
de combien la meilleure partie de moi-même, qui est
faite pour connoître Dieu, est élevée par sa nature
au-dessus du corps.
C’est aussi par là que j’entends qu’étant unie à un
corps, elle devoit avoir le commandement, que Dieu
en effet lui a donné ; et j’ai remarqué en moi-même
une force supérieure au corps, par laquelle je puis
l’exposer à sa ruine certaine, malgré la douleur et la
violence que je souffre en l’y exposant.
Que si ce corps pèse si fort à mon esprit, si ses
besoins m’embarrassent et me gênent ; si les plaisirs
et les douleurs qui me viennent de son côté me
captivent et m’accablent ; si les sens, qui dépendent
tout à fait des organes corporels, prennent le dessus
sur la raison même avec tant de facilité ; enfin si je
suis captif de ce corps que je devois gouverner, ma
religion m’apprend, et ma raison me confirme, que cet
état malheureux ne peut être qu’une peine envoyée
à l’homme, pour la punition de quelque péché et de
quelque désobéissance.
Mais je nais dans ce malheur : c’est au moment de ma
naissance


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et dans tout le cours de mon enfance ignorante, que
les sens prennent cet empire, que la raison qui vient
et trop tardive et trop foible, trouve établi : tous
les hommes naissent comme moi dans cette servitude ;
et ce nous est à tous un sujet de croire, ce que
d’ailleurs la foi nous a enseigné, qu’il y a quelque
chose de dépravé dans la source commune de notre
naissance.
La nature même commence en nous ce sentiment. Je ne
sais quoi est imprimé dans le coeur de l’homme, pour
lui faire reconnoître une justice qui punit les pères
criminels sur leurs enfans, comme étant une portion
de leur être.
De là ces discours des poëtes, qui regardant Rome
désolée par tant de guerres civiles, ont dit qu’elle
payoit bien les parjures de Laomédon et des troyens,
dont les romains étoient descendus, et le parricide
commis par Romulus leur auteur, en la personne de
son frère.
Les poëtes, imitateurs de la nature et dont le propre
est de rechercher dans le fond du coeur humain les
sentimens qu’elle y imprime, ont aperçu que les hommes
recherchent naturellement les causes de leurs désastres
dans les crimes de leurs ancêtres, et par là ils ont
ressenti quelque chose de cette vengeance qui poursuit
le crime du premier homme sur ses descendans.
Nous voyons même des historiens païens, qui considérant
la mort d’Alexandre au milieu de ses victoires et
dans ses plus belles années, et ce qui est bien plus
étrange, les sanglantes divisions des macédoniens,
dont la fureur fit périr par des morts tragiques son
frère, ses soeurs et ses enfans, attribuent tous ces
malheurs à la vengeance divine, qui punissoit les
impiétés et les parjures de Philippe sur sa famille.
Ainsi nous portons au fond du coeur une impression de
cette justice qui punit les pères dans les enfans. En
effet Dieu, auteur de l’être, ayant voulu le donner
aux enfans dépendamment de leurs parens, les a mis par ce
moyen sous leur puissance, et a


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voulu qu’ils fussent et par leur naissance et par leur
éducation, le premier bien qui leur appartînt. Sur ce
fondement, il paroît que punir les pères dans leurs
enfans, c’est les punir dans leur bien le plus réel :
c’est les punir dans une partie d’eux-mêmes, que la
nature leur a rendue plus chère que leurs propres
membres, et même que leur propre vie : en sorte qu’il
n’est pas moins juste de punir un homme dans ses
enfans, que de le punir dans ses membres et dans sa
personne ; et il faut chercher le fondement de cette
justice dans la loi primitive de la nature, qui veut
que le fils tienne l’être de son père, et que le père
revive dans son fils comme dans un autre lui-même.
Les lois civiles ont imité cette loi primordiale,
puisque selon leurs dispositions celui qui perd la
liberté, ou le droit de citoyen, ou celui de la
noblesse, les perd pour toute sa race : tant les
hommes ont trouvé juste que ces droits se transmissent
avec le sang, et se perdissent de même.
Et cela, qu’est-ce autre chose qu’une suite de la loi
naturelle, qui fait regarder les familles comme un
même corps dont le père est le chef, qui peut être
justement puni aussi bien que récompensé dans ses
membres ?
Bien plus : parce que les hommes naturellement
sociables, composent des corps politiques, qu’on
appelle des nations et des royaumes, et se font des
chefs et des rois, tous les hommes unis en cette
sorte sont un même tout, et Dieu ne juge pas indigne
de sa justice de punir les rois sur leurs peuples, et
d’imputer à tout le corps le crime du chef.
Combien plus cette unité se trouvera-t-elle dans les
familles, où elle est fondée sur la nature, et qui
sont le fondement et la source de toute société.
Reconnoissons donc cette justice, qui venge les crimes
des pères sur leurs enfans ; et adorons ce Dieu
puissant et juste, qui, ayant gravé dans nos coeurs
naturellement quelque idée d’une vengeance si
terrible, nous en a développé le secret dans son
ecriture.
Que si par la secrète, mais puissante impression de
cette justice, un poëte tragique introduit Thésée,
qui troublé de l’attentat


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dont il croyoit son fils coupable, et ne sentant rien
en sa conscience qui méritât que les dieux permissent
que sa maison fût déshonorée par une telle infamie,
remonte jusqu’à ses ancêtres : " qui de mes pères,
dit-il, a commis un crime digne de m’attirer un si
grand opprobre ? " nous, qui sommes instruits de la
vérité, ne demandons plus, en considérant les malheurs
et la honte de notre naissance, qui de nos pères a
péché ; mais confessons que Dieu ayant fait naître
tous les hommes d’un seul, pour établir la société
humaine sur un fondement plus naturel, ce père de tous
les hommes, créé aussi heureux que juste, a manqué
volontairement à son auteur, qui ensuite a vengé tant
sur lui que sur ses enfans une rébellion si horrible,
afin que le genre humain reconnût ce qu’il doit à
Dieu, et ce que méritent ceux qui l’abandonnent.
Et ce n’est pas sans raison que Dieu a voulu imputer
aux hommes, non le crime de tous leurs pères,
quoiqu’il le pût ; mais le crime du seul premier père,
qui contenant en lui-même tout le genre humain, avoit
reçu la grace pour tous ses enfans, et devoit être
puni aussi bien que récompensé en eux tous.
Car s’il eût été fidèle à Dieu, il eût vu sa fidélité
honorée dans ses enfans, qui seroient nés aussi saints
et aussi heureux que lui.
Mais aussi, dès lors que ce premier homme, aussi
indignement que volontairement rebelle, a perdu la
grace de Dieu, il l’a perdue pour lui-même et pour
toute sa postérité, c’est-à-dire pour tout le genre
humain, qui avec ce premier homme d’où il est sorti,
n’est plus que comme un seul homme justement maudit
de Dieu, et chargé de toute la haine que mérite le
crime de son premier père.
Ainsi les malheurs qui nous accablent, et tant
d’indignes foiblesses que nous ressentons en
nous-mêmes, ne sont pas de la première institution de
notre nature, puisque en effet nous voyons dans les
livres saints, que Dieu qui nous avoit donné une
ame immortelle, lui avoit aussi uni un corps immortel,
si bien assorti avec elle qu’elle n’étoit ni
inquiétée par aucun besoin, ni tourmentée par aucune
douleur, ni tyrannisée par aucune passion.


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Mais il étoit juste que l’homme, qui n’avoit pas voulu
se soumettre à son auteur, ne fût plus maître de
soi-même ; et que ses passions, révoltées contre sa
raison, lui fissent sentir le tort qu’il avoit de
s’être révolté contre Dieu.
Ainsi tout ce qu’il y a en moi-même me sert à
connoître Dieu. Ce qui me reste de fort et de réglé
me fait connoître sa sagesse ; ce que j’ai de foible
et de déréglé me fait connoître sa justice. Si mes
bras et mes pieds obéissent à mon ame quand elle
commande, cela est réglé, et me montre que Dieu,
auteur d’un si bel ordre, est sage ; si je ne puis pas
gouverner comme je voudrois mon corps et les désirs
qui en suivent les dispositions, c’est en moi un
déréglement qui me montre que Dieu, qui l’a ainsi
permis pour me punir, est souverainement juste.

Xii. Conclusion de ce chapitre.


Que si mon ame connoît la grandeur de Dieu, la
connoissance de Dieu m’apprend aussi à juger de la
dignité de mon ame, que je ne vois élevée que par le
pouvoir qu’elle a de s’unir à son auteur avec le
secours de sa grace.
C’est donc cette partie spirituelle et divine,
capable de posséder Dieu, que je dois principalement
estimer et cultiver en moi-même. Je dois par un amour
sincère attacher immuablement mon esprit au père de
tous les esprits, c’est-à-dire à Dieu.
Je dois aussi aimer pour l’amour de lui, ceux à qui il
a donné une ame semblable à la mienne, et qu’il a faits
comme moi capables de le connoître et de l’aimer.
Car le lien de société le plus étroit qui puisse être
entre les hommes, c’est qu’ils peuvent tous en commun
posséder le même bien, qui est Dieu.
Je dois aussi considérer que les autres hommes ont
comme moi un corps infirme, sujet à mille besoins et
à mille travaux : ce qui m’oblige à compatir à leurs
misères.
Ainsi je me rends semblable à celui qui m’a fait à son
image, en imitant sa bonté ; à quoi les princes sont
d’autant plus obligés,


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que Dieu qui les a établis pour le représenter sur la
terre, leur demandera compte des hommes qu’il leur a
confiés.

 

CHAPITRE 5 de la différence entre l’homme et la bête.


I. Pourquoi les hommes veulent donner un raisonnement aux animaux, deux argumens en faveur de cette opinion.


Nous avons vu l’ame raisonnable dégradée par le péché,
et par là presque tout à fait assujettie aux
dispositions du corps. Nous l’avons vue attachée à la
vie sensuelle par où elle commence, et par là captive
du corps et des objets corporels d’où lui viennent les
voluptés et les douleurs. Elle croit n’avoir à
chercher ni à éviter que les corps : elle ne pense
pour ainsi dire que corps ; et se mêlant tout à fait
avec ce corps qu’elle anime, à la fin elle a peine à
s’en distinguer ; enfin, elle s’oublie et se méconnoît
elle-même.
Son ignorance est si grande, qu’elle a peine à
connoître combien elle est au-dessus des animaux. Elle
leur voit un corps semblable au sien, de mêmes organes
et de mêmes mouvemens ; elle les voit vivre et
mourir, être malades et se porter bien à peu près
comme font les hommes ; manger, boire, aller et venir
à propos, et selon que les besoins du corps le
demandent ; éviter les périls, chercher les commodités ;
attaquer et se défendre aussi industrieusement qu’on
le puisse imaginer ; ruser même, et ce qui est plus
fin encore, prévenir les finesses, comme il se voit
tous les jours à la chasse, où les animaux semblent
montrer une subtilité exquise.
D’ailleurs on les dresse, on les instruit : ils
s’instruisent les uns les autres : les oiseaux
apprennent à voler, en voyant voler leurs mères. Nous
apprenons aux perroquets à parler, et à la plupart des
animaux mille choses que la nature ne leur apprend pas.
Ils semblent même se parler les uns aux autres : les
poules, animal d’ailleurs simple et niais, semblent
appeler leurs petits


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égarés, et avertir leurs compagnes par un certain cri
du grain qu’elles ont trouvé. Un chien nous pousse
quand nous ne lui donnons rien, et on diroit qu’il
nous reproche notre oubli : on entend ces animaux
gratter à une porte qui leur est fermée : ils gémissent
ou crient d’une manière à nous faire connoître leurs
besoins, et il semble qu’on ne puisse leur refuser
quelque espèce de langage. Cette ressemblance des
actions des bêtes aux actions humaines trompe les
hommes ; ils veulent, à quelque prix que ce soit, que
les animaux raisonnent ; et tout ce qu’ils peuvent
accorder à la nature humaine, c’est d’avoir peut-être
un peu plus de raisonnement.
Encore y en a-t-il qui trouvent que ce que nous en
avons de plus ne sert qu’à nous inquiéter, et qu’à
nous rendre plus malicieux. Ils s’estimeroient plus
tranquilles et plus heureux, s’ils étoient comme les
bêtes.
C’est qu’en effet les hommes mettent ordinairement leur
félicité dans les choses qui flattent leurs sens : et
cela même les lie au corps, d’où dépendent les
sensations. Ils voudroient se persuader qu’ils ne
sont que corps ; et ils envient la condition des bêtes,
qui n’ont que leur corps à soigner. Enfin ils semblent
vouloir élever les animaux jusqu’à eux-mêmes, afin
d’avoir droit de s’abaisser jusqu’aux animaux et de
pouvoir vivre comme eux.
Ils trouvent des philosophes qui les flattent dans ces
pensées. Plutarque, qui paroît si grave en certains
endroits, a fait des traités entiers du raisonnement
des animaux, qu’il élève, ou peu s’en faut, au-dessus
des hommes. C’est un plaisir de voir Montaigne faire
raisonner son oie, qui se promenant dans sa
basse-cour, se dit à elle-même que tout est fait pour
elle, que c’est pour elle que le soleil se lève et se
couche, que la terre ne produit ses fruits que pour la
nourrir, que la maison n’est faite que pour la loger,
que l’homme même est fait pour prendre soin d’elle, et
que si enfin il égorge quelquefois des oies, aussi
fait-il bien son semblable.
Par ces beaux discours, il se rit des hommes qui
pensent que tout est fait pour leur service. Celse,
qui a tant écrit contre le


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christianisme, est plein de semblables raisonnemens.
Les grenouilles, dit-il, et les rats discourent dans
leurs marais et dans leurs trous, disant que Dieu a
tout fait pour eux, et qu’il est venu en personne
pour les secourir. Il veut dire que les hommes devant
Dieu ne sont que rats et vermisseaux, et que la
différence entre eux et les animaux est petite.
Ces raisonnemens plaisent par leur nouveauté ; on aime
à raffiner sur cette matière, et c’est un jeu à
l’homme de plaider contre lui-même la cause des bêtes.
Ce jeu seroit supportable, s’il n’y entroit pas trop
de sérieux ; mais, comme nous avons dit, l’homme
cherche dans ces jeux des excuses à ses désirs
sensuels, et ressemble à quelqu’un de grande naissance,
qui ayant le courage bas, ne voudroit point se
souvenir de sa dignité, de peur d’être obligé à vivre
dans les exercices qu’elle demande.
C’est ce qui fait dire à David : " l’homme étant en
honneur, ne l’a pas connu ; il s’est comparé
lui-même aux animaux insensés, et s’est fait
semblable à eux " .
Tous les raisonnemens qu’on fait ici en faveur des
animaux se réduisent à deux, dont le premier est :
les animaux font toutes choses convenablement, aussi
bien que l’homme ; donc ils raisonnent comme l’homme.
Le second est : les animaux sont semblables aux
hommes à l’extérieur, tant dans leurs organes que
dans la plupart de leurs actions ; donc ils agissent
par le même principe intérieur, et ils ont du
raisonnement.

Ii. Réponse au premier argument.


Le premier argument a un défaut manifeste. C’est autre
chose de faire tout convenablement, autre chose
de connoître la convenance. L’un convient
non-seulement aux animaux, mais à tout ce qui est dans
l’univers ; l’autre est le vrai effet du raisonnement
et de l’intelligence.
Dès là que tout le monde est fait par raison, tout
s’y doit faire


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convenablement. Car le propre d’une cause intelligente
est de mettre de la convenance et de l’ordre dans tous
ses ouvrages.
Au-dessus de notre foible raison restreinte à
certains objets, nous avons reconnu une raison
première et universelle, qui a tout conçu avant qu’il
fût, qui a tout tiré du néant, qui rappelle tout à
ses principes, qui forme tout sur la même idée, et
fait tout mouvoir en concours.
Cette raison est en Dieu, ou plutôt cette raison
c’est Dieu. Il n’est forcé en rien ; il est le maître
de sa matière, et la tourne comme il lui plaît : le
hasard n’a point de part à ses ouvrages : il n’est
dominé par aucune nécessité ; enfin sa raison seule
est sa loi. Ainsi tout ce qu’il fait est suivi, et la
raison y paroît partout.
Il y a une raison qui fait que le plus grand poids
emporte le moindre ; qu’une pierre enfonce dans l’eau
plutôt que du bois ; qu’un arbre croît en un lieu
plutôt qu’en un autre ; et que chaque arbre tire de
la terre, parmi une infinité de sucs, celui qui est
propre pour le nourrir : mais cette raison n’est pas
dans toutes ces choses ; elle est en celui qui les a
faites, et qui les a ordonnées.
Si les arbres poussent leurs racines autant qu’il est
convenable pour les soutenir ; s’ils étendent leurs
branches à proportion, et se couvrent d’une écorce si
propre à les défendre contre les injures de l’air ;
si la vigne, le lierre et les autres plantes qui sont
faites pour s’attacher aux grands arbres ou aux
rochers, en choisissent si bien les petits creux, et
s’entortillent si proprement aux endroits qui sont
capables de les appuyer ; si les feuilles et les
fruits de toutes les plantes se réduisent à des
figures si régulières, et s’ils prennent au juste
avec la figure le goût et les autres qualités qui
suivent de la nature de la plante, tout cela se fait
par raison, mais certes cette raison n’est pas dans
les arbres.
On a beau exalter l’adresse de l’hirondelle qui se
fait un nid si propre, ou des abeilles qui ajustent
avec tant de symétrie leurs petites niches : les
grains d’une grenade ne sont pas ajustés moins
proprement ; et toutefois on ne s’avise pas de dire
que les grenades ont de la raison.


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Tout se fait, dit-on, à propos dans les animaux. Mais
tout se fait peut-être encore plus à propos dans les
plantes. Leurs fleurs tendres et délicates, et durant
l’hiver enveloppées comme dans un petit coton, se
déploient dans la saison la plus bénigne ; les
feuilles les environnent comme pour les garder ; elles
se tournent en fruits dans leur saison, et ces fruits
servent d’enveloppes aux grains, d’où doivent sortir
de nouvelles plantes. Chaque arbre porte des semences
propres à engendrer son semblable ; en sorte que d’un
orme il vient toujours un orme, et d’un chêne toujours
un chêne. La nature agit en cela comme sûre de son
effet ; ces semences, tant qu’elles sont vertes et
crues, demeurent attachées à l’arbre pour prendre leur
maturité ; elles se détachent d’elles-mêmes quand elles
sont mûres ; elles tombent au pied de leurs arbres,
et les feuilles tombent dessus ; les pluies viennent,
les feuilles pourrissent et se mêlent avec la terre,
qui ramollie par les eaux, ouvre son sein aux
semences, que la chaleur du soleil jointe à
l’humidité fera germer en son temps. Certains arbres,
comme les ormeaux et une infinité d’autres, renferment
leurs semences dans des matières légères que le vent
emporte ; la race s’étend bien loin par ce moyen, et
peuple les montagnes voisines. Il ne faut donc plus
s’étonner si tout se fait à propos dans les animaux :
cela est commun à toute la nature ; il ne sert de
rien de prouver que leurs mouvemens ont de la suite,
de la convenance et de la raison ; mais s’ils
connoissent cette convenance et cette suite, si cette
raison est en eux ou dans celui qui les a faits,
c’est ce qu’il falloit examiner.
Ceux qui trouvent que les animaux ont de la raison,
parce qu’ils prennent pour se nourrir et se bien
porter les moyens convenables, devroient dire aussi
que c’est par raisonnement que se fait la digestion ;
qu’il y a un principe de discernement qui sépare les
excrémens d’avec la bonne nourriture, et qui fait que
l’estomac rejette souvent les viandes qui lui
répugnent, pendant qu’il retient les autres pour
les digérer.
En un mot, toute la nature est pleine de convenances
et disconvenances, de proportions et disproportions,
selon lesquelles les choses, ou s’ajustent ensemble,
ou se repoussent l’une l’autre ;


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ce qui montre à la vérité que tout est fait par
intelligence, mais non pas que tout soit intelligent.
Il n’y a aucun animal qui s’ajuste si proprement à
quoi que ce soit, que l’aimant s’ajuste lui-même aux
deux pôles. Il en suit l’un, il évite l’autre : une
aiguille aimantée fuit un côté de l’aimant et
s’attache à l’autre avec une plus apparente avidité,
que celle que les animaux témoignent pour leur
nourriture. Tout cela est fondé sans doute sur des
convenances et disconvenances cachées. Une secrète
raison dirige tous ces mouvemens ; mais cette raison
est en Dieu, ou plutôt cette raison c’est Dieu
même, qui parce qu’il est tout raison, ne peut rien
faire qui ne soit suivi.
C’est pourquoi quand les animaux montrent dans leurs
actions tant d’industrie, saint Thomas a raison de
les comparer à des horloges et aux autres machines
ingénieuses, où toutefois l’industrie réside, non dans
l’ouvrage, mais dans l’artisan.
Car enfin quelque industrie qui paroisse dans ce que
font les animaux, elle n’approche pas de celle qui
paroît dans leur formation, où toutefois il est certain
que nulle autre raison n’agit que celle de Dieu. Et
il est aisé de penser que ce même Dieu, qui a formé
les semences et qui y a mis ce secret principe
d’arrangement, d’où se développent par des mouvemens
si réglés les parties dont l’animal est composé, a mis
aussi dans ce tout si industrieusement formé le
principe qui le fait mouvoir convenablement à ses
besoins et à sa nature.

Iii. Second argument en faveur des animaux ; en quoi ils nous sont semblables, et si c’est dans le raisonnement.

On nous arrête pourtant ici, et voici ce qu’on nous
objecte. Nous voyons les animaux émus comme nous par
certains objets, où ils se portent, non moins que les
hommes, par les moyens les plus convenables. C’est
donc mal à propos que l’on compare leurs actions avec
celles des plantes et des autres corps, qui n’agissent
point comme touchés de certains objets, mais comme de


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simples causes naturelles dont l’effet ne dépend pas
de la connoissance.
Mais il faudroit considérer que les objets sont
eux-mêmes des causes naturelles, qui comme toutes
les autres, font leurs effets par les moyens les
plus convenables.
Car, qu’est-ce que les objets, si ce n’est les corps
qui nous environnent, à qui la nature a préparé dans
les animaux certains organes délicats, capables de
recevoir et de porter au dedans du cerveau les
moindres agitations du dehors ? Et nous avons vu que
l’air agité agit sur l’oreille, les vapeurs des corps
odoriférans sur les narines, les rayons du soleil sur
les yeux, et ainsi du reste, aussi naturellement que
le feu agit sur l’eau et par une impression aussi
réelle.
Et pour montrer combien il y a loin entre agir par
l’impression des objets et agir par raisonnement, il
ne faut que considérer ce qui se passe en nous-mêmes.
Cette considération nous fera remarquer dans les
objets premièrement, l’impression qu’ils font sur nos
organes corporels : secondement, les sensations qui
suivent immédiatement ces impressions : troisièmement,
le raisonnement que nous faisons sur les objets, et le
choix que nous faisons de l’un plutôt que de l’autre.
Les deux premières choses se font en nous avant que
nous ayons fait la troisième, c’est-à-dire de
raisonner. Notre chair a été percée, et nous avons
senti de la douleur avant que nous ayons réfléchi et
raisonné sur ce qui nous vient d’arriver. Il en est de
même de tous les autres objets. Mais quoique notre
raison ne se mêle pas dans ces deux choses,
c’est-à-dire dans l’altération corporelle de l’organe
et dans la sensation qui s’excite immédiatement après,
ces deux premières choses ne laissent pas de se faire
convenablement par la raison supérieure qui
gouverne tout.
Qu’ainsi ne soit, nous n’avons qu’à considérer ce que
la lumière fait dans notre oeil, ce que l’air agité
fait sur notre oreille, en un mot de quelle sorte le
mouvement se communique depuis le dehors jusqu’au
dedans ; nous verrons qu’il n’y a rien de plus
convenable ni de plus suivi.


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Nous avons même observé que les objets disposent le
corps de la manière qu’il faut pour le mettre en état
de les poursuivre ou de les fuir selon le besoin. De
là vient que nous devenons plus robustes dans la
colère, et plus vites dans la crainte ; chose qui
certainement a sa raison, mais une raison qui n’est
point en nous.
Et on ne peut assez admirer le secours que donne la
crainte à la foiblesse ; car outre qu’étant pressée
elle précipite la fuite, elle fait que l’animal se
cache et se tapit, qui est la chose la plus
convenable à la foiblesse attaquée.
Souvent même il lui est utile de tomber absolument en
défaillance, parce que la défaillance supprime la
voix et en quelque sorte l’haleine, et empêche tous
les mouvemens qui attiroient l’ennemi.
On dit ordinairement que certains animaux font les
morts pour empêcher qu’on ne les tue. C’est en effet
que la crainte les jette dans la défaillance. Cette
adresse qu’on leur attribue est la suite naturelle
d’une crainte extrême, mais une suite très-convenable
aux besoins et aux périls d’un animal foible.
La nature, qui a donné dans la crainte un secours si
proportionné aux animaux infirmes, a donné la colère
aux autres, et y a mis tout ce qu’il faut pour rendre
la défense ferme et l’attaque vigoureuse, sans qu’il
soit besoin pour cela de raisonner.
Nous l’éprouvons en nous-mêmes dans les premiers
mouvemens de la colère ; et lorsque sa violence nous
ôte toute réflexion, nous ne laissons pas toutefois
et de nous mieux situer, et souvent même dans
l’emportement de frapper plus juste que si nous y
avions bien pensé.
Et généralement, quand notre corps se situe de la
manière la plus convenable à se soutenir ; quand en
tombant nous éloignons naturellement la tête, et que
nous parons le coup avec la main ; quand sans y penser
nous nous ajustons avec les corps qui nous
environnent, de la manière la plus commode pour nous
empêcher d’en être blessés, tout cela se fait
convenablement, et ne se fait pas sans raison ; mais
nous avons vu que cette raison n’est pas la nôtre.


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C’est sans raisonner qu’un enfant qui tette ajuste ses
lèvres et sa langue de la manière la plus propre à
tirer le lait qui est dans la mamelle ; en quoi il y
a si peu de discernement, qu’il fera le même
mouvement sur le doigt qu’on lui mettra à la bouche,
par la seule conformité de la figure du doigt avec
celle de la mamelle : c’est sans raisonner que notre
prunelle s’élargit pour les objets éloignés, et se
resserre pour les autres : c’est sans raisonner que
nos lèvres et notre langue font les mouvemens divers
qui causent l’articulation, et nous n’en connoissons
aucun, à moins que d’y faire beaucoup de réflexion :
ceux enfin qui les ont connus n’ont pas besoin de se
servir de cette connoissance pour les produire : elle
les embarrasseroit : toutes ces choses et une infinité
d’autres se font si raisonnablement, que la raison en
excède notre pouvoir et en surpasse notre industrie.
Il est bon d’appuyer un peu sur la parole. Il est vrai
que c’est le raisonnement qui fait que nous voulons
parler et exprimer nos pensées. Mais les paroles qui
viennent ensuite ne dépendent plus du raisonnement ;
elles sont une suite naturelle de la disposition des
organes.
Bien plus, après avoir commencé les choses que nous
savons par coeur, nous voyons que notre langue les
achève toute seule longtemps après que la réflexion
que nous y faisions est éteinte tout à fait ; au
contraire la réflexion, quand elle revient, ne fait
que nous interrompre et nous ne récitons plus si
sûrement.
Combien de sortes de mouvemens doivent s’ajuster
ensemble pour opérer cet effet ? Ceux du cerveau, ceux
du poumon, ceux de la trachée-artère, ceux de la
langue, ceux des lèvres, ceux de la mâchoire, qui doit
tant de fois s’ouvrir et se fermer à propos. Nous
n’apportons point en naissant l’habileté que nous avons
à faire ces choses ; elle s’est faite dans notre
cerveau, et ensuite dans toutes les autres parties, par
l’impression profonde de certains objets dont nous
avons été souvent frappés ; et tout cela s’arrange en
nous avec une justesse inconcevable, sans que notre
raison y ait part.
Nous écrivons sans savoir comment, après avoir une fois
appris ; la science en est dans les doigts ; et les
lettres souvent


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regardées ont fait une telle impression sur le
cerveau, que la figure en passe sur le papier sans
qu’il soit besoin d’y avoir de l’attention.
Les choses prodigieuses que certains hommes font dans
le sommeil montrent ce que peut la disposition du
corps, indépendamment de nos réflexions et de nos
raisonnemens.
Si maintenant nous venons aux sensations que nous
trouvons jointes avec les impressions des objets sur
notre corps, nous avons vu combien tout cela est
convenable. Car il n’y a rien de mieux pensé que
d’avoir joint le plaisir aux objets qui sont
convenables à notre corps, et la douleur à ceux qui
lui sont contraires. Mais ce n’est pas notre raison
qui a si bien ajusté ces choses, c’est une raison
plus haute et plus profonde.
Cette raison souveraine a proportionné avec les objets
les impressions qui se font dans nos corps : cette
même raison a uni nos appétits naturels avec nos
besoins ; elle nous a forcés par le plaisir et par la
douleur, à désirer la nourriture sans laquelle nos
corps périroient : elle a mis dans les alimens qui
nous sont propres, une force pour nous attirer : le
bois n’excite pas notre appétit comme le pain :
d’autres objets nous causent des aversions souvent
invincibles : tout cela se fait en nous par des
proportions et disproportions cachées, et notre raison
n’a aucune part ni aux dispositions qui sont dans
l’objet, ni à celles qui naissent en nous à sa
présence.
Supposons donc que la nature veuille faire aux
animaux des choses utiles pour leur conservation.
Avant que d’être forcée à leur donner pour cela du
raisonnement, elle a pour ainsi parler deux choses
à tenter.
L’une, de proportionner les objets avec les organes,
et d’ajuster les mouvemens qui naissent des uns avec
ceux qui doivent suivre naturellement dans les autres :
un concert admirable résultera de cet assemblage,
et chaque animal se trouvera attaché à son objet,
aussi sûrement que l’aimant l’est à son pôle ; mais
alors ce qui semblera finesse et discernement dans
les animaux, au fond sera seulement un effet de la
sagesse et de l’art profond de celui qui aura
construit toute la machine.


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Et si l’on veut qu’il y ait quelque sensation jointe à
l’impression des objets, il n’y aura qu’à imaginer
que la nature aura attaché le plaisir et la douleur
aux choses convenables et contraires ; les appétits
suivront naturellement : et si les actions y sont
attachées, tout se fera convenablement dans les
animaux, sans que la nature soit obligée à leur donner
pour cela du raisonnement.
Et ces deux moyens, dont nous supposons que la nature
se peut servir, ne sont point choses inventées à
plaisir. Car nous les trouvons en nous-mêmes. Nous y
trouvons des mouvemens ajustés naturellement avec les
objets : nous y trouvons des plaisirs et des douleurs,
attachés naturellement aux objets convenables ou
contraires : notre raison n’a pas fait ces
proportions ; elle les a trouvées faites par une
raison plus haute : et nous ne nous tromperons pas
d’attribuer seulement aux animaux, ce que nous
trouvons dans cette partie de nous-mêmes qui est
animale.
Il n’y a donc rien de meilleur, pour bien juger des
animaux, que de s’étudier soi-même auparavant. Car
encore que nous ayons quelque chose au-dessus de
l’animal, nous sommes animaux, et nous avons
l’expérience tant de ce que fait en nous l’animal que
de ce qu’y fait le raisonnement et la réflexion. C’est
donc en nous étudiant nous-mêmes et en observant ce
que nous sentons, que nous devenons juges compétens
de ce qui est hors de nous, et dont nous n’avons pas
d’expérience. Et quand nous aurons trouvé dans les
animaux ce qui est en nous d’animal, ce ne sera pas
une conséquence que nous devions leur attribuer ce
qu’il y a en nous de supérieur.
Or l’animal touché de certains objets, fait en nous
naturellement et sans réflexion des choses
très-convenables. Nous devons donc être convaincus
par notre propre expérience, que ces actions
convenables ne sont pas une preuve de raisonnement.
Il faut pourtant lever ici une difficulté, qui vient
de ne pas penser à ce que fait en nous la raison.
On dit que cette partie qui agit en nous sans
raisonnement, commence seulement les choses, mais que
la raison les achève : par exemple, l’objet présent
excite en nous l’appétit, ou de manger,


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ou de la vengeance ; mais nous n’en venons à
l’exécution que par un raisonnement qui nous détermine ;
ce qui est si véritable, que nous pouvons même
résister à nos appétits naturels, et aux dispositions
les plus violentes de notre corps et de nos organes.
Il semble donc, dira-t-on, que la raison doit
intervenir dans les fonctions animales, sans quoi elles
n’auront jamais qu’un commencement imparfait.
Mais cette difficulté s’évanouit en un moment, si on
considère ce qui se fait en nous-mêmes dans les
premiers mouvemens qui précèdent la réflexion. Nous
avons vu comme alors la colère nous fait frapper
juste ; nous éprouvons tous les jours comme un coup
qui vient nous fait promptement détourner le corps,
avant que nous y ayons seulement pensé. Qui de nous
peut s’empêcher de fermer les yeux, ou de détourner
la tête, quand on feint seulement de nous y vouloir
frapper ? Alors si notre raison avoit quelque force,
elle nous rassureroit contre un ami qui se joue ;
mais bon gré mal gré, il faut fermer l’oeil ; il faut
détourner la tête, et la seule impression de l’objet
opère invinciblement en nous cette action. La même cause
dans les chutes, fait jeter promptement les mains devant
la tête ; plus un excellent joueur de luth laisse
agir sa main sans y faire de réflexion, plus il touche
juste ; et nous voyons tous les jours des expériences,
qui doivent nous avoir appris que les actions
animales, c’est-à-dire celles qui dépendent des objets,
s’achèvent par la seule force de l’objet, même plus
sûrement qu’elles ne feroient si la réflexion s’y
venoit mêler.
On dira qu’en toutes ces choses il y a un raisonnement
caché : sans doute ; mais c’est le raisonnement ou
plutôt l’intelligence de celui qui a tout fait, et
non pas la nôtre.
Et il a été de sa providence, de faire que la nature
s’aidât elle-même, sans attendre nos réflexions trop
lentes et trop douteuses, que le coup auroit prévenues.
Il faut donc penser que les actions qui dépendent des
objets et de la disposition des organes, s’achèveroient
en nous naturellement comme d’elles-mêmes, s’il
n’avoit plu à Dieu de nous donner quelque chose de
supérieur au corps, et qui devoit présider à ses
mouvemens.


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Il a fallu pour cela que cette partie raisonnable pût
contenir dans certaines bornes les mouvemens corporels,
et aussi les laisser aller quand il faudroit.
C’est ainsi que dans une colère violente, la raison
retient le corps tout disposé à frapper par le rapide
mouvement des esprits, et prêt à lâcher le coup.
ôtez le raisonnement, c’est-à-dire ôtez l’obstacle,
l’objet nous entraînera et nous déterminera à frapper.
Il en seroit de même de tous les autres mouvemens, si
la partie raisonnable ne se servoit pas du pouvoir
qu’elle a d’arrêter le corps.
Ainsi loin que la raison fasse l’action, il ne faut
que la retirer pour faire que l’objet l’emporte et
achève le mouvement.
Je ne nie pas que la raison ne fasse souvent mouvoir
le corps plus industrieusement qu’il ne feroit de
lui-même ; mais il y a aussi des mouvemens prompts,
qui pour cela n’en sont pas moins justes, et où la
réflexion deviendroit embarrassante.
Ce sont de tels mouvemens qu’il faut donner aux
animaux ; et ce qui fait qu’en beaucoup de choses ils
agissent plus sûrement et adressent plus juste que
nous, c’est qu’ils ne raisonnent pas : c’est-à-dire
qu’ils n’agissent pas par une raison particulière,
tardive et trompeuse, mais par la raison universelle,
dont le coup est sûr.
Ainsi pour montrer qu’ils raisonnent, il ne s’agit
pas de prouver qu’ils se meuvent convenablement par
rapport à certains objets, puisqu’on trouve cette
convenance dans les mouvemens les plus brutes : il
faut prouver qu’ils entendent cette convenance, et
qu’ils la choisissent.

Iv. Si les animaux apprennent.


Et comment, dira quelqu’un, le peut-on nier ? Ne
voyons-nous pas tous les jours qu’on leur fait
entendre raison ? Ils sont capables comme nous de
discipline : on les châtie ; on les récompense ; ils
s’en souviennent, et on les mène par là comme les
hommes. Témoin les chiens qu’on corrige en les
battant, et dont on anime


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le courage pour la chasse d’un animal en leur donnant
leur curée.
On ajoute qu’ils se font des signes les uns aux
autres, qu’ils en reçoivent de nous, qu’ils entendent
notre langage, et nous font entendre le leur. Témoin
les cris qu’on fait aux chevaux et aux chiens pour
les animer, les paroles qu’on leur dit et les noms
qu’on leur donne, auxquels ils répondent à leur
manière, aussi promptement que les hommes.
Pour entendre le fond de ces choses et n’être point
trompé par les apparences, il faut aller à des
distinctions qui, quoique claires et intelligibles,
ne sont pas ordinairement considérées.
Par exemple, pour ce qui regarde l’instruction et la
discipline qu’on attribue aux animaux, c’est autre
chose d’apprendre, autre chose d’être plié et forcé
à certains effets contre ses premières dispositions.
L’estomac, qui sans doute ne raisonne pas quand il
digère les viandes, s’accoutume à la fin à celles qui
auparavant lui répugnoient, et les digère comme les
autres. Tous les ressorts s’ajustent d’eux-mêmes, et
facilitent leur jeu par leur exercice ; au lieu qu’ils
semblent s’engourdir et devenir paresseux, quand on
cesse de s’en servir. L’eau se facilite son passage ;
et à force de couler, elle ajuste elle-même son lit de
la manière la plus convenable à sa nature.
Le bois se plie peu à peu, et semble s’accoutumer à la
situation qu’on lui veut donner ; le fer même
s’adoucit dans le feu et sous le marteau, et corrige
son aigreur naturelle. En général, tous les corps sont
capables de recevoir certaines impressions contraires
à celles que la nature leur avoit données.
Il est donc aisé d’entendre que le cerveau, dont la
nature a été si bien mêlée de mollesse et de
consistance, est capable de se plier en une infinité
de façons nouvelles ; d’où par la correspondance qu’il
a avec les nerfs et les muscles, il arrivera aussi
mille sortes de différens mouvemens.
Toutes les autres parties se forment de la même sorte
à certaines choses, et acquièrent la facilité
d’exercer les mouvemens qu’elles exercent souvent.


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Et comme tous les objets font une grande impression
sur le cerveau, il est aisé de comprendre qu’en
changeant les objets aux animaux, on changera
naturellement les impressions de leur cerveau ; et
qu’à force de leur présenter les mêmes objets, on en
rendra les impressions et plus fortes et plus durables.
Le cours des esprits suivra pour les causes que nous
avons vues en leur lieu. Et par la même raison que
l’eau facilite son cours en coulant, les esprits se
feront aussi à eux-mêmes des ouvertures plus commodes,
en sorte que ce qui étoit auparavant difficile
devient aisé dans la suite.
Nous ne devons avoir aucune peine d’entendre ceci dans
les animaux, puisque nous l’éprouvons en nous-mêmes.
C’est ainsi que se forment les habitudes ; et la
raison a si peu de part dans leur exercice, qu’on
distingue agir par raison, d’avec agir par habitude.
C’est ainsi que la main se rompt à écrire ou à jouer
d’un instrument, c’est-à-dire qu’elle corrige une
roideur qui tenoit les doigts comme engourdis.
Nous n’avions pas naturellement cette souplesse. Nous
n’avions pas naturellement dans notre cerveau les vers
que nous récitons sans y penser. Nous les y mettons peu
à peu à force de les répéter ; et nous sentons que
pour faire cette impression, il sert beaucoup de parler
haut, parce que l’oreille frappée porte au cerveau un
coup plus ferme.
Si pendant que nous dormons cette partie du cerveau,
où résident ces impressions, vient à être fortement
frappée par quelque épaisse vapeur ou par le cours
des esprits, il nous arrivera souvent de réciter ces
vers, dont nous nous serons entêtés.
Puisque les animaux ont un cerveau comme nous, un
sang comme le nôtre fécond en esprits, et des muscles
de même nature, il faut bien qu’ils soient capables
de ce côté-là des mêmes impressions.
Celles qu’ils apportent en naissant se pourront
fortifier par l’usage, et il en pourra naître d’autres
par le moyen des nouveaux objets.
De cette sorte on verra en eux une espèce de mémoire,
qui ne


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sera autre chose qu’une impression durable des objets,
et une disposition dans le cerveau, qui le rendra
capable d’être réveillé à la présence des choses dont
il a accoutumé d’être frappé.
Ainsi la curée donnée aux chiens fortifiera
naturellement la disposition qu’ils ont à la chasse ;
et par la même raison les coups qu’on leur donnera à
propos, à force de les retenir, les rendront immobiles
à certains objets, qui naturellement les auroient émus.
Car nous avons vu par l’anatomie que les coups vont au
cerveau, quelque part qu’ils donnent ; et quand on
frappe les animaux en certains temps et à la présence
de certains objets, on unit dans le cerveau
l’impression qu’y fait le coup avec celle qu’y fait
l’objet, et par là on en change la disposition.
Par exemple, si on bat un chien à la présence d’une
perdrix qu’il alloit manger, il se fait dans le cerveau
une autre impression que celle que la perdrix y avoit
faite naturellement. Car le cerveau est formé de sorte
que des corps qui agissent sur lui en concours, comme
la perdrix et le bâton, il ne s’en fait qu’un seul
objet total, qui a son caractère particulier ; par
conséquent son impression propre, d’où suivent des
actions convenables.
C’est ainsi que les coups retiennent et poussent les
animaux, sans qu’il soit besoin qu’ils raisonnent ;
et par la même raison ils s’accoutument à certaines
voix et à certains sons. Car la voix a sa manière de
frapper ; le coup donne à l’oreille, et le contre-coup
au cerveau.
Il n’y a personne qui puisse penser que cette manière
d’apprendre, ou d’être touché du langage, demande de
l’entendement : et on ne voit rien, dans les animaux,
qui oblige à y reconnoître quelque chose de plus
excellent.

V. Suite, où on montre encore plus en particulier ce que c’est que dresser les animaux et que leur parler.


Bien plus, si nous venons à considérer ce que c’est
qu’apprendre, nous découvrirons bientôt que les
animaux en sont incapables.
Apprendre suppose qu’on puisse savoir ; et savoir
suppose


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qu’on puisse avoir des idées universelles et des
principes universels, qui une fois pénétrés nous
fassent toujours tirer de semblables conséquences.
J’ai en mon esprit l’idée d’une horloge, ou de quelque
autre machine. Pour la faire, je ne me propose aucune
matière déterminée ; je la ferai également de bois ou
d’ivoire, de cuivre ou d’argent ; voilà ce qui
s’appelle une idée universelle, qui n’est astreinte à
aucune matière particulière.
J’ai mes règles pour faire mon horloge ; je la ferai
également bien sur quelque matière que ce soit :
aujourd’hui, demain, dans dix ans, je la ferai toujours
de même. C’est là avoir un principe universel, que je
puis également appliquer à tous les faits particuliers,
parce que je sais tirer de ce principe des conséquences
toujours uniformes.
Loin d’avoir besoin pour mes desseins d’une matière
particulière et determinée, j’imagine souvent une
machine que je ne puis exécuter, faute d’avoir une
matière assez propre : et je vais tâtant toute la
nature et remuant toutes les inventions de l’art,
pour voir si je trouverai la matière que je cherche.
Voyons si les animaux ont quelque chose de semblable,
et si la conformité qui se trouve dans leurs actions,
leur vient de regarder intérieurement un seul et
même modèle.
Le contraire paroît manifestement. Car faire la même
chose, parce qu’on reçoit toujours et à chaque fois la
même impression, ce n’est pas ce que nous cherchons.
Je regarde cent fois le même objet, et toujours il
fait dans ma vue un effet semblable : cette
perpétuelle uniformité ne vient nullement d’une idée
intérieure à laquelle je m’étudie de me conformer
c’est que je suis toujours frappé du même objet
matériel ; c’est que mon organe est toujours également
ému, et que la nature a uni la même sensation à cette
émotion, sans que je puisse en empêcher l’effet.
Il en est de même des choses convenables ou
contraires à la vie : elles ont toutes leur caractère
particulier, qui fait son impression sur mon corps :
à cela sont attachés naturellement la volupté et la
douleur, l’appétit et la répugnance.


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Or il me semble que tout le mieux qu’on puisse faire
pour les animaux, c’est de leur accorder des
sensations ; du moins est-il assuré qu’on ne leur met
rien dans la tête, que par des impressions palpables.
Un homme peut être touché des idées immatérielles, de
celles de la vérité, de celles de la vertu, de celles
de l’ordre et des proportions, et des règles immuables
qui les entretiennent ; choses manifestement
incorporelles : au contraire qui dresse un chien lui
présente du pain à manger, prend un bâton à la main,
lui enfonce pour ainsi parler les objets matériels sur
tous ses organes, et le dresse à coups de bâton, comme
on forge le fer à coups de marteau.
Qui veut entendre ce que c’est véritablement
qu’apprendre, et la différence qu’il y a entre
enseigner un homme et dresser un animal, n’a qu’à
regarder de quel instrument on se sert pour l’un et
pour l’autre.
Pour l’homme, on emploie la parole, dont la force ne
dépend point de l’impression corporelle. Car ce n’est
point par cette impression qu’un homme en entend un
autre : s’il n’est averti, s’il n’est convenu, en un
mot s’il n’entend la langue, la parole ne lui fait
rien : et au contraire s’il entend dix langues, dix
sortes d’impressions sur les oreilles et sur son
cerveau n’exciteront en lui que la même idée ; et ce
qu’on lui explique par tant de langues, on le peut
encore expliquer en autant de sortes d’écritures. Et
on peut substituer à la parole et à l’écriture mille
autres sortes de signes. Car quelle chose, dans la
nature, ne peut pas servir de signal ? En un mot, tout
est bon pour avertir l’homme, pourvu qu’on s’entende
avec lui. Mais à l’animal, avec qui on ne s’entend
pas, rien ne sert que les impressions réelles et
corporelles ; il faut les coups et le bâton. Et si
on emploie la parole, c’est toujours la même qu’on
inculque aux oreilles de l’animal, comme son, et non
comme signe. Car on ne veut pas s’entendre avec lui,
mais le faire venir à son point.
Avec un homme à qui nous parlons ou que nous avons à
instruire, nous ne cessons pas jusqu’à ce que nous
sentions qu’il entre dans notre pensée. Il n’en est
pas ainsi des animaux : à proprement parler, nous nous
en servons comme d’instrumens ; des


p222


chiens, comme d’instrumens à chasser ; des chevaux,
comme d’instrumens à nous porter, à nous servir à la
guerre, et ainsi du reste. Comme en accordant un
instrument, nous tâtons la corde à diverses fois
jusqu’à ce que nous l’ayons mise à notre point :
ainsi nous tâtons un chien que nous dressons à la
chasse jusqu’à ce qu’il fasse ce que nous voulons,
sans songer à le faire entrer dans notre pensée, non
plus que la corde. Car nous ne lui sentons point de
pensées ni de réflexions qui répondent aux nôtres.
Que si les animaux sont incapables de rien apprendre
des hommes qui s’appliquent expressément à les
dresser, à plus forte raison ne faut-il pas croire
qu’ils apprennent les uns des autres.
Il est vrai qu’ils reçoivent les uns des autres de
nouvelles impressions et dispositions ; mais si cela
étoit apprendre, toute la nature apprendroit ; et rien
ne seroit plus docile que la cire, qui retient si
bien tous les traits du cachet qu’on appuie sur elle.
C’est ainsi qu’un oiseau reçoit dans le cerveau une
impression du vol de sa mère ; et cette impression se
trouvant semblable à celle qui est dans la mère, il
fait nécessairement la même chose.
Les hommes appellent cela apprendre, parce que
lorsqu’ils apprennent, il se fait quelque chose de
pareil en eux. Car ils ont un cerveau de même nature
que celui des animaux ; et ils font plus facilement
les mouvemens qui se font souvent en leur présence,
sans doute parce que leur cerveau imprimé du
caractère de ce mouvement, est disposé par là à en
produire un semblable. Mais cela n’est pas apprendre ;
c’est recevoir une impression, dont on ne sait ni les
raisons, ni les causes, ni les convenances.
C’est ce qui paroît clairement dans le chant, et même
dans la parole. Laissons-nous aller à nous-mêmes,
nous parlerons naturellement du même ton qu’on nous
parle. Un écho en fait bien autant. Qu’on mette deux
cordes de luth à l’unisson, l’une sonne quand on
touche l’autre. Il se fait quelque chose de semblable
en nous, quand nous chantons sur le même ton dont on
commence : un maître de musique nous le fait faire ;
mais ce n’est pas lui qui nous l’apprend : la nature
nous l’a appris avant lui, quand elle a mis une si
grande correspondance entre l’oreille qui reçoit les
sons, et la trachée-artère qui les forme. Ceux qui
savent l’anatomie


p223


connoissent les nerfs et les muscles qui font cette
correspondance, et elle ne dépend point du raisonnement.
C’est ce qui fait que les rossignols se répondent les
uns aux autres, que les sansonnets et les perroquets
répètent les paroles dont ils sont frappés. Ce sont
comme des échos, ou plutôt ce sont de ces cordes
montées sur le même ton, qui se répondent
nécessairement l’une à l’autre.
Nous ne sommes pas seulement disposés à chanter sur
le même ton que nous écoutons ; mais encore tout notre
corps s’ébranle en cadence, pour peu que nous ayons
l’oreille juste ; et cela dépend si peu de notre
choix, qu’il faudroit nous forcer pour faire
autrement : tant il y a de proportion entre les
mouvemens de l’oreille et ceux des autres parties.
Il est maintenant aisé de connoître la différence
qu’il y a entre imiter naturellement, et apprendre
par art. Quand nous chantons simplement après un
autre, nous l’imitons naturellement ; mais nous
apprenons à chanter, quand nous nous rendons attentifs
aux règles de l’art, aux mesures, aux temps, aux
différences des tons et à leurs accords, et aux
autres choses semblables.
Et pour recueillir en deux mots tout ce qui vient
d’être dit, il y a dans l’instruction quelque chose
qui ne dépend que de la conformation des organes,
et de cela les animaux en sont capables comme nous ;
et il y a ce qui dépend de la réflexion et de l’art,
dont nous ne voyons en eux aucune marque.
Par là demeure expliqué tout ce qui se dit de leur
langage. C’est autre chose d’être frappé du son ou de
la parole, en tant qu’elle agite l’air, et ensuite
les oreilles et le cerveau : autre chose de la
regarder comme un signe dont les hommes sont convenus,
et rappeler en son esprit les choses qu’elle signifie.
Ce dernier, c’est ce qui s’appelle entendre le
langage ; et il n’y en a dans les animaux aucun
vestige.
C’est aussi une fausse imagination qui nous persuade
qu’ils nous font des signes. C’est autre chose de
faire un signe pour se faire entendre, autre chose
d’être mu de telle manière qu’un autre puisse
entendre nos dispositions.
La fumée nous est un signe du feu, et nous fait
prévenir les


p224


embrasemens : les mouvemens d’une aiguille nous
marquent les heures, et règlent notre journée : le
rouge au visage et le feu aux yeux, sont un signe de
la colère comme l’éclair qui nous avertit d’éviter ce
foudre : les cris d’un enfant nous sont un signe
qu’il souffre, et par là il nous invite sans y penser
à le soulager : mais de dire que pour cela ou le feu,
ou une montre, ou un enfant, et même un homme en
colère, nous fassent signe de quelque chose, c’est
s’abuser trop visiblement.


Vi. Extrême différence de l’homme et de la bête.


Cependant sur ces légères ressemblances, les hommes
se comparent aux animaux ; ils leur voient un corps
comme à eux, et des mouvemens corporels semblables
aux leurs. Ils sont d’ailleurs attachés à leurs sens,
et par leurs sens à leur corps : tout ce qui n’est
point corps, leur paroît un rien : ils oublient leur
dignité, et contens de ce qu’ils ont de commun avec
les bêtes, ils mènent aussi une vie toute bestiale.
C’est une chose étrange qu’ils aient besoin d’être
réveillés sur cela. L’homme, animal superbe, qui
veut s’attribuer à lui-même tout ce qu’il connoît
d’excellent et qui ne veut rien céder à son
semblable, fait des efforts pour trouver que les bêtes
le valent bien, ou qu’il y a peu de différence entre
lui et elles.
Une si étrange dépravation, qui nous fait voir d’un
côté combien notre orgueil nous enfle, et de l’autre
combien notre sensualité, nous ravilit ne peut être
corrigée que par une sérieuse considération des
avantages de notre nature. Voici donc ce qu’elle a de
grand, et dont nous ne voyons dans les animaux
aucune apparence.
La nature humaine connoît Dieu, et voilà déjà par
ce seul mot les animaux au-dessous d’elle jusqu’à
l’infini. Car qui seroit assez insensé pour dire
qu’ils aient seulement le moindre soupçon de cette
excellente nature qui a fait toutes les autres, ou
que cette connoissance ne fasse pas la plus grande
de toutes les différences ?
La nature humaine, en connoissant Dieu, a l’idée du
bien et du


p225


vrai, d’une sagesse infinie, d’une puissance absolue,
d’une droiture infaillible, en un mot de la perfection.
La nature humaine connoît l’immutabilité et l’éternité ;
et sait que ce qui est toujours et ce qui est toujours
de même, doit précéder tout ce qui change ; et qu’à
comparaison de ce qui est toujours, ce qui change ne
mérite pas qu’on le compte parmi les êtres.
La nature humaine connoît des vérités éternelles, et
elle ne cesse de les chercher au milieu de tout ce
qui change, puisque son génie est de rappeler tous les
changemens à des règles immuables.
Car elle sait que tous les changemens qui se voient
dans l’univers se font avec mesure et par des
proportions cachées ; en sorte qu’à prendre l’ouvrage
dans son tout, on n’y peut rien trouver d’irrégulier.
C’est là qu’elle aperçoit l’ordre du monde, la beauté
incomparable des astres, la régularité de leurs
mouvemens, les grands effets du cours du soleil, qui
ramène les saisons et donne à la terre tant de
différentes parures. Notre raison se promène par tous
les ouvrages de Dieu, où voyant, et dans le détail et
dans le tout, une sagesse d’un côté si éclatante, et
de l’autre si profonde et si cachée, elle est ravie
et se perd dans cette contemplation.
Alors s’apparoît à elle la belle et véritable idée
d’une vie hors de cette vie, d’une vie qui se passe
toute dans la contemplation de la vérité : et elle
voit que la vérité, éternelle par elle-même, doit
mesurer une telle vie par l’éternité qui lui est propre.
La nature humaine connoît que le hasard n’est qu’un
nom inventé par l’ignorance, et qu’il n’y en a point
dans le monde. Car elle sait que la raison s’abandonne
au hasard le moins qu’elle peut ; et que plus il y a
de raison dans une entreprise ou dans un ouvrage, moins
il y a de hasard : de sorte qu’où préside une raison
infinie, le hasard n’y peut avoir de lieu.
La nature humaine connoît que ce Dieu qui préside à
tous les corps, et qui les meut à sa volonté, ne peut
pas être un corps :


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autrement il seroit changeant, mobile, altérable, et
ne seroit point la raison éternelle et immuable par
qui tout est fait.
La nature humaine connoît la force de la raison, et
comment une chose doit suivre d’une autre : elle
aperçoit en elle-même cette force invincible de la
raison : elle connoît les règles certaines par
lesquelles il faut qu’elle arrange toutes ses pensées ;
elle voit dans tout bon raisonnement une lumière
éternelle de vérité, et voit dans la suite enchaînée
des vérités, que dans le fond il n’y en a qu’une
seule où toutes les autres sont comprises.
Elle voit que la vérité, qui est une, ne demande
naturellement qu’une seule pensée pour la bien
entendre ; et dans la multiplicité des pensées qu’elle
sent naître en elle-même, elle sent aussi qu’elle
n’est qu’un léger écoulement de celui qui comprenant
toute vérité dans une seule pensée, pense aussi
éternellement la même chose.
Ainsi elle connoît qu’elle est une image et une
étincelle de cette raison première ; qu’elle doit s’y
conformer, et vivre pour elle.
Pour imiter la simplicité de celui qui pense toujours
la même chose, elle voit qu’elle doit réduire toutes
ses pensées à une seule, qui est celle de servir
fidèlement ce Dieu dont elle est l’image.
Mais en même temps elle voit qu’elle doit aimer pour
l’amour de lui, tout ce qu’elle trouve honoré de
cette divine ressemblance, c’est-à-dire tous les
hommes.
Là elle découvre les règles de la justice, de la
bienséance, de la société, ou, pour mieux parler, de
la fraternité humaine ; et sait que si dans tout le
monde, parce qu’il est fait par raison, rien ne se
fait que de convenable, elle qui entend la raison,
doit bien plus se gouverner par les lois de la
convenance.
Elle sait que qui s’éloigne volontairement de ces
lois, est digne d’être réprimé et châtié par leur
autorité toute-puissante, et que qui fait du mal en
doit souffrir.
Elle sait que le châtiment répare l’ordre du monde
blessé par l’injustice, et qu’une action injuste, qui
n’est point réparée par l’amendement, ne le peut être
que par le supplice.
Elle voit donc que tout est juste dans le monde, et
par conséquent


p227


que tout y est beau, parce qu’il n’y a rien de plus
beau que la justice.
Par ces règles, elle connoît que l’état de cette vie,
où il y a tant de maux et tant de désordres, doit être
un état pénal, auquel doit succéder un autre état où
la vertu soit toujours avec le bonheur, et où le vice
soit toujours avec la souffrance.
Elle connoît donc par des principes certains ce que
c’est que châtiment et récompense ; et voit comment
elle doit et s’en servir pour les autres, et en
profiter pour elle-même.
C’est sur cela qu’elle fonde les sociétés et les
républiques, et qu’elle réprime l’inhumanité et la
barbarie.
Dire que les animaux aient le moindre soupçon de
toutes ces choses, c’est s’aveugler volontairement et
renoncer au bon sens.
Après cela concluons que l’homme qui se compare aux
animaux, ou les animaux à lui, s’est tout à fait
oublié, et ne peut tomber dans cette erreur que par
le peu de soin qu’il prend de cultiver en lui-même
ce qui raisonne et qui entend.


Vii. Les animaux n’inventent rien.


Qui verra seulement que les animaux n’ont rien inventé
de nouveau depuis l’origine du monde, et qui
considérera d’ailleurs tant d’inventions, tant d’arts
et tant de machines par lesquelles la nature humaine
a changé la face de la terre, verra aisément par là
combien il y a de grossièreté d’un côté, et combien
de génie de l’autre.
Ne doit-on pas être étonné que ces animaux, à qui on
veut attribuer tant de ruses, n’aient encore rien
inventé, pas une arme pour se défendre, pas un signal
pour se rallier et s’entendre contre les hommes, qui
les font tomber dans tant de piéges ? S’ils pensent,
s’ils raisonnent, s’ils réfléchissent, comment ne
sont-ils pas encore convenus entre eux du moindre
signe ? Les sourds et les muets trouvent l’invention
de se parler par leurs doigts. Les plus stupides le
font parmi les hommes ; et si on voit que les animaux
en sont incapables, on peut voir combien ils sont
au-dessous


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du dernier degré de stupidité, et que ce n’est pas
connoître la raison que de leur en donner la moindre
étincelle.
Quand on entend dire à Montaigne, qu’il y a plus de
différence de tel homme à tel homme, que de tel
homme à telle bête, on a pitié d’un si bel esprit,
soit qu’il dise sérieusement une chose si ridicule,
soit qu’il raille sur une matière qui d’elle-même
est si sérieuse.
Y a-t-il un homme si stupide qui n’invente du moins
quelque signe pour se faire entendre ? Y a-t-il une
bête si rusée, qui ait jamais rien trouvé ? Et qui
ne sait que la moindre des inventions est d’un ordre
supérieur à tout ce qui ne fait que suivre ?
Et à propos du raisonnement qui compare les hommes
stupides avec les animaux, il y a deux choses à
remarquer : l’une, que les hommes les plus stupides
ont des choses d’un ordre supérieur au plus parfait
des animaux ; l’autre, que tous les hommes étant sans
contestation de même nature, la perfection de l’ame
humaine doit être considérée dans toute la capacité
où l’espèce se peut étendre ; et qu’au contraire ce
qu’on ne voit dans aucun des animaux, n’a son
principe ni dans aucune des espèces, ni dans tout
le genre.
Et parce que la marque la plus convaincante que les
animaux sont poussés par une aveugle impétuosité, est
l’uniformité de leurs actions : entrons dans cette
matière, et recherchons les causes profondes qui ont
introduit une telle variété dans la vie humaine.


Viii. De la première cause des inventions et de la variété de la vie humaine, qui est la réflexion.


Représentons-nous donc que les corps vont
naturellement un même train, selon les dispositions
où on les a mis.
Ainsi tant que notre corps demeure dans la même
disposition, ses mouvemens vont toujours de même.
Il en faut dire autant des sensations, qui, comme nous
avons dit, sont attachées nécessairement aux
dispositions des organes corporels.


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Car encore que nous ayons vu que nos sensations
demandent nécessairement un principe distingué du
corps, c’est-à-dire une ame ; nous avons vu en même
temps que cette ame, en tant qu’elle sent, est
assujettie au corps, en sorte que les sensations en
suivent le mouvement.
Jamais donc nous n’inventerons rien par les
sensations, qui vont toujours à la suite des mouvemens
corporels, et ne sortent jamais de cette ligne.
Et ce qu’on dit des sensations se doit dire des
imaginations, qui ne sont que des sensations
continuées.
Ainsi quand on attribue les inventions à l’imagination,
c’est en tant qu’il s’y mêle des réflexions et du
raisonnement, comme nous verrons tout à l’heure. Mais
de soi, l’imagination ne produiroit rien, puisqu’elle
n’ajoute rien aux sensations que la durée.
Il en est de même de ces appétits ou aversions
naturelles que nous appelons passions ; car elles
suivent les sensations, et suivent principalement le
plaisir et la douleur.
Si donc nous n’avions qu’un corps et des sensations,
ou ce qui les suit, nous n’aurions rien d’inventif.
Mais deux choses font naître les inventions :
1 nos réflexions ; 2 notre liberté.
Car au-dessus des sensations, des imaginations, des
appétits naturels, il commence à s’élever en nous ce
qui s’appelle réflexion ; c’est-à-dire que nous
remarquons nos sensations, nous les comparons avec
leurs objets, nous recherchons les causes de ce qui
se fait en nous et hors de nous ; en un mot, nous
entendons et nous raisonnons, c’est-à-dire que nous
connoissons la vérité, et que d’une vérité nous
allons à l’autre.
Dès là donc nous commençons à nous élever au-dessus
des dispositions corporelles ; et il faut ici
remarquer que dès que dans ce chemin nous avons fait
un premier pas, nos progrès n’ont plus de bornes.
Car le propre des réflexions, c’est de s’élever les
unes sur les autres ; de sorte qu’on réfléchit sur ses
réflexions jusqu’à l’infini.
Au reste quand nous parlons de ces retours sur
nous-mêmes, il n’est plus besoin d’avertir que ce
retour ne se fait pas à la manière de celui des
corps. Réfléchir n’est pas exercer un mouvement


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circulaire ; autrement tout corps qui tourne
s’entendroit lui-même, et son mouvement. Réfléchir,
c’est recevoir au-dessus des mouvemens corporels et
au-dessus même des sensations, une lumière qui nous
rend capables de chercher la vérité jusque dans sa
source.
C’est pourquoi, en passant, ceux-là s’abusent, qui
voulant donner aux bêtes du raisonnement, croient
pouvoir le renfermer dans certaines bornes. Car au
contraire une réflexion en attire une autre, et la
nature des animaux pourra s’élever à tout dès qu’elle
pourra sortir de la ligne droite.
C’est ainsi que d’observations en observations, les
inventions humaines se sont perfectionnées. L’homme
attentif à la vérité a connu ce qui étoit propre ou
mal propre à ses desseins, et s’est trouvé l’imagination
remplie par les sensations d’une infinité d’images ;
par cette force qu’il a de réfléchir, il les a
assemblées, il les a disjointes ; il s’est en cette
manière formé des desseins : il a cherché des matières
propres à l’exécution. Il a vu qu’en fondant le bas
il pouvoit élever le haut : il a bâti, il a occupé
de grands espaces dans l’air, et a étendu sa demeure
naturelle : en étudiant la nature, il a trouvé des
moyens de lui donner de nouvelles formes : il s’est
fait des instrumens, il s’est fait des armes : il a
élevé les eaux qu’il ne pouvoit pas aller puiser dans
le fond où elles étoient : il a changé toute la face
de la terre : il en a creusé, il en a fouillé les
entrailles, et y a trouvé de nouveaux secours : ce
qu’il n’a pas pu atteindre, de si loin qu’il a pu
l’apercevoir, il l’a tourné à son usage : ainsi les
astres le dirigent dans ses navigations et dans ses
voyages : ils lui marquent et les saisons et les
heures : après six mille ans d’observations, l’esprit
humain n’est pas épuisé ; il cherche et il trouve
encore, afin qu’il connoisse qu’il peut trouver
jusqu’à l’infini, et que la seule paresse peut donner
des bornes à ses connoissances et à ses inventions.
Qu’on me montre maintenant que les animaux aient
ajouté quelque chose depuis l’origine du monde, à ce
que la nature leur avoit donné : j’y reconnoîtrai de
la réflexion et de l’invention. Que s’ils vont
toujours un même train, comme les eaux et comme


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les arbres, c’est folie de leur donner un principe
dont on ne voit parmi eux aucun effet.
Et il faut ici remarquer que les animaux, à qui nous
voyons faire les ouvrages les plus industrieux, ne
sont pas ceux où d’ailleurs nous nous imaginons le
plus d’esprit. Ce que nous voyons de plus ingénieux
parmi les animaux sont les réservoirs des fourmis si
l’observation en est véritable, les toiles des
araignées et les filets qu’elles tendent aux mouches,
les rayons de miel des abeilles, la coque des vers à
soie, les coquillages des limaçons et des autres
animaux semblables, dont la bave forme autour d’eux
des bâtimens si ornés et d’une architecture si bien
entendue : et toutefois ces animaux n’ont d’ailleurs
aucune marque d’esprit ; et ce seroit une erreur de
les estimer plus ingénieux que les autres, puisqu’on
voit que leurs ouvrages ont en effet tant d’esprit
qu’ils les passent, et doivent sortir d’un principe
supérieur.
Aussi la raison nous persuade que ce que les animaux
font de plus industrieux, se fait de la même sorte que
les fleurs, les arbres et les animaux eux-mêmes,
c’est-à-dire avec art du côté de Dieu, et sans art
qui réside en eux.


Ix. Seconde cause des inventions, et de la variété de la vie humaine : la liberté.


Mais du principe de réflexion qui agit en nous, naît
une seconde chose ; c’est la liberté, nouveau principe
d’invention et de variété parmi les hommes. Car l’ame
élevée par la réflexion au-dessus du corps et
au-dessus des objets, n’est point entraînée par leurs
impressions, et demeure libre et maîtresse des objets
et d’elle-même : ainsi elle s’attache à ce qu’il lui
plaît, et considère ce qu’elle veut, pour s’en servir
selon les fins qu’elle se propose.
Cette liberté va si loin, que l’ame s’y abandonnant,
sort quelquefois des limites que la raison lui
prescrit ; et ainsi parmi les mouvemens qui
diversifient en tant de manières la vie humaine, il
faut compter les égaremens et les fautes.


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De là sont nées mille inventions : les lois, les
instructions, les récompenses, les châtimens, et les
autres moyens qu’on a inventés pour contenir ou pour
redresser la liberté égarée.
Les animaux ne s’égarent pas en cette sorte : c’est
pourquoi on ne les blâme jamais. On les frappe bien
de nouveau, par la même raison qui fait qu’on retouche
souvent à la corde qu’on veut monter sur un certain
ton ; mais les blâmer ou se fâcher contre eux, c’est
comme quand, de colère, on rompt sa plume qui ne
marque pas, ou qu’on jette à terre un couteau qui
refuse de couper.
Ainsi la nature humaine a une étendue en bien et en
mal, qu’on ne trouve point dans la nature animale.
Et c’est pourquoi les passions, dans les animaux,
ont un effet plus simple et plus certain. Car les
nôtres se compliquent par nos réflexions, et
s’embarrassent mutuellement. Trop de vues, par
exemple mêleront la crainte avec la colère, ou la
tristesse avec la joie. Mais comme les animaux qui
n’ont point de réflexion, n’ont que les objets
naturels, leurs mouvemens sont moins détournés.
Joint que l’ame par sa liberté est capable de
s’opposer aux passions avec une telle force, qu’elle
en empêche l’effet : ce qui étant une marque de
raison dans l’homme, le contraire est une marque que
les animaux n’ont point de raison.
Car partout où la passion domine sans résistance, le
corps et ses mouvemens y font et y peuvent tout, et
ainsi la raison n’y peut pas être.
Mais le grand pouvoir de la volonté sur le corps,
consiste dans ce prodigieux effet que nous avons
remarqué, que l’homme est tellement maître de son
corps, qu’il peut même le sacrifier à un plus grand
bien qu’il se propose. Se jeter au milieu des coups,
et s’enfoncer dans les traits par une impétuosité
aveugle, comme il arrive aux animaux, ne marque rien
au-dessus du corps. Car un verre se brise bien en
tombant d’en haut de son propre poids. Mais se
déterminer à mourir avec connoissance et par raison,
malgré toute la disposition du corps qui s’oppose à
ce dessein, marque un principe supérieur au corps ;
et parmi tous les animaux, l’homme est le seul où se
trouve ce principe.


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La pensée d’Aristote est belle ici, que l’homme
seul a la raison, parce que seul il peut vaincre et
la nature et la coutume.

 

X. Combien la sagesse de Dieu paroît dans les animaux.


Par les choses qui ont été dites, il paroît
manifestement qu’il n’y a dans les animaux ni art,
ni réflexion, ni invention, ni liberté. Mais moins il
y a de raison en eux, plus il y en a dans celui qui
les a faits.
Et certainement c’est l’effet d’un art admirable
d’avoir si industrieusement travaillé la matière,
qu’on soit tenté de croire qu’elle agit par
elle-même et par une industrie qui lui est propre.
Les sculpteurs et les peintres semblent animer les
pierres et faire parler les couleurs, tant ils
représentent vivement les actions extérieures qui
marquent la vie. On peut dire à peu près dans le même
sens, que Dieu fait raisonner les animaux, parce
qu’il imprime dans leurs actions une image si vive de
raison, qu’il semble d’abord qu’ils raisonnent.
Il semble en effet que Dieu ait voulu nous donner
dans les animaux, une image de raisonnement, une image
de finesse ; bien plus une image de vertu et une image
de vice : une image de piété dans le soin qu’ils
montrent tous pour leurs petits, et quelques-uns
pour leurs pères ; une image de prévoyance, une image
de fidélité, une image de flatterie, une image de
jalousie et d’orgueil, une image de cruauté, une image
de fierté et de courage. Ainsi les animaux nous sont
un spectacle où nous voyons nos devoirs et nos
manquemens dépeints. Chaque animal est chargé de sa
représentation ; il étale comme un tableau la
ressemblance qu’on lui a donnée ; mais il n’ajoute
non plus qu’un tableau rien à ses traits : il ne
montre d’autre invention que celle de son auteur ;
et il est fait, non pour être ce qu’il nous paroît,
mais pour nous en rappeler le souvenir.
Admirons donc dans les animaux, non point leur finesse
et leur industrie ; car il n’y a point d’industrie où
il n’y a point d’invention :


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mais la sagesse de celui qui les a construits avec
tant d’art, qu’ils semblent même agir avec art.

Xi. Les animaux sont soumis à l’homme, et n’ont pas même le dernier degré de raisonnement.

Il n’a pas voulu toutefois que nous fussions déçus
par cette apparence de raisonnement que nous voyons
dans les animaux. Il a voulu au contraire que les
animaux fussent des instrumens dont nous nous servons,
et que cela même fût un jeu pour nous.
Nous domptons les animaux les plus forts, et venons
à bout de ceux qu’on imagine les plus rusés. Et il
est bon de remarquer que les hommes les plus grossiers
sont ceux que nous employons à conduire les animaux ;
ce qui montre combien ils sont au-dessous du
raisonnement, puisque le dernier degré de
raisonnement suffit pour les conduire comme on veut.
Une autre chose nous fait voir encore combien les
bêtes sont loin de raisonner. Car on n’en a jamais vu
qui fussent touchées de la beauté des objets qui se
présentent à leurs yeux, ni de la douceur des accords,
ni des autres choses semblables, qui consistent en
proportion et en mesure ; c’est-à-dire qu’elles n’ont
pas même cette espèce de raisonnement qui accompagne
toujours en nous la sensation, et qui est le premier
effet de la réflexion.
Qui considérera toutes ces choses s’apercevra
aisément que c’est l’effet d’une ignorance grossière
ou de peu de réflexion, de confondre les animaux avec
l’homme, ou de croire qu’ils ne diffèrent que du plus
au moins ; car on doit avoir aperçu combien il y a
d’objets dont les animaux ne peuvent être touchés, et
qu’il n’y en a aucun dont on puisse juger
vraisemblablement qu’ils entendent la nature et les
convenances.

 

Xii. Réponse à l’objection tirée de la ressemblance des organes.


Et quand on croit prouver la ressemblance du principe
intérieur par celle des organes, on se trompe
doublement : premièrement, en ce qu’on croit
l’intelligence absolument attachée aux


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organes corporels, ce que nous avons vu être très-faux.
Et le principe dont se servent les défenseurs des
animaux devroit leur faire tirer une conséquence
opposée à celles qu’ils tirent. Car s’ils soutiennent
d’un côté que les organes sont communs entre les
hommes et les bêtes, comme d’ailleurs il est clair
que les hommes entendent des objets dont on ne peut
pas même soupçonner que les animaux aient la moindre
lumière, il faudroit conclure nécessairement que
l’intelligence de ces objets n’est point attachée
aux organes, et qu’elle dépend d’un autre principe.
Mais secondement, on se trompe quand on assure qu’il
n’y a point de différence d’organes entre les hommes
et les animaux : car les organes ne consistent pas
dans cette masse grossière que nous voyons et que nous
touchons. Elle dépend de l’arrangement des parties
délicates et imperceptibles, dont on aperçoit quelque
chose en y regardant de près, mais dont toute la
finesse ne peut être sentie que par l’esprit.
Or personne ne peut savoir jusqu’où va dans le cerveau
cette délicatesse d’organes. On dit seulement que
l’homme à proportion de sa grandeur, contient dans sa
tête sans comparaison plus de cervelle qu’aucun
animal, quel qu’il soit.
Et nous pouvons juger de la délicatesse des parties de
notre cerveau par celle de notre langue. Car la langue
de la plupart des animaux, quelque semblable qu’elle
paroisse à la nôtre dans sa masse extérieure, est
incapable d’articulation. Et pour faire que la nôtre
puisse articuler distinctement tant de sons divers, il
est aisé de juger de combien de muscles délicats elle
a dû être composée.
Maintenant il est certain que l’organisation du
cerveau doit être d’autant plus délicate, qu’il y a
sans comparaison plus d’objets dont il peut recevoir
les impressions, qu’il n’y a de sons que la langue
puisse articuler.
Mais au fond c’est une méchante preuve de raisonnement
que celle qu’on tire des organes, puisque nous avons
vu si clairement combien il est impossible que le
raisonnement y soit attaché et assujetti de lui-même.
Ce qui fait raisonner l’homme n’est pas l’arrangement
des organes,


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c’est un rayon et une image de l’esprit divin ; c’est
une impression, non point des objets, mais des vérités
éternelles, qui résident en Dieu comme dans leur
source ; de sorte que de vouloir voir les marques du
raisonnement dans les organes, c’est chercher à mettre
tout l’esprit dans le corps.
Et il n’y a rien assurément de plus mauvais sens, que
de conclure qu’à cause que Dieu nous a donné un
corps semblable aux animaux, il ne nous a rien donné
de meilleur qu’à eux. Car sous les mêmes apparences,
il a pu cacher divers trésors ; et ainsi il en faut
croire autre chose que les apparences.
Ce n’est pas en effet par la nature ou par
l’arrangement de nos organes, que nous connoissons
notre raisonnement. Nous le connoissons par expérience,
en ce que nous nous sentons capables de réflexion :
nous connoissons un pareil talent dans les hommes
nos semblables, parce que nous voyons par mille
preuves, et surtout par le langage, qu’ils pensent
et qu’ils réfléchissent comme nous : et comme nous
n’apercevons dans les animaux aucune marque de
réflexion, nous devons conclure qu’il n’y a en eux
aucune étincelle de raisonnement.
Je ne veux point ici exagérer ce que la figure
humaine a de singulier, de noble, de grand, d’adroit
et de commode au-dessus de tous les animaux. Ceux qui
l’étudieront, le découvriront aisément, et ce n’est
pas cette différence de l’homme d’avec la bête que
j’ai eu dessein d’expliquer.

 

Xiii. Ce que c’est que l’instinct qu’on attribue ordinairement aux animaux ; deux opinions sur ce point.


Mais après avoir prouvé que les bêtes n’agissent point
par raisonnement, examinons par quel principe on doit
croire qu’elles agissent. Car il faut bien que Dieu
ait mis quelque chose en elles pour les faire agir
convenablement comme elles font, et pour les pousser
aux fins auxquelles il les a destinées. Cela s’appelle
ordinairement instinct . Mais comme il n’est pas
bon de s’accoutumer à dire des mots qu’on n’entende
pas, il faut voir ce qu’on peut entendre par celui-ci.


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Le mot d’instinct en général signifie impulsion.
Il est opposé à choix, et on a raison de dire que les
animaux agissent par impulsion plutôt que par choix.
Mais qu’est-ce que cette impulsion et cet instinct ?
Il y a sur cela deux opinions qu’il est bon de
rapporter en peu de paroles.
La première veut que l’instinct des animaux soit un
sentiment. La seconde n’y reconnoît autre chose
qu’un mouvement semblable à celui des horloges et
autres machines.
Ce dernier sentiment est presque né dans nos jours.
Car encore que Diogène Le Cynique eût dit au
rapport de Plutarque, que les bêtes ne sentoient pas
à cause de la grossièreté de leurs organes, il n’avoit
point eu de sectateurs. Du temps de nos pères, un
médecin espagnol a enseigné la même doctrine au siècle
passé, sans être suivi, à ce qu’il paroît, de qui que
ce soit. Mais depuis peu M Descartes a donné un peu
plus de vogue à cette opinion, qu’il a aussi expliquée
par de meilleurs principes que tous les autres.
La première opinion, qui donne le sentiment pour
instinct, remarque premièrement, que notre ame a deux
parties, la sensitive et la raisonnable. Elle remarque
secondement, que puisque ces deux parties ont en nous
des opérations si distinctes, on peut les séparer
entièrement ; c’est-à-dire que comme on comprend qu’il
y a des substances purement intelligentes, comme sont
les anges, il y en aura aussi de purement sensitives,
comme sont les bêtes.
Ils y mettent donc tout ce qu’il y a en nous qui ne
raisonne pas, c’est-à-dire non-seulement le corps et
les organes ; mais encore les sensations, les
imaginations, les passions, enfin tout ce qui suit
les dispositions corporelles, et qui est dominé par
les objets.
Mais comme nos imaginations et nos passions ont souvent
beaucoup de raisonnement mêlé, ils retranchent tout
cela aux


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bêtes ; et en un mot, ils n’y mettent que ce qui se
peut faire sans réflexion.
Il est maintenant aisé de déterminer ce qui s’appelle
instinct dans cette opinion ; car en donnant aux
bêtes tout ce qu’il y a en nous de sensitif, on leur
donne par conséquent le plaisir et la douleur, et les
appétits ou les aversions qui les suivent ; car tout
cela ne dépend point du raisonnement.
L’instinct des animaux ne sera donc autre chose que le
plaisir et la douleur, que la nature aura attachés
en eux, comme en nous, à certains objets et aux
impressions qu’ils font dans le corps.
Et il semble que le poëte ait voulu expliquer cela,
lorsque parlant des abeilles, il dit qu’elles ont
soin de leurs petits, touchées par une certaine
douceur.
Ce sera donc par le plaisir et par la douleur, que
Dieu poussera et incitera les animaux aux fins qu’il
s’est proposées ; car à ces deux sensations sont
joints naturellement les appétits convenables.
à ces appétits seront jointes par un ordre de la
nature les actions extérieures, comme s’approcher ou
s’éloigner ; et c’est ainsi, disent-ils, que poussés
par le sentiment d’une douleur violente, nous
retirons promptement et avant toute réflexion notre
main du feu.
Et si la nature a pu attacher les mouvemens extérieurs
du corps à la volonté raisonnable, elle a pu aussi
les attacher à ces appétits brutaux dont nous venons de
parler.
Telle est la première opinion touchant l’instinct.
Elle paroît d’autant plus vraisemblable, qu’en
donnant aux animaux le sentiment et ses suites, elle
ne leur donne rien dont nous n’ayons l’expérience en
nous-mêmes, et que d’ailleurs elle sauve parfaitement
la dignité de la nature humaine, en lui réservant le
raisonnement.
Elle a pourtant ses inconvéniens, comme toutes les
opinions humaines. Le premier est que la sensation par
toutes les choses qui ont été dites et par beaucoup
d’autres, ne peut pas être une


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affection des corps. On peut bien les subtiliser, les
rendre plus déliés, les réduire en vapeurs et en
esprits ; par là ils deviendront plus vites, plus
mobiles, plus insinuans, mais cela ne les fera pas
sentir.
Toute l’ecole en est d’accord ; et aussi en donnant
la sensation aux animaux, elle leur donne une ame
sensitive distincte du corps.
Cette ame n’a point d’étendue, autrement elle ne
pourroit pas pénétrer tout le corps, ni lui être unie,
comme l’ecole le suppose.
Cette ame est indivisible, selon Saint Thomas, toute
dans le tout, et toute dans chaque partie. Toute
l’ecole le suit en cela, du moins à l’égard des
animaux parfaits ; car à l’égard des reptiles et des
insectes, dont les parties séparées ne laissent pas
que de vivre, c’est une difficulté à part, sur
laquelle l’ecole même est fort partagée, et qu’il ne
s’agit pas ici de traiter.
Que si l’ame qu’on donne aux bêtes est distincte du
corps, si elle est sans étendue et indivisible, il
semble qu’on ne peut pas s’empêcher de la
reconnoître pour spirituelle.
Et de là naît un autre inconvénient ; car si cette
ame est distincte du corps, si elle a son être à part,
la dissolution du corps ne doit point la faire périr ;
et nous retombons par là dans l’erreur des
platoniciens, qui mettoient toutes les ames
immortelles, tant celles des hommes que celles des
animaux.
Voilà deux grands inconvéniens ; et voici par où on
en sort.
Et premièrement, Saint Thomas et les autres docteurs
de l’ecole, ne croient pas que l’ame soit spirituelle,
précisément pour être distincte du corps, ou pour
être indivisible.
Pour cela il faut entendre ce qu’on appelle proprement
spirituel.
Spirituel, c’est immatériel ; et Saint Thomas appelle
immatériel ce qui non-seulement n’est pas matière,
mais qui de soi est indépendant de la matière.
Cela même selon lui est intellectuel : il n’y a que
l’intelligence qui d’elle-même soit indépendante de la
matière, et qui ne tienne à aucun organe corporel.


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Il n’y a donc proprement en nous d’opération
spirituelle, que l’opération intellectuelle. Les
opérations sensitives ne s’appellent point de ce
nom, parce qu’en effet nous les avons vues tout à
fait assujetties à la matière et au corps. Elles
servent à la partie spirituelle, mais elles ne sont
pas spirituelles ; et aucun auteur que je sache, ne
leur a donné ce nom.
Tous les philosophes, même les païens, ont distingué
en l’homme deux parties. L’une raisonnable, qu’ils
appellent (...) ; en notre langue esprit,
intelligence
: l’autre qu’ils appellent
sensitive et irraisonnable .
Ce que les philosophes païens ont appelé (...),
partie raisonnable et intelligente, c’est à quoi les
saints pères ont donné le nom de spirituel ; en
sorte que dans leur langage, nature spirituelle et
nature intellectuelle,
c’est la même chose.
Ainsi le premier de tous les esprits, c’est Dieu,
souverainement intelligent.
La créature spirituelle est celle qui est faite à son
image, qui est née pour entendre, et encore pour
entendre Dieu selon sa portée.
Tout ce qui n’est point intellectuel, n’est ni l’image
de Dieu, ni capable de Dieu : dès là il n’est pas
spirituel.
De cette sorte, l’intellectuel et le spirituel, c’est
la même chose.
Notre langue s’est conformée à cette notion. Un
esprit, selon nous, est toujours quelque chose
d’intelligent : et nous n’avons point de mot plus
propre pour expliquer celui de (...), que celui
d’esprit .
En cela nous suivons l’idée du mot d’esprit et
de spirituel qui nous est donnée dans l’ecriture,
où tout ce qui s’appelle esprit au sens dont il
s’agit est intelligent, et où les seules opérations
qui sont nommées spirituelles, sont les intellectuelles.
C’est en ce sens que Saint Paul appelle Dieu, le
père de tous les esprits, c’est-à-dire de toutes les
créatures intellectuelles capables de s’unir à lui.
Dieu est esprit, dit Notre-Seigneur, et ceux
qui l’adorent,


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doivent l’adorer en esprit et en vérité :

c’est-à-dire que cette suprême intelligence doit être
adorée par l’intelligence.
Selon cette notion, les sens n’appartiennent pas à
l’esprit.
Quand l’apôtre distingue l’homme animal d’avec
l’homme spirituel, il distingue celui qui agit par
les sens d’avec celui qui agit par l’entendement et
s’unit à Dieu.
Quand le même apôtre dit que la chair convoite contre
l’esprit, et l’esprit contre la chair, il entend que
la partie intelligente combat la partie sensitive ;
que l’esprit capable de s’unir à Dieu, est combattu
par le plaisir sensible attaché aux dispositions
corporelles.
Le même apôtre en séparant les fruits de la chair
d’avec les fruits de l’esprit, par ceux-ci entend les
vertus intellectuelles, et par ceux-là entend les
vices qui nous attachent aux sens et à leurs objets.
Et encore que parmi les fruits de la chair, il range
beaucoup de vices qui semblent n’appartenir qu’à
l’esprit, tels que sont l’orgueil et la jalousie, il
faut remarquer que ces sentimens vicieux s’excitent
principalement par les marques sensibles de préférence
que nous désirons pour nous-mêmes, et que nous envions
aux autres ; ce qui donne lieu de les ranger parmi les
vices qui tirent leur origine des objets sensibles.
Il se voit donc que les sensations, d’elles-mêmes ne
font point partie de la nature spirituelle, parce qu’en
effet elles sont totalement assujetties aux objets
corporels et aux dispositions corporelles.
Ainsi la spiritualité commence en l’homme, où la
lumière de l’intelligence et de la réflexion commence
à poindre, parce que c’est là que l’ame commence à
s’élever au-dessus du corps ; et non-seulement à
s’élever au-dessus, mais encore à le dominer et à
s’attacher à Dieu, c’est-à-dire au plus spirituel
et au plus parfait de tous les objets.
Quand donc on aura donné les sensations aux animaux,
il paroît qu’on ne leur aura rien donné de spirituel :
leur ame sera de même nature que leurs opérations,
lesquelles en nous-mêmes,


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quoiqu’elles viennent d’un principe, qui n’est pas un
corps, passent pourtant pour charnelles et
corporelles par leur assujettissement total aux
dispositions du corps.
De cette sorte ceux qui donnent aux bêtes des
sensations et une ame qui en soit capable, interrogés
si cette ame est un esprit ou un corps, répondront
qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. C’est une nature
mitoyenne, qui n’est pas un corps, parce qu’elle
n’est pas étendue en longueur, largeur et profondeur ;
qui n’est pas un esprit, parce qu’elle est sans
intelligence, incapable de posséder Dieu et d’être
heureuse.
Ils résoudront par le même principe l’objection de
l’immortalité ; car encore que l’ame des bêtes soit
distincte du corps, il n’y a point d’apparence qu’elle
puisse être conservée séparément, parce qu’elle n’a
point d’opération qui ne soit totalement absorbée
par le corps et par la matière : et il n’y a rien de
plus injuste ni de plus absurde aux platoniciens, que
d’avoir égalé l’ame des bêtes, où il n’y a rien qui ne
soit dominé absolument par le corps, à l’ame humaine,
où l’on voit un principe qui s’élève au-dessus de lui,
qui le pousse jusqu’à sa ruine pour contenter la
raison, et qui s’élève jusqu’à la plus haute vérité,
c’est-à-dire jusqu’à Dieu même.
C’est ainsi que la première opinion sort des deux
inconvéniens que nous avons remarqués ; mais la
seconde croit se tirer encore plus nettement
d’affaire. Car elle n’est point en peine d’expliquer
comment l’ame des animaux n’est ni spirituelle ni
immortelle, puisqu’elle ne leur donne pour toute ame
que le sang et les esprits.
Elle dit donc que les mouvemens des animaux ne sont
point administrés par les sensations, et qu’il suffit
pour les expliquer de supposer seulement
l’organisation des parties, l’impression des objets
sur le cerveau et la direction des esprits pour faire
jouer les muscles.
C’est en cela que consiste l’instinct, selon cette
opinion ; et ce ne sera autre chose que cette force
mouvante par laquelle les muscles sont ébranlés et
agités.
Au reste ceux qui suivent cette opinion, observent
que le


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esprits peuvent changer de nature par diverses causes.
Plus de bile mêlée dans le sang les rendra plus
impétueux et plus vifs ; le mélange d’autres liqueurs
les fera plus tempérés. Autres seront les esprits
d’un animal mal repu, autres ceux d’un animal
affamé. Il y aura aussi de la différence entre les
esprits d’un animal qui aura sa vigueur entière, et
ceux d’un animal déjà épuisé et recru. Les esprits
pourront être plus ou moins abondans, plus ou moins
vifs, plus grossiers ou plus atténués ; et ces
philosophes prétendent qu’il n’en faut pas davantage
pour expliquer tout ce qui se fait dans les animaux,
et les différens états où ils se trouvent.
Avec ce raisonnement, cette opinion jusqu’ici entre
peu dans l’esprit des hommes. Ceux qui la combattent
concluent de là qu’elle est contraire au sens commun ;
et ceux qui la défendent répondent que peu de
personnes les entendent, à cause que peu de personnes
prennent la peine de s’élever au-dessus des
préventions des sens et de l’enfance.
Il est aisé de comprendre, par ce qui vient d’être
dit, que ces derniers conviennent avec l’école,
non-seulement que le raisonnement, mais encore que la
sensation ne peut jamais précisément venir du corps ;
mais ils ne mettent la sensation qu’où ils mettent le
raisonnement, parce que la sensation, qui d’elle-même
ne connoît point la vérité, selon eux n’a aucun usage
que d’exciter la partie qui la connoît.
Et ils soutiennent que les sensations ne servent de
rien à expliquer ni à faire les mouvemens corporels,
parce que loin de les causer, elles les suivent : en
sorte que, pour bien raisonner il faut dire : tel
mouvement est, donc telle sensation s’ensuit ; et
non pas : telle sensation est, donc tel mouvement
s’ensuit.
Pour ce qui est de l’immortalité de l’ame humaine,
elle n’a aucune difficulté, selon leurs principes.
Car dès là qu’ils ont établi avec toute l’école,
qu’elle est distincte du corps, parce qu’elle sent,
parce qu’elle entend, parce qu’elle veut, en un mot
parce qu’elle pense ; ils disent qu’il n’y a plus
qu’à considérer que Dieu, qui aime ses ouvrages,
conserve généralement à chaque chose l’être qu’il lui
a une fois donné. Les corps peuvent bien être


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dissous, leurs parcelles peuvent bien être séparées
et jetées deçà et delà, mais pour cela ils ne sont
point anéantis. Si donc l’ame est une substance
distincte du corps, par la même raison ou à plus
forte raison, Dieu lui conservera son être ; et
n’ayant point de parties, elle doit subsister
éternellement dans toute son intégrité.

Xiv. Conclusion de tout ce traité, où l’excellence de la nature humaine est de nouveau démontrée.


Voilà les deux opinions que soutiennent touchant les
bêtes, ceux qui ont aperçu qu’on ne peut sans
absurdité ni leur donner du raisonnement, ni faire
sentir la matière. Mais laissant à part les opinions,
rappelons à notre mémoire les choses que nous avons
constamment trouvées et observées dans l’ame
raisonnable.
Premièrement, outre les opérations sensitives toutes
engagées dans la chair et dans la matière, nous y
avons trouvé les opérations intellectuelles si
supérieures au corps et si peu comprises dans ses
dispositions, qu’au contraire elles le dominent, le
font obéir, le dévouent à la mort et le sacrifient.
Nous avons vu aussi que par notre entendement, nous
apercevons des vérités éternelles, claires et
incontestables ; nous savons qu’elles sont toujours
les mêmes, et nous sommes toujours les mêmes à leur
égard, toujours également ravis de leur beauté, et
convaincus de leur certitude ; marque que notre ame
est faite pour les choses qui ne changent pas, et
qu’elle a en elle un fond qui aussi ne doit pas changer.
Car il faut ici observer que ces vérités éternelles
sont l’objet naturel de notre entendement ; c’est
par elles qu’il rapporte naturellement toutes les
actions humaines à leur règle ; tous les raisonnemens
aux premiers principes connus par eux-mêmes comme
éternels et invariables ; tous les ouvrages de l’art
et de la nature, toutes les figures, tous les
mouvemens aux proportions cachées qui en font et la
beauté et la force ; enfin toutes choses généralement,
aux décrets de la sagesse de Dieu, et à l’ordre immuable
qui les fait aller en concours.


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Que si ces vérités éternelles sont l’objet naturel de
l’entendement humain, par la convenance qui se trouve
entre les objets et les puissances, on voit quelle
est sa nature ; et qu’étant né conforme à des choses
qui ne changent point, il a en lui un principe de vie
immortelle.
Et parmi ces vérités éternelles qui sont l’objet
naturel de l’entendement, celle qu’il aperçoit comme
la première, en laquelle toutes les autres subsistent
et se réunissent, c’est qu’il y a un premier être qui
entend tout avec certitude, qui fait tout ce qu’il
veut, qui est lui-même sa règle, dont la volonté est
notre loi, dont la vérité est notre vie.
Nous savons qu’il n’y a rien de plus impossible que le
contraire de ces vérités ; et qu’on ne peut jamais
supposer, sans avoir le sens renversé, ou que ce
premier être ne soit pas, ou qu’il puisse changer, ou
qu’il puisse y avoir une créature intelligente qui ne
soit pas faite pour entendre et pour aimer ce
principe de son être.
C’est par là que nous avons vu que la nature de l’ame
est d’être formée à l’image de son auteur, et cette
conformité nous y fait entendre un principe divin
et immortel.
Car s’il y a quelque chose parmi les créatures qui
mérite de durer éternellement, c’est sans doute la
connoissance et l’amour de Dieu, et ce qui est né
pour exercer ces divines opérations.
Quiconque les exerce les voit si justes et si
parfaites, qu’il voudroit les exercer à jamais ; et
nous avons dans cet exercice l’idée d’une vie
éternelle et bienheureuse.
Les histoires anciennes et modernes font foi que cette
idée de vie immortelle se trouve confusément dans
toutes les nations qui ne sont pas tout à fait brutes.
Mais ceux qui connoissent Dieu, l’ont très-claire
et très-distincte ; car ils voient que la créature
raisonnable peut vivre éternellement heureuse, en
admirant les grandeurs de Dieu, les conseils de sa
sagesse et la beauté de ses ouvrages.
Et nous avons quelque expérience de cette vie, lorsque
quelque vérité illustre nous apparoît ; et que
contemplant la nature, nous admirons la sagesse qui a
tout fait dans un si bel ordre.


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Là nous goûtons un plaisir si pur, que tout autre
plaisir ne nous paroît rien à comparaison. C’est ce
plaisir qui a transporté les philosophes, et qui leur
a fait souhaiter que la nature n’eût donné aux hommes
aucunes voluptés sensuelles, parce que ces voluptés
troublent en nous le plaisir de goûter la vérité
toute pure.
Qui voit Pythagore ravi d’avoir trouvé les carrés
des côtés d’un certain triangle avec le carré de sa
base, sacrifier une hécatombe en action de graces ;
qui voit Archimède attentif à quelque nouvelle
découverte, en oublier le boire et le manger ; qui
voit Platon célébrer la félicité de ceux qui
contemplent le beau et le bon, premièrement dans les
arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur
source et dans leur principe qui est Dieu ; qui voit
Aristote louer ces heureux momens où l’ame n’est
possédée que de l’intelligence de la vérité, et juger
une telle vie seule digne d’être éternelle et d’être
la vie de Dieu : mais qui voit les saints tellement
ravis de ce divin exercice de connoître, d’aimer et
de louer Dieu, qu’ils ne le quittent jamais, et
qu’ils éteignent pour le continuer durant tout le
cours de leur vie, tous les désirs sensuels ; qui
voit, dis-je, toutes ces choses, reconnoît dans les
opérations intellectuelles un principe et un exercice
de vie éternellement heureuse.
Et le désir d’une telle vie s’élève et se fortifie
d’autant plus en nous, que nous méprisons davantage
la vie sensuelle, et que nous cultivons avec plus de
soin la vie de l’intelligence.
Et l’ame qui entend cette vie et qui la désire, ne
peut comprendre que Dieu qui lui a donné cette idée
et lui a inspiré ce désir, l’ait faite pour une autre
fin.
Et il ne faut pas s’imaginer qu’elle perde cette vie
en perdant son corps ; car nous avons vu que les
opérations intellectuelles ne sont pas à la manière
des sensations, attachées à des organes corporels ;
et encore que par la correspondance qui se doit
trouver entre toutes les opérations de l’ame,
l’entendement se serve des sens et des images
sensibles, ce n’est pas en se tournant de ce


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côté-là qu’il se remplit de la vérité, mais en se
tournant vers la vérité éternelle.
Les sens n’apportent pas à l’ame la connoissance de
la vérité ; ils l’excitent, ils la réveillent, ils
l’avertissent de certains effets ; elle est sollicitée
à chercher les causes : mais elle ne les découvre,
elle n’en voit les liaisons, ni les principes qui font
tout mouvoir que dans une lumière supérieure qui
vient de Dieu, ou qui est Dieu même.
Dieu donc est la vérité, d’elle-même toujours
présente à tous les esprits, et la vraie source de
l’intelligence : c’est donc de ce côté qu’elle voit
le jour ; c’est par là qu’elle respire et qu’elle vit.
Ainsi autant que Dieu restera à l’ame (et de
lui-même jamais il ne manque à ceux qu’il a faits
pour lui, et sa lumière bienfaisante ne se retire
jamais que de ceux qui s’en détournent volontairement) ;
autant, dis-je, que Dieu restera à l’ame, autant
vivra notre intelligence ; et quoi qu’il arrive de nos
sens et de notre corps, la vie de notre raison est
en sûreté.
Que s’il faut un corps à notre ame qui est née pour
lui être unie, la loi de la providence veut que le
plus digne l’emporte ; et Dieu rendra à l’ame son
corps immortel, plutôt que de laisser l’ame faute de
corps dans un état imparfait.
Mais réduisons ces raisonnemens en peu de paroles.
L’ame née pour considérer ces vérités immuables et
Dieu où se réunit toute vérité, par là se trouve
conforme à ce qui est éternel.
En connoissant et en aimant Dieu, elle exerce les
opérations qui méritent le mieux de durer toujours.
Dans ces opérations elle a l’idée d’une vie
éternellement bienheureuse, et elle en conçoit le
désir ; elle s’unit à Dieu, qui est le vrai
principe de l’intelligence, et ne craint point de
le perdre en perdant le corps : d’autant plus que sa
sagesse éternelle, qui fait servir le moindre au
plus digne, si l’ame a besoin d’un corps pour vivre
dans sa naturelle perfection, lui rendra plutôt le
sien que de laisser défaillir son intelligence par
ce manquement.
C’est ainsi que l’ame connoît qu’elle est née pour
être heureuse à jamais, et aussi que renonçant à ce
bonheur éternel, un malheur éternel sera son supplice.


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Il n’y a donc plus de néant pour elle, depuis que son
auteur l’a une fois tirée du néant pour jouir de sa
vérité et de sa bonté. Car comme qui s’attache à cette
vérité et à cette bonté, mérite plus que jamais de
vivre dans cet exercice, et de le voir durer
éternellement, celui aussi qui s’en prive et qui
s’en éloigne, mérite de voir durer dans l’éternité la
peine de sa défection.
Ces raisons sont solides et inébranlables à qui les
sait pénétrer ; mais le chrétien a d’autres raisons
qui sont le vrai fondement de son espérance, c’est la
parole de Dieu et ses promesses immuables. Il promet
la vie éternelle à ceux qui le servent, et condamne
les rebelles à un supplice éternel : il est fidèle
à sa parole et ne change point ; et comme il a
accompli aux yeux de toute la terre ce qu’il a promis de
son fils et de son eglise, l’accomplissement de ces
promesses nous assure la vérité de celles de la vie
future.
Vivons donc dans cette attente, passons dans le monde
sans nous y attacher ; ne regardons pas ce qui se
voit, mais ce qui ne se voit pas, parce que, comme
dit l’apôtre, ce qui se voit est passager, et ce qui
ne se voit pas dure toujours.