RÉUNION INTERNATIONALE

Cité du Vatican 25-27 février 2000

  

La Parole de Dieu dans la vie de l'Église. La réception de "Dei Verbum"

 

De la Constitution dogmatique "Dei Verbum" on a écrit qu'elle est "un des plus beaux textes de l'oeuvre conciliaire"1. La qualité du texte, on le sait, a été le fruit d'une élaboration tourmentée et persévérante, dont le point de départ fut un schéma proposé dès la première session du Concile, en 1962, sous le titre significatif "De fontibus revelationis". Le pluriel "fontibus" orientait vers une pluralité de sources de la révélation et, plus précisément, une dualité, Écriture et Tradition, conçues comme deux sources séparées et indépendantes l'une de l'autre. Ce schéma suscita d'âpres discussions et fut finalement rejeté, à une forte majorité (1368 voix contre 822), le 19 novembre 1962. Ce rejet exprimait une option décisive en faveur d'une perspective unifiante. Mais il ne fut pas facile de produire un texte vraiment satisfaisant. Une commission spéciale, instituée par le pape Jean XXIII, échoua dans sa première tentative en 1963. Elle fut plus heureuse dans sa deuxième tentative, qui aboutit à une rédaction plus riche doctrinalement. Discutée en 1964, au cours de la 3e session du Concile, cette rédaction suscita de nombreuses remarques, mais ne rencontra pas de véritable opposition. Elle put donc, après une soigneuse révision, être soumise au vote, paragraphe par paragraphe, en 1965, au cours de la 4e et dernière session du Concile. De nombreux "modi" rendirent encore nécessaire une autre révision, Le vote d'ensemble définitif eut lieu le 18 novembre 1965, moins de trois semaines avant la fin du Concile. Sur 2350 votants, il n'y eut que 6 votes défavorables.

 

1. Écriture et Parole de Dieu

L'incipit "Dei Verbum" attire tout de suite l'attention sur la Parole de Dieu. Le sujet qu'on m'a demandé de traiter maintenant devant vous se conforme parfaitement à cet incipit. Je dois vous parler de la Parole de Dieu selon "Dei Verbum". Cela me donne l'occasion de mentionner tout de suite un aspect insatisfaisant de la réception de la Constitution dogmatique "Dei Verbum". On parle souvent de celle-ci comme si son sujet se restreignait à des déclarations concernant l'Écriture Sainte; l'expression "Dei Verbum" est comprise de la Parole de Dieu écrite. Mais c'est là une interprétation inexacte, qui ne correspond pas à l'intention des Pères conciliaires. Ceux-ci entendaient situer l'Écriture dans un ensemble plus vaste, celui de l'entière économie salvifique. Le titre officiel du texte conciliaire n'est pas "Constitutio dogmatica de Sacra Scriptura", mais "Constitutio dogmatica de Divina Revelatione" et le Concile précise que la Divine Révélation est transmise à la fois par la Tradition et l'Écriture, sous l'autorité du Magistère (DV 10). La phrase du Concile qui dit que le Magistère "n'est pas au-dessus de la parole de Dieu, mais est à son service" (DV 10) est facilement comprise comme exprimant un devoir de docilité envers la seule Écriture Sainte. C'est là de nouveau une inexactitude, car la phrase précédente mentionne explicitement la Tradition avec l'Écriture en utilisant l'expression "verbum Dei scriptum vel traditum": "La charge d'interpréter de façon authentique la parole de Dieu écrite ou transmise a été confiée au seul Magistère vivant de l'Église, dont l'autorité s'exerce au nom de Jésus Christ" (DV 10). Le mot "traditum" revient dans la phrase même qui exprime le devoir de docilité à la parole de Dieu; cette docilité, est-il dit, consiste à n'enseigner que "ce qui a été transmis" ("quod traditum est").Dans le contexte, on se rend compte que ce qui a été transmis comprend à la fois l'Écriture et la Tradition; autrement dit, la Tradition englobe l'Écriture.

Lorsque le Concile définit l'Écriture (DV 9), il ne dit pas "Sacra Scriptura est verbum Dei", comme le laissent penser les traductions, mais il dit: "Sacra Scriptura est locutio Dei, quatenus, divino afflante Spiritu, scripto consignatur" ("la Sainte Écriture est le parler de Dieu, en tant que, sous l'inspiration de l'Esprit divin, on le consigne par écrit"). Il semble que le Concile ait voulu éviter une identification trop étroite entre la "Sainte Écriture" et le "verbum Dei". Cette dernière expression est utilisée aussitôt après, mais en rapport avec la Tradition, ce qui confirme la perspective. "La Sainte Tradition transmet intégralement la Parole de Dieu (verbum Dei)" (DV 9). De nouveau, on peut comprendre que la Tradition englobe l'Écriture.

L'expression choisie par le Concile pour définir l'Écriture est surprenante, car, prise à la lettre, elle affirme que le texte écrit est une action de parler, "locutio"; la suite de la phrase accentue l'effet de surprise, car le verbe "consignare" y est mis au présent et non au passé, comme on l'attendrait. La commission spéciale avait effectivement mis le participe passé, "consignata", ce qui semblait plus logique, car la mise par écrit du message divin est un fait du passé; mais l'emploi de "consignata" a été critiqué, parce que, selon Alberto Franzini, "cette manière de dire pouvait provoquer l'équivoque d'une identification de la Parole de Dieu avec sa forme écrite"2. A vrai dire, je ne comprends pas bien comment pouvait naître l'équivoque, ni comment le présent "consignatur" peut y remédier. Mais je note la préoccupation de l'éviter. Le résultat, c'est que l'Écriture Sainte n'est pas définie dans son état final, comme un texte désormais séparé de son auteur, mais au moment de sa mise par écrit, comme "un acte vivant" - l'expression est de Roger Schutz et de Max Thurian3 - un acte vivant que l'on est en train d'enregistrer. En fin de compte, la définition conciliaire conduit à inverser les rapports entre texte écrit et message oral. Le mot "locutio" désigne normalement un message oral; il est appliqué par le Concile à un texte écrit, le texte de la Bible.

Il faut toutefois noter que le Concile ne réserve pas l'expression "verbum Dei" à la Tradition; il l'emploie aussi pour l'Écriture. J'ai déjà cité la phrase du paragraphe 10 qui parle du "verbum Dei scriptum vel traditum", désignant l'Écriture comme "verbum Dei scriptum" et le contenu de la Tradition comme "verbum Dei traditum". Dans le dernier chapitre de "Dei Verbum", il est dit que "les divines Écritures" "communiquent immuablement la parole de Dieu lui-même" ("verbum ipsius Dei", DV 21), qu'elles "contiennent la parole de Dieu et, parce qu'elles sont inspirées, elles sont vraiment parole de Dieu" ("verbum Dei", deux fois, n.24). La traduction française publiée par les Éditions du Centurion a évité la répétition des mots "verbum Dei", mais elle a, du même coup, modifié le sens de l'affirmation en disant: "Les Saintes Écritures contiennent la parole de Dieu et, puisqu'elles sont inspirées, elles sont vraiment cette parole", ce qui revient à dire que les Écritures sont la parole de Dieu et donc à affirmer une identification complète. La traduction italienne de L'Osservatore Romano, republiée par les Edizioni Dehoniane, me paraît plus fidèle à l'intention du Concile, car elle omet l'article devant "parola di Dio" et évite ainsi l'identification complète entre les Écritures et la parole de Dieu. Les Écritures sont "parole de Dieu"; elles ne sont pas toute la parole de Dieu; mais seulement la parole de Dieu écrite , "verbum Dei scriptum", et laissent donc une place pour la parole de Dieu transmise oralement, "verbum Dei traditum". Disons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une simple juxtaposition, comme pourrait le laisser croire la formule que je viens d'employer. Entre "verbum Dei scriptum" et "verbum Dei traditum". le Concile exprime des rapports très étroits et très complexes.

2. Écriture et Tradition

A ce propos, il me semble utile de signaler une autre erreur qui se glisse facilement dans l'interprétation du Concile. Parce que les Pères conciliaires ont rejeté, à une forte majorité, le schéma primitif qui s'intitulait "De fontibus Revelationis" et parlait au pluriel des sources de la Révélation, on estime que le Concile a pris parti pour une seule source de la Révélation et que cette source unique ne peut être que l'Écriture. C'est là une grave méprise. La position du Concile est nettement différente. Une chose est exacte: le Concile a soigneusement évité de parler au pluriel de "sources" de la Révélation, mais on ne doit pas oublier qu'il a non moins soigneusement évité de présenter l'Écriture comme unique source de la Révélation, ce qui aurait transformé la foi chrétienne en une "religion du livre". Ce que le Concile a refusé, c'est une conception dichotomique, qui mettrait une dualité à l'origine de la Révélation et maintiendrait ensuite des cloisons étanches entre la Tradition et l'Écriture. Le Concile a voulu, au contraire, insister sur l'unité d'origine et sur les multiples connexions qui mettent Écriture et Tradition en symbiose. Pour affirmer l'unité d'origine, Vatican II n'avait qu'à suivre le Concile de Trente qui met le mot "source" ("fons") au singulier et ne l'applique ni à l'Écriture ni à la Tradition., mais à une réalité qui les précède l'une et l'autre et est appelée "l'Évangile" (DS 1501), non pas, évidemment, dans le sens d'un de nos quatre évangiles, mais dans le sens où l'apôtre Paul parle de "l'Évangile, puissance de Dieu pour le salut de tout croyant" (Rm 1,16). De cet Évangile, le Concile de Trente dit, et Vatican II répète, qu'il a été "promis auparavant par l'entremise des prophètes" et que le Christ "l'a promulgué de sa propre bouche" (DS 1501; DV 7), mais Vatican II fait deux additions significatives au texte de Trente, la première pour affirmer que dans le Christ Seigneur "toute la révélation du Dieu très haut trouve son achèvement", la seconde pour dire que le Christ n'a pas seulement promulgué l'Évangile, mais qu'il l'a "accompli". Ces deux additions font passer d'une perspective de simple proclamation de la vérité à une perspective d'accomplissement d'une réalité. Elles donnent ainsi à l'Évangile un contenu plus dense. Vatican II s'accorde ensuite avec Trente pour déclarer que l'Évangile est "source de toute vérité salutaire et de toute règle morale"; s'il est source de tout, il est donc source unique et on ne peut parler de deux sources.

Aussitôt après avoir affirmé l'existence de cette source unique, le Concile de Trente observe que le contenu de l'Évangile nous parvient par un double canal, formé, d'une part, "par des livres écrits" et, d'autre part, "par des traditions non écrites" (DS 1501). Vatican II dit la même chose, mais en d'autres termes et dans l'ordre inverse, nommant en premier lieu la "prédication orale" des Apôtres et en second lieu la mise par écrit du message du salut (DV 7). Cet ordre inverse est plus conforme à la réalité historique, car la prédication orale a précédé de plusieurs années la mise par écrit des évangiles. Il s'ensuit qu'on a pu dire que l'Écriture Sainte est fille de la Tradition orale.

Vatican II, vous le savez, insiste énormément sur l'union qui existe entre l'Écriture et la Tradition. Il déclare que "la Sainte Tradition et la Sainte Écriture sont reliées et communiquent étroitement entre elles" (DV 9) et il ajoute: "Toutes deux, jaillissant de la même source divine, ne forment en quelque sorte qu'un seul corps (in unum...coalescunt) et tendent à la même fin". Dans cette phrase, pour dire "source", ce n'est pas le mot "fons" qui est employé, mais, un terme moins habituel, scaturígo, terme plus dynamique, qui exprime un jaillissement. Mais, dans un autre passage, le Concile utilise aussi une métaphore statique, celle d'un "dépôt" (1 Tm 6,20; 2 Tm 1,14) lorsqu'il affirme que "la Sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la parole de Dieu, confié à l'Église" (DV 10).

Les métaphores sont très différentes; l'affirmation de fond reste la même: elle concerne l'union de l'Écriture et de la Tradition. On voit par là que le rejet de la théorie des deux sources ne signifiait nullement un rejet de la Tradition au profit de la seule Écriture; elle signifiait le refus d'une séparation entre Tradition et Écriture.

De la Sainte Écriture le Concile donne une définition. Il dit ce qu'elle est: parole de Dieu mise par écrit sous l'inspiration du Saint Esprit. Dans le même passage, il ne dit pas ce que la Tradition est, mais ce qu'elle fait. Elle transmet. "La Sainte Écriture est parole de Dieu" ("est locutio Dei"); la Sainte Tradition "transmet la parole de Dieu confiée aux apôtres par le Christ Seigneur et par l'Esprit Saint" (DV 9). Cette définition prend le mot traditio dans son sens premier, qui exprime l'action de transmettre, aspect dynamique. D'autre part, la phrase exprime aussi le contenu que la Tradition transmet: "la parole de Dieu confiée aux apôtres".

Un autre passage de Dei Verbum montre que cette "parole de Dieu" ne doit pas être conçue comme un dépôt inerte, mais comme une puissance de vie: il dit, en effet, que, "sous l'assistance du Saint Esprit", elle "progresse" ("proficit", DV 8), autre aspect dynamique. Le Concile explique alors que la perception du contenu de la Tradition s'accroît, grâce à la contemplation et à l'étude, grâce à l'expérience personnelle de la vie spirituelle et à la prédication des évêques (DV 8).

La connexion entre la Tradition et l'Écriture apparaît très forte. On peut dire, me semble-t-il, que l'Écriture fait partie du contenu de la Tradition, puisqu'elle est transmise dans l'Église de génération en génération et que la fixation du canon des Livres Saints, en particulier, a fait partie de la croissance de la Tradition. Le Concile rappelle ce fait important: "C'est cette même Tradition qui fait connaître à l'Église la liste intégrale des Livres Saints"; et il ajoute: "c'est elle aussi qui fait comprendre plus profondément dans l'Église les Saintes Écritures et les rend continuellement opérantes" (DV 8). Ce qui est dit, dans le dernier chapitre de Dei Verbum, des efforts de "l'Église, instruite par l'Esprit Saint" pour "acquérir une intelligence toujours plus profonde des Saintes Écritures" (DV 23), est donc à attribuer au dynamisme de la Tradition.

Bien qu'elle aient leur origine dans la Tradition, les Écritures lui sont supérieures en tant qu'inspirées directement par Dieu et liées immédiatement, dans le Nouveau Testament, à la période fondatrice de l'histoire du salut. Cette inspiration directe et ce lien immédiat ont pour conséquence que les Écritures - je cite le Concile - se trouvent "consignées une fois pour toutes par écrit," "communiquent immuablement la parole de Dieu lui-même et font résonner dans les paroles des prophètes et des apôtres la voix de l'Esprit Saint" (DV 21). Rien de tout cela ne peut être dit de la Tradition. Il faut ajouter, cependant, que cette supériorité des Écritures s'accompagne d'une certaine infériorité, qui fait que les Écritures ont besoin de la Tradition. Étant fixées de façon immuable, les Écritures offrent aux croyants un point d'ancrage d'une parfaite solidité, mais leur immutabilité comporte en même temps un grand inconvénient; elles risquent de rester lettre morte, comme le reconnaît le Catéchisme de l'Église Catholique (n° 108), et même lettre qui tue, car le mot de l'apôtre Paul: "La lettre tue, c'est l'Esprit qui vivifie" (2 Co 3,6) s'applique aux Écritures.

Pour qu'elles redeviennent actuellement vivantes et agissantes dans l'Église, pour qu'elles fassent effectivement "résonner la voix de l'Esprit Saint", il faut qu'elles soient portées par le courant de vie de la Tradition, courant qui provient du même Esprit saint. Comme l'a écrit A. Franzini, "privée de la Tradition ecclésiale, l'Écriture serait un corps mort et l'unique fonction à laquelle elle pourrait aspirer serait d'ordre documentaire"4, comme les textes des historiens anciens. Après la fin de la période fondatrice, la Tradition ne produit plus de textes inspirés par l'Esprit Saint, mais elle jouit de l'assistance de l'Esprit Saint pour actualiser les Écritures, au double sens, d'une actualisation de connaissance et d'efficacité, faire comprendre le sens des Écritures dans le contexte actuel et les rendre opérantes dans le monde présent.

L'exégèse catholique ne peut ignorer ce rôle de la Tradition. Dans son document de 1993 sur "L'interprétation de la Bible dans l'Église", la Commission Biblique l'a reconnu explicitement. Elle y déclare que ce qui caractérise l'exégèse catholique, "c'est qu'elle se situe consciemment dans la tradition vivante de l'Église, dont le premier souci est la fidélité à la révélation attestée par la Bible" (ch. III, introduction). Loin d'être antiscientifique, cette prise de position correspond aux exigences de l'herméneutique moderne, en matière de précompréhension. Pour interpréter un texte, on part nécessairement d'une certaine précompréhension. En adoptant comme précompréhension celle que donne la tradition vivante de l'Église, l'exégèse catholique se met dans la position la plus favorable pour l'interprétation authentique des textes, car ceux-ci sont le fruit d'étapes antérieures de la même tradition. Cela "correspond à l'exigence d'affinité vitale entre l'interprète et le texte qu'il explique, affinité qui constitue une des conditions de possibilité de l'entreprise exégétique" (ibid).

La Tradition n'est pas, comme l'Écriture, un ensemble de textes "consigné par écrit une fois pour toutes"; elle est un courant de vie, qui s'adapte aux circonstances; elle présente, de ce fait, avec de grands avantages, quelques risques de faiblesse. Ayant pris résolument une perspective positive, le Concile n'a pas attiré l'attention sur ces risques et il a, par là, donné prise à la critique5.

Lorsqu'il parle de la Tradition, il précise parfois qu'il s'agit de "la Tradition qui vient des apôtres" (DV 8), mais il observe aussitôt que cette Tradition "progresse dans l'Église", ce qui signifie qu'elle assimile des éléments nouveaux. Comme un organisme vivant, elle ne peut se maintenir dans l'existence qu'en se renouvelant continuellement. Le problème est alors de rester fidèle à son origine à travers tous les changements. Le Concile affirme sereinement que la fidélité est maintenue: de génération en génération, "l'Église perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte [...] tout ce qu'elle est elle-même, tout ce qu'elle croit". Dans cette affirmation toute positive, le Concile ne se préoccupe pas de mentionner l'exigence de discernement qui s'impose à l'Église au cours de sa continuelle progression. Cette exigence est essentielle. Il ne suffit pas, en effet, qu'une croyance ou une pratique soit devenue "traditionnelle" dans l'Église, pour qu'elle soit une expression authentique de la Tradition apostolique. Certaines traditions n'ont qu'une validité limitée dans le temps et dans l'espace et peuvent devenir des obstacles au développement de la Tradition. D'autres peuvent n'avoir jamais eu de vraie validité. La réflexion théologique et le discernement pastoral ont ici à compléter l'enseignement du Concile, qui n'a pas pu traiter tous les problèmes. L'intention des Pères conciliaires était de marquer fortement l'union étroite de la Tradition et de l'Écriture, leur unité d'origine, leur dépendance réciproque et leur nécessaire complémentarité pour assurer à l'Église une relation stable et vivifiante avec la parole de Dieu.

3. Révélation et communion

Après avoir considéré deux thèmes dont la réception a été malaisée, voyons-en un qui n'a pas suscité de difficulté, celui de la révélation ou, plus précisément, la façon dont Dei Verbum présente la révélation. Dom Ghislain Lafont a publié, à ce sujet, une étude très éclairante, dont je m'inspirerai maintenant 6.

Dès son préambule, la Constitution "Dei Verbum" annonce que, pour "proposer la doctrine véritable sur la Révélation divine", elle suivra la trace des Conciles de Trente et de Vatican I ("Conciliorum Tridentini et Vaticani I inhaerens vestigiis"). Dom Lafont examine donc la manière dont Vatican II se situe par rapport à Trente et à Vatican I et il montre comment il y a, en même temps, fidélité et innovation. Vatican II reprend beaucoup d'éléments offerts par les conciles précédents, mais il les place dans une perspective nouvelle, qui, ayant été préparée par l'orientation d'études théologiques antérieures à Vatican II, a été appréciée ensuite favorablement.

Le Décret Sacrosancta du Concile de Trente, qui concerne "la réception des livres saints et des traditions des Apôtres" (DS 1501-1505), et la Constitution Dei Filius du 1er Concile du Vatican, qui concerne la foi catholique (DS 3000-3405), comportent l'un et l'autre un certain aspect polémique. Le Décret du Concile de Trente s'oppose aux protestants, qui rejetaient comme "apocryphes" plusieurs livres de la Bible catholique et ne voulaient pas entendre parler de la Tradition, mais proclamaient leur principe de "sola Scriptura". Quant à la Constitution du 1er Concile du Vatican, elle se préoccupe de lutter contre le rationalisme.

La Constitution "Dei Verbum", au contraire, n'exprime aucune intention polémique ou apologétique. Elle ne cherche pas à démontrer la légitimité ou la crédibilité de la Révélation chrétienne. Elle se présente comme un exposé doctrinal positif et un témoignage de foi. Son début est très significatif à ce sujet. Il déclare: "En écoutant religieusement la parole de Dieu et en la proclamant avec assurance, le saint Concile fait siennes ces paroles de S. Jean: ""Nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous est apparue; ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, pour que vous soyez en communion avec nous et que notre communion soit avec le Père et avec son Fils Jésus Christ" (1 Jn 1,2-3)" (DV 1). La révélation est ainsi présentée aussitôt dans une perspective qui n'est pas simplement intellectuelle, comme celle de Trente et de Vatican I, mais qui est de rapports interpersonnels existentiels, une perspective de communion entre les personnes humaines et avec les personnes divines. Cette perspective est reprise tout de suite au début du ch. 1er qui définit la révélation et dit que, par elle, "le Dieu invisible, dans un débordement de son amour, s'adresse aux hommes comme à des amis, il s'entretient avec eux pour les inviter à partager sa vie et pour les y accueillir" (DV 2). La Révélation a son origine dans un débordement d'amour, "ex abundantia caritatis suae", et a comme but une vie en communion d'amour. Remarquons que cette perspective correspond parfaitement à celle de la Bible, où Dieu se manifeste en vue d'établir une alliance et où l'expression "connaître Dieu" n'exprime pas une simple opération mentale, mais une mise en relation personnelle avec Dieu. Parlant, plus loin, de l'Écriture Sainte, Vatican II a une phrase merveilleuse, qui abonde dans le même sens en disant: "Dans les Saints Livres, le Père qui est aux cieux vient avec beaucoup d'amour à la rencontre de ses fils et entre en conversation avec eux" (DV 21: "filiis suis peramanter occurrit"). Après cela, la conclusion de Dei Verbum peut assurément souhaiter que "le trésor de la Révélation" "comble de plus en plus les coeurs des hommes" (DV 26). Une Révélation dont l'origine et la finalité est l'amour comble les coeurs de ceux qui l'accueillent.

Cet accueil est évidemment une démarche libre. L'amour ne peut exister sans la liberté. Une comparaison entre le paragraphe 5 de Dei Verbum et le texte qu'il cite du 1er Concile du Vatican est révélatrice à ce sujet. Vatican I se préoccupe de démontrer que l'acte de foi est raisonnable et qu'il est moralement dû. Sa phrase commence donc par une proposition causale: "Puisque l'homme dépend entièrement de Dieu, son Créateur et Seigneur, et que la raison créée est complètement assujettie à la vérité incréée"; vient alors l'affirmation d'un devoir: "nous sommes tenus de donner à Dieu qui révèle un complet hommage d'intelligence et de volonté" (DS 3008). Dans Dei Verbum, la proposition causale disparaît; ce qui la remplace, c'est un recours à l'Écriture, très bref mais décisif: il s'agit de "l'obéissance de la foi", formule paulinienne de Rm 1,5 et 16,26. "A Dieu qui révèle il faut donner l'obéissance de la foi" (DV 5). L'expression de Vatican I, "un complet hommage d'intelligence et de volonté", est conservée par Dei Verbum, mais elle est précédée et suivie par deux allusions à la liberté de l'acte de foi et à son aspect de don de toute la personne. Au lieu de dire, comme Vatican I, "nous sommes tenus de donner un complet hommage etc.", Dei Verbum explique que, par l'obéissance de la foi, "l'homme se confie lui-même tout entier librement à Dieu, en donnant à Dieu qui révèle un complet hommage d'intelligence et de volonté"; cette phrase élargit beaucoup la façon de concevoir la foi; celle-ci n'est plus présentée simplement comme une adhésion à des vérités, mais comme une adhésion qui prend toute la personne (DV 5).

La liberté humaine se réalise dans l'histoire. A ce propos, Dom Lafont observe que, dans la présentation de la Révélation par Dei Verbum, "la prise en compte de l'histoire est (ici) essentielle; celle-ci apparaît comme dimension tant de la Révélation proprement dite que de sa transmission (...), mais aussi formellement comme élément de la Révélation, qui s'opère moyennant la réciprocité des faits salvifiques et de leur sens révélé"7. Dei Verbum parle explicitement de l'"histoire du salut" (DV 2). Utilisant un texte du Concile de Trente qui dit que les traditions sont venues "de la bouche du Christ lui-même" ("ab ipsius Christi ore": DS 1501), Dei Verbum ajoute qu'elles sont venues aussi "de sa façon de vivre et de ses oeuvres" et que les apôtres les ont transmises "par leurs exemples et par des institutions" non moins que par leur prédication (DV 7). La Révélation passe ainsi du domaine du langage à celui des faits et acquiert une plus forte densité existentielle.

Une comparaison entre les textes sur la Révélation dans Vatican I et dans Vatican II met en lumière une autre différence importante, qui regarde notre communion avec le mystère de la Trinité. Vatican I dit globalement qu' "il a plu à Dieu de se révéler lui-même ainsi que les décrets éternels de sa volonté" (DS 3004): Dei Verbum ne se contente pas de cette expression, mais la modifie et la précise. Au lieu de parler de "décrets éternels", Dei Verbum parle de "sacramentum", c'est-à-dire de "mystère", et précise que ce mystère de la volonté divine consiste en ce que "les hommes, par le Christ Verbe fait chair et dans l'Esprit Saint, ont accès auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine" (DV 2). Ce langage trinitaire, nourri d'Écriture Sainte, montre toute la profondeur existentielle et interpersonnelle de la Révélation, qui n'est pas simplement communication de vérité, mais introduit dans une communion d'amour la plus intense qui soit. Il a, évidemment, été accueilli très favorablement.

4. Inspiration et communauté croyante

Lorsque la Constitution Dei verbum parle de l'inspiration des Livres Saints (DV 11), elle ne reprend pas le thème de la communion, mais se contente de rappeler sobrement l'enseignement des conciles précédents. Elle déclare que "les choses divinement révélées, qui sont contenues et présentées dans les textes de la Sainte Écriture, y ont été consignées sous le souffle de l'Esprit Saint" (DV 11). On peut remarquer que Vatican II a évité de dire "Spiritu Sancto dictante", formule utilisée par le Concile de Trente et par Vatican I, mais à propos de la Tradition (DS 1501; 3006) et non de l'Écriture. Pour celle-ci, Dei Verbum dit "Spiritu Sancto afflante" dans la première phrase du paragraphe 11, puis, un peu plus loin, "Spiritu Sancto inspirante". Pour le rôle de l'Esprit Saint dans la Tradition, Dei Verbum, paragraphe 7, remplace le "dictante" de Trente et de Vatican I par un "suggerente". Ainsi est écartée l'idée d'une inspiration verbale, selon laquelle le choix des mots ne dépendrait aucunement des auteurs humains, mais uniquement de l'Esprit-Saint. Sans entrer dans aucune explication théorique du processus de l'inspiration, sans parler, par exemple, de cause principale et de cause instrumentale, Dei Verbum affirme à la fois que les Livres Saints "ont Dieu pour auteur" et que les écrivains bibliques sont de "vrais auteurs" ("veri auctores") de leurs écrits, car ils se sont servis de "leurs facultés et de leurs forces" (DV 11). Dieu, cependant, a mystérieusement "agi en eux et par eux", pour qu'ils transmettent par écrit "tout ce que lui-même voulait et cela seulement" (DV 11).

Cette déclaration, qui s'en tient à l'essentiel, laisse le champ libre aux recherches théologiques8. Celles-ci prennent en considération les résultats des études exégétiques, en particulier, l'importance accordée au dynamisme de la communauté croyante. Un écrit n'est jamais une pure création individuelle; sa production a toujours des liens avec un milieu et une situation donnés. Les écrits bibliques n'échappent pas à ce conditionnement. La méthode de la Formgeschichte nous a enseigné à chercher leur "Sitz im Leben". Pour mieux comprendre la nature de l'inspiration biblique, il y a donc lieu d'être attentif au milieu de production des écrits bibliques. Déjà Karl Rahner expliquait l'inspiration comme un aspect de l'intervention de Dieu dans l'histoire humaine et, plus précisément, dans l'histoire d'une communauté de croyants. Il écrivait: "En même temps que Dieu, avec un vouloir absolu, pré-définissant formellement l'histoire du salut et l'eschatologie, veut et produit l'Église primitive ainsi que ses éléments constitutifs, il veut et produit l'Écriture, de telle façon qu'il devient son inspirateur et créateur (Urheber), son auteur"9 . Cette affirmation a le mérite de ne pas considérer l'inspiration comme un phénomène isolé, mais de la présenter comme un aspect particulier d'une oeuvre divine beaucoup plus étendue et plus enracinée dans l'histoire. Elle a le défaut de ne rien dire de l'Ancien Testament, ni du salut du monde. C'est pourquoi, un autre auteur, Meinrad Limbeck, a proposé de la modifier et de dire: "En même temps que Dieu veut, d'une volonté absolue, le salut de tous les humains par l'histoire particulière d'Israël et de l'Église primitive, histoire qu'il met en mouvement en la distinguant du cours ordinaire des choses, il veut et produit aussi l'Écriture de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, de telle façon qu'il devient son inspirateur et créateur, son auteur"10.

Une autre omission de la phrase de Rahner concerne les auteurs bibliques. Ils ne sont aucunement mentionnés. Cette omission favorise la position de ceux qui attribuent la production des textes à la communauté plutôt qu'à des personnalités. Un détail, toutefois, de la phrase de Rahner s'oppose à cette interprétation. Rahner ne présente pas l'Église primitive comme une collectivité indifférenciée, mais il indique qu'elle a des "éléments constitutifs", parmi lesquels il faut assurément compter les Douze et ceux qui, avec eux, ont été, comme le dit le troisième évangile, "témoins oculaires et serviteurs de la parole" (Lc 1,2). L'inspiration scripturaire se trouve en continuité avec ce genre de fonctions, qui sont accompagnées de charismes. Elle est elle-même un charisme donné par Dieu à certaines personnes de la communauté croyante pour le service de la Parole au profit de la communauté et de la mission. Ce charisme plonge ses racines, pour ainsi dire, dans la vie de foi de la communauté et ne doit pas en être séparé, mais ce n'est pas, à proprement parler, un charisme communautaire. Les études exégétiques amènent, cependant, à penser que, dans la production d'un texte donné, le charisme peut s'étendre à plusieurs personnes, si elles ont toutes contribué à cette production. Il serait étrange de réserver l'inspiration uniquement au rédacteur final, surtout si le rôle de celui-ci a été peu important, et de la refuser aux auteurs précédents, dont les apports ont été beaucoup plus substantiels. On peut parler, en quelque sorte, d'un courant d'inspiration, dont l'action s'est étendue aux diverses étapes de la formation du texte. Certains auteurs suggèrent même d'admettre que ce courant a continué à être actif dans l'oeuvre des traducteurs de la Septante, qui, en plus d'un cas, ont ajouté au texte de nouvelles potentialités.

Certains auteurs suggèrent d'étendre le charisme de l'inspiration aux lecteurs de la Bible. Ils partent de la constatation que beaucoup de textes bibliques doivent leur production à la "relecture" de textes antérieurs. Daniel, par exemple, a composé son texte en partant d'une relecture d'un oracle de Jérémie. Les écrits du Nouveau Testament reflètent une relecture de l'Ancien Testament faite à la lumière des événements de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus. On en conclut que l'inspiration ne concerne pas seulement l'action d'écrire, mais aussi l'action de lire. On en tire la conséquence qu'il convient de parler aussi de l'inspiration des lecteurs, qui, sous la conduite de l'Esprit Saint, non seulement découvrent le sens profond des textes anciens, mais apportent à ceux-ci un supplément de signification. Leur action de lire comporte un aspect de créativité. En ce sens-là, Ulrich Körtner a parlé du lecteur inspiré; "Der inspirierte Leser", tel est le titre d'un de ses livres11. Sans nier l'aspect de créativité qui se manifeste dans certaines façons de lire la Bible, il convient toutefois de ne pas le confondre avec l'inspiration scripturaire proprement dite. Le lecteur inspiré ne produit pas de nouveaux textes bibliques, qu'il faudrait introduire dans le canon des Écritures. Son inspiration concerne l'actualisation de la Bible et la production de textes qui expriment cette actualisation, mais non la création de suppléments à la Bible. Dei Verbum a précisé que le peuple de Dieu n'a plus à attendre aucune révélation publique (DV 4); cette déclaration exclut en particulier l'hypothèse d'addition à faire à la Sainte Écriture, qui est révélation publique par excellence. Ceci dit, il faut reconnaître qu'en faisant prendre mieux conscience des rapports étroits qui relient l'inspiration scripturaire à la communauté des croyants, les études récentes ont ouvert des perspectives lumineuses et fécondes.

5. Études bibliques et Théologie

Dan son dernier chapitre Dei Verbum traite "de la Sainte Écriture dans la vie de l'Église" et exprime, en termes excellents, l'importance de la Bible pour la vie spirituelle des croyants, "conjointement avec la Tradition". La parole de Dieu écrite constitue "pour les enfants de l'Église, la force de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle" (DV 22); il mentionne à ce propos les traductions et se montre favorable, en particulier, aux traductions oecuméniques. Cette suggestion du Concile, vous le savez, n'est pas restée lettre morte. En plusieurs pays, les catholiques ont collaboré avec les protestants et les orthodoxes pour préparer très soigneusement des traductions communes et les publier, ce qui a constitué un progrès important sur la route de l'unité.

Le Concile encourage, d'autre part, à la lecture et à la méditation de la Bible. Il adresse ses encouragements d'abord à "tous les clercs, en premier lieu les prêtres", mais aussi à tous les chrétiens (DV 25). Ces paroles du Concile ont eu beaucoup de répercussions. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet; je me contenterai de rappeler quelle forte impulsion le Cardinal Martini a donné, dans son diocèse et ailleurs, à la "Lectio divina", c'est-à-dire à la lecture attentive d'un texte biblique (lectio), suivie d'un temps de réflexion sur la portée de ce texte pour la vie chrétienne (meditatio), puis d'un temps de prière adressée à Dieu ou au Christ (oratio), enfin d'un temps d'union à Dieu dans la contemplatio. Le Cardinal Martini a écrit que "sans la Lectio divina, il n'y a pas de vie chrétienne approfondie"12. La constitution Dei Verbum n'emploie pas l'expression Lectio Divina, mais elle utilise des formules équivalentes: "assidua lectio sacra", "frequens divinarum Scripturarum lectione", "pia lectio", et elle invite les fidèles à "se souvenir que la prière doit accompagner la lecture de l'Écriture Sainte, pour qu'il y ait un dialogue entre Dieu et l'homme" (DV 25). Tel est bien le programme de la Lectio divina.

Sur un dernier point, il me semble utile de parler un peu plus longuement: le rapport entre les études bibliques et la théologie. Sur ce point, Dei Verbum a repris, mais en le modifiant, un souhait exprimé par Léon XIII dans l'encyclique "Providentissimus" et répété par Benoît XV dans "Spiritus Paraclitus". Léon XIII déclarait "extrêmement souhaitable, et même nécessaire, que l'utilisation de la Divine Écriture ait une influence sur toute la discipline de la théologie et en soit presque l'âme"13. Léon XIII parlait d'utilisation de l'Écriture (en latin "usus"). Dei Verbum parle d'étude ("studium") et souhaite "que l'étude de la Sacra Pagina soit comme l'âme de la Sacra Theologia" (DV 24). Cette nouvelle formulation rend plus explicite le rapport nécessaire entre la théologie et l'exégèse. En effet, si pour "utiliser" l'Écriture, il suffit d'en citer le texte, "étudier" l'Écriture signifie faire des études exégétiques, soit personnellement, soit en se mettant à l'école des exégètes de métier. En fin de compte, la phrase du Concile demande que l'exégèse soit comme l'âme de la théologie. La conjonction de comparaison "comme" atténue heureusement l'affirmation. En effet, si l'exégèse a un certain rôle d'animation par rapport à la théologie, elle ne peut pas en être vraiment l'âme. La théologie est "fides quaerens intellectum"; son âme est donc le souffle de la foi, qui vient de l'Esprit Saint.

Le souhait de Dei Verbum n'en conserve pas moins une extrême importance. Son influence a provoqué un renouvellement de la recherche théologique et de l'enseignement de la théologie. Pour le montrer, de longs développements seraient nécessaires. Il me semble plus opportun d'attirer l'attention sur l'exigence qui résulte de ce souhait pour l'exégèse elle-même. Comme le dit le document de la Commission Biblique (III, D2), s'il est vrai que "pour interpréter l'Écriture avec exactitude scientifique et précision, les théologiens ont besoin du travail des exégètes", il est tout aussi vrai que, "de leur côté, les exégètes doivent orienter leurs recherches de telle façon que "l'étude de l'Écriture Sainte" puisse effectivement être "comme l'âme de la Théologie" (DV 24)." Cela suppose que l'exégèse elle-même soit, comme les autres disciplines théologiques, "fides quaerens intellectum", une recherche intellectuelle pratiquée avec une précompréhension de foi. Dei Verbum donne aux exégètes de très nettes indications en ce sens dans son paragraphe 12, qui traite de l'interprétation de l'Écriture. On ne peut pas dire que son enseignement ait été convenablement reçu par tous les exégètes catholiques. On a applaudi à ce qui y est dit de l'étude des genres littéraires, que Dei Verbum approuve, comme l'avait fait l'encyclique Divino afflante Spiritu. On a montré moins d'empressement à accueillir l'autre partie du même paragraphe, qui invite les exégètes à se situer dans une perspective spirituelle, "pour découvrir correctement le sens des textes sacrés".

Une forte tendance, provoquée par leurs rapports avec les exégètes et les savants incroyants, pousse les exégètes catholiques à adopter une perspective étroitement scientifique, neutre par rapport à la foi. Au lieu d'être une discipline théologique, l'exégèse se réduit alors à être une étude historico-philologique de textes anciens. Un article assez récent d'un exégète catholique exprime clairement cette position14 et la présente comme la position normale de tout exégète catholique.

L'auteur y demande à l'exégète de "tenter d'effacer sa subjectivité, tenir en suspens sa foi et ses doutes" (p. 152). "Parce qu'elle est exercice autonome de la raison humaine, l'exégèse, écrit-il, ne saurait faire place à la foi dans ses opérations et dans ses critères" (p. 157). L'exégète ne doit chercher que le sens humain du texte, avec les seuls critères de la raison humaine. "Parvenu donc à une représentation du sens humain et contingent du texte, l'exégète passe la main au théologien, herméneute intégral auquel il appartient de montrer comment ce sens humain est bien parole de Dieu" (p. 159). Une pareille division du travail ne correspond pas du tout à la doctrine du Concile et se trouve contestée même par des exégètes non catholiques. Brevard Childs, par exemple, a fait observer que, si l'exégèse ne se pratique pas "à l'intérieur d'un cadre explicite de foi", elle ne pourra pas être utile à la théologie, car "il est impossible de construire un pont qui aille d'un contenu descriptif neutre à la réalité théologique"15.

Pour interpréter correctement la Bible, qui relate des expériences religieuses et fait appel à la capacité religieuse des personnes humaines, la base de départ la plus indiquée est une expérience de foi qui soit située dans la Tradition religieuse d'où sont issus les textes. S'inspirant d'une affirmation de S. Jérôme (In Gai 5,19-21, PL 26,445), Dei Verbum déclare à ce propos que "la Sainte Écriture doit être lue et interprétée dans le même Esprit dans lequel elle a été écrite" ("eodem Spiritu quo scripta est": le latin a ici un ablatif de moyen, difficile à rendre en français après un verbe au passif). Il s'agit, évidemment, de l'Esprit Saint; la phrase de S. Jérôme le dit explicitement. Dans un volume collectif sur Vatican II, le Père de la Potterie rapporte que cette déclaration n'a été introduite que tardivement dans le texte de Dei Verbum16. Effectivement, elle ne s'insère pas parfaitement dans la phrase où elle a été ajoutée. Alors qu'elle ferait attendre des indications concernant l'attitude personnelle de l'exégète, elle est suivie de critères objectifs: l'attention à donner "au contenu et à l'unité de toute l'Écriture, en tenant compte de la Tradition vivante de toute l'Église et de l'analogie de la foi". Ces critères sont assurément en rapport avec la doctrine de l'inspiration, mais ils restent en quelque sorte à l'extérieur. Plusieurs Pères conciliaires ont proposé une explication plus intérieure, qui doit être à la base des recherches objectives: la lecture et l'interprétation de la Bible doivent se faire dans une attitude de foi. Comme le dit l'apôtre Paul, c'est "lorsqu'on se tourne vers le Seigneur", dans la foi, que "le voile est enlevé" et que le vrai sens de l'Écriture apparaît (cf. 2 Co 3,16). Le Père de la Potterie a bien montré combien cette conviction est présente chez Origène, chez Jérôme, Hilaire, Ambroise, Grégoire le Grand. L'Esprit Saint a donné une dimension d'intériorité aux textes qu'il a inspirés; il fait découvrir cette dimension au lecteur qui les lit à la lumière de la foi. Pour qui s'enferme dans les limites de la raison, l'Écriture Sainte reste inassimilable. Pour qui est docile à l'Esprit Saint, la parole inspirée devient inspirante et découvre peu à peu ses multiples potentialités.

Dans son discours de 1993 pour le centième anniversaire de "Providentissimus", le Pape Jean-Paul II a bien souligné cette condition d'une authentique exégèse. Il a déclaré que "pour arriver à une interprétation pleinement valable des paroles inspirées par l'Esprit Saint, il faut être soi-même guidé par l'Esprit Saint et pour cela, il faut prier, prier beaucoup, demander dans la prière la lumière intérieure de l'Esprit, demander l'amour, qui seul rend capable de comprendre le langage de Dieu, qui "est amour" (1 Jn 4,8.16). Durant le travail même d'interprétation, il faut se maintenir le plus possible en présence de Dieu"17. Ces paroles du Pape prennent exactement le contre-pied de l'opinion de l'exégète que j'ai citée il y a un instant. C'est dire qu'elles invitent beaucoup d'exégètes à une conversion. Remarquons toutefois que Jean-Paul II ne pousse nullement les exégètes à remplacer la recherche scientifique par un sentimentalisme pieux. Bien loin d'affaiblir la rigueur de la recherche, l'élan spirituel obtenu par la prière doit la favoriser, en empêchant l'exégète de se contenter de vues superficielles. Menée dans la pureté de la foi, l'exégèse se garde des opinions préconçues, qui peuvent sembler liées à la foi, mais qui, en réalité, proviennent d'influences humaines et non de la docilité à la parole de Dieu.

En concluant son étude déjà citée, le Père de la Potterie demande si on peut parler d'une "réception" du principe de Vatican II dans la pratique actuelle des exégètes catholiques. Sa réponse est que "dans une très large mesure, on est bien obligé de répondre par la négative"18 . "Ce qui prédomine actuellement, écrit-il, c'est une manière purement historique, donc sécularisée, de lire l'Écriture" (p.275). Effectivement, nous avons vu qu'un certain nombre d'exégètes catholiques estiment nécessaire, pour des raisons de méthode, d'exclure la foi de la recherche exégétique19. Mais une évolution se dessine, qui s'oriente dans un sens favorable à la réception du Concile. Dans le même volume sur Vatican II, le Père Maurice Gilbert la décrit en termes optimistes20.

Une première constatation est que la méthode historico-critique a évolué. Elle a perdu ses connexions originelles avec le protestantisme libéral. Les catholiques qui la pratiquent n'adoptent aucunement des positions agnostiques ou hypercritiques. D'autre part, la méthode s'est ouverte progressivement à des perspectives complémentaires. A l'étude des formes littéraires (Formgeschichte), qui morcelait les textes bibliques en petites unités, a succédé l'étude de la rédaction (Redaktionsgeschichte), plus attentive aux orientations d'ensemble des textes. Ensuite est venue la "Wirkungsgeschichte", qui, pour mieux comprendre la portée des textes, étudie l'histoire de leur interprétation et les effets qu'ils ont produits au cours des siècles.. C'est là, on en conviendra, un élargissement considérable de la méthode, dont l'objectif se limitait, en principe, à établir le sens des textes au moment de leur production. La "Wirkungsgeschichte" amène à reconnaître que les textes ont des potentialités qui n'apparaissent précisément pas au moment de leur production, mais se manifestent longtemps après.

Par ailleurs, la méthode historico-critique a perdu son monopole. D'autres méthodes et d'autres approches sont maintenant utilisées pour mettre en valeur les divers aspects des textes (étude de structure littéraire, exégèse rhétorique, exégèse narrative). Parmi ces innovations, certaines correspondent de très près à ce que demande le Concile, lorsqu'il invite les exégètes à être attentifs "au contenu et à l'unité de toute l'Écriture, en tenant compte de la Tradition vivante de toute l'Église" (DV 12). Plusieurs approches, en effet, sont basées sur la Tradition et l'approche canonique "interprète chaque texte biblique à la lumière du Canon des Écritures, c'est-à-dire de la Bible en tant que reçue comme norme de foi par une communauté de croyants"21.

Le Père Maurice Gilbert enregistre ces divers progrès, qui le portent à un jugement positif sur l'orientation actuelle de l'exégèse catholique. Il déclare que "la portée théologique des textes, qui sont la "règle de la foi", est de plus en plus mise en lumière" (p.344), qu'"une foule d'exégètes sait transmettre aujourd'hui cette lectio divina que recommandait Vatican II" (p.345), que "la compétence des animateurs de la pastorale biblique s"est grandement accrue", grâce à "un effort considérable" accompli par "d'excellents exégètes" pour mettre à leur disposition "des instruments de travail adaptés" (p.346). Il y a donc progrès dans le sens d'"une exégèse plus théologique", "plus spirituelle", "plus pastorale", "plus oecuménique" également (pp. 344-347), à quoi s'ajoute un "retour à l'exégèse ancienne" (p.343). Ce tableau est très récomfortant.

Conclusion

C'est sur cette note positive que nous pouvons conclure. La Constitution dogmatique sur la Révélation divine a produit des fruits savoureux et abondants. Sa réception dans l'Église n'a pas été parfaite, mais les insuffisances que j'ai pu signaler ne compromettent aucunement le notable succès d'ensemble. Pour l'avenir, il y a lieu de souhaiter une plus grande fidélité à l'enseignement du Concile, dans son refus des dichotomies et son souci d'unité. La parole de Dieu, selon le Concile, ce n'est pas l'Écriture séparée de la Tradition, mais l'Écriture portée par le courant vivifiant de la Tradition. La Révélation n'est pas simplement communication d'un ensemble de vérités; elle est avant tout mise en relation avec des personnes; elle introduit dans une vie de communion avec Dieu, le Père, le Fils et l'Esprit. Pour pouvoir être "comme l'âme de la théologie", l'étude exégétique doit être attentive à cette profondeur spirituelle des textes bibliques, ce qui suppose, de la part de l'exégète, la docilité à l'Esprit Saint. Ces orientations, exigeantes et enrichissantes, ont déjà montré leur fécondité. Ajoutons que le Concile n'a pas prétendu tout dire. Il a laissé plus d'un secteur à l'initiative des chercheurs. Il n'a pas, par exemple, exploré les multiples dimensions de l'inspiration scripturaire. La situation actuelle en est d'autant plus stimulante et pleine de promesses.

Albert Vanhoye S.J.

 

__________________________________________________________

1 Mgr Jean-Julien WEBER, dans Concile Oecuménique Vatican II. La Révélation, Éd. du Centurion, Paris 1966, p.34.

2 A. FRANZINI, Tradizione e Scrittura. Il contributo del Concilio Vaticano II, Brescia 1978, p.193.

3 R. SCHUTZ et M. THURIAN, La parole vivante au Concile, Taizé 1966, p. 120, cité par A. FRANZINI, Tradizione e Scrittura, p.216.

4 A. FRANZINI, Tradizione e Scrittura. p.211.

5 Cf. A. FRANZINI, Tradizione e Scrittura. pp.240-257.

6 Gh. LAFONT, O.S.B., "La Constitution "Dei Verbum" et ses précédents conciliaires", NRT 110 (1988) 58-73.

7 Gh. LAFONT, "La Constitution Dei verbum...", p.61

8 Dans ce qui suit, je m'inspire d'une étude encore inédite de Helmut Gabel, "Inspiration und Wahrheit der Schrift".

9 K. RAHNER, Uber die Schriftinspiration (Quaestiones Disputatae 1), Freiburg im Br. 1962, p.58.

10 M. LIMBECK, "Die Heilige Schrift", dans W. KERN, éd., Handbuch der Fundamentaltheologie, t.4, Freiburg im Br. 1988, p.86.

11U.H.J. KÖRTNER, Der inspirierte Leser. Zentrale Aspekte biblischer Hermeneutik, Göttingen 1994.

12 C.M. MARTINI, Perché Gesù parlava in parabole?, Bologna 1985, p. 108.

13 "Illud autem maxime optabile est et necessarium, ut ejusdem Divinae Scripturae usus in universam theologiae influat disciplinam ejusque prope sit anima." Enchirid. Biblicum 14 et 483.

14 J.-M. SEVRIN, "L'exégèse critique comme discipline théologique", Revue théologique de Louvain 21 (1990) 146-162.

15 B.S. CHILDS, "Interprétation in Faith", dans Interprétation 18 (1964) 432-449, p.438, citée dans une contribution inédite du P.D. Barthélémy, O.P., aux travaux de la Commission Biblique.

16 I. de la POTTERIE, "L'interprétation de l'Écriture dans l'Esprit où elle a été écrite (DV 12,3)" dans Vatican II. Bilan et perspectives sous la direction de René LATOURELLE, Montréal/Paris 1988, 235-276, p.257, n.66.

17 Discours de Jean-Paul II du 23 avril 1993, L'Osservatore Romano 24-4-1993, p.7; Ench. Bibl.. Bologne 1993, n° 1248, p. 1168.

18 I. de la POTTERIE, "L'interprétation de l'Écriture", p.274.

19 A vrai dire, vers la fin de son article, l'auteur cité ci-dessus admet, au sujet de la foi, que "la partager avec les auteurs bibliques peut nous aider à les mieux comprendre"; J.-M. SEVRIN, "L'exégèse critique", p. 158.

20 M. GILBERT, "Ouvertures et requêtes en exégèse après Vatican II", dans Vatican II. Bilan et perspectives, R. LATOURELLE éd., Montréal/Paris 1988, pp.229-249.

21 Commission Biblique, "L'interprétation de la Bible dans l'Église", I C, 1.