Lettre aux 18-20 ans

De l’an 2000

Editions Sainte -Madeleine

 

PRÉLUDE

 

Vous êtes des milliers, autour de moi, bruissant dans l’obscurité, et je ne vous connais pas. Mais je vous aperçois souvent à l’hôtellerie du monastère, et c’est bien à vous que j’adresse cette lettre chaotique, pleine de choses éparses, où vous prendrez au hasard ce qu’il vous plaira.

Oui, lisez au hasard, car tout se tient dans le grand lectionnaire de la création, tout s’enchaîne et tout se répond : aucune vérité ne vient contredire la suivante; l’amour manqué explique la haine, le Ciel explique l’enfer, le saint et le malfrat sont tous deux partis, sans le savoir, à la recherche du même trésor. Vous trouverez ici des exhortations et des poèmes, des affirmations antiques et des rêveries, des bouts de conversation avec l’un ou l’autre, parfois même des cris de colère.

Et l’unité en tout ça, me direz-vous, où se trouve-t-elle? Qu’y a-t-il de commun entre Charles de Foucauld, Edith Piaf et Baudelaire, entre un philosophe anarchiste et le secret des moines? Ce qu’ils ont de commun? Eh bien, je vais vous le dire. C’est le cri. C’est la grande clameur qui s’élève depuis le commencement du monde et qui dit toujours la même chose. Ce que j’aimerais simplement, au fil de ces pages, c’est répercuter la voix des poètes, des héros et des saints, faire entendre la voix de ces grands exilés, à laquelle je voudrais joindre la mienne. Ou bien encore l’enfermer dans une pauvre bouteille, comme faisaient les navigateurs de jadis, qui traçaient sur parchemin l’itinéraire codé d’un trésor mystérieux.

Et ils jetaient la bouteille à la mer.

 

APPEL À LA TRANSCENDANCE

 

Vous êtes embarqués

 

Puis l’entretien s’acheva sur ces mots : "D’ailleurs, vous autres moines, comment pourriez-vous nous comprendre? — Vous n’êtes pas dans la vie! Je me demande à quoi vous pouvez bien servir…" O mon frère, toi qui viens de lâcher cette interrogation, où je sens plus de détresse que d’insolence (j’ai encore le son de ta voix dans l’oreille), où es-tu aujourd’hui pour que je puisse te répondre, et à travers toi répondre à des milliers de jeunes qui s’interrogent tous, je dis bien tous, sur le sens de la vie : "Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Où allons-nous?"

Je vous devine, foule anonyme, errant dans l’ombre, invisibles, goguenards en apparence, au fond de vous inquiets et douloureux. Vous cherchez inconsciemment la perle précieuse qui rend ridicule la possession des honneurs et de la fortune. Vous cherchez une vérité rassasiante, un amour solide et lisse comme l’azur, vous attendez qu’on vous révèle un certain sens de la vie. Comme on dit le sens d’un fleuve ; tour à tour violent et doux, mais du moins ayant une orientation et un sens. Il faut toujours chercher le sens des choses plus encore que leur exactitude. Or une seule question nous intéresse : nous sommes en route, mais où allons-nous?

Vous voilà embarqués par la force des choses sur le fleuve inexorable du temps, avec une assez grande dose d’espérance mêlée d’illusion, sous le regard de vos aînés, où perce un semblant d’irritation et de pitié. Alors vous devenez agressifs, puis le ton agressif cède la place au scepticisme et à la lassitude, faits de mépris pour leur langue de bois, pour leurs réponses pieuses ou stéréotypées. On se moque de vous avec des recettes de bonheur, vous les avez toutes essayées et elles vous laissent tristes et désemparés. Pourquoi? Parce que ce qu’on vous propose est sans profondeur, sans altitude, plat comme une autoroute ; parce que personne ne vous a proposé l’héroïsme comme moyen et l’Absolu comme horizon de vie. Et pourtant c’est ce que fait dire Claudel à un homme de chez nous, le patriarche de Combernon, à l’issue d’un drame déchirant, devant le corps de sa fille Violaine, devenue aveugle, son enfant sacrifiée :

"Est-ce que le but de la vie est de vivre? est-ce que les pieds des enfants de Dieu sont attachés à cette terre misérable?

Il n’est pas de vivre mais de mourir! et non point de charpenter la croix, mais d’y monter et de donner ce que nous avons en riant! Là est la joie, là est la liberté, là la grâce, là la jeunesse éternelle!…" (L’Annonce faite à Marie, acte 4, scène 2)

Vous me lisez encore? Alors je continue. Je comprends bien ce qui fait votre drame : vous avez épuisé toute la substance de vos rêves, et rien de ce qui existe ne trouve plus matière au feu et à la soif. Quels mages, quels prophètes vous diront la raison de votre désespoir (que je préfère à l’optimisme)? Ecoutez Mallarmé : ce sont toujours les poètes qui nous donnent la clef de l’énigme :

"La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.

"Fuir! Là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

"D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!"

Les oiseaux, ce sont les êtres délivrés d’eux-mêmes, ivres de liberté, hors de portée des industries de l’homme. Ivres de plénitude parce qu’ils s’élèvent au-dessus des modes et des remous des passions, dans ce ciel mystérieux que tout être humain porte en soi pour peu qu’il s’immobilise. Mais qui est-ce qui descend dans ces régions de l’âme? Ne parlons pas trop tôt d’aventure mystique. Il sut parfois simplement d’un coup d’aile noire du malheur qui passe au-dessus de nos rêves : un grand amour déçu, une vie brisée, une maladie incurable, et le sens apparaît.

 

Pauvre Edith

 

Il faut lire cela dans le testament d’Edith Piaf. C’est le témoignage d’une vie agitée, remplie de fêtes, de succès et de larmes, qui va de l’apogée de la réussite à l’abandon et à la solitude.

"Cette lettre est plus qu’un testament. Je voudrais qu’elle fasse comprendre qui j’ai été vraiment et pourquoi, parfois, j’ai mené une vie absurde… Lorsque la maladie vous frôle avec opiniâtreté, lorsqu’on sent, comme je le sens moi, la mort rôder à tout instant, il y a un moment où on est obligé de faire le point avec soi-même. Il y a un moment où on se demande si on n’a pas vécu pour rien…

J’ai fait des sottises. Souvent j’ai été méchante. J’ai gaspillé mes forces, ma santé, ma fortune. J’ai été prodigue en tout d’une manière exagérée, folle. Je me suis jusqu’à présent cherché et trouvé mille circonstances atténuantes. Aujourd’hui, je n’en ferai rien. Je veux me pencher sur ma vie et me juger franchement, sans tricher, sans excuses. A chaque échec, à chaque déception, je me suis enfoncée un peu plus dans la certitude que ce que j’attendais n’arriverait jamais. Les années ont passé. Si, jeune, je savais que les garçons s’intéressaient à moi parce que, sans être belle, j’étais mignonne, quand les rides et la fatigue ont marqué mon visage, j’ai connu un drame. Je me suis aperçue, un jour, qu’on jouait la comédie de l’amour pour réussir, par intérêt. La première fois, en 1957, j’ai entendu l’homme qui disait m’aimer raconter à des amis : "Edith me permet de réussir en quelques semaines, alors que sans elle il me faudrait des années."

Ce jour-là j’ai réalisé que j’avais vieilli, et pour une femme, c’est un jour atroce. C’est depuis ce moment-là que j’ai commencé à me détacher de plus en plus de la vie. J’ai accumulé les sottises, alors que j’aurais dû acquérir de la sagesse… Depuis cette époque, je ne parviens plus à m’accrocher à rien. J’ai connu depuis lors la peur, la peur de mourir toute seule, sans personne autour de moi, abandonnée de tout le monde. Parce que brutalement tout s’était éclairé en moi. Et je me suis aperçue que, lorsque la maladie m’abattait, lorsqu’on m’annonçait que j’étais perdue pour la chanson, personne ne venait me trouver. Je me souviens, entre autres, de cette nuit de Noël 1958. J’avais à tout prix, bien qu’encore faible, voulu quitter la clinique pour recevoir mes amis. J’ai fait téléphoner à tous par ma secrétaire. Quand, à trois heures du matin, je me suis résignée à me coucher, personne n’était venu. J’étais seule, horriblement seule dans cette grande maison que j’avais voulue grande pour recevoir mes amis."

Cette grande maison vide, sans ami, n’est-elle pas l’image d’une vie déserte, privée du visage de Dieu, et que personne au monde ne remplira jamais?

"Mon Dieu, que je regrette aujourd’hui! Comme je voudrais pouvoir tout recommencer à zéro… A l’âge où on commence à comprendre la vie, à l’âge où l’indulgence remplace la colère, il est trop tard. Il aura vraiment fallu qu’après une vie de tourbillons et de bruit, je me retrouve seule avec mon infirmière dans cette maison de Placassier, perdue dans les collines, pour que je prenne conscience de tout cela. Comme j’ai changé! Je retrouve soudain ce besoin de pureté, cette envie de pleurer qui m’envahissait lorsque j’étais une petite fille. Cette envie de poser ma tête contre une épaule amie et de fermer les yeux, et de me reposer enfin. Quand je pense à ma vie, à toutes ces débauches de forces, j’ai honte de moi. Quand je revois cette petite femme engoncée dans sa fourrure, qui traîne la nuit sa solitude et son ennui, je pense que Piaf, ç’a été ça…! J’ai été quelquefois injuste et parfois méchante. J’ai aussi été ronchonneuse, coléreuse et autoritaire. A tous, je demande pardon. Et lorsque vous lirez cette lettre, à ne publier qu’après ma mort, ne pleurez pas."

Mais si, nous pleurons, chère Edith, parce que vous avez levé le masque trompeur qui nous cachait le vrai visage de votre âme. Et ce visage sans fard tel qu’il nous apparaît maintenant, croyez-moi, ce n’est pas chose si courante. Ce qui nous frappe ici est moins un sentiment de pitié que d’admiration : à la fin d’ "une vie de tourbillons et de bruit", soudain un cri de vérité qui sonne juste. Quand on est réduit à la pauvreté nue de la créature, c’est alors que l’on entre dans la vraie grandeur. Edith Piaf est morte comme une carmélite.

 

Baudelaire

 

De Mallarmé et Edith Piaf, je passe à Baudelaire. Connaissez-vous Baudelaire? Poète maudit (satanisme, alcool, paradis artificiels…). Ayant très tôt plongé dans le mal, il meurt rongé par les excès à l’âge de 46 ans, paralysé, aphasique.

Hanté qu’il fut toute sa vie durant par "cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel", Baudelaire s’adonne à un art rigoureux dont l’écriture somptueuse, la "sorcellerie évocatoire" fera de lui un des plus grands poètes français. Il est mort avec les sacrements de l’Eglise demandés et reçus en pleine lucidité. Puis, ayant perdu la parole, à un ami qui le questionnait, il répondit par un simple signe, en pointant son index vers le ciel : dernier geste qui exprime toute une vie. Oubliant la masse des écrits et des thèses qui ont salué en lui le chef de file des poètes symbolistes, nous retiendrons l’appel qu’il a lancé au cours de son héroïque misère morale, si l’on peut accoupler ces deux mots. Pourquoi Baudelaire aujourd’hui? Parce que lui aussi lance un appel. Les Phares, tel est le titre qu’il a donné à une longue description des expressions de la peinture et de l’art :

"Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décor frais et léger éclairé par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant; Goya, cauchemar plein de choses inconnues[…] Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent comme un soupir étouffé de Weber."

Il semble que le poète accumule à dessein les éléments descriptifs et disparates de ces grandes œuvres ne sont énumérés ici et entremêlés que pour être tous rassemblés en une sorte de grand appel tragique qui donne son sens à tout ce qui précède :

"Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum…"

"C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre envoyé par mille porte-voix; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité!"

Cet ardent sanglot, tel est le message que tous les artistes nous jettent du fond de leur nuit douloureuse. D’autres découvrent l’absolu de la Vérité, d’une vérité qui ne trompe pas, dans la conversion du cœur à l’aurore de la vie. Ainsi Charles de Foucauld : "Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de vivre pour lui. Dieu est si grand! Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas lui!" (lettre à Henry de Castries). Même les Musulmans que côtoyait le Père de Foucauld en témoignent; le chapelet qu’ils égrènent contient les 99 noms d’Allah : l’Unique, le Tout-Puissant, le Miséricordieux… Le centième nom ne se prononce pas : il est ineffable.

C’est à ce dépassement que la loi de la vie vous appelle, non pas seulement dépassement du visible pour l’invisible (car même les athées croient à l’invisible, seulement ils refusent de lui donner un nom), mais dépassement de la créature vouée au relatif, à l’approximatif et à l’incertain, pour atteindre la Vérité absolue et définitive de la Transcendance divine — le centième nom d’Allah.

 

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Simone Weil

 

Laissons la parole maintenant à quelqu’un dont les accents ont la verdeur et l’autorité d’un prophète, bien qu’en dehors de toute confession religieuse, et j’ai conscience qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait politiquement incorrect :

"Tous ceux qui croient qu’il y a ou qu’il y aura un jour de la nourriture produite ici-bas mentent. La nourriture céleste ne fait pas seulement croître en nous le bien, elle détruit le mal, ce que nos propres efforts ne peuvent jamais faire. La quantité de mal qui est en nous ne peut être diminuée que par le regard posé sur une chose parfaitement pure." (Simone Weil, Pensées sans ordre sur l’amour de Dieu).

Cette pensée émane d’une juive anarchiste engagée dans les Brigades internationales de la guerre civile de 1936, nommée Simone Weil. Quelques années plus tard, ayant reçu la révélation soudaine de l’ordre surnaturel dans l’abbatiale de Solesmes, elle pourra écrire cette affirmation brûlante :

"Dieu seul est le bien, seul donc il vaut la peine d’être l’objet de nos soins, de la sollicitude, des soucis, des désirs, des élans de la pensée. Seul il vaut la peine d’être l’objet de tous ces mouvements de l’âme qui ont rapport à quelque valeur. Seul il a une affinité avec ce mouvement vers le bien, ce désir du bien qui est le centre même de mon être." (La connaissance surnaturelle)

Ce que dit Simone Weil, tous ceux dont l’âme a été eurée par une touche de la grâce, fût-ce la plus légère, la plus imperceptible, le disent, chacun à sa manière. Depuis 2000 ans, la littérature spirituelle, celle des mystiques et des convertis, n’est qu’un long cri d'effroi et d’amour devant la grandeur de Dieu. Lisez L’Imitation de Jésus-Christ, ce livre resté longtemps anonyme qui a nourri des générations de chrétiens. Traduit dans toutes les langues, il traversera les siècles jusqu’à la fin des temps. Que dit-il?

"Qu’il n’y ait rien de grand à vos yeux, d’élevé, de doux, d’aimable, que Dieu seul, ou ce qui vient de Dieu. Regardez comme une pure vanité toute consolation qui repose sur la créature. L’âme qui aime Dieu méprise tout ce qui est au-dessous de Dieu. Dieu seul, éternel, immense et remplissant tout, est la consolation de l’âme et la vraie joie du cœur." "Voilà mon Dieu et mon tout! Que voudrai-je de plus? et quelle plus grande félicité puis-je désirer? O ravissante parole! mais pour celui qui aime Jésus, et non pas le monde, ni rien de ce qui est du monde. Mon Dieu et mon tout, c’est assez dire à qui l’entend, et le redire sans cesse est doux à celui qui aime.".

Vous avez ici, dans la piété catholique, un exemple d’élan vers la transcendance située au-dessus de ses implications morales. Vous me demanderez alors : "Mais qu’est-ce donc que la transcendance?" Je vous répondrai, avec un brin d’impatience, sinon de colère, que c’est ce qui ne peut pas se dire par le discours et que vous cachez sous votre verbiage.

Depuis longtemps nous guerroyons pour la transcendance de Dieu contre tous les courants des pseudo-sciences humaines qui ramènent l’être divin à de misérables conceptions naturalistes. Nous en avons assez de cette démocratisation de Dieu, mis à toutes les sauces pour aboutir à un vague déisme où chacun apportera un supplément de son choix, le tout formant une grande religion œcuménique et mondiale. Si vous interrogez les martyrs de la primitive Eglise et les Pères du désert, qui furent les ancêtres des moines aux IIIe et IVe siècles, vous ferez connaissance avec les premiers témoins de la transcendance divine : ils ont opposé, à leurs risques et périls, le non le plus catégorique et le plus intraitable à la tentation que représentait alors l’ensemble des dieux et des religions que Rome avait rassemblés dans son panthéon : on les tolérait tous à condition que nul d’entre eux ne s’avisât d’en évincer aucun.

Le mot transcendance signifie dépassement, mais c’est quand on l’applique à Dieu qu’il acquiert toute sa force et toute sa valeur. Il faut pour bien l’entendre en saisir la fascination dans le nom de saint Michel : Michaël en hébreu signifie Qui est comme Dieu? Sous forme interrogative, c’est l’exclamation de l’Archange vainqueur de Lucifer et vengeur des droits de Dieu. Ce cri signifie que nulle créature ne peut s’attribuer le privilège d’être au fondement, à l’origine et au sommet de toute valeur, de toute puissance, de toute bonté et de toute beauté. C’est cela que Jésus exprime au début du Notre Père :.à Dieu seul revient l’adoration. L’adorer signifie reconnaître ses droits souverains sur toute créature. Que votre nom soit sanctifié, c’est-à-dire que vous soyez reconnu, vous seul, comme le Saint par excellence. Claudel, fidèle à sa conversion, ne s’y est pas trompé :

"Soyez béni, mon Dieu, qui m’avez délivré des idoles, et qui faites que je n’adore que vous seul, et non point Isis et Osiris, ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, ou la Divinité, ou l’Humanité ou les Lois de la Nature, ou l’Art, ou la Beauté, et qui n’avez pas permis d’exister à toutes ces choses qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votre absence…" (Cinq grandes odes)

Si l’on savait adorer, quelle réussite prodigieuse en résulterait sur tous les plans : politique, social, moral, culturel! Toutes choses retrouveraient leur place dans la tranquillité de l’ordre. Ceux à qui échappe cette notion primordiale (et les catholiques eux-mêmes s’empressent de l’oublier dans leur catéchisme et leur liturgie) n’auront jamais accès aux élévations de l’âme. L’adoration est le socle sur lequel repose toute religion, même naturelle. C’est pourquoi Jésus déclare que Dieu le Père "cherche des adorateurs en esprit et en vérité".

 

La soif de Dieu

 

J’ai dit cela à un jeune Américain qui nous demandait d’entrer au monastère. Je crois qu’il cherchait une aventure personnelle. C’est pour le mettre en garde contre l’oubli de la transcendance divine que je lui écrivis cette lettre : surtout, qu’il ne se trompe pas de soif!

Mon frère, Vous voilà prêt, me dites-vous, à traverser les mers et à tout quitter pour nous rejoindre. Ne voyez pas là une grande affaire. Lorsqu’un Américain entreprend quelque chose, il va jusqu’au bout. Partir n’est rien. Les arrachements font partie de la vie; mais continuer jour après jour, poursuivre inlassablement dans la même ligne, tout miser sur un grand amour aveugle envers Quelqu’un que, sur la terre, on ne verra jamais, c’est là l’épreuve cachée de l’aventure monastique et son frémissement.

Mais nous ne sommes pas seuls; depuis des siècles, une armée invisible s’est mise en route : demandons à ces explorateurs de nous guider. Saint Paul a résumé toute sa vie dans une phrase : "Je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi." (Gal. 2, 20) Retenez bien ces premiers mots : Je vis dans la foi; ils commandent tout le reste. C’est par la foi envers ce grand amour que les moines ont renoncé aux nourritures terrestres. C’est notre ascèse, ou disons plus simplement, c’est tout le comportement chrétien : "C’était dur, ces choses que je t’ai cruellement interdites en te les donnant, simplement parce que je n’y étais pas, Ce repas qui dès la première bouchée te dégoûtait, à cause de l’absence de moi? Mais que dis-tu de ce festin maintenant que nous consommons seul à seul et corps à corps?" (Claudel, La messe là-bas) Surtout ne faites pas l’erreur de penser que ce corps à corps puisse ressembler à quelque chose de sensible. Cela ne ressemble à rien. Tout se passe dans la foi. Lorsque saint Athanase dit que la vertu essentielle du moine, c’est la foi, il veut dire que, à la différence de ceux qui vont à Dieu par les images et les analogies : famille, profession, cité, rien de créé en revanche, aucun relais, aucun support n’a été réservé au moine pour lui donner accès à la plénitude. On supprime les barreaux de l’échelle — reste la corde lisse. Chez nous autres, moines, nulle apparition, nulle vision inaugurale pour la grande aventure. Pourtant, sans le dire à personne, chacun gardant son secret, nous sommes partis un beau matin à la recherche d’un visage aimé, pressenti, désiré de toutes nos forces : le visage de Dieu inscrit dans le fond de l’âme et y gravant – pour notre joie ou notre malheur – le sceau de sa ressemblance. Mais cet Être mystérieux qui nous poursuit inlassablement, qui est-il? Le connaîtrons-nous jamais? Est-il possible de désirer ce que l’on ne connaît pas? Ceci m’amène à la grande question que vous me posez et à laquelle je veux répondre : "Qu’est-ce que Dieu?" Chose étrange pour un aspirant à la vie monastique, vous m’interrogez sur Dieu plus que sur les moyens de l’atteindre; mais je pense que vous avez raison, car c’est Dieu qui mène à Dieu, et nul ne se met en marche vers un but s’il n’en porte en soi-même l’image. Si le voyageur assoiffé continue de marcher dans les sables, c’est qu’il porte en lui la vision de l’eau. Dieu, eau jaillissante, vraie vie et visage aimé, est d’abord et avant tout infiniment et souverainement désirable, et toute l’histoire du monde réside en ceci, que l’homme a été créé dans un état de tension et de désir vers sa fin, avec dans son cœur une épouvantable soif de bonheur, qui explique à elle seule les aléas de son destin dramatique. Soif de nouveauté ou soif de bonheur, c’est tout comme : aucune des plus douces choses d’ici-bas n’étant capable de remplir son cœur, il fuit chacune d’elles avec rage avant même d’en avoir épuisé la substance, attiré qu’il est par les promesses de la suivante, et ainsi de suite. Et de promesse en promesse, il s’écroule au terme de sa course avec un grand vide dans l’âme, mais peut-être (et c’est sa chance ultime) avec un dernier regard de bas en haut, un appel désespéré vers Celui auquel il refusait de donner un nom. C’est alors que, si nous osons parler de Dieu, apparaîtra inévitablement le mot de transcendance. Il ne faut pas abuser de ce mot. Il appartient au vocabulaire du sacré, il est primordial, il faut l’inscrire au fronton de nos temples, sous peine d’évacuer le fondement même de la religion. Mieux vaudrait voir frapper à la porte de nos monastères des êtres démunis des valeurs humaines les plus élémentaires, des vauriens affublés d’oripeaux grotesques, plutôt qu’un seul homme, fût-il vertueux, qui refuserait d’adorer la transcendance divine. Parce qu’une contrefaçon de Dieu est plus dangereuse, plus irrémédiable que sa négation. Le mystère de Dieu nous dépasse à tel point que rien de ce que l’on peut penser de lui n’est capable de l’exprimer : il est le Tout Autre, l'Ineffable, l’Incirconscriptible.

C’est la voie négative des Pères grecs et des mystiques de tous les temps, c’est la voie contemplative. La vie monastique consiste à adorer Dieu dans la nuit de la foi. Aimer tendrement celui qui ne se dérobe à nos yeux de chair que pour nous apprendre à le chercher avec plus d’ardeur par l’obéissance avec le secours de "l’armée fraternelle", et plus encore par la suave et douloureuse attirance de son propre mystère. Cela avait frappé Louis Salleron. "On a parfois l’impression, disait-il, d’une Légion étrangère vouée au service et à l’honneur exclusif de Dieu, dans un dur combat qui n’est que le déroulement des travaux et des jours."

C’est pour centrer leur réflexion sur cet aspect primordial de l’être divin que nos jeunes moines, au cours d’une visite à Saint-Marcel d’Ardèche, interrogeaient Gustave Thibon sur le sens du sacré. Voici, presque mot à mot, la teneur de leur entretien.

 

Dialogue sur le sacré

 

DOM LÉANDRE

GUSTAVE THIBON

FRÈRE JEAN-MARC

 

Dom Léandre. — André Charlier nous disait jadis que rien en France ne se ferait sans une certaine restauration du sacré. C’est le monde moderne qui le premier a réussi à détruire systématiquement toute référence au sacré, sous prétexte de démystifier, c’est-à-dire de supprimer le mystère. A votre avis, Gustave Thibon, qu’est-ce que le sacré?

Gustave Thibon. — Eh bien, justement, le sacré ne peut se comprendre qu’avec sa relation au mystère. Le sacré, c’est à la fois ce qui me pénètre et ce qui me dépasse. Quelque chose que le respect m’interdit de toucher, et dont je porte l’empreinte et l’appel au plus secret de mon âme. Le sentiment du sacré s’éveille en nous dans la participation au mystère.

Inversement, là où domine le règne de l’utile ou du rentable, le mystère disparaît. Le sentiment du sacré est donc lié à notre capacité de dépassement et d’ouverture au mystère. Le progrès technique n’y est pour rien, au contraire. "La lunette s’allonge, et l’étoile recule", disait Victor Hugo. La grande erreur, c’est de demander au temps de réaliser les promesses de l’éternité. Frère Jean-Marc. —Le sens du mystère et de la transcendance est donc affaire d’altitude et de sublimité; bien peu y accèdent, tout le monde n’est pas poète, ni artiste…

Gustave Thibon. — Je dirais plutôt que c’est une question de sensibilité d’âme. Tout peut devenir sacré : l’amour filial, le sens de l’héritage, la fidélité aux traditions d’une famille, jusqu’aux choses les plus humbles. Même dans le plus misérable amour humain, il y a une parcelle de mystère : "sentir l’être divin frémir dans l’être cher", disait encore le père Hugo.

Dom Léandre. —A votre avis, ce sens du mystère peut-il s’exprimer dans une littérature profane, ou bien faut-il que cet art soit affecté d’un caractère religieux?

Gustave Thibon. — Pas forcément.

Voyez dans la dramaturgie grecque : l’Antigone de Sophocle; il y avait dans l’Antiquité une telle hantise du mystère que toute manifestation artistique revêtait un caractère sacré. Le poète ou l’artiste était, sans le savoir, porteur d’un message d’innocence, un être à part, un messager des dieux. La poésie n’a pas pour fonction d’embellir ou d’orner. Elle parle aux hommes de la blancheur originelle et du paradis perdu; elle est en cela de même nature que la réminiscence platonicienne. Elle est l’intuition de l’immuable à travers le changement. Les poètes sont des métaphysiciens à l’état sauvage, plus profonds, si je puis dire, que les métaphysiciens à l’état domestique.

Après tout, le Christ n’a pas fait de métaphysique. Il nous a donné des paraboles, des comparaisons, des images. C’est l’image portée par le rythme de la poésie qui éveille les profondeurs de l’être humain, comme ne saurait le faire aucune dissertation de philosophie, fût-elle de premier ordre… Platon d’ailleurs était poète jusqu’à l’os : les symboles, les mythes et les allégories jouent perpétuellement dans son œuvre. Le poète, alchimiste du verbe, rend la création à la pureté et à l’innocence de l’incréé. La création divine descend de l’éternel dans le temps; la création humaine remonte du temps vers l’éternel.

Frère Jean-Marc. — Oui, c’est évident pour l’art et pour la poésie, mais dans la vie concrète des hommes, n’y a-t-il pas aussi une certaine hantise de l’absolu, de ce paradis originel dont vous parliez tout à l’heure?

Gustave Thibon. — Bien sûr, et nous le voyons de plus en plus. Lorsqu’on a interrogé Nixon sur les suicides collectifs des adeptes de Jim Jones, il a répondu : "Ce qu’il offrait à ceux qui l’ont suivi dans la jungle guyanaise était mauvais. Mais ces gens cherchaient quelque chose. Je crois que partout dans le monde d’aujourd’hui, les gens ont besoin d’avoir une foi."

Cela rejoint le mot d’Aristote : "C’est méconnaître l’homme que de ne lui promettre que de l’humain." Faute de quoi il se jettera dans l’inhumain; la grimace du diable remplacera pour lui le visage effacé de Dieu!

Dom Léandre. — Ce qui nous incite à redoubler de lucidité, sinon de scepticisme. Il y a aujourd’hui tant de courants religieux ou de gnoses initiatiques qui sollicitent les esprits en quête d’absolu, qu’on se demande si le devoir ne nous commanderait pas avant tout une sorte de méfiance instinctive envers tout ce qui n’est pas garanti par la tradition.

Gustave Thibon. — Bien sûr, mais il faut se méfier également des conformismes religieux; chez bien des catholiques pratiquants, on est aux antipodes de la mystique. C’est quand le désir s’allie au scepticisme que peut naître une vraie mystique. Frère Jean-Marc. — Peut-être était-ce le piétisme luthérien mollement installé dans ses habitudes qui a révolté Nietzsche? Vous avez dit de lui cette chose assez étonnante, qu’il était une brebis déguisée en loup!

Gustave Thibon. — Je ne nie pas les aspects sulfureux de Nietzsche, mais ses imprécations et ses blasphèmes n’étaient peut-être qu’une forme d’amour déçu et "retourné".

L’irréligion est quelque chose d'affreux, mais les contrefaçons de la religion sont aussi nocives. Que vaut le Dieu-gendarme que Napoléon préconisait comme nécessaire aux sociétés? Que vaut la prière comme drogue de qualité supérieure pour assurer l’équilibre au-dedans et le succès au-dehors: sommes-nous encore dans l’esprit de l’Evangile? C’est peut-être cette fausse quiétude qui faisait dire à Nietzsche : "Il faudrait qu’ils me chantent de meilleurs cantiques pour que je croie à leur Sauveur. Il faudrait qu’ils aient l’air plus sauvés!"

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Il me semble de plus en plus urgent de rendre à la foi son caractère de folie, une folie étrangère à tous les conformismes, pour en faire, non pas une "valeur de civilisation", mais une tension de tout l’être, fût-elle douloureuse, augmentant notre sentiment d’exil : la flèche du désir tendu vers l’autre rive.

Trois aphorismes de Gustave Thibon sur la transcendance

 

Pour unir les hommes, il ne sert de rien de jeter des ponts, il faut dresser des échelles. Celui qui n’est pas monté jusqu’à Dieu, n’a jamais vraiment rencontré son frère.

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A un jeune homme :

Restez fidèle à ce que vous avez entrevu de plus pur et de plus haut. Et croyez encore que c’était vrai, alors que tout vous dira autour de vous — et en vous — que c’était faux.

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Visite de trois jeunes gens :

C’est l’âge où on demande des principes aux aînés. Je leur dis : "Gardez intact un double regard : l’un ébloui devant l’éternel, l’autre clairvoyant devant ce qui passe. Et que l’un ne déteigne pas sur l’autre.".

APPEL À LA VIE INTÉRIEURE

Amis, je reprends ma lettre. Il me semble que je ne vous ai encore rien dit de ce qui me tient le plus à cœur : l’invisible trésor de la vie intérieure. Il est vrai, tout ce qui précède est absolument capital : cette grande vague de fond qui soulève l’humanité depuis le commencement du monde, cette épouvantable soif de bonheur qui torture le cœur humain, n’est-ce pas là l’indice qu’il existe un bien situé au-delà du désir? Ce bien, quel est-il? Nous disons qu’il transcende tout ce que l’on peut nommer sur la terre. Mais transcendance ne signifie pas éloignement. Ce qui est le plus fondamental est aussi ce qui est le plus proche, et la grande nouvelle de l’Evangile, n’est-ce pas que le Royaume de Dieu est à l’intérieur de nous? Nous voilà au fait.

Cependant, commençons par prendre garde à l’expression vie intérieure : elle risque de fixer dans l’esprit une image réductrice et de favoriser une tendance à l’introspection. Or il s’agit de tout le contraire. L’équation juste est la suivante : vie intérieure égale foi. Mais foi vive, foi aimante, foi espérante, foi confiante, foi mémorante, foi savoureuse, affectueuse, profonde, persévérante, filiale, admirative, universelle. Quelque chose de doux et d’inexorable comme l’azur, quelque chose de permanent et de solide comme le roc. Tranquille.

Il faudrait d’abord nous entendre sur un axiome qui domine toute la vie religieuse : c’est que la foi ne nous trompe pas. Lorsqu’il y a erreur, c’est l’homme qui erre sur les données de la foi. Vous connaissez peut-être la pièce à la fois comique et affreuse de Samuel Beckett. Deux clochards, Vladimir et Estragon, poursuivent un dialogue incohérent dont l’insanité est celle du vacarme des paroles humaines. Le drame, c’est qu’ils attendent un mystérieux personnage qui ne vient jamais. La pièce s’intitule En attendant Godot; l’attente, toujours frustrée, est celle d’un Dieu absent (God). Tu peux toujours attendre!

Bien sûr, la pièce, volontairement blasphématoire, est celle d’un univers kafkaïen dans lequel toute production humaine n’est plus qu’"une grande bouche idiote qui se vide inlassablement des mots qui l’obstruent". Nous sommes loin, avec cette description de l’absurde, de notre enquête sur le sens de la vie, mais la nature, qui a horreur du vide, laisse pressentir la réponse : c’est l’inscription druidique sur un pilier de la crypte de Chartres : Virgini parituræ, "à la vierge qui doit enfanter". Celui que le monde attend viendra.

Après la guerre de 1940, un prince vénitien, nommé Lanza del Vasto, entreprit un voyage aux Indes pour se faire initier à la culture orientale. Revenu en France, il donna une conférence dans les salons parisiens, vêtu d’un costume étrange, coiffé d’un turban et porteur d’une longue barbe. Succès inouï. Le Tout-Paris voulait l’entendre. Il préconisait une religion intérieure : "Un Dieu m’habite, il me parle, je lui réponds." On devine l'effet sur les auditeurs. "Ah! mais quelle est donc cette religion? — Madame, il s’agit de la religion chrétienne et du dogme de l’inhabitation de Dieu dans les âmes baptisées." Les Indes ne lui avaient pas tourné la tête.

Lanza disait encore : "Ami, je ne sais plus que des vérités évidentes; si évidentes que plus personne n’ose les dire, si évidentes que la plupart des gens les ont oubliées."

Comment faire pressentir qu’il existe un autre monde, caché, plus vrai, plus définitif que le visible, un monde mystérieux que chacun porte en soi? Quelque chose peut nous en donner une idée vraie. Observez les gisants taillés dans la pierre par nos ancêtres du moyen âge. Il n’y a rien de plus émouvant que l’expression du visage, calme et sévère, qu’un sourire imperceptible vient adoucir. Voilà comment ces hommes rudes aimant la guerre et la chasse sous toutes ses formes se représentaient l’autre vie. Car il existe un monde rempli de Dieu, non pas seulement du Dieu Créateur qui maintient toutes choses dans l’être, mais du Dieu-Amour qui touche mystérieusement les âmes et leur fait partager sa vie.

C’est à partir de là que nous pouvons établir la distinction entre la présence de Dieu dans la nature, cet univers cosmique aux dimensions quasiment illimitées, qu’on appelle présence d’immensité, et la présence de Dieu dans les âmes régénérées par le baptême, qu’on appelle présence de grâce, ou présence d’amour, par laquelle Dieu nous rend participants de sa vie intime. Voilà qui éclaire cette sentence bien connue à laquelle est suspendue toute la métaphysique chrétienne : Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance. L’image, c’est le reflet, la marque divine qui laisse dans les créatures un vestige du Créateur. La ressemblance, c’est pour l’âme humaine le privilège étonnant, imprévisible, d’entrer dans la vie profonde de Dieu en lui-même, au point de transformer cette âme et de la revêtir de sa propre beauté. Un peu, dit Journet, comme une maman qui trouve trop loin d’elle l’enfant qu’elle a mis au monde (présence d’immensité), et qui le prend sur son cœur (présence de grâce).

Pour saisir cela, il faut dépasser le plan du sentiment religieux naturel inhérent à tout homme dès sa naissance. Il faut même dépasser le regard admiratif que posent le poète et l’artiste décelant la trace de Dieu dans sa création. C’est là pourtant une chose rare et exceptionnelle que peu d’hommes éprouvent, cet étonnement, cette contemplation naturelle devant ce qu’un poète chinois appelait le ah! des créatures. Il faut donc accéder à un plan encore supérieur. Il faut entrer dans la sphère de la foi théologale. Qu’est-ce que la foi?

Elle est une vertu surnaturelle infuse, que l’âme reçoit par le sacrement du baptême, et qui nous permet de saisir (d’une façon obscure mais réelle) des vérités situées infiniment au-delà de notre intelligence humaine.

Nous voilà devant la fameuse distinction des ordres, chère à Pascal. Il y a, disait-il, l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité. L’ordre des corps, c’est le plan des choses matérielles, qui appartient à l’observation scientifique; puis il y a l’ordre des esprits, c’est le domaine de l’intelligence et de l’intuition; enfin il y a ce que Pascal nomme l’ordre de la charité, c’est-à-dire de la vie surnaturelle. Un petit enfant qui vient d’être baptisé est plongé, sans le savoir, dans le foyer de la vie trinitaire. Il est entré dans la famille de Dieu, dans la sphère de la vie intime du Dieu-Amour. Et c’est la vertu de foi qui lui ouvrira la porte de ce royaume invisible.

Je sais que cette distinction entre les plans d’accès au divin ne vous est pas familière, mais elle est d’une importance capitale. Un mot d’explication s’impose. Lorsqu’un homme conçoit Dieu intellectuellement par un raisonnement, en remontant des effets à la cause (il y a du créé, donc il y a un créateur), il atteint Dieu par une démarche raisonnable de son esprit. Mais il s’arrête là, il en reste au plan d’un constat purement naturel. En revanche, lorsqu’il pose un acte de la vertu théologale de foi, il s’agit de tout autre chose : son âme s’est mise en rapport avec la vie de Dieu en lui-même, avec la vie intime des personnes de la sainte Trinité, et nul ne pourra jamais l’en séparer, à moins qu’il ne le veuille. Saint Thomas d’Aquin a recours à un exemple saisissant : il dit que l’intuition naturelle de l’ange, fût-il le plus élevé dans l’ordre des hiérarchies célestes, pourrait grandir sans cesse, jamais il n’atteindrait l’essence de Dieu; tandis que par la foi surnaturelle, un enfant qui fait sa prière y entre de plain-pied.

Hélas, la pente de l’esprit moderne — c’est sa tentation majeure — tend de plus en plus à effacer la distance infinie qui sépare le monde naturel de la surnature. Il y a dans cette incapacité à distinguer la différence des plans une véritable maladie de l’esprit, un orgueil inconscient, comme si par nature, sans la gratia elevans, l’homme pouvait de lui-même rejoindre Dieu. On donne à cette illusion sans cesse renaissante le nom de naturalisme. Je vous conseille d’établir fortement dans votre esprit cette distinction, faute de quoi toute recherche de vie intérieure restera à la surface, au plan des idées ou des sensations.

Il est à craindre que l'effervescence du renouveau charismatique ne prête en cela le flanc à une juste critique. Du moins faudrait-il rappeler à temps et à contretemps que la règle constante de la vie mystique, rappelée par tous les auteurs, est de ne pas chercher à sentir. Saint Jean-de-la-Croix est formel : aucun goût, aucune sensation, aucune image, aucun sentiment n’est un moyen proportionné pour l’union de l’âme avec Dieu.

C’est pourquoi l’Eglise, dans sa sagesse, se méfie des révélations privées, en marge de la grande Révélation adressée à tous. Elle a toujours conseillé de prier avec les formules, les gestes et les signes reçus par la Tradition — le catéchisme, la liturgie, les sacrements et les sacramentaux — afin d’éviter que le sentiment religieux, flou et indistinct, ne vienne parasiter la foi théologale.

Ceci étant posé — mais il fallait le dire — il est effrayant de voir à quel point les âmes sont tirées hors d’elles-mêmes, décentrées, étourdies comme par une entreprise consciente et organisée. Des psychologues spécialisés dans les troubles de l’enfance s’inquiètent de voir les enfants entraînés dès leur plus jeune âge par des activités qui les maintiennent à un rythme endiablé : après la classe, il y a le cheval, la danse, le judo, et le soir la télé. Il faudrait, disent-ils, donner un peu d’espace à ces enfants pour leur laisser le temps de rêver, de ne rien faire, et non les bourrer d’activités dispersantes. Et ne parlons pas de la vie trépidante à laquelle sont affrontés les adultes. "On ne comprendra rien au monde moderne, disait Georges Bernanos, si l’on ne voit qu’il est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure." Il y a des paroles qui éclairent de façon brutale notre univers contemporain.

 

Augustin d’Hippone

 

Permettez-moi une autre approche. Si nous voulons revenir à cet essentiel de l’âme, rien ne vaut d’en susciter le désir. Allons vers les grands témoins. Le monde en a produit pas mal depuis deux mille ans. Un nom se présente immédiatement : saint Augustin. Ses œuvres sans cesse rééditées révèlent un maître incontesté de vie spirituelle. Le génie de saint Augustin en proie à l’inquiétude est tourmenté par la beauté de l’univers, derrière lequel il devine l’existence d’un Bien absolu qu’il pressent mais qui lui échappe encore. Il avouera dans les Confessions, un ouvrage étonnamment moderne, plein d’une expérience brûlante :

"Tard je vous ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle! tard je vous ai aimée! Vous étiez au-dedans de moi, et moi, hors de moi-même, je vous cherchais ailleurs."

"Je tournais le dos à la lumière et dirigeais mes regards vers les objets éclairés; aussi mon visage lui-même qui les voyait n’était pas éclairé." "Aimant la vie heureuse, je redoutais de la trouver où elle réside, et c’est en frappant loin d’elle que je la cherchais."

On ne finirait pas de citer saint Augustin, car il correspond merveilleusement à la détresse de l’âme moderne et à son aspiration fondamentale vers la plénitude. Lisons-le encore : qui ne se reconnaîtrait dans ces lignes?

"Je courais avec ardeur après ces beautés périssables, ouvrages et ombres de la vôtre, cependant que je faisais périr toute la beauté de mon âme par mes désordres. Vous étiez avec moi, mais je n’étais pas avec vous. Ces beautés qui ne seraient point si elles n’étaient en vous, m’éloignaient de vous. "

"Si les âmes te plaisent, aime-les en Dieu, parce que, errantes et muables en elles-mêmes, elles sont fixes et immobiles en lui, de qui elles tiennent toute la solidité de leur être, sans qui elles s’écrouleraient et périraient. Ne les aime donc qu’en Dieu, et entraîne vers lui avec toi toutes celles que tu pourras, et dis-leur : ‹Voilà celui qui doit être l’objet unique de notre amour, celui que seul nous devons aimer.› […] Si on le cherche, on le trouvera au lieu où l’on goûte la douceur de la vérité; on le trouvera dans le fond du cœur, mais le cœur s’est éloigné de sa présence. Pécheurs, revenez à votre cœur — reddite ad cor, adhérez à celui qui vous a créés; attachez-vous fortement à lui, et vous serez inébranlables; reposez-vous en lui, et rien ne troublera votre repos. Pourquoi vous égarez-vous dans des chemins rudes et difficiles? Où allez-vous? Le bien que vous aimez vient de lui, mais ce bien n’est doux et agréable que lorsque vous l’aimez pour lui en lui."

Puis Augustin nous entraîne avec des accents irrésistibles à la suite de Celui qui a ravi son cœur :

"Celui qui est notre véritable vie est descendu ici-bas, […] il a marché à grands pas comme un géant qui se hâte d’arriver jusqu’au bout de sa carrière. Car il ne s’est point arrêté, mais il a toujours couru en clamant par ses paroles, par ses actions, par sa vie, par sa mort, par sa descente aux enfers, par son ascension dans le ciel; et ne clamant autre chose sinon que nous retournions à lui. Il est disparu de devant nos yeux, afin que nous revenions à notre cœur, et que là nous le retrouvions — ut redeamus ad cor et inveniamus eum.

Est-il possible qu’après que la vie est descendue vers vous, vous ne vouliez pas monter vers elle pour trouver la vie en elle? Dis-leur ces choses, ô mon âme! afin qu’ils pleurent dans cette vallée de larmes; et entraîne-les ainsi avec toi vers Dieu.".

 

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Une vie toute centrée sur le Christ

 

Lorsque, en 1992, Jean-Paul II vint à Denver au rendez-vous des jeunes Américains, ceux-ci lui dirent que beaucoup de leurs camarades n’acceptaient pas qu’on leur parle de la loi de Dieu. Que faire alors? Le pape leur répondit laconiquement : "Parlez-leur de Jésus-Christ."

Il y a eu dans l’histoire de l’humanité cet événement extraordinaire auquel on ne devrait pas s’habituer : une des trois personnes divines est venue parmi nous. L’Homme-Dieu est vraiment né sur la terre comme tous les enfants du monde. Il est devenu jeune homme; apprenti, il a travaillé; il a dormi, il a mangé, il a parlé aux foules, il a marché avec ses apôtres et ses disciples sur les routes poudreuses de Palestine; il a souffert, il est mort, il est ressuscité. Tout cela n’est-il pas miraculeux? Eh bien, depuis cet événement unique dans l’histoire des hommes, des milliers d’êtres humains ont vécu leur regard fixé sur lui comme sur quelqu’un de vivant, quoique invisible. Pendant des siècles et jusqu’à la fin du monde, il aura été contemplé, aimé, imité, servi, adoré; personne au monde, aucune créature n’aura été aimée aussi passionnément que le Christ Jésus.

Dom Vonnier pense que l’histoire de la sainteté chrétienne révèle un amour personnel intense pour le Christ, au point qu’une amitié personnelle aussi profonde, aussi universelle pour quelqu’un qui n’est pas de ce monde ne serait pas concevable si celui-ci n’était une personne divine. On chercherait vainement dans l’histoire des religions un personnage, réel ou mythique, qui puisse comme le Seigneur Jésus s’inscrire aussi profondément dans la conscience humaine.

Il est remarquable qu’il puisse être à la fois l’ami universel et cependant le confident le plus exclusivement personnel de chacun d’entre nous. Cela peut changer toute une vie, même une vie de prêtre. En 1877, Dom Romain, qui sera le premier abbé d’En-Calcat, était tout dévoué à son ministère apostolique. Déjà avancé en sainteté, animé d’un zèle conquérant, il était doué d’un rare discernement des âmes, dont il découvrait le mystère dès les premiers instants au confessionnal. Il avait pour dirigée une jeune fille de vingt ans, Marie Cronier, qui deviendra l’abbesse fondatrice des bénédictines de Dourgne.

Or cette jeune fille, encore dans le monde, jouissait d’une forme d’union très haute avec le Seigneur Jésus, qui l’éclairait d’une façon constante, précise et personnelle.

Un jour, Notre-Seigneur lui confia un message qui pourrait paraître étrange, étant adressé à son père spirituel, prêtre et religieux, de quatorze ans plus âgé qu’elle. Voici ce message : "J’appelle ton bon père à la sainteté. Dis-lui qu’il entre dans mon cœur, qu’il soit tout intérieur, qu’il se perde en moi." Et Dom Romain avouera plus tard que ces paroles lui firent un bien profond et durable. Tout n’est donc pas donné en une seule fois : il existe des phases d’approfondissement successives dans l’union à Dieu.

Plus près de nous, le Père Jubani nous a parlé, le visage rayonnant, de son incarcération pendant vingt-six ans dans les geôles communistes d’Albanie. Il s’est peu étendu sur les épreuves incroyables qu’il dut subir pendant sa captivité, mais nous avons réalisé qu’une certaine dose de souffrance éprouvée dans un tel état de joie serait inexplicable sans l’aide de la grâce, sans le secours de la présence intérieure d’une personne divine.

Tel est le témoignage des mystiques.

Ils disent tous la même chose, à preuve ces lignes tirées de L’Imitation de Jésus-Christ:

 

L’Imitation de Jésus-Christ

 

"L’ardeur même d’une âme embrasée s’élève jusqu’à Dieu comme un grand cri : Mon Dieu! mon amour! Vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous. Dilatez-moi dans l’amour, afin que j’apprenne à goûter au fond de mon cœur combien il est doux d’aimer, et de se fondre et de se perdre dans l’amour. Que l’amour me ravisse et m’élève au-dessus de moi-même, par la vivacité de ses transports.

Que je chante le cantique de l’amour, que je vous suive, ô mon bien-aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire, que toutes les forces de mon âme s’épuisent à vous louer, et qu’elle défaille de joie et d’amour." "Tendre époux de mon âme, pur objet de son amour, ô mon Jésus, Roi de toutes les créatures! qui me délivrera de mes liens, qui me donnera des ailes pour voler vers vous et me reposer en vous?"

Pensez-vous que de telles élévations ne concernent que les âmes d’élite avancées dans les voies de l’oraison? Le croire serait verser dans une basse médiocrité, au risque de faire de nous des inconscients et des irresponsables. Ecoutez Dom Delatte, et voyez comment il justifie la vocation à l’état religieux :

"Croyez-vous que le Seigneur ait donné son sang pour obtenir ce que le monde lui donne? Des âmes baptisées, allant de chute en chute, usant leur vie dans l’éloignement de Dieu, dans des efforts intermittents suivis de rechutes plus lourdes, jusqu’à ce qu’enfin, épuisées, brisées par leurs chutes, elles s’endorment avec l’absolution et l’extrême-onction… Croyez-vous que le Seigneur n’ait pensé qu’à cela et à cette fin prosaïque? Jugez-vous que cela soit suffisant pour répondre à l’Incarnation et à la Rédemption? Nous n’avons pas été aimés à demi. Dieu n’a pas usé de limitations ni de réserves. Il a épuisé toutes les ressources de son amour et s’y est mis tout entier. Il a pris son cœur, le Fils de sa tendresse, et nous l’a donné. Il nous a tout donné et s’est donné lui-même dans son Fils. Il n’y a qu’une seule réponse à l’amour qui a fait la Rédemption, une seule réponse suffisante, c’est la charité absolue qui ne se réserve rien.".(La vie monastique à l’école de saint Benoît)

Est-ce clair? Comprenez-vous maintenant pourquoi il existe un appel au silence et à la solitude? Comprenez-vous pourquoi il est infiniment plus logique de se livrer à Dieu que de vivre mollement dans l’ambiguïté des affaires du monde?

Non seulement Dieu mérite de par sa propre excellence que des créatures se consacrent toute leur vie à son service, mais l’homme, créé à son image et à sa ressemblance, se sachant fait pour Dieu comme l’oiseau pour voler, constitué dans un état de tension et de désir vers sa fin, ne peut trouver son bonheur, même ici-bas, qu’en lui appartenant totalement.

L’Evangile n’est pas seulement une annonce, il est par excellence un appel. Un appel à la joie, à la confiance, mais aussi à la vigilance et au sacrifice. C’est pourquoi c’est toute votre vie qui doit se placer résolument dans une attitude responsorielle. Vous devez penser au Christ comme au seul ami dont le regard pénètre en vous avec le dessein d’achever et d’épanouir ce qui reste encore à l’état d’ébauche. Il est le seul ami dont vous savez qu’il ne vous trompera jamais, la seule lumière capable d’éclairer votre destin, plus intérieur à vous que vous ne l’êtes à vous-mêmes.

Car ou bien c’est le christianisme tout entier qui est une grande illusion (difficilement concevable, n’est-ce pas?), ou bien — et c’est notre affirmation centrale — l’Homme-Dieu ayant apposé la signature de sa résurrection au bas de son message, celui-ci doit être reconnu comme véridique. Car s’il est ressuscité, c’est qu’il est Dieu, et s’il est Dieu, il ne peut nous mentir : il est suprêmement raisonnable de se donner à Jésus-Christ.

 

Les âmes de désir

 

Mais lui se donnera-t-il à nous? Telle est notre interrogation brûlante, car je veux bien m’élancer, mais non pour choir dans le vide. Oui, Dieu se donnera s’il trouve en nous des âmes ouvertes, des âmes de désir. Dieu est infiniment respectueux de notre liberté. Il ne convient pas qu’il se livre à l’âme qui refuse de s’ouvrir. Saint Paul le sait; il se donne lui-même en exemple à ses chers Philippiens :

"Oui, je ne vois en tout que préjudice au regard du bien suprême qu’est la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. Pour lui j’ai tout sacrifié, et toute chose pour moi n’est qu’ordure, afin de gagner Jésus-Christ. Je n’ai qu’une pensée, oubliant tout ce qui est derrière moi, tendu de tout mon être en avant, je cours droit vers le prix de la vie céleste…"

Tous les saints après lui ont connu cette tension intérieure qui les aimante vers le Christ. L’Eglise elle-même tend les bras vers celui qui la fera passer dans la gloire:

"Seigneur Jésus, viens!

"— Oui, je viens bientôt."

Tels sont les derniers mots de la Bible. Tous les convertis sont reconnaissables à ce trait distinctif : ils ont en commun une soif qui, comme un cri prophétique, est l’annonce d’une présence que les habitués de la foi ne perçoivent plus. Paul Claudel l’a exprimé avec sa véhémence accoutumée :

"Fouillez mon cœur et si vous y trouvez autre chose qu’un désir insatiable, jetez-le au fumier avec les cloportes, les assiettes cassées, les chats morts et les vers roses." (Tête d’or)

Comme le vent dessine les ailes de l’oiseau, c’est Dieu qui aiguise et tourmente le cœur humain; le voyageur qui marche dans le désert ne marcherait pas s’il ne portait en lui-même l’image de l’eau. La plus monumentale niaiserie de ce siècle finissant aura été de prétendre que Dieu n’existe pas, comme pour le punir de ne pas répondre aux instances de l’homme. Connaissez-vous cet apologue tiré du folklore des îles de la Sonde?

"Le chercheur de perles plonge dix, vingt, trente fois et il ne trouve rien. Mais jamais vous ne lui ferez dire qu’il n’y a pas de perles au fond de la mer!"

Il y a ici un moine qui a cinquante ans de vie monastique derrière lui. A-t-il trouvé la perle? C’est son secret. Mais sa joie est de savoir que la perle existe, et il la serre sur son cœur. La vie intérieure ne déçoit que ceux qui n’y sont pas entrés. Elle est tout ensemble invisible et somptueuse. Méfiez-vous cependant des optimistes faussement joyeux, et ne confondez jamais l’optimisme béat aux lunettes roses avec la véritable espérance qui faisait dire à Bernanos :

"L’optimisme est un ersatz de l’espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une virtus, une vertu héroïque de l’âme. L’espérance, c’est le désespoir surmonté."

 

La prière

 

On ne peut aborder le domaine de la vie intérieure sans parler de la prière en tant que telle. D’abord, soyons-en persuadés, la prière correspond à ce qu’il y a de plus profond et de plus mystérieux dans l’homme.

Vous vous étonnez parfois de voir des jeunes gens de votre âge s’engager dans la voie de la consécration totale à Dieu, et vous vous en demandez l’explication. Je vous répondrai que la clé de l’énigme n’est pas bien loin : c’est la prière. Une grande certitude plane au-dessus d’une tradition monastique de plus de quatorze siècles, c’est que l’homme est de soi, par sa nature même, et non par les accidents de l’histoire, tellement fait pour Dieu, tellement orienté vers Dieu, tellement aimanté par celui qui est sa fin et sa plénitude, qu’il est normal, je veux dire conforme à la norme inscrite dans sa nature d’homme, que certains se délivrent spontanément des servitudes et des entraves de la vie, comme le confort ou l’abondance des biens matériels, pour se consacrer à Dieu seul.

Vous vous demandez comment expliquer cette aspiration à la prière dans une civilisation mercantile, immergée dans l’utile et le rentable. Mais on ne l’explique pas. On la prouve comme on prouve le mouvement en marchant. Le silence des moines parle plus fort que toutes les clameurs qui montent de la terre, parce que c’est un silence de plénitude. Quand il s’agit de la fin dernière, qui est le souverain Bien, la question "A quoi ça sert?" n’a plus de sens. Pour qui a atteint sa fin, il n’est plus de mise de chercher l’utile.

 

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L’oraison

 

Nous appelons oraison, non la prière en général, mais l’exercice intérieur par lequel l’âme s’applique uniquement à la prière. Voici la définition qu’en donne sainte Thérèse d’Avila :

"L’oraison est un échange d’amitié où

l’on s’entretient souvent, seul à seul, avec

Dieu dont on sait qu’il nous aime."

(Autobiographie, ch. VIII)

Voilà qui est ultra-simple mais qui demande un brin d’explication. Je me lance. Tant pis si des esprits chagrins me disent que je vous fais un cours de théologie mystique. Au fond, ceux à qui saint Paul révélait les splendeurs du Royaume étaient des esclaves de Rome, des matelots du port de Corinthe, et la seule fois où il s’est fait rembarrer, ce fut par les intellectuels grecs de l’aréopage.

Pour apprendre à prier, plutôt que de demander des recettes bon marché à de petits auteurs, allons au grand principe, source de toute activité sanctifiante : la grâce baptismale.

 

Les virtualités cachées de la grâce baptismale

 

Le rite du baptême comporte un dialogue initial d’une grande beauté :

— Que demandez-vous à l’Eglise de Dieu?

— La foi.

— Que vous procure la foi?

— La vie éternelle.

Je voudrais vous dire de quelle manière la foi nous donne la vie éternelle.

La foi est un don gratuit de Dieu, une lumière surnaturelle infuse qui dépasse notre intelligence humaine et nous donne une connaissance réelle quoique obscure des réalités divines. Osons le dire : ce grand Dieu que l’âme possède par la foi est la même sainte Réalité — sans aucune diminution.— que les anges adorent dans le Ciel. Avouons-le, cela paraît incroyable. Oui, la foi ne nous donne pas moins que la vision, mais elle nous le donne obscurément. Le Seigneur, dans l’Evangile, a lancé cette grande parole : Qui credit in me habet vitam æternam — Celui qui croit en moi a la vie éternelle. Le verbe n’est pas au futur, il est au présent : habet; il possède déjà la vie éternelle. Il ne s’agit pas là d’une pieuse exagération, mais d’une vérité puisée dans le trésor du dépôt révélé.

Laissant notre intellect dans l’obscurité, la foi théologale soulève et perfectionne les puissances de l’âme, et lui permet de saisir Dieu directement dans son essence infinie. Certes on ne l’appréhende pas totalement (ce serait blasphématoire), mais c’est lui tout entier, en lui-même, qui est saisi. Les théologiens disent : Totus sed non totaliter — Lui tout entier mais non totalement.

Comment énoncer ce mystère? La lumière surnaturelle de foi est greffée sur notre intelligence, comme le greffon utilise le cep sur lequel il a été greffé. La lumière de foi (lumen fidei) permet à l’âme de dépasser le domaine du créé. L’âme — c’est proprement miraculeux — est capable alors de franchir, sur les ailes de la foi et de l’amour, la distance infinie qui sépare la créature du Créateur. Par un simple acte de foi vive, un enfant qui fait sa prière atteint, directement et sans intermédiaire, Dieu lui-même dans son éternité. Vous voyez tout de suite la différence radicale qu’il y a entre la foi surnaturelle et le raisonnement d’un Voltaire. Voltaire était déiste; il se savait étranger à cette foi dont nous venons de parler, mais il affirmait (par déduction) qu’il fallait qu’il y eût un auteur du monde:

"L’Univers m’embarrasse et je ne puis songer.

Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger."

Il saisissait Dieu rationnellement par un constat naturel, comme on saisit la cause par ses effets, à la manière de celui qui, apercevant une colonne de fumée s’élevant vers le ciel, conclut qu’il y a du feu quelque part. Eh bien, le secret de la vie intérieure, dont je voudrais vous entrouvrir les portes, n’a rien à voir avec le raisonnement, parfaitement logique d’ailleurs, de Voltaire. Le secret de la vie intérieure gît dans un tout autre domaine : il suppose la mise en acte de la foi surnaturelle infuse pour s’unir à Dieu dans la profondeur de sa vie intime. Sans doute cela se passe en dehors du champ de la sensibilité, mais peu à peu se fait jour obscurément une certaine autoconscience de la foi. Saint Paul ose le dire avec hardiesse : "Le Saint-Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu." (Ro 8, 16). Il ne s’agit donc pas d’un pari aveugle, mais d’une certitude heureuse et rassasiante. Lorsque le gouverneur romain, au cours des persécutions contre les chrétiens, interroge saint Justin, tâchant de le faire plier, il lui demande ironiquement :

"Alors, si je te fais fouetter et couper la

tête, tu crois que tu monteras au Ciel?"

Réponse du martyr :

"Non seulement je le crois, mais je le

sais!"

Voilà, prise sur le fait, la plus merveilleuse des certitudes de foi. C’est là ce qui faisait dire à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : "Seigneur, vous nous avez aimés jusqu’à la folie", et au Curé d’Ars : "Si l’on savait à quel point Dieu nous aime, on mourrait de bonheur." Pendant la guerre de 14-18, un moine d'En-Calcat, jeune encore, s’était engagé comme brancardier. Il allait au plus fort des combats chercher les blessés et les ramenait sur un brancard. Vint un soir où il fut atteint par des éclats d’obus qui le transpercèrent par tout le corps et le laissèrent dans un état désespéré. On le ramena vers l’ambulance, où il rendit l’âme au petit matin, et les témoins qui le veillaient n’ont entendu sortir de ses lèvres qu’un mot qu’il redisait sans cesse : "Dieu est bon, Dieu est bon…"

Cette concomitance de la joie et de la souffrance est un des signes les plus évidents du surnaturel. On retrouve cet émerveillement chez les convertis. L’un d’eux écrivait dans son journal : "Chaque matin, je me réveille dans le Paradis." Toute la vie des saints est une illustration du dogme de l’inhabitation divine dans l’âme des justes.

Vous voyez qu’il ne s’agit pas là de cette présence d’immensité par laquelle Dieu pénètre toutes les créatures et les maintient dans l’existence, mais de quelque chose de plus mystérieux : la présence de grâce, par laquelle l’âme attirée par Dieu participe réellement à la vie des trois personnes divines. On touche alors du doigt la vérité de cette grande parole de l’Evangile, déjà citée : "Celui qui croit en moi a la vie éternelle." C’est là ce qui nous permet de dire que l’âme baptisée baigne dans la lumière de foi, et que la vie terrestre est une vie éternelle commencée. Chaque fois que j’affirme cela, on me pose immanquablement la question : "Existe-t-il des moyens de s’accorder à cette grande vérité?" J’en indiquerai trois : le recueillement, l’amour de la croix et l’esprit d’enfance.

 

Le recueillement

 

Lorsque les contemporains de sainte Catherine de Sienne la voyaient vivre au milieu de ces bandes de jeunes gens querelleurs, fous d’activité et de brigandage, ils s’interrogeaient sur ce nouveau genre d’apostolat. Où et comment cette tertiaire dominicaine trouvait-elle le moyen de se recueillir pour être toute à Dieu? Elle répondait alors qu’elle se réfugiait d’heure en heure dans ce qu’elle appelait sa cellule intérieure. Qu’est-ce que la cellule intérieure? C’est le lieu où l’âme prend conscience d’elle-même; l’âme de notre âme, un endroit si caché que nous avons peine parfois à le découvrir. Mais quand on l’a découvert, on aime à y revenir comme au centre de notre personnalité. Blaise Pascal en signalait l’urgence à ses contemporains :

"Tout le malheur des hommes, disait-il, vient d’une seule chose, qui est de ne pas pouvoir demeurer en repos dans une chambre." (Pensées)

Et Claudel disait au sujet des malades, les paralysés de Berck :

"Tout le monde bouge; n’est-il pas aussi nécessaire qu’il y ait parmi les hommes des immobiles, de ces amis de Dieu qu’il a choisis pour ‹passer moins›, pour être associés de plus près à cette durée qui est le voile de l’éternelle présence?"

Mais à nous aussi, il arrive que les images et les agitations du monde assaillent nos pensées au point de nous cacher la vue de ce que, une heure auparavant, dans le silence, nous considérions comme notre trésor. C’est alors le moment de rentrer doucement à l’intérieur de soi. Ecoutons donc ce qu’en dit la grande sainte Thérèse :

"Je crois avoir lu que le hérisson et la tortue rentrent ainsi en eux-mêmes… Au milieu de nos occupations, nous devons nous retirer au-dedans de nous, ne serait-ce qu’un instant, en nous rappelant seulement celui qui nous tient compagnie. […] On dirait que l’âme comprend enfin que les choses de ce monde ne sont qu’un jeu, se lève alors au bon moment et s’en va. Elle ressemble encore à celui qui se réfugie dans une place forte pour n’avoir plus à redouter les attaques de l’ennemi."

"Coeli sumus", s’écrie saint Augustin; nous sommes des ciels puisque Dieu réside en nous. Voilà quelle est la découverte des saints, et ils la crient à leurs frères, parce que c’est le principe qui commande tout l’ordre de la prière. Ceci n’est possible, évidemment, que si l’âme place plus haut que tout, continuellement et quoi qu’il arrive, la certitude qu’elle est aimée de Dieu. Le Dieu intérieur n’est pas une abstraction. C’est quelqu’un qui est dedans comme une présence d’amour.

La certitude d’être aimé de Dieu, c’est là et non pas ailleurs qu’il faut chercher le secret de cette confiance immense, indéracinable, en notre Père céleste, en sa bonté et sa tendresse infinies, confiance éperdue qui bien plus que leurs miracles nous différencie des saints. C’est cela et rien d’autre qui a pu attirer des légions de moines dans le désert et leur a permis de monter une garde fidèle, parfois héroïque, autour du trésor de la vie intérieure.

Ce que les Pères de la vie monastique appelaient vie contemplative, nous l’appelons vie intérieure, afin de l’étendre à toute l’existence, mais c’est la même réalité. Non pas un renfermement sur soi mais un rayonnement de l’âme, non pas un repli mais un tremplin, non pas un abri mais un phare. Cultiver la vie intérieure est dans le droit fil des exigences contenues dans l’Evangile. C’est cette vie intérieure qui permettait à saint Paul de dire : "Je surabonde de joie au milieu de toutes mes épreuves." (2 Co 7, 4). C’est elle dont Jésus parlait quand il disait : "Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance." ( Jn 10, 10)

 

L’amour de la croix

 

Un missionnaire belge, expulsé de Chine après de nombreux sévices, nous a raconté le fait suivant. Dans les années cinquante, les étudiants de l’Université Catholique de l’Aurore, tenue par les Pères jésuites à Shangaï, furent affrontés aux premières persécutions communistes. Or parmi les étudiants qui étaient de bons jeunes gens cultivés et fidèles à leur devoir, il y eut beaucoup d’apostats. On s’interrogea sur les causes de cet échec, et l’on s’aperçut que les Jésuites s’étaient si bien adaptés à la culture chinoise qu’ils avaient laissé s’introduire chez les étudiants un certain humanisme modéré, en harmonie avec la mentalité de ce peuple fin et lettré, enclin à la douceur de vivre. L’idée de sacrifice s’était estompée, et lorsque la croix se dressa soudain sur leur horizon, ce fut le drame.

Or le mystère de la croix est central.

Un christianisme sans croix est impensable. Toute prière commence par le signe de la croix. C’est dans la croix que s’enracine la Résurrection. "Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive." (Mt 16, 24). "Arrière, Satan!" (Mc 8, 33), dit Jésus à saint Pierre, qui refusait que son maître dût un jour monter sur la croix. Et saint Paul : "Je n’ai rien voulu savoir parmi vous que Jésus, et Jésus crucifié…" (1 Co 2, 2)

Nous sommes les disciples d’un maître crucifié et couronné d’épines. Les premiers chrétiens ont fondé la civilisation du Christ par le sang des martyrs. Pierre fut crucifié la tête en bas. Les apôtres sont tous morts de mort violente (sauf un). Ainsi que les trente premiers papes. Amour de la croix, ou, ce qui est synonyme, esprit de sacrifice, nous serons tous jugés d’après ce critère. Saint Jean-de-la-Croix a dit : "Au soir de cette vie, nous serons jugés sur l’amour." Mais la croix n’est que le signe sacrificiel de l’amour.

La pauvre Sissi, émergeant avec peine de ses deuils familiaux, écrivait à sa sœur, la duchesse d’Alençon : "On ne peut aller à Dieu qu’en marchant sur des cadavres de bonheur." Au dernier jour, quand le Seigneur apparaîtra pour juger tous les hommes, la croix se dressera comme le critère absolu : aurons-nous accepté de porter la croix du Christ?

 

L’esprit d’enfance

 

Un prédicateur en peine de trouvailles avait eu un jour l’idée de diviser les gens en trois classes d’hommes; il y avait les jouisseurs, les fatigués et les ardents. J’ajouterais une quatrième classe, qui est de plus en plus répandue de nos jours, celle des angoissés. Sous cette dénomination, je mettrais tous ceux que les malheurs de la vie ont transformés en craintifs ou en révoltés. A vous, chers amis, si vous en êtes — et tout le monde en est quelque peu — je dirais qu’il n’existe qu’un seul remède, mais il est souverain : retrouver son âme d’enfant. Il y a bien eu un jour où nous avons cru que la vie était belle, que l’on était aimé et qu’il y avait une tendresse quelque part. Guy Gilbert, curé des loubards, explique à Danielle Masson, qui l’interroge, que pour certains le désenchantement est venu très tôt :

"Le monde européen d’aujourd’hui, parce qu’il est gorgé des nourritures terrestres, a infiniment besoin de Dieu… Mes jeunes ont soif de Dieu aussi, mais différemment, parce que eux ont été abattus par la souffrance. Ils ont vécu des choses terribles. Et ce sont leurs questions : ‹Pourquoi moi j’ai été battu?› ‹Pourquoi moi j’ai été martyrisé?› ‹Pourquoi j’ai été enfermé dans un placard pendant des mois?› Voilà : pourquoi? pourquoi? Ils ont une grande soif d’amour. Le jeune qui a été aimé par ses parents n’a pas soif d’amour puisqu’il l’a reçu, tandis que les jeunes avec qui je vis ont une soif d’amour immense."

Il y a donc toute une frange de l’humanité qui doit réapprendre qu’il existe un Dieu bon et que les chemins pour l’atteindre passent par les allées et les bosquets d’une enfance retrouvée. Pourquoi? Mais parce que l’enfant a une supériorité sur nous, c’est de ne pas connaître le drame de la vie, l’égoïsme, la méchanceté, la haine froide et la mort. Il n’a pas encore expérimenté l’épreuve de son propre durcissement et de sa fermeture.

Mais comment retrouver cet âge d’or lorsqu’il est révolu? Comment retrouver la confiance en Dieu après tant d’échecs et de reniements? Comment retrouver l’innocence, la candeur, l’admiration, sinon en redécouvrant au-delà des années le visage de cet enfant que nous fûmes jadis? Être enfant n’est pas d’abord une situation d’âge, mais une relation de confiance. Alors la faiblesse de l’enfant, sa peur, son impuissance vont à la rencontre de l’amour miséricordieux du Père qui se penche sur sa créature et l’élève jusqu’à lui. Ce fut la découverte de la petite Thérèse, que saint Pie X déclara la plus grande sainte des temps modernes. Non qu’elle ait réalisé des prouesses extraordinaires pendant sa courte vie, mais parce qu’elle a donné à la détresse et à l’angoisse du monde moderne le remède qu’il attendait. Ecoutez-la. Elle cache son héroïsme derrière son sourire et vous dit d’un air complice : Vous avez tout essayé et tout raté; et maintenant vous voilà au bord du désespoir. Moi, je n’ai pas eu l’idée ni même le temps de tout essayer, alors je me suis jetée dans l’Amour.

Se jeter dans l’Amour, c’est croire éperdument que la joie de Dieu, ce n’est pas de nous récompenser quand nous avons bien fait — tous les pères de famille de la terre le font — c’est de nous combler alors que nous ne le méritons pas. Il faut seulement savoir qu’il est l’amour miséricordieux, et que l’amour, pour se déverser, a besoin d’une âme ouverte. Si vous restez petit, Dieu descendra et il vous prendra dans ses bras. Si vous restez ouvert, Dieu entrera et vous serez transformé.

Jésus déclare dans son Evangile : "En vérité, je vous le dis, si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux." (Mt 18, 3)

C’est là une affirmation capitale, et pour nous rendre plus facile sa mise en œuvre, le Seigneur nous a donné sa Mère, afin que nous la regardions, que nous l’aimions, comme un enfant aime sa maman. Dans ses Propos sans ordre sur l’amour de Dieu, Simone Weil écrit :

"La quantité de mal qui est en nous ne peut être détruite que par notre regard posé sur quelque chose d’absolument pur.".

Quand on regarde Marie, on se sent plus léger, la confiance renaît et nous donne des ailes pour échapper aux pièges du monde et pour s’envoler vers Dieu.

C’est encore Simone Weil qui propose l’apologue suivant :

"Il y a des êtres qui cherchent à s’élever comme en sautant à pieds joints. Or ce qui est terrestre ne peut s’élever pour voler; il faut des ailes. Dans un conte de Grimm, intitulé Le vaillant petit tailleur, il y a un concours de force entre le petit tailleur et un géant; le géant lance une pierre en haut, si haut qu’elle met très longtemps avant de retomber; le petit tailleur, qui a un oiseau caché dans sa poche, prétend qu’il peut faire beaucoup mieux que le géant, qui lance des pierres qui retombent toujours. Il lâche son oiseau. Ce qui n’a pas d’aile finit toujours par retomber. Les gens qui sautent à pieds joints vers le ciel, absorbés par leur effort, ne regardent pas vers Dieu. Et le regard contemplatif vers Dieu est la seule chose efficace en cette matière, car il établit une communication avec Dieu, et quand la grâce descend en nous, c’est alors qu’elle nous soulève et nous donne des ailes." (Pensées sans ordre sur l’amour de Dieu)

Les ailes de la confiance et de l’amour.

 

Dialogue sur la prière

 

EMMANUEL

LE BÉNÉDICTIN

L’HINDOU

 

Emmanuel. — Chaque époque, vous en conviendrez, chaque civilisation a trouvé son style de spiritualité. Entre les carmes, qui suivent saint Jean-de-la-Croix, et les charismatiques chez qui je vais prier, la différence semble radicale; mais pourtant toute prière mène à Dieu. Au lieu de se cloisonner en chapelles différentes, sinon opposées, pourquoi ne pas instaurer plutôt un grand espace de liberté où chacun, gardant au cœur son credo, prierait à sa façon, et où tous ensemble chemineraient vers Dieu? Le Bénédictin. — Voilà qui enferme un grain de vérité : refusant le caporalisme sectaire de certains groupuscules, vous prônez la sainte liberté des enfants de Dieu; à la bonne heure! Mais prenez garde qu’un sophisme ne se cache sous vos affirmations.

Vous avez dit liberté? Or être libre, c’est se dégager de tout ce qui entrave la pleine réalisation de soi-même: un oiseau est fait pour voler dans l’espace; s’évader de sa cage, c’est gagner la liberté. Mais si "prier à sa façon", comme vous dites, risquait d’entraver ou de détourner son envol vers Dieu, est-ce que la liberté du priant ne consisterait pas plutôt à se discipliner pour prendre de l’altitude et déjouer les pièges du chasseur? Emmanuel. — Mais, mon Père, détrompez-vous; nul piège ne menace nos groupes de prière. Si nous frappons des mains en cadence avec ensemble, c’est pour exprimer notre joie fraternelle, et quand l’un d’entre nous prend la parole, nos murmures très doux sont un signe de la présence de l’Esprit-Saint…

Le Bénédictin. — D’abord, cher ami, comment savez-vous que c’est bien l’Esprit-Saint? N’est-ce pas une dangereuse illusion de demander à une euphorie sensorielle de servir de critère à l’action divine? Est-ce que la pratique constante de l’Eglise ne consiste pas plutôt à entrer dans les cadres d’une discipline éprouvée? Ne cherche-t-elle pas à contrôler la piété des fidèles selon des critères objectifs fondés sur la tradition?

L’Hindou. — Messieurs, me permettez-vous de vous mettre tous les deux d’accord? Je suis disciple de Sri Ramakrishna Paramahamsa, figure fondamentale de la renaissance de l’hindouisme moderne. En 1856, à l’âge de vingt ans, il devient le grand-prêtre de la déesse Kâli à Dakshineschwar, près de Calcutta. Son enseignement peut être ainsi résumé : Dieu est semblable à la masse quasi infinie de l’océan. Les apparitions de Jésus-Christ, de Krishna ou de Mohammed dans l’histoire représentent les diverses incarnations puisées dans l’océan des eaux-mères. Elles sont à l’Absolu ce que les vagues sont à l’océan. Ainsi, sacrements catholiques, cène-souvenir de Luther, baptême dans l’Esprit du renouveau charismatique ne sont que les effets, différents en apparence, de la réalité inconnaissable. Donc, pourquoi vous disputer? Je dirais même : pourquoi vous différencier? Nous sommes tous des vagues du grand océan.

Le Bénédictin. — Je ne vous le fais pas dire! Dieu n’est donc pas dissociable de sa création? Nous sommes tous des émanations de Dieu, et ce que nous appelons Dieu n’est que la sève impersonnelle, immanente au monde, dont nous ne sommes que la partie visible? Eh bien, nous touchons là ce que j’appellerais la maladie des religions orientales, ce panthéisme diffus et larvé qui gangrène peu à peu tout l’Occident. Voyez comment le New Age parasite la religion révélée et affaiblit son caractère de transcendance pour la fondre dans un vague sentiment religieux, sans assise et sans dogme. Ce n’est là qu’une forme du vieux panthéisme sans cesse renaissant. Au fond, tout cela revient à nier l’existence de Dieu : il y a du divin partout, et Dieu n’est nulle part. L’Hindou. — Mais vos plus grands mystiques eux-mêmes témoignent pour une divinisation du monde et des êtres humains; par exemple, Maître Eckart (en voie de réhabilitation?). Pour lui, la pointe de la volonté humaine est une étincelle de nature divine. Et bien d’autres mystiques vont jusqu’à dire que c’est le cosmos tout entier qui fut transformé et divinisé par le Verbe, dès que celui-ci eut touché le monde. On voit bien que pour eux le cosmos est vraiment absorbé en Dieu, et que la divinité se trouve résorbée en lui. Le Bénédictin. — Il y a chez les mystiques une impuissance à traduire ce qu’ils ont vu autrement que sous forme hyperbolique : leur langage décrivant l'ineffable fait éclater les formules. Ils le savent et soumettent volontiers leurs visions au contrôle des théologiens. Saint Jean-de-la-Croix, lui, a soin de toujours distinguer le plan ontologique. Par exemple, dans sa parabole de la barre de fer, il montre que l’âme embrasée d’amour est comparable à une barre rougie au feu. La barre de fer ne change pas de nature, elle est essentiellement du fer, cependant, chauffée au rouge, elle devient du feu; elle est transformée en feu, mais sans changer de nature. Il en va de même pour l’âme en état d’union transformante; les théologiens diront qu’elle appartient essentialiter à la nature humaine et que per accidens, par une libre disposition de la grâce, elle devient divine. Si vous ne faites pas cette distinction, c’est la dissolution de la personne même de Dieu : on ne peut plus dire vous à Dieu; la dualité disparaît, c’est la confusion du panthéisme, dont je continue à penser qu’elle sévit sous des formes variées en Occident.

Emmanuel. — Je vois bien l’antinomie radicale des deux religions, séparées par des métaphysiques diamétralement opposées, et notre ami hindou en conviendra, mais je ne vois toujours pas quel danger peut présenter le renouveau charismatique, qui fait tant de bien aux âmes désemparées d’aujourd’hui.

Le Bénédictin. — Loin de moi de condamner sans appel ce mouvement dans lequel Jean-Paul II lui-même voit un espoir pour l’Eglise : une jeunesse qui redécouvre la prière, la loi morale, le primat de l’esprit sur le matérialisme ambiant, etc.

Mais revenons à notre propos initial : la liberté. Vous remarquerez précisément que la Sainte Eglise a toujours soin de protéger la liberté de ses enfants contre les formules sèches et dures du rigorisme d’inspiration janséniste. Elle est d’une incroyable mansuétude pour les fautes morales ("Mon Père, je m’accuse d’avoir tué. — Combien de fois, mon enfant?"). Elle ouvre très largement l’horizon où se déploient les formes de la piété populaire les plus exubérantes, par exemple celles qu’on rencontre en Espagne ou en Amérique du Sud lors d’une fête mariale; mais concernant sa prière officielle en tant qu’Epouse du Christ, elle ne transige pas. Non seulement la prière liturgique de l’Eglise est marquée d’un caractère sacré, immuable, qui la fixe dans un univers de permanence comme un reflet de l’immutabilité divine elle-même, mais elle désire que les fidèles s’y alimentent comme à la source première et indispensable du véritable esprit chrétien (saint Pie X). D’autre part, l’individualisme, le goût de l’improvisation et du "ressenti" auraient tôt fait de détruire ce que les âges ont bâti depuis des siècles avec tant d’art, de sagesse et de sobriété.

Il en est des formules de foi comme des règles de prière. Laissons la parole à Gustave Thibon :

"Tu méprises les règles, les traditions et les dogmes. Tu ne veux imposer aucun cadre doctrinal à ton enfant, à ton disciple, fort bien. Tu lui verses à boire un vin précieux, tu oublies seulement de le munir d’une coupe; qu’est-ce que le vin sans la coupe? Il ruisselle en vain sur le sol, et le voilà à terre, il produit la pire boue.".

Emmanuel. — Et la coupe, qu’est-ce qu’elle représente dans l’apologue de Thibon?

Le Bénédictin. — Je crois que la coupe représente l’éducation des vertus naturelles : la loyauté, la force de caractère, une certaine rigueur, la piété filiale. Et puis, au plan religieux, le catéchisme avec questions et réponses, une discipline de prière. Ajoutons : une solide philosophie du sens commun. Sans cette robuste armature, le sentiment religieux flotte, s’égare, devient évanescent, parfois dangereux.

 

L’APPEL DU ROI TEMPOREL

 

Je voudrais maintenant vous parler de Jeanne d’Arc. Pourquoi? Parce qu’elle illustre admirablement nos deux sujets précédents : transcendance divine et vie intérieure. Elle les résume en les incarnant et les complète par une vue très profonde sur l’alliance du temporel et du spirituel : à quoi bon en effet ces grands aperçus, s’ils ne s’inscrivent dans la vie?

Plus jeune que vous, dès l’âge de treize ans, elle est initiée par l’archange Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, aux plus profonds secrets de la vie mystique et des desseins de Dieu sur la France.

A seize ans, elle quitte Domrémy et va demander à Baudricourt, qui commande la place de Vaucouleurs, d’être conduite vers le Dauphin. Rude soldat, mais vrai chevalier, Baudricourt, ayant d’abord rabroué la visiteuse, la renvoie à Domrémy, puis, vaincu par le rayonnement surnaturel de la jeune fille, il lui donne une escorte, qui la conduira à Chinon, aux pieds du Dauphin. Non sans avoir auparavant, ô geste combien émouvant quand on connaît le rituel de la chevalerie, débouclé sa ceinture et remis son épée aux mains de la Pucelle. La voilà partie vers son destin, avec une escorte de six hommes fidèles, qui ne la quitteront pas.

Notons qu’il y a entre Vaucouleurs et Chinon cent cinquante lieues. Ils mettront onze jours pour y arriver, voyageant de nuit pour déjouer les pièges de l’armée bourguignonne. C’est alors que va commencer une longue chevauchée, qui durera deux ans exactement, deux années remplies à ras bord d’événements prodigieux qui vont changer le cours de l’histoire à une vitesse incroyable.

Voyez : à peine passés ses dix-sept ans, le 22 février 1429, elle est à Chinon agenouillée devant le Dauphin. Moins de trois mois plus tard, elle délivre Orléans, et le 17 juin de la même année, elle assiste au sacre du roi à Reims.

L’irruption de Jeanne en pleine guerre de Cent Ans, à l’heure la plus désastreuse, où le pays est à feu et à sang, est déjà un miracle. On a par trop banalisé son image. C’est le sort de toutes les choses que l’on connaît trop bien, quitte à ne plus les voir : c’est comme si son âme s’était dérobée sous l’armure. Heureusement, il y a sa jeunesse, son insolence qui bouscule et son rire frais, qui en font une contemporaine.

D’ailleurs, tout ce monde en armes autour d’elle appartient à la jeunesse. Son page, Louis de Coute, a quinze ans; Antoine de Chabannes a dix-huit ans (il a fait ses premières armes à treize ans); Guy de Laval, qui sera fait comte à Reims, a vingt ans; son frère André, dix-huit — à douze ans, il avait gagné ses éperons de chevalier sur le champ de bataille de la Gravelle! — le duc René, vingt ans; le duc d’Alençon (qu’elle appelle son "gentil duc") a vingt-trois ans; Dunois a vingt-six ans et guerroie pour son prince depuis belle lurette; Charles VII lui-même n’a pas vingt-sept ans!

Voyons-la à Chinon. On sait comment le Dauphin, curieux d’éprouver la jeune fille, s’est glissé parmi la foule des courtisans. Le comte de Clermont se présente alors, somptueusement vêtu, mais Jeanne, avertie par ses voix, s’avance droit vers le Dauphin. Dissimulé derrière les courtisans, celui-ci, on le sait, doute de sa propre légitimité, mais en s’agenouillant, la jeune fille lui déclare hardiment :

"Gentil Dauphin, en nom Dieu, c’est

vous et non un autre… J’ai nom Jeanne la

Pucelle, je suis venue porter secours au

royaume et à vous… et vous mande le Roi du

Ciel par moi que serez sacré et couronné

dans la ville de Reims, et que vous serez

lieutenant à lui, qui est vrai roi de France."

Bouleversé par ces paroles, le Dauphin la prit à part. C’est alors qu’elle lui révéla trois choses qu’il avait dites à Dieu en secret dans son oratoire privé. Et Charles crut en sa mission. Voilà le premier éclat de lumière jeté en quelques mots sur la nature du pouvoir temporel : celui qui gouverne est lieutenant du Roi du Ciel. Et c’est cela qui est proprement la mission divine de Jeanne. Un chef de guerre aurait pu à la longue avoir raison de l’envahisseur. Mais répandre si clairement la lumière sur les choses temporelles, alors si injustement et dangereusement coupées de leur origine céleste, voilà en quoi réside la mission de Jeanne. Voilà ce qu’elle est chargée de nous dire encore aujourd’hui.

Comment ne pas frémir devant cette incroyable prédilection de Dieu pour un peuple pécheur et ingrat (comme le fut celui d’Israël), cette tendresse qui se penche avec douceur sur une nation en triste état, qui choisit une vierge, l’instruit par un archange, pour redresser un ordre temporel au bord de la ruine, rétablir une monarchie défaillante et redonner à une terre le pouvoir de produire des saints? Car c’est cela dont il s’agissait : faire de la vie d’une nation un commencement de Ciel. On touche là le mystère de l’ordre temporel, qui n’est pas seulement le support matériel du surnaturel, comme une statue a besoin d’un socle, mais un moyen d’expression et de traduction : le spirituel a besoin du temporel pour prendre corps et pour s’exprimer. Celui qui a le mieux perçu cela, c’est Charles Péguy :

"Ce qui est saisissant, dit-il, c’est cette incapacité absolue du spirituel de se passer du temporel. Le temporel est la terre et le temps, la matière, le terroir, le terreau de l’éternel. Tout éternel est tenu, est requis de prendre une naissance, une inscription charnelle; … une insertion, un racinement, plus qu’une infloraison… une placentation temporelle.

C’est vraiment un grand mystère que cette sorte de ligature du temporel au spirituel. On pourrait dire que c’est comme une sorte d’opération d’une mystérieuse greffe. Le temporel fournit la souche; et si le spirituel veut vivre, s’il veut continuer, […] s’il veut fleurir, […] s’il veut fructifier, le spirituel est forcé de s’y insérer." (L’Argent, suite)

Si j’ai désiré évoquer avec vous la figure proprement unique de Jeanne d’Arc, c’est parce qu’elle concrétise cette étonnante alliance de la nature et de la grâce qui n’apparaît avec un tel bonheur qu’une fois dans la vie d’un peuple. Si nous aimons cette petite fille lorraine, c’est parce que Dieu a voulu que le miracle du relèvement de notre pays se soit produit si bellement, dans une nature vierge, intacte, fille du peuple de l’ancienne France, née d’une terre labourée et sanctifiée par une longue lignée de saints, une enfant humble et courageuse, sans fard, sans artifice, une enfant qui a gardé son naturel, sa gentillesse rieuse, espiègle, d’une hardiesse dans l’action et d’une vivacité dans les reparties qui nous enchantent à cinq siècles de distance.

 

Les mots de Jeanne d’Arc

 

Les mots de Jeanne d’Arc sont dignes d’être recueillis et remémorés. Saisis sur le vif dans une langue drue et verte comme ceux de sa campagne lorraine, ils forment une partie du trésor de notre patrimoine littéraire que le temps n’égratigne pas. Début des apparitions :

"La première fois que la voix vint à moi, j’eus grand peur. C’était l’été, vers midi, dans le jardin de mon père… L’Archange me disait d’être une bonne enfant et que Dieu m’aiderait."

Au procès de Rouen, quand on lui reprochera d’être partie sans avoir averti ses parents :

"Puisque Dieu me commandait, il fallait que cela fût, puisque Dieu le commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères, eussé-je été fille de roi, je serais partie.".

Son adresse aux Anglais :

"Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit sur ce royaume de France, le Roi des cieux vous ordonne et vous mande par moi, Jeanne la Pucelle, de laisser vos bastilles et de rentrer chez vous; ou je vous ferai tel chahut dont il sera perpétuelle mémoire."

A Poitiers, lors de sa première comparution, il lui fut demandé par un clerc qui était limousin et qui gringotait quelque peu :

"En quelle langue parlaient vos voix? — Ah, messire, meilleure que la vôtre." (Rires.)

Maître Guillaume Aymeri lui pose une question embarrassante, mais il en sera pour ses frais :

"Vous dites que Dieu veut sauver le

peuple de France; s’il veut le sauver, il peut

le faire sans hommes d’armes; pourquoi en demandez-vous?"

C’est alors que fuse tout droit la merveilleuse réponse :

"En nom Dieu, les hommes d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire."

Plus tard, au procès de Rouen, on lui posera une question piège :

"Jeanne, croyez-vous être en état de grâce? — Si j’y suis, Dieu m’y garde, si je n’y suis, Dieu m’y mette."

Au plus fort des hostilités, on évoque devant elle la possibilité d’une trêve, mais la riposte fuse aussitôt :

"La paix, nous l’aurons au bout de la lance!"

En prison, triste :

"Mes frères du Paradis ne m’ont point encore visitée."

Sa prière, à Rouen, avant d'affronter ses juges :

"Très doux Dieu, en l’honneur de votre sainte Passion, je vous requiers si vous m’aimez de me révéler ce que je dois répondre à ces gens d’Eglise."

Au procès :

Jean Beaupère. — Avez-vous vu saint Michel et les anges corporellement? Jeanne. — Je les vis de mes yeux corporels aussi bien que je vous vois. Et quand ils partaient de moi, je pleurais; et j’eusse bien voulu qu’ils m’emportassent avec eux.

L’évêque. — Quel signe avez-vous donné à votre roi pour lui montrer que vous veniez par Dieu?

Jeanne. — Je vous ai toujours dit que vous ne le tireriez pas de ma bouche. Allez le lui demander!

Pierre Cauchon, qui lui interdit de sortir de prison sous peine d’être convaincue d’hérésie, s’attire une fière réponse :

"Je n’accepte pas cette défense. Si je m’évadais, personne ne pourrait me blâmer d’avoir enfreint ou violé ma foi."

A un certain moment, l’interrogation tombe dans le ridicule :

Jean Beaupère. — En quelle figure était saint Michel lorsqu’il vous est apparu… était-il nu? Jeanne. — Pensez-vous que Dieu n’avait pas de quoi le vêtir?

Jean Beaupère. — Avait-il des cheveux?

Jeanne, rieuse. — Pourquoi les lui aurait-on coupés?

Jean Beaupère, peu sensible à l’humour, poursuit et s’attire une cinglante répartie :

"Quand vous voyez cette voix qui vient à vous, y a-t-il de la lumière?

— Il y a beaucoup de lumière de toutes parts, et cela convient bien. Toute lumière ne vient pas que pour vous."

Au siège d’Orléans, elle aperçoit un blessé inondé de sang. Lorsqu’on lui dit que c’est un Français, elle est prise d’un frémissement :

"Jamais je n’ai vu sang français que mes cheveux ne se levassent tout droit."

Enfin les derniers mots qu’elle prononce avant d’expirer : le nom de Jésus crié à voix haute six fois de suite :

"Jésus, Jésus, Jésus, Jésus, Jésus…Jésus!".

Puis elle suffoque et les flammes la dévorent. Il y a entre Jeanne de Domrémy et nous une entente de l’âme qui va au-delà de toute explication et de tout discours; mais il y a également une leçon pour l’intelligence et pour l’action.

Charles Péguy a été inspiré, je dirais presque hanté, par les liens étroits, quasi indissolubles, qu’il découvrait chez elle entre les deux ordres de la nature et de la grâce, et il en a gravé l’idée dans des poèmes de pierre qui résistent au temps :

"Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature "Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels, Ils ont tant confondu leurs destins fraternels "

Que c’est la même essence et la même stature. "Et l’un ne périra que l’autre aussi ne meure Et l’un ne survivra que l’autre aussi ne vive.."

Et l’un ne restera que l’autre ne demeure "Et l’un ne passera sur la suprême rive "Que l’autre aussi ne fasse un semblable voyage." (Eve)

Peut-on rêver, peut-on concevoir une communauté de destin plus intense que ne le fait Péguy entre les deux ordres pourtant bien distincts? Ces alexandrins qui se suivent inexorables, au long des quatre mille quatrains d’Eve, comportent toute une philosophie de l’homme, de la civilisation et de l’histoire. Etrange, n’est-ce pas? Permettez-moi, je vous prie, de soulever un coin du voile de ce grand mystère.

Vous avez senti l’accord merveilleux, unique peut-être, entre le naturel humain de Jeanne et la hauteur de sa mission surnaturelle, cette étonnante familiarité avec le divin, cette adaptation parfaite sans l’ombre d’une tricherie, qui permet à une nature de rester fidèle à elle-même, avec son bon sens terrien, sa franchise d’attaque, sa spontanéité et toutes ses qualités natives. Vous avez senti tout cela.

Eh bien, cette articulation de la nature et de la grâce, nous la retrouvons à un autre plan, celui du destin des cités temporelles et de tout groupement humain, qu’il soit de type familial ou politique.

 

Le temporel, moyen d’expression

 

Le même dualisme apparaît avec évidence : comme la grâce a besoin de la nature pour s’y fixer et s’y épanouir, le spirituel a besoin du temporel, mais non pas de n’importe quel temporel; la foi, pour vivre et pour s’épanouir, a besoin d’une culture, mais non pas de n’importe quelle culture. D’une philosophie et d’une poésie, mais non pas de n’importe quelle philosophie ni d’une quelconque poésie. Il faut, pour que le génie ou la sainteté s’expriment, qu’ils aient à leur disposition un métal conducteur.

Imaginez Jean Racine doué de tout son génie mais privé de ce moyen d’expression admirable qu’était devenue la langue française au XVIIe siècle. Qu’en serait-il resté aujourd’hui? Cela est vrai plus encore dans l’ordre humain et social. Pour produire une Jeanne d’Arc, il fallait qu’une nature excellemment douée serve de métal conducteur à la sainteté. Le miracle de ce quinzième siècle, époque tragique au terme d’un moyen âge finissant, c’est qu’il y avait une Jeanne d’Arc possible dans presque toutes nos pauvres familles de France.

 

Le temporel, moyen de protection

 

Ensuite, l’ordre temporel se fait bouclier. Car que devient l’enfant sans famille, la famille elle-même, que devient-elle sans les lois tutélaires, l’école chrétienne sans un Etat qui lui accorde son statut? Que sont devenues nos chrétientés d’outre-mer dès qu’une présence coloniale a cessé de se porter garante de leur sécurité? Que s’est-il passé au Rwanda?

Par une sorte d’idéalisme enfantin de type rousseauiste, il a semblé à certains que le spirituel, de par son propre prestige, pouvait tenir debout tout seul, sans le secours des institutions, l’enfant sans la famille, l’homme déraciné hors de son milieu naturel, sans culture, sans éducation.

Avez-vous remarqué qu’il existe parfois des églises ou des monastères fortifiés? Il y en a encore quelques-uns dans nos communes, et je ne les regarde jamais sans ressentir une certaine émotion. La nef est dotée d’un chemin de ronde, où jadis les archers faisaient le gué. Vous avez là un exemple de ce que Thibon appelle joliment "la scandaleuse dépendance des choses supérieures à l’égard des inférieures"! Car la cathédrale est plus digne que le rempart, mais que deviendra-t-elle si le rempart s'effondre? La parabole s’applique à toute société. Péguy l’avait bien vu :

"C’est un grand mystère qu’il ne suffise pas d’être catholique, et qu’il faille de plus peiner toute sa vie dans le temporel. Mais Jésus lui-même qui était le prince du spirituel a fondé une Eglise qui n’a point cessé d’être combattue dans le spirituel et dans le temporel, et qui ne cessera point de militer dans le spirituel et dans le temporel."

On a beaucoup médit des croisades. Elles entraînaient pas mal d’aventuriers à leur suite, c’est certain. Mais en soi la croisade obéit à une nature des choses : non pas convertir de force, ce qui est contradictoire dans les termes, mais frayer les routes de Jérusalem interdites aux pèlerins qui venaient se recueillir sur les pas de Celui qui leur était plus cher que la vie.

Allant plus loin encore, Charles Péguy, en réponse aux "intellectuels" contempteurs de l’armée, énonce la grande loi de l’idée militaire :

"Le soldat mesure la quantité de terre

où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une

race…" (L’argent)

Voilà l’apanage du soldat : il mesure la terre. Et comme une sorte de testament, Péguy énonce la célèbre affirmation : "Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel." Or tout ce qui nous tient le plus à cœur ici-bas est constamment couché dans le lit de camp du temporel. Tout père de famille qui défend sa maison prend les armes.

 

L’appel du roi temporel

 

Alors permettez-moi de vous poser tout à trac une question grave : aimez-vous la France, votre pays? Vous me demanderez à votre tour : qu’est-ce que mon pays? Eh bien, je vous réponds : mon pays, c’est ce qui me fait être; c’est ma source, mon origine, la somme des biens accumulés qui ont donné naissance à ce qu’il y a de meilleur en moi. Il n’y a pas de génération spontanée, et chacun de nous peut se dire qu’il est le résultat d’une addition, ou mieux l’héritier et le gardien d’un grand patrimoine.

Cela fait penser au mot de Sully, ancien compagnon d’armes et ministre d’Henri IV :

"Quand on a reçu un tel héritage, comment ne pas travailler à s’en rendre digne?"

Je reviens à ma question : aimez-vous votre pays? Si vous voulez l’aimer, non en paroles mais en actes, commencez par le connaître dans son âme la plus mystérieuse et rendez-lui ce que les organes de désinformation lui ont dérobé : sa religion, sa culture, sa langue, son histoire, son patrimoine littéraire et artistique, ses traditions et les grands gestes de ceux qui nous ont précédés.

Or tout cela est encore du temporel, parce que réalisé et transmis dans l’ordre des choses visibles, inscrites dans le temps et dans la mémoire des hommes comme les sculptures de nos cathédrales.

Vous ferez alors une découverte, c’est qu’à partir de ce temporel pétri de christianisme, vous puiserez à pleines mains dans le trésor des choses spirituelles invisibles qui nous tiennent le plus à cœur.

Méfiez-vous de l’angélisme qui transporte nos biens de famille hors du réel, momifiés dans un univers purement cérébral qui les stérilise. Ne suivez pas non plus ceux qui relèguent la religion dans un jardin secret, sans aucun rayonnement visible, à moins que vous n’ayez une vocation de pur contemplatif. En ce cas, répondez à l’appel du Bon Maître, et vous serez alors comme la braise que personne ne voit sous la cendre, qui chauffe sans mot dire et met le feu de la charité dans les cœurs. Et cette charité dressera le monde vers Dieu comme les architectes du moyen âge ont fait monter les cathédrales de pierre vers le ciel.

Permettez-moi de vous rapporter un souvenir qui reste clairement gravé dans ma mémoire. Il y a quelques années, j’avais emmené des novices écouter Gustave Thibon leur faire un cours de philosophie de plein vent. A l’issue de cet entretien, Thibon me présente une future carmélite et me dit sans ambages : "Vous êtes faits pour vous entendre." Je dis à la jeune fille : "Vous avez raison, il n’y a que Dieu d’intéressant au monde." Mais une voix derrière moi renchérit : "… Et tout ce qui mène à Dieu!" C’était Gustave Thibon qui témoignait, comme il l’a fait toute sa vie, pour l’humble vocation des chemins de terre qui conduisent au Royaume.

Tout ce qui mène à Dieu? L’amitié, l’union des esprits et des cœurs, l’art, la poésie et la philosophie, la prière bien sûr, les beautés de la création, la politique aussi, au sens de Platon, qui la mettait au-dessus des plus nobles activités de l’esprit. Je comprends que vous n’aimiez pas la politique, quand on voit ce qu’elle est devenue : un instrument de puissance aux mains d’individus sans scrupules. Mais si elle était l’art de faire vivre les hommes ensemble pour les conduire à leur fin? D’autre part, n’entre pas qui veut en politique, il y faut une vocation et de grandes aptitudes. Ne la méprisez pas : "Rien de ce qui la dépasse ne se fait sans elle", disait Abel Bonnard. Or l’amour du pays peut se traduire de mille façons différentes, et nul ne devrait jamais s’opposer à cet élan national sans cesse renaissant, qui n’est que le rassemblement spontané des forces vives en défense d’une patrie menacée de dissolution. Voyez ce qu’en dit Alexandre Soljenitsyne dans un livre déchirant intitulé La Russie sous l’avalanche :

"Sans un sentiment national capable de nous rassembler, nous autres Russes, dans nos vastes étendues, nous allons nous résorber comme un matériau ethnique dépourvu de visage, une masse amorphe. On nous dira qu’il y a danger à exagérer l’importance de la nation, de l’appartenance nationale. Nous n’en avons aucunement l’intention, d’autant qu’au-dessus de la nation, nous sentons également ce qui relève du Ciel."

C’est une œuvre d’amour qui demande beaucoup d’énergie, une passion sainte qui prend l’âme, le cœur et l’esprit. Fuir la paresse, le facilisme, le conformisme bêlant et cet optimisme inconscient qui refuse de voir le danger des trois mille mosquées implantées aujourd’hui en France.

Comment ne pas penser à l’orchestre du Titanic jouant des blues pendant que le navire s’enfonçait lentement dans les flots?.

 

Dialogue sur l’ordre politique

 

L’ÉTUDIANT

L’ARTISTE

LE PÈRE ABBÉ

L’étudiant. — Mon Père, il n’y a que deux jours que je suis dans votre maison, et déjà je respire. Pas seulement l’air pur de vos montagnes, mais l’atmosphère douce et paisible de la communauté. On a vraiment l’impression chez vous de la primauté du spirituel. Foin des querelles de tendance intégristes progressistes ou encore pis de ces luttes à mort que les Français se livrent au sujet de la politique et des élections.

Le Père Abbé. — Vous m’amusez beaucoup! Si vous étiez parti avec nous lors de notre promenade hebdomadaire, vous auriez justement assisté à une lutte épique entre certains qui disaient que voter ne sert à rien et d’autres qui répondaient : "Oui, mais il faut voter quand même." C’était presque lumineux! Mais vous avez dit primauté du spirituel? Cela me rappelle quelque chose. En fait, je crois que tout le monde est d’accord sur la primauté du spirituel, mais pas sur la question des rapports de celui-ci avec l’ordre temporel.

L’étudiant. — Pourtant, vous les moines, vous apportez la preuve vivante que le spirituel (prière, charité, sacrifice) réalise à lui seul une certaine harmonie. Nous sommes tous bien d’accord, n’est-ce pas, sur l’absurdité du "politique d’abord"! Il me semble que vous serez plutôt partisans du conseil de Notre-Seigneur "Cherchez d’abord le Royaume de Dieu", non? Le Père Abbé. — Les deux formules sont-elles aussi opposées que vous le dites? Je crois qu’elles sont vraies à des niveaux différents. Bien sûr, le Bon Dieu tient la première place chez nous. Il est la référence suprême à laquelle on revient sans cesse, et les droits de Dieu sur toute société sont imprescriptibles. La prière est le tout du moine, et ses autres activités lui sont soumises comme à son unique raison d’être. Mais la primauté du spirituel s’oppose-t-elle à la priorité du politique? Qu’en pensent les artistes?

L’artiste. — Pour nous autres, la référence suprême, c’est le Beau : enfermer dans un tableau une vision qui reflète l’harmonie du monde… Je ne vois pas ce que vient faire la politique là-dedans! Cependant, je l’avoue, il m’est de plus en plus difficile de vivre de mon travail, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, les salles d’exposition sont toujours trop chères, et sans expositions, on ne peut pas vendre ses tableaux. Ensuite, il y a la publicité qui est aux mains de ceux qui poussent de façon tapageuse certains artistes à coups de média, et l’acheteur, toujours docile, se dirige vers ceux dont tout le monde parle, et qui sont de préférence les plus débiles. Enfin, pour tout dire, les jeunes artistes n’ont plus de maîtres, comme dans les anciennes corporations; n’étant plus guidés ni surveillés, ils se lancent dans n’importe quelle direction, en tâchant de faire original et de se faire remarquer. Alors finalement, peut-être qu’une bonne politique pourrait remédier à ces choses, et on pourrait faire du travail sérieux.

Le Père Abbé. — Et nous voilà revenus à la case départ! Je ne voudrais pas vous faire sursauter, mais ce matin, nous avons tous assisté à une messe solennelle. Et si je vous disais que ce que vous avez vu, c’est un exemple du politique d’abord, le croiriez-vous? L’étudiant. — Je crois, mon Révérend Père, que vous voulez plaisanter; ce matin, nous étions au Paradis par la grâce d’une liturgie somptueuse qui élève les âmes comme aucune industrie humaine n’est capable de le faire. Le Père Abbé. — Eh bien, la liturgie à laquelle vous avez assisté offre un exemple frappant de ce que je voudrais vous faire entendre. Car cette église abbatiale en plein accord avec la liturgie du Ciel a nécessité plus de neuf corps de métier, du maçon jusqu’au concepteur, le choix des matériaux, des palabres et des hésitations à n’en plus finir, un style qui ne s’invente pas, une architecture qui au début ne faisait pas l’unanimité. Nous étions en pleine prière… et en plein temporel. Le dosage de la lumière, les ornements, les vases sacrés, le chant grégorien, la sonorisation, pensez-vous que tout cela descende du ciel tout droit? Et pour que les moines prient et chantent avec la liberté des enfants de Dieu, il faut régler savamment l’heure du coucher et du lever, les heures de détente, la nourriture des repas. Croyez-moi, la prière dépend plus que vous ne le pensez du sommeil et de l’estomac. Voilà, cher ami, tout ce qui précède et conditionne ces éléments d’une liturgie qui vous transporte au Ciel! Méfions-nous des spiritualités pures qui oublient l’ordre du temps, les préparations laborieuses et la longue patience des recommencements sans lesquels rien de durable ne sera jamais accompli sur la terre.

 

LES GRANDS OBSTACLES

 

Chers amis, arrivé à cet endroit de ma lettre, je me sens pris soudain d’une certaine inquiétude. Pourquoi s’inquiéter? direz-vous. Parce que je vois des obstacles se dresser sur votre route, et je voudrais vous aider à y faire face. J’en vois trois surtout qu’on retrouve partout : le matérialisme ambiant, le mensonge établi, la force d’inertie.

 

Le matérialisme ambiant

 

Un jour, vous m'avez dit : "Autour de nous du bruit et des images : affiches publicitaires, télé, hard rock, BD nous tirent violemment toujours du même côté : l’argent, le sexe, la bouffe. Alors on a l’impression d’être laminé par un rouleau compresseur, et quand on cherche à dire quelque chose à cette foule bruyante qui nous entoure, il semble que personne ne nous écoutera jamais.".C’est une erreur grave. Les hommes ont soif d’autres horizons. Ils attendent de vous quelque chose de pur, d’éternel, quelque chose de stable qui ne trompe pas. A ce matérialisme ambiant, nous opposerons la même réponse qu’ont donnée les premiers chrétiens il y a deux mille ans au temps des empereurs romains : c’est l’héroïsme de leur foi et le témoignage de leur charité fraternelle qui ont fait sauter la lourde carapace du paganisme antique. Le secret de leur réussite? La foi en Jésus-Christ, unique sauveur du monde, la foi dans les sacrements qui nous alimentent et nous revigorent. La foi qui, au dire de saint Jean, est notre victoire sur le monde.

 

Le mensonge établi

 

Obstacle plus dangereux, plus insaisissable, car il nous violente à l’intérieur de nous-mêmes, dans les structures de notre intelligence. Ce mensonge s’étale et se répand à travers tous les moyens de diffusion audiovisuels, surtout par la télévision. Cela forme une espèce de bain médiatique où se distille le poison des idées fausses. Tout le monde nage dans une marée de mensonge continuel : on vous persuade que le destin de l’homme est absurde, ce n’est pas vrai; qu’il est livré à un courant fatal en évolution perpétuelle, ce n’est pas vrai; que les dogmes sont sujets à révision, ce n’est pas vrai; que toutes les religions se valent, ce n’est pas vrai; que le mondialisme fera disparaître les patries, ce n’est pas vrai.

Le moyen essentiel pour lutter contre ce mensonge établi? Cultiver le champ des vérités éternelles, le champ riche des vérités absolues qui structurent l’esprit humain et lui donnent une assise inébranlable : ce sont les grandes notions métaphysiques, les douze articles du Credo et toutes les vérités qui lui sont connexes. Mais ce grand corps de vérités doctrinales ne sera pour nous vivant et savoureux que par une étude attentive, accompagnée de la prière. Effort religieux et culturel : êtes-vous capables de lire deux ou trois grands livres à fond par an, la plume à la main?

 

La force d’inertie

 

Chers amis, nous abordons là un obstacle dont nous sommes tous les premiers responsables. Saint-Exupéry, dans Pilote de Guerre, a écrit cette phrase sévère :

"Une civilisation comme une religion s’accuse elle-même si elle se plaint de la mollesse des fidèles : elle se doit de les exalter. De même si elle se plaint de la haine des infidèles : elle se doit de les convertir."

 

La force d’inertie est une forme d’égoïsme très répandue : les natures molles, par peur ou par paresse, se mettent à l’abri de l’effort. On a peur de la solitude, peur de n’être pas suivi. André Charlier, habitué à marcher seul, à contre-courant, disait : "Il faut consentir à être seul, après on s’aperçoit qu’on ne l’était pas."

Combien de fois n’a-t-on pas vu au cours de la guerre des troupes paralysées par la peur monter subitement à l’assaut parce qu’un chef s’était élancé le premier. Il en est de même dans la vie morale; une masse d’hommes inertes semblerait ne jamais sortir de son attentisme, jusqu’au jour où celui qui en a l’inspiration et le courage bouscule les préventions du conformisme et rassemble le monde autour de lui. Tels doivent être les apôtres et les missionnaires. On les suit parce qu’on devine qu’ils sont habités par une force supérieure, une joie inentamable qu’on a soi-même envie de connaître. Ce rayonnement de l’esprit missionnaire s’achète au prix fort du sacrifice et du don de soi, mais vous verrez quelle puissance d’attraction en résulte : "Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi." (Jn 12, 32) Être seul contre tous est une tradition de chevalerie à laquelle vous serez confrontés tôt ou tard. Par quoi faut-il commencer? Par une insurrection de l’esprit. Quand le communisme triomphe dans la rue, on a remarqué que c’est parce qu’il avait déjà pris place dans les âmes. Quand nous avions votre âge, André Charlier nous disait :

"Toutes les batailles de ce monde sont au commencement — et même à la fin — des batailles spirituelles. Et notre siècle est le siècle de la plus grande bataille de tous les temps.".

 

ÉPILOGUE

 

Alors, debout! Il est temps, le vent s’est levé; voyez l’aurore rapide qui monte dans le ciel. Autour de vous, des monceaux d’or et d’argent. Vous êtes riches de Dieu, et on vous l’avait caché. Révoltez-vous contre le règne du mensonge. Abandonnez la télévision à ses esclaves consentants; lisez les maîtres de votre culture religieuse et nationale, lisez vos mystiques, vos penseurs, vos poètes. Cherchez la vérité, obéissez-lui comme à une souveraine. Le goût de la vérité dans tous les ordres, religieux, intellectuel, moral, politique, c’est cela essentiellement qui est l’armature d’une civilisation, c’est cela qui a fait la chrétienté, et c’est cela, dans le rayonnement de l’amour, qui sera le principe de sa renaissance.