NAZARENA

Fr. Louis-Albert Lassus o.p.

NAZARENA

Une recluse au cœur de Rome

1907 – 1990

 

Editions Sainte-Madeleine

Cum permissu superiorum.

 

 

 

 

 

A mon frère Jean Ishii

ermite camaldule

reclus par amour du ciel.

L.A.

 

"Si donc l’Eglise tout entière est l’unique corps du Christ, si nous sommes les membres de l’Eglise, si nous sommes une seule réalité dans le Christ, chacun possède en lui tout ce qui appartient au Christ. Alors donc, quand, par la séparation physique, nous sommes peut-être fort loin de la foule, nous sommes en vérité très présents en elle par le mystère inviolable de l’unité. Ce qui est à tous est à chacun, ce qui est propre à tel ou tel est commun dans l’unité de la Foi et de l’Amour."

(Saint Pierre Damien, Opusc. XI, p. 28, édit. Migne, Brépols, Paris)

 

 

 

Introduction

 

Qu’une jeune femme américaine, fanatique de danse et de musique, championne de volley-ball, diplômée de l’Albertus Magnus College de New Haven, débordante de vie et d’amour de la vie, abandonne un beau jour sa famille, ses relations, son métier, ses violons d’Ingres et sa patrie, pour s’en aller comme Abraham à la recherche de ce "quelque chose" qui secrètement l’attire très fort et dont elle ignore encore le nom, et voici que les gens raisonnables crient au scandale et même à la folie. "A quoi bon un tel gaspillage? Elle aurait pu…" (Marc 14, 4-5)

Julia Crotta a trente-sept ans. Elle a enfin entrevu sa Voie, qui concrètement se trouvera être une étroite cellule solitaire, un reclusoir au cœur de Rome, où elle va vivre durant quarante-quatre ans, complètement enfouie, ensevelie, ignorée. Elle prend le nom de Maria-Nazarena de Jésus, sans doute en référence au Christ de Nazareth, qui trente ans durant s’est caché aux yeux de tous en cette bourgade dont on disait en souriant: "Rien de bon ne peut sortir de là." Elle fait partie de ces êtres qui ne sont pas faits pour la terre, parce qu’ils ont des yeux trop grands, un cœur hypertrophié. Aucun spectacle de ce monde, aucun visage ne peut les captiver, si beau soit-il; aucun amour ne peut les capturer, si débordant de tendresse soit-il. Ils sont faits pour l’Immense, pour l’Infini, pour Celui qui seul Est. Des nomades de Dieu, vous dis-je, des pèlerins, des aventuriers du Ciel. Pourtant ils sont loin de sous-estimer, et à combien plus forte raison de mépriser les réalités de la terre, les trésors de la vie, mais comme le confesse l’un d’entre eux, saint Pierre Damien, ce sont de "trop petits paradis" pour la capacité de leur être. Il leur faut tout et pour toujours. S’ils ne nous quittent pas, ils nous paraissent, bien sûr, assez étranges, car ils vivent ailleurs, et s’ils nous abandonnent, s’ils partent sur les routes du monde ou se cachent dans les silences du désert, c’est qu’ils vivent leur Exode, en quête du Saint Graal, de la perle précieuse, de Celui qui est décidément le Tout-autre et l’au-delà de tout.

Nazarena s’est sentie appelée un beau jour à s’en aller, à disparaître, pas seulement en entrant dans un monastère "cloîtré", comme l’on dit, pas seulement en vivant en ermite dans les bois ou à la montagne, mais à s’ensevelir en un reclusoir, une sorte de tombeau d’où elle ne sortira jamais, où personne ne pourra pénétrer, où les relations avec le monde ne seront possibles qu’à travers une petite fenêtre recouverte d’un voile épais. Ce qui ne signifie nullement que Nazarena refuse ses frères, abhorre l’humanité, se retire de son histoire souvent si tragique. Bien au contraire. Elle se situe au cœur du monde. Elle écrira un jour: "Puissé-je réaliser mon rêve : vivre et mourir solitaire, inconnue de tous, et proclamer la Bonne Nouvelle que Dieu me demande de crier depuis cette cellule: ‹Dieu seul suffit!› De ce reclusoir, il me sera sans doute possible de passer immédiatement en paradis. D’accord. Mais je voudrais y aller en amenant avec moi un jour ou l’autre tous ceux que je voudrais avoir aidés par mes pauvres prières et ma pénitence."

Il n’est évidemment pas donné à tout le monde de comprendre le geste fou de cette femme fascinée par Dieu, qui va perdurer quarante-quatre ans sans interruption, sinon un bref séjour en clinique. La plupart d’entre nous sommes dépassés par l’étrangeté de cette vie, par son extrême austérité, mais aussi par la joie qui habite de plus en plus notre recluse, vraie fille de l’homme au visage de fête, Romuald de Ravenne.1

N’est-elle pas un cas pathologique? N’est-elle pas en contradiction flagrante avec l’Evangile de Jésus-Christ et cette communion d’amour qui sera le signe distinctif de ses disciples? Ah! bien sûr, il y a la fameuse parabole du grain qui meurt et porte beaucoup de fruit… Nazarena n’est pourtant pas un cas unique, absolument exceptionnel dans l’histoire. Dès les débuts de l’ère monastique, nous rencontrons des hommes et des femmes qui se sont murés d’une façon ou d’une autre, "par amour, disent-ils, de la liberté d’en haut"2, et nul n’ignore qu’au moyen âge, il n’est pas rare de découvrir, auprès de tel monastère ou de telle église paroissiale, un reclusoir d’amour où vit un moine, une moniale, un prêtre ou un laïc. Présence silencieuse de prière continuelle, de "vie angélique", partie intégrante de la communauté ou de la paroisse, tel un joyau dans son écrin. On se rappelle par exemple la petite sœur d’Ælred de Rievaux, à qui son frère consacrera tout un livre qui est un trésor. Elle le lui a demandé avec insistance pour mener à bien dans la vérité et la fidélité son existence apparemment contre nature et qui va s’épanouir en un profond et rayonnant bonheur.3 Nazarena est sa sœur, huit siècles après, conduite par Dieu à travers bien des méandres, comme nous allons le voir, à l’Ecole d’amour de Romuald, le fou de Dieu qui, à plusieurs reprises durant sa solitaire vie, s’est enfermé lui aussi bien des fois en son reclusoir pour répondre à une insupportable blessure d’amour et porter à Dieu le terrible siècle de fer qui est le sien. Il a déclenché un mouvement fort et magnifique d’hommes et de femmes qui comme lui s’enfermeront en leur cellule solitaire à Camaldoli, à Monte Corona et ailleurs. Une cinquantaine d’années après la mort de l’ermite-prophète, son successeur à la tête de la petite colonie d’ermites qui vivent cachés dans la montagne, nous dira comment, parmi les frères, "certains s’élevaient sur les ailes de la contemplation de Dieu à l’amour de la patrie céleste, y fixant les yeux de leur esprit, et goûtaient dès ici-bas une ineffable douceur d’amour. Ils s’enfermaient alors dans leurs cellules et y demeuraient jusqu’à la mort, soutenus par la grâce de Dieu, dans un combat continuel contre l’Adversaire… D’autres seulement pour le temps des deux carêmes, afin de les passer dans un silence total et une plus grande austérité de vie. D’autres pour une centaine de jours ou encore pour une année entière…, donnant un lumineux témoignage et rivalisant les uns les autres dans l’amour de Dieu, l’obéissance et toutes les vertus. Ils avaient sous les yeux les exemples du vénérable Romuald, observant avec ferveur les us et coutumes du Saint-Ermitage."4

La tradition s’est maintenue au long des siècles chez les fils et les filles de Romuald, et aujourd’hui encore la Congrégation de Monte Corona s’honore dans le secret de plusieurs reclus que l’on ignore, mais qui permettent à notre monde de ne pas s’effondrer dans le néant.5 Nazarena renoue en grand avec ces hommes et ces femmes qui ont été appelés à vivre littéralement la parole de saint Paul adressée à quiconque a revêtu le Christ au jour de son baptême: "Désormais votre vie est cachée avec le Christ en Dieu." (Col.3,3)

Après un essai infructueux au Carmel, dont les racines érémitiques auraient pu lui permettre de réaliser sa vocation, Nazarena frappe donc à la porte du monastère Saint-Antoine-le-Grand, en plein cœur de Rome, sur la colline de l’Aventin. Grâce à la grandeur d’âme de l’abbesse et de sa communauté, elle va pouvoir vivre en recluse, d’abord à titre privé, puis complètement incorporée à l’Ordre camaldule. Que l’on ne pense pas qu’il s’agisse d’une existence larvaire. La prière continuelle, l’étude, le travail manuel (dix heures par jour à certains moments), la célébration de l’Œuvre de Dieu au nom de toute l’Eglise, du monde et de la création tout entière, qui fait de la cellule de Nazarena un lieu de rendez-vous de toute joie et de toute détresse, et ce combat avec l’Ange de Yahvé et avec l’Ange des ténèbres… Tout cela vécu pendant quarante-quatre ans, jour après jour. Cela semble incroyable. Pourtant le résultat est là : une joie indicible qui envahit tout l’être de Nazarena et qui fait d’elle une présence du ciel. "Dieu, écrit-elle, me donne un bonheur si beau et si pur que je ne le changerais pas pour tous les plaisirs du monde… Je sens plus que jamais l’enchantement mystérieux de la Présence et de cette force invincible qui m’attire loin de tout et de tous pour gravir la montagne solitaire de Dieu."

On pourrait penser alors que petit à petit c’est l’oubli total de la terre des hommes, de leur histoire si difficile avec tout ce qu’elle comporte de beau, de grandiose même et aussi de tragique et d’épouvantable. Or il n’en est rien. Nazarena, comme Macaire le Grand, comme saint Syméon, le Nouveau Théologien, comme Pierre Damien ou le bienheureux Paul Giustiniani, son frère, a bien conscience d’être au cœur de ce Mystère de la Foi qu’est la Pâque du Christ et, en lui et par lui, de donner sa vie pour ses frères, dont aucun ne lui est étranger. Elle a pour eux sur le Cœur de Dieu les droits de l’Unique, et je comprends que les papes Paul VI et Jean-Paul II aient tenu à la visiter, à s’asseoir auprès d’elle et à lui confier le Peuple de Dieu. Ils savaient bien son importance exceptionnelle dans la vie du monde, comme celle de tous ces hommes nobles dont parle Tauler, qui se sont identifiés d’une façon ou d’une autre (je songe à Thérèse de Lisieux, à Marthe Robin) à l’Agneau de Dieu qui porte et emporte le péché du monde.

On pourra toutefois se demander encore le pourquoi de ce total enfouissement, de ce retrait total des relations humaines qui semblent faire partie intégrante de notre vie humaine et chrétienne. Songeons, par exemple, que certaines sœurs du monastère où vit notre recluse ne connaîtront son visage que le jour de sa mort… L’un de mes très grands amis, ermite camaldule, nous dira plus loin, à la fin de notre petit livre, avec l’autorité de l’expérience, sa vision du dedans.

Mais de toute façon, parce que tout homme est foncièrement seul et souvent même reclus, sans le vouloir, au milieu des autres, Nazarena peut nous aider tous à soulever le voile d’un mystère que d’aucuns considèrent comme une abomination, alors qu’il s’agit possiblement d’une stupéfiante aventure d’amour.

 

 

 

Sources

 

Au cours de l’année 1993 paraissait aux éditions Piemme (Italie) le très beau livre de Sœur Emanuela Ghini, carmélite de Savona, sous le titre: Oltre ogni limite, Nazarena, monaca reclusa 1945 – 1990 (Ediz. Piemme, Via del Carmine, 15033 Casale Monferrato (AL), Italie).

Mon attachement à saint Romuald ainsi qu’aux deux familles camaldules qui se réclament de sa paternité, un certain penchant personnel pour la solitude, m’ont évidemment poussé à ouvrir et à lire cet ouvrage précieux.

J’y ai découvert le visage lumineux et si séduisant de la recluse romaine dont il est question, et j’ai été immédiatement gagné. Fruit de trois ans de recherches minutieuses, de prière et aussi de souffrances, le livre d’Emanuela Ghini m’a d’autant plus intéressé qu’il contient le texte de trente-trois lettres de Nazarena à son abbesse et surtout à son père spirituel et unique confident, Dom Anselmo Giabbani, qui fut Prieur général de l’Ordre camaldule au cours de la réclusion de Sœur Nazarena. A ces lettres sont jointes quelques "Notes autobiographiques" que notre moniale écrivit à la fin de sa vie, à la demande expresse de l’abbesse Hildegarde. Avec cela, un schéma chronologique pour aider à l’éventuelle composition d’une "Vie" de la recluse, auquel s’ajoutent de profondes réflexions de l’auteur sur sa spiritualité.

J’ai pensé qu’à partir de ce livre, je pourrais faire profiter les lecteurs francophones du message spirituel qui s’en dégage.

Je remercie chaleureusement l’auteur et l’éditeur de leur aimable libéralité qui m’a permis la joie de ce travail.

 

 

 

Chapitre premier

Les chemins du désert

 

C’est en la fête de la grande Thérèse, le 15 octobre 1907, que Julia Crotta naît dans le Connecticut (U.S.A.), à Glastonbury, ville universitaire de 300000 habitants. Ses parents sont des italiens émigrés qui ont quitté leur village de montagne, comme beaucoup de leurs compatriotes, pour aller "faire fortune" en Amérique. Louis-Théodore Crotta, le père, est originaire de Carloni di Cerreto, un hameau dépendant de la commune de Ferriere, située dans les montagnes voisines de Piacenza. Maria Ramponi, la mère, est elle aussi une fille du pays. Elle est née à Folli di Casaldonato, autre hameau de la même commune de Ferriere. L’un et l’autre, à la naissance de Julia, sont déjà bien assis dans leur vie familiale et professionnelle. Louis a quarante-quatre ans. C’est un homme grand et fort, riche en talents de toute sorte, travailleur infatigable, au caractère calme, paisible et d’humeur constante. Maria est l’italienne débordante de vie et d’activités, très amoureuse de son mari et de ses enfants. Ils forment une famille unie et heureuse. Dieu est loin d’être absent du foyer, car Maria est et restera une femme à la foi très vive et profonde. Julia est la dernière de sept enfants, cinq filles et deux garçons, qui font le bonheur du foyer. Julia sera évidemment la préférée, la gâtée. Ses parents se sont mariés dans l’église du village de Maria le 3 août 1887. De leur amour vont naître tout d’abord les deux garçons, Lorenzo et Paolo, puis les deux petites, Caroline et Rosa. La vie est difficile pour la famille, comme d’ailleurs pour les familles voisines. Alors, un beau jour, l’on a décidé que Louis s’en irait tenter l’aventure aux Etats-Unis. S’il réussissait, Maria et les enfants viendraient le rejoindre pour s’établir définitivement là-bas. Dans le cours de l’année 1898, Louis est donc parti pour New York, où il travaille avec acharnement pendant cinq ans, si bien que l’arrivée de toute la famille est possible. L’embarquement est pour 1903. Retrouvailles de bonheur, après une séparation si longue. L’esprit d’entreprise et le travail persévérant du père vont permettre une installation convenable qui, d’ailleurs, va devenir assez rapidement une situation aisée. Il est possible d’acheter une ferme où vont naître bientôt deux autres enfants, Jane et Elisabeth. Après quatre ans d’intense labeur, la famille Crotta est même capable d’assumer à Glastonbury la direction d’une importante plantation d’arbres fruitiers, et particulièrement de pêchers dont la renommée se répand dans toute la région.

Or c’est précisément à ce moment-là que Julia fait son entrée en ce monde dans cette ambiance saine et laborieuse. Si l’on a parlé italien en famille aux premiers temps de l’installation en Amérique, rapidement l’on s’est mis à parler anglais, et même l’on a pris la nationalité américaine, tout en gardant l’amour de la mère-patrie, les vertus de la race et l’amour de la vie. Julia arrive donc dans une famille "américaine", si bien qu’elle aura toute sa vie des difficultés énormes à parler l’italien et à l’écrire, alors qu’elle maniera le français avec aisance et délectation. Elle arrivera même un jour à lire toute la Somme théologique de saint Thomas dans une édition française… Elle hérite du tempérament très fort et heureux de ses parents, ce qui lui sera d’un inestimable secours pour conduire à bien la vie étrange à laquelle le Seigneur Dieu l’appellera. Nul ne soupçonne que commence en ce 15 octobre, sous la protection de la "Mère des spirituels", Thérèse d’Avila, une grande aventure en Dieu. Julia reçoit la grâce du baptême le premier décembre 1907 en l’église Saint-Augustin de Glastonbury, des mains du Père Francis Marrey, portée aux fonts baptismaux par ses deux marraines, Joséphine et Françoise Scaglia, cousines de Maria Crotta. Nous n’avons pas ou presque pas de renseignements sur son enfance, sinon ce qu’elle a bien voulu nous en dire lorsque vers la fin de sa vie, en 1989 (à quatre-vingt-deux ans), elle écrivit, bien à contrecœur, quelques notes autobiographiques.

Débordante de vie, ne pouvant pas à sept mois se souffrir dans son berceau et préférant de beaucoup être couchée à même le sol, volontaire et tenace, obstinée même dans ses désirs et ses résolutions, elle ne désarme que vaincue par l’amour et la tendresse. Elle nous confesse tout ceci d’ailleurs avec simplicité et humour: "Je me trouvais assise par terre dans la dépense. Maman disait en effet qu’en cette période, je ne voulais absolument pas rester dans mon berceau et devais donc m’asseoir à même le sol, où j’aimais me rouler en agitant mes mains et mes pieds comme les chats… Ce jour-là, je jouais avec des casseroles. Or voici que, soudain, je sentis en moi comme une force qui me disait: ‹Lève-toi et marche.› Et voilà que je me suis levée et, les casseroles à la main, je me suis mise à marcher vers maman qui se trouvait à la cuisine. Et j’ai encore dans les yeux sa réaction: les bras levés au ciel, tellement elle était stupéfaite de me voir marcher ainsi d’un pas ferme alors que, un instant auparavant, je ne savais même pas me tenir debout."

Mais Julia se souvient aussi de son entêtement à vous couper le souffle: "Je me rappelle aussi mon obstination. Un jour, maman me pria de demander pardon pour je ne sais quelle sottise que je venais de faire. Eh bien, parce qu’elle le fit avec une certaine sévérité, je refusai d’obéir. Sachant que mon plus gros sacrifice serait de me priver de manger (j’ai toujours eu un gros appétit!), maman me menaça de me priver de souper si je ne demandais pas pardon. Or je ne cédai pas. Et je n’ai pas soupé. Au moment donc d’aller me coucher, maman revint à la charge pour que je fasse des excuses. Je me taisais obstinément et je me mis au lit sans manger. Maman revint à deux ou trois reprises pour me convaincre d’obéir, me promettant qu’elle me porterait mon repas au lit. Mais peine perdue, je résistais, m’enfermant dans mon entêtement. Il devait être très tard et la nuit bien avancée lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. Maman entrait avec une assiette bien appétissante qu’elle mit sous mon nez. Mais je ne bougeai pas. Elle me supplia de manger: ‹Allons, mange!› Je me taisais. Alors, dans un geste de désespoir, elle s’est mise à pleurer. Quand je l’ai vue en larmes, j’ai pris l’assiette et me suis mise à manger comme un petit renard affamé. Alors maman a soupiré et est sortie de la chambre… Jamais plus elle ne m’a menacée de m’envoyer au lit sans souper… Sévérité, menaces, punitions n’ont jamais rien obtenu de moi, car j’ai toujours éprouvé le besoin d’agir en pleine liberté, par amour. Oui, c’est uniquement dans la liberté que j’ai tout fait sans difficulté, même ce qui comportait la souffrance."

Faut-il enfin signaler un autre "penchant" de Julia, qu’elle nous avoue encore avec simplicité: la gourmandise! "Ayant toujours eu un vigoureux appétit, nous dit-elle, je mangeais beaucoup, avec beaucoup de plaisir et sans mesure. Durant toute ma vie, mon grand combat a été de manger sobrement… Lorsque, à la maison, on faisait la tarte, on la mettait à refroidir à la dépense. Je m’y précipitais et, tout doucement, je mangeais le chocolat qui l’ornait, de sorte que la tarte n’était plus présentable. Lorsqu’arrivait le moment de la porter sur la table, maman s’écriait: ‹Ah, Julia est passée par là!› Oui, j’étais véritablement très gourmande." Et elle ajoute encore avec humour: "Si la pénitence et les efforts pour mortifier mon appétit ne m’avaient pas tant coûté, je n’aurais eu rien à offrir au Seigneur pour sa gloire, pour le salut et la sanctification de mes frères."

Ces "confessions" de Nazarena après ses quarante-quatre ans de réclusion nous aident évidemment à connaître quelque peu la psychologie de l’enfant qu’elle a été, et qui va mener demain une vie si contraire à ses tendances profondes. Elle reçoit à la maison une forte éducation chrétienne, riche et très ouverte sur la vie telle qu’elle est. Lorsqu’elle a six ans, elle va à l’école voisine de la maison familiale, et la voici suivant les classes élémentaires, qu’elle va terminer à Ellington, où la famille s’est transportée. Pendant six ans, Louis Crotta se trouve à la tête d’une importante plantation de tabac, qu’il gardera jusqu’en 1921 (où l’on partira pour Rockville), et d’un grand élevage de bétail. Julia a maintenant quatorze ans, et il faut aller au lycée pour finir ses études secondaires. Le 11 octobre 1921, elle reçoit le sacrement de la confirmation en l’église Saint-Bernard, choisissant un nom nouveau, selon la coutume d’alors. Elle a voulu elle-même ce nom qui est révélateur de son âme: Espérance. Il est vrai qu’elle a le cœur grand ouvert à la vie et qu’elle est de la race de ceux qui en attendent beaucoup. Elle se sent faite pour les grandes choses. Quoi exactement? Elle l’ignore. Elle sent seulement qu’il lui faudra jouer le tout pour le Tout. Elle nous a confié que dès l’âge de trois ou quatre ans, elle a eu l’intuition d’une destinée peu banale. "Un jour, écrit-elle, alors que je jouais avec une amie et d’autres enfants, j’eus le sentiment que toutes se marieraient et auraient des enfants. Moi, par contre, je ne me marierais pas, car j’étais appelée à autre chose. J’ignorais absolument ce que ce serait, mais je sentais qu’un jour cette chose me serait manifestée et qu’alors, je me donnerais tout entière et pour toujours à ça. Une autre fois (je devais alors avoir six ans), j’eus un rêve singulier. Je me voyais déjà adulte et, depuis de longues années, je tournais et retournais dans un labyrinthe obscur sans réussir à trouver une issue. Or voici que soudain, je me suis vue devant une porte grande ouverte sur un paysage d’une indicible beauté, avec un lac et des arbres, dans une ambiance indescriptible. Je pensais que la création devrait être ainsi lorsqu’elle serait transfigurée après la résurrection et qu’apparaîtraient les cieux nouveaux et la terre nouvelle dont parle l’Ecriture.

"Or, pendant que je regardais, émerveillée, la beauté du lac et des arbres, j’ai vu Jésus qui venait à mes devants entouré d’une troupe d’enfants qui joyeusement me montraient du doigt. Et voici qu’à ce moment-là, je suis devenue toute petite comme un enfant de trois ans.

"Lorsque Jésus est arrivé près de moi, il s’est penché et m’a prise dans ses bras, puis a continué son chemin en me portant toujours avec lui, accompagné de la joyeuse troupe qui l’entourait. J’ai pensé plus tard que ce rêve avait un sens prophétique… Dans le labyrinthe, j’étais une grande personne suffisante et prétentieuse, et c’est bien à cause de ça que je ne trouvais pas d’issue. Mais la rencontre de Jésus m’a rendue toute petite et humble. Il me portait dans ses bras et me serrait contre lui, ce qui pouvait signifier la réclusion, l’appel à rester avec lui dans une grande intimité d’amour."

Ce rêve va marquer considérablement l’enfant d’aujourd’hui et l’adolescente de demain, sans que personne ne s’en doute. Ce qui ne va pas l’empêcher de vivre intensément, sans complexe, ses années de jeunesse.

De 1922 à 1926, Julia suit donc ses classes secondaires à la Public High School de Rockville, où ses parents se sont transportés, comme nous l’avons vu, et où ils demeureront jusqu’en 1930. Julia aime l’étude et s’y consacre même avec enthousiasme et ténacité. "J’étudiais sérieusement, nous dit-elle encore, pour obtenir de bonnes notes et voir mon nom sur la liste des meilleures élèves de l’école. Toutefois, indépendamment des résultats, l’étude m’a toujours intéressée bien plus que les jeux, les divertissements, le bal. Depuis toute petite, j’ai réalisé la superficialité des distractions, bien impuissantes à satisfaire les besoins les plus profonds du cœur."

En 1926, elle passe brillamment son examen de "maturité". Elle a pris goût aussi au sport et à la musique. D’ailleurs elle est taillée pour être une athlète, elle mesure un mètre quatre-vingt, a une taille élancée et un corps souple et très agile. "J’ai toujours aimé le mouvement et le sport. Jouer me plaisait énormément, et je m’y adonnais entièrement. Au lycée, je faisais partie de l’équipe de volley-ball, dont je fus d’ailleurs très vite la responsable." Quant à la musique, "j’étais aussi la pianiste de l’orchestre du lycée. Nous avions une assemblée par semaine. Au début de la réunion, nous chantions une hymne, puis le directeur m’invitait à monter sur l’estrade où se trouvait le piano. Et je jouais très volontiers, car j’aimais bien paraître."

Remarquons en passant que, nullement réfractaire aux réunions, aux sorties entre jeunes, garçons et filles, bien qu’elle en sente souvent le vide, elle inspire à tous une sorte de respect religieux."Sans que je m’en rende bien compte, ma présence inspirait le respect à mes camarades. Une fois, un garçon m’avoua que si dans un groupe la conversation était scabreuse, lorsque j’arrivais, on changeait immédiatement de clavier par respect pour moi." Pourtant Julia n’a rien d’un rabat-joie, d’une puritaine, mais tous sentent en elle une présence qui attire et oblige à s’élever. "Je sentais que la vraie joie n’est pas dans l’évasion, l’oisiveté, mais que j’étais appelée à des biens d’éternité."

Sur le plan religieux, nous savons que, si elle aime le silence qui permet de rencontrer l’Autre, par contre, les longues cérémonies religieuses lui paraissent interminables. "Il me semblait, écrit-elle, qu’on n’en avait jamais fini! Quand nous étions enfants, maman, durant le mois de mai, nous faisait réciter le chapelet avec elle. Pour moi, c’était une grande pénitence, et je ne voyais pas le moment que ça finisse. Par contre, j’aimais énormément me trouver à l’église, seule, agenouillée devant le tabernacle. Je le regardais silencieusement en pensant: ‹Jésus est là.› Le temps alors ne me pesait nullement et passait sans que je m’en rende compte." Depuis sa petite enfance, Julia a senti en elle un appel à une existence imprévisible et singulière. Aujourd’hui, c’est l’attente d’une réalité qu’elle ignore mais à laquelle elle aspire de tout son être, sans tension cependant, vivant sereinement ce qu’elle doit vivre.

 

 

 

Chapitre second

La grande Vigile

 

Nous sommes en 1926. Julia a 19 ans. Elle a terminé son lycée et, toujours attirée par l’amour de la musique et la danse, elle décide de quitter la maison familiale et d’aller vivre à New York. "Je demandai à mes parents de me rendre à New York. J’étais déjà avancée dans mes études de piano et commençais à m’attaquer à des morceaux assez difficiles, mais je désirais également m’adonner à l’étude du violon. Mes parents étaient alors déjà vieux et à la retraite. Je ne voulais pas leur être à charge et demandai un prêt à ma sœur Rosa. A New York, je me mis tout de suite à prendre des leçons de danse classique, désirant devenir danseuse pour payer mes études. L’attrait pour la vie chrétienne grandissait en moi. Je me levais de bonne heure pour assister à la messe, ne pouvant me priver de l’eucharistie. Le soir, je me rendais à la bénédiction du Saint-Sacrement. Je me sentais happée par Jésus. Si j’avais connu un prêtre à ce moment-là, il m’aurait probablement orientée vers la vie religieuse. Mais telle n’était pas la volonté de Dieu."

Cependant ce séjour new-yorkais est assez bref. Quelques mois seulement. Julia revient à la maison paternelle, à New Haven, où les parents veulent passer leur temps de retraite près de leurs enfants Lorenzo, Paolo et Rosa, qui entre-temps se sont mariés et y vivent avec leurs enfants. Tout le monde est heureux du retour de Julia, qui ne tarde pas à s’inscrire au conservatoire de Hartford, où elle va étudier pendant trois ans, jusqu’en 1929. Elle veut étudier très sérieusement le violon et l’harmonie; elle le fera avec beaucoup de détermination. Sa sœur Elisabeth, qui lui est très proche, nous confie: "Julia, depuis sa tendre enfance, était extrêmement déterminée, ne se perdant jamais dans d’inutiles discussions, mais agissant avec calme et constance dans la ligne qu’elle avait décidée. Elle avait une personnalité très forte et sérieuse. Etudiante et musicienne excellente, elle pouvait jouer du piano ou du violon pendant dix heures consécutives. Quant à sa vie chrétienne, ajoute Elisabeth, elle y était beaucoup plus attachée qu’aucun autre membre de la famille."

Il fallait bien sûr faire face à la vie pratique. Julia donnait donc des leçons particulières de piano. Ainsi pouvait-elle avoir une certaine indépendance à l’égard de ses parents, qu’elle ne voulait pas gêner. A vingt-deux ans, elle s’inscrit à l’université de Yale, à New Haven même, pour compléter sa formation théorique de la musique, si bien qu’en 1932 elle obtient son certificat grâce, nous dit-elle, à un travail acharné. "Pour obtenir ce diplôme, il me fallait encore deux ans d’études, et je demandai à continuer." Elle est vraiment passionnée par son travail, mais gardons-nous de penser qu’elle se calfeutre dans ses études. Elle reste une vivante, heureuse comme jamais de fréquenter ses camarades d’université et de leur partager la joie débordante qui l’habite, comme d’ailleurs beaucoup d’entre eux en ont témoigné.

Or voici qu’un jour, "me trouvant à la bibliothèque de la Faculté, je sentis en moi, l’espace d’un éclair, une force qui me pressait d’abandonner mes études musicales et d’entrer au collège des dominicaines Albertus Magnus, afin de m’adonner à des études littéraires. Comme toujours lorsque je recevais ces ordres intérieurs, j’obéis sans discuter. Donc, sitôt dit, sitôt fait, à la stupéfaction des professeurs et des camarades. Lorsque je me rendis à la faculté de musique pour prendre congé, le directeur chercha à me persuader de rester, en me disant : Mais vous êtes si douée! Ce directeur était l’un de mes professeurs de composition musicale… A la fin de l’année, il y avait toujours un concert où l’on jouait les morceaux les meilleurs composés par les élèves des deux dernières années, mais jamais de la première. Or, par exception, le directeur fit jouer une de mes compositions. Il était convaincu que, si je faisais les deux autres années, j’arriverais à composer des morceaux de grande valeur… Malgré tout cela, je ne revins pas sur ma décision d’entrer à l’Albertus Magnus College afin de faire une licence en lettres."

Grâce au sérieux et à la ténacité que nous lui savons, Julia va acquérir un incroyable monceau de connaissances pendant les trois ans qu’elle passe dans ce collège. Elle étudie le français, l’allemand, l’italien; elle se pique aussi de latin et de grec, sans négliger les cours de philosophie. Elle n’abandonne certes pas la musique ni le sport, puisqu’elle va même gagner un championnat de volley-ball. Sa petite nièce, de dix ans plus jeune qu’elle, est elle aussi étudiante à Albertus Magnus. Elle regarde sa tante avec admiration et saura nous dire plus tard: "Julia, au collège, était très bonne avec moi et m’aida à m’insérer en mon nouveau milieu, même si nos pôles d’intérêt étaient totalement différents. Elle étudiait les langues et la littérature, moi les sciences… Elle était très aimée et par d’excellents amis. Elle faisait partie de la race des amoureux du tout ou rien… Un jour, elle se mit à écrire le scénario d’un film, qu’elle envoya à plusieurs stars d’Hollywood… mais sans succès. Il était intitulé : Comment oseras-tu? Elle fréquentait quelques garçons, mais sans que ces relations aboutissent à quelque chose de définitif." Témoignage intéressant qui nous confirme, s’il en était besoin, que Julia est une fille absolument "normale".

Il nous faut toutefois nous arrêter à un événement majeur de cette période, qui va décider toute son existence, son orientation spirituelle, sa vocation. Elle nous le raconte elle-même: "Lorsque, écrit-elle, je fréquentais le conservatoire de Yale, où tous les étudiants étaient soit incroyants soit protestants, je n’allais à l’église que le dimanche… ce que j’ai continué à faire pendant longtemps, même lorsque je me suis trouvée au collège. Il y avait bien là une chapelle, mais je n’y pénétrais jamais. Or voici qu’un jour, me trouvant dans le bureau du secrétariat, je rencontrai une sœur dominicaine qui me demanda si je voulais participer à une retraite qu’elle organisait. Tout d’abord, je refusai. Mais la religieuse renouvela son invitation, et j’acceptai. Plus tard j’ai compris que c’était l’Esprit-Saint qui inspirait à la Sœur d’insister dans sa proposition.

"Cette retraite, la première de ma vie, opéra en moi un grand changement et déclencha le oui définitif de ma conversion. C’était donc en 1934, pendant les vacances de Pâques. Une nuit qui fut vraiment pour moi la nox beatissima, Dieu m’a accordé une immense grâce qui a transformé en un instant toute ma vie. Pendant quelques jours, j’ai été comme ravie, hors de moi-même. Je me suis sentie dans un univers tout nouveau. J’aurais voulu fuir loin, très loin de ce monde, de tout son vide, pour aller me retirer pour toujours au désert, seule avec Dieu. C’est à partir de cette nuit que le désert est devenu pour moi une réalité mystérieuse qui m’attire et m’enchante avec une extraordinaire puissance… En même temps, Jésus commença à me séduire irrésistiblement. La retraite achevée, je pris l’habitude d’aller chaque jour à la chapelle. Là, je me sentais toujours plus fascinée par la solitude, mais pas encore par la pénitence."

Et Julia ne va pas se contenter de beaux élans: "Pendant l’hiver qui suivit la retraite, même s’il faisait très froid, moi qui suis si frileuse, je me mis à ne plus m’habiller aussi chaudement qu’autrefois. Au lit, je mettais habituellement une chemise de nuit décolletée et sans manches; or je pris l’habitude, avant de me coucher, d’ouvrir en grand la fenêtre et de m’agenouiller près de mon lit. Malgré le chauffage, l’air qui entrait par la fenêtre était glacial, et je grelottais. Malgré tout, je m’obligeais à rester ainsi en prière pendant une heure. Au cours de la journée, je pensais souvent avec angoisse à cette heure de pénitence qui m’attendait, mais je voulais être fidèle à la résolution que j’avais prise pour Jésus… J’avais également mis des tessons d’assiette dans mon lit afin de dormir dessus, mais je ne pus résister. Je salais les fruits que je mangeais, les oranges, les bananes, et je ne salais pas les aliments qui l’auraient exigé… Plus tard, je décidai de manger la moitié ou même le tiers de ce que je prenais d’habitude…

"Maman ne pouvait pas ne pas se rendre compte de mes agissements. Tout affligée, elle me demanda un jour ce que j’étais en train de faire et me fit remarquer que j’étais en train de ruiner ma santé. Je devais bien sûr me faire grande violence pour tous ces sacrifices… et le résultat fut que je devins une fille irritable, impatiente, alors que j’étais auparavant si calme et gentille…"

Avouons-le, le comportement de Julia nous laisse tout à fait perplexes, mais nous comprenons que comme pour tant d’autres convertis, le coup de la grâce est si fort qu’il peut amener à faire des folies que nous pensons tout d’abord être dans la logique de notre découverte. Ce n’est que peu à peu que, heureusement, nous réalisons tout cela inutile sinon dangereux pour le corps aussi bien que pour l’âme. L’ascèse fait certes partie intégrante du "désert" de Julia, mais c’est tout un contexte de vie et d’humble obéissance qui transfigurera la folie d’hier en sagesse.

Lorsque, le 13 juin 1935, Julia reçoit son diplôme de littérature avec mention, nul ne se doute de l’événement intérieur qui va changer toute son existence. Qu’allait-elle donc devenir? Poursuivre ses études, enseigner, rien ne l’attire vraiment. Elle se sent désormais comme saisie par la force qui l’habite et l’entraîne vers son Lieu. Elle décide cependant de repartir pour New York où vit toujours sa sœur Rosa, qui accepte volontiers de l’héberger. Il lui faut trouver un travail. Or voici que se présente une place de secrétaire dans le bureau d’un architecte. Julia l’accepte. Avide toutefois d’approfondir ses connaissances du mystère de Dieu et de son économie d’amour, elle vit dans une grande fidélité à la grâce reçue, scrute la Parole de Dieu, lit pas mal d’ouvrages de théologie, mais sent également le besoin d’avoir un père spirituel qui pourra répondre à ses questions et la guider sur la route qui mène à Jésus-Christ. On lui a parlé d’un père jésuite, professeur à la Canisius High School de Buffalo, le Père Thomas Brady. C’est un religieux éminent et fort ami de Dieu, dont le regard plein de bonté met immédiatement à l’aise ceux et celles qui s’adressent à lui. Julia confie donc son appel intérieur et cet attrait qu’elle sent si fort pour le "désert", ce qui ne va pas sans surprendre le Père, tant elle semble faite pour une vie débordante d’activités, riche de contacts et d’amitiés. C’est donc sans doute pour mieux déceler son authentique vocation que le Père Thomas lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. "Je me suis ouverte au père avec une extrême franchise, écrit-elle. Le désert m’attirait toujours beaucoup, mais bien que je sois consciente que c’était la force de Dieu et sa grâce qui me donnaient un tel désir, mon père spirituel, ainsi qu’on pouvait le penser, considérait un tel attrait comme une fantaisie. Cependant, devant ma demande de plus en plus pressante (j’aurais même voulu partir pour la Palestine), il me conseilla de frapper à la porte d’un Carmel, et j’obéis."

Julia fait confiance à son père spirituel, qui l’oriente vers le monastère carmélitain de Newport, situé à une centaine de kilomètres de Boston. Un Carmel en pleine forêt, apparemment capable de satisfaire quiconque cherche une solitude silencieuse pour vaquer à Dieu. Julia frappe à la porte au jour de l’Assomption de Notre-Dame, le 15 août 1937, curieuse de cette vie que mènent les filles d’Elie et de Thérèse. Mais est-ce bien ici que le Seigneur l’attend? Il semble à première vue que les origines érémitiques de l’Ordre du Carmel, que la spiritualité de "nos pères les ermites", comme la Santa Madre appelle les premiers moines de la sainte Montagne, exposée dans l’Institution des premiers moines6 ou encore dans la Flèche ardente de Nicolas le Français comme dans la Règle de saint Albert, patriarche de Jérusalem, correspondent à l’appel du désert qu’entend si fort au fond d’elle-même notre postulante. D’autant mieux qu’à cette époque-là, l’Ordre réformé par Thérèse et Jean de la Croix vit dans la stricte fidélité aux Constitutions primitives, dans une grande austérité de vie et une séparation radicale d’avec le monde.

Or, très vite, Julia va éprouver un sentiment de rejet. Elle ne se sent pas chez elle, en la place que le Seigneur aurait pu lui avoir préparée pour épanouir la semence de solitude qui a germé en son cœur. Elle ne va rester à Newport que la durée d’un trimestre, et quittera le Carmel le 6 novembre 1937 avec la certitude que Dieu la veut ailleurs, lui demande autre chose. Elle nous dit seulement avec beaucoup de simplicité: "J’ai été renvoyée…" Ce qui est d’ailleurs également fort possible de la part de moniales habituées à des vocations plus classiques et parfaitement déroutées par cette sorte de folie en Christ qui habite la regardante. Julia est dans la paix. Elle sent que Dieu la conduit et que tout est grâce.

N’empêche qu’il s’agit là d’une épreuve qu’elle va porter courageusement. Elle confessera avec Thérèse de Lisieux: "J’ai compris que tout ce que Dieu pouvait nous donner de meilleur était la souffrance, qu’il accorde seulement à ses amis de choix."

Julia rêve alors plus que jamais de partir en Terre Sainte pour ensevelir sa vie dans le désert où tant et tant de moines et de moniales ont vécu leur exode. Quatre siècles auparavant, n’était-ce pas aussi le rêve de ce brillant humaniste vénitien, Thomas Giustiniani? Le Père Thomas Brady ne sait trop que penser. Il se sent dépassé par la démesure de la vocation de sa fille spirituelle, qui note: "Bien que très prudent et homme d’expérience, il me dit que pour la première fois dans sa vie, il ne réussissait pas à découvrir ma vocation et ne savait comment me conseiller… Je demandai alors à l’Esprit-Saint de l’éclairer. Et c’est à cet instant que, après avoir lui-même supplié le Seigneur, il me suggéra d’aller à Rome et d’y attendre que se manifeste la volonté du Seigneur de nos vies. J’acceptai son conseil comme me venant de Dieu lui-même."

Et voici donc notre Julia, notre "Espérance", allant immédiatement dans une agence de voyages afin d’acheter un billet pour Rome. Une fois fixée la date du départ en ce mois de novembre 1937, elle met ordre à ses affaires, fait les préparatifs de son voyage qu’elle sent être un départ définitif, sans retour. "Va-t’en, oublie!" Le plus difficile est d’annoncer sa résolution à ses parents, à sa famille, ses frères et sœurs tant aimés. Elle va le faire avec une force d’âme étonnante, celle-là seule que permet l’Esprit-Saint. "Je n’expliquai cependant pas le motif profond de mon départ. Comment aurais-je pu leur dire que je m’en allais avec l’espoir d’obtenir la permission de vivre au désert? Je leur dis donc seulement qu’il s’agissait d’une question d’ordre religieux, et que je ne reviendrais certainement jamais aux Etats-Unis. Cette nouvelle, ajoute Julia, fut pour les miens un coup de tonnerre. Ils en restèrent ébahis, déconcertés, mais personne ne chercha à me faire changer d’avis… Silence, larmes, craintes, souffrance de me voir partir pour l’étranger, vers l’inconnu, sans perspectives de retour. Ils ne mirent cependant nul obstacle à mon désir de me consacrer entièrement à Dieu."

Sa sœur Caroline nous révélera plus tard: "Julia passa la dernière nuit à nous expliquer sa décision. Elle nous répétait que chaque jour nous ferions partie de sa prière. Puis elle demanda à notre père de la bénir. Elle sortit aussitôt de la maison. Papa se coucha, étouffé par la douleur." "Va-t’en, tais-toi et calme ton cœur", telles étaient les paroles intérieures qu’avait entendues Arsène le Grand quand il lui fallait tout quitter pour gagner la montagne. Je ne suis pas loin de penser qu’en cette nuit d’exode, Julia entendit ces mêmes mots chanter en son cœur. Le lendemain, elle s’embarquait pour la vieille Europe qui allait connaître bientôt les atrocités que l’on sait.

 

 

 

Chapitre troisième

L’interminable labyrinthe

 

Nous n’avons pas de détails sur le long voyage par bateau qui va conduire Julia jusqu’à Rome, où elle arrive le 9 décembre 1937. Elle découvre cette terre qui a vu naître ses parents et trois de ses sœurs, cette ville de Rome, incomparable, pleine de contrastes et de discordances à la veille de la tragique deuxième guerre mondiale.

Julia est porteuse d’une lettre de recommandation écrite par le Père Thomas Brady pour son ami et confrère jésuite, le Père Edouard Coffy, américain, professeur de philosophie, de droit et d’éthique à l’Université grégorienne avant d’être supérieur du collège international du Gesù. C’est un prêtre d’une exquise simplicité, plein d’humour, à l’esprit très ouvert, qui inspire immédiatement confiance.

A peine débarquée dans la Ville éternelle, Julia va essayer de le rencontrer. Elle se rend donc sans tarder à l’église du Gesù. Il est vrai qu’elle a l’intention de se confesser, si possible en anglais, étant fort maladroite à manier l’italien. On lui envoie un père américain. Après sa confession, Julia lui demande si elle peut lui confier la fameuse lettre pour le Père Coffy. Grand éclat de rire: "Mais c’est moi!" dit le père. Et avec l’amabilité qui le caractérise, le voici s’intéressant immédiatement au cas de cette jeune femme qui aspire à vivre pour Dieu seul, au désert. Julia évoque un éventuel départ pour la Terre Sainte, dont elle rêvera longtemps encore. "Oui, écrit-elle, je serais partie pour le vrai désert afin d’ensevelir ma vie pour toujours en Dieu seul, si on me l’avait permis. J’y serais partie les mains vides pour affronter la faim, la soif, les bêtes, les serpents et la mort même." Bien sûr, ce ne fut pas immédiatement le refus de la part du Père Coffy, mais il se rendit compte assez vite que ce n’était qu’un beau rêve irréalisable, surtout en ces heures difficiles de l’Histoire.

Il fallut bien alors se résigner à trouver le "désert" sur place…, peut-être, sans doute, dans un monastère romain. Or le Père Coffy connaît bien, précisément, le père capucin chargé par le Saint-Siège des monastères contemplatifs de Rome, le Père Jean de San Giovanni in Persiceto. Il va lui confier Julia en janvier 1938, pour la présenter et l’introduire dans un monastère où l’on comprendra son profond désir de solitude. Le père capucin, homme de grande bonté et d’expérience, accepte de se charger de Julia. Puisque celle-ci connaît quelque peu déjà l’idéal et la spiritualité carmélitaine, pourquoi ne pas chercher du côté des six Carmels romains? Le Père Jean fait donc plusieurs propositions en ce sens, mais les prieures se retranchent prudemment derrière la tradition de leur Ordre qui veut que l’on n’accepte jamais une personne ayant déjà fait un essai dans un autre Carmel. Et voilà donc interdit le chemin de la Sainte Montagne… Le Père Coffy a déjà perçu la qualité d’âme de Julia et l’authenticité de l’appel au désert; il lui propose alors de faire une tentative auprès de la Mère abbesse du monastère camaldule de l’Aventin, construit tout près de la merveilleuse Basilique Sainte-Sabine et du couvent dominicain attenant, siège du Maître général de l’Ordre. Julia accepte, et le père l’accompagne donc auprès de l’Abbesse, Mère Angela, qui magnanimement accepte un essai. Il faut dire qu’à ce moment-là le monastère est en souffrance, se recrutant assez difficilement et vivant bien replié sur lui-même, comme d’ailleurs beaucoup de maisons contemplatives d’alors. Le niveau intellectuel y est assez médiocre, et la vie spirituelle faite beaucoup plus de pratiques que de ce grand élan joyeux dont parle saint Benoît, dans la recherche et le service de Dieu. Les moniales camaldules sont ravies de recevoir cette américaine si pleine de qualités et de promesses.

Cependant, si le Seigneur appelle Julia à vivre vraiment le mystère du désert, recluse en son ermitage comme l’ont fait tant de fils et de filles de saint Romuald, il faut tout d’abord que notre postulante se laisse équarrir par la vie communautaire. Ce fut la pratique très sage des anciens, surtout aux déserts de Palestine, et c’est bien là la pratique de l’Ordre depuis toujours. L’un des premiers disciples de saint Romuald, mort martyr en Russie kiévienne en 1003, saint Bruno de Querfurt,7 ne nous dit-il pas déjà en sa Passion des Cinq Frères: "A ceux qui viennent du monde, on offrira le nécessaire monastère; aux assoiffés de Dieu, la précieuse solitude; et enfin, à ceux qui veulent disparaître dans le Christ, la réclusion ou l’Evangile annoncé aux païens."8 Saint Benoît lui-même ne permettait l’affrontement de la solitude qu’à ces moines qui, pendant des années, ont appris dans la vie fraternelle à tenir tête à Satan.9

Julia, peut-être avec un serrement de cœur, accepte les conditions de Mère Angela, et la voici, le 2 février 1938, au jour de la Présentation de Jésus au Temple, franchissant la porte du monastère placé sous la protection de saint Antoine le Grand, père des ermites, et commençant son postulat qui durera jusqu’au 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, l’ami du désert, l’ami de l’Epoux. Julia revêt alors l’habit blanc camaldule et s’appelle maintenant Maria Romualda. C’est au cours de la messe conventuelle, après avoir écouté le récit de la vocation du prophète Jérémie, que notre sœur se lance dans l’Aventure. Tout semble aller pour le mieux, du moins du côté de la communauté, mais Maria Romualda se sent de moins en moins à sa place. Non, décidément, ce n’est pas la vie communautaire qui l’attire, même si elle peut être une merveilleuse école de sainteté. Il lui faut un profond et continuel silence, une vraie solitude du corps, du cœur et de l’âme. Elle avoue dans ses notes autobiographiques: "La communauté était très accueillante et pourtant, je n’étais pas heureuse. Je me sentais étouffer." Très vite la résolution sera prise de déposer son habit et de continuer sa quête. Avant de quitter ses sœurs qui, dans quelques années, sans qu’elle s’en doute, deviendront les gardiennes de sa réclusion, Julia s’entretient avec le Père Coffy, toujours si attentif et bienveillant. Pourquoi ne pas tenter une fois encore l’aventure du Carmel? L’Esprit-Saint est assez puissant pour forcer les portes que nous verrouillons si soigneusement, si raisonnablement…

Le Père Coffy recourt à nouveau au père capucin qui déjà s’est intéressé si fort à Julia. Il accepte de faire une démarche auprès des Carmels romains, et voici que la prieure du Carmel de la Réparation consent à passer outre à la tradition et à donner ses chances à cette obstinée en quête de solitude. Ce monastère est un Carmel d’origine française fondé en 1927 et appelé, à la demande de Pie XII, Carmel de la Réparation. Julia en franchit les portes le 4 février 1939: "Je ne savais pas ce qui m’y attendait. L’Esprit-Saint m’y avait préparé une fournaise ardente où il me faudrait rester pendant cinq années sans un rayon de lumière, une consolation, un appui humain ou divin, complètement livrée à moi-même, ballottée par de multiples tentations, de grandes souffrances physiques et spirituelles… Aujourd’hui encore, j’en éprouve toute l’angoisse." Décidément, c’est encore et encore le labyrinthe obscur de son rêve d’enfant.

Il est vrai que ce Carmel est particulièrement difficile, sans doute à cause de l’autoritarisme de la prieure, femme de valeur, certes, mais faite plutôt pour conduire une colonne de blindés qu’une poignée de moniales totalement anéanties par son gouvernement. D’autre part, voici la mère maîtresse complètement dépassée par l’envergure humaine et spirituelle de Julia. A quoi s’ajoute une austérité de vie qui n’a pas grand chose à voir avec l’équilibre thérésien, et des pratiques d’un autre âge dans le but de "réparer" les horreurs du nazisme triomphant et de la deuxième guerre mondiale. D’ailleurs ce Carmel sera supprimé purement et simplement quelques années plus tard, en 1948…

Julia revêt l’habit carmélitain le 21 novembre 1939. Un an plus tard, elle fait sa profession temporaire, mais les jours se déroulent dans la souffrance et dans la nuit. Julia y laisse sa santé, ses forces physiques, et devient peu à peu un "squelette ambulant". Il est vrai que le ravitaillement est très difficile, et les sœurs n’ont même pas le strict nécessaire. Lorsque Julia demandera d’être relevée de ses vœux en 1944 et sortira du Carmel le 6 juillet de cette même année, elle est l’ombre d’elle-même. Tout cependant n’aura pas été négatif, loin de là. Spirituellement, Julia a beaucoup profité des enseignements et de l’expérience du Père Gabriel de Sainte-Madeleine, un carme de profonde vie intérieure qui a compris l’extraordinaire vocation de notre sœur et la détresse dans laquelle elle se trouvait. D’autre part, comme elle saura nous le dire à la fin de sa vie, il fallait que Julia passe par cette nuit, vive l’angoisse du labyrinthe, pour être prête pour le Jour de Dieu. "L’Esprit-Saint me trempait comme l’acier pour le combat de demain. Lorsque le temps arriverait, je n’aurais aucune crainte après tout ce que j’avais souffert, seule, au Carmel. Dieu prépare à l’avance pour ce qu’il demandera plus tard. Maintenant je comprends que, pour pouvoir tenir bon dans ma réclusion, était nécessaire un long et douloureux noviciat. Je doute que j’eusse pu tenir plus de quarante ans… Cette épreuve m’a laissé seulement la peau et les os. Mon cœur battait la breloque; j’étais sans souffle, et chaque mouvement me causait de la souffrance. Je croyais mourir d’une minute à l’autre, et c’est cela qui me donnait le courage de supporter le brisement du corps et de l’âme. Dieu cependant ne voulait pas que je meure, mais bien que je vive pour me faire parcourir encore un long chemin de bonheur."

Un beau jour de juillet, les portes de clôture se sont donc ouvertes, et Julia, à nouveau, s’est retrouvée dans le monde… "Les gens, dit-elle, me regardaient avec compassion." Que lui fallait-il faire? Où dirigerait-elle ses pas? Il n’est certes pas question de retourner aux Etats-Unis, puisque l’Italie est en guerre et que Julia leur a dit un adieu définitif. L’on connaît par ailleurs sa ténacité. Alors que faire pour qu’elle se reprenne physiquement et moralement? Par bonheur, les sœurs de sainte Elisabeth de Hongrie, que l’on appelle encore ici les sœurs grises, lui offrent un travail au pair. Du matin jusqu’au soir, elle va éplucher les pommes de terre, mais elle a un toit, des livres, un environnement qui lui est très bienveillant, et enfin et surtout son cher Seigneur.

Comment d’ailleurs ne pas aimer cette personne si distinguée, modeste, toujours souriante, qui sait parfois dire de bons mots qui détendent l’atmosphère, et tellement serviable? Julia va rester là jusqu’au mois de mars de l’année suivante. Elle gardera un souvenir ému de ces religieuses, qui étaient toutes convaincues qu’elle ne parviendrait pas à surmonter son extrême fatigue et rivalisaient de gentillesses. Elles se trompaient, heureusement! "J’arrivais à récupérer assez rapidement, mais je continuais cependant à souffrir du tourment de la faim… une faim continuelle. Après les repas, je me trouvais dans un état pire qu’avant. Ce n’était pas par faiblesse ou parce que j’aurais souffert, mais la faim, la faim…" Et Julia essaye de nous expliquer: "Depuis le moment où j’ai compris ma vocation au désert, j’ai voulu offrir quelque chose à Jésus et j’ai demandé ceci: souffrir toujours de la faim. Ma demande devait être exaucée. Pendant vingt ans au moins, j’ai enduré un tel tourment…, une faim continuelle, anormale, dont maintenant je suis libérée. A présent, j’ai faim comme tout le monde."

Entre temps, Julia a fait connaissance de la Maison des petits ouvriers, fondée par Monseigneur Giulio Penitenti, dont elle a senti très fort la valeur spirituelle: un homme de Dieu à qui elle se confie volontiers. Celui-ci l’invite d’ailleurs à venir l’aider dans sa communauté. Elle accepte, et sa santé est maintenant si bien rétablie que, ayant trouvé, grâce à l’ambassade des Etats-Unis, une place de secrétaire à la Banque d’Italie, elle assume aussi ce travail qui lui permet non seulement d’être autonome, mais de sortir d’un milieu un peu trop confiné. Les témoignages de ses collègues sont unanimes: Julia est estimée et aimée de tous.

Ne pensons pas cependant que Julia abandonne son projet de rompre les amarres et de gagner la solitude que Dieu lui prépare en secret. Elle ne veut cependant que ce que Dieu veut, et sait que ce serait aller à l’encontre de sa volonté que de s’obstiner par exemple à penser à un départ pour la Palestine. Elle songe simplement à vivre dans un petit ermitage solitaire où elle pourrait avoir un travail lui permettant de faire face à la vie, mais ceci ne semble pas être non plus la Voie. "Alors, un jour que je continuais à insister avec la ténacité qui est la mienne, le père (Mgr Penitenti) me réprimanda sévèrement. Je pleurai beaucoup et finis par être convaincue que mes désirs de la vie solitaire étaient pures fantaisies, comme d’ailleurs certains les qualifiaient. Je me disais que puisque depuis tant d’années, je n’accusais que des refus, ce devait être vrai que ce à quoi j’aspirais était pure illusion et ne provenait pas de Dieu. Et je me traitais de rêveuse et de folle, et je pris la résolution de considérer comme stupide tout ce que je ressentais à l’égard de la vie solitaire. Je ne parlerais plus ni de désert ni d’ermitage, malgré la persistance de l’appel à vivre seule avec Dieu. Cette décision cependant engendra en moi une peine immense. Il me semblait ne plus pouvoir continuer à vivre. Rien ne m’attirait dans le monde, et j’étais malheureuse et angoissée dans mon cœur. J’aurais voulu mourir.

"Or voici que, sans m’y attendre, quelques jours à peine après son sévère refus, mon père spirituel me fait appeler et m’adresse au Père Jean, visiteur des moniales, pour que je lui explique une fois encore mon désir et pour définir avec lui les modalités de ma singulière vocation."

Julia se rend donc une fois encore chez le père capucin, qui l’accueille avec un vrai désir d’être efficace dans l’aide qu’il pourra lui apporter afin de trouver la solution de l’angoissante recherche. Quelques jours après leur rencontre, le père arrive chez Julia avec une bonne nouvelle, depuis si longtemps désirée. Et la voici: les moniales camaldules de Saint-Antoine-le-Grand, celles qui avaient accueilli Julia quelques années auparavant et l’avaient tant appréciée, ne la jugeant certes pas comme une instable, mais bien comme une fille de Dieu poursuivie mystérieusement par un amour jaloux, consentaient à la recevoir à nouveau, mais non pas dans leur vie de communauté. Elle serait dans leur monastère de l’Aventin, où elle aurait sa cellule solitaire, en tant que recluse privée, sans qu’elle fasse donc partie de l’Ordre camaldule. Cette proposition était tout à l’honneur de l’abbesse Mère Angela et de sa famille monastique. Un indult tout à fait spécial de la Sacrée Congrégation des Religieux, du 31 octobre 1945, accorderait à Julia cette faveur en lui précisant d’ailleurs tout un modus vivendi concernant son ascèse de recluse et sa situation en ce monastère d’accueil.

Ainsi donc, après tant et tant de tâtonnements, d’échecs, de souffrances, il semblait que Julia arrivait enfin face au saint Jourdain, le fleuve de la Pâque, et qu’elle allait entrer dans la Terre Promise. "Chantez le Seigneur, il a fait éclater sa gloire!" Julia va donc pouvoir réaliser son rêve: vivre dans la paix et l’amour de ce monastère sa Règle de recluse, sans aucun rapport avec les sœurs, sous la responsabilité du Père Jean, qui devient à ce moment-là son père spirituel, et de la Mère abbesse Angela. Le 21 novembre, en la fête de la Présentation de la Vierge Marie au Temple, elle va inaugurer son aventure d’amour. Au matin de ce jour, accompagnée de son père spirituel, elle se rend en pèlerinage à la Basilique Saint-Pierre pour se prosterner devant la Confession de l’Apôtre. "J’ai compris, écrit-elle, que le père m’offrait à Dieu pour toute l’Eglise." Auparavant, elle était reçue en audience privée par le pape Pie XII, à qui elle soumettait sa Règle de vie, écrite par le père et elle-même dans un accord parfait sur chaque point. Elle l’observerait à titre d’expérience durant trois ans. "Le Saint-Père la lut, nous dit le Père Jean, et la trouva un peu trop sévère." Julia lui répondit gentiment qu’à son goût elle l’aurait voulue plus exigeante encore. Pie XII alors lui sourit et lui dit: "Si vous le voulez comme ça, prenez-la comme ça!" Et il la bénit.

Nous mesurons certes l’importance de cette visite et de cette bénédiction, la portée ecclésiale de ce moment merveilleux. Julia aura bien conscience tout au long de sa vie d’être en solitude au cœur de l’Eglise et du monde, vivant avec le Christ en Dieu pour ses frères les hommes, en leur nom et en leur faveur. Plus tard, la visite de Paul VI et celle de Jean-Paul II à la recluse ne feront que confirmer la bénédiction de Pie XII, sa délégation apostolique pour la solitude en Christ. "J’ai compris que Dieu avait un projet particulier sur ma vocation, et que pour cela il avait voulu que le début de ma vie solitaire de prière et de pénitence soit béni par son Vicaire sur terre, et que je sois offerte par son serviteur sur la tombe de Pierre. Plusieurs fois par la suite, j’ai saisi que je devais ma persévérance au désert durant presque quarante-trois ans à la grâce de l’Eglise reçue par le Saint-Père, le jour de mon entrée en réclusion."

Notons encore un événement de grande portée pour la vie future de Julia. Le 4 octobre de la même année, arrivait à Rome, venant de Camaldoli, le nouveau Prieur général de l’Ordre de saint Romuald, Dom Anselmo Giabbani. Il résiderait à San Gregorio in Cœlio, à quelques centaines de mètres du monastère des moniales camaldules. C’est lui qui, très vite, va devenir l’assistant spirituel de Julia et vraiment son père tout au long de sa vie de recluse, jusqu’à sa mort, avec une remarquable discrétion et une fidélité exemplaire, recevant d’ailleurs beaucoup plus qu’il ne donnera, ainsi qu’il a aimé nous le confier.

Julia, dans ses notes autobiographiques, évoquera son bonheur après quarante-quatre ans d’expérience: "Etait-ce bien vrai? Il me semblait rêver… Au moment où je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir, ma tristesse se changeait en joie, et tout prit feu dans mon âme. Après onze ans d’attente douloureuse, alors que mes désirs me paraissaient aussi absurdes à mes propres yeux qu’ils l’étaient aux regards des autres, voici que soudain s’ouvrait pour moi l’accès à ma solitude bien-aimée."

 

 

 

Chapitre quatrième

La Terre Promise

 

C’est donc au soir de la journée du 21 novembre 1945 que Julia entre pour la deuxième fois, mais dans des conditions toutes différentes, au monastère de Saint-Antoine, accompagnée par le Père Jean. Mère abbesse Angela et Mère Ida, sa prieure, les accueillent avec émotion: une entrée en réclusion à vie est un événement grave, on le comprend, que le monastère n’a jamais connu. La tradition camaldule l’a entourée d’une solennité impressionnante dans sa simplicité.10 Bien sûr, le cas de Julia est particulier puisqu’elle n’est pas membre à part entière de l’Ordre, que pendant treize ans elle sera recluse à titre privé. N’empêche que quelque chose de très grand est en train de se passer. Le Père Jean relit à Julia la Règle de vie proposée pour la recluse par la Congrégation des Religieux. Elle sera sa ligne de conduite quotidienne, du moins pendant un certain temps. Elle devra l’observer avec une amoureuse attention durant trois ans. Après cette période d’essai, le Père retournera près de notre sœur pour décider de la suite à donner à son expérience. "A ce moment-là, nous confie Julia, il me sembla que c’était toute l’Eglise qui me parlait et Dieu lui-même. Heureuse, j’ai dit au Père que j’étais prête, avec la grâce du Sauveur, à mener cette vie avec fidélité… Et lorsque fut venu le moment d’entrer en clôture, le Père Jean m’accompagna jusqu’au reclusoir avec Mère Angela et Mère Ida, qui s’étaient tellement prodiguées pour m’aider et défendre ma vocation. Le Père me bénit, aspergea la cellule solitaire, puis me dit: ‹Je vous laisse seule avec Jésus, sa sainte Mère et ses saints anges.› Alors il sortit avec les deux Mères, et la porte fut fermée. La joie que j’éprouvais alors est inimaginable. J’étais toute bouleversée de bonheur. Je sentis avec certitude que j’étais enfin à ma place, celle que Dieu m’avait préparée… Au cours de tant d’années, je n’ai jamais connu la tentation de vouloir sortir de mon reclusoir. Pas même une fois! J’ai toujours éprouvé joie et action de grâces pour ce lieu que Dieu m’a choisi. Aucun sacrifice n’a été trop coûteux. Cachée pour toujours dans le secret du Père, du Fils et de l’Esprit, avec la Sainte Vierge Marie qui m’a été d’un si grand secours en toutes ces années! Je vis uniquement la grande paix de Dieu."

Nous sommes tous cependant désireux, et c’est bien légitime, de savoir comment notre sœur recluse va organiser son existence. Il y a certes la Règle de vie qui va servir de soubassement à l’existence de Julia, mais celle-ci va s’enrichir et aussi se simplifier au fur et à mesure que l’Esprit-Saint va pétrir le cœur de cette femme qui se livre à l’Amour.11 Je suppose également que Mère Angela, puis Mère Scholastique, qui lui succédera dans quelque temps à la tête du monastère, et surtout la fameuse Mère Hildegarde, abbesse de 1955 à 1993, lui auront fait connaître les grands textes de la tradition érémitique et camaldule, et en particulier la doctrine de saint Pierre Damien, celle du bienheureux Rodolphe de Camaldoli et la si remarquable Règle pour les reclus du cher bienheureux Paul Giustiniani. Essayons donc rapidement de reconstituer le quotidien de Julia.

Le reclusoir qu’elle occupe jusqu’en 1959 est une cellule retirée et silencieuse du monastère, aux murs blancs, sans ornementation quelconque. Pauvreté et même dénuement en sont la marque la plus frappante. Au mur, la Croix du Sauveur, si importante aux yeux des Anciens pour quiconque vit en solitude, puisqu’elle est la Chaire combien éloquente de l’amour infini. Sur un petit autel de bois, la statue de Notre-Dame, Reine, Mère et Maîtresse en même temps que compagne de réclusion, infiniment précieuse puisqu’elle est la porte du Ciel, ainsi qu’aime la nommer Julia. Elle confessera dans ses Notes: "Je me suis cachée en Marie; elle m’a été d’un énorme soutien en toutes mes années." Si sa dévotion ne comporte pas de nombreuses prières vocales qu’elle lui adresse (comme beaucoup de contemplatifs, il lui est même impossible de dire son chapelet), c’est au bénéfice d’un regard simple, aimant et intérieur qui est demeure, repos en Marie, "comme un petit enfant tout contre sa mère". (Ps. 130)

Pour table, Julia a une planche qu’elle peut mettre sur ses genoux. Le lit est une forte caisse de bois sur laquelle est clouée une grande croix. La caisse est ouverte sur les côtés et peut servir d’armoire. Sur une petite étagère, quelques livres et en premier la Bible, Lumière et Source de vie. Il n’y a point de prie-Dieu, mais le sol, recouvert en hiver d’une natte, accueille les prostrations et les métanies de la recluse. Un coin pour le travail des mains près de la fenêtre. Un coin aussi pour la toilette et les nécessités de la condition humaine.

La porte de la cellule restera toujours fermée, mais une petite fenêtre recouverte d’une étoffe épaisse permet les contacts indispensables avec le père spirituel, le confesseur, le prêtre qui porte le Saint-Sacrement, la moniale chargée du ravitaillement de Julia, enfin l’infirmière, si besoin est. Julia ne sortira jamais de cette cellule sauf cas de nécessité, et personne ne pénétrera dans son désert sinon à l’heure de son agonie. La cellule est un sanctuaire, le saint des saints où l’ermite vaque à sa Liturgie d’âme et de corps, converse avec son Dieu, prie, chante, pleure, travaille au nom du Seigneur Jésus et de toute l’humanité. "La cellule et le ciel n’ont point de frontières, écrira-t-elle. Oh! solennel silence que n’atteignent plus ni les bruits de la terre ni les cris des hommes… Je sens comme je suis indigne d’une telle grâce!"

C’est donc la rupture presque complète et perpétuelle, non seulement avec les personnes du dehors, les amis, les connaissances, bien que dans les premières années de réclusion, il y ait un certain flottement dû à la proximité de Saint-Grégoire et de Saint-Anselme, et donc certaines rencontres avec les moines étudiants des deux maisons, rupture même avec les sœurs du monastère et, ce qui peut représenter le sacrifice suprême en cet ordre de choses, avec ses parents bien-aimés, ses frères et ses sœurs. "Avant d’entrer au monastère, écrit l’abbesse Hildegarde, Nazarena avait beaucoup d’amis et d’admirateurs. Sa gentillesse, son accueil, sa beauté la rendaient extrêmement attirante. Elle était brillante, savait animer les conversations… L’intensité de son discours spirituel fascinait. On devinait le feu qui brûlait en elle. Elle le savait… Aussi bien, lorsqu’elle entrera en cellule (la cellule définitive), elle coupera les ponts avec tout le monde."12

Lorsqu’il lui sera nécessaire de parler, Julia le fera très simplement par la petite fenêtre aménagée dans la porte de clôture, mais sans jamais relever le voile qui la recouvre. La religieuse qui lui porte son repas frappe à la porte et laisse le plateau dans le couloir. Un horaire, qui a été soumis à l’approbation du père spirituel et de l’abbesse, est indispensable pour assurer la paix de l’esprit et l’absence de toute préoccupation, pour prévenir l’oisiveté et jalonner harmonieusement la journée. La célébration de l’Office divin en union avec l’Eglise du ciel et celle de la terre, en communion avec les sœurs du monastère et toute l’humanité, est certes l’œuvre par excellence de la recluse. Elle se lève au cours de la nuit, à une heure du matin, pour les Vigiles suivies de la conversation silencieuse avec Dieu, jusque vers trois heures, puis, après un temps de repos, Julia se relève pour les Laudes, et la journée sera enchâssée en chacune des Heures canoniales, célébrées au rythme de la communauté. Notre solitaire vaque durant une heure au moins à l’écoute de la Parole de Dieu, à la Lectio divina. Elle est une écolière du Verbe de Dieu, qui lui parle au long des pages de l’Ancien et du Nouveau Testament, et Julia "mange" l’Evangile afin de devenir Evangile. Lorsque l’on parcourt ses lettres, ses Notes, son Règlement, on remarque vite à quel point, comme par exemple pour le cardinal-ermite Pierre Damien, la Parole de Dieu lui est devenue familière, comme elle l’était en effet aux moines d’hier, à Grégoire le Grand par exemple, qu’elle affectionne particulièrement. La Mère Hildegarde nous assure que Julia a toujours la Bible ouverte devant elle.

Mais l’on s’enquiert de son ascèse… C’est vrai, la pénitence est à l’ordre du jour de la recluse, non seulement parce qu’elle doit devenir peu à peu capacité de Dieu, mais aussi en esprit de solidarité, de communion et de compassion avec et pour ses frères. "J’achève dans ma chair ce qui manque à la Passion du Christ pour son Corps qui est l’Eglise." (Col. 1, 24). Julia ne mange ni viande, ni poisson, ni œufs, ni beurre, ni pizza, ni pâtes, ni gâteaux. Les dimanches et jours de fête, et aussi le jeudi sauf durant le Carême de Noël et celui qui nous prépare à la Pâque du Seigneur, durant les octaves de Noël et de Pâques, il lui est possible d’ajouter à son pain, sel, salade, légumes et fruits. Les cinq autres jours de la semaine, elle prend seulement du pain et de l’eau, selon la tradition des ermites de Fonte Avellana et de Camaldoli.

Vêtue d’une robe de toile grise, elle porte sur la tête une petit voile blanc, marche sans bas, les pieds dans des sabots selon l’usage des ermites conservé jusqu’à ces dernières années dans la congrégation camaldule de Monte Corona. Elle dort sans paillasse, sans matelas, sur la croix de bois clouée sur la fameuse caisse, couverte d’un drap grossier et des couvertures nécessaires selon la saison.

Elle prie souvent les bras en croix, ici encore selon une coutume chère aux ermites camaldules, et travaille de ses mains, non pas seulement par manière de détente, mais pour gagner son pain et communier à la condition des hommes. Très douée pour les travaux délicats, l’abbesse lui confie la confection des palmes ornées que l’on tient en main pour la procession des Rameaux dans toutes les paroisses d’Italie et que l’on garde ensuite à la maison. Julia travaillera à certains moments entre six et huit heures par jour, ce qui est beaucoup évidemment, mais toujours dans le calme et la présence à Dieu, une vraie liberté intérieure et une joie sereine dont elle parle souvent dans ses lettres.

Dans une lettre écrite à son abbesse Angela, alors qu’elle rédige précisément le texte de sa Règle de vie, Julia met bien au point tout ce qui regarde la séparation, la solitude, le silence, et supplie que l’on s’en tienne bien au texte dans la suite des jours. Il ne faudrait pas en effet qu’un changement de "gouvernement" au monastère entraîne des modifications opposées à l’authentique vie de réclusion que Julia veut mener jusqu’à sa mort. "Je vous supplie, ma Mère, ainsi que le Père général, de me donner une Règle de vie où ce qui concerne solitude et silence soit bien précisé, de sorte que, même si les supérieurs changent, chose possible même si elle ne se produit pas effectivement au cours de ma vie, ma vocation n’ait pas à s’en ressentir, et que je ne sois pas contrainte de me conformer aux conceptions de nouveaux responsables. En ce qui concerne le silence, chacun a ses idées, souvent très confuses, et mes exigences seront considérées alors comme exagérées, si l’on ne reconnaît point ma vraie vocation. Ma réclusion finirait alors, Dieu sait où. Si par contre tout est bien défini, quels que soient les changements des supérieurs, l’on n’aura qu’à lire la Règle de vie et, avec l’aide de Dieu, il me sera possible de continuer ma vie jusqu’à la mort dans la paix et la silencieuse solitude."

L’abbesse Angela est une vraie moniale et une femme intelligente. Elle comprend donc Julia, et la Règle de vie sera écrite et confirmée par le visiteur apostolique, Père Jean.

Cette Règle, Julia s’efforcera de l’observer durant quarante-quatre ans, avec le seul et combien important changement que sera son transfert dans la cellule définitive, en 1959. C’est à ce moment-là, comme nous le verrons, qu’un second souffle lui sera donné pour s’enfoncer plus avant dans l’épaisseur du Mystère. En attendant, dès le premier jour, Julia vit ce quotidien étrange dans la dilatation du cœur dont parle saint Benoît en sa Règle, "avec une ineffable douceur d’amour". "Jamais, en ces quarante-trois ans, je n’ai éprouvé ni tristesse ni ennui, mais bien au contraire une joie toujours nouvelle qui ne perd pas sa fraîcheur, toute semblable à celle de l’éternité."

Ce qui ne veut pas dire, certes, que la vie de recluse soit "sans épreuves, sans tentations en tous genres". D’ailleurs, pourquoi s’en étonner? Ne va-t-on pas au désert, comme le Christ, pour affronter Satan et le perdre? Julia fera parfois allusion à cette bataille spirituelle pour laquelle elle demande de l’aide, se sentant incapable de faire face, de durer, sans la force toute-puissante de l’Esprit. L’on se souvient des cris d’appel de son Père Romuald, par exemple, à Saint-Michel de Cuxa, quand le démon frappe violemment à la porte de son ermitage ou pèse d’un intolérable poids sur son corps: "Cher Jésus, Bien-aimé Jésus, ne m’abandonne pas."13"La vie de recluse, écrira Julia à la fin de sa vie, est la plus exposée aux erreurs, aux astuces, aux machinations de ses deux adversaires: le diable et le moi. Il faut avoir beaucoup souffert et longtemps, s’être fait les os, avoir lutté seul dans le brouillard, sans aucun soutien, pour en recueillir la grâce! Voilà pourquoi Dieu prépare par des épreuves obscures et douloureuses ceux qu’il veut appeler à la solitude, à qui il veut ouvrir les portes éternelles de la louange et des chants de l’amour… Face à la souffrance et au sacrifice, je lui offre mes pauvres forces… Plus on se méfie de soi-même, plus on devient fort. Plus on dépouille le moi de ses instincts égoïstes, plus l’abîme est rempli de l’Esprit-Saint qui en prend possession, lui qui est lumière, joie, paix et force. C’est alors que l’on commence à goûter, même à un degré infime, la paix et la joie véritables, tellement différentes de celles de ce monde."

La prudence et la discrétion, au sens de nos anciens, sont donc les deux soutiens de la nouvelle existence de Julia. Aussi bien va-t-elle faire deux ans de postulat pour se faire les os, comme elle dit, jusqu’à ce que, convaincue que c’est bien cette voie que le Seigneur a voulue et veut aujourd’hui pour elle, elle revête officiellement son habit de recluse et en même temps fasse ses vœux perpétuels privés de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, de conversion des mœurs et de stabilité en son reclusoir, le 15 décembre 1947. C’est à partir de ce jour-là que Julia va s’appeler Sœur Maria Nazarena de Jésus. Elle a choisi son nom, elle l’aime. Elle veut perpétuer en effet, dans sa cellule érémitique, la vie de Nazareth menée par les trois que nous savons, qui, complices d’un même amour et d’une même intention, ne font qu’un dans la recherche de ce qui plaît au Père.

Elle avait écrit à Mère Angela un an auparavant: "J’espère que je ferai profession et entrerai ainsi dans le cœur de la réclusion. Le Seigneur m’accordera la grâce pour cette vie. Je sens toute la responsabilité que j’assume envers l’Eglise et l’Ordre. Je veux faire tous mes efforts pour me préparer à vivre en plénitude ce que je vais promettre. Je désire du fond de mon être rester absolument fidèle. Plaise à Dieu qu’avec sa grâce, sans laquelle on ne peut rien faire, j’entre en cette cellule bénie et y vive mon existence de recluse, cachée et silencieuse, en toute sa noblesse et sa beauté, pour son amour et celui de tous mes frères, bien qu’ils n’en sachent rien." Et Nazarena insiste: "Chère Mère, aidez-moi à être cachée même à vos propres yeux… Une fois recluse, j’espère que je serai au monastère comme n’y étant pas."

L’année suivante, soit en 1947, l’abbesse Angela, âgée de soixante-dix-huit ans, donnait sa démission après dix ans de gouvernement du monastère. Mère Scholastique Bernardi allait lui succéder. Entrée à Saint-Antoine étant déjà religieuse, en 1938, elle n’a donc qu’une expérience relativement brève de la vie monastique camaldule. Nazarena va lui dire, sans doute à sa demande, le cheminement qui l’a conduite à la réclusion; elle la supplie de ne point "violer la partie la plus cachée de sa conscience en lui réclamant encore de nouvelles explications". Mère Scholastique a certainement compris qu’il fallait traiter notre recluse avec infiniment de délicatesse et de discrétion. Et en effet, jamais Nazarena ne se plaindra de son abbesse. Bien plus, ce sera même au cours de son ministère à la tête de la communauté que Nazarena, après sept ans d’essai, et sans doute encouragée par son père spirituel, Dom Anselmo, devenu Prieur général de l’Ordre camaldule, qu’elle demandera la faveur de ne plus être une "ermite" privée, mais de faire entièrement partie de l’Ordre et de faire sa profession solennelle.

Au cours de l’année 1951, Nazarena apprend la mort de son père bien-aimé qui, on s’en souvient, a si fort souffert du départ de sa fille chérie, qu’il ne reverrait donc plus sur la terre. Nazarena en est très affectée et écrit à sa famille une très belle lettre dans laquelle se révèle sa profonde humanité et sa présence d’amour à sa mère, ses frères et ses sœurs. Non, elle n’oublie pas les siens, bien au contraire. Elle les garde au cœur de son désert dans le quotidien de leur vie, mais elle leur redit l’extrême bonheur que Dieu lui aura accordé avec la vocation à la solitude. Elle fait sienne la parole du Christ au soir des adieux: "Maintenant, vous êtes tristes à mon sujet, mais viendra le jour où nous nous réjouirons ensemble éternellement." "J’entends avec une intensité toujours plus vive l’appel de ma sainte vocation à vivre seule avec Dieu, à prier et me sacrifier en silence pour sauver les âmes. Le Seigneur me donne un bonheur si beau, si limpide, que je ne l’échangerais certes pas pour tous les plaisirs au monde."14

Plus que jamais, Nazarena se livre à la volonté de Dieu qui l’a conduite, à travers les méandres que nous savons, à vivre au cœur de cet Ordre de Romuald dont elle a découvert peu à peu le riche patrimoine spirituel et la radicale orientation vers la solitude. Elle parle peu, certes, de celui qu’elle aime appeler "notre bienheureux Père saint Romuald", et ne nomme jamais, chose étonnante, le bienheureux Paul Giustiniani, cet "autre Romuald" comme on l’a appelé, dont, je pense, elle a dû connaître certains écrits, ne serait-ce qu’à travers les ouvrages de Dom Leclercq.15 Nous avons la chance d’avoir deux lettres qu’elle a écrites en 1958-1959, qui manifestent clairement à quelle hauteur spirituelle elle voit la vocation de Camaldoli dans l’Eglise et dans le monde d’aujourd’hui, à côté de la Chartreuse et du Carmel.

"Camaldoli, écrit-elle, est une graine enfouie dans la terre, dont les immenses potentialités n’ont pas été assez développées au cours des siècles. Notre saint Père Romuald a laissé à ses fils la Règle (de Benoît) sans commentaires, donc susceptible d’interprétations arbitraires personnelles, qui donneraient prise à bien des discussions, des discordes. Le manque de directives claires, écrites, ne peut qu’engendrer des divergences, des disputes et des divisions. L’une des limites de Camaldoli, ajoute-t-elle, c’est l’abus, si l’on peut dire, de son admirable liberté d’esprit. Trop d’autonomie a été laissée aux supérieurs et aussi aux ermites. Camaldoli doit s’affirmer comme un ordre non seulement érémitique, mais contemplatif, capable d’accueillir, de former et de faire croître jusqu’aux ultimes possibilités toute espèce de vocation contemplative, soit dans la vie communautaire, soit dans la réclusion… La spiritualité de l’Ordre, c’est la vie contemplative. Ceux qui insistent pour que les Ordres contemplatifs s’adonnent, au moins en partie, à un apostolat actif, les détournent de leur finalité. Dans l’Eglise, les contemplatifs ont pour mission d’être le cœur, donc l’organe le plus important, qui transmet la vie et la maintient dans tout le corps en le nourrissant et en le fortifiant. Dieu choisit des personnes à qui il confie la mission de prier et de faire pénitence au nom de leurs frères en humanité pour la gloire du Père, dans l’adoration pure, mais aussi de compléter la passion de Jésus-Christ. Oui, telle est la vocation des contemplatifs, et cette vocation est sublime."

On le voit, Nazarena se situe nettement dans la ligne des grands moines et moniales qui ont fait la gloire de l’Ordre de Romuald, et l’on comprend alors qu’elle s’attriste de ce que, par exemple, dans les constitutions d’alors des moniales camaldules, rien ne soit dit de la vie solitaire et à plus forte raison de la réclusion. Pourtant, c’est bien l’héritage des premiers fils de Romuald et de tant d’autres inscrits au ménologe camaldule, publié précisément par Dom Anselmo, son père spirituel.

Quatre ans plus tard, le jugement de Nazarena n’a pas changé, bien au contraire… "Si vous ouvrez l’Ermitage de Camaldoli au monde, écrit-elle à Dom Giabbani, devenu général de l’Ordre, vous le fermerez aux authentiques vocations à la solitude, qui s’éloigneront d’un Ermitage où à la place du silence, il n’y aurait qu’agitation, dissipation, tapage. Les gens eux-mêmes en seraient scandalisés. Ils y pénétreraient certes volontiers par curiosité, mais ils n’en sortiraient pas d’accord, même s’ils ne vous le disent pas. La vie solitaire, lorsqu’elle est menée dans la fidélité, est l’antichambre du Paradis."

Manifestement, Nazarena a saisi la spiritualité de l’Ordre, sa place et son importance dans l’Eglise et le monde. On peut même dire qu’elle s’y retrouve entièrement et qu’elle n’a qu’un désir: se laisser porter par ce grand fleuve millénaire en vivant à son tour à plein le mystère de la réclusion, "propre à ceux et celles qui veulent disparaître pour s’ensevelir en Christ". Elle présente donc à l’Abbesse sa demande officielle: "Eprouvant depuis longtemps déjà, écrit-elle, un vif et ardent désir de faire mes vœux solennels pour devenir moniale recluse et non seulement à titre privé, après avoir fait bien des projets et beaucoup réfléchi, je m’adresse maintenant très humblement à vous, avec l’autorisation du Père Jean, afin que vous me prêtiez votre aide charitable et votre concours pour la réalisation de mon désir, si le Seigneur vous inspire de répondre favorablement à ma demande.

"Si l’Ordre camaldule me fait l’immense grâce de me recevoir et me permet d’émettre les vœux solennels, je suis fermement décidée à persévérer, coûte que coûte, jusqu’à la mort, avec le secours de la grâce de Dieu."

Les sept ans que Nazarena a déjà passés en réclusion dans la cellule "provisoire" sont assez probants de sa force d’âme, du sérieux de son propos et de son équilibre spirituel et même physique, pour que l’Abbesse et la communauté prennent en considération sa supplique et lui donnent un accord unanime. Le 5 juillet 1952, la demande de Sœur Nazarena de Jésus est transmise au Saint-Père, accompagnée de celle de la famille monastique à laquelle elle désire s’agréger totalement. "Attendu que l’Ordre camaldule offre la possibilité à ses membres de mener la vie solitaire dans la réclusion, nous avons présenté la demande de la Demoiselle Crotta au chapitre conventuel, et l’acceptation, recueillie à bulletins secrets, a été unanime. Nous appuyant sur ce qui a été exposé (des expériences et du témoignage de la dite Demoiselle) et vu le cas tout à fait exceptionnel, nous implorons la grâce que pour l’admission à la profession solennelle comme religieuse recluse camaldule, soit accordée la dispense en ce qui concerne le temps et les cérémonies prévues par les règles canoniques. Dieu veuille que notre sœur, telle une lampe ardente, attire l’abondance des bénédictions divines sur le Saint-Père et sur l’Eglise."

La permission ainsi demandée ne va pas se faire attendre, puisque, le 7 novembre de cette année 1952, l’indult est signé par le secrétaire de la Congrégation des religieux, le Père Larraona. Notons une délicatesse de la Providence de Dieu, puisque c’est ce jour-là, 7 novembre, que l’Ordre camaldule fête l’une de ses premières moniales recluses, la bienheureuse Lucie de Sette-Fonti († 1150), dont le ménologe dit "qu’elle voulut cacher aux yeux des hommes sa rare beauté afin de ne plaire qu’à Dieu seul". C’est l’expression que saint Grégoire emploie, on s’en souvient, lorsqu’il évoque en ses Dialogues le jeune Benoît fuyant la corruption de Rome et gagnant la montagne pour "accrocher son cœur au ciel".

C’est au cours du carême de cette même année qu’écrivant un mot à Dom Anselmo, elle faisait sienne la parole de saint Paul, comme pour manifester son merci à Dieu: "La grâce de Dieu n’a pas été vaine en moi, loin de là." (I Cor. 15,10)

Nazarena commence à mieux saisir le sens ecclésial et même cosmique de son ensevelissement en Christ, et ceci me semble on ne peut plus important et dilatant à la veille de sa profession solennelle. "La certitude, nous dit-elle, de participer à l’œuvre rédemptrice de Jésus en mêlant au vin du calice ma petite goutte d’eau, qui à elle seule ne vaut rien, pour le salut de mes frères, me fait oublier la sévérité des jeûnes et des pénitences et m’inonde toujours plus de joie et d’espérance… Les deux piécettes de la pauvre veuve." D’autre part, connaissant ses limites, ses petites mesures, sa faiblesse et son péché, et voulant vivre en grand, voulant devenir comme Thérèse de Lisieux "une grande sainte", elle se jette alors en Celui qui l’appelle encore et encore aujourd’hui, et qui est bien le grand Ouvrier du vouloir et du faire. Elle sait également s’appuyer sur la Communion des saints. "Aidez-moi, écrit-elle, pour que je puisse atteindre le plein épanouissement de la grâce de Dieu sans y mettre tant d’obstacles venant de ma faiblesse."

Mais les événements se précipitent. C’est en effet dès la fin de ce mois de novembre 1952 qu’elle reçoit la visite du successeur du Père Jean comme responsable apostolique des moniales de Rome, le Père Giulio Barbetta. Il désire faire sa connaissance et, comme le demande le Droit Canon, l’interroger afin de se rendre compte de sa formation monastique. Si nous n’avons aucun détail de l’entretien, sans doute assez émouvant pour l’un comme pour l’autre, nous possédons cependant le compte-rendu officiel de l’examen, qui déclare Sœur Nazarena "bien disposée" à émettre ses vœux solennels en ce monastère Saint-Antoine-le-Grand et "convenablement instruite". On a sans doute fixé à six mois l’ultime préparation, et c’est donc le 31 mai de l’année suivante que Nazarena va faire sa profession, en la fête de la Très Sainte Trinité. On ne pouvait évidemment pas choisir date plus expressive de la consécration monastique de notre recluse. Comme tous les grands contemplatifs, n’est-elle point fascinée par le Mystère de Dieu, ce silencieux festival de lumière dans l’amour qu’évoque précisément la bienheureuse Trinité? D’autre part, la réclusion qu’elle vivra avec encore plus d’exigence de disparition dans le Christ ne prolonge-t-elle pas le grand cri extasié de l’Archange Michel: "Qui est comme Dieu?" "Le désert, nous disait Nazarena, confine avec le ciel." Le livre des prises d’habit et des professions du monastère nous garde le texte de cette profession de Nazarena. Il n’est pas différent de celui employé pour les autres moniales. Comme ses sœurs, Nazarena professe devant Dieu et ses saints la stabilité et la conversion des mœurs, ainsi que l’obéissance selon la Règle de saint Benoît et les Statuts de l’Ordre camaldule, entre les mains de Mère Scholastique, abbesse, entourée du Prieur général de l’Ordre, de la Mère prieure et de toute la famille monastique.

"Accepte-moi, Seigneur.

Selon ta promesse, je vivrai.

Ne déçois donc pas mon attente." (Ps. 118)

Nazarena entre ainsi, ce jour-là, dans l’impressionnante lignée des ermites et des reclus de Camaldoli, de Fonte-Avellana et d’ailleurs, ceux et celles d’hier et d’aujourd’hui qui "par amour de la liberté d’en haut" se sont cachés aux yeux des hommes, et comme le grain de blé se sont enfouis en terre.

Puis Mère abbesse et la communauté l’ont accompagnée jusqu’à sa cellule solitaire, l’ont embrassée non sans grande émotion.

Nazarena est dans une immense paix, celle-là même de Dieu. "Lorsque je me suis retrouvée dans ma cellule de recluse, après que les moniales se furent retirées et que la porte fut fermée, j’ai réalisé avec certitude que j’étais enfin à ma place, la place voulue par Dieu pour moi."

 

 

 

Chapitre cinquième

Dans le silence de l’Amour

 

Passée cette heure de grâce qu’est sa profession solennelle de recluse dans l’Ordre camaldule, Nazarena s’empresse, joyeuse, de retrouver, de regagner sa cellule bien-aimée, où elle vit depuis bientôt huit ans son aventure d’amour. Elle retrouve son "ciel", pour reprendre l’expression chère au cardinal-ermite, saint Pierre Damien, trop souvent arraché à sa solitude de Fonte-Avellana par son ami Hildebrand, le futur pape Grégoire VII, son "saint Satan", comme il l’appelle. Son unique et ardent désir est bien d’aller désormais de plus en plus avant dans le mystère du désert. Si, jusqu’à présent, elle a été généreusement fidèle à sa Règle de vie de recluse, elle veut désormais, malgré toutes les limites qu’elle connaît en elle et un tempérament foncier qui fait d’elle une personne très sociable et peu encline à la solitude, donner à Dieu la pleine mesure de son amour de volonté. Elle sait que sa place, c’est le désert de sa cellule. Si Dieu lui manifestait le contraire, elle ne resterait pas cinq minutes de plus en son reclusoir.

D’ailleurs des événements importants vont la confirmer dans son désir. C’est tout d’abord le changement d’abbesse à la tête de la communauté dont désormais elle fait partie juridiquement, à part entière. Mère Scholastique achève en effet son temps de ministère auprès des sœurs en cette année 1955. Elle aura servi de son mieux sept ans durant, et l’on peut affirmer qu’elle aura eu à l’égard de Nazarena l’humble bienveillance qui a permis à notre recluse de respirer dans sa vocation, et aux moniales (tout le monde en effet n’est pas d’accord) d’accepter cette présence mystérieuse. On sait combien délicate est parfois l’élection d’une abbesse ou d’une prieure de monastère, même si elle n’exercera son ministère que durant quelques années. Il semble que dans la communauté de Saint-Antoine, personne n’est capable d’assumer convenablement la responsabilité abbatiale. Les sœurs se réfèrent donc au Prieur général de l’Ordre, et Dom Anselmo, vraiment poussé par l’Esprit de Dieu, conseille vivement de penser à une moniale de Poppi, monastère situé non loin de Camaldoli, Sœur Hildegarde Ghinassi. Agée seulement de trente-six ans, elle paraît être vraiment apte à prendre en main la communauté de Rome. Elle a beaucoup de qualités humaines, une intelligence vive, un grand bon sens et, par-dessus tout, un cœur aimant et vaste comme le monde. Ce qui explique le rôle qu’elle aura à jouer et qu’elle jouera admirablement, non seulement au service des sœurs de la communauté, mais de celles de leur fondation africaine en Tanzanie ainsi que de nombreux monastères italiens camaldules et bénédictins, qui aimeront recourir à sa sagesse et à son sens de l’Eglise et du monde en ces années difficiles du Concile et de l’après-Concile. La communauté de Saint-Antoine-le-Grand la choisit donc comme abbesse. Elle le restera jusqu’à sa mort, en 1993, trois ans après le départ pour chez Dieu de notre Nazarena, qu’elle va donc assister durant plus de trente ans. Il faut reconnaître que ces deux femmes sont faites pour se comprendre, s’apprécier et vibrer ensemble au rythme de l’Ordre, de l’Eglise et du monde. Jamais Mère Hildegarde n’essayera de récupérer Nazarena, malgré les besoins de la communauté, sauf une fois, comme nous le verrons. Mais devant le non possumus de la recluse dont on veut faire une maîtresse des novices, elle sera absolument fair-play, sans bavure, sans rancune. Une vraie chance donc pour Nazarena que cette Mère abbesse qu’elle rencontrera seulement trois ou quatre fois dans l’année, par respect pour sa solitude. Mère Hildegarde fera tout, d’ailleurs, pour que celle-ci devienne encore plus silencieuse et seulement ouverte sur le Ciel.

Voici en effet le second événement qui suit de très près la profession de Nazarena: l’abandon de la cellule provisoire pour un reclusoir mieux conditionné, où elle va vivre de 1959 à 1990, l’année de sa mort. La cellule qu’elle occupait depuis 1945 devait être un lieu de transition, mais chacun sait que souvent, dans les monastères, le provisoire dure. Bien sûr, la vie de recluse n’exige pas une "suite" comme dans les grands hôtels parisiens ou azuréens, mais le corps et l’âme ont besoin de respirer, de pouvoir embrasser un certain horizon et surtout de bénéficier d’un silence aussi profond que peut l’offrir un monastère situé en ville, même si les Frères Prêcheurs de Sainte-Sabine ou les étudiants bénédictins de Saint-Anselme sont en principe des voisins discrets. Quatre ans après l’arrivée de Mère Hildegarde à Saint-Antoine, le reclusoir définitif est prêt, doté même d’une terrasse qui permettra à Nazarena de se détendre en contemplant un coin du jardin conventuel et les cyprès et les pins parasols de quelques belles villas avoisinantes. Sans oublier certains aménagements hygiéniques indispensables lorsqu’on ne vit pas sa réclusion à Scété ou en Palestine. Nazarena désirait aussi que sa cellule solitaire eût un cachet de grande simplicité et de pauvreté. Elle avait donc supplié Mère abbesse d’y mettre uniquement les meubles indispensables, des meubles en bois blanc. Elle refusera toujours ce que la gentillesse de Mère Hildegarde pourra lui proposer mais qu’elle juge superflu, non indispensable, voulant ainsi préserver sa liberté intérieure, si facilement compromise par ce vieil instinct de propriété qui se tapit dans le cœur de chacun.

Nazarena ne nous a rien dit de son changement de cellule, ni dans ses notes ni dans ses lettres à son père spirituel, précisément assez nombreuses en cette année 1959, mais je suppose qu’elle a chanté en son cœur la parole du prophète: "Voici le lieu de mon ‹repos› à tout jamais. C’est là que je vivrai à jamais, car je l’ai si fort désiré." (Ps. 131)

Elle confiait simplement à Dom Anselmo avant le déménagement: "La Mère m’a dit, il y a quelque temps, que je pourrais aller vivre dans ma nouvelle cellule de recluse… Je reprendrai donc ma vie solitaire et cette fois-ci, jusqu’à la mort. Je voudrais renouveler ma profession et recevoir votre bénédiction… Je vous prie de m’aider à bien me préparer à cet ultime passage de ma vocation, en mettant fin pour toujours aux débordements et aux subtilités de l’amour-propre, en prêchant non avec des mots mais par la vie, comme du haut d’une chaire toute cachée, le plus bref, le plus dense message qui soit: Dieu seul suffit!"

Si l’on veut bien lire entre les lignes, on sent une Nazarena aux prises avec l’Esprit-Saint, qui la pousse à une plus grande vérité de vie, rendue désormais possible par ce changement de cellule. Elle avait encore écrit à Dom Anselmo: "Il me semble être appelée à laisser toujours davantage de côté les angoisses, les bruits, les vanités de cette terre d’exil pour imiter, autant que possible, la vie des bienheureux et chanter le prélude des hymnes du ciel. ‹Je chanterai sans fin les miséricordes de Dieu.› (Ps. 88, 1). Je crois que Jésus veut que je devienne un petit paradis tout caché pour lui seul, que tout soit amour, chant, joie et paix. Je voudrais me mettre en pièces pour son amour et celui de mes frères. Je n’envie pas les anges qui contemplent Jésus face à face, car mon sort à moi est vraiment digne d’envie: l’adorer sans le voir, sans être consolée, tout cela entièrement à mes frais."

Et voici que, toujours en cette même année, l’épreuve physique touche Nazarena comme pour soutenir et vérifier l’action de Dieu en son âme. "Je ne m’y entends pas, écrit-elle, en fait de maladie, mais pendant trois mois j’ai bien cru avoir la phtisie… Je devais avoir beaucoup de fièvre, car je brûlais particulièrement au front, avec de grandes nausées et d’énormes difficultés à respirer. J’étais complètement vidée. Pas de force pour marcher ni même pour rester assise. J’avais peur de m’évanouir. Pendant la nuit, couchée sur la croix de ma caisse, toute en fièvre et le corps hypersensible et douloureux, je souffrais tellement que je ne pouvais fermer les yeux. Je n’en pouvais plus… Lorsque je me levais pour faire oraison comme d’habitude, impossible de m’agenouiller. Je restais donc assise, la tête sur les genoux… Convaincue que j’allais mourir sans tarder, je m’efforçais de faire mes pénitences et mon jeûne habituels. Une force intérieure me poussait et je lui obéissais. Or voici que tout d’un coup, trois mois après, les douleurs et la fièvre ont disparu, et sans que j’aie pris quelque remède que ce soit, voici que les forces sont revenues." Nazarena a souffert ces longs moments difficiles, seule, sans que personne au monastère ne le sache, pas même Mère Hildegarde, si discrète, qui ne vint pas la voir durant tout ce temps-là. Notre recluse aurait bien pu appeler à l’aide, elle aurait même dû, semble-t-il à notre prudence à nous. Mais c’est sans doute dans des circonstances telles que nous nous sentons dépassés par une sagesse qui n’a point nos mesures. Ce qui est certain, c’est que Nazarena, dans le silence et l’oubli, acquiert des trésors pour l’Eglise et le monde. "Dieu m’attire toujours dans la même direction, vers la même chose…" Son transfert dans la cellule définitive va donc être au point de départ d’un être-plus, d’une admirable ascension en Dieu dans cette ligne qui est la sienne: s’ensevelir avec le Christ pour la gloire du Père et le salut du monde. "Priez pour moi, écrit-elle à son père spirituel, afin que je puisse commencer une vie toute nouvelle d’amour, ensevelie pour toujours dans le silence enchanteur du désert. A lui seul, ce mot ‹désert› m’enflamme et m’attire mystérieusement, et je me sens totalement indigne d’une aussi grande grâce… La meilleure préparation est sans doute la conviction de mon indignité absolue et, malgré elle, une totale confiance en mon Jésus."

Les travaux d’aménagement sont enfin terminés, et le jour béni se lève plein d’espérance. Nazarena a l’impression de faire une nouvelle Pâque, et c’est bien en effet l’ultime passage en Dieu, qui connaîtra son achèvement dans la gloire, dans une trentaine d’années. "Finalement recluse pour toujours, seule avec Jésus, dans la cellule définitive. Une paix très profonde me pénètre tout entière. Immense est la joie de me trouver en ce désert dont j’ai rêvé tellement! Je me sens en mon centre, en mon nid, avec la conviction intime, vingt-cinq ans après, de me trouver enfin là où Dieu me veut. Le silence et la solitude sont quasi ininterrompus. Seules la Mère et la sœur qui me porte le nécessaire ont la clé du couloir qui mène à la cellule. Personne ne vient me voir. Dieu seul! Les choses nécessaires à la vie m’arrivent à travers la toile de jute de ma petite fenêtre. Je sens plus que jamais l’enchantement mystérieux de la Présence et de la Puissance invincible qui m’attire loin de tout et de tous pour gravir la montagne solitaire de Dieu. Je suis sûre que si je me livre pleinement à ma vie de recluse en donnant entièrement mon temps à Dieu, il bénira la communauté autant que moi-même."

A lire ces réflexions de Nazarena, n’avons-nous pas l’impression très nette que les treize années de réclusion vécues dans la cellule "provisoire" ne sont qu’un long noviciat de tout ce qui va suivre, de ces trente années durant lesquelles le Seigneur va travailler de main de maître afin que Nazarena devienne Désert?

Ce qui frappe tout d’abord, à travers les témoignages que nous pouvons recueillir ici et là, c’est que Nazarena prend conscience plus que jamais de ses limites physiques, morales et spirituelles face à cette aventure d’amour où il faut vraiment jouer le tout pour le Tout. Sa maladie toute récente dont elle garde le secret, tellement inattendue vu la robustesse de son tempérament, aura été, dit-elle, "une chaire de grand prix d’où lui a été adressée l’homélie la plus bénéfique qui soit". Mais il y a tout le reste… Nazarena est extrêmement psychologue et intuitive; elle se plaît donc à "réaliser" les rayons et les ombres de son moi profond. Aussi bien dit-elle un jour à son père spirituel, Dom Anselmo: "Regardez donc courageusement vos défauts en face, et méfiez-vous de vous-même et des vanités de ce monde. La grâce se répand dans l’âme dans la mesure de la capacité de celle-ci. Celui qui prétend être beau, qui se sent fort, sera toujours démuni de la grâce de Dieu et de sa force. Seul le vide du moi, qui ne s’acquiert pas sans sacrifices et sans épreuves, peut être rempli de Dieu." Elle sait bien ce dont elle parle, se trouvant précisément à ce moment de la vie si important, si difficile aussi qu’est la cinquantaine, ce cap des tempêtes mais aussi ce cap de Bonne-Espérance. C’est le moment où tout homme et toute femme découvre sans illusion possible son visage de misère. Or qu’on se le rappelle, dans ses notes autobiographiques, Nazarena commence par camper la petite fille qu’elle a été, têtue comme pas une, obstinée, orgueilleuse et dévoreuse de tartes. Or parce que c’est tout ça qu’elle restera jusqu’au bout, avec en plus la prise de conscience de sa beauté, de son charme, et une joie certaine à diriger et à faire marcher avec beaucoup de gentillesse d’ailleurs, elle se tient sur ses gardes. La sœur du monastère chargée de lui apprendre l’art de confectionner les palmes du dimanche des Rameaux (travail qui va être le sien pendant presque toute sa réclusion) raconte à quel point Nazarena l’exerçait par son perfectionnisme à outrance. D’autre part, lorsque, avant son changement de cellule, elle recevait encore parfois la visite des jeunes frères étudiants camaldules de Saint-Grégoire que lui amenait leur père maître, elle n’avait pas peur de leur dire les quatre vérités et, par exemple, de parler de la prière avec un ton d’autorité et d’absolu qui laisse ensuite bien mal à l’aise. "J’ai admiré, écrit-elle, le père maître et ses étudiants pour la docilité à m’écouter. Dieu récompensera leur acte d’humilité. Je voulais tout d’abord ne pas parler de la prière, comme on me l’avait demandé, mais leur modestie et la confiance qu’ils me manifestaient m’ont décidée à parler, espérant que le Seigneur me donnerait un langage qu’ils méritaient de sa part. Mais l’instrument de transmission choisi était trop imparfait pour être autre chose qu’un airain sonnant (I Cor. 13, 1). Je l’ai compris par la suite et j’en ai souffert. J’ai éprouvé de la honte, un dégoût de moi-même, pour avoir parlé comme je l’ai fait… J’ai décidé alors de ne plus jamais le faire. Lorsque je parle, en effet, je manque toujours de délicatesse, de discrétion; je laisse s’échapper des références personnelles, et puis je m’en afflige… Par-dessus le marché, je suis dure, impolie… Je n’ai pas encore appris à communiquer."

Le Père Mayer, bénédictin, professeur à Saint-Anselme, demain cardinal, aime lui aussi conduire auprès de Nazarena certains jeunes moines. Ils sont très vite frappés, non seulement par la vivacité d’esprit de notre recluse, mais par son sens spirituel et théologique, par la joie qui émane de sa personne. Nazarena ne peut pas ne pas en être contente car, objectivement, elle leur est Parole de lumière et de salut. Or petit à petit, Dieu lui fait comprendre que sa vocation n’est pas là et qu’elle fait fausse route. "La vie de recluse, dira-t-elle, est la plus exposée aux erreurs, aux astuces, aux ‹combines› de ses deux plus grands ennemis: le diable et le moi. Il faut avoir souffert beaucoup et longtemps, s’être fait les os, avoir lutté, seule dans le brouillard sans aucun soutien, pour en accueillir la grâce. Aussi bien Dieu prépare lui-même à travers des épreuves obscures et douloureuses ceux qu’il veut appeler à la solitude, à qui il veut ‹ouvrir les portes éternelles› de la louange et du chant de l’Amour"… "Face à la souffrance et au sacrifice, ajoute-t-elle, j’appuie sur lui mes pauvres forces, précisément parce que je ne suis que faiblesse. Plus on se méfie de soi, plus on devient fort. Plus on dépouille le moi de ses intérêts égoïstes, plus le vase se remplit de l’Esprit-Saint qui prend possession de nous, lui qui est lumière, joie, paix et force." Nazarena a quatre-vingts ans quand elle écrit ces lignes; elle a donc l’expérience de la vie. Et elle ajoute avec grande simplicité: "Je crois que l’Esprit continue à me soutenir par sa puissance; il le fera jusqu’à la fin, pour montrer que la grâce de Jésus n’a point perdu de son efficacité au long des siècles pour ceux qui se fient davantage en son action qu’en leurs propres forces. ‹Sans moi, vous ne pouvez rien faire.› (Jean 15, 5). Mais ‹je puis tout en Celui qui me fortifie.› (Phil. 4, 13)"

Les expériences que fait Nazarena sont pour elle autant de signes qui vont déclencher son changement d’attitude quand elle pénètre dans sa nouvelle cellule. Parler de conversion serait exagéré, mais malgré tout, nous avons l’impression qu’instruite profondément sur elle-même, elle va désormais cingler vers la haute mer… C’est l’heure du second appel de Jésus. Tout ce qu’elle va vivre maintenant dans son désert va être porté par cette grâce d’humilité dont saint Benoît dit dans le maître-chapitre de sa Règle qu’elle conduit sûrement le chercheur de Dieu à la "perfection de l’amour". Elle a bien compris que l’humilité est, sans nul doute, la pierre angulaire de tout édifice spirituel, si bien qu’elle écrira un jour: "On ne peut être un saint si l’on n’est pas un humble." Dieu seul Est, elle, elle n’est pas. S’appuyer donc sur son habileté, sur ses œuvres, ses pénitences, son obstination, serait aller à l’échec à brève échéance; mais s’appuyer sur la présence amoureuse et la force de Dieu et de ceux qui, aux yeux de sa foi, en sont les sacrements, son abbesse, son père spirituel, là est le secret et la garantie de son ascension spirituelle. "Si Dieu me soustrait sa grâce, dit-elle, je suis aussi faible que la plus faible des femmes, et me voici dans l’action de grâces pour avoir touché du doigt et ma fragilité et mon néant. ‹Seigneur, je ne suis pas digne›… Oui, je vis dans une continuelle action de grâces, un continuel Magnificat, sans que j’oublie bien sûr le Kyrie eleison. Pitié pour moi, mon Dieu, aidez-moi." Et c’est dans la même lettre écrite à Dom Anselmo qu’elle dira encore: "Maintenant plus que jamais, je contemple, émerveillée, cette cellule bénie, toute consacrée à la vie de solitude avec Dieu, et plus que jamais mon regard est stupéfait lorsque je vois la misère de celle qui a été choisie pour y vivre. Elle n’a rien en elle qui soit digne d’habiter cette antichambre du Paradis. Elle a seulement le désir, et nos désirs attirent Dieu, plus brûlant que le feu, et un cœur, la seule chose qui plaise à Jésus, rempli d’une énergie divine qui est source d’amour."

Dans le plus profond de son être comme dans sa prière de supplication, Nazarena se fait donc pauvre devant Dieu, ses supérieurs, devant la vie, et il est beau de l’entendre crier à l’aide, crier au secours. "Aidez-moi!" Parfois son abbesse ou Dom Anselmo lui diront quelque parole de vérité; elle se réjouira profondément car "les humiliations font tomber les écailles des yeux, purifient le cœur, arrachent le regard à ses horizons étroits pour le tourner vers l’authentique Beauté".

Tout ceci étant vécu avec beaucoup d’humour d’ailleurs. Ne s’appelle-t-elle pas volontiers la "cendrillon" de Dieu? Oui, cendrillon parce que vêtue de haillons, mais avec au cœur la certitude de devenir bientôt une reine… Elle aime encore se comparer à un gros chou-fleur qui, demain, sera transformé en une fleur de paradis. "Mes désirs ardents de correspondre à l’appel dont je suis indigne se mêlent à la souffrance de la misère. Ce serait vraiment un duel entre Espérance et Désespoir, si je ne mettais pas toute ma confiance dans la puissance de la grâce du Christ. Démunie de toute confiance en moi-même, j’attends donc, ‹espérant contre toute espérance›, d’être enfin digne de lui."

Voilà le climat dans lequel Nazarena va vivre désormais sa solitaire existence. Elle la désire de plus en plus absolue dans ses exigences. Aussi bien demande-t-elle instamment de ne recevoir à la petite fenêtre de son reclusoir que son abbesse, son père spirituel, le prêtre qui chaque jour lui porte le Saint-Sacrement. Finies donc les "rencontres" monastiques, même si le témoignage du cardinal Mayer, par exemple, montre clairement qu’elles n’ont certes pas été des bavardages mondains, mais qu’elles ont donné Dieu à ces jeunes frères bénédictins ou camaldules qui sont venus près d’elle quêter lumière et joie. Il est en effet si impressionnant de s’asseoir auprès de quelqu’un qui a brûlé tous ses vaisseaux pour Dieu, surtout, surtout lorsque la simplicité, l’intelligence et la joie sont au rendez-vous, et que la recluse s’exprime, raconte, interroge, semble porter la vie de l’autre, celle de l’Eglise et du monde. Avec cela une culture théologique pétrie de prière, comme le confirme encore le cardinal Mayer: "Nous nous sommes rendu compte très vite de la formation théologique et spirituelle de Nazarena, de sa connaissance par le dedans de saint Thomas d’Aquin."16

Les liens d’amitié qui se sont tissés au cours de ces rencontres se sont d’ailleurs manifestés lorsque Nazarena, comme Antoine le Grand, a quitté la montagne extérieure pour gagner l’intérieur du désert: les jeunes moines lui offriront l’étoffe grise dont elle fera sa robe de recluse… Merveilleuse délicatesse de l’amitié.

Or c’est cela avec toute sa valeur humaine et religieuse, comme bien d’autres choses du même ordre, que Nazarena se sent poussée par l’Esprit-Saint à rayer de sa vie. Elle a saisi par expérience que "tant de choses et tant de gens peuvent pénétrer dans une cellule solitaire et en faire une place publique". Un jour, Dom Anselmo, assailli par les questions et la curiosité de Nazarena, lui a lancé: "Ah! La recluse…" Son cœur en a été transpercé! "C’est vrai, écrira-t-elle alors, nul ne sait mieux que moi que je ne suis recluse que de nom, mais avant de mourir, Jésus et sa sainte Mère m’obtiendront la grâce de l’être vraiment. J’ai tant honte quand on me donne ce nom!" Comment, en l’entendant, ne pas penser à son vieux frère ermite, Paul Giustiniani, alors Majeur de Camaldoli: "Seigneur, toi qui m’as voulu moine, qui m’as voulu ermite, donne-moi de l’être réellement, non du dehors par mon habit, ma barbe inculte, des observances, mais du dedans, par les dispositions de mon âme. Donne-moi de ne m’égarer jamais loin de la véritable vie érémitique, mais d’y progresser de jour en jour."17

Le silence presque total attire donc très fort Nazarena, ainsi que l’enfouissement dans l’anonymat du désert. "Etre oubliée, comptée pour rien, même de la part de mes sœurs… Je dois être ignorée de tous, je voudrais rester cachée non seulement aux autres mais à moi-même." Elle saisit si fort le silence du Christ durant sa passion, et c’est lui qui l’attire. "Jésus, lui, se taisait." La sainte et silencieuse Face du Linceul de Turin. "Je vous en supplie, Père, écrit-elle à son père spirituel, ne dites plus rien de moi." Elle insiste aussi auprès de Mère Hildegarde pour qu’elle ne fasse pas connaître son existence, désirant ne pas être vue et se cachant aux yeux même des sœurs, derrière les petits travaux ordinaires. Que de fois elle va demander à l’un ou à l’autre de brûler ses lettres, désirant que rien ne reste de son "avoir été"! "Ne gardez rien de moi. Je dois être ignorée de tous. Aidez-moi à y parvenir. Si vous parlez de moi et répétez des confidences que je vous aurais faites, sachez bien que vous allez contre la volonté de Dieu et contre la mienne. Rien ne m’est plus doux, pacifiant et béatifiant que de disparaître et d’être oubliée." Le Seigneur, de son côté, travaille, et il n’y va pas de main morte. Le 10 mars 1961 meurt la mère de Nazarena, dix jours seulement après sa fille Rosa, la préférée de notre recluse. Dans les semaines qui suivent, le mari de Rosa vient à Rome, espérant pouvoir rencontrer Nazarena et partager avec elle sa douleur. Mais hélas pour lui, la porte du reclusoir reste inexorablement fermée. Mère abbesse est, bien sûr, au courant de tout, mais n’ose annoncer elle-même à Nazarena la si cruelle nouvelle. Elle préfère en confier le soin à Dom Anselmo. Ce dernier accepte et, à sa première visite, s’acquitte de la difficile mission. "Nazarena, nous dira-t-il, fondit en larmes, secouée par les sanglots." Comment n’aurait-elle pas été bouleversée à l’annonce de la mort de cette mère de qui elle avait tant reçu, de cette grande sœur Rosa qui l’avait si gentiment et si généreusement aidée lors de sa difficile recherche! A travers ces événements, Nazarena entrait un peu plus avant dans l’épaisseur de son mystère.

Malgré tout, on comprend la tentation de Mère abbesse et de la communauté de lui demander un jour ou l’autre d’accepter quelque charge correspondant à ses qualités, à ses talents, au bénéfice de ses sœurs, les novices par exemple, comme nous l’avons vu. Il est clair que dans un monastère encore relativement pauvre en "personnalités", elle pourrait être combien précieuse. Nazarena a senti d’ailleurs venir le vent. "La Mère, écrit-elle, avait le projet de me confier les novices, pour un peu de temps seulement, tout en me laissant dans ma cellule solitaire. Mais que représenterait alors cette cellule, si je n’y menais pas l’authentique vie de recluse? Je sais que je dois lui dire que je ne peux faire un seul pas hors de la réclusion, ni m’occuper de qui ou quoi que ce soit, ne serait-ce que pour un moment. C’est seulement ici, enfermée dans la solitude silencieuse avec Dieu, que je me sens à ma place, en paix et dans la joie. En dehors d’elle, je suis malheureuse, inquiète, comme un poisson hors de l’eau, et je souffre jusqu’à ce que j’y retourne… Si le projet avait une suite, ce serait le début de la ruine de ma vocation." Et Nazarena supplie alors Dom Anselmo: "Père, ne permettez pas que l’on me demande de faire autre chose que ma vie de réclusion; je ne ferai rien de bon! Plutôt sortir de l’Ordre… Dieu me trouvera ailleurs le lieu de mon Désert."

D’aucuns crieront au scandale. N’est-ce pas une obstination effrontée? Non vraiment, comme le reconnaît avec une très grande sagesse Mère Hildegarde elle-même, qui sait bien que "par nature, Nazarena n’a pas un penchant particulier pour la solitude. Elle y est entrée, dit-elle, pour répondre à la volonté de Dieu, toujours prête à l’abandonner immédiatement pour le même motif." Nazarena sent que le Seigneur l’a voulue pour cela, pour être absolument cachée dans son Visage. Alors elle joue le Jeu de l’Amour jusqu’au bout. "Puissé-je réaliser mon rêve, vivre et mourir solitaire, inconnue de tous."

Lorsqu’elle doit aller chez le dentiste pour faire soigner ses gencives infectées par la cendre qu’elle a mangée avec son pain pendant des semaines, ou encore chez l’ophtalmologiste pour ses yeux, elle se comporte comme une personne absolument libre et normale, ainsi que le raconte son abbesse: "Nazarena n’a jamais été malade, mais il lui a fallu aller chez le dentiste et chez l’oculiste. Elle est sortie seule et s’est toujours débrouillée fort bien, retournant ensuite toute joyeuse à sa cellule. Une fois, surprise par la pluie, elle accepta gentiment qu’un monsieur la portât en voiture jusqu’à la grille du monastère. Elle considéra même la rencontre comme providentielle par la tenue spirituelle de la conversation… Quand elle dut rester en clinique plusieurs jours pour ses yeux, elle le fit sans problème, avec la plus grande liberté intérieure."

Cette liberté, elle la veut au-dehors comme au-dedans. Les sœurs de la communauté, par exemple, ont pensé que peut-être un harmonium lui serait agréable en son reclusoir. Ne reste-t-elle pas la musicienne d’hier? La proposition est certes merveilleuse de délicatesse fraternelle, mais elle ne peut venir que d’amies qui ne savent pas, ne sentent pas qu’un harmonium en cellule serait un non-sens, casserait le climat de solitude qui ne peut tolérer, comme dit Richard Rolle, que l’au-delà de toute musique. "Toutes les mélodies du monde, toutes les musiques terrestres ne seront jamais désirées des vrais contemplatifs. Bien plus, dans l’ardente jouissance de l’amour, ils fuient le tapage et, ravis par une autre jubilation intérieure, n’écoutent qu’à contrecœur la psalmodie solennelle elle-même." (Le chant de l’Amour). Et l’harmonium restera en communauté.

C’est bien dans cette même ligne que Nazarena refusera, sans doute avec un grand sourire que seul voit Dieu, l’offre de quelque meuble supplémentaire, de quelques bibelots pour faire moins vide qu’on lui propose. Le désert de sa cellule est plus que toute autre cellule monastique le lieu qui n’admet pas l’inutile, le superflu, à plus forte raison le mondain. Ce n’est que quelques instants avant sa mort que Mère Hildegarde réussira à introduire le fauteuil d’osier où Nazarena rendra son âme à Dieu. C’est bien sûr dans la logique du vide des grands contemplatifs rhénans.

Mais qu’en est-il alors du vide du dedans? Nazarena avait dit un jour, nous le savons: "On ne peut rien ajouter dans un récipient déjà plein. On ne peut le remplir que dans la mesure où il est vide. Plus on dépouille le moi de ses intérêts égoïstes (et le vide est d’autant plus grand que le vase est profond), plus l’âme sera comblée de l’Esprit-Saint, qui en prendra totalement possession." Ceci était bien arrivé à son Père saint Romuald à Parenzo, à travers les larmes de componction et d’attendrissement qui jaillissaient de ses yeux, et l’Esprit-Saint avait fondu sur lui comme sur une proie pour désormais présider en son âme, selon l’expression de saint Pierre Damien.18

C’est bien là en effet le fruit du désert, la cause finale de la vie monastique, comme l’affirme déjà saint Jean Cassien. C’est le Royaume de Dieu dans l’âme, c’est la prière pure et continuelle. Mais un fruit acheté à grand prix dans le quotidien des jours et des nuits en cet "atelier spirituel qu’est la cellule, où sont travaillées, sans bruit ni coups de marteau, les pierres précieuses qui demain seront insérées dans la construction du Temple…" "O cellule, s’écrie Pierre Damien, tu es l’émule du tombeau du Christ, toi qui accueilles ceux que le péché a mis à mort et qui les ressuscites pour Dieu sous le souffle de l’Esprit-Saint."19

Nazarena veut devenir une pure capacité de Dieu. Alors, elle va poursuivre avec une admirable ténacité son ascèse d’hier, son long jeûne au pain et à l’eau cinq jours par semaine, à la façon des ermites de Fonte-Avellana et de saint Romuald lui-même, lorsqu’il vivait à saint Michel de Cuxa avec Marin et le doge Pierre Orseolo. Elle en parle parfois à son père spirituel, car ce jeûne prolongé pendant des mois et des mois, cette privation quasi absolue de toutes douceurs ne va pas sans problèmes pour l’ancienne "dévoreuse de tartes", qui rêve aujourd’hui d’un peu de sauce tomate à étendre sur son pain le dimanche… "Chaque fois, dit-elle par exemple, que pour un motif de santé, j’ai diminué mon jeûne et ma pénitence, je suis devenue triste et inquiète, et me remettre à mon jeûne normal m’a beaucoup coûté! J’ai eu peur de ne pas avoir la force mais, fait le premier pas, j’ai retrouvé confiance, courage, enthousiasme, et les angoisses et la peur se sont évanouies tout d’un coup."

Notre recluse, extrêmement lucide, sait que sa vie solitaire, avec le train d’austérités qu’elle exige, est pour ainsi dire contre nature. Il y a, en tout cas il peut y avoir en elle quelque chose d’épouvantable pour la sensibilité, si bien qu’il faut une grâce particulière qui soutienne constamment celui ou celle qui la mène, et d’autant plus que se prolongent solitude et silence. Il faut vraiment, comme le sait Nazarena, réaliser que sans le Seigneur nous ne pouvons rien faire. Il nous faut cependant bien noter qu’à ses yeux la pénitence n’est nullement un absolu, ni le jeûne, ni les veilles, ni le coucher sur sa croix nue, ni les flagellations. Seul l’amour est absolu, et c’est lui seul qui valorise la solitude et tout ce qu’elle entraîne. Il ne s’agit ni d’une indiscrète présomption ni d’un trop qui ne dure pas, mais plutôt d’un petit à petit humble, sage et progressif qui donne peut-être simplement un peu, mais avec fidélité, élan et joie. "Le Seigneur, écrit-elle encore, accueille et récompense une gorgée d’eau en moins ou une bouchée. Tout dépend de la disposition et du don d’amour de celui qui offre. Le Seigneur demande seulement l’engagement et le don gratuit mais jamais que l’on aille au-delà de ses forces. Il veut la fidélité… Le peu donné fidèlement est tellement plus précieux que d’énormes choses données sans lendemain. Il vaut tellement mieux y aller en douceur que de s’arracher les cheveux… Il faut savoir s’aimer soi-même."

Comme on le voit, tout ceci est d’une extrême sagesse et dans la ligne de la discrétion des anciens, et particulièrement de saint Romuald, lui que l’on présente parfois tel un farouche tortionnaire de son corps, alors qu’en réalité il nous apparaît à travers les lignes de son biographe, et plus encore dans la Passion des Cinq Frères de Bruno de Querfurt, avec un tel équilibre, une telle liberté, un tel sens du relatif de toutes choses ici-bas. Nazarena sait bien que la violence ne dure pas, qu’un corps tourmenté se révolte, qu’il faut donc le traiter avec bonté, comme un frère qui accepte docilement la pénitence pour son bien. D’ailleurs, à la fin de sa vie, Nazarena a fait cet aveu merveilleux: "Malgré tant d’années de privations et de jeûnes, je me sens comme à vingt ans. C’est vrai, ma santé est très robuste, et je n’éprouve aucune douleur, pas même mal à la tête!" Et parlant des observances monastiques et du culte que leur rendent certains: "L’attachement pharisaïque à la tradition tue l’Esprit, coupe les ailes et colle à la terre, tellement la lettre est pesante."

C’est dans cet état d’esprit de prudence et de liberté que Nazarena vit donc son quotidien pour plaire à Dieu et accomplir son ministère au cœur de l’Eglise et du monde pour ses frères et sœurs bien-aimés. Rien ne lui coûte, confie-t-elle à Dom Anselmo, quand elle pense à eux, et la joie dilate son cœur et son visage.

Mais nous n’avons pas encore parlé de son travail. Il fait partie lui aussi de son ascèse. Elle ne le considère pas seulement comme une détente physique nécessaire pour l’équilibre de toute vie contemplative, mais comme une expression de pauvreté et de solidarité avec les pauvres. Bien sûr, elle assume ses petits travaux personnels de ménage et de lessive, mais la Mère abbesse lui a confié, comme nous l’avons déjà dit, le travail des palmes pour les paroisses de Rome. Très populaires en Italie, les palmes sont vendues aux différentes églises de la ville et sont ainsi un gain pour la communauté. Nazarena assume ce travail artistique avec compétence et minutie des années durant, jusqu’à ce que ses yeux ne lui permettent plus de s’y adonner avec précision. Elle nous confie: "J’ai fait le travail des palmes jour et nuit pendant dix, douze heures par jour. Maintenant ma vue est bien affaiblie. Depuis des années, je souffre des yeux qui se gonflent, s’enflamment et pleurent. J’ai souffert en silence, mais je m’aperçois que ma vue va de mal en pis, alors j’ai dû parler. La lumière électrique tombant sur les palmes qui sont de couleur jaune m’aveugle, et devant les tailler très délicatement, la vue se trouble. Par contre, quand je lis, j’écris ou je couds, mes yeux fonctionnent très bien. Il me faut donc suspendre au moins un temps ce travail des palmes." Elle va alors changer de travail, mais tient absolument à gagner sa vie comme les pauvres, comme Jésus à Nazareth "qui a vécu dans une silencieuse solitude, s’adonnant à un travail très humble". De toute façon, elle le fait dans le calme, la prière, une grande plénitude de joie, dit-elle, un amour qui se donne. "Nul, rappelle-t-elle, n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jean 15, 13), sans jamais savoir si le sacrifice de la vie a aidé un seul de ses frères. Semer, peiner, cultiver dans le secret, et lorsque vient le temps des fruits, disparaître pour que d’autres les voient, les cueillent, les savourent et en reçoivent félicitations et récompenses… C’est la beauté de l’Amour pur!" Et remarquons encore avec elle que le travail quel qu’il soit, n’est nullement contraire à la présence à Dieu, nullement gênant pour une continuelle attitude d’amour à son égard. Nazarena le voit même comme un moyen très puissant d’union à Dieu, pourvu évidemment qu’il ne soit pas trop fatigant et laisse l’esprit libre pour se maintenir dans le recueillement et la paix. Les longues heures de travail se transforment alors peu à peu en attention amoureuse à Dieu, en écoute et en union très simple avec Jésus, en offrande pour tous les hommes.

Bien entendu, ce côté pénitentiel de la vie de Nazarena que nous venons d’évoquer, et qui frappe nos sensibilités, n’est que le dehors d’une pénitence-métanie combien plus importante et difficile: la conversion de l’être et de la vie à la clarté de Celui qui est la lampe de la cellule solitaire, Jésus-Christ. Nazarena a découvert le Christ depuis longtemps déjà; les épreuves par lesquelles elle est passée, les tentations de toutes sortes et la grâce de l’Esprit-Saint lui ont permis de le "voir" et de saisir qu’il est, lui seul, le Chemin. Elle a été particulièrement séduite par son mystère pascal, sa croix glorieuse, car c’est bien là qu’il se révèle et attire à lui l’univers pour le remettre à son Père. Cette croix du Sauveur, elle l’a plantée au cœur de sa cellule; elle a passé ses nuits étendue sur elle. Elle a appris ainsi l’amour fou de Dieu pour elle comme pour tous ses frères humains, et elle l’a profondément éprouvé. Mère Hildegarde confia à une carmélite de Savona: "Nazarena aimait le Christ avec toute sa sincérité, beaucoup de simplicité, sans nulle excitation dangereuse. Elle le contemplait sainement, sans broderies, sans l’extraordinaire qu’elle redoutait." Eh bien, c’est à sa lumière qu’elle essaye de vivre sa vie d’enfant de Dieu, faisant siens les chemins de l’Evangile, l’enseignement des Béatitudes et cette communion à la volonté du Père qui est sans nul doute l’authentique sainteté. Un mot qu’elle répète souvent exprime toute son attitude d’âme: "Me voici, me voici!" Avec le Christ et dans le Christ, elle n’a rien de plus cher que d’être, de dire, de faire et de laisser faire ce que Dieu veut qu’elle soit, dise et fasse, dans le sentiment de son impuissance radicale, mais aussi de ce qu’elle peut tout en Celui qui est sa force. Que de passages de ses lettres nous disent cela très fort! Nous sommes vraiment dans l’admiration de sa liberté intérieure, qui va de plus en plus la situer au-dessus des événements, des comportements (les siens et ceux des autres), des situations et des observances. "Notre Règle unique, écrit-elle, c’est la volonté de Dieu, en laquelle se trouvent les intérêts véritables et éternels de toute créature." Et parce que ce vouloir divin ne correspond pas toujours au nôtre, que nous sommes souvent aveugles sur notre vrai bonheur, "aidez-moi, dit-elle, dans ma solitaire vie, dans mon solitaire combat… Ou vaincre ou mourir en remportant la victoire, les yeux au ciel, les armes à la main et le chant de l’amour dans le cœur…" Mais parce qu’il est facile de baptiser n’importe quoi "volonté de Dieu", alors qu’il ne s’agit que de la nôtre ou de celle des hommes, elle remarque avec sagesse: "Je dois préciser une chose: trop souvent j’ai dit: ‹Je sens que Dieu veut›; ah! je sais combien il est facile de se faire illusion quant à ses intentions. Aussi bien, je ne veux pas être prise au sérieux. Il se peut que Dieu n’ait rien à voir avec ce que je dis, qu’il n’inspire nullement ce que je sens. Voilà pourquoi je ne me fie absolument pas à ce que j’éprouve, même si je crois que ça vient de lui. Mais par contre, je me fie à qui me parle en son Nom."

Ce sera bien cette docilité à l’égard de sa Mère abbesse, de son père spirituel, qui représentera la garantie et la force de tout son comportement en solitude. Attitude tout à fait évangélique, si bien dans la ligne des Pères et particulièrement de son Père Romuald. Elle a lu dans sa Vie ce trait si significatif de la part du Maître à l’égard de l’ermite Venerius qui, sans la permission de son abbé, vit au désert une existence objectivement très méritoire: "Si tu portes la Croix du Christ, lui dit Romuald, il faut par-dessus tout que tu n’oublies pas l’obéissance du Christ. Va donc trouver ton abbé et, après avoir obtenu son consentement, reviens et vis humblement sous son autorité."20

Nazarena a compris. Elle fait partie des violents qui ravissent le Royaume, et l’on comprend qu’elle ait en horreur "ces petites colombes paisibles, passives, qui ne peuvent voler plus haut qu’un mètre et retombent prestement sur le sol, tellement fatiguées." "La conquête absolue de soi-même, dit-elle, vaut plus que la conquête du monde entier. Qui triomphe de son moi en le remettant à Dieu est maître de toutes choses; il est un oiseau en liberté qui peut embrasser l’immensité du ciel. Il a le monde et les hommes sous ses pieds, car il a réalisé l’avènement du Règne." On croit entendre le rossignol de Dieu, Jean de la Croix, au sortir de sa prison de Tolède, chantant la prière de l’âme embrasée d’amour: "Miens sont les cieux et mienne est la terre, miens sont les justes et miens sont les pécheurs, mienne est la Mère de Dieu et mien est Dieu lui-même, car Jésus-Christ est à moi."

Nous saisissons alors pourquoi Nazarena veut à tout prix garantir, promouvoir la finalité de sa vie de recluse. Pour elle comme pour tous les authentiques amoureux de Dieu, ni la solitude, ni le jeûne ou les veilles, ni la pénitence, ni le travail ne sont un but en soi. L’essentiel, c’est Dieu glorifié et aimé à travers tout, en tout et par-dessus tout, uniquement, de sorte que l’on puisse un jour, par grâce et par bonheur, confesser avec saint Paul: "Je vis et cependant ce n’est plus moi : c’est lui qui vit en moi, car il a pris toute la place…" Encore une fois à l’exemple de son frère aîné, le bienheureux Paul Giustiniani, qui, le 7 août 1524, alors qu’il célébrait la messe aux grottes de Massaccio, reçoit au moment de la communion au Corps et au Sang du Christ la grâce de disparaître en lui "comme une goutte d’eau dans un vin précieux".21 Nazarena veut elle-même s’anéantir en lui, habiter sa sainteté et sa Joie pour être en plénitude Fille de Dieu dans le Fils et vivre le mystère des Trois. A ses yeux, c’est vraiment là la finalité de la vie contemplative et donc de sa réclusion, la finalité de l’Ordre auquel elle appartient. "Dans un Ordre contemplatif, écrit-elle encore, les contemplatifs devraient être la norme et non pas l’exception. Si la structure de l’Ordre oblige à une grande et continuelle tension, elle ne réalise pas la fin de l’union à Dieu et du service des frères. Notre Ordre n’est pas seulement un Ordre d’ermites, mais de contemplatifs." Or ce qu’entend Nazarena par ce mot contemplatif, c’est qu’il ne peut y avoir en régime chrétien d’autre signification à la fuite au désert que l’humble mais violent désir de devenir un homme-prière, une femme-prière tout cachés en Dieu. Voilà pourquoi elle supplie pour elle et pour ses frères ermites: "O Esprit-Saint et Sanctificateur, détruis tout ce qui en moi est négatif afin que tu puisses m’envahir entièrement de ton amour. Transforme-moi en une vive flamme. Fais-moi devenir dans la vigne mystique de Jésus un cœur palpitant qui transmette à tous les membres les énergies divines de l’amour." Oui, Nazarena pense très fort que c’est cela le but ultime des Ordres contemplatifs: "Tous ensemble en Dieu, immergés en lui seul, dans l’oubli de toutes choses." Et elle affirme encore très fort: "La spécialisation de l’Ordre doit être la contemplation. Qui insiste pour que les Ordres contemplatifs s’adonnent au moins en partie à un apostolat actif, les éloigne de leur but. Dans l’Eglise, les contemplatifs ont la mission d’être le cœur, l’organe le plus important, qui garde et envoie la vie à tous les membres, les nourrit et les fortifie." Et avec une incroyable audace, digne de sainte Catherine de Sienne, comme nous l’avons déjà signalé, elle écrit au Prieur général de l’Ordre camaldule: "Si vous ouvrez l’Ermitage de Camaldoli au monde, vous le fermerez aux authentiques vocations à la solitude, qui s’éloigneront d’un Ermitage où à la place du silence, il n’y aurait qu’agitation, dissipation, tapage. Les gens eux-mêmes en seraient scandalisés. Ils y pénétreraient certes volontiers par curiosité, mais ils n’en sortiraient pas d’accord, même s’ils ne vous le disent pas. Si, par contre, vous fermez l’Ermitage au monde, vous l’ouvrez aux vraies vocations d’ermites qui afflueraient de toute l’Italie, lorsqu’on saurait qu’à Camaldoli on reçoit une solide formation à la vie contemplative. Il n’y aurait pas assez de cellules solitaires pour les accueillir. Il faut orienter les moines-ermites vers la contemplation de Dieu." "Sans quoi, dit-elle encore, la ‹cage› camaldule sera peuplée, non d’aigles audacieux destinés à voler bien haut dans le ciel, mais de ces innocentes colombes, timides, sans audace, qui tournent en rond sur elles-mêmes."

Les années passées au Carmel de la Réparation de Rome, pour si douloureuses qu’elles aient été, sont loin d’avoir été totalement négatives. Nazarena, aidée par le Père Gabriel de Sainte-Madeleine, s’est mise à l’école des glorieux maîtres du Carmel, qui lui ont donné ce goût de Dieu et de la recherche éperdue de son Visage. Et je suppose qu’elle a exulté lorsque, devenue fille de Romuald au visage de fête, elle a découvert la force et la beauté de la tradition érémitique de l’Ordre, décidément orientée vers le Ciel. "O solitude bienheureuse qui enseigne aux ermites à revenir au cœur et à désirer voir, autant qu’il est possible à des mortels, la majesté de Dieu. O solitude qui déjà anticipe sur la Fête du ciel et apporte à celui qui vit encore sur la terre un peu de la Joie même de Dieu", chante le bienheureux frère Paul.22

Un jour, Dom Anselmo a dit à Nazarena, alors qu’elle en était encore au tout début de son aventure: "Vous passerez directement de cette cellule au ciel au moment de votre mort." Elle en avait été frappée et avait réalisé, selon d’ailleurs la grande tradition des solitaires, que cellule et ciel c’est tout un, même si ici-bas c’est encore le combat et les possibles abandons que l’on sait. Dieu est vraiment Tout pour la recluse. "Autrement la cellule est le lieu le plus vide, le plus triste du monde, une obscure prison." Nazarena, déjà aguerrie par les épreuves précédentes, va donc faire de toutes ces longues années de désert une recherche de communion à la bienheureuse Trinité. "Je cherche à être toujours plus docile et attentive au Maître intérieur, pour qu’il me comble de sa sagesse. Que tout en moi soit disponible à l’action de la grâce, que celle-ci m’envahisse et me transforme en lui, Dieu, de telle sorte que ce soit vraiment lui en moi qui prie, loue, remercie, glorifie le Père." Une telle conviction pouvait lui permettre d’écrire à son père spirituel, alors en de graves difficultés: "Vivez le plus profondément possible l’habitation de Dieu dans l’âme. Quelle grâce immense que de savoir que nous avons Dieu en nous, le Christ Seigneur du ciel et de la terre, la bonté, la beauté infinie. En face de ça, que vaut le reste, les créatures d’ici-bas et même les anges?"

Ne nous étonnons pas que Nazarena veuille donc faire de son reclusoir la fameuse Tente du Rendez-vous dont il est parlé dans le livre de l’Exode, là où Moïse conversait avec Dieu face à face, bouche à bouche, comme un ami avec son Ami. Elle écoute la Parole avec un cœur de disciple et d’enfant et d’épouse. Elle a toujours la Bible ouverte devant elle quand elle travaille, et souvent, très souvent, elle frappe à la porte de la connaissance. Elle aura beaucoup lu dans sa vie, certes, non seulement les commentaires d’Augustin ou de Grégoire le Grand, d’Anselme ou de Bède le Vénérable, mais toute la Somme Théologique de saint Thomas dans l’édition latin-français du Père Pègues, les grands spirituels du Carmel et de la tradition monastique et camaldule. Cependant, plus elle avance dans la connaissance de Dieu, plus les livres se ferment pour laisser toute la place à la Parole dans sa virginité et sa force. "Les paroles de Dieu, remarquait-elle, nous transpercent comme un éclair puissant. Sans que l’on s’en rende immédiatement compte, la lumière de Dieu nous envahit, et l’on comprend que pour recevoir le don de la contemplation, culture et érudition ne servent à rien." "Ce qui compte le plus devant Dieu, c’est l’humilité, l’amour, le cœur… ‹Mon fils, donne-moi ton cœur.› L’âme parvient alors aux sources de la vie; elle boit au torrent des divines Ecritures, les fouillant encore certes avec soin et les ruminant en silence."

Mère Hildegarde raconte dans ses Mémoires que Nazarena va de plus en plus se libérer des mots, des expressions, des formules, des discours, même des textes liturgiques, pour en arriver au silence de plénitude et de simplicité de la vie trinitaire. Dieu est; là se réalise la joie plénière des contemplatifs, de notre sœur recluse. Son oraison est au-dessus de toute méthode. Elle vit la parole de Jésus: "Toi en moi, Père, moi en eux, afin qu’ils soient consommés dans l’unité." Elle se trouve ainsi tout immergée dans la grandeur et la majesté infinie de Dieu.

Au tout début de sa réclusion, en 1945, Nazarena avait envoyé quelques lignes à son abbesse: "Ma Mère, protégez-moi, vous et les supérieures qui viendront après vous. Aidez-moi à être et à rester ce que Dieu veut de moi, un hortus conclusus, un jardin réservé à lui seul, et non une place publique ou un jardin ouvert à tout le monde, où les gens se promènent. Quelle farce serait de faire profession de silence et de solitude absolue, et ensuite de s’exhiber!" Elle était déjà l’émule du jeune Benoît qui, à dix-sept ans, fuyait à la montagne pour y cacher sa jeune vie, "désirant plaire à Dieu seul", dit saint Grégoire, et "accrocher son cœur au ciel". Les années ont passé… quarante-quatre! Nazarena a joué pour Dieu, Dieu a joué pour elle, et l’un et l’autre parfaitement. Mère Hildegarde note encore dans ses Mémoires que, lorsqu’elle se rendait à sa fenêtre-parloir pour converser avec sa "fille", elle n’était pas toujours d’accord avec elle, l’intransigeante, mais elle eut de plus en plus la conviction d’être auprès d’une sainte. Ce qui veut dire qu’elle sentait en Nazarena cette présence de la Gloire dont parle Jésus dans sa prière sacerdotale: "Père, je leur ai donné ma gloire, la gloire que tu m’as donnée afin qu’ils soient Un comme nous, moi en eux et Toi en moi." (Jean 17, 22)

Tout cela, elle avait bien conscience que c’était l’œuvre de l’Esprit-Saint. "Ce fut lui qui disposa toutes les étapes de ma vie, afin de me faire passer par tant d’expériences. Il me préparait ainsi à la réclusion. Avant d’y arriver, je ne me sentais nulle part à ma place. J’attendais la chose qui m’attirait et devait arriver. Lorsque je me suis trouvée dans ma cellule de recluse, après que les moniales se furent retirées et que la porte fut fermée, j’ai réalisé avec certitude que j’étais enfin à ma place, la place voulue par Dieu pour moi. Au cours de tant d’années, je n’ai jamais connu la tentation de vouloir sortir de mon reclusoir. Pas même une fois! J’ai toujours éprouvé joie et action de grâces pour ce lieu que Dieu m’a choisi. Aucun sacrifice n’a été trop coûteux. Cachée pour toujours dans le secret du Père, du Fils et de l’Esprit, avec la Sainte Vierge Marie qui m’a été d’un si grand secours en toutes ces années! Je vis uniquement la grande paix de Dieu. La solitude silencieuse n’a nullement perdu le mystérieux attrait de la jeunesse éternelle. C’est Dieu qui la vivifie. Je suis ici comme un poisson dans le lac qui a été créé pour lui depuis toujours."

 

 

 

Chapitre sixième

Au cœur de l’histoire des hommes

 

Lorsque, le 21 novembre 1945, le Père Jean, visiteur apostolique des moniales de Rome, conduisit Julia Crotta au Vatican pour y être reçue et bénie par le pape Pie XII avant son entrée en réclusion au soir même de ce jour, il voulait certainement que le Saint-Père, non seulement encourage son projet qui tenait de la folie pour Dieu, mais qu’il en fasse une sorte de démarche d’Eglise. D’ailleurs, en sortant de cette mémorable rencontre, ils allèrent tous les deux, nous l’avons vu, devant la Confession de Pierre, pour précisément souder l’existence de Julia à l’Aventure des Apôtres. "Viens, suis-moi, tu seras pêcheur d’hommes." (Marc 1, 17)

Ce qui est certain, c’est que Nazarena au terme de son existence éprouvera très fort la grâce "missionnaire" qui lui avait été accordée en ce jour de la Présentation de Marie au Temple. Elle avait perçu sa démarche auprès du Pape et de l’Apôtre Pierre, mort en croix pour l’Eglise dont il était au nom du Christ le Pasteur, comme un signe du Seigneur, qui l’appelait à être, tout au long des années de vie cachée avec le Christ en Dieu, au cœur de l’histoire si difficile de l’Eglise et du monde. C’est cette place, on s’en souvient, que Thérèse de Lisieux avait compris être la sienne au Carmel. Dans une joie délirante, selon sa propre expression, elle avait découvert sa vocation: "Dans le cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’Amour." Nazarena, comme bien d’autres évidemment, prenait la relève. Il est d’ailleurs intéressant de rappeler la réponse de Thérèse à sa prieure lui demandant le pourquoi de son entrée en clôture à quinze ans: "Ma Mère, je viens sauver des âmes." Or c’est le même langage que tient notre Julia à l’abbesse de Saint-Antoine: "Je sens toute ma responsabilité à l’égard de l’Eglise et de l’Ordre. Je veux faire tous mes efforts pour me préparer à vivre en plénitude ce que je promets. Plaise à Dieu qu’avec sa grâce, sans laquelle on ne peut rien faire, j’entre en cette cellule bénie et que j’y vive dans toute sa grandeur et sa beauté la vocation de recluse : une femme cachée et silencieuse qui fuit les louanges des hommes et s’offre à Dieu pour son amour et celui de ses frères, sans que ceux-ci le sachent."

Julia ne se trompe pas. C’est là le sens de sa vie, qui de plus en plus va devenir la lumière de ses pas, comme elle le reconnaîtra à la fin de sa course dans ses notes autobiographiques: "J’ai compris que Dieu avait un projet particulier sur ma vocation, et que pour cela il avait voulu que le début de ma vie solitaire de prière et de pénitence soit béni par son Vicaire sur terre, et que je sois offerte par son serviteur sur la tombe de Pierre. Plusieurs fois par la suite, j’ai saisi que je devais ma persévérance au désert durant presque quarante-trois ans à la grâce de l’Eglise reçue par le Saint-Père, le jour de mon entrée en réclusion."

Il est vrai que Julia a une âme spacieuse. Elle est un de ces êtres de communion comme on en trouve parfois, qui s’infiltrent dans l’intime des autres et les réjouissent et les réconfortent de leur présence d’amour. Mère Hildegarde aime nous dire dans ses Mémoires que Nazarena n’avait rien d’une fille sauvage, misanthrope, agoraphobe. Bien au contraire. Elle aimait aimer et être aimée. "Avant d’entrer au monastère, elle avait bien des amis et des admirateurs. Sa gentillesse, sa capacité d’accueil, sa beauté la rendaient attrayante. Elle avait même du brio, animait volontiers les conversations. L’intensité de ses entretiens spirituels fascinait, et l’on devinait vite qu’en elle brûlait un feu. Elle était bien consciente de cet attrait qu’elle exerçait. Aussi bien, quand elle fut recluse, coupa-t-elle les ponts avec tout le monde. Cependant elle reste ce qu’elle était, pleine de vie et de rayonnement. Les rares fois où je suis allée la rencontrer ont toujours été des moments riches où fusaient les questions. Sa préparation universitaire lui facilitant d’ailleurs les discussions à bâtons rompus…"

Que ce soit aux Etats-Unis, que ce soit à Rome, lorsqu’elle était encore "en attente", Julia, ceci est tout à fait certain, a été extrêmement ouverte aux visages des autres, à leurs joies et à leurs souffrances. Et je suis bien persuadé que plus elle s’est enfouie dans le mystère du Christ, et plus elle a vibré à la destinée des hommes, éprouvant par le dedans leur visage de gloire et plus encore leur visage de détresse. Elle est devenue "sympathie", au sens fort du terme, à tout le Corps mystique du Christ, aux frères et sœurs de son Ordre, à sa communauté qui lui est si "précieuse", à l’univers entier. Nous ne pouvons imaginer à quel point la solitude en Dieu sensibilise et dilate le cœur, et le rend aussi vaste que les plages de l’océan… Avec cela, une lucidité parfaite. Nazarena n’a rien d’une fleur bleue. Elle sait combien peut être profonde et émouvante la misère humaine, tant dans l’Eglise, dans les monastères, chez les prêtres, fusent-ils prélats, qu’en dehors de l’Eglise du Christ. Cette découverte n’a jamais dépassé chez elle le stade de l’étonnement (et encore!), et n’a jamais atteint la cote d’alarme du scandale. Bien au contraire. Elle se savait blessée elle aussi, et l’a souvent confessé devant Dieu et ses responsables. Comment aurait-elle pu juger et condamner? Ecoutons-la d’ailleurs à titre d’exemple: "J’ai, écrit-elle, une nature très présomptueuse. Orgueil et vanité sont enracinés en moi." Ou encore: "Je suis dure, insolente. Je n’ai pas encore appris à communiquer." "Ma nature passionnée, impétueuse, pleine de présomption, a un tel besoin d’être humiliée!" "Je suis un airain sonnant, je bavarde et fais la roue." Et après une conférence qu’elle a faite aux jeunes frères étudiants camaldules de Saint-Grégoire: "J’ai parlé, dit-elle, comme un docteur de l’Eglise, comme si j’étais notre bienheureux Père Romuald en personne, ou encore saint Thomas ou saint Jean de la Croix." Tout cela est vrai, mais pourquoi désespérerait-elle? Elle nous dit si souvent sa foi en la victoire du Ressuscité. Certes elle se sait blessée comme ses frères et sœurs en humanité, mais si fortement attirée par la Croix glorieuse du Sauveur, qui l’appelle à être non seulement la femme de compassion et de miséricorde, mais une "aide semblable à lui" pour compléter dans sa chair ce qui manque à sa Passion pour son Corps, l’Eglise, et pour l’humanité. "Va, tu seras pêcheur d’hommes."

Nazarena a la joyeuse certitude de ne pas s’appartenir, de ne pas être à elle-même mais, au cœur de son désert, d’être le bien de tous, justes et pécheurs. Dans les premières lignes de sa Règle de vie, elle a voulu marquer très fort le caractère apostolique de sa réclusion: "La réclusion est la perpétuelle immolation de soi-même sous le regard de Dieu seul, pour sa gloire et pour le salut et la sanctification des âmes, dans le silence et l’enfouissement poussés à l’extrême afin d’imiter dans une cellule solitaire les moments de Jésus au désert."

Cette volonté de communion et, d’une certaine façon, de substitution (elle tient la place de…) donne ampleur et grandeur à tout ce qu’elle est, fait et vit, à ces très longues années d’abandon de la part de Jésus au milieu de continuelles et violentes tentations et épreuves. "J’ai traversé seule un enfer, nous dit-elle; il me semblait qu’on ne pouvait souffrir davantage." Elle fait ici allusion à cette période carmélitaine que l’on sait, mais qui dut parfois resurgir au long de sa vie de recluse.

Nazarena vit le regard fixé sur le Christ en Croix, mais elle se garde bien de s’arrêter au Golgotha. La Croix a des airs de Pâque, elle ouvre à deux battants les portes de la Vie. "Le premier contact avec la Croix du Christ est douloureux, écrit-elle, mais au fur et à mesure que l’on pénètre plus profondément dans son grand Mystère, l’œuvre rédemptrice de Jésus, les répugnances s’évanouissent, et voici que pénètrent dans l’âme la paix, la joie du Christ. Alors, au lieu de la fuir, on va à ses devants: Salut, précieuse Croix! Et l’on sait alors mourir à soi-même et à tous et à tout… A l’intérieur de la Croix, il y a Jésus, mais pour le trouver il faut vraiment étreindre le bois. L’alpha et l’oméga de tout, c’est Jésus et son amour qui brise les chaînes, défait les liens, remporte la victoire sur la mort, sur la chair et le Diable. (cf. I Jean 5,4). C’est dans la direction de cet amour que s’orientent l’attention et toutes les énergies de l’âme et du corps. Rien ne fait progresser vers la pureté de la vie et son dynamisme comme la Croix nue, embrassée sans attendre de consolations." Et elle ajoute encore: "Ce qui compte le plus auprès de Dieu, ce n’est pas la culture et l’intellectualisme, c’est l’humilité, la charité, c’est le cœur. L’amour de Dieu et des frères non seulement surpasse tous les biens, mais les valorise en les pénétrant de son feu." "Je vois que je n’ai rien d’autre à offrir à Dieu, à l’Eglise, à mes frères que ce grand Trésor qu’est la réclusion, qui, certes, peut m’être enlevée à tout moment, et cette confiance illimitée dans l’amour, la puissance, la miséricorde infinie de Dieu, et en notre Reine et Mère du ciel, Marie. Une confiance qui m’a donné la force, au long de toutes ces années, de dire: Aujourd’hui je commence, et qui m’a aidée à lutter en espérant contre toute espérance, disposée à mourir pourvu que je possède le Tout."

Nazarena nous confesse encore ceci: "La certitude de participer à l'Œuvre de la Rédemption en mêlant au sang du calice du Christ ma petite goutte, qui par elle-même ne vaut rien, pour le salut de mes frères, me fait oublier la peine du jeûne et de toute pénitence, et m’inonde toujours plus de joie et d’espérance… Le Sauveur attend et récompense les petits cadeaux de notre amour. Tout dépend de nos dispositions et du degré de charité de celui qui offre… Nos petites bricoles peuvent alors revêtir plus de valeur que des montagnes de jeûnes sévères. Ceci est très beau et encourageant… C’est l’histoire des deux piécettes." Décidément, elle se situe dans la ligne des fols en Christ de tous les âges, qui ont porté, sans que nul ne le sache, l’histoire si difficile des hommes. Ils sont l’humanité du Christ, qui, à travers leur vie d’amour, leur prière de supplication et leurs larmes, continue son travail de salut et de transfiguration du monde. Ensevelis en lui, ces amis de Dieu ont tous les pouvoirs du Fils bien-aimé, et c’est bien pour cela qu’ils se situent au cœur du monde, puisque c’est là que bat le Cœur de Dieu.

Le 23 février 1966, mercredi des Cendres, Paul VI venait d’ouvrir solennellement le Carême dans la Basilique de Sainte-Sabine, que jouxte la Maison Généralice des Frères Prêcheurs depuis saint Dominique lui-même. Au sortir de la Liturgie, le pape, grand ami des Camaldules et de Dom Anselmo, voulut s’arrêter à Saint-Antoine-le-Grand pour saluer la communauté des moniales, y délivrer un message pour toutes les contemplatives du monde, mais aussi confier l’Eglise à notre recluse. Cette démarche voulait être beaucoup plus qu’une "gentillesse". Elle était une parabole rappelant à l’Eglise et au monde en proie à de si grandes détresses la valeur inestimable et toujours actuelle de la vie cachée en Dieu dans l’Amour. Nous ignorons ce que Paul VI a dit à Nazarena, ainsi que les réactions de celle-ci à une telle visite. Mais nous pouvons penser que ce fut un grand moment de foi et d’émotion pour l’un comme pour l’autre. Ils se sentirent complices… Auparavant, le Saint-Père, après avoir fait une allusion discrète à la présence silencieuse de notre recluse, avait dit aux moniales ces paroles si belles, si émouvantes, que Nazarena avait peut-être entendues: "Vous vous situez au point-sommet de la vie religieuse telle que l’Eglise veut la manifester au milieu du monde. Si vous êtes sur la montagne de la Transfiguration, c’est-à-dire en conversation avec Dieu qui s’est fait homme et notre compagnon, c’est bien à cause de cela que vous ne pouvez absolument pas vous dispenser de songer à cette multitude de gens qui sont accrochés à vos vies. Vous êtes des choisies, certes, mais non des séparées. Puisque donc vous êtes conviées à converser avec le Seigneur, écoutez en même temps derrière vous la rumeur de tout l’univers profane, de ce monde sans foi, de ce monde qui souffre, de ce monde pécheur mais également si bon, de l’Eglise qui voudrait grandir, mais qui peine, et a besoin de quelqu’un qui lui donne la main, qui lui donne un élan et vienne à son secours: votre prière, votre sacrifice, votre exemple, votre intimité avec Dieu, telle doit être votre pensée, votre préoccupation… Cette prise de conscience doit vous animer, vous brûler, rendre ardente et passionnée votre prière. On ne peut aller à la prière avec autant de tranquillité que si l’on allait faire causette avec un ami. Vous devez porter dans votre cœur toute la Passion du monde."

Paul VI, très ému, est donc allé bénir Nazarena et lui confier l’Eglise. La photographie qui le montre se dirigeant vers le reclusoir nous donne l’impression qu’il vivait vraiment au plus profond de lui-même la grande et formidable réalité de la Communion des Saints.

Treize ans plus tard, en 1979, dans les mêmes circonstances de l’ouverture du Carême à Sainte-Sabine, le monastère camaldule accueillait le pape Jean-Paul II, lui aussi très sensible au rôle des contemplatifs dans l’Eglise, à l’inestimable valeur de leur présence cachée et silencieuse au cœur de notre Histoire. Lorsqu’il apprend la présence de Nazarena, recluse depuis plus de trente ans déjà, il a tout d’abord la réaction de santé du vivant et du sportif qu’il est resté: "Est-ce qu’au moins elle a assez d’espace dans sa cellule?" Mais après avoir parlé aux moniales comme l’avait fait Paul VI, il tient à se rendre à la porte de la recluse pour lui imposer les mains et la bénir. Il lui dira seulement, mais avec beaucoup de foi et de confiance: "Priez pour l’Eglise et pour le monde, et priez aussi pour moi." Puis il se rend à la salle du chapitre de la communauté pour parler librement aux sœurs camaldules. Entre autres choses, il leur dit: "Dans votre monastère se trouve donc une sœur vouée entièrement à la solitude dans la contemplation et le sacrifice. Eh bien, nous mettons notre espérance en ce martyre si plein de promesses pour vous, pour nous tous ici présents, dont le Cardinal Vicaire de Rome, la Curie romaine, Rome, l’Italie, l’Eglise entière, sans oublier bien sûr vos frères camaldules…"

Voilà donc deux événements d’Eglise dans la vie recluse de Nazarena, combien significatifs et capables de la confirmer, s’il en était besoin, dans son désir profond d’aider ses frères humains à réaliser leur chemin d’éternité. "Me voici, Père, moi et les enfants que tu m’as donnés." (Heb. 2, 13)

Après la visite de Jean-Paul II, onze ans vont encore s’écouler jusqu’à ce que le voile se déchire et que Nazarena voit enfin son grand et beau Dieu. Elle va continuer avec la même fidélité et la même joie intérieure à mener son grand Jeu d’amour. Jusqu’au bout, soutenue dans son corps comme dans son âme par la puissante grâce du Seigneur, elle s’enfonce sans cesse davantage dans l’épaisseur. Son père spirituel, toujours fidèle, vient parfois s’entretenir avec elle, avec la même émotion, avec cette impression que les prêtres connaissent parfois de recevoir beaucoup plus qu’ils ne donnent. Nazarena grandit considérablement en Dieu, d’autant plus qu’elle se rapproche du Terme. Dom Anselmo et Mère Hildegarde lui ont demandé d’écrire quelques souvenirs de sa vie… Elle a accepté par obéissance pure, mais cela lui a beaucoup coûté. D’ailleurs elle a été très brève (trop brève à notre jugement) et a vite tourné court, mais il y a dans ces Notes des perles précieuses. "J’approche, écrit-elle par exemple, du soir de ma vie; le soleil a certainement dû dépasser son zénith. Son déclin a commencé. Que l’amour pour Jésus et pour mes frères dévore mon cœur en un martyre d’amour ignoré de tous et de moi-même.

Que Jésus, en me consumant, me rende insensible, pour que je meure d’amour sans jamais avoir goûté la très douce consolation de "sentir" que je l’aime au point de quitter tout et tous afin de vivre seule avec lui au désert…

Mourir d’amour! Cette pensée me ravit."

Puis, s’adressant à Dom Anselmo: "Père, vous qui avez reçu de Dieu la responsabilité de mon âme et de ma réclusion, faites en sorte que l’Ordre et la communauté m’aident à répondre à l’appel de Dieu au désert. Tôt ou tard, il vous bénira ainsi que l’Ordre et le monastère, particulièrement après ma mort."

L’Heure approche en effet. Nous sommes en 1989. Nazarena a quatre-vingt-deux ans. "Allons, mon bien-aimé, il est temps de nous mettre en route!" La route du désert va déboucher dans quelques mois en pleine Fête. Les dernières lignes des Notes de Nazarena disent son impatience de voir Dieu. Elle sent qu’il va falloir bientôt rouler sa tente de nomade, et elle déborde de bonheur. "Quand donc, Jésus, le ‹Viens› de l’éternité? Viens, ma fleur sauvage du désert encore en bouton. Le soleil de l’amour te fera t’épanouir au dernier moment, avant que je ne t’arrache à la terre aride pour te transplanter dans le jardin du Ciel… Tel est mon rêve pour le soir de mon exil. Et quand il s’agit de rêve, pourquoi ne pas le vouloir très beau? ‹Voici je viens›… ‹Viens, Seigneur Jésus›."

Le 7 février 1990, on fête au monastère Saint-Antoine, comme dans tout l’Ordre camaldule, la translation des reliques de saint Romuald de Val di Castro à Fabriano, en l’église san Biagio. Dans l’après-midi, Nazarena se sent particulièrement fatiguée et oppressée. Elle demande de l’aide. La religieuse qui lui porte régulièrement ce dont elle a besoin accourt, suivie de la Mère Hildegarde. On appelle le médecin, qui arrive aussitôt pour constater que le cœur s’en va et qu’il n’y a pas grand chose à faire. On installe cependant dans la cellule une bouteille d’oxygène. Nazarena s’en trouve bien et respire. Le soir vient. Vers 19 heures, l’état de la recluse s’aggrave. L’abbesse téléphone à Dom Anselmo, qui se trouve par bonheur à Saint-Grégoire. Il accourt avec un de ses moines. Nazarena est assise dans un petit fauteuil d’osier que l’on a introduit dans son reclusoir afin qu’elle soit un peu plus à l’aise. Elle respire de plus en plus difficilement. Dom Anselmo est très ému; il entre pour la première fois dans ce sanctuaire où Nazarena a déployé depuis tant d’années les voiles de son amour. Le Père s’assoit devant elle sur un petit tabouret. Quand elle le voit, Nazarena s’écrie: "Père, je me sens mal." Elle lui prend les mains avec ferveur et une force incroyable. Elle semble vouloir exprimer toute sa reconnaissance et toute sa confiance à l’égard de ce moine qui a été vraiment son père depuis plus de trente ans, mais aussi son enfant. Dom Anselmo est bouleversé et cependant extérieurement très calme. Il lui dit seulement: "Nazarena, l’Heure est venue. Tu as attendu Jésus toute ta vie, il vient maintenant au-devant de toi." Elle lui demande de la bénir. "Sois en paix, Nazarena." Puis il sort de la cellule et retourne au monastère.

L’état de la malade va de mal en pis. Mère abbesse convoque la communauté. Bien des sœurs voient le visage de la recluse pour la première fois. Un moine bénédictin présent au monastère lui donne le sacrement de l’Onction. Nazarena est dans la paix. Une grande noblesse embellit son visage. La communauté chante les vêpres de saint Romuald autour d’elle. "Que tes œuvres te glorifient, Seigneur!" "Tu as regardé ma petitesse et tu as fait en moi de grandes choses." Nazarena se tait. Elle se trouve déjà Ailleurs. Il est un peu plus de 22 heures.

Sans bruit, Nazarena, la scandaleuse porteuse de myrrhe, franchit les portes royales du Paradis.

 

 

 

Appendice I

L’Ordre camaldule

 

Grands traits d’histoire et de spiritualité

 

 

"Sachez donc, frères très aimés, que l’Ermitage de Camaldoli a été fondé par le saint père Romuald, ermite, sous l’inspiration du Saint-Esprit et à l’initiative du Révérendissime Théobald, évêque d’Arezzo, avec une église que, par la suite, le susdit évêque a consacrée en l’honneur du Saint-Sauveur, l’an de l’Incarnation 1027.

"Le saint père, après avoir construit cinq cellules, y établit cinq frères religieux: Pierre, un autre Pierre, Benoît, Guy et Teuzon. Il nomma l’un d’entre eux, Pierre Dagnino, homme prudent et saint, supérieur des quatre autres et leur donna pour Règle le jeûne, le silence et la fidélité à la cellule."

Ce fameux passage de la Règle de vie de Camaldoli, écrite aux alentours de 1080 par le prieur Rodolphe, nous conduit à la source humble et pure d’un fleuve qui, fidèle certes à son origine, n’a cessé de s’élargir tout au long de son parcours, et inévitablement a connu bien des vicissitudes, jusqu’au risque de faire oublier son origine montagnarde.

Sans nul doute, les ermites de Romuald se sont adonnés en ce lieu on ne peut plus solitaire et grandiose à un genre de vie que, dans l’Orient chrétien, on aurait appelé volontiers hésychasme. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de continuer à lire la Règle de vie de Rodolphe:

"Quelques frères ermites se sont élevés sur les ailes de la divine contemplation jusqu’à l’amour de la céleste Patrie, fixant leur regard intérieur sur la lumière de Dieu et commençant à goûter dès cette vie son ineffable douceur. Ils se sont enfermés dans leur cellule et y sont demeurés jusqu’à la mort, par la force de la grâce de Dieu, dans un continuel combat contre l’Ennemi de toujours."

Le saint fondateur de la Laure de Camaldoli, Romuald de Ravenne, avait fait diverses tentatives pour redonner à la vie érémitique de son temps son cachet de discrétion et de stabilité, en la préservant des caprices individualistes et des tentatives d’annexion par la vie cénobitique. Camaldoli, sa dernière fondation, qui devait subsister jusqu’à nos jours, est l’expression d’une obstination jamais démentie d’un homme hanté par Dieu et brûlant d’amour comme un séraphin, dit son biographe Pierre Damien. Le saint Ermitage de Camaldoli est son testament spirituel, son chef-d’œuvre. Après avoir séjourné en tant de lieux solitaires, prêché l’excellence et la noblesse de la vie cachée en Dieu par sa vie plus encore que par sa parole, Romuald sentait bien qu’avec la fondation de Camaldoli, sa mission terrestre s’achevait. La vitalité de son idéal érémitique dans l’Eglise était assurée, et il pouvait mourir en paix.

Camaldoli est donc un ermitage autonome, sans aucun lien de dépendance à l’égard de tel monastère. A quelques kilomètres, dans la vallée, sera construite simultanément une maison, Fonte Bono, qui servira d’hôtellerie et d’hospice pour les voyageurs et les pèlerins, mais aussi d’infirmerie pour les ermites malades et de lieu de ravitaillement. Plus tard y sera donnée la formation initiale des prétendants à la vie solitaire. Il semble bien que le bienheureux Rodolphe, sous le gouvernement duquel fut attribué ce rôle à Fonte Bono, ait été bien conscient du danger que pouvait représenter la présence d’un monastère proprement dit à proximité de l’Ermitage. Voilà pourquoi nous lisons encore dans la Règle de vie: "De même que le défendent les privilèges de l’évêque, ainsi défendons-nous à notre tour que soit installé à l’hospice de Fonte Bono, qui dépend de l’Ermitage, un abbé ou même un prieur, et qu’il soit transformé en monastère de cénobites indépendants. Nous voulons qu’il demeure toujours l’hospice de l’Ermitage et reste à son service, ainsi qu’il est statué et gravé sur la pierre de l’autel."

Ce texte se réfère expressément au privilège accordé par l’évêque Théobald, qui voulait engager toute son autorité pour empêcher que Camaldoli devienne monastère. Il n’était pas rare en effet à cette époque qu’avec le temps les choses se passent ainsi. Si Camaldoli, seule fondation durable de saint Romuald, est resté pendant des siècles un lieu de vie authentiquement solitaire, nous le devons en dernière analyse à l’évêque Théobald et à ses successeurs, qui jugèrent que le silence, le jeûne, la permanence en cellule des ermites étaient d’une valeur irremplaçable pour l’Eglise d’Arezzo.

Dans les milieux camaldules contemporains, on parle souvent de trois autres valeurs dans lesquelles on voudrait voir résumée la pensée de saint Romuald concernant la vie monastique de ses fils. Il s’agit du fameux programme ascensionnel: monastère, ermitage, évangélisation (accompagnée du désir du martyre). Cet idéal, si l’on peut dire, est exprimé en un document du moyen âge, découvert au XIXe siècle en Allemagne et datant des premières années du XIe siècle: la Passion des Cinq Frères, attribuée à saint Bruno de Querfurt, disciple de Romuald, martyrisé en 1009 en Russie kiévienne. Dom Jean Leclercq, en une étude détaillée, a démontré qu’il ne s’agissait certainement pas d’une pensée attribuable à saint Romuald lui-même, mais plutôt d’une idée personnelle de l’auteur du document, que tout le monde s’accorde à reconnaître comme une âme missionnaire de très grande envergure et d’un zèle dévorant. Ce qui, bien sûr, nous empêche d’opter pour la triade en question comme expression authentique du vouloir de Romuald pour la constitution de son Ordre.

Lorsque saint Pierre Damien entre en 1035 à l’ermitage de Saint-André de Fonte-Avellana, au pied du Monte-Catria, où l’on vit de l’expérience érémitique de Romuald et de son exemple, le Maître est déjà mort depuis sept ans. Quelques années plus tard, Pierre Damien va écrire sa vie, à la demande des pèlerins de Val di Castro, où repose le corps du saint ermite. Non seulement Pierre Damien veut faire connaître quelques grands traits de sa sainte vie, mais il entend répandre sa doctrine, continuer son action en faveur de l’érémitisme certes, mais aussi de la vie monastique en général. Certes il sait nous rappeler que Romuald n’a pas écrit de règle personnelle, et que nous n’avons aucun témoignage qui nous dise ce qu’il pense de la Règle de saint Benoît, que, tout jeune homme, il a professée au monastère Saint-Apollinaire-in-Classe à Ravenne. Mais voici que ses disciples affirment que Romuald leur "a communiqué l’enseignement des Pères des déserts", ce qui certainement nous renvoie aux écrits de saint Jean Cassien, à savoir, les Institutions cénobitiques et les Conférences. Mais une telle référence n’exclut nullement un libre usage de la Règle de saint Benoît dans la mesure où elle peut s’adapter à la vie d’une laure, d’une communauté d’ermites. D’autant plus qu’elle demeure pour tous un code spirituel d’une inestimable valeur.

Quoi qu’il en soit, l’Ermitage de Camaldoli est un monde autonome, avec un supérieur et des coutumes que codifieront Pierre Damien pour Fonte-Avellana et Rodolphe pour Camaldoli, comme il en sera un siècle plus tard pour la Chartreuse avec Guigues. La vie en cellule solitaire en sera l’élément absolument typique. Pour le "reste", la prière, le travail, l’obéissance, l’ascèse, la communauté des biens et par-dessus tout la charité fraternelle, âme de toute communauté chrétienne, tout cela évidemment doit fleurir et s’épanouir à l’Ermitage comme dans la vie monastique cénobitique. Aussi bien le monachisme romualdien se place-t-il à mi-chemin entre le monastère et l’anachorèse absolue de certains pères des déserts, sauvegardant les éléments les meilleurs de l’une et de l’autre vie.

Si, maintenant, nous jetons un regard sur l’histoire de l’Ermitage, nous constatons que dès le début du XIIe siècle, Camaldoli devient chef d’Ordre, centre d’une Congrégation monastique qui va se développer de plus en plus, non par l’implantation d’autres ermitages, mais bien par l’annexion de plusieurs monastères qui sont offerts à Camaldoli ou qui d’eux-mêmes s’offrent au Saint-Ermitage, se plaçant sous son autorité. Fait véritablement curieux et lourd de conséquences que cette union juridique entre l’Ermitage voué, comme on l’a vu, à la seule adoration qui va faire fonction de maison mère, et ces monastères de cénobites camaldules qui en dépendent. Nous comprenons facilement que très vite cette situation devient extrêmement dangereuse pour la virginité de la vie à l’Ermitage, mais aussi assez insupportable pour les cénobites. Très bientôt d’ailleurs, le prieur général ne réside plus au Saint-Ermitage qui, par le fait même, n’est plus le centre vital de la famille camaldule, et doit se contenter d’une primauté d’honneur. Les cénobites connaissent alors une vitalité et un rayonnement assez spectaculaire en Italie centrale et en Vénétie. Ambroise Traversari et le monastère Sainte-Marie-des-Anges à Florence en sont l’incontestable illustration. Quant à l’élément érémitique de l’Ordre, il se trouve presque uniquement concentré à Camaldoli, où les solitaires et les reclus vivent certes dans une grande ferveur et comptent parmi eux des saints, comme par exemple le bienheureux Michel Pini.

Or, en 1510, est entré à l’Ermitage un certain Thomas Giustiniani (1470 – 1528), suivi de près par son ami Pierre Quirini. Deux recrues exceptionnelles, dont l’Ordre entier se félicite. Si frère Paul Giustiniani jubile dans les premiers temps de sa vie solitaire depuis si longtemps désirée, très vite cependant, il réalise douloureusement la situation précaire de l’Ermitage, souvent envahi par les cénobites et vivant pratiquement dans leur totale dépendance. Il fouille la tradition, revient à la source originelle et ne peut pas ne pas avouer qu’"au commencement il n’en était pas ainsi". Devenu Majeur de l’Ermitage, il fait éditer la Règle des ermites et des reclus, qu’il a écrite dans la totale fidélité aux anciens. L’opposition, assez vive depuis un certain temps, est à son comble. Alors, un beau matin, frère Paul, accompagné d’un convers, quitte le Saint-Ermitage à la recherche d’une solitude où il pourra vivre sous le regard de Dieu dans la paix, la pauvreté et la prière continuelle. Sa vie séduit et fascine nombre de chercheurs de Dieu, et c’est bien malgré lui que frère Paul va devenir père d’une famille d’ermites, la Compagnie des Ermites de Saint-Romuald, qui, dans quelques années, se nommera Congrégation des Ermites camaldules de Monte Corona, du nom de l’ermitage construit près de Pérouse, qui deviendra le Saint-Ermitage, père de toute la famille. La nouveauté de cette branche du vieux tronc de Camaldoli consistera en ce qu’elle ne comporte que des ermitages à l’abri de toute ingérence cénobitique et donc pouvant vivre, dans la paix, la silencieuse aventure de l’Amour. Et en effet, la Congrégation de Monte Corona connaîtra aux XVIe et XVIIe siècles un extraordinaire essor, se répandant non seulement en Italie, mais en Autriche, en Hongrie, en Slovaquie, en Lituanie et surtout en Pologne.

Quant au Saint-Ermitage, secoué évidemment par le départ de Paul Giustiniani, il va réussir à se libérer du joug qui pèse sur lui en se constituant en congrégation autonome sur le modèle de Monte Corona. L’un de ses ermites, Alexandre Ceva (†1612), donnera bientôt naissance à la Congrégation des Ermites camaldules du Piémont, et, de Turin, retournera en France le vénérable Boniface d’Anthoyne, premier supérieur de la jeune Congrégation de France, qui pendant deux siècles, jusque pratiquement la Révolution, aura produit bien des fruits de sainteté dans ses divers ermitages, soit au Val-Jésus, près de Saint-Etienne, soit à Saint-Jean-Baptiste de Gros-Bois, près de Versailles, ou encore dans la Sarthe, à Notre-Dame de la Flotte et à Saint-Gilles de Bessé, soit enfin à Roga, en Bretagne, et à l’île Chauvet. Le jansénisme, hélas! aura gagné presque tous les ermitages avant qu’ils ne soient emportés par la tourmente.

Les cénobites camaldules se sont regroupés autour d’un Abbé général, qui tout d’abord résida à Saint-Michel de Murano, puis à Faenza. C’est de leur famille monastique que sortira Grégoire XVI, élu pape en 1831.

Les diverses suppressions des Ordres religieux au XIXe siècle, mais aussi de nouveaux développements, ont profondément changé le paysage camaldule qui s’offre à nous aujourd’hui à travers l’existence de deux familles sœurs. Camaldoli est devenu le centre de la Congrégation des moines camaldules de l’Ordre de Saint-Benoît. En 1935, en effet, a été supprimée la Congrégation des cénobites de Faenza, dont les religieux ont été unis à Camaldoli. Cette union entre éléments hétérogènes n’a certes pas été une opération sans douleur, mais aujourd’hui elle peut être saluée comme l’expression d’un respectable pluralisme monastique qui va du monastère à l’ermitage, de la réclusion à la vie paroissiale ou missionnaire. La fameuse triade monastère-ermitage-évangélisation semble pouvoir exprimer assez heureusement la vie de cette congrégation, qui, après la guerre mondiale de 1940, s’est magnifiquement développée et répandue en Inde, aux Etats-Unis, en Tanzanie, etc.

Quant à la famille-sœur, le Saint-Ermitage de Frascati, près de Rome, est devenu la maison généralice de la Congrégation des Ermites camaldules de Monte Corona. Durant des siècles, l’Ermitage de Monte Corona avait rempli ce rôle et avait été une pépinière de saints ermites. Supprimé par l’Etat italien en 1861, il n’a pu, malgré de multiples tentatives, être à nouveau le Lieu saint entre tous, des frères du bienheureux Paul. Nous les trouvons implantés de nos jours non seulement en Italie mais en Espagne, en Pologne, aux Etats-Unis et en Colombie, essayant dans le quotidien de leur vie cachée en Dieu de réaliser la sainte triade de Romuald: silence, jeûne et fidélité à la cellule solitaire.

La grâce de saint Romuald est si riche et si inclassable, si déconcertante pour nos esprits cartésiens qu’elle ne peut être codifiée comme l’est par exemple celle de saint Bruno, fondateur des Chartreux. Si, sans aucun doute, la vie solitaire est tout à fait typique de la famille romualdienne, il est fort légitime de vouloir suivre et imiter le Maître en tel ou tel aspect de sa vie prophétique.

Remarquons seulement en terminant que dans les deux branches de l’unique descendance de Romuald, existe la possibilité de répondre à un éventuel appel à la réclusion: la possibilité de devenir ainsi, comme Nazarena, prisonnier volontaire, par amour de la liberté d’en haut. La réclusion apparaît à tous comme un appel très fort à boire à la source pure de toute vie monastique: l’appartenance à Dieu dans la plus intime communion au Christ solitaire de la Croix, d’où jaillit toute fécondité pour l’Eglise et pour le monde entier.

Dom W.

Ermite camaldule de Monte Corona

 

 

 

Appendice II

Règle de vie de Nazarena, la recluse

 

 

 

1 – Réclusion anachorétique.

"Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle?" (Mc 10, 17)

"Viens, suis-moi." (Mc 10, 21)

"Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur." (Osée 2, 16)

"Me voici, ô Dieu, pour faire ta volonté." (Héb. 10, 7)

La réclusion anachorétique à l’intérieur d’un Ordre religieux est l’appel de Dieu à une vie de prière et de pénitence en solitude avec Dieu, sans jamais en voir les fruits ni les désirer.

Elle est l’immolation continuelle de soi-même sous le regard de Dieu seul, pour sa gloire, pour le salut et la sanctification des âmes, dans le silence et la vie cachée poussés à l’extrême limite pour imiter dans une cellule de réclusion la vie érémitique vécue dans le désert.

"Sans moi, vous ne pouvez rien faire." (Jean 15, 5)

"Je puis tout en Celui qui est ma force." (Phil. 4, 13)

"Je sais à qui j’ai donné ma foi." (II Tim. 1, 12)

Tel est mon héritage pour le temps et pour l’éternité.

2 – La cellule de la recluse.

"Cherchez les choses d’en haut, non celles de la terre… Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu." (Col. 3, 2-3)

"J’ai confiance, je n’aurai pas peur." (Ps. 55, 5) car

"Ma force et mon chant, c’est le Seigneur." (Ex. 15, 2)

"Il est mon repos pour toujours. J’habiterai ici, car je l’ai désiré." (Ps. 131, 14)

"Le cordeau me marque un enclos de délices et l’héritage est pour moi magnifique." (Ps. 15, 6)

La cellule de réclusion anachorétique doit refléter la pauvreté de Bethléem et la nudité du désert.

Tout doit être sans peinture, sans vernis, pour créer un climat de dépouillement absolu. Pas de tableau, mais seulement la Croix de bois et, sur un petit autel, la statue de la Vierge Marie, Reine, Mère et Maîtresse, sainte compagne de réclusion.

Comme table, une planche que l’on peut poser sur les genoux. Comme siège, un petit banc de bois, et comme prie-Dieu, le sol, recouvert en hiver d’un petit tapis. Pas de paillasse ni de natte. Comme lit, une grande Croix de bois, clouée sur une caisse de bois qui peut servir en même temps et de lit et d’armoire.

La porte de la cellule devra être fermée. La recluse ne pourra sortir de sa cellule, et personne ne pourra entrer, sinon pour une urgente et indispensable nécessité.

3 – Silence et solitude.

"Et Jésus se taisait." (Mt. 26, 63)

"Quant à elle (Marie), elle conservait toutes ces choses dans son cœur." (Lc 2, 19)

"Ta force se trouve dans le silence et l’espérance." (Is. 30, 15)

"Que chacun soit prompt à écouter, lent à parler." (Jac. 1, 19)

Vu que le silence du dehors ne vaut qu’accompagné du silence intérieur, la recluse veillera à faire taire les voix de toutes les créatures, et surtout celle de son moi, pour se consacrer entièrement à un silence de recueillement et d’adoration, en attente et à l’écoute de la silencieuse et éloquente paix de Dieu.

Elle fera le sacrifice complet et perpétuel de tous ses parents, ne pouvant plus ni les voir, ni parler avec eux ni correspondre, ni recevoir de leurs nouvelles, pas même indirectement.

Lorsqu’il sera nécessaire de parler, la recluse le fera à la petite fenêtre voilée. Elle pourra écrire et parler uniquement avec les supérieures, le père spirituel, le confesseur, la Mère abbesse, l’infirmière, la portière, la sœur préposée aux nécessités de la recluse, au médecin et éventuellement aux ouvriers.

L’accès de la cellule sera interdit à tous, sauf aux personnes nécessaires si la recluse devait recevoir le sacrement des malades, être soignée, ou si quelque travail important devait être fait dans la cellule.

Dans le couloir menant à la réclusion pourront entrer seulement les personnes qui doivent aider la recluse: l’abbesse, la portière, la sœur chargée du nécessaire.

Lorsqu’on portera les repas, on frappera à la porte de la cellule. Les autres choses nécessaires seront déposées dans le couloir de la réclusion. S’il est nécessaire de communiquer quelque chose, on frappera à la porte en disant Benedicamus Domino, et la recluse répondra Deo gratias en s’approchant de la petite fenêtre voilée.

Avant le temps de l’Avent et du Carême, elle demandera tout ce dont elle aurait besoin, afin de passer ces temps sacrés dans un inviolable silence, excepté la confession et la direction spirituelle.

La recluse ne pourra sortir de sa cellule que pour consulter un médecin, pour recevoir des soins, pour un cas de nécessité.

Elle se promènera en cellule, sur la petite terrasse du reclusoir. Elle veillera à ne pas faire de bruit et à vivre au monastère comme si elle n’y était pas.

Il est strictement défendu d’engager la recluse dans quelque charge que ce soit, office, enseignement, etc.

4 – L’horaire.

"Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure." (Mt. 26, 41)

"Heureux ce serviteur que le maître, à son retour, trouvera veillant." (Mt. 24, 46)

La recluse soumettra son horaire à son père spirituel pour approbation. Elle suivra cet horaire fidèlement, considérant qu’à travers lui s’exprime la volonté de Dieu à chaque instant, donc comme un frein à la volonté propre et une arme sûre contre la fantaisie et l’instabilité du corps, des passions… Elle s’efforcera de ne perdre aucun instant de son temps, sans s’arrêter à son aspect agréable ou non. Elle le recevra comme un don du Père avec un abandon plein de confiance. "Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu." (Rom. 8, 28)

Elle se rappellera, en particulier aux heures plus obscures et douloureuses, que tout instant renferme d’incalculables richesses d’éternité pour les frères à aider et à sauver, à condition qu’il soit vécu généreusement et non gaspillé par négligence.

5 – La prière.

"Il est beau de louer le Seigneur, de chanter ton Nom, ô Très-Haut, de publier dès le matin ton amour, ta fidélité au long des nuits." (Ps. 91, 2-3)

"Priez les uns pour les autres. La prière faite avec insistance a une très grande valeur." (Jac. 5, 16)

"Demandez, car celui qui demande reçoit." (Lc 11, 9-10)

La recluse célébrera l’Office divin en le chantant en partie, en communion avec les Saints et avec toute l’humanité.

Elle se lèvera à une heure du matin pour les vigiles et la prière nocturne.

"Jésus gravit la montagne pour prier, seul." (Mt. 14, 23)

Elle fera deux heures d’oraison. La première à une heure de la nuit, et la seconde après les Vigiles jusqu’à quatre heures.

Parce que "Dieu aime celui qui donne avec joie" (II Cor. 9, 7), elle tâchera de faire de sa vie une prière continuelle pour tous les hommes, un chant d’amour silencieux en union avec le Cantique éternel que chante le Verbe dans le sein du Père.

6 – La Lectio divina.

"Ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route." (Ps. 118, 105)

"Viens, ô Lumière bienheureuse; envoie du ciel un rayon de ta splendeur." (Séquence de la messe de Pentecôte)

Chaque jour, la recluse fera une heure de Lectio divina, sauf pour un motif sérieux. Elle lira lentement et attentivement, pour que la lecture devienne, avec l’aide du Saint-Esprit, une méditation. Elle se tiendra à l’écoute de l’inspiration et de l’illumination de Dieu.

7 – La pénitence.

"Je vous exhorte, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu." (Rom. 12,1)

"Le Dieu de toute grâce, après une brève souffrance, vous confirmera et vous rendra forts et fermes." (I Pierre 5,10)

La recluse fera les pénitences (contrôlées par le père spirituel) prévues par le cycle liturgique, pour se conformer à l’esprit de l’Eglise afin de vivre plus intimement le mystère de la Foi et éviter de s’habituer à la pénitence.

Elle cherchera à les assumer avec joie, action de grâces, esprit de réparation et amour fraternel sans regarder à ce qu’elles coûtent, elle considérera comme un privilège de suivre le Rédempteur sur le chemin de la Croix, mêlant sa petite goutte d’eau, qui à elle seule ne vaut rien, au sang du calice du Rédempteur, pour compléter dans sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Eglise. (Col. 1, 24)

Elle tiendra son regard fixé non pas sur la Croix en elle-même, mais sur son achèvement qu’est la Résurrection, en contemplant la gloire du Ressuscité et le salut des âmes que son sacrifice a mérité.

Jésus Rédempteur, "attire-moi à ta suite". (Cant. 1, 3)

Elle ne mettra point de bas, même en hiver, et portera des sabots à la place des souliers.

Elle pratiquera la flagellation et utilisera des instruments de pénitence: le cilice de crin de cheval, le cilice muni de petites pointes de fer, la croix à clous sur la poitrine.

Elle dormira toujours, même en cas de maladie, sans coussin, sur la croix de bois clouée sur la caisse. Elle se couvrira d’un drap de jute et des couvertures nécessaires.

Elle pourra prier les bras en croix selon son désir, spécialement pour les prières pénitentielles et en général pour toute autre prière.

Elle célébrera la Liturgie des Heures à genoux, sauf empêchement physique.

Elle baisera le sol avant et après les prières du lever, avant de se coucher, avant et après ses repas.

Elle supprimera en partie ou totalement ses mortifications en cas de maladie ou d’indisposition.

8 – La nourriture.

"Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé." (Jean 4, 34)

"Vous tous qui avez soif, venez aux eaux." (Is. 55, 1)

"Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive jailliront de son sein." (Jean 7, 38)

"Qui sème peu, récolte peu; qui sème largement, récoltera largement." (II Cor. 9, 6)

La nourriture sera sous le contrôle du père spirituel. La recluse boira toujours et seulement de l’eau, sauf en cas de maladie où elle pourra prendre du lait ou du cacao. Ni vin, ni café. Sont toujours exclus la viande, le poisson, les œufs, les pâtes, le beurre, la pizza et toutes sortes de gâteaux.

Le dimanche, les jours de fête, le jeudi sauf en Carême et durant l’Avent, pendant l’octave de Noël et de Pâques, elle pourra prendre du pain, du fromage, de la salade, des légumes, des fruits, de la confiture.

Les cinq autres jours de la semaine, elle prendra seulement du pain et de l’eau. En cas de nécessité, le mardi et le samedi, elle pourra ajouter du sel, de l’huile, du lait, un fruit.

En cas de maladie, elle pourra augmenter la quantité de nourriture mais, sans en changer la qualité.

Pendant l’Avent et le Carême, avec l’aide de Dieu, elle prendra un peu moins de nourriture, mais avec l’approbation du père spirituel.

9 – Le travail.

"Ne succombez pas à la paresse." (Rom. 12, 11)

"Allez vous aussi travailler ma vigne." (Mt. 20, 7)

"Tout ce que vous faites en paroles ou en actes, que tout se fasse au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâces par lui à Dieu le Père." (Col. 3, 17)

"Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous sera ordonné, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous n’avons fait que notre devoir." (Lc 17, 10)

La recluse aura un travail fixé par la Mère abbesse. Pour pratiquer le silence, elle tâchera de demander une seule fois l’année tout le matériel nécessaire pour son travail.

Elle s’efforcera de faire son travail d’une façon ordonnée et précise, comme il convient à une personne consacrée au Seigneur et qui doit travailler en union intime avec lui. Elle rendra son travail ponctuellement. Elle veillera à ne pas perdre un seul instant, en réalisant le poids d’éternité de chaque moment grâce auquel se construit le Temple ou alors se creuse le fossé du relâchement.

Il faut libérer le moment présent du poids du passé qui ne revient pas et des préoccupations du futur que l’on ignore. Ainsi il s’élève vers Dieu, porté par la grâce de la Providence qui ne laisse manquer de rien ceux qui s’abandonnent: "Jetez en lui toutes vos préoccupations, car il prend soin de vous." (I Pierre 5, 7)

La recluse travaillera en présence et en compagnie de Jésus avec une intention très pure, se rappelant que "si le Seigneur ne construit la maison, en vain peinent les maçons." (Ps. 126, 1)

Elle cherchera à transformer les heures de travail en une prière continuelle, en union d’amour silencieux avec Dieu pour l’Eglise, l’Ordre, l’humanité. Tout cela en grande liberté, selon l’inspiration et la disposition du moment.

Elle pourra interrompre le travail pour lire un texte choisi, afin de combattre les distractions ou les tentations et d’intensifier l’union à Dieu. Elle accomplira toujours le travail du moment présent sans papillonner, afin de maîtriser l’oisiveté et le caprice.

10 – Le vêtement.

"Et ils se revêtirent de tuniques de peau." (Gen. 3, 21)

"Ceux qui portent des vêtements délicats se trouvent dans les palais des rois." (Mt. 11, 8)

La recluse portera un froc et un voile blanc. Elle aura un habit de toile pour d’éventuelles sorties indispensables.

Elle confectionnera elle-même son vêtement et en prendra soin.

11 – L’amour fraternel.

"La charité est le lien de la perfection." (Col. 3, 14)

"Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis." (Jean 15, 13)

"Si je parlais la langue des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’une cymbale retentissante, un airain sonnant… Si je livrais mon corps pour être jeté dans les flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me servirait à rien." (I Cor. 13, 1-2)

"Au soir de la vie, tu seras jugé sur l’Amour." (Saint Jean de la Croix)

La charité passe les frontières de l’éternité. Elle est le passeport de la Patrie.

La recluse demandera la grâce d’un oubli total d’elle-même afin de s’immoler pour l’amour de Dieu et de ses frères, valorisant et divinisant l’offrande d’elle-même qui n’est rien, en participant à l’immolation de l’Agneau sans tache.

12 – La chasteté.

"Ne rien préférer à l’amour du Christ." (Règle de saint Benoît 4, 21)

"Imprime-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras" (Cant. 8,6), pour n’accepter d’autre amour que le mien.

En conformité avec sa vocation, la recluse doit vivre à chaque instant dans le sens le plus plein et le plus littéral de ces mots: Dieu seul, Jésus seul. Deux expressions qui renferment la plus haute sainteté et la sagesse suprême, la paix et la beauté.

13 – La pauvreté.

La recluse choisira en toute situation ce qui est le plus pauvre, se privant de tout confort pourvu que ses forces le lui permettent.

14 – L’obéissance.

"Qui vous écoute, m’écoute." (Lc 10, 16)

"Pour nous, le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix." (Phil. 2, 8)

"Me voici, je suis la servante du Seigneur. Qu’il m’arrive selon ta Parole." (Lc 1, 38)

"Jésus descendit à Nazareth avec les siens, et il leur était soumis." (Lc 2, 51)

La recluse obéira à l’Esprit-Saint et à la Vierge Marie. Pour sa Mère abbesse et son père spirituel, elle aura une obéissance prompte et joyeuse. Elle observera fidèlement la Règle, travaillant sous le regard de Dieu, pour Dieu et pour ses frères, afin de coopérer à l’œuvre grandiose de la Rédemption. Elle fera attention d’observer les petits détails qui peuvent être facilement négligés et conduire ainsi au relâchement.

"Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes." (Lc 16, 10)

15 – L’humilité.

"Quiconque s’élève sera abaissé, et qui s’humilie sera exalté." (Lc 14, 11)

"Et humilia respicit et alta a longe cognoscit." (Ps. 137, 6)

"Sans moi, vous ne pouvez rien faire." (Jean 15, 5)

"Dieu résiste aux orgueilleux, mais il donne sa grâce aux humbles." (Jac. 4, 6)

"C’est parce que j’étais toute petite que j’ai plu au Très-Haut." (Office de la Maternité de Marie)

"Et nous n’avons jamais cherché la gloire des hommes." (I Th. 2, 6)

"Il a dispersé les hommes au cœur superbe. Il a renversé les puissants de leur trône et élevé les humbles." (Lc 1, 51)

Méditant sur ces textes, la recluse entretiendra une continuelle et salutaire crainte de Dieu, et de rendre sa vie stérile et de perdre sa vocation elle-même si elle se laissait aller à la vanité, à la vaine gloire, car Dieu s’éloigne des orgueilleux. Sans Dieu, il est impossible de tenir longtemps dans la complète solitude de la réclusion. Elle aura une continuelle méfiance d’elle-même.

Persuadée qu’en priant en son nom, elle ne mérite pas d’être exaucée — "Priez et demandez à mon Père en mon Nom" (cf. Jean 14, 14) — , elle priera toujours au nom de Jésus afin que sa vie devienne une messe, un acte continuel d’adoration, de louange, d’action de grâces, de supplication au Père pour tous ses frères en Christ.

16 – A l’ombre de la mort. (cf. Ps. 87, 7)

"Pitié pour moi, Seigneur, écoute-moi en ton amour. Selon ta grande miséricorde, efface mon péché." (Ps. 50, 1)

"Quant à moi, je me confie en toi, Seigneur… Tu es mon Dieu, et mes jours sont dans tes mains." (Ps. 30, 15-16)

"Un esprit humilié, un cœur brisé, tu ne le méprises pas, ô Dieu!" (Ps. 50, 19)

"En tes mains, je remets mon esprit." (Lc 23, 46)

"Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur." (Ps. 88, 1)

Comme durant la vie, ainsi dans la mort. Faire des efforts progressifs et persévérants avec l’aide de la grâce pour vivre et mourir d’amour, inconnue et cachée seule avec Dieu.

"N’était-il pas nécessaire que le Christ connût toutes ces souffrances pour entrer dans la gloire?" (Lc 24, 26)

"Je vous ai donné l’exemple afin que comme j’ai agi, vous agissiez de même." (Jean 13, 15)

"Sois fidèle jusqu’à la mort." (Apoc. 2, 10)

Afin d’être logique avec la vie cachée avec le Christ en Dieu, la dépouille mortelle de la recluse devrait être cachée à tout regard. Comme durant sa vie, il n’est permis à personne de pénétrer dans le reclusoir, de même au moment de la mort, sauf à ceux à qui incombera de déposer le cadavre dans le cercueil, le plus pauvre possible.

"Alors qu’un profond silence enveloppait toutes choses et que la nuit était au milieu de sa course…" (Sag. 18, 14)

Ainsi en doit-il être lorsque je dirai un adieu temporaire à mon cher, incomparable compagnon de voyage vers la Patrie céleste. J’approche du soir de ma vie; le soleil a certainement dû dépasser son zénith. Son déclin a commencé. Que l’amour pour Jésus et pour mes frères dévore mon cœur en un martyre d’amour ignoré de tous et de moi-même.

Que Jésus, en me consumant, me rende insensible, pour que je meure d’amour sans jamais avoir goûté la très douce consolation de "sentir" que je l’aime au point de quitter tout et tous afin de vivre seule avec lui au désert… Mourir d’amour! Cette pensée me ravit.

Père, vous qui avez reçu de Dieu la responsabilité de mon âme et de ma réclusion, faites en sorte que l’Ordre et la communauté m’aident à répondre à l’appel de Dieu au désert. Tôt ou tard, il vous bénira ainsi que l’Ordre et le monastère, particulièrement après ma mort.

 

 

 

Notes

 

1. Cf. L.A. Lassus, Saint Romuald, l’Ermite-Prophète, édit. Sainte-Madeleine, 1991.

2. Expression chère à saint Pierre Damien que nous trouvons, par exemple, au début de l’Opuscule XI adressé à Dom Léon, reclus par amour de la liberté céleste. Cf. Pierre Damien, Du désert à l’action, Les Pères dans la foi, édit. Migne, Brépols, Paris, 1992.

3. Ælred de Rievaux, Le livre de la recluse, Sources chrétiennes, 76, Paris, Cerf, 1961.

4. Bienheureux Rodolphe, 4e prieur de Camaldoli, Règles de la vie érémitique, 1085, pp. 59-60, Subiaco, 1994.

Les "deux carêmes" : plusieurs coutumiers monastiques des xe et xie siècles parlent de ces deux carêmes des moines et des ermites, l’un allant de la fête de saint Martin (11 novembre) jusqu’à Noël, l’autre correspondant au carême de l’Eglise.

5. La Congrégation des ermites camaldules de Monte Corona est née en 1924 du désir du bienheureux Paul Giustiniani, alors majeur de l’Ermitage de Camaldoli, de retrouver la pureté et la simplicité de la vie solitaire romualdienne et de lui donner un nouvel élan. La réclusion y sera et y est toujours à l’honneur. Cf. Jean Leclercq, Un humaniste-ermite, le bienheureux Paul G., 1476-1528, ediz. Camaldoli, 1951, Arezzo; L.A. Lassus, Bienheureux Paul G., Règle de la vie érémitique, in Lettre de Ligugé, 3-1990; et L’œuvre législative du bienheureux Paul G., concernant la très sainte Institution des reclus camaldules, in Coll. Cisterciensia, 1-1992.

6. Œuvre du carme Philippe Ribot († 1391). Cf. les plus vieux textes du Carmel, édités par le Père François de Sainte-Marie, La Vigne du Carmel, Le Seuil, Paris. On y trouvera également la Flèche ardente de Nicolas le Français et la Règle de saint Albert, patriarche de Jérusalem.

7. Sur saint Bruno de Querfurt, on pourrait lire ce qu’en écrit Pierre Damien dans sa Vie du bienheureux Romuald, trad. L.A. Lassus, c. 27, pp. 70-75, édit. du Soleil levant, Namur.

8. Bruno de Querfurt: Passion des Cinq Frères, c. 4, Les trois trésors, pp. 147, 150.

9. Règle de saint Benoît, chapitre premier.

10. Bienheureux Paul Giustiniani: De la réclusion à vie et du rite de réclusion, in Coll. Cist. 54, 1992, pp. 81-90.

11. Nous donnons en Appendice II la traduction intégrale de la Règle de vie.

12. Les souvenirs de Mère Hildegarde concernant Nazarena m’ont été aimablement communiqués par Sœur Emanuela Ghini.

13. Saint Pierre Damien, Vie du bienheureux Romuald, c. 7, pp. 43-45.

14. In The Boston Sunday Globe, 13-1-1963.

15. Jean Leclercq, Seul avec Dieu, La vie érémitique d’après la doctrine du bienheureux Paul Giustiniani, Plon, Paris, 1955.

16. Lettre du cardinal Mayer à Sœur E. Ghini.

17. Jean Leclercq, Seul avec Dieu, Les exigences de l’érémitisme, pp. 74-75.

18. Opuscule XI, Seul et ensemble, in Pierre Damien, Migne, pp. 15-45.

19. ibid. p. 39. Ce chapitre 19 de l’Opuscule est un splendide éloge de la vie solitaire, que Pierre Damien situe si justement au cœur de la vie de l’Eglise.

20. Saint Pierre Damien, Vie du bienheureux Romuald, c. 24, pp. 66-68.

21. Cette expérience mystique, le bienheureux frère Paul a essayé d’en traduire quelque chose au chapitre premier de son Secretum meum mihi, édité en 1941 par les ermites camaldules de Frascati.

Jean Leclercq, Seul avec Dieu, pp. 65-66.

 

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE SEPT MARS MIL-NEUF-CENT-QUATRE-VINGT-SEIZE EN LA FÊTE DE SAINT THOMAS D’AQUIN