SUR LA TERRE COMME AU CIEL

 

Quoi de plus heureux que de mimer sur

terre les danses angéliques?

 

 

 

1

LA MESSE

 

Avant de suivre pas à pas les cérémonies de la messe, il nous semble important de rappeler brièvement ce qu’elle est, et de nous arrêter quelques instants sur la place qu’elle tient dans la vie de l’Eglise.

En effet, Notre-Seigneur a institué l’Eglise afin de poursuivre, jusqu’à la fin des temps, l’oeuvre de justification qu’il était venu accomplir parmi nous : "Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles 1 ." Avec nous par son Eglise, qui est, selon le mot bien connu de Bossuet, "Jésus-Christ répandu et communiqué 2 ". Comment? Principalement par le moyen des sacrements, qui nous mettent en contact intime avec la puissance sanctificatrice de Jésus-Christ. Qu’est-ce qu’un sacrement? Nous l’avons appris au catéchisme : c’est un signe sensible, institué par Jésus-Christ, et produisant la grâce qu’il signifie. Expliquons chacun des termes : Signe sensible. Saint Paul définit ainsi le baptême : "Le bain d’eau qu’une parole accompagne 3 ". Le signe sensible, c’est exactement cela. Une parole sacrée, "Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit", est appelée la forme, tandis que l’élément matériel (l’ablution d’eau) est appelé matière du sacrement.

Institué par Jésus-Christ. Le Catéchisme de l’Eglise catholique 4 et le Catéchisme pour adultes des évêques de France 5 rappellent, à la suite du Concile de Trente 6 , qu’il est de foi que les sept sacrements, baptême, confirmation, eucharistie, pénitence, extrême-onction, ordre et mariage, ont été institués par le Christ lui-même. Produisant la grâce. Les sacrements ne sont pas de purs symboles qui ne feraient que témoigner de l’action de Dieu dans l’âme. Ils sont vraiment la cause de cette grâce, ex opere operato, "en vertu même du rite accompli 7 ". Saint Augustin le dit dans une formule très imagée : "L’eau touche le cœur tandis qu’elle lave le corps."

La grâce qu’ils signifient. En effet, la grâce produite par un sacrement est en rapport très étroit avec l’élément matériel : l’eau du baptême évoque la vie, l’idée de purification, le pain et le vin de l’eucharistie évoquent la nourriture, etc… Notons de plus que la forme vient préciser la signification de cet élément matériel : les paroles que prononce le prêtre qui baptise montrent qu’il s’agit d’une vie et d’une purification spirituelles, etc.

Les sacramentaux sont aussi des signes sensibles de la grâce, mais, à la différence des sacrements, ils n’ont pas tous été institués par Notre-Seigneur, et, surtout, ils ne causent pas la grâce ex opere operato, mais ex opere operantis Ecclesiæ, c’est-à-dire en vertu des prières de l’Eglise. On compte généralement parmi les sacramentaux certaines prières (le Notre Père, le Confiteor…), les bénédictions, le signe de la croix, l’encens, l’eau bénite, etc.

Quel lien existe-t-il entre les sacrements, les sacramentaux, et la liturgie? Un lien essentiel, car les rites utilisés par l’Eglise dans l’administration des sacrements sont des rites liturgiques à part entière, et l’on peut dire que toute la liturgie elle-même est un grand sacramental.

On touche ici du doigt l’importance fondamentale des signes dans la liturgie : tournant résolument le dos au manichéisme (d’après lequel l’univers matériel est intrinsèquement mauvais, voué au péché par nature) aussi bien qu’au protestantisme (pour lequel l’ordre matériel est impuissant à véhiculer la grâce), l’Eglise reconnaît au monde matériel une place de premier plan dans l’univers de la rédemption. Sans la flamme du cierge, sans la fumée de l’encens, sans le parfum du Chrême, sans le vêtement sacré du prêtre, pas de liturgie. Au cœur de l’organisme sacramentel de l’Eglise, où nous puisons la grâce de notre sanctification, rayonne un sacrement plus éminent que les autres, à tel point qu’on le nomme le saint sacrement, c’est l’Eucharistie.

A la différence des autres sacrements, qui ne font que communiquer la grâce, l’Eucharistie contient l’auteur même de la grâce. Le Catéchisme de saint Pie X en donne cette définition : "L’Eucharistie est un sacrement qui, par l’admirable changement de toute la substance du pain au Corps de Jésus-Christ et de celle du vin en son Sang précieux, contient vraiment, réellement et substantiellement le Corps, le Sang, l’Ame et la Divinité de Jésus-Christ Notre-Seigneur, sous les espèces du pain et du vin, pour être notre nourriture spirituelle. 8 "

En effet, si Notre-Seigneur a institué l’Eucharistie, c’est tout d’abord afin qu’elle serve à notre âme de nourriture. Saint Thomas le dit en une formule concise : consecratur ut sumatur, (ce sacrement) est consacré pour être mangé.

Mais l’Eucharistie est aussi un sacrifice. Il fallait en effet que l’Eglise ait un sacrifice capable de nous appliquer les mérites de Jésus-Christ, par lesquels nous avons été rachetés. Nous avons vu que le propre du sacrement est de réaliser ce qu’il signifie. Dans le cas de l’Eucharistie, la présence, au cours de la messe, du corps de Notre-Seigneur sous les espèces du pain d’une part, et la présence de son sang comme recueilli dans le calice d’autre part, signifient précisément son sacrifice sur la croix : le corps vidé de son sang. A la messe, par les mains du prêtre, le Christ s’offre à son Père, perpétuant l’acte précis accompli une fois pour toutes sur le Calvaire. Le sacrifice de la croix rendu présent sur nos autels selon le mode sacramentel, c’est ce que nous nommons le saint sacrifice de la messe : "A chaque fois que nous célébrons le mémorial de cette Victime, c’est l’oeuvre de notre rédemption qui s’accomplit 9 ." L’agneau pascal, que, dans l’Ancien Testament, les Hébreux offraient en sacrifice, et à la chair duquel ils communiaient ensuite, était une préfiguration de ce sacrement. Qui est le ministre du saint sacrifice de la Messe? Le Catéchisme de saint Pie X répond : "Le premier et le principal dans l’oblation du sacrifice de la sainte Messe est Jésus-Christ, et le prêtre est le ministre qui, au nom de Jésus-Christ, offre ce sacrifice au Père Eternel 10 ." D’où l’expression sacerdos alter Christus, le prêtre est un autre Christ. Ecartons donc dès à présent les théories modernes selon lesquelles le célébrant ne serait qu’une émanation de la communauté, et tiendrait de cette délégation la mission de "célébrer l’Eucharistie", indépendamment de toute ordination sacramentelle reçue de l’évêque. Et affirmons, avec le Catéchisme de l’Eglise catholique : "Seuls les prêtres validement ordonnés peuvent présider l’Eucharistie et consacrer le pain et le vin pour qu’ils deviennent le Corps et le Sang du Seigneur 11 ." Les prêtres sont-ils tenus de célébrer la messe chaque jour? L’Eglise répond très clairement : "Que les prêtres célèbrent fréquemment, ayant toujours présent à l’esprit le fait que l’oeuvre de la rédemption se réalise continuellement dans le mystère du sacrifice eucharistique; bien plus, leur est vivement recommandée la célébration quotidienne qui est vraiment, même s’il ne peut y avoir la présence de fidèles, action du Christ et de l’Eglise, dans la réalisation de laquelle les prêtres accomplissent leur principale fonction 12 ." On rencontre fréquemment cette objection : la messe célébrée ainsi par un prêtre en l’absence de fidèles a-t-elle un sens? La réponse est oui, sans aucune hésitation, car "les raisons que l’on peut avoir d’offrir le sacrifice ne sont pas à prendre uniquement du côté des fidèles auxquels il faut administrer les sacrements, mais principalement du côté de Dieu, auquel un sacrifice est offert dans la consécration de ce sacrement 13 ". La célébration des messes basses, dans nos abbayes, sans assistance de fidèles, et dont le spectacle frappe toujours beaucoup nos retraitants, illustre bien cette doctrine; tandis que la messe conventuelle, avec participation de toute la communauté et des fidèles, met en valeur la dimension ecclésiale de la messe.

On distingue habituellement quatre fins du sacrifice de la messe. En premier lieu, rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû : c’est un sacrifice latreutique (du grec latreia, qui signifie le service dû à un maître). Puis le remercier de ses bienfaits : c’est un sacrifice eucharistique (le mot grec eucharistia signifie action de grâces, remerciement). Ensuite, l’apaiser, en lui offrant réparation pour nos péchés : c’est un sacrifice propitiatoire (il vise à nous rendre Dieu propice). Et enfin, obtenir les grâces dont nous avons besoin : c’est un sacrifice impétratoire (du latin impetrare, demander). On distingue de même plusieurs fruits de la messe. Tout d’abord, le fruit général : toute l’Eglise, tous les fidèles participent aux fruits de chaque messe célébrée, les vivants aussi bien que les morts, ainsi qu’il ressort des prières du canon. En second lieu, le fruit spécial profite à ceux pour qui telle messe est spécialement célébrée. Cela correspond généralement à l’intention pour laquelle le célébrant a perçu des honoraires de messe, mais aussi à telle intention particulière qu’il pourrait y ajouter. Le fruit personnel, enfin, profite au prêtre célébrant et aux assistants, dont il est fait une mention toute particulière dans les prières de la messe. Par exemple, à l’offertoire : "…cette offrande sans tache que je vous présente, à vous, mon Dieu vivant et vrai, pour mes péchés, offenses et négligences sans nombre, et pour tous ceux qui m’entourent…".

Nous dirons enfin, avec le Catéchisme du concile de Trente, qu’il existe un lien très étroit entre la doctrine de la messe, véritable sacrifice de la nouvelle alliance, et les rites liturgiques qui accompagnent sa célébration : "Ce Sacrifice se déroule au milieu de cérémonies imposantes et majestueuses. […] Elles ont toutes pour but de faire briller davantage la majesté d’un si grand Sacrifice et de porter les fidèles, par ces signes salutaires et mystérieux qui frappent la vue, à la contemplation des choses divines voilées dans le Sacrifice 14 ."

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1 Mt 28 20.

2 Lettre IV à une demoiselle de Metz sur le mystère de l’unité de l’Eglise.

3 Ep 5 26.

4 n° 1114.

5 Paris, 1991, n os 372 & 383.

6 Session VII, Décret sur les sacrements.

7 Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, Paris, 1991, n° 375.

8 Grand catéchisme, IV e partie, chap. IV, § 1. (Ed. DMM, 1984, p. 131).

9 Secrète du IX e dimanche après la Pentecôte.

10 Op. cit., p. 144.

11 n° 1411.

12 Code de Droit canonique, 1983, canon 904.

13 Saint Thomas, Somme théologique, IIIa, q. 82, a. 10.

Ces deux derniers textes sont cités au n° 78 des Directives sur la formation dans les Instituts religieux, de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique (2 février 1990; D. C. du 15 avril 1990, p. 408.)

14 Chap. XX, § 9.

 

 

 

2

LA SAINTE LITURGIE

 

Le mot grec leitourgia (liturgie) est issu de leitos, public, et ergon, action, fonction. Il désignait à Athènes, dans l’Antiquité, une prestation publique, officielle, accomplie en vue du bien commun; comme, par exemple, l’équipement d’un navire de guerre ou la réalisation d’une grande œuvre théâtrale. Dans le langage chrétien, on utilisa très tôt ce mot pour désigner la messe (de nos jours encore appelée en Orient La Divine Liturgie) et, par la suite, l’ensemble des fonctions sacrées. La célébration ou l’administration d’un sacrement, nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer au chapitre précédent, est un acte liturgique à part entière. Inversement, toute la liturgie peut être regardée comme un grand sacramental. C’est cette doctrine, développée par Pie XII dans l’encyclique Mediator Dei, que nous trouvons résumée au n° 7 de la constitution Sacrosanctum Concilium, du 4 décembre 1963 : "C’est donc à juste titre que la liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, exercice dans lequel la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres." Il y a donc deux mouvements dans la liturgie. L’un descendant : le Christ sanctifiant les hommes; et l’autre ascendant : le Christ rendant à son Père le culte qui lui est dû — et que lui seul, Prêtre parfait, peut lui rendre — culte auquel il associe tous les fidèles, membres de son Corps mystique.

Que signifie précisément culte public? On peut considérer trois degrés dans le culte que l’homme rend à Dieu. Il y a tout d’abord la prière individuelle : "Pour toi, quand tu veux prier, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra 1 ." Mais l’homme est un être social et, s’il existe des pratiques d’ordre privé, il ne saurait y avoir de religion individuelle. Aussi Notre-Seigneur exhorte-t-il à la prière collective : "Si deux d’entre vous, sur la terre, unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon Nom, je suis au milieu d’eux 2 ." Mais ce culte collectif, est-ce toujours le culte public? Non, car le culte public est proprement la prière du Christ et de son Eglise, autrement dit la prière officielle de l’Eglise, célébrée en son nom. Prenons deux cas extrêmes. Un ermite, dans son oratoire perdu dans la montagne, célèbre la messe, ou bien récite l’office de vêpres : prière publique, parce que liturgique. Une foule de plusieurs milliers de personnes chante l’Ave Maria devant la grotte de Lourdes : prière privée. La même foule assiste ensuite à la messe : prière publique. L’Eglise a toujours reconnu au culte public une efficacité particulière : "Si la prière de deux personnes ensemble a une telle force, combien plus celle de l’évêque et de toute l’Eglise 3 !"

Mais si nous voulons saisir vraiment le secret de la liturgie, il nous faut voir avant tout en elle un chant du Ciel : "Dans la liturgie terrestre nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem à laquelle nous tendons comme des voyageurs, où le Christ siège à la droite de Dieu, comme ministre du sanctuaire et du vrai tabernacle; avec toute l’armée de la milice céleste, nous chantons au Seigneur l’hymne de gloire; en vénérant la mémoire des saints, nous espérons partager leur société; nous attendons comme Sauveur notre Seigneur Jésus-Christ, jusqu’à ce que lui-même se manifeste, lui qui est notre vie, et alors nous serons manifestés avec lui dans la gloire 4 ."

Mais, de même que la lumière du soleil, en traversant un prisme, se répand en rayons de diverses couleurs, de même aussi cet unique cantique céleste, traversant l’infirmité de la vie présente, se divise en mélodies diverses : la liturgie chrétienne, née simultanément dans les différentes parties du monde, en a adopté les différents modes d’expression. Ainsi voit-on très tôt se dessiner deux grands ensembles liturgiques : celui d’Occident, de tradition latine, et celui d’Orient.

En Occident, mentionnons tout d’abord le rit romain qui, de l’Eglise de Rome, "mère et maîtresse de toutes les Eglises", s’étendra progressivement jusqu’à supplanter presque totalement les autres rits latins. Il se caractérise par des cérémonies d’une beauté sobre, mais qui n’exclut pas une certaine majesté; des prières concises, d’une grande précision dogmatique, à la forme littéraire soignée, rythmée par le cursus. L’Eglise romaine s’y montre la digne héritière de près de huit siècles de civilisation gréco-latine. Fortement apparentés au rit romain, et ayant survécu jusqu’à notre époque, citons les rits lyonnais, milanais (ou ambrosien), dominicain, cartusien (de l’ordre des chartreux). La Gaule, de son côté, a connu dès les premiers siècles une liturgie latine très différente du rit romain, nettement influencée par les liturgies orientales, auxquelles elle emprunte un lyrisme parfois exubérant, la liturgie gallicane. Mais le rit romain, imposé d’autorité par Charlemagne dans tout le royaume franc, la supplantera définitivement au VIII e siècle… non sans lui emprunter au passage quelques splendeurs. Proche du rit gallican, le rit mozarabe (ou wisigothique), en usage en Espagne, connaîtra à la fin du XI e siècle un sort semblable : afin de renforcer l’unité de l’Eglise, les papes lui substitueront le rit romain, sauf à Tolède où, en vertu d’un privilège, il a été conservé jusqu’au XX e siècle.

En Orient, les différents rits forment deux grandes familles : le type syrien et le type alexandrin. Au premier groupe se rattachent les rits assyro-chaldéen, syro-malabar, jacobite, maronite, byzantin et arménien. Au deuxième groupe les ritscopte et éthiopien. Mais, de tous, le plus répandu est sans conteste le rit byzantin (liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile), adopté par toutes les Eglises de la Communion orthodoxe.

Mais attention! Tous les fidèles de rit byzantin ne sont pas pour autant des "orthodoxes" (séparés de Rome). Une chose est la question du rit, une autre celle de la communion écclésiale : la liturgie byzantine est célébrée par des orthodoxes (dissidents), mais aussi par des Eglises unies à Rome (melkites, ruthènes…). Inversement, la messe romaine est célébrée aussi par certains schismatiques (Vieux-Catholiques, etc.), parfois même de manière invalide (ministres anglicans n’ayant pas reçu validement le sacerdoce). Une telle variété de rits est-elle compatible avec l’unité de l’Eglise? Les papes n’ont cessé de l’affirmer : "L’unité de culte n’empêche pas l’existence dans l’Eglise de divers rits approuvés, qui font mieux resplendir sa beauté et la font apparaître comme la fille du Souverain Roi, parée d’ornements variés 5 ." Il ne s’agit certes pas pour chacun de faire ce qui lui plaît, mais de garder fidèlement les rits antiques : "La noble et glorieuse ancienneté de ces divers rits est l’ornement de toute l’Eglise […] Rien ne manifeste peut-être mieux la note de catholicité de l’Eglise de Dieu que l’hommage singulier de ces cérémonies de formes différentes, célébrées en langues vénérables par leur antiquité, consacrées davantage encore par l’usage qu’en ont fait les apôtres et les Pères. C’est presque le renouvellement du culte choisi rendu au Christ, le divin Fondateur de l’Eglise, par les Mages des différentes contrées de l’Orient qui vinrent pour l’adorer6."

Si nous nous demandons, en conclusion, quelle est la qualité la plus importante de la liturgie, nous répondrons, sans nul doute, le sens du sacré, c’est-à-dire du divin : la liturgie se doit d’exprimer la transcendance de Dieu. Dans l’Ancien Testament, dès le livre de l’Exode, nous voyons le culte divin réglé par Dieu lui-même, à commencer par l’architecture : "Yahvé parla à Moïse en ces termes : Fais-moi un sanctuaire, que je puisse résider parmi les enfants d’Israël. Tu te conformeras exactement dans l’exécution de la Demeure et de tout son mobilier, aux modèles que je vais t’en montrer 7 …" De même, le livre du Lévitique ne sera qu’une sorte de cérémonial extrêmement précis, révélé par Dieu lui-même. Et ce qu’il révèle ainsi, Dieu entend bien le faire respecter. Que nul ne s’avise d’agir autrement, quand bien même son intention serait louable : "Les fils d’Aaron, Nadab et Abihu, prirent chacun leurs encensoirs. Ils y mirent du feu, sur lequel ils posèrent de l’encens, et ils présentèrent devant Yahvé un feu irrégulier, qu’il ne leur avait pas prescrit. De devant Yahvé jaillit alors une flamme qui les dévora, et ils périrent en présence de Yahvé 8 …"

La liturgie doit donc craindre plus que tout de tomber dans le vulgaire et l’arbitraire, comme c’est, hélas! un peu trop souvent le cas aujourd’hui, nous dit le cardinal Ratzinger : "La liturgie est devenue aux yeux de la plupart — bien plus, pour chaque communauté — un exercice de structuration où des groupes adéquats bricolent leurs propres "liturgies" d’une semaine sur l’autre avec un zèle souvent aussi admirable que déplacé. Cette rupture de la conscience liturgique profonde me paraît être la chose la plus fatale qui soit. Les frontières entre la liturgie et les réunions d’étudiants disparaissent imperceptiblement 9 …" Le Catéchisme des évêques de France dit, dans le même sens : "Par sa seule existence, l’action ritualisée empêche l’assemblée liturgique chrétienne de ramener ce qui va s’accomplir à la mesure de ses désirs ou de ses projets 10 ."

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1 Mt 6 6.

2 Mt 18 19-20.

3 Saint Ignace d’Antioche, Lettre aux Ephésiens, 6.

4 Constitution Sacrosanctum Concilium, n° 8.

5 Jean XXIII, Encycl. Ad Petri cathedram, du 29 juin 1959.

6 Léon XIII, Lettre Orientalium dignitas, du 30 nov. 1894.

7 Ex 25 1, 8-9.

8 Lv 10 1-2.

9 Communio, novembre 1977, p. 42.

10 Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, Paris, 1991, p. 224.

 

 

 

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À TRAVERS LES SIÈCLES

 

Nous sommes au printemps de l’an 55. Saint Paul écrit aux Corinthiens : "Pour moi, j’ai appris comme venant du Seigneur ce que je vous ai transmis : à savoir que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : "Ceci est mon corps, livré pour vous; faites ceci en mémoire de moi." De même, après le repas, il prit la coupe en disant : "Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang; chaque fois que vous en boirez, faites-le en mémoire de moi 1 "." C’est le plus ancien récit de l’institution de l’Eucharistie qui soit parvenu jusqu’à nous. Aujourd’hui encore, il est au cœur de chaque messe.

Moins d’un siècle plus tard, le philosophe Justin, qui mourra martyr, écrit pour l’empereur Antonin le Pieux sa Première Apologie. Il y décrit les pratiques chrétiennes 2 : "Le jour dit du soleil, tous, dans les villes ou à la campagne, se réunissent en un même lieu. On lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des Prophètes autant que le temps le permet. Quand le lecteur a fini, celui qui préside prend la parole pour exhorter l’assistance à l’imitation de ces belles choses. Ensuite nous nous levons tous ensemble et nous prions. La prière terminée, on apporte du pain et du vin avec de l’eau. Celui qui préside adresse à Dieu des prières et des actions de grâces autant qu’il peut, et le peuple répond par l’acclamation : Amen! Alors a lieu la distribution et le partage des aliments consacrés à chacun, et on envoie par les diacres leur part aux absents." On reconnaît sans peine l’ordonnance de notre messe. Il s’agit déjà de la messe du dimanche ("le jour du soleil"). La célébration commence par les lectures de l’Ancien Testament ("les écrits des Prophètes") et les épîtres et évangiles ("les Mémoires des Apôtres"), que suit une homélie, puis la prière des fidèles. Ensuite l’offertoire ("on apporte du pain et du vin avec de l’eau"), puis la Prière eucharistique (canon), déjà conclue par l’Amen des participants. Et enfin la communion. La messe romaine, on le voit, n’a pas encore atteint tout son développement. On remarque l’absence de rites d’entrée (chant d’Introït et Kyrie apparaîtront quelques siècles plus tard), et la messe commence directement par les lectures : les petites églises domestiques n’ont pas l’ampleur des somptueuses basiliques que la Paix de l’Eglise (édit de Constantin, en 313) permettra d’édifier, et qui appelleront tout naturellement un déploiement liturgique grandiose. On remarque en outre chez saint Justin que la Prière eucharistique n’obéit pas encore à un formulaire fixé dans le détail : une certaine part d’improvisation est laissée au célébrant, qu’on aurait tort d’ailleurs de majorer. Sous l’Ancien Testament, et plus tard dans l’Eglise primitive, l’improvisation obéissait à des règles très précises : les différents thèmes de l’"action de grâces", souvent préparés à l’avance, s’enchaînaient selon un modèle dynamique stéréotypé; et le fidèle reconnaissait au passage nombre d’expressions clefs. Très rapidement, d’ailleurs, la jeune prière de l’Eglise se fixa, et, par une sorte de sélection naturelle, les meilleures formules s’imposèrent, et le reste tomba bien vite dans l’oubli.

Permettons-nous maintenant un bond de quatre siècles, qui va nous mener à l’époque de saint Grégoire le Grand (540 – 604). L’ordonnance générale des textes et des cérémonies de la messe romaine est déjà à peu de choses près celle que nous connaissons aujourd’hui : le cortège des ministres s’avance en direction du sanctuaire au chant de l’Introït. Arrivé devant l’autel, le célébrant prie en silence quelques instants (c’est l’origine des prières au bas de l’autel). Les autres rites s’enchaînent : Kyrie, Gloria, Collecte chantée par le célébrant, Epître lue par un sous-diacre, Graduel et Alléluia exécutés par les chantres, Evangile proclamé par un diacre escorté de flambeaux, et que tous écoutent debout. Puis les rites de l’offertoire, qui consistent surtout à l’époque dans la procession et la réception des offrandes et le chant de la Secrète, la Préface, le Canon (à d’infimes variantes près celui que nous trouvons aujourd’hui dans notre missel traditionnel), le Pater, la communion, etc.

Au cours du moyen-âge, la liturgie de la messe romaine va continuer à se développer et à s’enrichir, en particulier au contact de la liturgie gallicane. Diverses prières apparaissent : au bas de l’autel, pendant l’offertoire, avant et après la communion du prêtre, par exemple. Plusieurs gestes vont s’ajouter : génuflexions, signes de croix, inclinations, qui soulignent, pour un peuple de plus en plus sensible aux signes, l’aspect sacré, sacrificiel de la messe. Abstraction faite du courant de décadence de la fin du moyen-âge, auquel le concile de Trente porta remède, on peut considérer que, du XIV e siècle au concile Vatican II, la messe romaine ne connaîtra pratiquement plus de modifications.

Au cours de cette histoire, nous avons considéré la messe romaine dans sa célébration solennelle, avec la présence du peuple et des ministres. C’est dans ce cadre que s’est développée la liturgie. A l’origine, l’Introït, le Kyrie, le Graduel ne sont pas des textes à lire par le célébrant, mais des chants exécutés par la schola ou l’assemblée : autre est la fonction du célébrant qui, médiateur entre Dieu et les hommes, prie au nom de tous et offre le sacrifice; autre la fonction du diacre, qui assiste le célébrant à l’autel et guide la prière de l’assemblée; autre la fonction des lecteurs, qui proclament la parole de Dieu; autre enfin la fonction des chantres et des acolytes. Si l’on veut bien comprendre les rites de la messe, il importe de garder cela présent à l’esprit. De nos jours encore, c’est dans sa célébration solennelle que la liturgie est pleinement manifestation, épiphanie de l’Eglise, regroupant, autour de l’évêque, les prêtres 3 , les diacres, les sous-diacres, et les autres ministres, au milieu d’un grand concours de peuple. C’est alors qu’elle reflète le plus parfaitement possible la liturgie céleste, qui nous est montrée dans l’Apocalypse, avec son cortège d’Anciens, d’anges, avec la multitude des élus, groupés autour de l’autel et du trône de l’Agneau, au milieu des volutes d’encens et des chants plus suaves que le chant des citharistes.4

Mais les fastes de la liturgie pontificale ne sont pas à la portée de tous. Quel sera alors le sort des paroisses, qui ne disposent pas d’un clergé très nombreux, ou bien des petits monastères? C’est dans ce contexte que va apparaître la messe solennelle, ou messe "avec diacre et sous-diacre", comme on dit souvent, sorte de réduction de la grandiose fonction pontificale, mais plus adaptée à de petites assemblées. Deux autres degrés, de moindre solennité, vont aussi apparaître rapidement : la messe chantée, où le célébrant devra tenir, en plus de son rôle propre, celui du diacre (chanter l’Evangile, mettre le vin dans le calice, congédier l’assemblée par le chant de l’Ite missa est), et celui du sous-diacre (lecture de l’Epître, purification du calice). Et enfin la messe lue, où le célébrant va cumuler toutes les fonctions, si l’on peut dire : en plus du rôle du diacre et du sous-diacre, il devra tenir celui des chantres, en récitant les pièces qu’ils ne sont plus là pour chanter : Introït, Graduel, Alléluia, Offertoire, etc. Pour cette raison, nombre des cérémonies de la messe basse s’expliqueront par les rites de la messe solennelle ou pontificale, dont elles sont en quelque sorte la réduction. Aussi notre explication suivra le déroulement de la liturgie solennelle, indiquant au besoin la simplification que certains rites connaissent à la messe basse.

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1 1 Co 11 23-25.

2 Apol. I, 65 (P.G. 6, 428).

3 La messe pontificale célébrée par l’évêque dans sa cathédrale comprend toujours la présence des chanoines, revêtus d’ornements sacrés, mais qui ne concélèbrent pas à proprement parler.

4 Ap 14 2.

 

 

 

4

L’EGLISE

 

Avant d’assister à la messe, il nous faut d’abord entrer dans l’église. Une première chose la caractérise : elle est orientée. L’église chrétienne est en effet ordinairement tournée vers l’Est. Les fidèles, ainsi que le célébrant à l’autel, sont tournés vers l’orient au cours de la messe. Le symbolisme en est très riche. Tout d’abord, on situe traditionnellement le paradis terrestre à l’orient : "Les églises chrétiennes sont tournées du côté de l’orient afin que nos regards soient dirigés du côté du paradis, notre antique patrie, d’où nous avons été chassés. Et nous prions Notre-Seigneur de nous rendre ce lieu d’où nous avons été chassés 1 ."

En harmonie avec la Sainte Ecriture, les Pères voient dans le soleil levant l’image du Christ : "C’est de l’orient, nous dit Origène, que nous vient le salut; de là vient cet homme appelé Orient, médiateur entre Dieu et les hommes 2 ." Le soleil levant est aussi la figure du Christ ressuscité "puisque ce soleil qui semble mourir à l’occident, nous le voyons ressusciter avec tant de gloire en orient 3 ", et de son retour à la fin des temps : "Le Seigneur lui-même nous le dit : "De même que l’éclair part de l’orient jusqu’à l’occident, ainsi en sera-t-il de l’avènement du Seigneur"; et c’est parce que nous attendons sa venue que nous prions dans la direction de l’orient 4 ."

On distingue dans l’église différentes parties : la nef, où prennent place les fidèles; une ou plusieurs marches donnent accès au chœur, où se tient le clergé (les chanoines, les religieux…), puis au sanctuaire, espace sacré environnant l’autel, où officient le célébrant et ses ministres. (Dans les églises paroissiales, où il y a peu de clergé, chœur et sanctuaire sont généralement confondus.)

La présence de marches pour accéder au chœur, puis au sanctuaire, et enfin à l’autel, a son importance. Pour rencontrer Dieu, il faut s’élever, se détacher des choses de la terre : c’est au sommet du Sinaï que Moïse avait reçu la Loi; c’est du haut d’une montagne que Notre-Seigneur prêcha les béatitudes, manifesta sa gloire à ses apôtres le jour de la Transfiguration, et consomma son sacrifice. Ce symbolisme est mis en lumière de manière très heureuse par le psaume 42, que le célébrant récite avant de monter à l’autel, au commencement de la messe : "Envoyez votre lumière et votre vérité, elles me conduiront au sommet de votre sainte montagne, dans l’intimité de votre demeure."

Au centre du sanctuaire : l’autel, sur lequel le prêtre va offrir le Sacrifice, n’est pas une simple table; il représente Jésus-Christ : "L’autel de la sainte Eglise, c’est le Christ lui-même", déclare le pontife lors de l’ordination des sous-diacres. Aussi l’autel est-il construit en pierre, matériau qui, par sa solidité, son poids, sa résistance, est signe de force (dans les psaumes, Dieu est souvent appelé par le psalmiste "mon rocher"); et, comme le déclare saint Pierre devant le Sanhédrin : "C’est lui, Jésus-Christ, la pierre que vous, les bâtisseurs, avez rejetée, et qui est devenue la pierre d’angle 5 ." La table de l’autel, gravée de cinq croix (les cinq plaies du Christ), est ointe de saint chrême au jour de sa dédicace ("christ" signifie "oint"). L’autel, recouvert de nappes de lin blanc, évoquant la gloire du Christ, est paré de chandeliers, au milieu desquels on place une croix, qui rappelle l’identité du sacrifice de la messe avec celui du Calvaire.

Dans la pierre de l’autel sont scellées des reliques des saints, et en particulier de saints martyrs. Sans doute y a-t-il là quelque vestige d’une coutume païenne de l’ancienne religion romaine : au jour anniversaire de la mort d’un défunt, les membres de sa famille se réunissaient sur sa tombe pour y partager un repas rituel. De même, les premiers chrétiens sont venus célébrer l’anniversaire des martyrs en offrant sur leurs tombeaux le Saint-Sacrifice de la messe (que saint Thomas d’Aquin appelle le banquet sacré, sacrum convivium). Avec l’édit de Constantin, les persécutions prennent fin, et le peuple chrétien peut édifier en l’honneur de ses martyrs de somptueuses basiliques, dont l’inauguration donne lieu à de grandes solennités : au milieu de tout un peuple en liesse, au chant des psaumes, on transfère les saints ossements depuis les catacombes, pour les déposer sous l’autel du Saint-Sacrifice. L’autel est déjà présent dans l’Ancien Testament : il apparaît dès le livre de la Genèse comme le lieu privilégié de la rencontre avec Dieu, tout d’abord par le sacrifice qu’on y offre. Ainsi Noé, à peine sauvé des eaux et sorti de l’arche, "construisit un autel à Yahvé, prit de tous les animaux purs et offrit des holocaustes sur l’autel 6 ." L’autel peut être aussi érigé pour garder le souvenir d’une manifestation divine : "Abram traversa le pays jusqu’au lieu saint de Sichem, au chêne de Moré. Yahvé apparut à Abram et dit : "C’est à ta postérité que je donnerai ce pays." Et là, Abram bâtit un autel à Yahvé qui lui était apparu 7 ." L’autel, dans ce cas, matérialise le lieu où Dieu a visité son serviteur, il devient une ouverture sur le Ciel. Ainsi Jacob, consacrant, par une onction d’huile, la pierre sur laquelle avait reposé sa tête pendant la nuit où Dieu lui était apparu, s’écria : "Que ce lieu est redoutable! Vraiment c’est ici la maison de Dieu et la porte du Ciel 8 ."

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1 Pseudo-Athanase, P.G. 28, 618-619.

2 IX e homélie sur le Lévitique, n. 10.

3 Honorius d’Autun, P.L. 172, 575.

4 S. Jean Damascène, P.G. 94, 1134-1135.

5 Ac 4 11.

6 Gn 8 20.

7 Ibid., 12 6-7.

8 Ibid., 28 17.

 

 

 

5

LE CÉLÉBRANT ET SES MINISTRES

 

De même que les neuf chœurs des anges célèbrent autour du trône de Dieu la liturgie céleste, de même qu’ils assistaient en silence Notre-Seigneur dans l’offrande de son sacrifice à Gethsémani et sur le Calvaire, de même les ministres de l’autel assistent le prêtre dans la célébration de la liturgie ici-bas. Aux sept Esprits qui, au dire de saint Jean dans son Apocalypse 1 , se tiennent nuit et jour devant le Trône de Dieu correspondent les sept diacres ordonnés par les apôtres. Pour les seconder, les sous-diacres, et les acolytes. Il existe d’autres fonctions à la messe : le thuriféraire (chargé de l’encensoir) et les céroféraires (qui portent des torches allumées à la consécration), qui sont des subdivisions, en quelque sorte, du ministère d’acolyte.

En assignant au clergé, pour le service de l’autel, un vêtement liturgique, l’Eglise se veut fidèle à un symbole fondamental : par son vêtement, l’homme affirme son identité. "Enlevez les ornements liturgiques, dit le cardinal Danneels, et le célébrant ne sera plus que monsieur Untel. Il ne sera plus le prêtre. […] L’acteur du drame liturgique n’est pas l’homme, mais l’Homme-Dieu, le Christ en personne. Sans cette vision de foi, la liturgie n’a aucun sens : elle ressemble à un étrange et minable théâtre, qui ne justifie sûrement pas un déplacement tous les dimanches. Elle n’a aucun intérêt et je comprends qu’on n’y participe pas 2 ."

Aussi Dieu prescrit-il à Moïse : "Tu feras pour Aaron, ton frère [le premier grand-prêtre], des vêtements sacrés qui lui feront une splendide parure… Tu tisseras la tunique en lin fin 3 …" La blancheur éclatante du lin sera aussi la parure du Seigneur transfiguré 4 . Et saint Paul affirmera aux jeunes baptisés revêtus de l’aube blanche : "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ 5 ." Revêtus du Christ, aussi, les élus dans le ciel "debout devant le trône et l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main 6 …" Revêtus du Christ, enfin, le célébrant et ses ministres, parés de l’aube pour le service de l’autel.

Dans le clergé séculier, les ministres inférieurs portent souvent sur la soutane le surplis, sorte d’aube raccourcie. Avant l’aube on revêt un couvre-chef de lin blanc, l’amict, que les religieux portent sur la tête en forme de capuchon, tandis que les clercs séculiers le portent autour du cou. L’aube est serrée à la taille par le cordon : au livre de l’Exode 7 , Dieu prescrit à Moïse de manger la Pâque "les reins ceints", précaution destinée à faciliter la marche, et qui symbolise de ce fait la disponibilité au service de Dieu et le détachement des choses de la terre.

Les ministres sacrés (prêtre, diacre et sous-diacre) portent sur le bras gauche une petite bande d’étoffe, le manipule, qui était dans l’antiquité romaine un insigne de dignité. Le prêtre et le diacre revêtent de plus l’étole, longue bande de tissu que le prêtre croise sur la poitrine tandis que le diacre la porte en bandoulière sur l’épaule gauche. Elle signifie le pouvoir sacerdotal : on l’utilise pour l’administration des sacrements. Le diacre et le sous-diacre endossent enfin les vêtements propres de leur ordre, respectivement la dalmatique et la tunique. Quant au prêtre, il célébre la messe revêtu de la chasuble, large vêtement de forme conique (d’où son nom de casula, petite maison) comportant juste une ouverture pour passer la tête, et harmonieusement drapé sur les bras. Au cours des siècles ce vêtement fut raccourci, puis échancré sur les côtés, avant d’aboutir à l’époque moderne à la forme dite "boîte à violon".

Sous l’influence notamment de dom Guéranger, restaurateur de la liturgie romaine en France au siècle dernier, l’antique chasuble, de forme ample, a retrouvé droit de cité. Pour célébrer la messe pontificale, l’évêque revêt, en plus des ornements propres au prêtre, la dalmatique du diacre et la tunique du sous-diacre, qui évoquent la plénitude du pouvoir sacerdotal. Il porte de plus la mitre, les sandalia (sorte de souliers brodés), les gants, et l’anneau, qui symbolise son union avec l’Eglise et avec son diocèse. Il tient en mains la crosse, ou bâton pastoral, signe de la mission qu’il a reçue de paître le troupeau du Seigneur.

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1 Ap 1 4.

2 Comment entrons-nous dans la liturgie? (D. C. du 18 fév. 1996, pp. 175, 172.)

3 Ex 28 2, 39.

4 Mc 9 3.

5 Ga 3 27.

6 Ap 7 9.

7 Ex 12 11.

 

 

 

6

LA LANGUE SACRÉE

 

Remarquons en premier lieu que pratiquement toutes les religions utilisent, pour s’adresser à la divinité, une langue sacrée, qui introduit l’homme dans l’univers divin, hors du profane et du quotidien, et manifeste la transcendance de Dieu. Dans l’Eglise, chacune des différentes familles liturgiques emploie une langue sacrée : les grecs usent du grec ancien, les russes du slavon, l’église romaine du latin, etc. De même, la langue cultuelle des Juifs, au temps de Notre-Seigneur, n’était pas l’araméen (langue parlée) mais l’hébreu. Le latin, dit Jean XXIII, est un "signe manifeste et splendide d’unité 1 ".

Unité dans le temps, tout d’abord, car nos lèvres prononcent les mêmes mots que celles de nos ancêtres, ces formules liturgiques ciselées avec précision par les saint Léon, les saint Grégoire, et tant d’autres, ces formules qui nous mettent en contact direct avec l’Eglise des premiers siècles. "C’est, dit toujours Jean XXIII, le lien idéal grâce auquel l’Eglise d’aujourd’hui se rattache à celle d’hier et à celle de demain 2 . " Unité dans l’espace, aussi, car le latin relie les fidèles par-dessus les nations et les frontières. N’étant la langue propre d’aucun peuple, elle n’en favorise ni défavorise aucun; cela en fait à proprement parler une langue universelle.

Mais le latin est une langue morte, disent certains. N’est-ce pas un inconvénient? Bien au contraire! une langue dite "morte" est une langue qui n’évolue pratiquement plus, et donc qui est à même de conserver à travers les siècles une pensée intacte. Le latin présente ainsi l’avantage de nous donner des textes liturgiques en parfait accord avec la foi de l’Eglise, et qui plus est, de nous enseigner cette foi par les prières que nous récitons, de telle sorte que là encore se vérifie l’adage antique : "La loi de la prière établit la loi de la foi, Legem credendi statuat lex supplicandi." Comment cela serait-il possible avec une langue vivante, dont les mots évoluent sans cesse et changent de sens si rapidement? On nous objectera peut-être que nos contemporains ne connaissent pas le latin. A cela, on peut faire plusieurs réponses.

Tout d’abord, la prière s’adresse à Dieu. L’essentiel est donc que lui, il comprenne. Ne nous faisons pas de soucis de ce côté-là.

En second lieu, les historiens de la liturgie nous apprennent que l’Eglise romaine eut jusqu’au IV e siècle le grec, langue internationale du bassin méditerranéen, comme langue liturgique, avant que le latin ne s’impose, comme susceptible d’une plus grande universalité. Mais n’allons pas nous imaginer que le grec puis le latin aient jamais été la langue maternelle, la langue vernaculaire de tous les catholiques de rite romain. Et la sainte Eglise le savait bien! Son souci était donc beaucoup plus de faire prier ensemble les fidèles, dans une langue qui les unissait (même s’ils ne la comprenaient pas ou peu, ce qui a toujours été le cas pour un grand nombre d’entre eux), plutôt que dans la multitude de leurs langues maternelles, ce qui aurait contribué à les diviser. Par conséquent, en maintenant le latin comme langue liturgique de l’Eglise romaine, le concile de Trente était en parfaite continuité avec l’Eglise des premiers siècles.

Ensuite, il n’est pas nécessaire de comprendre le détail de tous les textes pour suivre la liturgie et y participer. Sainte Jeanne d’Arc "ne savait ni A ni B", nous dit-elle, mais cela l’empêchait-elle de vivre intensément la liturgie? Le Père Paul De Clerck, directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris, note avec justesse : "Autrefois, quand les textes étaient en latin, les gens "comprenaient" quelque chose, et peut-être même l’essentiel, à savoir la foi avec laquelle l’action était accomplie 3 ."

Enfin, depuis bien longtemps les fidèles ont à leur disposition des missels donnant intégralement le texte latin des offices, avec la traduction en regard : la connaissance du latin n’est donc aucunement nécessaire pour comprendre les prières de l’Eglise. D’autre part, l’expérience prouve qu’avec un peu de patience on obtient des résultats surprenants. Le Père Emmanuel, curé de la petite paroisse rurale du Mesnil-Saint-Loup, au siècle dernier, s’était mis en tête d’apprendre le latin liturgique à ses paroissiens. Il écrivait à un ami, en 1876 : "Je voudrais que vous entendiez des enfants vous traduire les psaumes. C’est à n’y pas croire… Quand vous viendrez ici, sûr, je vous ferai traduire un psaume par quelque pauvre femme, vous verrez cela…"

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1 Lettre Jucunda laudatio, du 8 décembre 1961.

2 Constitution Apostolique Veterum sapientia, du 22 février 1962.

3 L’intelligence de la liturgie. Cerf, 1995, p. 59.

 

 

 

RITES DE L’ENTRÉE

 

Introibo ad altare Dei, ad Deum

qui lætificat juventutem meam…

 

 

 

7

VERS L’AUTEL

 

Le dimanche avant la grand-messe a lieu l’aspersion de l’eau bénite. En semaine, au lieu de cette aspersion collective, les fidèles se signent avec l’eau bénite en entrant dans l’église. Quel est le sens de ce rite?

De même que c’est l’eau du baptême qui nous a ouvert les portes de l’Eglise, et par là du Royaume des Cieux, de même l’eau bénite rafraîchit en quelque sorte en nous la grâce baptismale, nous purifie à nouveau, et nous introduit dans l’église pour la célébration des saints mystères. La bénédiction de l’eau et l’aspersion publique ont lieu tous les dimanches, jour de la résurrection de Notre-Seigneur, en mémoire de la bénédiction de l’eau baptismale accomplie chaque année dans la nuit de Pâques. C’est donc un rite d’une portée spirituelle très profonde.

La messe proprement dite commence par la procession d’entrée. Solennelle à la grand-messe des jours de fête, où le célébrant est précédé du diacre, du sous-diacre, du cérémoniaire, des céroféraires, des acolytes et du thuriféraire, elle se réduit, à la messe basse, au prêtre et à son servant. Cette procession est d’une grande signification : le célébrant et ses ministres, qui s’avancent vers le sanctuaire et l’autel, représentent l’Eglise de la terre, l’Eglise militante en marche vers la Cité céleste, sous la conduite de Jésus-Christ. En tête de la procession d’entrée, on porte l’encensoir et deux chandeliers, privilège dont jouissaient dans l’antiquité païenne l’empereur et les hauts dignitaires romains. Mais en adoptant cet usage, l’Eglise entendit bien lui donner un sens chrétien, en portant à sept le nombre de chandeliers, en référence à l’Apocalypse, qui nous montre le Christ "marchant au milieu des sept candélabres d’or 1 ". Ces sept chandeliers portés en procession sont à l’origine des sept cierges requis à l’autel pour la messe solennelle de l’évêque diocésain, et des six cierges pour tout autre célébrant. On porte aussi, en particulier à la procession d’entrée de la messe pontificale, le livre des évangiles, de même que les magistrats romains se faisaient précéder du code, le liber mandatorum. Les évangiles ne sont-ils pas la Loi par excellence, et le prêtre, "autre Christ", n’est-il pas plus que tous les empereurs? C’est pour cette même raison qu’à l’entrée de la messe basse le servant porte le missel devant le célébrant.

Cette majestueuse procession d’entrée appelle un accompagnement musical approprié, un "chant d’ouverture", en quelque sorte, ayant pour mission d’introduire les fidèles dans les sentiments propres à la fête célébrée. C’est l’Introït, exécuté par le chœur tandis que les officiants s’avancent vers l’autel. Citons en exemple celui de la nuit de Noël, à la mélodie très douce et très intérieure : "Dominus dixit ad me… Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré…" Ou bien l’ardente supplication du 2 e dimanche de Carême : "Reminiscere… Souviens-toi, Seigneur, de ta bonté, et de ton éternelle miséricorde; que nos ennemis ne l’emportent pas sur nous!" Ou bien encore l’éclatant Signum magnum du 15 août : "Un signe grandiose apparut dans le ciel : une Femme revêtue du soleil, la lune sous les pieds, et couronnée de douze étoiles…" Avec la généralisation des messes basses, l’Introït, de chant de procession qu’il était à l’origine, fut récité par le prêtre au début de la messe.

Au terme de la procession d’entrée, le célébrant et ses ministres récitent les prières au bas de l’autel. Aux premiers siècles, ce fut plutôt un long temps de prière silencieuse. Le célébrant se prosternait à terre de tout son long devant l’autel, et priait en silence "pour lui-même et pour les péchés du peuple", nous dit un cérémonial de la messe romaine au VIII e siècle. Attitude d’adoration la plus expressive qui soit, et que la liturgie romaine a conservé jusqu’à nos jours au début de l’office du vendredi saint. Attitude éminemment biblique : "Lorsqu’Abram eut 99 ans, Yahvé lui apparut et lui dit : "Je suis El Shaddaï, marche en ma présence et sois parfait. J’établis mon alliance entre toi et moi…" Alors Abram tomba la face contre terre 2 …" Attitude de Jésus au Jardin des oliviers. Attitude d’adoration qui engendre un profond sentiment d’humilité : ce Dieu que j’adore est tout; alors je ne suis rien devant lui.

Les prières au bas de l’autel sont nées de cette oraison silencieuse; leur teneur a légèrement varié au cours des siècles, selon les régions et les liturgies particulières (ordres religieux, par exemple). Elles comportent généralement, dans les rits latins, le Confiteor, où le célébrant exprime les sentiments d’indignité qui sont les siens avant de monter à l’autel. Au rit romain, il est précédé du psaume Judica me, choisi à cause de son verset 4 : "Je m’avancerai vers l’autel de Dieu, du Dieu qui réjouit ma jeunesse…" De par leur nature, donc, les prières au bas de l’autel sont des prières privées. A la messe chantée, le célébrant les dit à voix médiocre, c’est-à-dire de manière à être entendu seulement de ses ministres, les fidèles s’unissant pendant ce temps au chant d’entrée (ou Introït). A la messe basse, il les prononce à voix un peu plus élevée, et l’usage a prévalu, depuis les "messes dialoguées" de l’entre-deux guerres, que les fidèles y répondent eux aussi, ce qu’il faut éviter à la messe chantée : ce serait un contresens.

En montant à l’autel, le célébrant récite une oraison d’une grande portée symbolique, qui fait de l’autel chrétien le Saint des saints 3 de la nouvelle alliance : "Enlevez nos fautes, Seigneur, pour que nous puissions pénétrer, l’âme purifiée, dans le Saint des saints."

Aussitôt monté à l’autel, le célébrant exprime, par un baiser sa vénération pour le Christ, symbolisé par la pierre sacrée. L’usage ayant prévalu depuis le haut moyen-âge d’enchâsser des ossements de martyrs dans l’autel, le célébrant joint au baiser cette prière : "Nous vous en prions, Seigneur, par les mérites de vos saints dont les reliques sont ici et de tous les saints, daignez me pardonner tous mes péchés. Amen." Depuis la réforme de la Vigile pascale par Pie XII en 1951 (disposition étendue par Jean XXIII aux autres cas semblables), le célébrant omet les prières au bas de l’autel quand la messe suit immédiatement une autre action liturgique.

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1. Ap 2 1.

2 Gn 17 1-3.

3 Dans le temple de Jérusalem, le Saint des saints était le lieu le plus secret, le plus sacré, de la maison de Dieu, où le grand prêtre n’entrait qu’une fois l’an, pour y prononcer le nom ineffable du Seigneur : "Yahvé".

 

 

 

8

ADORATION & LOUANGE

 

Après avoir baisé l’autel, le célébrant l’enveloppe d’un nuage odoriférant. L’usage de l’encens était déjà prescrit dans l’Ancien Testament, et c’est sans doute l’encensement préparatoire au rite annuel de l’Expiation qui évoque le mieux celui du début de la messe : "Aaron remplira alors un encensoir avec des charbons ardents pris sur l’autel, de devant Yahvé, et il prendra deux poignées d’encens fin aromatique. Il portera le tout derrière le voile et déposera l’encens sur le feu devant Yahvé; et il recouvrira d’un nuage d’encens le propitiatoire qui est sur le Témoignage…" 1 . De même le célébrant, en tournant autour de l’autel, "le recouvre d’un nuage d’encens".

Quel est le symbolisme de l’encens? Porté en tête de la procession et répandu autour de l’autel, il évoque tout d’abord l’idée de purification : l’Eglise lui reconnaît une vertu particulière pour chasser les démons. Avant de faire brûler l’encens sur l’autel le jour de la dédicace d’une église, le pontife le bénit en ces termes : "Daignez bénir et sanctifier cet encens, votre créature, afin que toutes les langueurs, toutes les infirmités et toutes les traîtrises de l’ennemi, en sentant son parfum, s’enfuient et s’éloignent de l’homme, que vous avez créé et que vous avez racheté par le sang précieux de votre Fils, pour que jamais il ne soit blessé par la morsure du serpent." Aussi encense-t-on les cierges de la Chandeleur, les cendres, les rameaux et, nous le verrons, les offrandes à la messe.

L’encens symbolise en second lieu la prière qui monte vers Dieu, selon ce verset de psaume que le célébrant récite à l’encensement de l’offertoire : "Que ma prière, Seigneur, s’élève comme l’encens devant votre face, comme mes mains levées pour l’offrande du soir 2 ."

L’encens est aussi considéré comme une marque d’adoration rendue à Dieu. Adoration qui est intimement liée à l’idée de sacrifice : offrir l’encens aux idoles, dans l’antiquité, c’était sacrifier aux dieux; et le mot latin thus, qui signifie encens, dérive du verbe grec thuo, sacrifier. A la messe, c’est ce sentiment d’adoration qui fait encenser la sainte Hostie à l’élévation, la croix de l’autel, le livre des Evangiles, et le prêtre, alter Christus. C’est pour cette même raison que l’on encense les reliques des saints, et même les fidèles, qui sont devenus par leur baptême membres du Christ. Observons qu’un même rite d’encensement peut allier deux significations : l’encensement des fidèles est aussi bien une purification qu’un honneur rendu au Christ présent en eux.

L’encens, enfin, évoque une nouvelle fois la liturgie céleste : "Puis vint un autre ange, et il se tint près de l’autel, une pelle d’or à la main; on lui donna beaucoup de parfums pour qu’il les offrît, avec les prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône. Et, de la main de l’ange, la fumée des parfums s’éleva devant Dieu, avec la prière des saints. Puis l’ange saisit la pelle et l’emplit du feu de l’autel qu’il jeta sur la terre 3 …"

Quel symbole pouvait mieux exprimer le lien entre nos liturgies de la terre et celle du Ciel que ce feu divin, sur lequel brûle l’encens, pris sur l’autel céleste et jeté sur la terre? Après l’Introït, le choeur entonne le Kyrie. Lorsqu’au VI e siècle ce chant fait son apparition dans la messe romaine, c’est sous la forme d’une réponse du peuple à une longue suite de supplications exécutées par un choeur de chantres, un peu comme nos litanies où l’on répond ora pro nobis à chaque invocation. La liturgie romaine l’a conservé en grec, ainsi que de nombreux rits orientaux. Avec un zèle un peu excessif contre toute trace de langue sacrée, les auteurs de l’édition française du missel de 1970 on cru bon de le traduire, initiative qui ne rassemble pas tous les suffrages : "Je vous avoue, confiait le cardinal Lustiger lors d’une émission radiophonique, qu’au français je préfère cette prière en langue grecque, telle qu’elle a été conservée non seulement dans l’Eglise d’Orient, mais aussi dans l’Eglise latine dès les origines du christianisme 4 ."

La messe romaine a conservé depuis saint Grégoire le Grand le nombre de 3 fois 3 invocations, signe d’une supplication trinitaire — les trois premiers Kyrie s’adressant au Père, les trois Christe au Fils, et les trois derniers Kyrie au Saint-Esprit — en même temps qu’une évocation des neuf choeurs des anges. On a vu d’autre part avec justesse dans l’invocation Kyrie eleison comme le résumé de toute la prière du Nouveau Testament : c’est la supplication de l’aveugle de Jéricho et de la Cananéenne : "Seigneur, Fils de David, aie pitié de moi!" Les dimanches et jours de fête, après le Kyrie, le célébrant entonne le Gloria. Cette hymne de louange et de joie, commençant par le message des anges dans la nuit de Noël, et qui manifeste une fois encore l’union de nos liturgies terrestres avec celle du Ciel, fut longtemps le privilège de la messe de l’évêque, le prêtre n’ayant le droit de l’entonner qu’une fois par an, dans la nuit de Pâques. Ce caractère pascal se retrouve dans l’usage actuel de la chanter tous les jours au Temps pascal, tandis qu’on l’omet aux messes pénitentielles : Avent, Carême…

Pendant le Kyrie et le Gloria, les fidèles sont debout. Si l’agenouillement est l’exacte expression de notre anéantissement devant Dieu, de notre sujétion et de notre adoration, et s’impose, nous le verrons, à la consécration et à la communion, la station debout n’en demeure pas moins une attitude liturgique fondamentale. Position tellement naturelle que l’on finit d’ailleurs par ne plus y faire attention. Le sentiment qu’elle traduit est le respect. On se lève pour accueillir un supérieur (et c’est pour cette raison que les fidèles se tiennent debout pendant l’entrée du célébrant, car le prêtre c’est le Christ), et on se tient debout en sa présence (comme on se tiendra debout pendant l’Evangile, par exemple). Mais c’est aussi une attitude de prière : les moines chantent leur office debout, et déjà, dans le judaïsme ancien, "se tenir debout" pouvait signifier simplement "prier". Saint Irénée voit de plus dans la station debout, avec tous les Pères, "un symbole de la résurrection par laquelle nous avons été libérés, grâce au Christ, du péché et de la mort 5 ". C’est enfin l’attitude dans laquelle les élus célèbrent la liturgie céleste : "Voici qu’apparut à mes yeux une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, ils clament d’une voix puissante : Le salut à notre Dieu, qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau 6 !"

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1 Lv 16 12-13.

2 Ps 140 2.

3 Ap 8 3-5.

4 Cardinal Lustiger, La messe, Bayard, 1988, p. 71.

5 Traité sur la Pâque, P.G. 6, 1364-1365.

6 Ap 7 9-10.

 

 

 

9

LA COLLECTE

 

Supplication du Kyrie et louange du Gloria trouvent leur achèvement dans la prière de demande, la collecte. Comment l’union à Dieu, fin de toute liturgie, serait-elle le fait d’un autre que le prêtre, choisi d’entre les fidèles, et configuré au Christ pour être leur médiateur auprès de Dieu?

Mais avant cela, le célébrant baise l’autel, se tourne vers les fidèles et les salue : "Dominus vobiscum!" Locution concise, qui exprime tout d’abord un souhait : "Le Seigneur soit avec vous!" Et c’est justement pour cela que le célébrant vient de baiser l’autel, comme pour se charger du Christ, qu’il va ensuite transmettre à l’assemblée. Un tel souhait est déjà fréquent dans l’Ancien Testament : "Et voici que Booz arrivait de Bethléem : "Que le Seigneur soit avec vous!" dit-il aux moissonneurs. Et eux de répondre : "Que le Seigneur te bénisse!" 1 "

Mais le Dominus vobiscum est plus qu’un souhait. Pour être rigoureux, il faudrait traduire : "Le Seigneur avec vous", ainsi que s’entendit saluer Gédéon par l’ange : "Le Seigneur avec toi, vaillant guerrier 2 !" C’est donc aussi l’affirmation d’une vérité : "Le Seigneur est avec vous". Car il est bien certain qu’au début de la messe le Seigneur est déjà avec l’assemblée. Et ceci pour deux raisons. D’abord parce que chaque baptisé porte en son âme la présence vivante du Seigneur, et ensuite parce que, selon la promesse de Jésus : "Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux 3 ." Et c’est bien ainsi que nous traduisons, dans l’Ave Maria, le Dominus tecum : "le Seigneur est avec vous."

A l’évêque est réservé à la place du Dominus vobiscum, le Pax vobis : "La Paix avec vous." C’est le salut sacerdotal par excellence, celui de Jésus ressuscité à ses apôtres 4 .

En disant Dominus vobiscum, le célébrant ouvre ses bras en direction de l’assemblée, comme pour ne faire qu’un avec elle, et l’embrasser dans la prière qui va suivre. "Et cum spiritu tuo", lui répondent les fidèles, "Et avec votre esprit." Souhait à rapprocher de celui que saint Paul adresse aux Philippiens : "Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ soit avec votre esprit 5 ." L’"esprit" dont il est ici question, ce n’est pas seulement l’âme, mais plus particulièrement le "pneuma", sa partie la plus spirituelle, apte à recevoir l’Esprit de Dieu. Ensuite, le célébrant invite l’assemblée à la prière : "Oremus!" (Prions!), puis il récite la "collecte", du latin colligere, qui veut dire rassembler. Dans cette prière, c’est en somme les voeux de tous les fidèles que le célébrant rassemble pour les présenter à Dieu de par sa fonction de prêtre, médiateur entre les hommes et Dieu.

Pendant la collecte, le célébrant se tient debout, les bras levés vers le ciel, attitude qu’il adoptera pour les autres prières sacerdotales : secrète, postcommunion, préface, canon et Pater. C’est l’attitude, chère à l’antiquité chrétienne, de l’Orante, ainsi dénommée car l’Eglise est fréquemment représentée, dans les catacombes, par une femme en prière dans cette position. Attitude déjà chargée d’une profonde signification humaine (l’enfant qui tend les bras à sa mère, l’homme qui reçoit une bonne nouvelle, ou le soldat qui se rend…) Attitude biblique, qui est par excellence celle de l’homme en face de Dieu, et qui exprime tantôt la louange : "Je veux vous bénir en ma vie, à votre Nom élever mes mains 6 ", "Pendant la nuit levez vos mains vers le sanctuaire et bénissez le Seigneur 7 ", tantôt le désir : "Je tends les mains vers vous, mon âme est une terre assoiffée de vous 8 ", ou bien l’offrande sacrificielle : "Que ma prière s’élève devant vous comme l’encens, et mes mains pour le sacrifice du soir 9 ". Attitude liturgique aussi, et dès l’Ancien Testament : "Puis Salomon se tint devant l’autel de Yahvé, en présence de toute l’assemblée d’Israël; il étendit les mains vers le ciel et dit : "Yahvé, Dieu d’Israël! il n’y a aucun Dieu pareil à toi là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre 10 …"" Clément d’Alexandrie résume ainsi tout ce symbolisme : "Voilà pourquoi nous dressons la tête, nous levons nos mains vers le ciel et nous nous tenons debout pendant les dernières paroles de l’oraison commune : notre corps accompagne ainsi l’élan de notre esprit." Enfin, dès les premiers siècles, on a rapproché cette attitude de la position du Christ en croix : le Grand-Prêtre de la nouvelle alliance dans l’offrande de son sacrifice. Arrêtons-nous maintenant quelques instants sur le texte de ces oraisons. Notons dès à présent que ce que nous dirons pour la collecte vaudra aussi bien pour la secrète (à la fin de l’offertoire) et pour la postcommunion.

Leur forme, tout d’abord. Saint Thomas, commentant les épîtres de saint Paul, enseigne que les prières de l’Eglise comportent quatre parties (prenons en exemple l’oraison du vendredi de Pâques) : En premier lieu, l’élévation de l’âme vers Dieu (oratio) : "Dieu éternel et tout-puissant..."; ensuite l’action de grâces pour un bienfait reçu (gratiarum actio) : "... par le mystère pascal, vous avez scellé un pacte de réconciliation avec l’humanité..."; puis la demande (postulatio) : "... donnez à nos âmes de traduire en actes la foi que nous proclamons solennellement"; et enfin la conclusion (obsecratio) : "Par Notre-Seigneur Jésus-Christ votre Fils, qui, étant Dieu, vit et règne avec vous en l’unité du Saint-Esprit, pour les siècles des siècles." Tout au long de l’année liturgique, l’Eglise va broder, autour de ce schéma rigoureux, avec une variété infinie.

Les prières sacerdotales de la liturgie romaine ont de plus un style tout à fait caractéristique. Nées sur le sol romain, les oraisons, les préfaces, ont hérité de la marque propre de l’antique génie romain, fait de simplicité et de sens pratique, de sobriété et de discipline, de gravité et de dignité. Hommes de guerre, réalisateurs positifs, les Romains abhorrent le verbiage. De là ce fonds substantiel de doctrine exprimé en une rare concision de termes, cette cohésion logique des formules, cette beauté littéraire, de là enfin cette pensée si pratique, qui ne se paye pas de mots mais vise aux actes : Res, non verba! Les collectes sont riches de doctrine. Le Père Emmanuel, du Mesnil-Saint-Loup, disait avoir appris la théologie de la grâce dans les oraisons du missel. Qu’on en juge : Sine Te labitur humana mortalitas, "sans Vous la nature mortelle ne peut que tomber 11 " (péché originel), Tuis semper auxiliis... ad salutaria dirigatur, "que vos secours... la dirigent toujours vers le salut " (grâce efficace); Tua nos, quæsumus Domine, gratia semper et præveniat et sequatur, "que votre grâce, Seigneur, nous précède et nous accompagne toujours 12 " (grâce prévenante et grâce subséquente). Autre exemple : les collectes propres à chaque jour du Carême, véritable traité de la pénitence chrétienne, etc.

Les collectes des fêtes, quant à elles, nous révèlent comme le cœur du mystère célébré, sa grâce particulière. Le jour de l’Epiphanie nous désirons "être conduits, tels les mages par l’étoile, jusqu’à la contemplation, dans les cieux, de la splendeur divine". Aux Rameaux, nous demandons "de comprendre les enseignements de la passion du Christ, pour mériter d’avoir part à sa résurrection". On a fait aussi remarquer que la collecte du 8 décembre est un véritable chef d’oeuvre de densité doctrinale au sujet de la Conception immaculée de Marie : O Dieu (cause efficiente), qui avez préparé une demeure digne pour votre Fils (cause finale : l’Incarnation), en prévoyant les mérites de la mort de ce même Fils (cause méritoire : les mérites de Jésus-Christ), vous avez préservé sa mère de toute tache (cause formelle : l’innocence originelle), daignez, à sa prière, nous rendre plus purs (grâce demandée : une semblable pureté d’âme).

A la collecte, nous répondons Amen! Ce mot hébreu, signifiant ferme, solide, est employé très fréquemment dans la Bible (c’est même le dernier mot de toute la Sainte Ecriture, puisqu’il clôt le livre de l’Apocalypse) et dans la liturgie. Il peut signifier trois choses. Tout d’abord, une affirmation : à la fin du Credo, par exemple, notre Amen signifie "Cela est vrai, je l’affirme". "Dire Amen, c’est apposer sa signature" dit saint Augustin. En second lieu, un souhait dont la réalisation dépend de Dieu (Qu’il en soit ainsi!) : par exemple, quand nous nous associons à la prière du prêtre pour le repos de l’âme d’un défunt. Et enfin notre consentement : quand, le samedi après les Cendres, on demande "d’observer fidèlement le jeûne", notre Amen signifie "Oui, je m’engage à cela!"

Tout le christianisme, peut-on dire, est contenu dans un Amen. Un Amen par lequel nous ratifions l’alliance que Dieu nous propose, alliance "nouvelle et éternelle", inaugurée par l’Ancien Testament et achevée dans le Christ. "Toutes les promesses de Dieu, nous dit saint Paul, ont leur "oui" dans le Christ Jésus; aussi bien est-ce par Lui que nous disons notre Amen à la gloire de Dieu 13 ." Enfin, au dire de saint Jean dans son Apocalypse, l’Amen retentit sans fin dans la liturgie céleste : la vie des élus, dans le ciel, est une adhésion totale à Dieu, dans un Amen éternel.

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1 Rt 2 4.

2 Jg 6 12.

3 Mt 18 20.

4 Jn 20 19.

5 Ph 4 23.

6 Ps 62 5.

7 Ps 133 2.

8 Ps 142 6.

9 Ps 140 2.

10 3 R 8 22.

11 14 e dimanche après la Pentecôte.

12 16 e dimanche après la Pentecôte.13 2 Co 1 20.

 

 

 

LITURGIE DE LA PAROLE

 

Notre coeur n’était-il pas tout brûlant au-dedans

de nous, quand il nous

parlait en chemin et nous ouvrait

les Ecritures?

 

 

 

10

LES LECTURES

 

La lecture des textes sacrés à la messe remonte aux origines de l’Eglise, nous l’avons vu, au chapitre 3, par la citation de saint Justin. Alors que la seconde partie de la messe, à partir de l’offertoire, dénommée "liturgie eucharistique" ou "messe des fidèles" (parce que les catéchumènes en étaient exclus), centrée sur l’autel, est à proprement parler le Sacrifice, la première partie, appelée "liturgie de la parole" ou "messe des catéchumènes" s’adresse plutôt aux fidèles : les lectures sont en effet destinées à leur instruction.

Mais on a aussi fait remarquer avec justesse que la liturgie de la parole n’est pas un préambule à la messe, mais fait véritablement partie du Sacrifice eucharistique : ce Dieu qui va s’offrir en sacrifice n’a-t-il pas pour nom "le Verbe"? N’est-ce pas le même Seigneur, Sauveur et Rédempteur, qui se rend présent au milieu de nous spirituellement par les lectures, et réellement dans son Sacrement? Ce sont là, dit l’Imitation, "les deux tables placées dans les trésors de l’Eglise : l’une est la table de l’autel sacré, sur lequel repose le corps précieux de Jésus-Christ, l’autre est la table de la Loi divine, qui contient la doctrine sainte, qui soulève le voile du sanctuaire et nous conduit avec sûreté jusque dans le Saint des saints 1 …"

Selon l’usage antique, le lecteur se tient à la frontière du sanctuaire (qui représente le ciel) et de la nef (qui représente la terre), en un lieu élevé (sorte de tribune appelée "ambon"), manifestant ainsi que la Parole de Dieu descend du ciel sur la terre, comme une sorte de pré-incarnation : "Voici comment tu dois comprendre les Ecritures, dira Origène, comme le corps unique et parfait du Verbe 2 ." Il y a donc une parfaite continuité entre les deux parties de la messe.

Dans la messe romaine, le nombre des lectures a varié. Dans le missel de saint Pie V, il est généralement de deux (épître et évangile), parfois de trois (les mercredis des quatre-temps, par exemple), ou même de sept les samedis des quatre-temps, survivance de cette longue veillée nocturne des temps antiques, qui s’achevait à l’aube du dimanche par la célébration de la gloire du Ressuscité.

A la grand-messe, l’Epître est chantée ou lue par le sous-diacre, à son défaut par un lecteur, ou même, si nécessaire, par le célébrant. L’usage romain veut que le sous-diacre proclame l’épître au côté droit du sanctuaire, tenant lui-même son livre en mains. Si c’est le célébrant qui lit l’épître, comme c’est le cas pour une "messe basse", par exemple, il adopte cette même attitude (puisqu’il tient alors le rôle du sous-diacre), il se tient au côté droit de l’autel, les mains posées sur le livre.

Pendant cette première lecture, les fidèles sont assis : attitude qui ne demande au corps aucun effort, et comme dans l’apaisement de tout ce qui est sensible, attitude du disciple, de celui qui reçoit docilement un enseignement. C’est l’attitude de Marie-Madeleine aux pieds de Jésus, et qui lui attirera la louange du Maître.

A la fin de l’Epître, les fidèles, ou le servant en leur nom, marquent leur assentiment par l’acclamation : "Deo gratias!" (nous rendons grâces à Dieu). Puis le sous-diacre, en geste d’hommage, va baiser la main du célébrant, qui le bénit en silence.

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1 Livre IV, chap. 11.

2 Fragm. hom. Jer. P.G. 13, 544C.

 

 

 

11

LES CHANTS INTERCALAIRES

 

Les liturgistes ont reconnu dans la première partie de la messe les trois éléments fondamentaux de la prière liturgique : lecture, louange, et prière. "Dans la lecture, dit dom Gréa, le Bien-aimé (le Christ) parle à l’Epouse (l’Eglise), et la réjouit par le son de sa voix; dans la louange, l’Epouse parle de son Bien-aimé et se complaît à en dire toutes les beautés; enfin, dans la prière, l’Epouse, qui a trouvé l’Epoux, lui parle à son tour, lui confie ses désirs, ses douleurs et ses joies, ses nécessités et ses actions de grâces 1 ." A la messe, la lecture descend dans les coeurs, en quelque sorte, et y suscite l’écho du chant. Après l’Epître vient le Graduel. Son nom dérive du latin gradus, degré, marche d’escalier. Ce chant est ainsi nommé parce que le soliste qui l’interprétait ne montait pas jusqu’en haut de l’ambon, mais se tenait sur les premières marches. Le Graduel, comme l’Alléluia et le Trait, est en rapport étroit avec le temps liturgique ou le mystère célébré. Sa mélodie, très ornée, avec de longues vocalises sur une même syllabe, en fait un chant de méditation. On peut en suivre le texte dans son missel, ou bien, si le propre de la messe est chanté intégralement, se laisser porter par la mélodie.

Le Graduel est habituellement suivi de l’Alléluia, destiné à accompagner la procession majestueuse précédant le chant de l’Evangile. Alléluia signifie "Louez le Seigneur". Au dire de l’Apocalypse, c’est le chant de triomphe des élus : "J’entendis une foule immense, dans le ciel, qui clamait :

"Alléluia! Salut et gloire et puissance à notre Dieu!…" Alors les vingt-quatre Anciens et les quatre Vivants se prosternèrent pour adorer Dieu, qui siège sur le trône. Ils disaient : "Amen, Alléluia!"2 "

Le mot alléluia est l’objet de longues vocalises sur la voyelle "a", qui expriment, au dire de saint Augustin, une louange ineffable, une jubilation pure, que les mots sont impuissants à traduire. A une époque où les chantres devaient connaître par cœur tout le répertoire grégorien, on imagina, pour mémoriser plus facilement les longs mélismes, d’y adapter des paroles. Ainsi sont nées les séquences (du latin sequentia, suite), qui sont une "suite" de l’Alléluia. De l’extraordinaire prolifération de séquences au moyen-âge, le pape saint Pie V n’a gardé que cinq pièces, véritables chefs-d’oeuvre : le Victimæ paschali de Pâques, le Veni Sancte Spiritus de la Pentecôte, le Lauda Sion de la Fête-Dieu, le Stabat mater de Notre-Dame des sept-douleurs, et le Dies iræ de la messe des défunts.

Dans l’Eglise latine, l’Alléluia ne retentit pas aux temps de pénitence. Il est remplacé, à la messe, par un autre chant de méditation, le Trait. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un psaume chanté "d’un trait", sorte de longue psalmodie ornée (il peut compter, dans certaines occasions, plus d’une dizaine de versets).

Après une absence de soixante-dix jours, le "retour de l’Alléluia" dans la nuit de Pâques est, dans les cathédrales et les abbayes, fêté comme un événement. Le sous-diacre s’avance vers le pontife, qui siège sur son trône, coiffé de la mitre, et lui déclare : "Révérendissime Père, je vous annonce une grande joie : c’est l’Alléluia!" Le pontife quitte alors la mitre et, debout, fait retentir dans le silence la mélodie, d’abord discrète et comme hésitante, puis claire et triomphante, de l’Alléluia pascal.

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1 La sainte liturgie, Paris, 1909, p. 2.

2 Ap 19 1-6.

 

 

 

12

L’ÉVANGILE

 

La proclamation de l’Evangile, entourée d’une grande solennité, apparaît à juste titre comme le point culminant de la liturgie de la parole. Tout d’abord, seul le diacre (ou à son défaut le célébrant) peut en assurer la lecture. Le diacre commence, prosterné au bas des marches, par prier Dieu de le purifier, car des lèvres humaines ne sauraient proférer sans trembler le Verbe de Dieu : "Purifiez mon cœur et mes lèvres, Dieu tout-puissant, comme vous avez purifié par un charbon ardent les lèvres du prophète Isaïe. Dans votre miséricordieuse bonté, daignez me purifier pour que je sois capable de proclamer dignement votre saint Evangile." Puis il prend l’évangéliaire de dessus l’autel, pour signifier que c’est du Christ que nous vient la "Bonne Nouvelle" (c’est le sens du mot grec evangelion). Le célébrant le bénit ensuite : "Que le Seigneur soit dans votre cœur et sur vos lèvres, pour que vous annonciez dignement son Evangile."

Une procession s’organise alors, qui mobilise tous les clercs : de même qu’à l’entrée le célébrant s’avançait précédé de l’encensoir et des cierges, c’est maintenant le Saint Evangile, tenu bien haut par le diacre assisté du sous-diacre, qui s’avance, recevant les honneurs de la lumière et de l’encens. Lui sont dévolues les marques d’adoration réservées à Dieu : le diacre s’incline profondément devant lui et l’encense de trois coups, comme le saint sacrement. Les trésors de nos cathédrales ont conservé de somptueux évangéliaires calligraphiés à l’or sur des feuilles de parchemin teintes en pourpre, aux reliures rehaussées d’ivoires, d’émaux et de pierreries, splendides témoins des âges de Foi.

Avant le début de la lecture, on se signe par trois fois : le front, les lèvres, et le cœur, pour accorder notre esprit, nos paroles, et tout notre être avec le texte sacré. Pendant le chant de l’Evangile, on se tient debout, comme le serviteur qui attend les ordres de son maître. Les anciens coutumiers nous apprennent qu’à ce moment les rois déposaient leur couronne, et qu’en Pologne les chevaliers mettaient la main à l’épée, comme prêts à défendre la foi. L’Ancien Testament nous avait déjà donné l’exemple de cet empressement à écouter debout la Parole de Dieu : "Tout le peuple se réunit comme un seul homme sur la place qui est devant la porte des Eaux. Ils dirent à Esdras, le scribe, d’apporter le livre de la Loi de Moïse, qu’avait prescrite Yahvé à Israël… Esdras ouvrit le livre sous les yeux de tout le peuple — car il dominait tout le peuple — et quand il l’ouvrit, tout le peuple se tint debout. Esdras bénit Yahvé, le Grand Dieu, et tout le peuple répondit, mains levées : Amen! Amen! Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant Yahvé, le visage contre terre… Esdras lut dans le livre de la Loi de Dieu, traduisant et donnant le sens : ainsi comprenait-on ce qui était lu 1 ."

A la fin de la lecture, l’assemblée donne son assentiment par une acclamation. La plus répandue au moyen-âge était : Amen! comme le prescrit saint Benoît dans sa règle. On disait aussi : Deo gratias! ou bien encore : Laus tibi Christe! comme dans le missel de saint Pie V. On porte ensuite l’évangéliaire à baiser au célébrant, qui dit à voix basse : "Que ces paroles de l’Evangile effacent nos péchés." Au rit lyonnais le sous-diacre dit, en présentant le livre : "Hæc sunt sancta Evangelia (Voici les saints Evangiles)", et le célébrant répond : "Credo et confiteor (Je le crois et le confesse)."

La position du diacre dépendait de la situation de l’ambon, d’où il proclamait le texte sacré. L’usage se répandit cependant pour lui de se tenir au côté gauche du sanctuaire, tourné vers le nord, région du froid et des ténèbres, où n’a pas encore lui la lumière de l’Evangile. De même le célébrant à la messe basse lit-il l’Evangile au côté gauche de l’autel, légèrement tourné vers le nord et mains jointes, comme le diacre à la messe solennelle.

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1 Ne 8 1, 5-6, 8. (Notons que la lecture n’est pas faite en langue vernaculaire, puisqu’il faut traduire, et qu’elle est suivie d’une homélie.)

 

 

 

13

HOMÉLIE ET CREDO

 

"L’homélie, par laquelle au cours de l’année liturgique on explique, à partir du texte sacré, les mystères de la foi et les normes de la vie chrétienne, est fortement recommandée comme faisant partie de la liturgie elle-même 1 ." En parlant ainsi, la Constitution conciliaire sur la liturgie ne faisait que rappeler un usage plus ancien que l’Eglise elle-même. En effet, l’homélie était déjà de rigueur dans le culte synagogal : "Jésus entra dans la synagogue, selon sa coutume, pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il est écrit : "L’Esprit du Seigneur est sur moi, il m’a consacré par l’onction (etc.)." Puis, il replia le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur parler 2 …". Saint Paul fera de même au cours de ses voyages apostoliques, et les premières assemblées chrétiennes adopteront cet usage, ainsi que nous l’avons lu sous la plume de saint Justin3 . Deux choses caractérisent l’homélie : elle est un commentaire des lectures, et revient normalement, comme acte liturgique, au célébrant. Elle n’est donc pas seulement un discours sur Dieu : elle est un acte liturgique, un acte de Dieu agissant par le ministère de son Eglise.

Longtemps l’évêque prêcha assis, de son trône situé au fond de l’abside, face à l’assemblée. La position assise, héritée de la Synagogue, mettait en valeur cet aspect sacré, hiératique, de la prédication. Pour des raisons de commodité et d’acoustique, on prit l’habitude de prêcher soit debout devant l’autel, soit depuis une chaire située au milieu de la nef. Avec le Credo, nous arrivons à la conclusion de la première partie de la messe. Cet hymne, "autoritaire et imposant, déroulant la lente procession des dogmes", selon le mot de Huysmans 4 , est comme la réponse de l’assemblée, son adhésion à l’enseignement qui lui a été dispensé. On le désigne habituellement sous le nom de symbole, du grec sunbolos, qui signifiait dans l’antiquité "signe de reconnaissance", puis "mot de passe". Le Credo est bien le "mot de passe" des chrétiens. Le rituel du baptême demande au catéchumène de réciter le Symbole, après quoi seulement il peut accéder au bain de la nouvelle naissance et être effectivement compté parmi les disciples du Seigneur. Deux symboles sont en usage dans la vie chrétienne : au baptême, et dans les prières courantes, on récite celui des apôtres. A la messe, celui dit de Nicée-Constantinople, rédigé plus tard en réponse aux hérésies d’Arius (contre la divinité du Verbe), et de Macédonius (contre la divinité du Saint-Esprit). Ainsi, là où le Symbole des apôtres se contente de dire : "Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique", le deuxième développe : "Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, consubstantiel au Père, et par qui tout a été créé."

Le Credo, qui n’apparaît dans la messe qu’au VI e siècle, en protestation contre les hérésies, est réservé à certaines occasions : le dimanche, aux grandes fêtes en l’honneur de Notre-Seigneur, de la sainte Vierge, des Anges ou des saints, et à toutes les fêtes des apôtres. Sauf aux paroles et homo factus est, où ils s’agenouillent, par respect pour l’Incarnation, les fidèles se tiennent debout pendant le Credo : la rectitude de leur corps est à l’image de la rectitude de leur foi.

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1 Sacrosanctum Concilium, n. 52.

2 Lc 4 16-21.

3Voir chapitre 3.

4. En route, Plon, 1928, p. 318.

 

 

 

L’OFFERTOIRE

 

De même que le prêtre reçoit de toi

ce qu’il offre pour toi,

ainsi notre Prêtre reçoit de nous

ce qu’il offre pour nous : sa chair,

dans laquelle il a été fait sacrifice.

 

 

 

14

LA PROCESSION D’OFFRANDE

 

Pendant les dix premiers siècles, l’offertoire a revêtu la forme d’une longue procession des fidèles apportant chacun leur offrande, principalement sous la forme de pain et de vin destinés à devenir la matière du Sacrifice, mais aussi sous forme de dons en nature, destinés à la subsistance du clergé et aux aumônes en faveur des pauvres. A cette procession seuls les fidèles pouvaient prendre part, car les catéchumènes étaient congédiés solennellement par le diacre juste après la liturgie de la parole. N’étant pas encore comptés parmi les membres du Christ, ils ne peuvent pas s’unir véritablement à l’offrande du Sacrifice, sacrifice qui est toutefois offert aussi pour eux (et non par eux). L’ Ordo romanus primus, cérémonial papal du VII e siècle, décrit minutieusement cette procession : le pape, assisté de l’archidiacre, reçoit les offrandes de la noblesse, tandis que d’autres clercs recueillent celles du peuple. Ensuite, tandis que le pape se lave les mains, on fait deux parts de ces offrandes : sur l’autel, on dépose celles qui vont être consacrées, et à proximité le surplus qui pourra être distribué aux pauvres (c’est là l’origine du pain bénit de nos paroisses de naguère, offert par les fidèles, bénit par le prêtre à l’offertoire, et distribué à la sortie de la messe).

Arrêtons-nous un instant sur ce geste en apparence anodin : déposer les offrandes sur l’autel. Dans l’Ancien Testament, c’est un geste de lui-même sanctifiant 1 : "L’autel des holocaustes sera d’une éminente sainteté, et tout ce qui le touchera sera saint." Ainsi, simplement déposés sur l’autel, le pain et le vin sont déjà séparés des aliments profanes, comme destinés à devenir la victime du Sacrifice. Mais, nous le verrons, d’autres rites vont parfaire cette offrande.

Revenons maintenant à notre époque. A la messe solennelle, nous voyons d’abord le diacre apporter, à l’intérieur de la bourse, une sorte de petite nappe qu’il déploie au milieu de l’autel, le corporal, ainsi appellé parce que l’on posera dessus le corps du Christ. Au moyen-âge, et à la grand-messe papale jusqu’à notre époque, le corporal avait les dimensions d’une véritable nappe, couvrant toute la surface de l’autel. Survivance de la procession d’offrande : le pain et le vin ne sont pas sur l’autel dès le début de la messe, et nous voyons à l’offertoire le sous-diacre, les épaules recouvertes du voile huméral, apporter le calice et la patène avec l’hostie du célébrant. Un acolyte l’accompagne, portant le vin et l’eau dans deux petits vases (les burettes) et les hosties pour la communion des fidèles. Tous deux forment donc une sorte de procession réduite, apportant à l’autel les offrandes de pain et de vin au nom des fidèles.

Le rit traditionnel connaît d’autres cérémonies d’offrande : à la messe d’ordination, les ordinands viennent à l’autel au début de l’offertoire offrir chacun un cierge au pontife; et les messes d’enterrement comportaient encore il y a quelques années, en France, la procession des fidèles venant à l’entrée du sanctuaire apporter au prêtre leur obole. Enfin, la quête, qui a lieu à ce moment, ainsi que les honoraires de messe réglés au prêtre à l’avance, sont les derniers vestiges de la procession d’offrande.

On perçoit aisément la signification de ce geste : par là, le baptisé s’associe intimement à l’acte sacrificiel posé par le célébrant, c’est pourquoi le prêtre dit, juste après la consécration : "Nous, vos serviteurs (le prêtre et ses ministres), et avec nous votre peuple saint, nous offrons à votre glorieuse Majesté la victime parfaite…". De plus, en apportant son offrande, le baptisé s’offre lui-même : "Il est nécessaire que, lorsque nous accomplissons l’Action sacrificielle, nous nous immolions nous-mêmes à Dieu dans la contrition de notre cœur… Alors en effet l’hostie nous représentera auprès de Dieu, si nous-mêmes nous sommes faits hostie 2 ." On comprend dès lors que la cérémonie de la profession monastique ait lieu justement à l’offertoire de la messe, au cours duquel le profès place sur l’autel, avec l’hostie et le calice, la charte de profession signée de sa main.

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1 Ex 29 37.

2 Saint Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 59.

 

 

 

15

IL PRIT DU PAIN…

 

Nous avons vu au chapitre premier que les sacrements ont une matière et une forme. De par l’institution du Christ lui-même, la matière de l’Eucharistie est d’une part le pain de froment, qu’il soit azyme (sans levain) selon l’usage traditionnel de l’Eglise latine, ou bien levé (comme parfois en Orient); et d’autre part le vin naturel de raisin, vin blanc (selon l’usage moderne répandu en Occident, qui évite de tacher les linges d’autel), ou rouge (couleur du sang, selon l’usage ancien conservé en certains pays), mêlé d’un peu d’eau. Le choix du pain comme matière de l’eucharistie est particulièrement significatif : "Le froment a été donné à l’homme pour être l’aliment de sa pénitence au moment où nos premiers parents ont été chassés de l’Eden : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front 1 ." Ainsi, de l’Eden jusqu’à la sainte messe, le froment a traversé les siècles, arrosé des sueurs et des larmes de l’humanité pénitente 2 ." Nos premiers pères y ont vu aussi le signe de l’unité de l’Eglise : "Comme ces grains, qui étaient dispersés, ont été réunis pour faire un seul pain, de même, des extrémités de la terre, réunis ton Eglise dans ton Royaume 3 ."

Un symbolisme semblable s’applique au vin, auquel s’ajoute celui de préfiguration des joies de l’éternité : "En vérité, je vous le dis, je ne boirai jamais plus du fruit de la vigne jusqu’au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu 4 ."

Quant à la forme de l’eucharistie, ce sont les paroles de la consécration, au centre du canon.

Les vases sacrés utilisés pour la célébration de la messe sont au nombre de trois. La patène, petite assiette sur laquelle on met la grande hostie (pour le célébrant) et, s’il y a peu de communiants, les hosties qui leur sont destinées; le calice, dans lequel on va consacrer le vin; et le ciboire, ayant l’aspect d’un calice doté d’un couvercle, pour mettre les petites hosties s’il y a beaucoup de communiants, et les conserver dans le tabernacle après la messe. L’usage traditionnel veut que les vases sacrés soient dorés, au moins à l’intérieur. Le calice et la patène sont de plus consacrés par l’évêque, le ciboire étant seulement bénit.

Les linges sacrés sont, en plus du corporal, la pale (petit carré de tissu rendu rigide par l’adjonction d’un carton) qui sert à couvrir le calice afin que rien ne puisse tomber accidentellement dans le Précieux sang, et le purificatoire, avec lequel on essuie le calice, à la fin de la messe. Le prêtre l’utilise aussi pour se sécher les doigts (qui ont touché le corps du Christ) après qu’il les a lavés.

Les vases sacrés, de même que les linges sacrés, ne doivent être manipulés que par les clercs, ou bien, à leur défaut, par les sacristains laïcs ayant reçu du prêtre cette charge.

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1 Gn 3 19.

2 Gréa, op. cit. p. 33.

3 Prière eucharistique des Constitutions Apostoliques (IV e s.)

4 Mc 14 25.

 

 

 

16

RITES DE L’OBLATION

 

La procession d’offertoire en usage dans la messe romaine pendant plusieurs siècles fut accompagnée assez tôt d’un chant de psaume, expression du caractère sacré de cette offrande, ainsi que de son caractère joyeux : "Le Seigneur aime celui qui donne avec joie 1 ." L’antienne d’offertoire de notre missel , chantée par la schola ou bien lue par le célébrant, est un vestige de ce psaume. Plusieurs de ces antiennes sont de véritables chefs-d'œuvre, comme celle du 18 e dimanche après la Pentecôte, où Moïse préfigure le Christ et son sacrifice : "Sanctificavit Moyses… Moïse consacra un autel au Seigneur, y offrant des holocaustes et immolant des victimes; en présence de tout le peuple d’Israël, il offrit le sacrifice du soir, sacrifice d’agréable odeur au Seigneur Dieu" ou bien, sur le thème semblable de l’intercession du Christ en faveur de son peuple, l’admirable Precatus est : "Moïse se mit en prière devant le Seigneur son Dieu, et il dit : "Pourquoi, Seigneur, te mettre en colère contre ton peuple? Apaise la colère de ton âme. Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, a qui tu as juré de donner un pays où couleraient le lait et le miel." Et le Seigneur s’apaisa; il renonça au châtiment dont il avait menacé son peuple."

Le prêtre reçoit du diacre l’hostie posée sur la patène (nouveau vestige de l’offrande des fidèles : le prêtre reçoit ce qu’il offre). Puis il l’élève vers Dieu, dans un geste d’oblation, en disant : "Recevez, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette hostie [du latin hostia, victime] immaculée, que je vous offre […] pour tous les fidèles vivants et morts, qu’elle leur obtienne le salut éternel." On remarque que l’hostie est déjà appelée "victime immaculée", de même que chez les byzantins on la nomme "Agneau". Au rit dominicain, en donnant la patène au célébrant, le diacre lui dit : "Immolez à Dieu ce sacrifice de louange." Des esprits exagérément soucieux de logique se sont interrogés sur la légitimité de cette anticipation, que l’on retrouve d’ailleurs dans la première partie du canon romain. Dom Paul Tirot, moine de Solesmes, répond avec raison : "…la prière liturgique de l’Eglise ne suit pas notre logique cartésienne : elle anticipe, elle rappelle, elle va, elle vient, avec une liberté qui est celle de l’Esprit de Dieu et de la poésie. C’est un des reproches que l’on peut faire à la récente réforme liturgique, d’avoir voulu "rationaliser" la prière liturgique, en voulant y mettre un "ordre" qui n’est pas dans son esprit, et de l’avoir ainsi dépoétisée. On commence à s’en rendre compte, et à regretter le lyrisme de l’ancienne liturgie 2 ."

Les prières d’offertoire, dites en silence par le prêtre, apparaissent vers le VIII e siècle. La procession d’offrande perdant, avec l’usure du temps, un peu de son ampleur d’une part, et la théologie du sacrifice eucharistique se développant d’autre part, la dévotion des prêtres aima s’exprimer dans ces formules heureuses, riches de doctrine, et que les siècles nous ont transmises. "Le prêtre, parlant en son nom propre, poursuit dom Tirot, implore, avant d’entrer dans la grande prière eucharistique et sacrificielle, le pardon de ses fautes, et il insiste très opportunément sur le caractère sacrificiel de l’offrande qu’il va faire "in persona et virtute Christi". Ce caractère est en effet très discrètement exprimé dans les prières consécratoires : "ce Corps livré pour vous", "ceci est la coupe de mon Sang qui sera versé pour vous". Il était donc très utile que l’Eglise, dans la conscience plus grande qu’elle prenait de l’aspect essentiellement sacrificiel de la Messe, insistât sur ce caractère dans les prières d’offertoire. Le Concile de Trente en a compris l’opportunité contre l’hérésie qui le niait. Il est peut-être plus urgent que jamais de le souligner 3 ." Et il conclut : "La curie romaine a retenu les prières ayant le plus de valeur doctrinale […] dans les traditions franque, germanique, et celtique 4 ." Elles ont disparu du missel de 1970, ce qui est une perte inestimable, et l’on ne saurait trop se faire l’écho de la requête que formule dom Tirot 5 , pour que, dans une nouvelle édition du missel de Paul VI, on redonne place à ces prières vénérables auprès desquelles les nouvelles formules, il faut bien le dire, font pâle figure.

Ayant offert le pain, le célébrant trace sur le corporal, avec la patène, un signe de croix à l’endroit où il va poser l’hostie : c’est sur la croix que s’offre la victime.

Le diacre verse ensuite le vin dans le calice. Puis le sous-diacre fait bénir l’eau par le prêtre, avant d’en verser un peu dans le calice. Le prêtre bénit l’eau, car elle représente l’assemblée des fidèles, qui ont besoin d’être purifiés pour prendre part au sacrifice. (On explique ainsi qu’à la messe des défunts on ne bénisse pas l’eau, car ce ne sont plus les vivants que l’on a en vue, mais les âmes du purgatoire.)

Le symbolisme de l’eau mêlée au vin apparaît dans l’oraison que le prêtre récite à ce moment : que nous soyons absorbés par le Christ comme la goutte d’eau par le vin 6 . Dans les rits milanais, lyonnais et cartusien, une prière différente évoque à ce moment-là "l’eau et le sang sortis du côté du Christ en rémission des péchés".

Le célébrant offre alors le calice : "Nous vous offrons, Seigneur, le Calice du salut. Qu’il s’élève en un parfum agréable en présence de votre divine Majesté, pour notre salut et celui du monde entier." Puis il le dépose sur le corporal en traçant un signe de croix.

A la grand-messe, le pain et le vin sont encensés, en signe d’offrande et de sacrifice. La prière de bénédiction de l’encens évoque "l’archange saint Michel, qui se tient à la droite de l’autel de l’encens, et tous les élus" : nouvelle évocation de la grande liturgie céleste, dont nos liturgies de la terre sont le reflet.

L’encensement achevé, on procède au lavabo : le servant verse de l’eau sur les mains du prêtre. Les liturgistes s’accordent à reconnaître à cette ablution, dès les origines, une signification spirituelle. C’est un geste de purification intérieure, sans lequel l’homme ne saurait s’avancer à l’autel du sacrifice. On le trouve déjà dans le Livre de l’Exode : "Lorsqu’Aaron et ses fils devront entrer dans la Tente de Réunion, ils feront une ablution d’eau, pour échapper à la mort 7 ."

De retour au centre de l’autel, le célébrant récite une dernière oraison en silence, le Suscipe Sancta Trinitas, qui est comme un résumé de toute la messe : sacrifice qui doit être agréé par Dieu (Recevez, Trinité Sainte…), offert en mémoire de la Passion et de la Résurrection, et unissant l’Eglise de la terre à celle du Ciel : "que cette offrande soit, pour Vous et ceux qui partagent déjà Votre gloire, une source d’honneur, et pour nous une cause de salut; que daignent intercéder pour nous au Ciel ceux dont nous célébrons la mémoire sur la terre."

Pour cette dernière supplication silencieuse, le prêtre se tient légèrement incliné devant l’autel. Attitude empruntée au cérémonial de cour : on s’incline ainsi pour offrir au roi un présent.

Parvenu au seuil du mystère et conscient de son indignité, le prêtre se tourne vers l’assemblée et se recommande à la prière des fidèles, puisque c’est pour eux qu’il va offrir le sacrifice : "Orate, fratres… Priez, mes frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréé par Dieu, le Père tout-puissant."

Ensuite, tourné vers l’autel, le célébrant tend à nouveau les bras vers le ciel pour réciter la Secrète, ou "prière sur les offrandes". Pendant les premiers siècles, c’était la seule prière de tout l’offertoire. A l’instar de la collecte, qui conclut les rites d’entrée, et de la postcommunion, qui conclut ceux de la communion, cette prière, conclusion des rites d’offrande, était aussi chantée. Avec l’apparition, à l’offertoire, des prières dites en silence, on en vint assez naturellement à dire aussi à voix basse cette oraison, d’où, d’après les anciens liturgistes, son nom de "secrète". D’autres auteurs, après Bossuet, s’appuient sur l’étymologie (secreta = séparés) pour dire que la secrète est l’oraison récitée sur les oblats séparés du reste des dons pour devenir la matière du sacrifice.

La secrète est généralement une prière au contenu théologique très dense : les termes de présents, offrandes, oblation, sacrifice, hostie, etc. y reviennent à l’infini. Ces dons, présents sur l’autel, sont offerts pour "passer" dans le sacrifice du Christ : "Nous vous offrons, Seigneur, ces dons destinés à être consacrés…" Citons en entier la secrète du lundi de Pentecôte, qui expose en une formule concise toute la théologie du sacrifice et de notre union à la Victime : "Dans votre bonté, Seigneur, daignez consacrer ces dons, et, en acceptant l’offrande de ce sacrifice spirituel, achevez de faire de nos personnes elles-mêmes une offrande éternelle."

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1 2 Co 9 7.

2 Histoire des prières d’offertoire dans la liturgie romaine, du VII e au XVI e s. (Rome, CLV, 1985, p. 77.)

3 Op. cit. pp. 77-78.

4 Op. cit. p. 134.

5 Op. cit. p. 135.

6 "Quand le vin est mêlé d’eau dans le calice, le peuple est uni au Christ." (S. Cyprien, Ep. 63 ad Cæcilium, 13, P.L. 4, 384.)

7 Ex 30 19.

 

 

 

LES SAINTS MYSTÈRES

 

Le moment solennel approche, le prêtre

élève ses regards et ses mains vers le

ciel, et entre, pour ainsi dire, dans le

Saint des saints; il y parle secrètement

au Seigneur, dans ce silence grave et

mystérieux qui convient à ce sacrement

 

 

 

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LA PRIÈRE DU CANON

 

D’où vient le mot "canon"? C’est la transcription littérale du mot grec kanwn, qui signifie "règle". Très tôt, la prière eucharistique a été appelée Canon Actionis, règle de l’Action sacrée; ou Canonica Prex, prière réglée, officielle, d’où la dénomination française de "canon de la messe". Le canon est la partie centrale de la messe, qui culmine avec la consécration.

A quel moment commence le canon? Les historiens de la liturgie nous expliqueront (avec raison) que le canon commence dès la préface. Un des plus anciens témoins manuscrits de la messe romaine, le Sacramentaire gélasien, porte ces mots avant le dialogue de la préface : Incipit canon actionis. Si le canon est le cœur de la messe, on comprend aisément la nécessité d’un prélude majestueux et solennel, sorte d’arche sacrée par laquelle on accède au mystère. C’est la fonction du dialogue de la préface : tout d’abord l’habituel Dominus vobiscum, qui précède la prière, mais que le célébrant, cette fois chante sans se retourner vers l’assemblée, car une fois inaugurée l’Action sacrée, il ne saurait se détourner de l’autel. Puis, les mains tendues vers le ciel, il ajoute : "Sursum corda… Elevons nos coeurs!" A quoi le peuple répond, avec enthousiasme 1 , "Habemus ad Dominum… Nous les tournons vers le Seigneur!" Vient ensuite l’action de grâces 2 : le prêtre s’incline : "Gratias agamus Domino Deo nostro… Rendons grâces au Seigneur notre Dieu". Après la réponse du peuple, le célébrant, les mains levées dans l’attitude de l’Orante (il les gardera ainsi pendant tout le canon), entonne : "Vere dignum et iustum est, æquum et salutare… Vraiment, il est digne et juste, équitable et salutaire…" Cette apostrophe solennelle est servie par une mélodie grégorienne, sobre et majestueuse, qui est un véritable chef-d’oeuvre. Mozart aurait fait volontiers, dit-on, le sacrifice de tout son œuvre en échange de l’honneur de l’avoir composée.

Voilà le premier mouvement de la prière eucharistique : une immense action de grâces que le Christ Prêtre fait monter vers son Père, et qui culmine dans l’hymne du Sanctus, union de la terre et du ciel dans une même louange : "Joins-toi au peuple saint, dit saint Grégoire de Nysse, et apprends les paroles cachées, proclame avec nous ce que chantent les séraphins aux six ailes 3 …".

A cette exultation débordante succède le silence : c’est le deuxième mouvement de la prière eucharistique, le mystère qui descend du ciel dans une grande paix. Tel le grand-prêtre de l’ancienne alliance, le célébrant se détache du peuple et s’avance vers le Dieu de toute sainteté pour lui offrir le sacrifice : "Que toute chair mortelle garde le silence et se tienne avec crainte et tremblement; que nulle considération terrestre ne la domine. Car voici que le Roi des rois et Seigneur des seigneurs, le Christ notre Dieu, s’avance pour être sacrifié…", chante la liturgie grecque de saint Jacques. Dans l’Eglise romaine, c’est dès le début du moyen-âge que se répand l’usage de prononcer à voix basse le texte du canon, afin que même la voix du célébrant ne vienne pas rompre le silence sacré. Les liturgistes carolingiens nous disent en effet que l’usage de réciter le canon à voix basse s’est introduit par respect pour les paroles qu’il renferme, "ne verba tam sacra vilescerent, afin que des paroles si saintes ne soient pas avilies 4 ".

Une étude un tant soit peu sérieuse des diverses parties du canon romain en fait aisément apparaître l’antiquité, la profondeur théologique, la beauté littéraire, et l’agencement harmonieux de ses divers éléments.

Cette longue prière adressée au Père s’ouvre sur une demande : un peu dans le prolongement de la Secrète, le prêtre demande que soient agréés ces dons et ce sacrifice, offerts pour la sainte Eglise (Te igitur), et en particulier à l’intention de tels ou tels fidèles (Memento), qu’il ose recommander en raison de leur communion avec toute l’Eglise du ciel (Communicantes). Remarquons au passage la belle ordonnance, due à saint Grégoire, de la liste de saints de cette dernière prière, groupés selon un ordre hiérarchique rigoureux. D’abord la Vierge Marie, sainteté immaculée 5 , puis un groupe de vingt-quatre saints (cf. les vingt-quatre Anciens de l’Apocalypse 6 ) : douze apôtres et douze martyrs. Parmi ces derniers, six pontifes, deux clercs, et quatre laïcs.

Parvenu au seuil du mystère, le prêtre recommande une nouvelle fois au Père les membres de son Eglise, demandant pour eux la grâce de la persévérance finale (Hanc igitur). Puis la demande d’acceptation du sacrifice est précisée : que cette offrande devienne le corps et le sang de Jésus-Christ, le Fils bien-aimé (Quam oblationem).

Nous voici parvenus à la consécration, c’est-à-dire au moment de la messe où, "par les paroles du Christ que prononce le prêtre, agissant "dans la personne du Christ", le pain et le vin deviennent véritablement le corps et le sang du Christ 7 ". C’est donc le point culminant de la messe. On s’est étonné de ce que les paroles de la consécration, telles qu’elles se trouvent dans le canon, ne soient pas tirées littéralement de la Sainte Ecriture. C’est oublier que l’on a célébré la messe bien avant la rédaction des épîtres et des évangiles, et que nous avons affaire ici à une tradition pré-scripturaire. Une étude systématique des formules consécratoires des différentes liturgies montre d’ailleurs à l’évidence que les textes les plus anciens sont les moins proches de la lettre de l’Ecriture. De plus, l’ensemble du récit de l’institution de l’eucharistie a reçu, dans le canon, une formulation intentionnellement très soignée, visant à mettre en relief son caractère éminemment sacré : "…il prit le pain dans ses mains saintes et vénérables, et, les yeux levés vers vous, Dieu, son Père tout-puissant… ". Les liturgies orientales ne sont pas en reste : "… dans ses mains saintes, divines, immortelles, immaculées et créatrices…" (rit arménien). La formule de consécration du vin, particulièrement développée, montre que la nouvelle alliance, scellée dans le sang de Jésus, est un dessein éternel de Dieu (l’alliance nouvelle et éternelle). Quant à l’expression Mysterium fidei, le Mystère de la foi, elle semble tirée de saint Paul : "Que les diacres gardent le mystère de la foi dans une conscience pure 8 ." Associant cette parole au fait que la dispensation du Précieux Sang est l’objet propre du ministère des diacres, l’Eglise entend par Mysterium fidei le Sang de Dieu répandu pour le salut du monde.

La suite du canon est comme une interprétation du mystère qui vient de s’accomplir. Ce sacrifice récapitule toute l’oeuvre du salut : Passion, Résurrection et Ascension de Notre-Seigneur, et c’est en Sa mémoire que nous offrons au Père l’hostie pure, sainte, et immaculée (Unde et memores). Qu’il daigne l’agréer, comme il a agréé les sacrifices des justes de l’ancienne alliance (Supra quæ); bien plus, qu’il daigne la recevoir sur son autel céleste, afin que la communion nous comble des bénédictions du ciel (Supplices). Que le Seigneur se souvienne aussi de ceux qui ne pourront communier à ce sacrifice : nos frères défunts; qu’il leur accorde la lumière et la paix (Memento). Qu’il accorde enfin à ceux qui sont consacrés à son service, et qui se savent pécheurs, une place dans l’assemblée des saints (Nobis quoque peccatoribus).

Le canon s’achève par deux "doxologies" (louanges de gloire). La première (Per quem) en l’honneur du Christ, par qui le Père crée ces dons que nous offrons (offertoire), les sanctifie (consécration), et nous les donne (communion). La seconde (Per ipsum) est trinitaire, et constitue comme la majestueuse conclusion du canon.

On peut remarquer que le canon met en valeur les quatre fins du sacrifice :

L’adoration (sacrifice latreutique) éclate dès le début, dans le chant de la préface : "Par (le Christ), les Anges louent votre majesté, les Dominations l’adorent, les Puissances la révèrent…" Puis le prêtre s’incline pour l’hymne de louange et d’adoration : "Saint, saint, saint, le Seigneur, Dieu de l’armée du Ciel; le ciel et la terre sont remplis de votre gloire…", comme il s’inclinera profondément (attitude d’adoration) au Te igitur et pendant le Supplices. Les nombreuses génuflexions du célébrant (à chaque fois qu’il doit toucher les saintes espèces), les rites de la consécration et de l’élévation, sont autant d’illustrations de cet aspect latreutique du sacrifice de la messe. L’action de grâces (sacrifice eucharistique) ressort aussi dès la préface : "Gratias agamus… Rendons grâces à notre Dieu et Seigneur !… Vere dignum… Vraiment il est digne et juste… de vous rendre grâces toujours et partout, Seigneur, Père Saint…, par le Christ notre Seigneur…" De quoi rend-on grâces? De la "bienheureuse passion, de la résurrection, de la glorieuse ascension" du Fils, de l’oeuvre de notre salut, renouvelée à chaque messe.

La satisfaction (sacrifice propitiatoire) est mise de nombreuses fois en valeur. C’est bien ce sacrifice qui nous délivre du péché : "ils vous l’offrent pour le rachat de leur âme" (Memento des vivants), "…le calice de mon Sang, versé en rémission des péchés…" (consécration), "recevez avec bienveillance cette offrande de votre famille entière : veuillez nous arracher à l’éternelle damnation" (Hanc igitur). Quant au caractère impétratoire (prière de demande) de ce sacrifice, il faudrait citer presque tout le canon, parcouru du début à la fin d’une ardente supplication : l’In primis (prière pour l’Eglise), les deux Memento, le Hanc igitur, le Nobis quoque… Qui est l’auteur du canon? Il serait puéril de vouloir trouver un auteur à un texte qui a mis six siècles à parvenir à un stade quasi définitif. On peut par contre distinguer aisément plusieurs "couches" de rédaction :

Un substrat pré-chrétien : le lyrisme de la préface, ainsi que le dialogue qui la précède, dénotent une inspiration juive. Certaines expressions du canon proviennent sans conteste de l’Ecriture sainte. Le canon est en quelque sorte "pétri" de la Bible. Par exemple, dans le Memento des vivants, l’expression pro redemptione animarum suarum évoque pretium redemptionis animæ du psaume 48, et les mots reddunt vota sua æterno Deo évoquent l’expression Vota mea Domino reddam du psaume 115. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l’infini. D’autre part, l’exclamation Vere dignum et justum est ! retentissait déjà dans les assemblées de la Rome antique.

Le récit de la Cène, la consécration, la doxologie finale (sous une forme moins évoluée que celle que nous lui connaissons), nous mettent en contact direct avec l’Eglise des Apôtres et des martyrs, l’Eglise des premiers saints. De même que l’In primis (prière pour l’Eglise) évoque irrésistiblement les antiques oraisons du vendredi saint.

Enfin, on tient pour vraisemblable (ou même pour assurée, selon les cas) l’intervention, dans la rédaction du canon ou dans l’organisation de ses parties, des papes saint Sixte (II e s.), saint Damase (IV e s.), saint Léon le Grand et saint Gélase (V e s.); et enfin saint Grégoire le Grand (VI e s.), qui nous a pratiquement laissé le canon dans son état actuel.

L’auteur du canon? C’est l’Eglise, tout simplement. L’Eglise des Apôtres, des martyrs et des saints. Aussi est-ce à bon droit que les anciens comparaient le canon au Saint des Saints de l’ancienne loi. L’Ordo romanus primus dit en effet, après le Sanctus, où tout le clergé est incliné, "le Pontife se redresse seul et entre en silence dans le Canon…", tel le grand prêtre de l’Ancien Testament pénétrant dans le Saint des Saints. Un missel de Clermont et Saint-Flour, au XV e siècle, faisait d’ailleurs réciter cette prière au célébrant, juste avant le canon : "Brisez, Seigneur, nous vous en supplions, les chaînes de nos péchés, pour que nous puissions entrer l’âme purifiée dans ce Saint des Saints."

Le liturgiste dom Botte écrivait en 1953, avec sa fougue habituelle : "Quant à l’ordo romain, du moins pour ce qui est du texte des prières, il n’a pour ainsi dire pas changé depuis le XIII e siècle. […] Nous pourrions célébrer la sainte messe avec un missel de la Curie, nous n’y remarquerions qu’une douzaine de mots de différence. […] Soyons surtout reconnaissants aux gens du moyen-âge de nous avoir gardé le canon dans sa pureté, et de n’y avoir pas fait entrer leurs effusions personnelles ni leurs idées théologiques. On se figure quelle salade nous aurions aujourd’hui s’il avait été permis à chaque génération de refaire le canon à la mesure des controverses théologiques ou des nouvelles formes de la piété. Il est à souhaiter que l’on continue à imiter le bon sens de ces hommes […] qui comprenaient que le canon n’était pas pour eux un champ d’exercice. C’était à leurs yeux l’expression d’une tradition vénérable, et ils sentaient qu’on ne pouvait pas y toucher sous peine d’ouvrir la porte à toute sorte d’abus 9 ." C’est donc avec raison que le vénérable canon romain peut véritablement être appelé "le saint canon, sacer canon", selon le mot du concile de Trente 10 ; et il restera toujours la forme irremplaçable, l’expression la plus sacrée et la plus adéquate de la Prière eucharistique de la liturgie romaine.

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1 En grec, enthousia veut dire "inspiration divine".

2 C’est le sens du mot grec eucharistia.

3 Du baptême, P.G. 46, 421.

4 Cité par Battifol, Leçons sur la messe, Paris, 1941, p. 209.

5 Jean XXIII y a joint le nom de saint Joseph.

6 Ap 4 4.

7 Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, Paris, 1991, n° 417.

8 1 Tm 3 9.

9 L’ordinaire de la messe, Ed. du Cerf/Mont César, 1953, pp. 26-27. L'inquiétante prolifération des prières eucharistiques, de nos jours, ne donne-t-elle pas un relief saisissant à ces paroles prophétiques? "D’autant plus, dit le cardinal Ratzinger, que leur qualité [de ces prières eucharistiques] et leur convenance théologique sont parfois à la limite du supportable." (La célébration de la foi, Téqui, 1985, pp. 72-73).

10 Sess. XXII, De ss Missæ sacrificio, cap.4; Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion symbolorum, Herder, 1976, n. 1745.

 

 

 

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LES GESTES DU SACRIFICE

 

Que signifient les signes de croix que trace le prêtre sur l’hostie et le calice ? Ils évoquent en premier lieu l’idée de bénédiction. Ainsi, par exemple, le prêtre bénit l’hostie avant de la consacrer, au moment où il dit benedixit. Mais, à en croire les historiens de la liturgie, leur rôle premier est plutôt de désigner les offrandes, en soulignant ainsi les paroles du célébrant. C’est le "geste oratoire" de l’antiquité. A chaque fois qu’il mentionne les oblats, le célébrant les désigne par le signe de croix. Avant la consécration, pour attirer notre attention sur le mystère qui va s’accomplir, mais aussi après, pour proposer les saintes espèces à notre adoration. Il ne se contente pas d’un geste de la main : comme pour insister, et pour rappeler que cette hostie est la victime du sacrifice du Calvaire, il use du signe de la croix. On s’est parfois étonné du grand nombre de ces signes.

Mais, loin d’être une surcharge, la répétition des gestes, des rites et des paroles est un procédé caractéristique de l’expression liturgique. En agissant ainsi, l’Eglise ne fait que se placer au diapason de la liturgie céleste : l’Apocalypse ne décrit-elle pas les quatre Vivants "qui ne cessent de répéter jour et nuit : "Saint, saint, saint, Seigneur, Dieu, Maître-de-Tout""? Hymne grandiose ponctuée par les prostrations des vingt-quatre Vieillards, indéfiniment répétées : "Et à chaque fois que les Vivants offrent gloire, honneur et action de grâces à Celui qui siège sur le trône et qui vit dans les siècles des siècles, les vingt-quatre Vieillards se prosternent devant Celui qui siège sur le trône, pour adorer Celui qui vit dans les siècles des siècles 1 …" Déclarer superflues ces répétitions, ne serait- ce pas méconnaître profondément une loi élémentaire de toute action cultuelle?

Notons aussi que le souci de nos Pères de respecter les moindres détails dans la célébration de la messe était tel qu’au début du moyen-âge, saint Boniface demandait au pape Zacharie "en combien d’endroits, dans la célébration du canon, il fallait faire des croix" et le pape lui envoya un manuscrit où il avait noté le nombre de signes requis. Pendant la prière Hanc igitur, le prêtre étend les mains sur l’hostie et le calice. Il s’agit là d’un geste dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Au sens naturel, il exprime une prise de possession. On dit : "mettre la main sur quelqu’un". Quand l’évêque impose les mains à l’ordinand pour lui conférer le sacerdoce, quand le prêtre impose la main au catéchumène dans les rites du baptême, ils en prennent littéralement possession au nom de l’Eglise. Mais, dans le domaine religieux, c’est aussi un geste de bénédiction, un geste qui communique la grâce. "Souviens-toi, écrit Paul à Timothée, de la grâce de Dieu que tu as reçue par l’imposition de mes mains 2 ." Le moyen-âge a vu de plus dans ce geste, accompli sur les offrandes de la messe, une évocation particulièrement suggestive des sacrifices de l’ancienne alliance. "Aaron, dit le Lévitique au sujet du bouc émissaire, posera les deux mains sur la tête de l’animal encore vivant et confessera toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il enverra celui-ci au désert, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride 3 ." Pouvait-on signifier plus clairement que le pain et le vin vont devenir dans un instant l’Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde ?

Le célébrant lève les yeux au ciel avant la consécration. Les évangélistes rapportent que Notre-Seigneur a ainsi élevé les yeux vers le ciel en diverses occasions, lors des actes les plus importants de son ministère : devant le tombeau de Lazare 4 ; avant de guérir le sourd-muet 5 ; au début de la prière sacerdotale, juste avant sa Passion : "Levant les yeux au ciel, il dit : Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils 6 …". Mais c’est sans doute du récit de la multiplication des pains 7 que s’inspirent plus directement les gestes du prêtre : "Le regard levé vers le ciel, Il bénit le pain et le rompit." Agissant à la messe in persona Christi, le prêtre exprime par ce regard cette union profonde et mystérieuse entre lui-même et le Christ, et le Christ et son Père.

Notons que le célébrant élève aussi les yeux vers le ciel au début du canon, et à sept autres moments pendant la messe, notamment au cours de l’offertoire.

Parmi les signes qui manifestent le respect de l’Eglise pour la consécration, il faut mentionner en premier lieu l’élévation de l’hostie. Comment cet usage est-il apparu? Rappelons tout d’abord que le XI e siècle avait été gravement secoué par les hérésies de Bérenger de Tours (†1088), qui niait la réalité de la consécration et de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Cette crise, et la réaction saine qu’elle suscita chez les théologiens et dans toute l’Eglise, ont puissamment contribué à attirer l’attention des fidèles sur l’hostie consacrée, objet d’une telle controverse. Ainsi naît "le désir de voir l’hostie", courant extrêmement caractéristique de la piété médiévale. C’est pour accéder à ce désir du peuple chrétien que, dès la fin du XII e siècle, une ordonnance de l’archevêque de Paris, Eudes de Sully, prescrit au célébrant d’élever l’hostie après la consécration, "ita ut possit ab omnibus videri, de telle sorte qu’elle puisse être vue par tous 8 ". Coutume qui, de la grande ville universitaire, se répandra rapidement dans tout l’Occident. Afin que le célébrant ne soit pas gêné pour élever l’hostie et le calice, le diacre ou le servant soulève légèrement l’arrière de la chasuble.

En second lieu, l’usage de tenir des flambeaux autour de l’autel pendant le canon. A l’origine de ce rite, une ordonnance des Chartreux, au XIII e siècle, prescrit qu’à la messe matinale, célébrée dans la pénombre, le diacre ou le servant tienne un cierge derrière le célébrant "ut corpus Christi possit videri, afin que l’on puisse voir le Corps du Christ 9 ". Cet usage se répandit et se développa, et on prescrivit deux, quatre, et même jusqu’à six flambeaux tenus par des clercs, formant comme une garde d’honneur autour de l’autel. De là aussi vient l’usage, notamment au rit dominicain, du cierge supplémentaire que le servant place sur l’autel au début du canon.

Ensuite, la génuflexion du célébrant après la consécration. Jusqu’à la fin du moyen-âge, la liturgie connaissait principalement trois marques d’adoration : l’inclination, la génuflexion à deux genoux, et la prostration de tout le corps à terre. La génuflexion que nous connaissons aujourd’hui, consistant à mettre un genou en terre et à se relever aussitôt, ne fut pendant longtemps qu’un geste d’hommage civil adressé aux princes temporels. Aussi la première marque d’adoration que l’on vit faire au célébrant, au début du XIII e siècle, fut une inclination profonde, aussitôt après la consécration, avant même de présenter l’hostie à l’adoration des fidèles, témoignant ainsi de son respect dès le miracle de la transsubstantiation (changement du pain et du vin au corps et au sang du Christ) accompli. Au siècle suivant, la génuflexion commence à supplanter l’inclination et, dès la fin du XV e siècle (soit un siècle avant le Concile de Trente), le missel romain ajoute une deuxième génuflexion, après l’élévation de l’hostie, et prescrit de faire de même à la consécration du calice. Dans la suite de la messe, à chaque fois que le célébrant doit toucher l’hostie ou le calice, il fait au préalable une génuflexion.

A la messe solennelle, pendant le canon, le sous-diacre, les épaules couvertes du voile huméral, porte la patène à hauteur de son visage. L’origine de cet usage est à chercher dans la liturgie papale du haut moyen-âge : la patène de grande dimension qui avait servi à recevoir les offrandes aurait gêné le célébrant au cours du canon si on l’avait laissée sur l’autel. On la fit alors porter par un servant, les mains respectueusement couvertes d’un voile, et l’usage s’en est conservé. Les siècles suivants y ont ajouté une signification "mystique" : le sous-diacre se voile le visage devant l’autel, comme les séraphins devant le trône de l’Eternel.

Enfin, l’attitude des fidèles pendant la consécration. En 1201 le cardinal Guido, légat du pape, publia à Cologne l’ordonnance suivante : "Qu’à l’élévation de l’hostie, tout le peuple dans l’église s’agenouille, au son de la clochette 10 ." C’est le premier témoignage que nous ayons à ce sujet. Rapidement, des prescriptions semblables s’observent en d’autres lieux. L’usage a prévalu depuis de s’agenouiller un peu avant la consécration, de s’incliner à chacune des génuflexions du célébrant, et de garder les yeux fixés sur l’hostie pendant l’élévation. Au début du XX e siècle le pape saint Pie X y encourageait les fidèles, en attachant des indulgences à la récitation de l’invocation "Mon Seigneur et mon Dieu!" pendant l’élévation. Notons de plus que, dès le début du XII e siècle, l’élévation est aussi sonnée au clocher de l’église, au cours de la grand-messe, afin que les absents eux-mêmes puissent se tourner vers l’église et adorer le Seigneur dans son Sacrement, coutume encore en usage dans de nombreux monastères.

A quel moment précis faut-il s’agenouiller et se relever à la grand-messe? Le missel de 1962, dans le chapitre intitulé De la manière de se mettre à genoux, assis ou debout pendant la messe, ne donne que les règles à suivre par le clergé présent dans le chœur. Les fidèles s’y conforment généralement. Ainsi, on s’agenouille après le chant du Sanctus (ou bien à la sonnerie de cloche précédant la consécration), on se tient à genoux pendant la consécration, puis debout jusqu’à la communion. Aux temps de pénitence au contraire, par exemple en carême, on reste à genoux pendant tout le canon; mais pas le dimanche, qui n’est jamais jour de pénitence puisqu’on y célèbre la Résurrection de Notre-Seigneur.

Il existe cependant des coutumes légèrement différentes selon les pays, les régions, ou les ordres religieux. En France, la coutume générale est se mettre à genoux pendant tout le canon (après le Sanctus) même à la grand-messe le dimanche, et de se relever au Pater. Dans la pratique, le mieux est de se conformer à l’usage du lieu.

Autre signe de respect : après la consécration, le célébrant garde joints le pouce et l’index de chaque main. On sait en effet que Notre-Seigneur est présent en chaque partie de l’hostie consacrée, si petite soit-elle, exactement comme dans l’hostie entière : "Quand l’hostie est partagée, ne t’émeus pas et souviens-toi que chaque fragment contient autant que l’hostie tout entière 11 ." Aussi doit-on traiter chaque parcelle consacrée avec le plus grand respect. Afin de ne pas laisser tomber n’importe où les petites parcelles qui adhèrent aux doigts, le célébrant tient joints le pouce et l’index depuis la consécration jusqu’au moment où il les purifié, après la communion. C’est pour cette même raison que lorsque, après la consécration, il doit poser les mains sur l’autel, il les pose toujours sur le corporal.

Pareilles précautions ont pu sembler excessives. Mais il faut savoir que le moyen-âge était plus respectueux encore. On sait par exemple qu’au XI e siècle les moines de Cluny gardaient joints le pouce et l’index de chaque main dès le lavement des mains de l’offertoire, et donc bien avant la consécration, afin de les garder de tout contact profane jusqu’au moment où ils auraient à toucher l’hostie.

Le canon s’achève par la "petite élévation". De quoi s’agit-il? L’élévation qui suit immédiatement la consécration a pour but, nous l’avons vu, de présenter les saintes espèces à l’adoration des fidèles. Tout autre est la signification de la petite élévation, lors de laquelle, pendant les derniers mots du canon, le célébrant élève un moment l’hostie et le calice vers le ciel. Ce geste, un des signes liturgiques les plus anciens, est de la même famille que la légère élévation du pain et du vin à l’offertoire : ce qui est ainsi élevé est offert à Dieu. La petite élévation a donc une grande signification : c’est le Christ en état d’immolation (le Corps et le Sang séparés), qui est ici offert au Père céleste, dans un geste aussi simple qu’expressif. C’est comme l’achèvement, l’apothéose du canon.

De cette offrande, d’ailleurs, les fidèles ne sont pas exclus : alors qu’ils se sont tus depuis le Sanctus, ils sont ici invités, et depuis la plus haute antiquité, à s’associer pleinement au saint sacrifice par un "Amen!" que l’on souhaiterait aussi retentissant que celui qui, au dire de saint Jérôme, résonnait dans les basiliques romaines "comme le tonnerre céleste 12 ."

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1 Ap 4 8-10.

2 2 Tm 1 6.

3 Lv 16 20-22.

4 Jn 11 41.

5 Mc 7 34.

6 Jn 17 1.

7 Mc 6 41.

8 Mansi, Histoire des conciles, t. XXII, c. 682.

9 Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, 1907-1953, t. III, c. 1057.

10 Dialogus miraculorum, de Césaire d’Heisterbach, IX, 51.

11 Hymne Lauda Sion, de la Fête-Dieu, composée par saint Thomas d’Aquin.

12 Commentaire de l’Epître aux Galates, P.L. 26, 355.

 

 

 

L’ACHÈVEMENT DU SACRIFICE

 

Chaque fois que vous mangerez ce pain

et boirez cette coupe, vous annoncerez

la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il

vienne.

 

 

 

19

PRÉPARATION À LA COMMUNION

 

On appelle généralement la dernière partie de la messe, qui s’ouvre avec le Pater, "le cycle de la communion". Il est vrai qu’à première vue, on aurait tendance à faire du Pater une sorte d’aboutissement du canon, qu’il suit immédiatement, plutôt qu’une préparation à la communion, dont le séparent encore le Libera, la fraction, l’Agnus Dei, puis le baiser de paix et la prière qui le précède, enfin les deux prières dites à voix basse par le prêtre avant de communier.

Mais les anciens Pères, avec un ensemble remarquable, entendent la quatrième demande, Donnez-nous notre pain quotidien, en référence à l’eucharistie. Ce qui, pour un texte dont le sens littéral vise évidemment le pain matériel, est impressionnant. Aussi, avant même de faire partie du rite de la messe, le Pater était volontiers considéré comme une préparation personnelle à la communion. Le sens de la cinquième demande, Pardonnez-nous nos offenses…, acheva de faire de la récitation du Pater à la messe un rite liturgique à part entière : "Pourquoi, dit saint Augustin, dit-on le Pater avant de recevoir le Corps et le Sang du Christ? Pour le motif que voici : si, comme le veut notre humaine fragilité, notre esprit a conçu quelque pensée inconvenante, si notre langue s’est échappée en paroles légères… tout cela est effacé par la prière du Seigneur, à ces paroles "Remets-nous nos dettes"1 ." Aussi était-il d’usage à Hippone pour tous, prêtre et fidèles, de se frapper la poitrine aux paroles Et dimitte nobis debita nostra…

Contrairement à l’usage oriental (répandu autrefois en Gaule), l’usage romain fait réciter le Pater par le seul célébrant, tel le grand prêtre intercédant pour tous. Les fidèles s’y unissent en disant la dernière demande : Sed libera nos a malo. La discipline romaine a cependant varié depuis une quarantaine d’années sur ce point : en 1958, Pie XII autorisa les fidèles à dire le Pater avec le célébrant aux messes lues, autorisation étendue par Paul VI aux messes chantées, en 1964.

En raison du grand respect dû à la "prière du Seigneur" (dite aussi "oraison dominicale", du latin Dominus, Seigneur), nous n’osons la dire (audemus dicere) que sous une injonction divine (divina institutione formati). Il faut se rappeler aussi que les premières générations chrétiennes ne dévoilaient pas aux païens les arcana, les "mystères". Les catéchumènes, renvoyés de l’église après les lectures de la messe, n’entendaient pas le Pater, et n’en avaient connaissance que peu de temps avant leur baptême. Aujourd’hui encore, on le leur fait réciter au cours des cérémonies du baptême : on s’assure, avant d’en faire des chrétiens, qu’ils ont bien appris (et retenu) la Prière du Seigneur.

Autre indice de l’estime dans laquelle on tient le Pater à la messe : le célébrant en prolonge les derniers mots par la prière du Libera, nouvelle demande de purification avant la communion. A partir du XI e siècle, le prêtre récita le Libera à voix basse. Selon la symbolique médiévale, en effet, la commixtion (immersion d’une parcelle de l’hostie dans le calice) représentant la résurrection (par la réunion du Corps et du Sang), elle est précédée de trois silences, évoquant les trois jours du Christ au tombeau : le silence de la secrète, celui du Te igitur (canon), et celui du Libera.

Vers la fin de cette prière, ayant dit Da propitius pacem, le prêtre se signe avec la patène, la baise, puis la place sous l’hostie pour la fraction. Il baise la patène à Da propitius pacem car c’est la communion qui est la source de notre paix. De plus, au rit dominicain, c’est en faisant baiser la patène au diacre que le célébrant lui donne la paix (et non par accolade, comme au rit romain.)

Avec la fraction de l’hostie, nous retrouvons un des gestes légués par Notre-Seigneur lui-même : "Il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna…" Aussi à l’âge apostolique désigne-t-on volontiers la messe par ces simples mots : la "fraction du pain 2 ". Et, par fidélité envers les gestes mêmes du Seigneur, la fraction fait encore de nos jours partie intégrante du rite de la messe. Le symbolisme en est riche : c’est l’unique victime qui est partagée entre les communiants. Ce qui crée entre eux une communion d’une rare intensité : "Puisqu’il n’y a qu’un pain, à nous tous nous ne formons qu’un corps, car tous nous avons part à ce pain unique 3 ". Un deuxième enseignement ne doit pas passer inaperçu, même si notre époque a usé ce mot jusqu’à la corde : à l’exemple de son maître, le chrétien doit partager (disons plus : se partager) pour se donner aux autres.

De cette hostie partagée, le célébrant met une parcelle dans le calice : c’est la commixtion. L’origine de ce rite illustre un des caractères essentiels de l’eucharistie. Nous voyons vers l’an 700 le pape, à Rome, faire porter à l’évêque de chacune des églises voisines, à la fin de la messe qu’il a célébrée, un fragment d’hostie, le fermentum, littéralement "ferment" d’unité, signe d’appartenance à sa communion. Les évêques qui le reçoivent avant de célébrer eux-mêmes le mettent dans le calice avant de communier. Expression éclatante de cette vérité si chère à l’Eglise que l’eucharistie est le sacramentum unitatis, le sacrement de l’unité, rassemblant tous les prêtres (et par eux tous les fidèles) autour de l’unique pasteur. Et c’est pour cette raison qu’on ne peut admettre à la communion eucharistique que ceux qui sont dans la communion (c’est le même mot!) de l’Eglise catholique. Cette coutume du fermentum tomba en désuétude, mais le rite de la commixtion demeura, d’autant plus qu’en Orient, puis en Occident à l’époque carolingienne, on y vit, comme nous l’avons dit, l’évocation de la Résurrection. Evocation bien à propos, puisque dans l’eucharistie c’est la chair et le sang du Seigneur ressuscité et glorieux que nous recevons.

Avec cette petite parcelle, avant de la laisser tomber dans le précieux sang, le célébrant trace trois signes de croix sur le calice en disant Pax Domini sit semper vobiscum, sorte d’invitation à échanger le baiser de paix. Mais deux rites sont venus s’intercaler après le Pax Domini. Tout d’abord le chant de l’Agnus Dei, introduit par le pape Sergius Ier au VII e siècle pour accompagner la fraction des hosties en nombreuses parcelles nécessaires à la communion de tous, et qui constitue un nouvel acte pénitentiel avant la communion : on se frappe la poitrine en répondant miserere nobis. Puis la prière Domine Jesu Christe récitée en silence par le célébrant.

L’usage oriental et gallican place le baiser de paix avant l’offertoire, par fidélité à l’avertissement du Maître : "Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère 4 ". L’usage romain (déjà établi au V e siècle) le place entre le canon et la communion, "afin, dit Innocent Ier , que l’on confirme en cet endroit par le baiser tout ce qui a été dit et opéré par les saints mystères 5 ", comme pour sceller ce qui précède. De plus, précédé du Pater, il apparut comme une illustration du "comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés", et aussi comme une préparation à la communion. Remarquons au passage l’aspect hiérarchique du rite de la paix : le prêtre et le diacre baisent l’autel (qui représente le Christ, notre véritable Paix), et alors seulement échangent le baiser de paix, qui sera ensuite transmis au clergé. Tant que, dans l’église, les hommes et les femmes furent séparés, chacun reçut et donna ainsi le baiser de paix. L’usage se perdit en raison des abus dont il fut l’occasion.

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1 Serm. Denis, 6 (Miscell. Aug., I, 31).

2 Ac 2 42.

3 1 Co 10 17.

4 Mt 5 23-24.

5 Ep. XXV, 1; P.L. 20, 553.

 

 

 

20

VOICI L’AGNEAU DE DIEU

 

La prérogative de communier en premier revient au célébrant "afin, dit Théodore de Mopsueste, qu’il soit clair que c’est lui, selon la règle bien définie de l’office sacerdotal, qui a offert pour tous le sacrifice 1 ." Avant de communier, le prêtre récite deux prières. La première (Domine Jesu Christe, Fili Dei vivi) est remarquable par son contenu théologique : toute la rédemption est évoquée (le Christ, Fils de Dieu, a vivifié le monde par sa mort), ainsi que les fruits que nous attendons du sacrifice (délivrance du péché, fidélité aux commandements et persévérance finale). La deuxième oraison, quant à elle, met bien en relief l’indignité de la créature, qui ne peut s’approcher de la communion que grâce à la bonté du Seigneur (pro tua pietate).

Vient ensuite le triple Domine, non sum dignus, qui reprend les sentiments de l’oraison qui précède, et où l’on se frappe la poitrine en signe de componction. On retrouve ces paroles du centurion de l’évangile dans les rits éthiopien et byzantin. Bien qu’elle ne soit pas strictement requise à l’intégrité du sacrifice, la communion des fidèles en est toutefois l’aboutissement normal. Les témoignages de la primitive Eglise précisent même que les diacres ont pour mission de porter leur part aux absents. Mais bien vite il fallut compter avec la tiédeur des assistants : "C’est en vain, dit saint Jean Chrysostome (†407), que nous montons à l’autel : il n’y a personne qui y prenne part 2 …", et aussi avec un respect grandissant, qui eut tendance à éloigner les fidèles de la sainte table. Aussi les conciles vont préciser les obligations des fidèles à cet égard. La discipline actuelle de l’obligation de la communion pascale remonte au IV e concile du Latran, en 1215.

Les prières de préparation des fidèles sont les mêmes que pour le célébrant (Pater, Libera, Agnus Dei, …) auxquelles on ajouta aux XIIe-XIIIe s. le Confiteor. Suite au protestantisme, on introduisit un acte de foi en la présence réelle à faire par le communiant, acte remplacé au XVI e s. par l’Ecce Agnus Dei, profession de foi à laquelle le fidèle adhère en communiant. On a fait grand cas, dans les années soixante, de ce passage de saint Cyrille de Jérusalem, relatif à la communion dans la main : "Quand donc tu t’approches, ne t’avance pas les paumes des mains étendues, ni les doigts disjoints, mais fais de ta main gauche un trône pour ta main droite, puisque celle-ci doit recevoir le Roi, et, dans le creux de ta main, reçois le corps du Christ, disant : "Amen" 3 ." Mais sans doute a-t-on un peu trop idéalisé cette pratique "primitive", qui n’allait pourtant pas sans inconvénients, eu égard aux petites parcelles d’hosties, puisque le même saint Cyrille s’empressait de préciser : "Veille à n’en rien perdre! Car ce que tu perdrais, c’est comme si tu étais privé de l’un de tes membres. Dis-moi en effet, si l’on t’avait donné des paillettes d’or, ne les retiendrais-tu pas avec le plus grand soin, prenant garde d’en rien perdre et d’en subir dommage? Ne veilleras-tu donc pas avec beaucoup plus de soin sur un objet plus précieux que l’or et que les pierres précieuses, afin de n’en pas perdre une miette? " Les anciens Pères se rendirent rapidement compte que le meilleur moyen pour observer ces prescriptions était que le ministre mette directement l’hostie dans la bouche du communiant, usage qui prévalut dès lors quasiment partout, aussi bien en Orient qu’en Occident. La réintroduction récente de la communion dans la main, avec son cortège d’abus, hélas! bien réels : insouciance totale quant au sort des parcelles, irrespect de la part d’enfants mal catéchisés, facilités pour les membres des sectes sataniques pour se procurer des hosties à dessein de les profaner 4 , etc. semble bien mal venue.

La communion sous les deux espèces pour les laïcs, fréquente aux premiers siècles, disparut au moyen-âge, en grande partie pour des raisons pratiques évidentes, et dans le même temps où fut précisée la doctrine de la présence intégrale du Christ sous chacune des deux espèces. Le Christ étant présent dans l’hostie avec son corps, son sang, son âme et sa divinité, la communion est reçue de manière équivalente sous une ou deux espèces. La communion au calice survécut cependant dans certaines circonstances très particulières, comme le sacre des évêques et des rois.

Dès l’antiquité chrétienne une formule accompagne l’administration de l’eucharistie. La plus ancienne est "Corpus Christi", véritable profession de foi à laquelle le communiant s’associe en répondant Amen. Assez rapidement la formule s’amplifia, en illustration de la promesse de Notre-Seigneur (Qui mange de ce pain vivra éternellement), : "Corpus Domini nostri Iesu Christi custodiat animam tuam in vitam æternam", à laquelle le célébrant ajoute lui-même Amen.

De même que les processions d’entrée et d’offrande, la procession de communion va se dérouler au chant d’un psaume, dont l’antienne de communion du missel est un vestige. Il exprime la joie et la confiance du chrétien qui va recevoir son Seigneur : "Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux : bienheureux qui met en lui son espérance! 5 " Souvent aussi, le chant de communion est emprunté à l’évangile du jour. Il y a à cela une raison bien précise : c’est le même Seigneur qui vient à nous, quoique d’une manière différente, par la proclamation de l’évangile et dans la communion.

On conserva dès les temps apostoliques une part du pain consacré pour la communion des absents, des malades ou des mourants. La communion en dehors de la messe apparaît donc non seulement comme la réception du Corps du Christ, mais bien comme une véritable participation au Sacrifice. Pour les mourants, on appela bientôt cette ultime communion le "viatique", du latin viaticum, dérivé du mot via (le chemin). Dans l’antiquité, le viaticum, c’était les provisions que l’on prenait avec soi pour soutenir ses forces au cours d’un long voyage. Tel est le sens de la communion donnée "en viatique", nourriture donnée à l’âme pour accomplir ce dernier voyage.

C’est donc d’abord en vue de la communion de ceux qui ne pouvaient pas assister à la messe que l’on conserva la sainte eucharistie. On comprend dès lors que le droit (et l’obligation) de conserver la " sainte réserve " incombe avant tout aux curés de paroisse, ceux qui ont charge d’âmes.

Elle est conservée dans un petit coffre, le tabernacle, habituellement recouvert d’un voile appelé conopée, et qui doit être placé à l’endroit le plus noble de l’église (généralement, dans les églises paroissiales, sur l’autel majeur, tandis que dans les églises cathédrales, collégiales ou abbatiales, où le clergé est tenu de chanter au chœur les heures de l’office divin, la sainte réserve est plutôt conservée à un autre autel 6 ). Une lampe brille devant nuit et jour, indiquant que là se trouve la présence réelle.

Dès les origines on se comporta avec un très grand respect envers la sainte eucharistie. Témoin ce petit acolyte du nom de Tarcisius qui, au troisième siècle, préféra mourir lapidé, serrant entre ses bras ce Corps du Christ qu’il allait porter aux malades, plutôt que de le voir livré à la dérision des païens. Inspirés du même sentiment, en entrant dans l’église, les fidèles font la génuflexion devant le tabernacle. Si toutefois le saint sacrement n’y est pas conservé, ils font tout de même la génuflexion à la croix qui surmonte l’autel majeur. Le clergé suit généralement ces mêmes règles, sauf le prêtre célébrant, les prélats, les chanoines et les moines, qui saluent d’une inclination profonde l’autel quand le saint sacrement ne s’y trouve pas.

Nous avons dit que la pratique de la communion fréquente connut un déclin assez rapide. Il y eut à cela diverses raisons. Tout d’abord la lutte contre l’arianisme amena à insister davantage sur la divinité du Christ. La sainte eucharistie devint alors le mysterium tremendum, le mystère redoutable, dont on hésite à s’approcher. D’autre part, on se plut au moyen-âge à détailler les parallèles entre le culte de l’Ancien et du Nouveau Testament, et on en vint à appliquer à la réception de l’eucharistie les nombreuses restrictions (impuretés légales) de l’ancienne loi. Dès lors, ce Dieu que l’on n’osait plus, même après s’être confessé, approcher dans la communion, on se mit à l’adorer dans le sacrement de l’eucharistie avec une ferveur croissante. Et l’adoration supplanta si bien la communion qu’il n’était pas rare que l’on se contentât d’arriver à l’église pour la consécration et l’élévation… et que l’on s’en aille aussitôt après pour aller assister à l’élévation dans un autre sanctuaire! Cette ferveur pour l’élévation donna naissance à l’exposition du saint sacrement, sorte d’élévation prolongée où l’on peut contempler à loisir la sainte hostie. C’est aussi à cette époque que nous devons les processions et bénédictions du saint sacrement, et l’institution de la Fête-Dieu, protestation publique de la foi de l’Eglise au sacrement de l’autel. Après la communion, le célébrant procède aux ablutions.

Ne craignons pas de décrire avec précision cette cérémonie, bien méconnue aujourd’hui, où s’exprime le respect de l’Eglise envers le saint sacrement. Le célébrant commence par gratter légèrement le corporal avec la patène pour y recueillir les parcelles d’hostie qui pourraient se trouver sur le linge. Avec le pouce et l’index, il les fait ensuite tomber dans le calice, ainsi que celles qui pourraient se trouver sur le plateau que le servant a tenu sous le menton des communiants. Le servant verse ensuite du vin dans le calice, afin de dissoudre les quelques gouttes de Précieux Sang qui s’y trouvent, et pour permettre au célébrant de consommer les fragments d’hosties qu’il y a recueillis. Ayant pris cette première ablution, le prêtre place au-dessus du calice l’extrémité de ses pouces et index, sur lesquels le servant verse du vin et de l’eau, afin d’ôter des doigts du célébrant les parcelles d’hostie qui pourraient y adhérer. Afin de ne pas les jeter, le prêtre consomme aussi cette deuxième ablution.

Deux brèves oraisons accompagnent ces rites, qui expriment bien les fruits que l’on attend de la commuion : la purification de la moindre tache du péché, et la vie éternelle. Comme les rites de l’entrée et les rites d’offertoire, ceux de la communion s’achèvent par une oraison dite à haute voix par le célébrant au nom de tous, la postcommunion. Les fidèles en suivront la traduction dans leur missel avec profit car elle fournit à chaque messe, dans une formule concise, un thème d’action de grâces d’une grande richesse doctrinale. "Accordez-nous, Seigneur, de jouir éternellement de la vision de votre divinité, dont la communion à votre Corps et à votre Sang nous donne un avant-goût dès ici-bas 7."

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1 Sermones catech. VI.

2 In Eph., hom. 3, 4.; P.G. 62, 29.

3 Catéchèses mystagogiques, V, 21. Mais de ce passage on ne cite généralement que la première partie…

4 "Dorénavant, cette espèce de profanateurs possédés du démon n’aura plus besoin d’accomplir ou de faire accomplir de risqués "vols" de nuit : ils viendront recevoir l’Eucharistie, tranquillement, dans la main : les prêtres la leur offriront sur un plateau d’or." Abbé Enzo Boninsegna, La Communione nella mano? No!, Verona 1989, p.6.

5 Ps 33, 8 e dim. après la Pentecôte.

6 Cæremoniale episcoporum (Cérémonial des évêques), de 1600, livre I, c. 12, 8; Code de droit canonique de 1917, can. 1268, § 3.

7 Postcommunion de la Fête-Dieu.

 

 

 

21

ITE, MISSA EST!

 

La postcommunion chantée par le célébrant, il ne reste plus qu’à congédier l’assemblée. Mais avant cela, la liturgie romaine a à cœur d’appeler sur le peuple retournant à ses occupations aide et protection divine : c’est le rôle de l’oraison "sur le peuple" (super populum) qui, dans le missel de saint Pie V, ne se trouve plus qu’aux messes de carême, mais dont, vraisemblablement, chaque messe fut pourvue autrefois. Son caractère de bénédiction ressort nettement de ce que le diacre la fait précéder de l’injonction "Humiliate capita vestra Deo, Inclinez vos têtes devant Dieu" : on s’incline humblement pour recevoir la bénédiction divine.

Après cette dernière oraison le diacre congédie officiellement l’assemblée : "Ite, missa est", littéralement : "Allez, c’est le renvoi" (le latin missus veut dire "envoyé"). Mais les jours où une action liturgique (procession, par exemple) suit immédiatement la messe, le renvoi est remplacé par une invitation à bénir Dieu : "Benedicamus Domino". Puis le célébrant baise l’autel avant de le quitter, en signe d’adieu. Dans la liturgie syrienne de saint Jacques, il développe le sens de ce dernier baiser par cette belle prière : "Demeure en paix, saint et divin autel du Seigneur! Je ne sais s’il me sera encore donné de m’approcher de toi. Daigne le Seigneur m’accorder de te voir au ciel, dans l’Eglise des premiers nés…" Au rit romain, la prière Placeat, que le célébrant récite à ce moment-là, évoque une dernière fois les deux sens du sacrifice et de toute liturgie : l’honneur rendu à la majesté divine, et les fruits que nous en recevons.

Les descriptions des cérémonies papales nous apprennent que vers le milieu du VIII e siècle, au moment où le pape, après l’Ite, missa est, était descendu de l’autel et allait se mettre en marche, le clergé et les fidèles présents s’approchaient de lui en disant : "Jube domne benedicere, Veuillez nous bénir", et le pape répondait : "Benedicat nos Dominus, Que le Seigneur nous bénisse". Quand l’usage de l’oraison super populum tendit à disparaître, on lui substitua une bénédiction prononcée par le célébrant avant de quitter l’autel :

"Benedicat vos omnipotens Deus, Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus" : c’est la formule actuelle du missel. A la messe privée, un seul signe de croix accompagnait ces paroles, mais devant une nombreuse assistance le prêtre faisait trois signes de croix, dans les différentes directions où se trouvaient les fidèles. Il en est encore ainsi dans le missel de saint Pie V (1570). Plus tard, Clément VIII réserva les trois signes de croix à l’évêque, règle restée en vigueur jusqu’à nos jours. Malgré l’intégration de cette bénédiction dans le rituel de la messe, la coutume demeura pour l’évêque de bénir le peuple sur son passage.

Quant au dernier évangile, qui semble à première vue un peu incongru à la fin de la messe (les lectures appartenant plutôt à la première partie de la messe), il s’explique aisément quand on apprend qu’il est lui aussi une sorte de bénédiction. En raison de la profondeur du mystère qu’il expose, le prologue de saint Jean a joui dès les premiers âges d’un prestige extraordinaire. On en portait le texte sur soi, comme de nos jours une médaille, pour s’assurer les bénédictions divines. A partir du XI e siècle, nombreux sont les fidèles qui demandaient à l’entendre après la messe. Le cérémonial de sa récitation n’est pas uniforme : au rit romain le prêtre le dit à l’autel, tandis que l’évêque le dit en quittant l’autel, comme tout prêtre au rit lyonnais. Au moyen-âge, les dominicains le disaient, à la messe privée, en quittant les ornements. Les chartreux, quant à eux, ne l’ont pas adopté.

 

 

 

ÉPILOGUE

LE MISSEL ROMAIN

 

Les grands traits de la messe romaine étaient pratiquement fixés aux VI-VII e siècles, époque à laquelle on doit les plus anciens ancêtres du missel romain qui nous soient parvenus, les "sacramentaires". Pendant tout le haut moyen-âge, des copies de ces livres liturgiques vont circuler à travers l’Europe, et, en raison du grand prestige de l’Eglise de Rome, "mère et maîtresse de toutes les églises, mater et magistra omnium ecclesiarum" vont supplanter les liturgies locales, tout en en assimilant de nombreuses particularités, d’où la formation d’un missel mixte "romano-franc". Supplantant à Rome même le "romain pur", il deviendra au début du XIII e siècle, sous le pape Innocent III, le missel "selon l’usage de la curie romaine", qui, adopté par l’ordre de saint François alors en pleine expansion, se répandra bientôt dans toute l’Europe. Pour remédier à l’anarchie dans laquelle sombra la liturgie en de nombreux diocèses à partir du XIV e siècle, le concile de Trente chargea le pape de procurer à toute l’Eglise latine une édition du missel romain. Saint Pie V fit imprimer, pratiquement sans retouches, le missel "selon l’usage de la curie romaine". Quand les évêques reçurent le missel "de saint Pie V", ils n’eurent guère de surprise : ils connaissaient cette liturgie depuis longtemps déjà, peu différente de celle de leurs anciens missels diocésains. Ainsi, la quasi-totalité des diocèses français adopta le missel romain tridentin de 1570. De nombreuses éditions lui succédèrent depuis, comportant chaque fois de petites mises à jour (preuve que la liturgie traditionnelle est restée vivante) : messes des saints nouvellement canonisés, modifications de détail dans le rite de la messe (manière de faire les inclinations, nombre d’oraisons à dire à chaque messe, jours où il faut dire le Gloria ou le Credo…). La dernière édition en date est celle de 1962, utilisée par les prêtres et les communautés célébrant de nos jours selon le " rite romain classique ", pour reprendre l’heureuse formule du cardinal Ratzinger.

Sans contester les prérogatives du Saint-Siège en matière de réforme liturgique, et sans être partial, il semble bien que le missel d’après Vatican II, par l’ampleur des changements introduits, témoigne d’une certaine rupture d’avec cette lignée. L’abbé Robert Amiet, éminent spécialiste de l’histoire des livres liturgiques, note en effet dans la préface de son catalogue Missels et bréviaires imprimés : " Personnellement, j’ai avancé cette limite [pour répertorier les éditions du missel romain] jusqu’en 1970, date à laquelle les transformations liturgiques, issues du Concile Vatican II, sont venues abolir brusquement et définitivement toute l’ancienne liturgie, inaugurée par Charlemagne, et qui avait cheminé bon an mal an pendant près de douze siècles 1 ."

"Définitivement"? Le Saint-Père nous a heureusement donné l’assurance du contraire : "En outre, partout devra être respectée l’âme de tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine, grâce à une large et généreuse application des directives, déjà données par le Siège Apostolique, pour l’utilisation du missel romain selon l’édition typique de 1962 2 ." Certes, nous n’en sommes pas encore tout à fait à "une large et généreuse application", mais le dernier mot ne sera-t-il pas celui de la vertu d’Espérance?

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1 Editions du CNRS, 1990.

2 Motu proprio Ecclesia Dei, du 2 juillet 1988, § 6.

 

 

 

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 2 OCTOBRE 1996 EN LA FÊTE DES SAINTS ANGES GARDIENS SUR LES PRESSES DE L’ABBAYE SAINTE-MADELEINE DU BARROUX