Le Secret de Cluny

Raymond Oursel

Vie des saints abbés de Cluny

de Bernon à Pierre le Vénérable

910-1156

Gravures de l’Atelier de la Sainte Espérance

 

Éditions Sainte-Madeleine

 

 

AVERTISSEMENT

 

L’idée première de ce livre remonte à l’année 1960, où s’élaborait discrètement le projet de création d’un Centre d’études clunisiennes, appelé à projeter quelques lueurs inédites sur l’inépuisable exemple de charité qu’a représenté l’idéal clunisien, et qui dépasse de loin, il va sans dire, le domaine propre de l’art, fût-il roman. Quelques-unes de ses pages, consacrées à saint Odon, au bienheureux Aimard, aux saints Mayeul, Odilon et Hugues, à Pierre le Vénérable, ont été, dans un passé déjà lointain, extraites et réparties dans différents ouvrages de spiritualité, d’histoire et d’art roman publiés par les éditions Zodiaque; le lecteur de ces collections fameuses, animées par Dom Angelico Surchamp, les reconnaîtra au passage. Mais il faut admettre que leur dispersion nuisait à l’unité et à la continuité du message qu’elles s’efforçaient de livrer, et suggérait de les refondre, après les révisions et mises à jour nécessaires, dans l’ensemble plus vaste et cohérent de deux siècles et demi d’une histoire monastique sans précédent ni équivalent. Le public d’aujourd’hui, chrétien ou non, les touristes qui, de plus en plus nombreux, visitent les illustres vestiges, ont parfois quelque peine à établir le lien de leur disparate, à discerner les causes d’un tel prestige, comme celles aussi du dramatique échec et de la catastrophe finale. Plusieurs s’avouent déconcertés, sinon écrasés, par ce qu’on leur montre, dans la mesure même où le témoignage des pierres requiert d’être expliqué et éclairé par celui de la lignée humaine qui l’avait autrefois animé et sanctifié. Hors des sentiers étroits de l’érudition, il pouvait être opportun de présenter enfin la suite ininterrompue de ces sept vies exemplaires, appréhendées moins dans le détail de leur œuvre, qui est, pour l’ensemble, connue et retracée par de bons ouvrages, que dans l’intimité de leurs caractères, tels que les virent et admirèrent leurs contemporains; mieux encore, tels que les abbés se sont livrés eux-mêmes, à travers leurs écrits et les actes retracés par les chartes, comme par les récits de leurs hagiographes. Ce dont il s’agissait en fait, c’était, en élaguant le foisonnement des rameaux, de réduire à la silhouette essentielle ces chênes qui, dressés sur le paysage clunisien, n’ont pas fini de fasciner les esprits et les âmes, ni de poser des problèmes aux théologiens, aux historiens, aux artistes. Par-delà les tempéraments divers, qui, chacun, marquèrent d’une touche spécifique et d’un nouveau progrès le destin de la maison qu’ils avaient en charge, à travers l’évolution des âges et des générations, il fallait enfin chercher quelle force les avait ainsi unis de l’un à l’autre, devant l’Eglise et devant l’histoire. Puissent alors ces grandes figures, mortes depuis des siècles, s’inscrire au cœur de notre monde d’inquiétude et de bouleversement comme des exemples vivants et, pourquoi ne pas l’admettre? prodigieusement actuels : tant il est vrai que la sainteté n’a pas de limites, et échappe aux servitudes du temps!

 

I

BERNON

 

La fondation de l’abbaye de Cluny est le résultat d’une suite de circonstances et de facteurs, distants et indépendants les uns des autres en apparence, mais dans l’enchaînement desquels il est impossible au chrétien de ne pas discerner une intention et une conduite providentielles. Il en faut aller chercher loin ce qu’on pourrait appeler le coup d’envoi, tel que l’a résumé le chroniqueur de l’an mille, le moine Raoul le Glabre, dans une de ses pages les plus brillantes. C’est un disciple de saint Benoît de Nursie, fondateur de l’ordre monastique qui a pris de lui son nom, qui aurait introduit et fait appliquer la Règle bénédictine en l’abbaye de Glanfeuil, en Anjou, d’où elle aurait été adoptée par celle de Saint-Savin-sur-Gartempe, aux portes du Poitou, puis par la plupart des abbayes créées dans les limites du royaume des Francs. Le monastère poitevin, florissant, résista aussi bien au relâchement spirituel qu’aux empiétements des pouvoirs civils, et fut de ceux qui appliquèrent les prescriptions du concile d’Aix-la-Chapelle, tenu en 817 pour promouvoir la réforme dite de Benoît d’Aniane, profès de l’abbaye de Saint-Seine, en Bourgogne. A l’initiative du roi Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, le duché de Bourgogne et ses fiefs adjacents devinrent un champ d’application privilégié de celle-ci, et lui valurent un succès qui avait été lent à se dessiner, mais qui, là, fut considérable. Tel était le renom de l’abbaye de Saint-Savin que c’est à elle que fut demandée et confiée la réforme du vénérable monastère de Saint-Martin-lès-Autun, qui se targuait fièrement de sa fondation royale. Institué par la fameuse reine Brunehaut, il avait été dévasté, en 731, par le grand raid que conduisirent les Arabes d’Espagne à travers les régions rhodaniennes, tandis que d’autres, remontant de l’autre côté des monts par la Gascogne et l’Aquitaine, étaient arrêtés de justesse non loin de Poitiers; il ne s’en était jamais totalement relevé, et gisait pour lors dans une complète décadence. Saint-Savin lui dépêcha un essaim de douze moines — le chiffre des apôtres — dirigé de main de maître par l’un de ses jeunes profès, que l’histoire connaît sous le nom d’Hugues ou Hugon de Poitiers, ou d’Aquitaine. Rapidement, la discipline refleurit à Saint-Martin, et c’est cette abbaye que choisit, pour y faire profession, un solide Jurassien du nom de Bernon.

Il était, lui, originaire du Val de Gigny, qui, de l’autre côté des escarpements du Revermont, débouche parallèlement à la plaine de la Saône sur la ville de Lons, réputée pour la richesse de ses salines. Le choix de la résidence autunoise, de préférence à l’abbaye de Baume, beaucoup plus proche des domaines patrimoniaux de Bernon, est significatif, et il devait engendrer des conséquences qu’il est permis de qualifier d’incalculables. A Saint-Martin, Bernon se lia avec Hugues d’une amitié confiante et étroite, à laquelle l’un et l’autre restèrent fidèles jusqu’à la fin de leur vie. Cependant, de nouveaux troubles affectèrent en 878 la région autunoise et l’abbaye elle-même, dont les moines se dispersèrent. Une partie de l’effectif émigra à Vézelay, tout nouvellement fondé par le héros des chansons de geste Girart de Roussillon. Hugues choisit de s’établir à Anzy, en Brionnais, où le noble Liébaud et son épouse Altasie venaient précisément de céder leur domaine du lieu à l’abbaye de Saint-Martin d’Autun. Ce n’était aucunement une retraite : Hugues assuma la lourde charge de fonder un prieuré, dont, fort de son expérience passée, il allait faire un foyer actif de la réforme bénédictine, dans le même temps que celle-ci s’implantait au prieuré de Perrecy-les-Forges, créé par l’abbaye de Fleury sur un domaine donné à celle-ci par le comte d’Autun, Echard. C’est en mémoire de ce titre et du renom de son premier prieur que la crypte du nouveau monastère fut et demeura dans la suite des âges placée sous le vocable de saint Benoît; elle existe encore, généreusement ouverte à la visite par ses derniers propriétaires, et son étude, largement facilitée par cette libéralité, permet de l’assigner à la fin de la période préromane, avec un plan original qui se retrouve à Charlieu, abbaye fondée en 872 et affiliée dès 930 à Cluny, ainsi qu’on va le voir.

Bernon, lui, retourna dans son Jura, afin d’y prendre en charge la réforme de l’abbaye de Baume, enfouie au creux d’une profonde reculée du Revermont; mission délicate, à laquelle, cependant, l’avaient préparé son séjour à Saint-Martin d’Autun et l’exemple de son ami Hugues. Fondation présumée de Luxeuil (la tradition est aujourd’hui contestée), le monastère était tombé lui-même dans une totale décadence. Bernon déploya tous ses efforts et sa ténacité de montagnard, non seulement à le relever matériellement, mais à y restaurer la discipline et la spiritualité : non sans une certaine rudesse, qui provoqua dans l’effectif remous et récriminations. La Chronique de Cluny estime toutefois, laconiquement, qu’"il dirigea toutes choses bien et avec honneur". Un témoignage de première main confirme ce jugement : les confidences qu’un de ses moines, Odon de Touraine, qui allait être son successeur immédiat à la tête de l’abbaye de Cluny, fit bien des années plus tard à son propre biographe, l’italien Jean de Salerne. Lui racontant ses souvenirs de jeunesse, Odon admettait qu’à Baume, sous la férule de l’abbé Bernon, le régime était dur. Dès son entrée au monastère, quelques "anciens" l’avaient prévenu : "Pour sauver nos âmes, nous cherchons tous à fuir cette communauté" (résultat évidemment contraire à ce que l’abbé pouvait attendre de sa réforme!). "Les coups suivent les reproches; et ceux que notre abbé frappe, il les enchaîne, les condamne à la prison pour les réduire, les afflige de liens, les exténue de jeûnes." La crise latente éclata dès le départ de l’abbé : au dire de Jean de Salerne, "les mauvais religieux" quittèrent leur monastère et retournèrent au monde, où ils connurent, paraît-il, "une fin atroce".

Dans le trouble contexte de l’anarchie où s’enlisait la dynastie carolingienne, et qu’aggravait le triple fléau des invasions arabes, normandes et hongroises, on ne sait si une méthode plus souple aurait eu quelque chance de réussir. Bernon restait un moine à l’ancienne mode, exigeant d’ailleurs autant pour soi-même que pour ceux qui lui étaient subordonnés, à l’exemple de ceux que le pape Grégoire avait autrefois envoyés évangéliser la Grande-Bretagne, puis de ces vigoureux Irlandais qui, en sens inverse, avaient débarqué sur le continent redevenu pays de mission, pour y prêcher l’Evangile et fonder des monastères. Pratiquer la tolérance et l’indulgence, c’était, pour ce solitaire affronté, de toutes parts, aux forces de la violence, de la vindicte et du désespoir, risquer de rompre dangereusement les digues du torrent dévastateur.

L’usage de la manière forte était d’ailleurs tempéré par un don de discernement — vertu indispensable aux meneurs d’hommes — que Bernon appliqua justement à cet Odon qui, bien que le tempérament de celui-ci fût à l’opposé du sien, s’était fait son disciple. Très peu de temps après l’avoir accueilli à Baume, il lui confia la direction des écoles monastiques. Mais loin de le cantonner dans sa mission pédagogique, il tint aussi à encourager activement ses dons théologiques et littéraires. Sur la recommandation de l’abbé, Odon de Touraine mit à profit les dernières années de sa résidence à Baume pour composer un recueil moral en trois livres, auquel il donna le titre assez évasif de Collationes, inexactement rendu en français par "Conférences", et qu’il vaudrait mieux traduire simplement par "Commentaires", "Rencontres", ou, si on l’osait, par le néologisme "Confrontations", ou encore se rallier après lecture au titre interprétatif qu’assigne à ce traité une chronique ancienne : "Le mépris du monde". L’idée première, expose l’auteur dans sa préface, lui aurait été suggérée par l’évêque de Limoges, Turpion : lequel, faute de livres, ne pouvait recourir en personne aux enseignements des Saintes Ecritures, et souhaitait disposer en outre de maximes patristiques extraites et adaptées pour le temps présent, afin d’y puiser les supports de sa foi et le seul soutien qui vaille dans les épreuves inévitables du pèlerinage terrestre. Odon éluda longtemps l’invitation. Lors d’une visite à Baume, l’évêque dut revenir à la charge, et Bernon lui-même ne concéda plus de cesse à son moine que celui-ci n’eût accompli le vœu du prélat. Fortifié notamment par des citations fréquentes des Moralia in Job de saint Grégoire le Grand, qu’Odon pratiquait depuis le temps de Tours, l’ouvrage expose d’emblée le problème du mal, dont le péché est la source, et met en lumière l’affrontement continuel en ce monde des fils de Caïn et de ceux d’Abel. Le second livre s’en prend surtout aux mauvais moines, sur lesquels, s’écrie le moraliste, "il est bon de pleurer". Le troisième, peut-être le plus personnel, chante les bienfaits de l’épreuve purifiante : par un dessein apparemment inexplicable de Dieu, les justes ne sont tant accablés de tribulations ici-bas que pour accéder à la "voie étroite" que le Christ, par Son exemple, enseigne à Ses élus, et qui leur évite de s’endormir dans la sécurité.

Ce thème rude et salubre de la vigilance chrétienne n’a cessé, en fait, d’occuper l’esprit et l’âme de saint Odon, et on le retrouve dans ses sermons sur sainte Marie-Madeleine et saint Benoît : à l’appel de Dieu, le chrétien va debout, les reins ceints, veille à ne jamais s’assoupir, et la dure condition humaine porte en germe la récompense finale. Le ton sévère de l’ouvrage, où se décèlent même certaines des tendances qui seront, bien plus tard, celles du pessimisme janséniste, ne pouvait déplaire à Bernon, qui discernait à leur fondement une pénétration profonde de l’âme humaine. Allant plus loin encore dans la confiance inébranlable dont il avait donné tant de preuves, il ne voulut à Cluny qu’un seul successeur, Odon, qualifié par lui, dans son testament, de "fils très cher". Mais respectueux du principe de la Règle, il aurait pris, selon Jean de Salerne, la précaution préalable de le convier à Cluny pour l’y faire connaître et apprécier de la communauté invitée à ratifier sans discussion son choix : ce qui, une fois encore, est de fine psychologie. Les sources, biographiques en particulier, de l’histoire du haut Moyen Age sont à la fois trop rares et, parfois, partiales ou suspectes, pour qu’on ne prenne pas au pied de la lettre l’assertion de la Vita du bienheureux Hugues de Poitiers, dont l’extrême laconisme garantit l’authenticité : "Bernon n’entreprenait rien sans le conseil" de son ami d’Anzy, et l’a prouvé à propos de Cluny. Autorité, discernement, humilité : en trois phrases qui sont autant de témoignages, voilà le portrait tracé.

 

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En 893, une abbesse Eve, "servante du Christ", dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’elle était la sœur du duc d’Aquitaine, comte d’Auvergne et de Mâcon, Guillaume dit le Pieux, léguait à son frère le grand domaine qu’elle possédait dans la vallée de la Grosne, affluent de la Saône, au point où les granites, môle avancé des monts du Centre, le cèdent aux revêtements de calcaires jurassiques qui sont par excellence la roche de Bourgogne. Les limites tracées deux siècles plus tard, lors du passage du pape Urbain II (1095), du territoire directement soumis à l’abbaye de Cluny correspondent vraisemblablement, et à peu de choses près, à celles de la donation. La villa qui en était le centre devait, quant à elle, constituer plus qu’une simple propriété rurale, ou, comme on l’a parfois écrit, en se fondant sur une boutade de l’abbé Bernon, qu’un "rendez-vous de chasse" : un bourg déjà organisé, peuplé et comptant une chapelle, prophétiquement placée sous la double invocation de "Sainte Marie, Mère de Dieu, et de saint Pierre, Prince des apôtres". Le duc, ne sachant trop qu’en faire, sans doute, et désireux de "se constituer des amis avec les pauvres de Dieu", résolut de l’associer à l’œuvre de réforme monastique soutenue par le roi Charles le Chauve, en y implantant une abbaye bénédictine, qu’il voulut symboliquement inscrire sous le vocable conjoint des apôtres Pierre et Paul, dont les lieux de martyre sont consacrés, aux faubourgs de la Rome primitive, par les basiliques Saint-Pierre du Vatican et Saint-Paul-hors-les-Murs. Datée du "11 septembre de la douzième année du règne du roi Raoul", soit 909 ou 910 selon les computs, la charte de fondation de Cluny spécifie que, selon sa volonté, l’abbaye nouvelle sera exempte de toute juridiction épiscopale et ne relèvera que du Siège apostolique : garantie contre une ingérence de l’Eglise séculière et un éventuel contrôle de l’évêque diocésain sur les affaires internes de la communauté.

On a cru trouver quelquefois dans cette immédiateté le secret du prestige, de l’expansion et du rayonnement clunisiens. Mais la charte en énumère et détaille d’autres facteurs, auxquels il est certain que l’action des grands abbés des Xe et XIe siècles, et de Pierre le Vénérable à leur suite, s’est toujours référée pour les appliquer dans la pratique de la vie quotidienne et les observances. Le fondateur tenait à rappeler que, si cette pieuse libéralité était concédée, en premier, dans le dessein de lui assurer le salut de son âme, elle n’était pas moins destinée à profiter à "l’intégrité de l’Eglise catholique", et "à tous les fidèles passés, présents et à venir, qu’unit le lien de la charité et de la foi". "Que cette vénérable maison de prière soit entretenue fidèlement par les vœux et les supplications" de tous; "que l’intimité avec le Ciel soit recherchée par un désir unanime et la ferveur intérieure. Oraisons, demandes, supplications instantes devront être assidûment adressées à Dieu", autant pour le fondateur lui-même que pour tous ceux que la charte énumérait. Moyennant un tribut modique acquitté tous les cinq ans par l’abbaye, "les saints apôtres Pierre et Paul en personne" et le Souverain Pontife étaient invités à en assurer la garde et la défense, et devraient en particulier veiller à exclure de la communion de la Sainte Eglise de Dieu les "prédateurs, envahisseurs et usurpateurs" éventuels.

Le duc Guillaume avait fréquenté Baume, et le prieur Hugues ne lui était pas non plus inconnu. Sa décision définitive dut être prise lors d’une entrevue qui les réunit tous trois sur les lieux mêmes, situés à mi-chemin de l’abbaye jurassienne et du prieuré d’Anzy, et plus proches encore de Mâcon. Il s’est raconté à ce propos une anecdote dont l’authenticité ne saurait être garantie; mais, vraie ou inventée, elle est révélatrice du climat de la réunion. Le duc-comte souhaitait qu’on pût maintenir au domaine les chiens de sa réserve de chasse, mais il craignait que leur voisinage ne causât aux moines désagrément ou dégâts. Bernon aurait alors répliqué, par manière de plaisanterie, que, s’il nourrissait la moindre inquiétude, mieux valait ôter les chiens, et installer des moines à leur place. "Tu connais le prix que Dieu te donnera de tes chiens, et celui dont Il saura te rétribuer pour l’établissement des moines."

A la différence, la plupart du temps, des solitaires chartreux et des cisterciens, les bénédictins ont toujours choisi pour leurs fondations des sites où, même à l’intérieur de la clôture, l’âme pût se dilater du spectacle, chaque jour renouvelé, de la nature, de son charme, de ses perspectives et de ses paysages grandioses ou intimes. Il faut convenir qu’après dix siècles, et en dépit de l’inqualifiable massacre subi par l’église abbatiale, le site de Cluny n’a rien perdu de sa séduction ni de sa paisible harmonie. Il se révèle dans toute son ampleur à partir du col de la Croix-Micaud, où se croisaient un vieux chemin reliant par les crêtes les vallées de la Saône et de la Loire, et ceux qui, de Cluny, gagnaient ses prieurés de Massy et de Bézornay. Derrière les moignons douloureux du clocher dit de l’Eau bénite et de la "tour des cloches" qui le flanque, se déploie, du mont Saint-Romain au Nord, jusqu’aux crêtes de La Fay et à la Mère Boitier, une suite cadencée de dômes entièrement boisés : Mont-Epinet, Mont-Mandé, Bois-de-Bourcier, "Aiguille" de Vaux, entre lesquels s’insinuent les hautes passes des cols des Quatre-Vents et du Bois-Clair.

Au Sud apparaît, dans des vapeurs bleues, le cirque aux lignes très souples drainé par les trois ruisseaux qui constitueront la Grosne, et dominé par le triple moutonnement du Mont-Saint-Rigaud, la Montagne eucharistique de Pierre le Vénérable; de là descendent, dès les derniers jours d’août, les nuées annonciatrices des bourrasques d’automne. L’horizon du couchant est fermé par la "dorsale" de granite perpendiculaire à la première, le mont de la Chevalerette et le Bois-de-Mimont, coupés par les cols de la Croix-Micaud et du Pertuis-Sandon, autrement appelé le col du Loup. Mais, barrant transversalement la vallée, s’étirent les deux collines calcaires parallèles du Fouettin (du nom d’une dame Fouette qui la possédait au xviiie siècle) et de la Cras, sillonnée par les vieux chemins qui reliaient l’abbaye à son château fort de Lourdon, et toute quadrillée de murets de pierres sèches. Elles ménagent entre elles l’espace relativement plan, mais tout juste suffisant, où allaient être construits successivement la villa de l’abbesse Eve, le monastère et la ville, insinuée entre l’enceinte méridionale de celle-ci et le Fouettin, le long de l’axe routier descendu du col des Quatre-Vents. La Grosne, bordant la ville à l’Est et bientôt rejointe par le ruisseau du Merdanson (sic), qui fournissait l’énergie aux moulins abbatiaux, s’échappe vers l’aval, où la vallée s’élargit, bordée maintenant de collines et de "côtes" calcaires, qui, tapissées de leurs friches roussâtres, ont parfois un air de causse. Dans les fonds stagnaient des bras morts, des "gourgs" à la manière de ceux des montagnes du Centre, des marais entre lesquels la Grosne dessine ses méandres; Cluny assainirait peu à peu ce couloir insalubre en y créant des étangs dont on voit encore les digues. Ce sont ses bordures latérales qu’empruntait, au Nord, "l’estrée" romaine qui, issue "du pays de Chalon", cinglait vers la montagne, qu’elle franchissait au Seuil dit "de la Maison brûlée", pour redescendre sur Bois-Sainte-Marie et les "ports" du Brionnais sur la Loire, Marcigny et Artaix, Baugy, en desservant à peu de distance le prieuré d’Anzy. De l’autre côté, une voie qualifiée "d’immémoriale", issue du port romain de La Colonne, suivait en pied de mont les crêtes calcaires, en égrenant le long de son parcours une suite de frais villages bien construits et groupés, dominés par la seconde forteresse de l’abbaye, Boutavent.

Il est bien évident que ni le duc Guillaume, ni Bernon, ni le conseiller de celui-ci, Hugues, ne pouvaient avoir, sinon par inspiration mystique, la prescience que ce lieu, ainsi retranché, "peuplerait un jour l’univers des générations de ses fils" (Vie de Pierre le Vénérable). Les chroniques du temps présentent à l’envi le Cluny des origines comme une "société très petite et fort pauvre en biens", selon l’expression sans équivoque de son premier abbé. C’est certainement à bon escient que le fondateur, sans aucun doute sur le conseil du prieur Hugues, l’avait confié au maître organisateur qu’était l’abbé Bernon, tel qu’il avait pu le voir à l’œuvre en son moutier de Baume. Mais c’est un climat tout autre que ce dernier trouvait, ou que, tempérant quelque peu l’extrême rigueur qui lui avait causé du tort, il sut créer à Cluny. A ce titre, il fut vraiment le premier des clunisiens, œuvrant dans le climat de concorde et de quiétude baigné en permanence par le calme pastoral d’un des plus beaux sites de cette Bourgogne méridionale qui en compte tant, sous l’haleine plus sauvage de ses "Hauts". Paraphrasant le beau verset du psaume Memento : "Là sera mon repos à tout jamais; là, j’habiterai, car je l’ai choisi", il déclare en son testament, qui est, plus encore que celui du duc Guillaume, la charte essentielle de la spiritualité clunisienne, le programme à venir et le constat de sa première application, vouloir être inhumé à Cluny même (où le professeur Conant croit avoir identifié son "tombeau"), et non pas dans son Jura natal, en l’abbaye de Baume ou en celle de Gigny, qu’il a pourtant fondée sur sa propre terre patrimoniale.

La rareté des textes ne permet sans doute pas de le suivre dans le quotidien de son action, mais, parvenu à l’heure où tout homme sent approcher la fin de sa vie terrestre et devra en rendre compte, il portait à Cluny ce témoignage incomparable que, dénuée de ressources et fragile encore, la fondation était riche d’un trésor sans prix : sa fraternité. Dans une adjuration pathétique, il dictait à ses fils l’admirable leçon dont les clunisiens feraient pour des générations le fondement de leur spiritualité et de leurs observances elles-mêmes : "Conservez dans l’avenir le mode de vie que vous avez observé jusqu’à présent : psalmodie, respect du silence, qualité de la nourriture et du vêtement, mépris de la propriété personnelle." Mais surtout : "Par la miséricorde du Dieu qui nous voit en personne, je vous en supplie, abbés et religieux : qu’entre vous persévère l’Unanimité", c’est-à-dire, et selon l’étymologie même, bien plus qu’une unité de surface, plus ou moins affectée : la limpide et intime communion des âmes qui réalise dès ici-bas la plénitude de la charité et en illumine le monde.

Devant cette stature puissante qui se dresse à l’orée du chemin pour lancer son ultime et pressante recommandation, l’on se demande si, avec huit siècles d’avance, l’abbé ne pressentait pas le jour funeste où la vieille unanimité se déchirerait entre deux factions plus ou moins rivales, invoquant toutes deux avec la même assurance la fidélité à l’idéal primitif et la nécessité d’y revenir, dans le même temps que leur rupture le trahissait. Ce n’est pas en 1791 que succombera le Cluny unitaire voulu par les fondateurs, mais dès le XVIIe siècle, quand fut consommée la division de l’ordre en deux observances distinctes (comme il en sera, par parenthèse, à Cîteaux), la stricte et la commune : la première appliquée à Cluny même, tandis que plusieurs des maisons sujettes la récusaient pour s’en tenir à ce qu’elles pensaient être l’esprit des origines.

Le dernier acte de l’abbé Bernon donne la mesure de son autorité et de sa prévoyance. Assimilant à un bien familial les abbayes qu’il avait réunies sous une tête unique, il se garde, cette fois, de respecter à la lettre les prescriptions de la Règle en matière de succession abbatiale : que le futur abbé soit librement choisi par les moines. Telle est encore, lui semble-t-il, la fragilité de la jeune institution qu’elle ne peut pas être soumise aux aléas d’une élection "démocratique", avec tout le risque qu’elle implique de provoquer tensions, divisions et récriminations, qu’il faut éviter à tout prix. Un parent de Bernon recevra de lui Baume et Gigny. Odon, son disciple, "qui lui est tout aussi cher", et auquel il fit conférer l’ordination sacerdotale, régira Cluny et les deux appartenances de Massay et de Déols. Ayant ainsi assuré l’avenir, Bernon mourut le 15 janvier 927. Le lieu exact de sa sépulture primitive à l’intérieur du monastère n’est pas connu. Quand l’église Saint-Pierre-le-Vieux, le "Cluny II" des archéologues, eut été construite, on l’y transféra, pour l’inhumer définitivement derrière l’autel de saint Benoît.

 

II

ODON DE TOURAINE

 

Situer le deuxième abbé dans la perspective clunisienne pose aux historiens un redoutable problème, car il en constitue peut-être le cas le plus singulier. Institué presque par force, au prix d’une vive répugnance de sa nature secrète et réservée, Odon de Touraine a peu résidé à Cluny, et il ne semble pas qu’entre les tâches innombrables qui le dévoraient, il ait voué la part essentielle d’une activité au demeurant débordante à gérer et faire fructifier le petit monastère qui lui avait été confié. Dans son œuvre intellectuelle, pourtant abondante et variée, le nom de Cluny n’est pas une fois cité. A la différence de Bernon, ce n’est pas à Cluny qu’il voulut mourir, mais loin de là, dans sa Touraine natale, et sans léguer de messages à ceux qu’il laissait orphelins. De tous les grands abbés, il n’est pas injuste d’admettre qu’il fut le moins clunisien.

Et cependant, les clunisiens furent les premiers à le revendiquer comme l’un des leurs. Non seulement parce que cette figure prestigieuse leur faisait honneur, et qu’à l’aube du destin où Dieu les engageait, ils ne pouvaient trouver qu’avantage à se prévaloir, en toute bonne foi, du renom dont ils étaient les témoins et, finalement, les bénéficiaires; mais, bien plus profondément encore, parce qu’ils se retrouvaient en lui. Son apparente indifférence à la marche de la maison n’était évidemment que la rançon des multiples responsabilités qui lui étaient échues, et ses subordonnés étaient les premiers à percevoir intuitivement que la leçon spirituelle et morale d’une telle vie, la qualité de ses engagements, l’exploitation, en particulier, de ses dons intellectuels pour le service de Dieu et l’intérêt général de la chrétienté, surpassaient d’assez haut l’obligation de résidence assignée par la Règle aux abbés de monastère. La considération que son prestige retentissait en fin de compte sur toute l’institution contribuait certainement à entretenir entre eux le legs de l’unanimité dont ils avaient à manifester la preuve dans les applications de la routine quotidienne, et accroissait du même coup le rayonnement sur lequel était en train de se construire le Cluny de l’avenir.

Né vers 879, le nouvel abbé n’était plus très jeune. Il allait atteindre bientôt cette cinquantaine qui est pour beaucoup l’âge du retour sur soi, quand commencent de poindre le déclin, la fatigue, le découragement, le désir et l’impatience de la retraite. Originaire du pays tourangeau, il semble qu’il ait perdu son père de bonne heure. Protégé du comte d’Anjou, Foulque le Roux, qui l’avait alors pris en charge, il reçut les rudiments convenant à un jeune noble, puis fut envoyé à la cour du duc Guillaume le Pieux, et reçut de lui la mission de s’occuper… des chasses, probablement en qualité d’assistant du veneur principal. Mais déjà, la vie séculière lui pesait, et ses fonctions n’avaient rien qui pût le passionner. Il était tourmenté de visions qui lui en démontraient l’inanité. Il a confié plus tard qu’une année, durant la nuit de Noël, c’est à la Vierge Marie qu’il eut recours, la suppliant d’intercéder pour lui et d’éclairer sa route. Pour la première fois, il lui avait décerné le vocable de "Mère de miséricorde", par lequel, toute sa vie, il se plairait à la désigner : "O très pieuse Vierge, murmura-t-il, je me réfugie près de Votre glorieux et unique Enfant; inclinez à mes prières les oreilles de votre amour. Je tremble que ma vie ne déplaise à Votre Fils. O Dame, c’est par vous qu’il s’est manifesté au monde. Je vous en conjure : sans retard, ayez pitié de moi."

En réponse à sa prière, une impulsion soudaine le saisit alors. Non loin de là, les chanoines de Saint-Martin de Tours chantaient l’office de la Nativité. Odon courut au milieu d’eux, et joignit sa voix à leur chœur; il comprit qu’il venait de sceller son engagement en cette nuit de grâce. Quand il eut atteint dix-neuf ans, le comte d’Anjou lui offrit à Saint-Martin une prébende canoniale qui, entre autres avantages, le défrayait de tout souci matériel. Il entreprit alors de parfaire ses études. A Tours, il apprit la grammaire, puis partit pour Paris, afin d’y étudier la dialectique et la musique, qui composaient avec elle le cycle scolaire du trivium. La carrière paisible qui, partagée entre l’office et la culture, l’attendait à Saint-Martin aurait pu satisfaire le lettré qu’il s’apprêtait à être. Ses confrères lui proposèrent de résumer à leur usage, en un unique traité, plus aisément consultable que l’original, les Moralia in Job de saint Grégoire le Grand. Il se récria d’abord, s’estimant indigne d’un tel travail, et ne céda, paraît-il, qu’à une vision du saint auteur en personne.

Mal à l’aise, cependant, parmi les chanoines réguliers, trop sollicités par les distractions mondaines, quelques-unes tout à fait dissolues, il rêvait d’un engagement plus total encore, et aurait même tenté de persuader le comte d’Anjou de renoncer avec lui à la vie séculière! Il eut plus de succès avec l’un des fidèles de Foulque, Adhégrin, et les deux jeunes gens se mirent en quête d’une communauté où leur aspiration ascétique pût mieux s’épanouir qu’à Tours. Dans l’espoir d’être éclairé sur sa vocation, Adhégrin partit en pèlerinage à Rome, et c’est, selon le biographe d’Odon, Jean de Salerne, le hasard de la route qui lui aurait fait découvrir cette abbaye de Baume où fleurissait la Règle bénédictine sous la houlette vigoureuse de l’abbé Bernon. Preuve que ni l’accueil, ni la vie n’étaient aussi rebutants que certains voulaient bien le dire, il fut séduit par ce qu’il y voyait et entendait. Il décida d’y rester, et y convia Odon, qui le rejoignit, avec dans son bagage les cent volumes manuscrits de sa bibliothèque personnelle.

L’histoire est touchante, un peu enjolivée peut-être. Tandis qu’Adhégrin cédait finalement à l’appel de la solitude et se choisissait pour ermitage une petite grotte de la "reculée" de Baume, où il vécut plus de trente ans, Odon, lui, fermant l’oreille sur les ragots et récriminations des "mauvais sujets" de l’abbaye, découvrait avec soulagement ce foyer de vie bénédictine authentique, et se pliait sans mot dire aux exigences qu’imposait la discipline sévère du vieil abbé. Parvenu à la trentaine, et riche déjà d’un considérable bagage intellectuel et moral, il acceptait avec le sourire les obligations souvent rudes du noviciat. Il lui arriva même d’être soumis à d’injustes vexations et brimades — car tout n’était pas encore parfait à Baume —, de s’entendre dénoncer en chapitre pour des vétilles, voire d’encourir une sanction imméritée. Jamais il ne s’insurgea ni ne répliqua, allant même parfois au-devant des humiliations. Il appliquait à la lettre la Règle fixée par saint Benoît, qui exige de tout moine la vertu d’obéissance à son abbé comme à un père. Il se rendait compte, déjà, des responsabilités morales redoutables qui pèsent sur les épaules de ces conducteurs d’hommes. Il fit un jour à Jean de Salerne, avec une humilité délicieuse, la confidence qu’il rendait grâce à Dieu d’avoir été, dès cette terre, payé des fautes dont il avait pu se rendre coupable envers la Règle et envers son abbé, car il lui serait donné de souffrir par la suite tout son soûl de celles que ses propres moines commirent envers lui, et qui le laissaient déchiré! Il professait, et son œuvre écrite le sous-entend à plusieurs reprises, que chaque péricope de la Règle contient une exigence ou une prescription qui ne peut être édulcorée sans que tout l’édifice s’écroule. Et l’obéissance impose cette autre vertu, non moins difficile, qui est la patience. De tout son être, il s’appliquait à la pratiquer, et c’est elle qu’inlassablement, il allait enseigner à ses fils. Elle seule, confia-t-il un jour à Jean de Salerne, permet de supporter dans une totale quiétude de conscience les injustices, les contrariétés et les préjudices subis. Grâce à elle, et prêchant d’exemple, il parvenait à supporter les blessures qu’infligeaient journellement à une sensibilité aussi aiguë que la sienne les assauts du monde et ceux, plus douloureux, qui provenaient de ses frères les moines de Baume.

La Règle de saint Benoît fait obligation au moine d’observer en chacun de ses gestes la réserve qui le garde des tentations extérieures et du risque de distraction ou de dissipation. Le maintien extérieur de saint Odon témoignait de cette soumission volontaire. Il s’était tellement assimilé les préceptes de la loi monastique que, selon la forte expression de Jean de Salerne, "en quelque endroit qu’il fût, debout, marchant, assis, il allait toujours tête inclinée, regards fixés à terre", à tel point qu’irrévérencieusement, on l’avait surnommé "La Pioche" (on doit reconnaître que, jusqu’à notre temps, il n’a pas manqué d’émules parmi les milieux dévots). Mais ce comportement n’était chez lui que l’expression d’une intériorité que d’autres signes manifestaient. Ainsi impressionnait-il ceux qui l’approchaient par une gravité que trahissaient jusqu’à ses conversations. "Rempli d’un souffle saint, observe encore Jean de Salerne, il ne savait pas parler pour ne rien dire", ce qui, aujourd’hui, est devenu plus rare.

Cet intellectuel, l’un des esprits les plus éclairés d’une période à laquelle manquaient davantage encore les penseurs, les écrivains, les artistes et les civilisateurs que les gens d’action ou de guerre, s’imposa d’emblée comme un pédagogue de premier ordre, un homme de communication sociale, dirait-on maintenant, et, ce qui ne gâte rien, un orateur profond et convaincant. Après les élèves de Baume, ce furent ses moines clunisiens qu’il aimerait enseigner, tirant parti de la moindre anecdote, d’un banal fait divers, des incidences liturgiques du jour, pour en dégager une leçon spirituelle ou morale, exploiter le trait qui frappe et s’incruste dans les mémoires. Il tenait la prédication et l’homélie pour l’une des fonctions essentielles du ministère abbatial; Cluny lui doit plusieurs sermons de ton austère et de composition serrée, d’une extrême densité, mais riches, toujours, d’applications pratiques.

Totalement moine, obsédé par le relâchement de la discipline régulière dont il constatait autour de lui les ravages, Odon n’hésitait pas à évoquer crûment la mort misérable de trop de religieux infidèles à leur vœu, à inspirer une crainte salutaire des châtiments éternels, seule capable, à ses yeux, de "réprimer les appétits juvéniles" et d’agir comme un aiguillon pour mériter les joies du paradis. Il est significatif que ce moraliste exigeant, qui professait la mortification de la chair et une ascèse rigoureuse, ait choisi et proposé comme modèles d’édification, d’une part la pénitente résolue du Christ, sainte Marie-Madeleine, de l’autre le législateur du monachisme d’Occident, saint Benoît de Nursie. Il représentait la première comme la figure même de l’Eglise, et la suivait pour ainsi dire à la trace, au prix d’une stricte exégèse des épisodes rares, mais essentiels, auxquels, selon les évangiles, elle était mêlée : le repas chez Simon, la résurrection de Lazare, la Passion et la Résurrection du Christ. Hanté comme il l’était par le problème du mal et du péché, dans le monde en général et dans chaque homme en particulier, il reconnaît que le geste de Marie de Magdala oignant les pieds du Seigneur ne représente d’abord que "le baume d’une pieuse confession", et un acte de pénitence, que ses larmes expriment. "Or, constate-t-il, l’Eglise qui croit au Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, demande chaque jour" comme elle, "dans les sanglots et les larmes, le pardon de ses fautes." Mais "l’onguent pur de son nard" est aussi un geste de foi. Quand l’Eglise contemple "la sublimité de la majesté divine" et y "ordonne toutes les fibres de sa pensée, c’est le chef du Maître qu’elle embaume d’un onguent très précieux".

La "querelle" provoquée par Marthe, qui s’affaire en bougonnant et réclame au Seigneur d’intervenir pour que sa sœur vienne enfin l’aider un peu, est pour l’orateur monastique l’occasion d’un éloge de la vie contemplative, qui, après dix siècles, n’a rien perdu de son actualité : "cette vie dont on goûte d’autant plus la saveur que l’esprit se sépare davantage du domaine visible et du tumulte des soucis. L’âme néglige les préoccupations matérielles en leur entier, aspire à être seule avec Dieu. Elle aime entendre les préceptes célestes, comme faisait la très sainte Marie, quand, assise aux pieds du Seigneur, elle écoutait Sa parole d’une oreille attentive."

De même, "cette femme, qui pleure son frère mort depuis quatre jours, préfigure symboliquement la Sainte Eglise, qui ne cesse de pleurer sur le péril de ceux qui sont tenus enchaînés dans le crime, et qui, ensevelis par la souillure persistante des fautes charnelles, s’attirent sur leur corps la pire des réputations." Mais le sommet de l’homélie était atteint lorsque saint Odon suivait Marie-Madeleine, en s’identifiant spirituellement à elle, à la façon du romancier ou de l’acteur qui finiraient quelquefois par se prendre pour le personnage qu’ils dépeignent ou incarnent (et aucun verbe n’est ici plus juste), à travers les phases diverses de la Passion. C’est toute la dernière partie du sermon qu’il faudrait citer ici à la lettre, depuis la Croix jusqu’à l’apparition du Ressuscité à l’aube de Pâques. "J’ai vu le Seigneur, et voici ce qu’il m’a dit" : le récit évangélique s’offre ici à une exaltation de la Femme dans l’histoire et le mystère du Salut, que ne désavoueraient pas les théologiens les plus féministes d’aujourd’hui : "L’amour infiniment aimable de Dieu envers le sexe féminin est révélé. C’est par une femme que la mort avait été apportée au monde; mais pour que le sexe féminin ne soit pas à jamais tenu en opprobre, c’est une femme qu’il chargea d’annoncer aux hommes la joie de la Résurrection, comme c’est par une femme qu’avait d’abord été provoquée la douleur de la mort; tout comme s’il avait été dit : ‹Tu as reçu de sa main le poison mortel, entends de sa bouche l’allégresse de la Résurrection.› Par Sainte Marie toujours Vierge, Espérance unique du monde [le terme est à retenir (N. d. T.)], les portes du Paradis nous ont été ouvertes, et la malédiction d’Eve abolie. De même, par sainte Marie-Madeleine […], la splendeur de notre propre résurrection a jailli de la Résurrection du Seigneur, nous a été offerte par elle."

S’inspirant de saint Grégoire, qui fut le premier maître spirituel d’Odon de Touraine, celui-ci comparait le second exemple qu’il s’était choisi entre tous autres, saint Benoît de Nursie, à Moïse lui-même; dans une envolée magnifique, il le qualifiait de "flambeau, d’astre, de soleil, d’ange des moines", de "Béni". L’œuvre, en dépit de la forme parlée sous laquelle, pour la première fois, elle avait été produite, et qui autorisait quelques libertés de composition et d’expression, apparaît d’une fermeté d’argument et d’une logique extrêmes, émaillées de temps à autre par de soudaines envolées lyriques, qui préfigurent le style si personnel de saint Odilon. A l’occasion de la fête de saint Benoît, de même qu’aux anniversaires de sa translation et son inhumation définitive, "chaque fois qu’en revient le temps au cours de l’année, des foules innombrables s’empressent de toutes parts à son sacro-saint tombeau, avec un élan de ferveur libre de contrainte. On n’y voit pas que des gens des campagnes; le peuple des villes y accourt aussi, mêlé à de nobles personnages, et fleuri pour ainsi dire de clercs méritoires."

On ignore si le prédicateur désigne ici le tombeau primitif du saint, ou, plus probablement, celui de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, qui justifierait la qualité de sanctuaire de pèlerinage conférée à l’église abbatiale. A ce propos, Odon constate aussi, sans surprise, que l’impiété générale a pu ralentir pour un temps les miracles dont le tombeau était le théâtre. Mais c’est pour ajouter aussitôt qu’à la foi la meilleure, celle du centurion, les miracles ne sont pas indispensables : quant à saint Benoît en particulier, "ses témoignages passés suffisent". Il est le Moïse du Nouveau Testament, le législateur qui guida à travers le désert les légions monastiques "pour les introduire, sous sa conduite, dans la terre des vivants". On sait le parti que le peintre roman de l’église de l’abbaye bénédictine de Saint-Savin-sur-Gartempe saura tirer de cette typologie glorieuse, en brossant sur la voûte de la nef les histoires de la Genèse et l’aventure du peuple élu jusqu’à l’entrée en Canaan.

Recours efficace des pécheurs dans les monastères et à travers le monde, des Latins aux Grecs, Benoît "rayonne de sa splendeur sur cet Occident qui est notre sol" et il mérite ainsi, bien avant la lettre, le titre de patron de l’Europe que les papes du XXe siècle lui décerneront. Les Français lui doivent un gré particulier, car "de son vivant, il y dirigea le disciple cher entre tous, saint Maur, et voulut enfin y être transporté lui-même". Convient-il de reconnaître en ce second membre de phrase une allusion au transfert précité des reliques du Mont-Cassin à Saint-Benoît-sur-Loire, que la tradition rapporte au deuxième abbé, Mummole? "Par quelque dessein spécial et secret, il se choisit ce lieu", ajoute Odon, qui semble s’adresser ici spécialement aux moines de Fleury, dépositaires du corps. Mais, s’empresse-t-il de proclamer, "ce ne sont pas seulement une voix, une congrégation, une ville ou une province qui chantent la louange de Benoît : partout où la Sainte Eglise est répandue, à travers les peuples, les nations et les langues, celle-ci se célèbre. A tous, il enseigne la persévérance, et depuis son trépas, il a ressuscité les morts, réparé ce qui était brisé, guéri les cas désespérés." D’une telle vie, dont, après quatorze siècles, le levain ne s’est pas affadi, c’est la persévérance dans l’effort que l’orateur retenait surtout. Il était lui-même de ceux que la tension spirituelle, fruit premier de la contemplation, galvanise, parce qu’elle met en œuvre les puissances de dépassement qui existent en chacun des hommes, mais que, trop souvent, refoulent, avant qu’elles aient pu porter leur fruit, les incohérences, la contradiction, les échecs et les amertumes de la vie.

 

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Odon avait été fort bien accueilli à Cluny. "Saisi entre les mains des moines, il fut, rapporte son biographe, forcé comme par violence" à accepter l’élection qui leur avait été quasiment imposée par le choix de Bernon. A la mort du premier abbé, la construction du monastère n’était pas achevée. Il fallait d’abord terminer l’église — Cluny I —, puis procéder à sa consécration. Dans l’état d’indigence où végétait, le terme n’est pas trop fort, la jeune communauté, ce n’était pas mince affaire. Les ressources personnelles que l’abbé avait apportées avec lui furent bientôt épuisées. Par bonheur, saint Martin, au patronage duquel il demeurerait fidèle jusque dans la mort, voulut bien s’en mêler en personne; lui apparaissant, il lui enjoignit de tenir bon, et lui promit assistance. Quelques jours plus tard, les moines recevaient un secours financier inespéré. On invita l’évêque de Mâcon, sur le district duquel avait été fondé le monastère, à procéder à la dédicace solennelle. Le prélat se présenta en si grand apparat que les pauvres religieux s’affolèrent : comment le recevoir et l’héberger décemment, lui et sa suite; à peine avaient-ils pour eux-mêmes! Mais saint Martin, de nouveau, intervint. On raconte qu’un énorme sanglier déboula de la forêt toute proche, et, trottinant jusqu’à la porte de l’abbaye, s’offrit de lui-même à l’abattoir; et l’illustre visiteur put se régaler de bonne chair de gros gibier toute fraîche.

Pareille aubaine ne se renouvelait pas tous les jours, et l’abbé Odon ne faisait rien pour en susciter la récidive au bénéfice de la seule communauté. Au désespoir de ses intendants et cellériers, toujours en quête d’expédients de couvert ou de gîte, il avait à l’endroit des contingences matérielles, même les plus nécessaires, la plus sainte indifférence. Sur son lit de mort de Saint-Julien de Tours, aux clunisiens éplorés qui étaient venus s’enquérir auprès de lui de leurs lendemains, et lui demandaient quelles dispositions il leur convenait de prendre, il aurait répondu avec une parfaite sérénité : "Dieu a réservé Cluny à Sa grâce; ce lieu n’est pas subordonné à la nôtre. Qu’on se contente d’envoyer là-bas ce qui est nécessaire à la messe qu’on célébrera pour le repos de mon âme." Même apocryphe, le propos traduit bien le mépris que le saint abbé vouait à toute espèce de prévoyance, fût-ce post mortem. Il tenait les aises, ce que l’on appelle aujourd’hui "le confort" (dont il n’est pas interdit à l’homme de s’entourer si c’est avec modération!), et, à plus forte raison, le luxe pour l’une des pires tentations qui puisse assaillir le moine. Sans cesse, il rappelait les siens à la frugalité, dont, pour sa part, il ne se départait jamais. "La moitié d’une livre de pain", un peu de fèves suffisaient à sa subsistance quotidienne. Il buvait très peu, sobriété "qui est par essence étrangère aux Français", observe non sans humour son biographe italien.

A l’exemple des Pères de l’Eglise, cet homme de paix et de tendresse proférait contre l’avidité des riches les apostrophes les plus dures. Avec une véhémence passionnée, il conviait les laïcs à l’imitation de l’un d’entre eux, ce comte Géraud d’Aurillac qui, sans renoncer aux lourds devoirs de sa charge séculière, sut accéder aux degrés les plus élevés du désintéressement et démontrer, longtemps avant l’Introduction à la vie dévote, qu’il était possible de vivre en saint dans le monde. Mais le spectacle des violences et des appétits, le déchaînement des hommes de proie, l’écrasement des faibles, dont il était le témoin quotidien, ne manquaient pas d’alimenter sa tendance foncière au pessimisme. Bien avant l’an mille où, selon une légende tenace, aurait explosé l’angoisse apocalyptique, il fut l’un des premiers à prophétiser l’avènement de l’Antéchrist. "Voyez, constatait-il dans sa Vie de saint Géraud, l’on s’étonne qu’en cet âge qui est le nôtre, quand déjà se refroidit toute charité […], les miracles des saints doivent cesser." De ce tarissement, il ne voyait quant à lui d’autre cause que "l’énormité de nos fautes : depuis la révélation de la grâce divine, constatait-il, nous avons rétrogradé".

Il est de fait que l’abbatiat d’Odon de Touraine s’inscrit dans l’une des périodes les plus sombres qu’ait connues l’Occident depuis l’effondrement de l’empire romain : à une anarchie quasi générale, que la débilité des pouvoirs centraux ne permettait pas d’enrayer, et contre laquelle la supplication des litanies elles-mêmes — A peste, fame et bello, libera nos, Domine — semblait impuissante, s’ajoutaient les invasions qui, de trois côtés, la prenaient en tenaille. La jeunesse tourangelle d’Odon s’était écoulée sous la menace des incursions normandes, imprévisibles et dévastatrices. Après une rude alerte survenue en 886, elle avait connu le terrible sac de 903, où les Normands brûlèrent la ville de Tours et la basilique de Saint-Martin elle-même. Au moment où il s’établissait à Baume, les "algarades" sarrasines, rayonnant, à partir du massif des Maures, sur la Provence intérieure et les régions rhodaniennes, entretenaient une insécurité dont témoigne, en plusieurs diocèses, l’interruption, parfois longue, des successions épiscopales. Les vallées alpines étaient livrées aux exploits de "bandes incontrôlées" dont la provenance reste un mystère. Pèlerins, voyageurs et marchands étaient astreints à de longs détours, voire à rebrousser chemin avant même d’avoir atteint les cols où les attendait l’embuscade. A deux reprises au moins, en Maurienne, semble-t-il, puis à Agaune, l’abbé Odon traversa des zones entières que ces raids avaient réduites au désert. Et ce furent enfin les Hongrois déferlant par l’Est et le Nord : on se croyait revenu au temps d’Attila. Deux ans à peine après que les Normands avaient été fixés en Basse-Seine à l’ingénieuse initiative du roi Charles le Simple, les cavaliers magyars débouchaient en Alsace et en Bourgogne. En 937, ce fut la plus grande et terrible invasion que la France de l’Est ait connue depuis celle des Huns; des signes dans le ciel l’avaient précédée, et elle laissa longtemps dans les mémoires un souvenir horrifié; les abbayes de Tournus, Bèze et Savigny furent ravagées entre bien d’autres. Les envahisseurs poussèrent des pointes au cœur du Mâconnais, aidés parfois par des tyranneaux locaux à qui l’occasion était trop belle de spolier, tuer et brûler. Le bourg de Blanot, sis à quatre lieues seulement de Cluny, subit leur assaut et fut dévasté. L’abbaye elle-même dut sans doute à son indigence reconnue d’être épargnée.

"J’ai pris la fuite, je me suis éloigné, et j’ai choisi la solitude pour résidence." En de tels temps de troubles, la nature profonde d’Odon l’aurait porté peut-être à suivre l’exemple du psalmiste. Mais la conscience de la responsabilité conférée à Cluny par la charte de fondation, de celle qui lui incombait en propre par le choix de l’abbé Bernon, et son prestige acquis, lui faisaient un devoir de se jeter sur les routes, afin de ranimer à travers la chrétienté meurtrie et souillée le flambeau de l’espérance chrétienne, de rassembler et galvaniser les énergies, d’imposer coûte que coûte la réforme des âmes et des cœurs, de susciter les renouveaux. A corps perdu, ce spéculatif, cet homme d’étude se précipita donc dans l’action : il y gagna, outre le mépris accru des contingences matérielles, une endurance physique qui mettait sur les genoux de bien plus jeunes que lui. Il arriva que le fidèle disciple Jean de Salerne lui-même, incapable de le suivre dans ses marches, demandât grâce. Au moral, un courage et un sang-froid intrépides, qui triomphaient des pires traverses. On se colportait sous le manteau plus d’une aventure. Un jour, durant le passage des Alpes mauriennaises, son cheval fit un faux pas et chut dans le ravin. Odon eut la présence d’esprit de lâcher les rênes et de lever les bras…, à point pour saisir une branche qui, par miracle, se trouva là, et s’y agripper jusqu’à ce qu’on lui portât secours. Plusieurs fois, des brigands l’assaillirent. Un certain jour, ils n’étaient pas moins de quarante en embuscade. Stimulée par le calme imperturbable de l’abbé, la petite escorte poursuivit son chemin, en continuant de chanter des psaumes comme si elle ne se fût aperçue de rien. Le chef de la bande n’osa donner l’ordre d’attaque. On assure que l’impavidité d’Odon l’impressionna tant que, s’étant séparé des siens, il vint implorer son pardon.

Dans l’œuvre de réforme à laquelle Odon subordonna sans compter sa vie, il déployait un égal sang-froid. Dieu sait que l’entreprise n’allait pas sans risques, et que bien des résistances, aux formes souvent imprévues, étaient à vaincre! A Saint-Benoît-sur-Loire, son équipée fut même dramatique. Tombée dans le plus déplorable relâchement, la vieille abbaye du Val-de-Loire avait été confiée à Odon, pour qu’il tentât d’y restaurer la discipline. L’annonce de son approche suscita une véritable insurrection. Les moines réfractaires à la réforme mettent la maison en état de défense. Ils saisissent des épées. Les uns grimpent sur les toits pour y jeter pierres et traits sur les arrivants; d’autres s’embusquent aux abords. Ils proclament qu’ils préfèrent mourir que de laisser pénétrer l’intrus.

La palinodie dura trois jours. Finalement, Odon n’y tint plus. Sourd aux adjurations de son entourage, qui le suppliait de ne pas s’exposer à la folie de ces forcenés, il s’avança, seul. Dans l’autre camp, on l’observait avec stupeur. Il y eut un moment chargé d’angoisse, puis d’un seul coup, et de la façon la plus inattendue, la situation se dénoua. Déconcertés par l’audace du visiteur intrépide, les rebelles dégringolaient des toits, abandonnaient leurs postes d’affût pour se jeter à ses pieds. A tous, l’abbé pardonna : il n’y eut pas mince joie en ce jour, constate Jean de Salerne. Malgré quelques heurts, inévitables après une longue carence, la réforme fut imposée à Saint-Benoît, une nouvelle église bâtie dans l’allégresse, et bientôt les recrues recommencèrent d’affluer.

Odon réforma plusieurs autres monastères, à moindre prix heureusement. La procédure variait peu. A l’appel de l’abbé en titre, ou de l’évêque, ou de quelque protecteur laïc qu’irritait le désordre, il accourait en personne sur place, prenait les mesures d’assainissement nécessaires, relevait les énergies, insufflait "un cœur et un esprit nouveaux". Mais surtout, il prêchait d’exemple. Ainsi fit-il à Saint-Alyre de Clermont, au Saint-Sauveur de Sarlat, à Saint-Pierre-le-Vif de Sens. En Italie, où il ne se rendit pas moins de trois fois, indifférent aux dangers et incommodités des chemins, il reçut en 939, lors de son deuxième séjour, le monastère de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, à Pavie, puis, à Rome, celui de Saint-Paul-hors-les-Murs, encore sous le coup du saccage perpétré par les Sarrasins de Sicile.

La fidélité que, sa vie durant, l’abbé devait conserver aux lieux de son enfance et au culte de saint Martin n’est pas le trait le moins attachant de sa personnalité hors de pair. Presque chaque année, il s’en retournait à Tours, qui lui était un havre toujours béni de souvenirs et de repos. Sa sensibilité suraiguë d’écrivain, d’artiste et de musicien se repaissait de ces horizons larges et paisibles — la "douce France" des Chansons de geste — où s’était forgé son rêve de perfection. Là-bas, tout lui parlait; les souvenirs d’enfance, embellis et transfigurés, revigoraient ses forces : comme une main fraîche et douce qui caresse le front d’un malade, ils apaisaient l’inquiétude de son âme. Avec plus d’ardeur encore que partout ailleurs, il y militait pour la réforme et la reprise en main des maisons religieuses. C’est à son initiative qu’en 931, fut élu à Tours l’archevêque Théotolon, un clunisien, bien décidé à seconder ses efforts. L’abbaye de Saint-Julien, fondée par Grégoire de Tours en 576, puis dévastée par les Normands en 863, fut relevée, une nouvelle église construite et consacrée en 943.

Ensemble, l’archevêque et l’abbé osèrent s’attaquer à plus gros morceau encore : cette abbaye des chanoines réguliers de Saint-Martin de Tours, dépositaire du corps de l’évangélisateur des Gaules, et qui, on le sait, avait accueilli le jeune clerc au premier temps de sa vocation. Trente ans plus tard, la situation ne s’était pas améliorée : tiédeur et médiocrité spirituelles, laisser-aller, indiscipline, anarchie n’avaient pratiquement pas cessé d’y sévir. Vers 940, un incendie ravagea l’église du monastère. A ses anciens confrères, accablés sous le coup de ce désastre, l’abbé Odon n’hésita pas à tenir un rude langage. C’est bien en vain qu’après un premier sinistre allumé par les Normands en 903, l’on avait ceint l’abbaye d’une fortification épaisse et solide! Le ver était dans le fruit; on ne l’en extirperait que par une reconquête intérieure des âmes. En attendant, Odon obtint du pape Léon VII une lettre qui enjoignait à l’abbé laïc de Saint-Martin de Tours, le duc Hugues de France, de mettre un terme au désordre, et de veiller en particulier à la cessation du scandale le plus inadmissible : les femmes, qui avaient pratiquement libre accès au monastère, devaient en être à l’avenir rigoureusement proscrites. Tout prêtre, tout évêque qui enfreindrait cette défense encourrait l’interdit.

 

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Il ne faudrait pas, pour autant, conclure que le deuxième abbé de Cluny n’était guère bon qu’à morigéner, reprendre et censurer avec une intransigeance étroite et bornée. Davantage porté par nature, peut-être, à la sévérité qu’à l’indulgence, il n’en possédait pas moins, ou s’attacha à acquérir par expérience, trois des vertus majeures par lesquelles les clunisiens purent à bon droit le revendiquer comme un de leurs maîtres spirituels et de leurs exemples préférés : la paix rayonnante de l’âme, la miséricorde qui s’efforce de comprendre avant de juger, l’effusion affective qui force les barrières des cœurs et ouvre le monde à l’embrasement de l’amour. En ce sens, Pierre le Vénérable n’excédait pas sa pensée quand il proclamait, dans l’une de ses lettres, qu’Odon "avait posé les premiers fondements de Cluny".

Transfigurant les multiples épreuves traversées et son penchant natif à l’amertume, il avait, avec la maturité, atteint cette joie des Béatitudes évangéliques qui triomphe de tous les aléas de la terre. A ceux qui l’approchaient, il la communiquait comme une onde bienfaisante. Il tenait, assure Jean de Salerne, qui le connaissait mieux que personne, "à nous réjouir le cœur de son enjouement. Ses paroles étaient toutes pleines de sa joie, ses propos nous forçaient à rire à gorge déployée." Un jour, en Italie, il avait acheté à trois pauvres diables, pour leur venir en aide, une quantité de baies de laurier, dont il n’avait bien entendu pas le moindre usage. A Jean de Salerne, qui lui demandait, mi-courroucé, mi-attendri, quoi faire de tout ce bagage, il répliqua par un flot de paroles tellement volubiles et si drolatiques que l’entourage éclata de rire jusqu’aux larmes, sans trouver à placer un mot.

Ce n’étaient là que récréation, et instants de détente, que l’abbé n’aurait jamais laissé se prolonger outre mesure. Il leur aurait opportunément opposé le chapitre de la Règle de saint Benoît, qui défend d’aimer le rire excessif et trop prompt. "C’est bien sa joie spirituelle, constate encore Jean de Salerne, qui enfonçait en nous la joie intérieure." Communicative, elle irradiait comme un cristal, exerçait sur les autres une fascination véritable. Où qu’il allât, les foules désemparées nées de ces temps de malheur, toujours prises entre deux périls, tenaillées par la faim et l’angoisse, s’accrochaient à ses pas comme un naufragé s’accroche à son sauveteur. Jean de Salerne, toujours lui, raconte que les misérables saisissaient les franges de la casaque rousse dont il se revêtait, et la baisaient. "Comme un soldat ceint pour la guerre, il marchait entouré des bataillons des pauvres." Et lui, le grand abbé chargé d’un prestige devant lequel empereurs et princes courbaient la tête, il les enveloppait de miséricorde. D’instinct, il allait au peuple, aux malheureux, aux malades, aux plus déchus. Il leur dispensait cette sollicitude intuitive, qui se garde d’humilier ou de se complaire pharisaïquement à ses aumônes, mais sait reconnaître en quiconque vit et souffre le visage du Christ. "Il disait que les aveugles et les boiteux étaient les portiers du Paradis, et qu’on ne devait pas les repousser de chez soi, sous peine de se voir fermer un jour la porte du Paradis."

S’il advenait qu’on rencontrât sur la route quelque vieillard ou infirme, il descendait de cheval et l’y faisait monter. Puis, à pied parmi les cavaliers de l’escorte, il chantait des psaumes et entraînait les siens à les chanter avec lui. Mais il refusait qu’un compagnon lui offrît son propre cheval, "car il savait bien que c’était par déférence envers lui, et non pour le pauvre". A l’un de ces miséreux, renouvelant le geste célèbre de saint Martin, son modèle, il donna sa tunique par un jour de grande froidure. Jean de Salerne raconte encore l’histoire touchante de ce pauvre hère qui s’était joint à la caravane pour la traversée des Alpes, et dont le sac chargé de pain, d’oignons, de poireaux, de déchets de toute espèce, empestait. Le bon moine en avait le cœur soulevé. L’abbé, cependant, convia le chemineau à grimper sur son cheval, et se chargea lui-même du sac malodorant. "Quant à moi, relate Jean, incapable de supporter ces relents, je ralentis le pas, et je marchais en arrière, à bonne distance de celui qui nous accompagnait."

L’abbé n’avait rien perdu du manège. Quand, à la descente, l’insistance du vieillard le contraignit à remonter en selle, il y suspendit le sac. Jean restait à l’arrière et retenait sa monture, tout rempli d’une fureur rentrée. Odon, non sans malice, le héla.

"— Viens plus près, il nous reste des psaumes à chanter.

Jean :

— Impossible, ce sac sent trop mauvais.

L’abbé :

— Hé! le pauvre homme mange ces croûtes dont la senteur te répugne, et toi, tu n’en peux même pas supporter l’odeur? Lui peut porter ce sac, et toi, tu déclares que tu n’en supportes même pas la vue…"

Et doucement, Odon fit la leçon à son compagnon, lui parlant d’âme à âme, "en vrai pauvre du Christ qu’il était". Et, conclut avec une humilité sincère le bon moine Jean, "il soigna si bien mon odorat qu’à la fin du compte, je ne sentais plus rien".

La charité de saint Odon ne dédaignait pas de s’étendre aux bandits de grand chemin eux-mêmes, dont les routes du haut Moyen Age étaient infestées. Elle désarmait leurs intentions mauvaises, les laissait décontenancés; certains même, on l’a dit, en furent sur-le-champ convertis. Ainsi, un voleur de cheval s’était-il empêtré dans les ronces, et y avait passé toute une nuit, avec l’animal sous lui. A son grand étonnement, Odon le gratifia d’une obole, "pour prix de la peine qu’il avait eue cette nuit-là"! L’abbé fit de même remettre une somme d’argent à un paysan qui l’avait attaqué par-derrière et, si l’escorte n’était pas intervenue, l’aurait certainement mis à mal; il défendit qu’on tranchât la main du coupable selon la cruelle justice du temps.

C’est avec les âmes simples qu’il donnait spontanément toute sa mesure. A l’exemple du Christ Lui-même, il se plaisait en la compagnie des enfants que sa confiance attirait. Ceux qu’il rencontrait en route, il leur demandait gentiment de chanter, s’ils le voulaient bien, puis les remerciait de quelque cadeau. Jusqu’à son extrême vieillesse, il sut conserver en lui la limpidité de l’enfance, que traduisait la fraîcheur de son regard, cette muette sympathie des yeux qui provoque presque irrésistiblement une correspondance chez ceux qu’elle atteint. Tout retourné par ce seul visage, un jeune malandrin se convertit et demanda d’être admis sans délai à l’habit monastique. Informé de la qualité du garçon, l’abbé n’osait prendre d’emblée pareille responsabilité, et lui suggéra un temps de probation.

"Si tu me repousses aujourd’hui, répliqua l’autre, je vais à ma perdition, et c’est Dieu qui te demandera compte de mon âme."

Impressionné par une pareille franchise, Odon le reçut au monastère, où, bientôt, le jeune homme tomba malade. L’abbé découvrit avec stupeur qu’il portait en permanence sur lui une corde "tissée de poil", qui lui déchirait l’abdomen et le dos. Et c’est peut-être à ce moribond que Cluny dut l’épanouissement de la ferveur mariale qui auréole d’une telle tendresse son parcours. Car il se rapporta que la Vierge Marie lui était apparue sur son lit de mort, "pleine de gloire et de puissance". Se faisant connaître comme "la Mère de Miséricorde", elle l’invita en paradis. "D’où, relate Jean de Salerne, notre saint père tenait son habitude d’appeler Sainte Marie ‹la Mère de Miséricorde›", titre sous lequel naguère, en une nuit d’épreuve et de doute, il l’avait lui-même invoquée. On a pareillement rappelé ci-dessus qu’avec une intuition prophétique, et en lui appliquant la titulature réservée habituellement à la croix du Christ, il osait la proclamer aussi l’Espérance unique du monde.

A la fois détaché des servitudes humaines et engagé à fond dans son temps, il vivait naturellement dans la familiarité des hauts mystères de la foi, mais n’en rapportait jamais le mérite à soi-même. C’est au compte d’autrui qu’il mettait son dialogue avec l’invisible et les faveurs dont, en retour, il en était comblé. Ses proches ne s’y trompaient pas. Comme plus tard saint Louis, roi de France, avec lequel il offre plus d’une ressemblance, il eut le privilège d’attirer à lui et de s’attacher le moine précité de l’abbaye de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, ce Jean de Salerne qui allait être en quelque manière son Joinville. Odon ne l’avait connu que sur le tard, en 939, lors de son deuxième séjour en Italie. Après la mort de l’abbé, Jean de Salerne entreprit de mettre par écrit les exemples dont il avait été le témoin admiratif et de compléter son propos par les traits véridiques qu’avait pu recueillir de son côté le prieur de Cluny, Hildebrand. Composé sans grande recherche de plan, ni même d’art, son ouvrage resplendit d’autant plus de la ferveur sans bornes que le disciple vouait à son maître; les anecdotes charmantes, fioretti avant la lettre, y fourmillent, et la sainteté du grand abbé y éclate et se renforce de page en page. Jean avoue benoîtement qu’elle les dépassait tous, et, comme Joinville, n’éprouve aucune honte à se reconnaître humblement tel qu’il est, intendant réservé aux tâches ingrates, préoccupé du ravitaillement quotidien, des finances que la prodigalité de l’abbé dilapidait à plaisir. Comme les "grognards" de Napoléon, il regimbait mais il marchait toujours, entraîné par l’irrésistible vertu de son maître : "Heureux, s’exclama-t-il, ceux qui méritèrent de voir sa présence tant qu’il fut en vie. Et malheureux que je fus, moi qui méritai de n’être à son service que moins de deux années."

Ces deux ans avaient suffi pour justifier de part et d’autre un attachement définitif. L’une des plus belles heures de la légende dorée de Cluny est peut-être celle où, devant son disciple aimé, le vieil abbé, recru de fatigue et sentant de jour en jour ses forces décliner, s’abandonna soudain, et cédant à une effusion inhabituelle de son âme pudique, pleura sur la séparation prochaine; récapitulant toute sa vie, comme font souvent les vieillards parvenus au terme de la course, il rendit grâces à Dieu de ne l’avoir pas ménagé ici-bas : "J’ai reçu, reconnut-il, pénitence des péchés que j’ai perpétrés depuis ma jeunesse." Puis, au fils spirituel penché sur sa poitrine et incapable de proférer un mot, il adressa une recommandation, où se résumait la leçon de toute une vie : "Sois fort. Sois patient." Force et patience : au seuil de la conquête clunisienne, que marqueraient encore de durs combats, affrontements et labeurs, le vieil homme élevait d’avance contre eux l’arme invincible de la longanimité. "Puis il m’embrassa, dit Jean de Salerne, et me recommanda à Dieu." Il était, ajoute encore le biographe, empruntant avant la lettre le langage des bâtisseurs romans, comme une pierre d’angle bien appareillée : angélique et humain. Sans nul doute, il pressentait que le grain semé ce jour-là, et heureusement transmis par le fidèle et scrupuleux hagiographe à toute la communauté endeuillée, n’attendrait plus longtemps avant de percer la terre et de s’épanouir en une superbe fleur gorgée de sève : Et Flos de radice ejus ascendet, et florebit quasi lilium. Il pouvait enfin s’asseoir sur le bord de la route pour y attendre, les yeux clos, qu’un ange vînt le convier à la Pâque éternelle et aux noces de l’Agneau, dont les clunisiens de Pierre le Vénérable fixeraient un jour l’image aux frontons de leurs églises.

Il dut démissionner de sa charge abbatiale aux premières semaines de l’année 941, peu avant un troisième voyage en Italie, dont une voix intérieure lui signifiait qu’il serait le dernier de son pèlerinage terrestre. A Rome, il tomba soudain malade. De fraîches bouffées d’enfance traversaient sa fièvre. Il supplia une nouvelle fois saint Martin, afin qu’il ne le laissât pas mourir sur ce sol étranger, mais que, par son intercession, Dieu lui permît de revenir en Touraine, parmi ceux qu’il n’avait jamais cessé de reconnaître pour siens. Une vision l’avertit qu’il était exaucé. Quelques forces lui revinrent, assez pour qu’il pût reprendre sans trop de difficultés la route de France. On ne sait pas s’il passa seulement par Cluny; mais il est plus vraisemblable qu’il gagna directement Tours, où on l’accueillit par de grandes démonstrations. Il participa encore aux célébrations de la Saint-Martin d’hiver de l’an 942. Quatre jours après la fête, il eut une rechute, et mourut en quelques heures, non sans avoir recommandé à Dieu et béni les moines de Saint-Julien, qui l’entouraient. Telle est du moins la version de Jean de Salerne, confirmée par l’annaliste Flodoard. La Chronique de Cluny, elle, assigne à la mort d’Odon de Touraine l’année 944, assertion déduite de documents aujourd’hui perdus, mais que certains indices tendraient à fortifier.

Dès le mois de juillet 941, de toute manière, le nom de l’abbé Odon disparaît à peu près des chartes clunisiennes, remplacé par celui d’Aimard, et cette substitution sans préavis ne va pas elle-même sans une dernière énigme, déconcertante et difficile à résoudre. Odon aurait-il, sans que les chartes en fassent état, et peut-être même avant de partir pour l’Italie, résigné sa charge entre les mains de son successeur, en le désignant à l’élection des moines, comme avait fait Bernon? L’abandonna-t-il purement et simplement, en estimant qu’il avait accompli toute sa tâche, ainsi que Jean de Salerne le donne implicitement à entendre, et préféra-t-il s’en remettre ainsi à la Règle de saint Benoît, qui confie aux moines, hors de toute pression, le soin d’élire librement leur abbé? La version qu’ont recueillie les clunisiens serait peut-être, après tout, la meilleure : total abandon à la Providence de l’homme exceptionnel qui avait éclairé et affermi leur route, et écho d’une personnalité déroutante, certes, qu’enveloppent encore aujourd’hui les brumes de l’histoire, mais sans qu’elles parviennent à en dissimuler le relief et en atténuer l’originalité. Autour d’un tel souvenir, le halo qui persiste ne serait-il pas, en fin de compte, le signe des destins humains les mieux accomplis? Pierre le Vénérable, son sixième successeur, ne paraît pas pour sa part en avoir douté. "Après le grand saint Benoît, après son disciple Maur, voici donc le très haut restaurateur de l’ordre monastique dans les Gaules, le principal réformateur de la Règle : Odon. Odon, oui, je le dis, premier père de l’ordre clunisien, qui, à très grand effort, s’attacha à ressusciter la ferveur du propos monastique, déjà morte et presque partout enterrée : en son temps, ‹le Saint avait fait défaut, la vérité s’était altérée parmi les fils des hommes› (Psaume 11). Dans la quasi-totalité des territoires de notre Europe, à part la tonsure et l’habit, rien ne restait de monastique. Presque seul alors, il s’attela à l’œuvre divine, et posa les premiers fondements de Cluny, puis, aussi longtemps qu’il vécut, ne cessa de planter ici et ailleurs les semailles de la religion." (Lettre 161 de l’édition de G. Constable)

 

III

AIMARD

 

Lorsqu’il fut avéré que l’abbé Odon ne reviendrait plus à Cluny, la communauté se réunit, selon la Règle, pour se donner un abbé. L’un des moines manquait à l’appel. Soudain, on vit rentrer au monastère un singulier équipage. En tête, un vieux moine, dont le visage tiré trahissait un certain épuisement, marchait avec effort; son froc était maculé de la poussière et de la boue d’une longue course. Derrière lui trottinait un cheval, chargé d’un bât de poissons, que son conducteur était allé quérir à Chevignes en Mâconnais, pour les besoins de la maison. Afin de soulager un peu la pauvre bête et ne pas la grever d’un fardeau supplémentaire, le convoyeur avait fait à pied, par les chemins scabreux de la montagne de La Mutte, les six lieues du retour! Ayant à peine pris le temps d’attacher le cheval, et tout imprégné encore des odeurs du chargement de poissons frais, il s’en vint placidement occuper sa place vide. Le spectacle était si touchant, dans son humble simplicité, qu’une impulsion irrésistible détermina sans débat l’assemblée. Elle estima qu’elle ne se donnerait jamais de meilleur maître que ce serviteur "bon et fidèle", dénué de façons, certes, mais qui saurait sans aucun doute se montrer aussi dévoué à ses frères qu’il avait été compatissant pour un cheval! Intuitivement, les moines pressentaient qu’après la gestion transcendante, certes, mais un peu lointaine d’Odon, l’avenir encore mal assuré de la maison requérait de son abbé, au moins pour un temps, une présence plus assidue, un contrôle plus attentif du régime intérieur des observances, la recherche de ressources nouvelles, et, en même temps, un affermissement toujours plus poussé de l’unanimité léguée par le fondateur, et l’exercice, toujours à renouveler, de cette vertu de patience que l’abbé Odon considérait, on l’a dit, comme l’une des clés de la vie monastique. Tant de nécessités exigeaient, de la part de l’abbé, une disponibilité généreuse et le discernement des aspirations profondes qui fait les meneurs d’hommes. Un tel choix, imprévu, devait avoir des conséquences beaucoup plus grandes qu’on ne le suppose habituellement, à sa mesure et dans sa foulée, sur un abbatiat que l’histoire a laissé injustement pour compte, et sur lequel semble au contraire peser, comme une disgrâce et une inconvenance, l’épisode champêtre et populaire qui l’avait suscité : ce n’est pas ainsi que la bienséance exigerait que l’on se choisît un supérieur religieux, capable de représenter dignement son monastère parmi le monde!

Le fait est que, dans la suite des grands abbés, toute fleurie de pieuses et édifiantes légendes, émaillée de miracles, ces treize années de l’abbatiat d’Aimard s’inscrivent à première vue, sinon tout à fait comme une rupture, du moins comme un palier dans la continuité de l’ascension. Un détail significatif révélerait, s’il était besoin, cette relative dissonance. De saint Odon à saint Hugues, tous les abbés de Cluny, l’un suivant l’autre, furent qualifiés de "saints". Le fondateur lui-même, Bernon, se voit quelquefois gratifier de cette épithète, qu’un Pierre le Vénérable, au XIIe siècle, aurait tout autant méritée pour sa part, s’il n’apparaissait de plus en plus aujourd’hui que les contemporains, peut-être éblouis par le prestige beaucoup plus éclatant d’un saint Bernard de Clairvaux, ne surent pas apprécier à sa mesure cette grande âme, dont l’originalité, parfois même l’audace, et, en tout cas, l’indépendance ne se décèlent la plupart du temps qu’au travers d’actes et de pensées discrets : à lui, le verset Non nobis, Domine, non nobis, sed Nomini tuo da gloriam aurait pu servir de devise. Mais un seul, parmi la longue et belle lignée des Xe et XIe siècles, ne bénéficia pas de la consécration officielle de l’Eglise; on ne lui décerne, à lui, que le titre, imperceptiblement condescendant, de "bienheureux". Sur sa personne et sa mémoire, dont certains contours demeurent indécis, ne court aucune des histoires édifiantes de prodiges, de guérisons miraculeuses, voire de résurrections (comme il en sera pour son successeur immédiat saint Mayeul), de gestes merveilleux, qui étaient pour le chrétien médiéval l’un des critères de la sainteté; aucun chroniqueur n’a pris le temps de chercher et de découvrir de lui le moindre miracle posthume.

Cette défaveur originelle a sans doute pesé sur le jugement des historiens. Tel l’oublie tout simplement dans sa nomenclature des grands abbés. L’érudit chanoine Chaume, auquel il faut toujours revenir en matière d’histoire bourguignonne du haut Moyen Age, le montre "excellent intendant, soucieux par-dessus tout de bien administrer son monastère" : vertu méritoire sans doute, mais quelque peu restrictive. Pignot, qui demeure l’historien majeur du Cluny des Xe et XIe siècles, lui décerne tout juste, et comme du bout des lèvres, cet éloge qui a presque le goût amer d’une exécution capitale : "Aucune fondation importante, aucune réforme ne signalèrent l’administration d’Aimard… Il ne fit rien de remarquable, mais il ne laissa rien déchoir." Ce serait, avec prudence et à demi-mot, donner à entendre qu’entre la série des figures prestigieuses, une fêlure s’est insinuée, à tout le moins un portrait plus effacé et de terne grisaille, qui ne se hausse pas à leur niveau, et qui implique la suspension d’un progrès jusqu’alors continu.

A la lecture des chartes clunisiennes, un tel verdict se révèle tout à fait injuste et erroné; les deux siècles de la fondation clunisienne ont tenu trop de place dans l’évolution de l’Occident pour qu’il ne vaille pas la peine de tenter une mise au point. Le problème est simple : oui ou non, la personnalité de l’abbé Aimard et son abbatiat qui fut, durant sa phase active, presque aussi long que celui d’Odon, méritent-ils d’être extraits du demi-oubli où les relègue l’histoire? Cluny leur est-il redevable de quelque progrès? Question plus essentielle encore : dans cet abbatiat où l’historien ne trouve à glaner en apparence que des tâches sans faste ni éclat, et dont l’aventure de l’élection initiale donne à sa manière le ton, l’institut clunisien, encore au stade de la formation, allait-il trouver matière à jalonner d’un nouveau degré son parcours d’élévation spirituelle et morale, et même cette expansion matérielle qui est, qu’on le veuille ou non, facteur de stabilité et de durée?

Observation liminaire : il ne faudrait pas trop juger selon les critères du futur apogée le Cluny des années 940. Les problèmes institutionnels ne s’y posent qu’à l’échelle de sa modeste communauté, ne dépassent guère les limites de l’enclos abbatial. Mais ces jours sans aventure, ces besognes simples, quotidiennes et routinières, le souci de la provende et de l’amélioration des revenus, outre qu’ils exercent la vertu d’humilité, contribuent beaucoup plus qu’il ne pourrait paraître à assurer l’unanimité prescrite par le fondateur, et qui, au Xe siècle tout autant qu’au XXe, a vertu sociale. Bien plus encore qu’un renom qui s’impose momentanément au-dehors, mais dissimule souvent les vicissitudes ou les négligences du dedans, une administration saine et avisée, paisible, imbue toujours des exigences de l’Evangile, était, à vrai dire, seule capable de créer les conditions humaines de l’harmonie interne nécessaire à un rayonnement vrai et durable, à la puissance d’attraction qui fait affluer les recrues et entretient la vitalité spirituelle, mais, évidemment, sur la base du renoncement et de ce qu’il faut bien appeler un sacrifice quotidien. L’abbatiat d’Aimard, chronologiquement, s’intercale entre ceux d’Odon et de Mayeul, au profit duquel l’abbé en titre démissionne en 954. Ces deux géants, chacun en leur genre, n’ont pas eu de peine à l’écraser de toute leur haute stature. Mais en ce qui concerne le premier, il est juste de redire une dernière fois que son prestige personnel, incontestable, ne semble pas avoir toujours retenti avec efficacité sur la communauté dont, entre plusieurs autres, il avait la charge.

Au préjudice d’Aimard a pu jouer aussi, pourquoi le nier, et si injuste qu’en soit l’aveu, l’humilité de sa naissance. En dépit des efforts tardifs déployés par tel ou tel chroniqueur pour le rattacher à quelque famille illustre, aux comtes d’Angoulême par exemple, à ceux de Valentinois, voire aux seigneurs de Bourbon, où apparaît au Xe siècle le nom d’Aimard, et à la différence d’Odon comme de Mayeul, il semble bien qu’il était de condition relativement modeste. Saint Odilon le reconnaît implicitement, afin d’exalter par contraste son élévation spirituelle. La Chronologie des abbés de Cluny condense cette opposition en une formule lapidaire : "Humble de race, il resplendit des sommets de l’humilité." Un tel choix, rare à une époque où il était de bonne prudence politique, pour les autorités de l’Eglise, de s’assurer de puissantes protections laïques, fait honneur au courage et à l’indépendance des religieux de Cluny, qui préférèrent une efficience selon leur mesure aux titres plus aléatoires du rang social.

Aimard n’a, pour autant qu’on le sache, laissé aucun écrit personnel. Et aucun de ses contemporains, Mayeul en tête, ne s’est apparemment soucié, dès son vivant ou au lendemain de sa mort, de relater les gestes et les états de cette vie simple et renoncée. Aimard ne semble pas avoir eu de disciples directs qui, vivant comme un Jean de Salerne dans l’intimité du maître, consignent passionnément ses leçons. Le peu qu’on connaisse de lui, en la matière, se résume à une phrase de saint Odilon dans sa Vie de saint Mayeul, et ce jugement lui-même prêterait à équivoque. La densité de la phrase latine requiert en tout cas une exégèse textuelle : "Pour accroître les biens et acquérir les avantages spirituels, Aimard fut des plus actif (adeo studiosus); quant à l’observance, dévot autant qu’il convenait (satis devotus)." C’est, en définitive, sur l’adverbe satis que s’est jouée l’appréciation de l’histoire; mais le contexte prouve que dans la pensée d’Odilon, aucune nuance péjorative ne l’infléchit, et que son choix linguistique n’est que l’artifice d’une certaine préciosité littéraire. Il doit être pris comme un compliment.

Dans l’ordre matériel, les chartes démontrent qu’entre 941 et 954, la situation matérielle du monastère n’a cessé de s’améliorer. A la fin de l’abbatiat d’Odon, l’abbaye végète encore parmi son domaine, qui s’agrandit surtout de chiches lopins dispersés. Aimard poursuit, bien entendu, ces acquisitions modiques et éparses, dont certaines pourront devenir, à tout le moins, des monnaies d’échange. Il n’hésite pas même, s’il est opportun, à négocier et commercer avec des Juifs, établis en assez grand nombre dans la région mâconnaise, et propriétaires notamment de vignes à Prissé, Fuissé, Charnay ou Davayé. Mais il amorce aussi de plus vastes desseins de remembrement, tel celui qu’entreprend vers 940 le moine Frothier autour de Jalogny, et qu’a fort bien analysé M. Emile Magnien. Ce Frothier deviendra d’ailleurs l’un des hommes de confiance de l’abbé, qui lui prescrira plusieurs autres missions : ainsi celle, délicate, de s’en aller plaider la cause de Cluny auprès de l’archevêque de Lyon, et le supplier d’alléger les dîmes que lui devaient les églises d’Ambierle et de Saint-Haon en Roannais, relevant toutes deux de l’abbaye. Car ce vieillard, de tempérament doux et débonnaire, poursuit avec une rigueur inflexible le droit de la maison qu’il tient en charge; il fait, à Charlieu, rendre gorge à l’usurpateur de l’abbaye fondée en 872, que Cluny venait de s’affilier à titre de prieuré.

Surtout, et non sans audace ni clairvoyance, Aimard lance Cluny sur les routes de l’aventure, à peine moins infestées qu’hier d’insécurité, d’embuscades et de pillages. C’est en deux directions qu’on le voit essentiellement pousser, et il est significatif que ce soit précisément le long de ces axes que l’abbaye, bientôt, se taillera le meilleur de son empire : la vallée du Rhône, que Cluny va contribuer à repeupler et revigorer; l’Auvergne, qui lui ouvrira bientôt les portes de l’Aquitaine et de l’Espagne. Le lot constitué en Dombes, dès l’abbatiat d’Odon, autour d’Ambérieux, Savigneux et Bouligneux, s’enrichit de Chaveyriat, Fareins et Thoissey, que Conrad, roi de Bourgogne, cède à Cluny en 943. L’emprise clunisienne descend au fil de la Saône et du Rhône; l’abbaye acquiert une vigne au lieu-dit "Serin", qui est le revers de la colline lyonnaise de la Croix-Rousse, et s’implante solidement autour de Ternay, qui va devenir l’un de ses beaux prieurés de la région viennoise, et de Manthes, carrefour important du Bas-Dauphiné outre Rhône. Elle va plus loin encore. En 945 ou 948, un archevêque Géraud, dont on ne sait rien de plus, décide de se retirer à Cluny, "que pieusement administre dom Aimard" (c’est encore un compliment), et d’y revêtir le froc monastique. Il apporte avec lui son domaine, sis au bord du Rhône dans le comté d’Uzès, et groupé autour de l’église Saint-Saturnin. Cette libéralité capitale enrichit Cluny d’un port sur le Rhône et d’un point de passage privilégié vers les terres d’Empire et les Alpes, le futur Pont-Saint-Esprit. En Auvergne enfin, l’amitié de l’évêque de Clermont vaut à l’abbaye de s’acquérir l’église et le domaine de Reilhac, c’est-à-dire d’amorcer le groupement que l’action de saint Odilon de Mercœur agrégera bientôt autour du grand prieuré de Lavoûte, tête d’un itinéraire de La Chaise-Dieu à Compostelle, marqué encore, à la fin du Moyen Age, par la coquille sculptée sur la porte d’un de ses bâtiments d’hébergement.

Les fondations de Souvigny et de Sauxillanges, qui sont dues sans conteste à l’abbé Aimard — il n’est que juste de le signaler —, complètent cette avancée qu’il est permis sans excès de qualifier de spectaculaire, et même de prophétique, chacune dans leur genre. A Souvigny, le seigneur Aimard de Bourbon avait, dès 920, soit aux tout premiers temps de Cluny, cédé l’église Saint-Pierre du lieu et le domaine adjacent à l’abbaye nouvelle. Il ne semble pas, cependant, que celle-ci eût été alors en mesure d’y dépêcher un essaim; le fils d’Aimard de Bourbon, Aimon, en profita pour oublier pratiquement la donation de son père. Il ne consentit enfin à la renouveler que sur les objurgations pressantes d’Aimard, et par un acte solennel de résipiscence, daté de 954, soit de l’extrême fin de l’abbatiat de celui-ci : "Moi, misérable pécheur, expose la charte, j’ai bien des jours retenu ce lieu par cupidité et désordre, mais aujourd’hui, je m’en avoue coupable, et le rends, avec toutes ses appartenances, en prompte et bonne volonté […]. Daigne le béni Dieu pardonner à mes innombrables offenses, et que la grâce du Christ m’obtienne d’échapper aux flammes infernales et d’atteindre les célestes royaumes." L’abbé Aimard, dont le nom ne figure pas au nombre des souscripteurs de l’acte, ne pouvait évidemment prévoir que Mayeul, puis Odilon, viendraient l’un après l’autre, par une incontestable grâce de la Providence, mourir au prieuré qu’avait, tout à point pour eux, refondé leur humble devancier, et sceller ainsi son œuvre d’un sceau très lourd, qui a valeur d’éclatante confirmation : Paravi lucernam Christo meo, chante le psaume. C’est en 927, d’autre part, que le duc d’Aquitaine et comte d’Auvergne, Acfred, "rendant à Dieu quelque bribe de la terre qu’Il avait bien voulu lui concéder", avait institué à Sauxillanges un collège de "douze chanoines chargés de chanter de nuit comme de jour Sa louange". A une date indéterminée, mais certainement sous l’abbatiat d’Aimard, l’évêque d’Auvergne, Etienne, dont le père, le vicomte Robert, avait été "l’aumônier" laïc du comte-duc, convia l’abbé à le retrouver en ce lieu situé aux confins du plateau du Livradois et de l’Auvergne clermontoise, " afin qu’il y préparât l’établissement de moines de son abbaye, avec la mission d’y construire un couvent conforme à la Règle" pour le salut de son âme, de celles de ses parents Robert et Hildegarde, du comte Acfred lui-même, "qui a offert à Dieu cet alleu". C’est à la porte de ce prieuré que viendrait frapper un jour le jeune fils du seigneur de Montboissier, que la postérité connaît sous le nom de Pierre le Vénérable, le dernier des "saints abbés de Cluny". Il est impossible de ne pas reconnaître dans cette seconde affiliation, plus inattendue encore que celle de Souvigny, la main de Dieu.

Si l’un des attraits, l’on pourrait presque dire l’un des charmes de l’histoire clunisienne, est bien l’accent d’humanité, de tendresse même, qui empreint souvent l’œuvre des grands abbés d’un caractère original et émouvant, la fondation du prieuré de Chevignes, indissociablement liée à la pittoresque élection de l’abbé Aimard, s’inscrit dans cette "Légende dorée" avant la lettre. On conçoit bien l’attachement qu’il pouvait conserver à ce lieu, préfigurant celui que son successeur saint Hugues, beaucoup plus tard, vouerait à "l’obédience" de Berzé, en laquelle, "oublié" à l’intérieur par ses moines, il avait miraculeusement échappé à la mort par le feu. Si peu jaloux qu’il fût de ses prérogatives, et si soucieux d’effacement qu’il fût demeuré toute sa vie, on peut penser que l’éclat exceptionnel dont il entendit l’illustrer procède directement de ce souvenir et de cette reconnaissance. En 931, Chevignes, blotti sous la roche de Solutré, mais dont la position gouverne une voie de passage fréquentée, par les cols du Bois-Clair ou, secondairement, des Enceints, de la vallée de la Grosne à celle de la Saône, n’était encore qu’une terre appartenant au roi de France et comte de Bourgogne, Raoul. Par diplôme daté d’Anse, en Lyonnais, celui-ci la remit à l’abbé Odon, ainsi que deux "manses" sis à Solutré et à Vergisson. Le 30 octobre 950, à la requête du "vénérable abbé de Cluny, dom Hémard" (sic), et à celle du comte de Mâcon, Liétaud, l’évêque Maimbod, ayant pris le conseil "d’archidiacres, abbés et autres ministres de l’église", accepta de venir en personne, et avec une grande solennité, consacrer la chapelle du nouveau prieuré, dédiée par les clunisiens "au très bienheureux confesseur du Christ et très saint pontife Taurin", évêque d’Evreux, sous la condition qu’elle ne nuirait en rien aux autres "églises, mais profiterait à tous les chrétiens aimant le Christ du fond du cœur". En mémoire et reconnaissance de quoi, l’abbaye mère dota la chapelle d’une "colonie" prise sur son domaine de Charnay, avec trois serfs qui y étaient attachés, plus un champ sis devant les portes de la chapelle. Cette dotation a donné naissance au hameau de Colonge, qui existe encore de part et d’autre de la route de Mâcon à Charolles, sur la commune de Prissé. Le beau manoir de Chevignes lui-même, reconstruit avec élégance au xviiie siècle, règne sur un horizon de vignes mêlées de quelques champs, et dans l’un de ses actuels bâtiments de dépendances se voit encore un mur appareillé en "arête de poisson", vestige à peu près certain de la chapelle consacrée en 950. Que de fois, sur "ce vieux sol français où tant de dépouilles et de souvenirs humains reposent avec éternité" (Gaston Roupnel), le présent aura-t-il perpétué, confirmé et justifié l’histoire passée!

Une charte antérieure de deux ans, mais demeurée longtemps ignorée des historiens et archéologues, donnerait à entendre qu’un gros chantier venait alors de s’ouvrir à Cluny même, et serait donc à porter au crédit de l’abbé Aimard. En tête d’un acte de donation banal est en effet inscrite la mention, en latin barbare, mais, par son contenu, unique de son espèce dans tout le chartrier clunisien, qu’en ce mois de mars 948 "commence (de se construire?) l’église dédiée à saint Pierre, qui est celle du monastère de Cluny". Incipit ecclesia Sancto Petro, cujus est Cluniaco monasterio. Il ne peut bel et bien s’agir que de la pose de la première pierre, ou de quelque cérémonie équivalente, formellement datée, de la future église abbatiale, appelée à remplacer celle qui avait été consacrée en 927, mais qui, vingt ans plus tard, était manifestement devenue trop exiguë. L’abbé Aimard, qui donna sa démission en 954, put donc, six années durant, diriger la construction de cet édifice déjà considérable, le "Cluny II" des archéologues, et dont les fouilles du professeur Conant ont permis de restituer le plan et l’aspect, avec une marge d’incertitude somme toute limitée. Sans doute n’en vit-il pas l’achèvement : l’église ne fut consacrée qu’en 981, sous l’abbatiat de Mayeul, mais on sait que ce genre de cérémonie ne signifie pas grand-chose quant à la chronologie d’un sanctuaire. A la mort d’Aimard, survenue en 963, le chœur au moins était terminé, puisque l’abbé put y être aussitôt inhumé, derrière le maître-autel.

Le biographe de saint Mayeul évoque, en tout cas, le "nombreux collège monastique" que son prédécesseur immédiat lui avait confié. On était maintenant loin de la "petite communauté" du temps d’Odon; mais à qui donc pouvait revenir le mérite d’un tel accroissement? Et il est de fait que, lors de l’élection de Mayeul, le monastère se trouvait en état d’héberger, outre deux évêques et leur suite, plus de cent trente moines. Il ne semble pas que ce rassemblement ait causé aux responsables de l’abbaye les appréhensions et les humiliations mortifiantes qui avaient marqué la consécration de la première église : peut-être seulement parce que l’effectif beaucoup plus nombreux permettait de mieux répartir les tâches afférentes à de pareils accueils, toujours angoissants à préparer. Un autre indice du rayonnement acquis par la jeune abbaye, qui ne s’est sûrement pas fait tout seul, est fourni par la confrontation de deux titulatures. En 943, lors d’une assise publique tenue par l’évêque de Mâcon, Aimard, qui, nuance à noter, se présente en plaignant, n’est encore qualifié, non sans une imperceptible condescendance, que d’"un certain personnage et abbé", quidam vir et abbas. Sept ans plus tard, il est invité à siéger en personne à l’audience!

Certes, ce Cluny respecté, mais, surtout, attractif par l’ambiance qui y règne, est bien celui qu’avait déjà voulu et espéré la sagesse de Bernon; il existe suffisamment d’indices pour assurer cependant qu’il est, davantage encore, celui qu’a su façonner au jour le jour la patience du vieil Aimard parmi ses fils : celui sur lequel on souhaiterait que l’histoire s’arrêtât, ne fût-ce qu’un instant, afin qu’il soit permis de le savourer dans toute sa plénitude. Aussi bien que le maître philosophe Etienne Gilson, contemplant dix siècles plus tard l’œuvre spirituelle et morale de Cluny, l’évêque Maimbod aurait pu déjà s’exclamer entre bien d’autres : "Qu’il fait bon vivre dans cet univers créé par l’amour et pour l’amour, tout imprégné d’espérance et où la vie divine circule librement, comme l’air qu’on y respire!" (Le message de Cluny, dans : A Cluny. Congrès scientifique, 1949-1950). Et un avenir proche lui prouverait qu’il avait été bien inspiré d’y amener un jour son jeune archidiacre du nom de Mayeul : lequel, littéralement séduit et conquis par ce qu’il avait vu, entendu et ressenti, n’eut de cesse qu’il ne délaissât tout ici-bas pour y revêtir l’habit bénédictin.

A ce propos, Aimard innove encore, avec une lucidité et une abnégation qui ne sont pas toujours les vertus dominantes du grand âge. Six années environ après l’entrée de Mayeul au monastère, l’abbé commença de souffrir de rhumatismes et, semble-t-il, de troubles digestifs; par surcroît, il perdit presque totalement la vue. Sans qu’on eût besoin respectueusement et discrètement de lui forcer la main, il fut le premier à admettre que ces déficiences physiques "ne le rendaient plus guère capable d’assumer la charge pastorale". Loin de s’accrocher, comme d’autres auraient fait, à une charge qu’après tout, la répartition des offices claustraux lui aurait permis d’alléger au mieux, en n’en conservant que l’honneur et le bénéfice, il ne voulut considérer que le bien de sa communauté, les désagréments dont, "par l’insolence de son infirmité", elle risquait, même à son insu, de pâtir. Mais pas davantage, il n’entendit la livrer au risque d’une élection sans contrôle. Instruit par le désarroi qu’y avait provoqué l’éloignement de l’abbé Odon, et à l’exemple du fondateur Bernon, il prit la décision, non seulement de s’effacer, mais de désigner sans équivoque pour lui succéder celui que, dans le secret de son âme, il s’était choisi comme le meilleur et le plus capable. Pressentant les résistances, à la vérité légitimes, du bénéficiaire de son choix, mais afin que Mayeul ne pût s’y dérober, c’est au nom de l’obéissance prescrite par la Règle qu’il lui ordonnait d’accepter; celui qui, possédant la capacité requise, se refuse à exercer une responsabilité doit y être contraint, alléguait-il, tout comme, inversement, celui qui prétendrait l’assumer sans présenter les compétences nécessaires doit en être impitoyablement rejeté. Et pour plus de garantie encore, Aimard, non seulement s’était assuré l’acquiescement de toute la communauté, de telle sorte que le choix de Mayeul procédât d’une "élection" régulière et collective, mais tint en outre à réunir à cette fin, ainsi qu’il vient d’être dit, un synode d’évêques et d’abbés, et reçut la confirmation sans réserve du comte de Mâcon, Liétaud, "avoué" laïc du monastère (Charte de Cluny, n° 883).

Puis, soucieux de ne gêner en rien son successeur, et de ne pas paraître surveiller du coin de l’œil la gestion de celui-ci, il observa, neuf années durant, une retraite exemplaire, d’où il ne devait sortir qu’un seul jour, mais, alors, avec une majesté inouïe, pour rappeler à l’ordre et à la charité le cellérier du monastère. Cet intendant, un soir, avait refusé, avec un commentaire désobligeant à l’encontre des vieillards importuns, la modeste gâterie — un peu de fromage blanc! — que le "retraité" lui avait fait demander. Le lendemain matin, au chapitre, Aimard pria Mayeul de lui rendre un moment le siège qu’il lui avait confié de propos volontaire, et du haut du banc abbatial, il admonesta le coupable avec une sévérité qui stupéfia les assistants : un siècle plus tard, elle impressionnait encore Pierre Damien, grâce à qui l’anecdote a pu être connue. Moine, Aimard fustigeait d’abord le manquement à la Règle, mais, plus encore, la faute commise contre cette charité mutuelle et déférente, cette bonne grâce et cette tolérance réciproque qu’impliquait l’unanimité clunisienne, et qu’un tel écart compromettait. L’avenir de l’œuvre de Cluny imposait une exigence à la mesure du haut enjeu qu’elle s’était fixé.

Eclairée par cet épisode, la démission d’Aimard n’apparaît plus du tout comme l’abdication d’un vaincu désabusé, mais bien comme le test d’une maturité maintenant accomplie et prête à de nouveaux élans. Force est de reconnaître qu’un tournant a été pris, qui va acheminer la modeste fondation d’hier à l’apogée du XIe siècle. Ce n’est pas un hasard si bien avant l’an mille, les préambules catastrophiques ont pratiquement disparu des chartes clunisiennes. Euge, serve bone et fidelis, "Va maintenant, bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Maître" : ce que tu as fait témoigne pour toi.

 

IV

MAYEUL

 

Mayeul était né (la date exacte est inconnue) peu d’années sans doute après 909, date à laquelle son père, le "seigneur de Valensole" Foucher ou Fouquier, avait constitué pour sa future épouse, Raimodis alias Raimonde, une dot composée de divers domaines situés notamment dans les comtés d’Apt, d’Aix, de Sisteron et de Riez enfin, avec les villæ de Puimoisson et de Valensole elle-même. La dispersion de tous ces biens suffit à suggérer que ce Foucher était un personnage considérable, et qui en imposait. C’est de lui, sans doute, que Mayeul tenait la stature et une prestance physiques qui impressionnaient très fort son successeur élu, Odilon de Mercœur, qui était pourtant d’aussi bonne noblesse que lui, mais fragile et gringalet de nature. On racontait de Foucher qu’il était parvenu à mettre fin aux exploits d’une bande de loups qui écumait le pays, et que conduisait, on avait pu le repérer, un carnassier gigantesque, cruel, vorace et rusé, véritable Bête du Gévaudan avant la lettre, que personne avant lui n’aurait osé affronter. Foucher parvint à lui tendre un piège : se couvrant de toisons jusqu’à se donner l’apparence d’un bélier, il s’était posté auprès d’un des parcs à bestiaux de son domaine. Il avait attendu toute la nuit; le fauve, survenant au petit matin, tel le loup du conte d’Alphonse Daudet, sauta à la gorge de cette proie qui lui était offerte. Odilon de Mercœur, qui composa une précieuse biographie de son prédécesseur, raconte avec force détails admiratifs comment le seigneur Foucher lutta contre le fauve déchaîné, le maîtrisa, le tua et offrit sa dépouille à ses compatriotes qui, prudemment, avaient attendu à distance respectueuse l’issue incertaine du combat. Le biographe n’hésite pas à comparer celui-ci, et le stratagème dont son héros avait usé, à ceux que Mayeul lui-même aurait à mener contre "le loup invisible" et, bien pire, "l’antique ennemi" toujours à l’affût dans le monde, quærens quem devoret.

Le prestige du seigneur de Valensole ne manqua pas d’en être accru, et l’aventure elle-même est parfaitement crédible. Présenter aujourd’hui, comme on aurait parfois tendance à le faire dans les milieux dits écologiques, la peur du loup comme un mythe rural légendaire et entaché de superstition n’est qu’une atteinte supplémentaire à la véracité et à l’authenticité des mentalités paysannes traditionnelles, fondées sur une réalité que les espaces désolés de la Haute-Provence et leurs maquis contribuent à rendre tout à fait imaginable : les vieux éleveurs et bergers des Hautes-Alpes ou du plateau d’Aubrac, qui entendaient, par les nuits d’hiver, les loups hurler à la faim sous les fenêtres de leur mas isolé, en ont conservé pour le reste de leur vie l’obsédant souvenir.

Mayeul, en tout cas, quitta de bonne heure son pays natal : ses parents souhaitaient en effet qu’il pût recevoir toute l’instruction convenant à un fils de famille intellectuellement doué. Le milieu local, et même régional, n’offrait plus à cet égard de grandes ressources; les grands foyers de civilisation et de culture d’Arles, d’Aix, de Lérins s’étaient depuis longtemps éteints ou obscurcis. Une cause ponctuelle, quoi qu’en peuvent penser ou écrire quelques historiens contestataires, venait, en peu d’années, de précipiter leur déclin. Encore aujourd’hui, la barrière des monts de l’Est, vue du plateau de Valensole, offre un pittoresque grandiose, certes, mais plus farouche qu’avenant. Depuis la fin du IXe siècle, elle était franchement patibulaire. Il n’y a pas à nier l’évidence, attestée par les chroniques du temps et perpétuée par les traditions populaires depuis les littoraux de Provence jusqu’à la Savoie, de l’installation, dans les resserres du massif du Freinet, d’une colonie arabe venue par mer d’Espagne ou d’Afrique. L’on n’en sait à peu près rien d’autre, sinon qu’elle s’y accrut et s’y développa, jusqu’à se trouver en mesure d’entreprendre à l’intérieur des terres des raids de plus en plus profonds, de mettre en coupe réglée les territoires proches de son établissement, de tendre des embuscades aux voyageurs aventurés sur les routes des grands cols inter-alpins. Il serait difficile de récuser le témoignage de la "Chronique de la Novalèse", qui attribue formellement aux "Sarrasins" la destruction en 906, soit peu d’années avant la naissance de Mayeul, de cette puissante abbaye bénédictine postée au débouché piémontais du col du Mont-Cenis; certainement avertis, par la rumeur, de l’avance des "razzieurs" à travers les vallées alpestres, les religieux avaient pu déguerpir par la route de Turin encore libre, ne laissant à la garde de leur monastère que deux vieillards sacrifiés.

L’audace de l’expédition dut stupéfier et consterner les contemporains, et il est bien vraisemblable que les ravages ne se limitèrent pas à la Novalèse; une phase de troubles et d’inquiétude s’ensuivit, et il est de fait que les diocèses de Maurienne et de Grenoble demeurèrent pour longtemps en quasi-jachère. L’écho en parvint d’autre part, inévitablement, au pays de Valensole, limitrophe de la base de départ arabe, si même il n’en subit pas les premiers dommages. La biographie de saint Odilon donne assez clairement à entendre que l’insécurité ambiante et la précarité de l’avenir local hâtèrent la décision des parents de Mayeul de le laisser tenter sa chance dans une région moins agitée; des "personnalités de son pays ou des amis" l’y avaient précédé ou l’accompagnèrent. Mais le mobile premier de cet exil imposé demeurant la poursuite des études, "autant humaines que divines", il convient de suivre ici encore saint Odilon, et de considérer qu’il se dirigea d’abord sur Lyon. Relativement épargné par les vagues d’invasions des IXe et Xe siècles, le "carrefour des trois Gaules" brillait alors, par contraste, de tout le prestige du titre de "nourrice et mère de philosophie", qu’Odilon n’est pas le seul à lui assigner. Selon un autre biographe de Mayeul, le moine Syrus, ce fut à l’abbaye de l’Ile-Barbe qu’il aurait d’abord résidé; selon saint Odilon, il y suivit en tout cas l’enseignement d’un expert fameux dans les "arts libéraux", maître Antoine, et il est possible qu’il ait même envisagé un moment d’embrasser "la profession séculière de philosophe"!

Cependant, les mêmes parents et amis installés à Mâcon l’invitèrent à les y rejoindre. Il faut conclure de l’allusion laconique d’Odilon qu’il s’agissait bel et bien d’une branche de la famille directe de Mayeul, dont la généalogie est, sur ce point particulier, tout à fait précise. La mère de Mayeul, Raimonde, épouse de Foucher, était quant à elle la petite-fille du vicomte de Narbonne, Mayeul Ier, et la fille d’un second Mayeul, lequel avait pour frère Aubri; celui-ci, ayant épousé la fille du vicomte de Mâcon, Racoux, succéda à ce dernier sous le nom d’Aubri Ier, et vint s’établir en cette ville. Mayeul était donc le petit-neveu d’Aubri Ier, et le cousin issu de germain du fils d’Aubri, Liétaud II, qui porta le titre de "comte de Mâcon et prince de Besançon". Le fils de Liétaud, Aubri, deuxième du nom dans ce comté, devait épouser la propre sœur de l’évêque de Langres, Brun de Roucy, et cette Ermentrude, devenue veuve, se remaria avec le fameux comte Otte-Guillaume, successeur d’Aubri : lequel avait pour mère Gerberge, fille du comte Lambert de Chalon, puis épouse du marquis Aubert d’Ivrée, fils de Bérenger, le compétiteur d’Otton Ier à la couronne d’Italie. Bérenger étant lui-même propinquus de Perinza, épouse de Robert de Volpiano ou d’Orta, son partisan, le fils de ces derniers, Guillaume, dont il sera reparlé, n’était donc pas sans lien, non seulement avec la famille de Bérenger, mais avec celles des comtes de Chalon, des comtes de Mâcon, et même, du fait du remariage de Gerberge, épouse en secondes noces d’Henri Ier, dit le Grand, avec celle des ducs "bénéficiaires" de Bourgogne! Décidément, la généalogie, si elle ne fait pas toute l’histoire, aide, et parfois avec puissance, à l’éclairer et à la mieux comprendre, même dans l’ordre spirituel. Si l’on se rappelle, ou si l’on remarque qu’Odon, lui, ne disposait d’aucune attache directe avec l’Italie, l’Empire et la Bourgogne, on voit quel concours celles que Mayeul, sans le vouloir, s’était acquises pouvaient apporter à l’ordre naissant de Cluny.

L’une des conséquences de cette étape terminale du long itinéraire de Mayeul fut que l’évêque de Mâcon, Maimbod, lui proposa de devenir l’un de ses archidiacres. La première charte clunisienne qui le mentionne en cette qualité date de 938 ou 939 (n° 493); il est encore cité en août 943 (n° 642). Cette nomination était capitale : après Lyon et Mâcon, elle suscita en effet la troisième étape, décisive, d’une carrière jusqu’alors vagabonde, soit l’accueil de Mayeul à Cluny. Les moines du lieu, "considérant par le regard de l’esprit son visage angélique", et sensibles "à sa faconde" bien méridionale, mais davantage encore à la qualité et à la séduction de son éloquence, ne furent certainement pas longs à pressentir la recrue d’élite qu’il pourrait devenir parmi leur petit nombre. Lui, tout le prouve, fut d’emblée conquis, de son côté, par l’ambiance de concorde, de ferveur et de joie de l’âme qui rayonnait de leur humble communauté, servie par l’harmonie souveraine du cadre naturel où elle s’était implantée. Le "prévôt" Hildebrand, conseiller de l’abbé Aimard, et qui, par humilité, avait toujours refusé la charge abbatiale, n’eut, semble-t-il, pas grand-peine à convaincre Mayeul de troquer son état de clerc séculier pour celui de moine bénédictin. Selon saint Odilon, c’est "avec force démonstrations qu’il fut reçu et introduit selon la Règle […]. Quelle joie, quelle exultation empressée!" Son entrée effective au monastère eut évidemment lieu entre 943 et le 4 mai 948, où on le trouve investi par l’abbé, aux côtés du même Hildebrand, d’une mission à accomplir à Mâcon dans l’intérêt de l’abbaye. La responsabilité qui lui était confiée prouve qu’il s’était imposé déjà comme l’un des "hommes de confiance" du vieil Aimard.

 

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Six ans plus tard environ, il accédait lui-même à l’abbatiat, dans les conditions qui ont été dites. Ayant dépassé la quarantaine d’âge, l’élu n’était plus un jouvenceau, et c’est avec une maîtrise consommée que, sans plus attendre, il se jeta dans l’action, sur tous les fronts que la sédentarité forcée d’Aimard avait dû laisser en instance. La réforme en profondeur des monastères bénédictins, qui commençait de porter ses fruits, ne cessa de le solliciter jusqu’à l’extrême fin de son abbatiat, puisque son dernier voyage, que la mort interrompit, avait pour objectif celle de l’abbaye royale de Saint-Denis. Elle avait été précédée par bien d’autres, qui, à chaque fois, nécessitaient des va-et-vient dont le détail n’est pas exactement connu, mais dont il est facile d’imaginer qu’ils étaient émaillés d’incidents, voire de miracles qu’opérait sa sainteté rayonnante; ses biographes les relatent avec une complaisance et une prolixité qui n’affectent cependant pas leur réel accent de sincérité, et rendent compte en tout cas de l’émotion avec laquelle ils étaient constatés. "Toute la Gaule célébrait son renom", s’exclame un contemporain. Ami du comte de Provence, Guillaume, il n’hésita pas à affronter les risques de la navigation sur le Rhône pour accourir à son chevet dès qu’il eut appris qu’il était malade. Sous les murs d’Avignon, la barque qui l’amenait, prise dans les remous du fleuve, chavira. Il se trouvait sur la berge une chapelle dédiée à saint Martin; le navigateur en perdition l’invoqua; tous les naufragés furent sauvés, et dans la même lancée, si l’on ose dire, par une espèce de "coup double" à l’instar de certains miracles du Christ, le comte à l’article de la mort recouvra la santé.

Ce doublé ne fut pas le seul. Lors d’un autre voyage, l’un des moines de son escorte osa lui avouer une très grosse faute qu’il avait commise et dont le remords le tenaillait. En guise de pénitence, Mayeul lui proposa seulement d’aller embrasser un lépreux rencontré sur le chemin. L’épreuve était rude, le Moyen Age ayant une terreur panique de la maladie contagieuse entre toutes qu’est la lèpre : le pieux sénéchal Joinville lui-même, confident de saint Louis, n’aurait-il pas préféré commettre trente péchés mortels que de devenir lépreux? Le pénitent savait fort bien qu’il risquait sa vie, mais tel était le rayonnement de son saint abbé qu’il s’exécuta sans hésiter. A la paix soudaine qui envahit sa conscience, il comprit qu’il était pardonné, et il advint par surcroît qu’au même instant, le lépreux fut guéri de sa lèpre. Par personne interposée, Mayeul inaugurait ainsi, à sa manière, le geste du baiser au lépreux que ses deux successeurs parachèveraient en allant eux-mêmes accomplir l’acte de suprême charité qu’il représentait. Il n’en aurait pas fallu tant pour consacrer son renom de thaumaturge : le milieu clunisien n’avait pas oublié le jugement sévère de son prédécesseur Odon, attribuant à l’impiété du temps le tarissement des miracles. "Si vous aviez la foi gros comme un grain de sénevé, avait dit le Christ, vous soulèveriez les montagnes." Mayeul le prouvait, qui avait jugulé les flots du Rhône comme le Christ avait apaisé ceux de la mer de Galilée. La réapparition inespérée des miracles ramenait visiblement l’espérance au cœur du monde chrétien, et le prestige en retentissait du même coup sur leur artisan. Pour le bien de Cluny, Mayeul s’élevait, de la sorte, du simple statut d’abbé de monastère à celui d’évangélisateur, ou, si l’on préfère, de missionnaire de la vraie foi, qu’aux yeux des générations traditionnelles, ont authentifiée les miracles, publics ou plus discrets, mais irréfutables, accomplis au nom et par l’œuvre du Christ : Tu es, Deus, qui facis mirabilia solus.

 

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Dans la conjoncture spirituelle, politique et temporelle qu’avaient perturbée cinq siècles de troubles, d’agitation politique et d’insécurité, une telle action trouvait à s’exercer et se développer en priorité dans trois directions, distinctes mais parallèles et subtilement conjointes et complémentaires : la réforme des monastères, la réforme de l’Eglise séculière, la restauration d’une morale chrétienne enfin. Quant à la première, Raoul le Glabre a fort bien vu que la fondation du duc Guillaume couronnait par "réchauffement", pour reprendre sa pittoresque expression, l’œuvre de restauration intégrale du monachisme bénédictin proposée par saint Benoît d’Aniane, et appliquée en Bourgogne, avec une efficience particulière, par le roi des Francs, Charles le Chauve, grâce à la pléiade de fondations ou restaurations successives de Vézelay, Saint-Martin d’Autun, Saint-Bénigne de Dijon, Bèze, Saint-Fortunat de Charlieu, Saint-Philibert de Tournus, Perrecy et Anzy pour finir. On ne répétera jamais assez, cependant, que l’originalité de Cluny consistait, comme l’avaient si bien compris les abbés Odon et Aimard, non seulement à créer à l’intérieur de l’enclos monastique une ambiance incomparable, mais encore à assurer corollairement, à chacun des membres de la communauté, par l’enseignement et surtout par l’exemple, une formation spirituelle et morale qui pût faire d’eux les cadres et les propagateurs de la mission. Sept siècles plus tard, ce n’est pas autrement que procéderait le concile de Trente en prescrivant la création de séminaires diocésains, préalable indispensable à la régénération du clergé catholique et de la foi populaire malmenés par la réforme protestante.

C’est probablement l’abbé Mayeul qui prit toutefois, le premier, conscience de la nécessité qui pouvait prévaloir à l’époque, au vu des expériences passées, de parvenir à la réforme monastique par une méthode sensiblement autre et plus radicale que celle qu’avaient successivement employée Bernon et Odon. Son prédécesseur immédiat l’avait déjà entrevue, mais elle impliquait des déplacements que son âge, sa fatigue et le déclin de sa vue ne lui permettaient pas d’envisager. En plusieurs cas, de fait, les abbayes traditionnelles n’acceptaient pas de bon gré l’ingérence des nouveaux venus dans leurs propres affaires; tributaires à trop de titres des pouvoirs séculiers, elles ne pouvaient considérer que d’un assez mauvais œil ceux qui prônaient et s’efforçaient de mettre en pratique l’indépendance spirituelle, administrative et disciplinaire des monastères, notamment par la libre élection des abbés, seule capable de la garantir. Outre que les effectifs réduits de la communauté clunisienne ne permettaient pas encore de faire face à tous les besoins extérieurs, bien des exemples prouvaient que ni l’intervention personnelle de leur abbé, ni la mise en place de personnels acquis à ses principes ne suffisaient à assurer la continuité et une permanence durable de la réforme entreprise. A cette pénétration pour ainsi dire occasionnelle, les clunisiens commençaient de préférer l’assujettissement pur et simple qui leur a été tant reproché par la suite, c’est-à-dire la fondation de maisons qui ne porteraient jamais le titre abbatial, voire la réduction au rang de prieurés des abbayes affiliées. En quoi il leur semblait qu’ils sauvegarderaient beaucoup mieux, non seulement l’unité d’application du principe même de la réforme, mais cette unanimité spirituelle, doctrinale et morale que le fondateur religieux de l’abbaye, Bernon, avait prophétiquement placée au premier rang de ses prescriptions testamentaires : il y a dans un corps humain plusieurs membres et sections de corps, mais il ne s’y trouve jamais qu’une tête, un cerveau, un cœur et une âme. Il va toutefois sans dire que cette tendance nouvelle, et quelque peu utopique, imposait à l’abbé général une présence et un contrôle bien plus fréquents et vigilants qu’un simple passage, donc multipliait les occasions de voyage, au risque de dévorer tout son temps.

On discerne mieux, à ce point, la complexité de l’enjeu, et les risques, imprévisibles au temps des initiateurs, que l’énorme extension de la congrégation clunisienne ferait un jour peser un centralisme à ce point unitaire et, au sens spatial du terme, démesuré. En toute objectivité, il faut reconnaître qu’on n’en était pas là. Les bonnes relations que Mayeul entretenait avec plusieurs des grands évêques d’Allemagne et d’Italie : saint Adalbert, évêque de Magdebourg et évangélisateur des Slaves, saint Jean de Parme, Gérard, évêque de Toul, qui devint son ami le plus cher, Rathier, évêque de Vérone, Atton, évêque de Verceil, lui permirent de restaurer notamment les monastères de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or et de Saint-Apollinaire in Classe, près de Ravenne, de recevoir en donation Payerne, qui, sous Odilon, allait devenir l’un des beaux fleurons du jeune empire clunisien, et de fonder de toutes pièces, "au prix de bien des sueurs", comme le confesse son biographe le moine Syrus, le monastère du Saint-Sauveur de Pavie. En France, il releva notamment la vieille abbaye de Saint-Marcel-lès-Chalon, dévastée par les incursions des Sarrasins et des Hongrois. Avec l’assentiment du pape, il réforma celle de Lérins, qui était placée comme Cluny sous la dépendance immédiate du Siège apostolique. A Marmoutier, dont, il faut le noter en passant, l’abbé laïque était Hugues Capet, il remplaça les chanoines réguliers par des clunisiens. Il intervint de même à Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Germain d’Auxerre, Vézelay, Bèze, Saint-Jean-de-Réôme, et à Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dont s’était frauduleusement emparé l’évêque d’Auxerre, Archambaud de Vermandois.

Une autre implication découlait d’une des clauses les plus importantes de la charte de fondation, et sans doute l’une des plus lourdes de conséquences pour l’avenir : la sujétion sans intermédiaire au Siège apostolique. Lorsqu’elle fut prescrite, elle n’unissait guère que deux débilités, compte tenu de l’état, misérable à tous les points de vue, de la papauté, l’aveugle soutenant en quelque sorte le paralytique de la fable. Mais elle ne cesserait de s’affermir durant les deux siècles suivants et se révélerait en fin de compte décisive pour le progrès de l’Eglise et le succès de sa réforme émancipatrice : on le vit bien à Canossa. Se reconnaissant en quelque sorte vassale du Siège apostolique, la nouvelle abbaye s’engageait à remplir les obligations résultant d’une telle dépendance, soit à la soutenir et défendre en toute occurrence, perinde ac cadaver, et jusqu’à se prévaloir du fier titre, nullement surfait aux XIe et XIIe siècles, de "Rome seconde", Roma secunda vocor. Les voyages des abbés du Xe siècle en Italie s’expliquent et se justifient par ce souci, alors qu’ils ne pouvaient guère attendre en échange autre chose que les confirmations platoniques des biens et privilèges de leur maison.

Un second ordre de "relations extérieures", non moins utiles à la réforme des mœurs dont Cluny, par sa dénonciation constante du péché du monde, avait fait l’un de ses principaux objectifs, découlait de ces astreintes. Mayeul, à la suite d’Odon de Touraine, eut à cœur de les assumer et développer sans ménager sa peine. Impressionnée par son renom, l’impératrice Adélaïde ou Aélis, épouse d’Otton le Grand, souhaitait vivement le connaître et se confier à lui; il n’hésita pas à se rendre à Pavie pour la rencontrer. Petite-fille de cette autre Adélaïde, mère du roi de Bourgogne, Rodolphe II, qui avait, en gage d’amitié, légué au temps de saint Odon le monastère de Romainmôtier à Cluny, elle ne manquait ni de sens politique ni d’autorité, y compris sur son propre mari! et ne se privait pas d’intervenir, par ses judicieux conseils, dans les affaires temporelles de l’Empire. Sa piété, reconnue de tous, lui valut d’être, peu après sa mort, inscrite au registre des saints, mais il y avait en elle quelque chose d’étroit et d’intolérant, voire, comme chez Odon, de janséniste avant la lettre, qui la portait à exiger beaucoup de ceux qu’elle avait en charge, jusqu’à comprendre mal le développement de leur personnalité, et le souci qu’ils pouvaient avoir de se conquérir leur indépendance. Dès la mort d’Otton Ier, elle entra en conflit violent avec le nouvel empereur, leur fils Otton II, qui se montra très vite désireux d’exercer à plein les prérogatives de son gouvernement, y compris dans le domaine spirituel, et peu soucieux de se conformer en toutes choses aux conseils et recommandations de sa mère, voire d’encourir à ce propos ses remontrances. La reine mère, blessée, prit le parti de s’éloigner, et c’est alors, à ce qu’il semble, Otton qui, bien embarrassé, prit l’initiative d’en appeler à Mayeul pour rétablir la paix entre mère et fils. L’abbé, à une date qui n’est pas précisée, refit donc une fois encore le voyage d’outre les Alpes, avec tous les aléas qu’il pouvait comporter.

Du moins, l’aventure était-elle devenue un peu moins périlleuse depuis que les forces du comte de Provence, Guillaume, et de son frère Roubaud étaient parvenues à expulser les Sarrasins de leurs repaires du Freinet. Or, sans qu’il l’eût cherché, l’abbé de Cluny était à l’origine directe de leurs expéditions, conduites au nom du Christ, et que certains historiens n’ont pas hésité à comparer à une précroisade. Aux interprétations récentes, qui tendent à minimiser les conséquences de cette incrustation séculaire, dont il est vrai que plusieurs aspects demeurent encore mystérieux, l’on préférera, d’une part, l’invariable concordance des témoignages contemporains, ceux de saint Odilon et de Raoul le Glabre notamment; d’autre part, l’appréciation fondée du regretté Bernard Bligny, dans sa thèse sur "L’Eglise et les ordres religieux dans le royaume de Bourgogne aux XIe et XIIe siècles".

On rappelle l’essentiel de l’affaire. Cette fois-là, c’est par la route "internationale" du Grand-Saint-Bernard que Mayeul, durant l’été de 972 (la date n’est pas absolument certaine), s’en revenait d’Italie. Sa petite caravane, à laquelle, selon l’usage, quelques isolés, pour leur plus grande sécurité, avaient cru pouvoir se joindre, avait passé le col, et, par la vallée dite "de la Dranse d’Entremont", descendait au prix d’une marche relativement facile sur la vallée du Rhône et le sanctuaire de Saint-Maurice d’Agaune. Au pont d’Orsières, elle tomba dans une embuscade et fut faite prisonnière; on ne peut discuter ni la réalité de l’aventure, ni l’origine, sinon la provenance exacte des assaillants, car le Freinet est loin, ni la localisation du guet-apens. Il convient de résoudre par une brève parenthèse l’inexplicable errement qui a conduit certains historiens à situer l’embuscade à Orcières dans les Hautes-Alpes : perseverare diabolicum. De toute évidence, ce bourg est perché au plus profond d’un cul-de-sac du massif des Ecrins, hors de tout "grand chemin". Le biographe Syrus est formel : la localité désignée était traversée par "la Dranse", que franchissait le pont aux parages duquel fut tendu le traquenard; le terme "dranse", qui signifie rivière, est fréquent sous cette forme dans les Alpes du Nord, mais inusité dans celles du Sud (cf. P.-L. Rousset, Les Alpes et leurs noms de lieux).

Il est plus intéressant de se demander si l’embuscade avait été organisée à bon escient, c’est-à-dire si les agresseurs avaient été informés — mais par quelles voies? — du prix que représentait leur capture, ou bien si elle avait été laissée au pur hasard d’éventuels passages. Mais il paraît conforme à la vraisemblance qu’en un siècle d’occupation et de courses, les occupants arabes soient parvenus à s’assurer des complicités, ou à tout le moins certaines complaisances plus ou moins intéressées parmi les populations hétérogènes des hautes régions alpines. Conscients en tout cas de l’exceptionnelle qualité de leur prise, les ravisseurs réclamèrent immédiatement une rançon, et Mayeul dut dépêcher, pour en collecter le montant, un émissaire à Cluny. Il se passa alors une chose étrange, dont les chroniqueurs subséquents ont, d’aventure, enjolivé quelque peu la réalité et l’évolution. Raoul le Glabre relate que l’échauffourée avait dû être violente, puisque, selon lui, Mayeul en personne aurait été légèrement blessé; mais à l’animosité initiale succéda peu à peu l’espèce de sympathie instinctive qui en vient parfois à unir le geôlier et son captif. Elle se traduisit par les égards dont les ravisseurs entouraient maintenant leur prisonnier, allant jusqu’à lui confectionner spécialement un bon pain blanc aux lieu et place du grossier pain noir, que le prisonnier ne supportait pas, et ils le lui remirent avec, précise Raoul le Glabre, une déférence extrême. Le biographe Syrus raconte d’autre part que Mayeul avait pu conserver parmi ses bagages un traité de saint Jérôme sur la Sainte Vierge, auquel les pillards n’avaient pas touché. L’un d’eux, cependant, posa par inadvertance le pied sur le petit livre, et ses compagnons l’en tancèrent vertement. Une bagarre s’ensuivit, dans laquelle le malheureux eut le pied tranché : celui, justement, qui s’était rendu coupable du sacrilège involontaire.

Mayeul, de son côté, n’hésitait pas à exposer familièrement quelques-uns des mystères et usages de la religion catholique à ses ravisseurs; selon l’historien de Cluny J.-Henri Pignot, qui n’est cependant pas tendre pour eux, certains de ceux-ci "se sentaient pencher vers le christianisme"! Ces échanges de bons procédés ne traduisaient pas seulement une certaine humanisation des "lois de la guerre", mais, et de part et d’autre, un certain esprit de tolérance et une certaine tendance œcuménique, aussi rares à l’époque qu’avait pu l’être le "féminisme" d’Odon de Touraine, et il n’est pas indifférent à l’historien que c’eût été sous le "label" de Cluny, bien avant même les positions nuancées de Pierre le Vénérable.

L’abbé, cependant, souhaitait avec l’impatience qu’on devine se retrouver présent à Cluny, parmi ses ouailles, pour le jour de l’Assomption, fête que l’abbaye célébrait avec une particulière ferveur, et à laquelle le successeur de Mayeul, saint Odilon, allait consacrer un fort beau sermon; le montant de la rançon ayant pu être rapidement rassemblé (hâte qui exprime bien le renom et le prestige dont il bénéficiait en chrétienté), son vœu fut exaucé. Il n’en avait pas perdu pour autant sa sérénité, puisqu’un biographe anonyme le dépeint à son retour comme "l’étoile du soir dans un ciel serein, rayonnant sur nous la foi". Et l’aventure ne le découragea pas de reprendre par deux fois au moins la route d’Italie, bien que l’expulsion des Sarrasins n’eût pas mis fin tout à fait à l’insécurité qui persista longtemps à infester les dédales des vallées alpines et le passage des grands cols, malgré la création des hospices de deux des principaux par l’archidiacre Bernard d’Aoste, dont, en reconnaissance, ils ont gardé le nom, et auquel plus d’une chapelle de montagne est dédiée.

En 981, Mayeul rencontra à Vérone l’empereur Otton II, qui lui avait maintenu toute son amitié. Six ans plus tard (Otton II étant mort en 983), c’est à une fin tout autre que, pour la dernière fois sans doute, il franchissait de nouveau les Alpes. Il "allait alors, comme on dit, sur ses quatre-vingts ans", âge fort avancé pour l’époque. Bien que, selon la plaisante observation d’un de ses biographes, "aucun voile ne ternît encore l’éclat perçant de ses yeux, et que les sons n’arrivassent point assourdis au creux de ses oreilles", il commençait à se préoccuper de sa succession, selon l’exemple légué par ses prédécesseurs Bernon et Aimard. Lui avait-on signalé l’existence, en l’abbaye novaraise de Lucedio, d’une recrue de choix, le moine Guillaume, né en 962 en l’île San Giulio d’Orta, et fils, ainsi qu’on l’a dit, de ce Robert de Volpiano qui avait donné naguère bien de la tablature à l’empereur Otton Ier? Le fait est que, par une procédure exceptionnelle dans l’ordre bénédictin, Mayeul le convainquit de "tout quitter pour le suivre", et l’amena avec lui à Cluny, d’où, rapidement, il lui confia le priorat de Saint-Saturnin-du-Port. S’agissait-il, dans la pensée de l’initiateur, d’un apprentissage préalable à de nouvelles fonctions plus hautes encore? A peine, cependant, l’y avait-il nommé que l’évêque de Langres, Brun de Roucy, allié comme on le sait au comte de Bourgogne, Otte-Guillaume, et par conséquent à sa mère Gerberge, le conviait, bien qu’il ne fût pas encore prêtre, à prendre en main la réforme de la grande abbaye Saint-Bénigne de Dijon. L’abbé de Cluny ne semble pas avoir formulé d’objection à ce choix, et il ne serait pas invraisemblable qu’il eût, entre-temps, estimé que celui qu’on a parfois, et peut-être abusivement, présenté comme son "fils spirituel", n’était pas le plus apte à diriger l’institut clunisien selon la ligne de douceur, "d’ouverture" et de miséricorde qu’à la suite de ses prédécesseurs, il avait lui-même contribué si fort à tracer.

Au vrai, le caractère entier, sinon quelquefois dominateur, de "l’abbé Guillaume" le portait davantage aux actions conquérantes, à une mobilité qui comblait le trop-plein de sa vitalité débordante, voire à la conduite directe d’un chantier, à laquelle, certainement, l’avait prédisposé son ascendance comasque. Un certain rigorisme de son idéal monastique enfin, qui l’avait fait surnommer Ultra Regulam, ne concordait pas avec celui que les abbés Odon, Aimard, Mayeul et la communauté de Cluny s’évertuaient à mettre en œuvre, et qu’il reviendrait à Pierre le Vénérable de résumer en une formule saisissante, telle qu’il la jetait à la face de cet autre rigoriste qu’était Bernard de Clairvaux : Rectitudo Regulæ Caritas est. Mayeul, sans rien renier de l’affection qu’il éprouvait pour son protégé, mais libéré à son égard de toute hésitation ou scrupule par la mission, au demeurant importante, que l’évêque de Langres venait de confier à ce dernier, se préoccupa dès l’année suivante, et la coïncidence chronologique paraît bien significative, de chercher ailleurs. On ne sait s’il se trouva quelqu’un pour lui signaler la présence, parmi le chapitre régulier de Saint-Julien de Brioude, d’un jeune clerc bien doué et de tenue comme de piété exemplaires, qui, par surcroît, s’y morfondait quelque peu; mais cette fois, ce fut bien la route d’Auvergne, largement ouverte par son prédécesseur immédiat, que choisit Mayeul pour l’un de ses derniers grands voyages : il en ramena Odilon de Mercœur. Le nom et l’œuvre de Cluny n’étaient certes plus inconnus dans la région des monts du Centre. L’archidiacre Mayeul avait déjà rejoint le monastère lors de la fondation du prieuré de Sauxillanges. Au Puy même, où Mayeul s’était rendu en pèlerinage dès l’année 961, Cluny possédait, avant la date de 992, une "maison" construite à l’intérieur des "cloîtres" de la cité épiscopale, et attenante à celle du "maître de l’école de chant", Eudes (Charte de Cluny, n° 1926). La popularité que Mayeul s’y était acquise se traduisait par les acclamations qui ne manquaient pas de l’accueillir lors de ses passages dans la région. On sait, non seulement qu’il y guérit miraculeusement un aveugle, mais qu’il y produisait, avec l’éloquence qui lui était reconnue, des prédications qui rassemblaient des foules enthousiastes; on n’en a malheureusement conservé aucun échantillon, à la différence des sermons de son successeur Odilon, ou même de quelques-uns de ceux d’Odon.

 

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Pour Mayeul, tout, ou presque, était cependant consommé. Il est possible qu’il n’ait pas attendu longtemps pour associer Odilon à sa charge abbatiale; dès 992, sous réserve d’une erreur du scribe, ce dernier apparaît dans une charte en qualité d’abbé de Cluny. Cette présomption est renforcée par le procès-verbal de "l’élection d’Odilon" (c’est le titre que lui assigne le cartulaire clunisien), souscrit par une pléiade de prélats et d’abbés peu après le début du règne de Rodolphe III, roi de Bourgogne (19 octobre 993). Il ne diffère en effet de celui de Mayeul lui-même que par l’une de ses propositions, mais la nuance est importante : du moins si l’on préfère le texte de la copie du cartulaire à celui que crut pouvoir "rectifier" dom Luc d’Achery, par référence au procès-verbal de l’élection de Mayeul par l’abbé Aimard, qui ne la comporte pas. "Je, Mayeul […], avec tous mes frères, fils et serviteurs de Saint-Pierre, réélisons (reeligimus) notre frère et fils Odilon, précédemment élu (electum), et décidons qu’il sera abbé" (de ce monastère). Cette interprétation du cartulaire pose à son tour un problème, car nulle part, la Règle de saint Benoît n’évoque la possibilité ou la nécessité d’une double élection abbatiale; on pourrait admettre, soit qu’electum signifie "choisi", soit que reeligimus équivaut ici à confirmamus.

Quelle qu’eût été la procédure, le résultat en était clair : après un abbatiat d’un peu plus de trente-neuf ans, et à quatre-vingts ans passés, Mayeul se trouvait, par sa volonté propre (car, en ce temps-là, les plus jeunes ne poussaient pas obligatoirement et courtoisement les plus vieux à la porte), dégagé de toute responsabilité active à l’intérieur du monastère et dans la congrégation; il aurait eu le droit de prendre enfin un peu de repos. On ignore au juste quelles raisons incitèrent, dès le printemps suivant, cet infatigable voyageur et pèlerin à reprendre la route, pour s’en aller à la requête du roi de France réformer l’abbaye royale de Saint-Denis, qui n’était pas pour lui la porte d’à côté : trois cent vingt-deux kilomètres à vol d’oiseau! De Cluny à Paris, plusieurs itinéraires relativement directs étaient possibles, soit par la vallée de la Loire, soit par le revers occidental du Morvan et Vézelay, soit encore par Autun, Avallon et Auxerre, mais aucun ne passait par Souvigny, situé sensiblement plus à l’Ouest, et c’est une nouvelle énigme. Pourquoi donc Mayeul choisit-il de faire étape en ce prieuré, que l’action de son prédécesseur, on le rappelle, avait permis d’offrir ou de restituer à Cluny?

On ne sait pas davantage quel chemin il put emprunter : celui qui, par le col de la Croix-Micaud, Buffières, le versant occidental de la butte de Suin, ralliait Charolles, ou bien la vieille "voie royale" de Cluny à Bois-Sainte-Marie par le vallon d’Audour, un peu plus longue, mais plus commode. De toute façon, la mort l’attendait à Souvigny; elle survint doucement, et comme à pas feutrés, le vendredi 11 mai 994, lendemain de l’Ascension. Il se produisit alors une chose stupéfiante. De son vivant, au long de ses tournées, Mayeul avait accompli déjà, on le sait, plusieurs miracles qui ont été consignés. Mais maintenant que son corps était condamné à l’immobilité et se réduisait peu à peu au squelette, c’étaient les foules qui, en un flot de plus en plus irrésistible, déferlaient jusqu’à lui. Peut-être le chroniqueur de l’an mille, Raoul le Glabre, les vit-il de ses yeux : "En ce lieu, les esprits immondes évacuent les corps qu’ils avaient longtemps assiégés, il advient que des aveugles soient guéris, les oreilles obstruées des sourds se débouchent, l’insolence des fièvres y est tempérée, les paralytiques gambadent sur leurs jambes, mais les pieds des bandits prompts à mal faire, eux, s’ankylosent! Aux suppliants les péchés sont remis, et toutes sortes d’anxiétés reçoivent sans retard leur soulagement." Le Liber miraculorum, composé sur l’ordre de saint Odilon, a collecté sept guérisons d’aveugles, dont un était venu d’Allemagne, dix de maladies osseuses, deux de surdités, une d’hydropisie, une d’hémiplégie, une de goutte, dont était atteint précisément un moine de Cluny.

Aux années 1020, se propagea "une affreuse épidémie" du "Mal des Ardents", provoquée, ainsi que la science l’a établi, par l’ergot de seigle, et inévitablement mortelle. A Souvigny, ce fut une ruée, car des cas de guérisons miraculeuses avaient été constatés au tombeau de saint Mayeul, qui partageait ce privilège avec saint Martin de Tours et saint Ulrich de Bavière. Pour contenir ces multitudes, saint Odilon fit entreprendre une grande église, appelée à devenir plus tard la nécropole des ducs de Bourbon, et la ville qui avait recueilli la dépouille du saint abbé bénéficia d’une expansion qui fit d’elle, au témoignage de Pierre le Vénérable, l’une des plus importantes des Gaules. C’est aussi le dernier des grands abbés de Cluny qui relate le plus éclatant et le plus émouvant des miracles survenus à Souvigny durant les quelque cent soixante années où saint Mayeul les avait multipliés. Un enfant y était mort de maladie. Sa mère, "se chevillant l’espérance au cœur", le prit dans ses bras, et courut à l’église; à ceux qu’elle rencontrait, elle répondait simplement : "Je le conduis mort à saint Mayeul afin qu’il me le rende." Elle le déposa devant l’autel; de l’aurore à trois heures de l’après-midi, l’enfant demeura inerte, tandis que, dans toute l’église, on priait pour lui. Et soudain, "de sa voix enfantine", il appela sa mère, et recouvra la plénitude de la vie; la mère, aussitôt, décida qu’il serait "à jamais appelé fils de saint Mayeul". Avant de consigner par écrit ce miracle, jusqu’alors unique de son espèce dans les annales de Souvigny, Pierre le Vénérable diligenta une enquête approfondie, et tint à interroger la mère, qui le lui confirma. Au xve siècle encore, l’Université du Puy, non oublieuse, se plaçait sous le patronage de saint Mayeul, et trois siècles plus tard, le diocèse du Puy réclamait la faveur d’une relique aux moines de Souvigny, en rappelant à propos le culte multiséculaire qu’il avait voué au saint abbé.

Au terme de cet abrégé fatalement cursif et incomplet, faut-il avouer pourtant que les aspects publics et discernables d’une telle existence dissimulent la vérité la plus profonde, soit l’intimité d’une âme qui ne s’est pas vraiment livrée, source d’un rayonnement qui demeure assez inexplicable aux yeux de l’histoire objective? Lettré, cultivé, un temps maître d’école, Mayeul n’a laissé que peu d’écrits, et les très rares lettres conservées par lui n’éclairent pas beaucoup la profondeur réelle d’une personnalité qui exerçait cependant sur ceux qui l’approchaient une fascination véritable, un magnétisme émanant de tout l’être; on ne saurait expliquer autrement la mystérieuse attraction à laquelle tant cédèrent ensemble, hommes mûrs et jeunes gens confondus dans un identique élan. On l’entrevoit, certes, doué supérieurement d’une intelligence large et claire, et plus encore, d’un équilibre spirituel et moral qui en imposait. "Il était un, toujours, et égal à lui-même", professe saint Odilon, qui le connaissait bien. Mais sous cette apparente sérénité du masque et de la personne brûlait, on le discerne et il faut y revenir, le feu intérieur qui entraîne infailliblement les hommes de bonne volonté. Odilon a fort bien vu la complexité apparente et les contrastes sociaux du personnage : "Affable envers les doux, terrible pour les orgueilleux, ménager quand il le devait, prodigue là où il convenait, strict dans le genre de vie", mais n’appréciant pas outre mesure les effroyables macérations dont certains ascètes excessifs semblent faire parfois leurs délices; proscrivant chez ses moines tout luxe superflu, mais veillant à ce qu’un minimum de bien-être matériel, condition de l’épanouissement de l’âme, ne leur manquât pas, il avait pour constant ressort et recherchait "l’amour fraternel, et dans l’amour fraternel la charité". Une maîtrise de soi contrôlant et tonifiant la passion intérieure, la transparence d’une paix de l’âme conquise au prix de labeurs faciles à imaginer, sinon à reconstituer dans le détail de leurs vicissitudes : il y avait bien là, oui, de quoi répondre à l’angoisse d’une génération cherchant avidement les chemins de son avenir! Après l’envergure exceptionnelle d’Odon de Touraine, après la lumineuse patience du vieil Aimard, voici qu’apparaît dans le paysage clunisien ce mélange d’une audace tranquille, réfléchie en sa certitude qui commande aux tempêtes humaines, et d’une mansuétude imperturbable qui s’étend à tous, attire et rayonne : armé d’un pareil exemple, complémentaire des précédents, le Cluny de l’an mille était paré pour les conquêtes du grand large.

 

V

ODILON de MERCŒUR

 

De quelque côté qu’on aborde l’œuvre et les actions d’Odilon, leur multiplicité saisit, et l’historien s’essouffle quelque peu à en dénombrer les applications. Affronter de sang-froid, et malgré les traverses de toute nature qui pouvaient en résulter, le tumulte et la fermentation d’une époque déchirée entre les souvenirs, tout proches encore, de la barbarie d’hier, et l’espérance de lendemains enfin apaisés et stabilisés; peser de tout son poids moral sur la société des hommes, afin de contenir les passions et convoitises des grands, tenter de les affecter au bien général, protéger les faibles, et prendre pour tout dire son temps à bras-le-corps; s’efforcer d’accroître en toute circonstance et d’améliorer l’institution dont la charge vous a été conférée, la réformer et stimuler sans cesse et sans égard à sa propre peine, gouverner avec douceur et patience ceux qui la composent, comme un père veille sur sa famille plutôt que comme un monarque menant son royaume; mais trouver encore, parmi tant de tâches et de soucis, le loisir de prier, de penser et de méditer, l’esprit, le cœur et l’âme tendus sur la contemplation des mystères chrétiens : non certes pour se complaire dans une délectation égoïste de soi-même, qui est absolument contraire à la Règle bénédictine, mais pour renouveler jour après jour le zèle qui brûle en soi et le répandre sur ceux que votre exemple devrait acheminer au salut. Sur chacune de ces exigences que bien peu sauraient se flatter ici-bas d’avoir observées en plénitude, Odilon de Mercœur, cinquième abbé de Cluny, propose une leçon dont l’ampleur confond, et force l’admiration.

De Mayeul à lui, il serait cependant difficile d’imaginer pareille dissemblance de tempérament. Il était, on le répète, de complexion aussi frêle que la carrure du fils de Foucher était imposante. Petit et malingre, d’une sensibilité exacerbée, affligé de ces insomnies qui sont le lot fréquent des natures anxieuses et raffinées comme fut la sienne, il bénéficia néanmoins, de la part de ses contemporains, d’un prestige et d’un ascendant qui, à la suite de Mayeul, ne contribuèrent pas seulement au rayonnement propre de l’abbaye de Cluny, mais encore au relèvement et à la régénération spirituels de la société issue de l’an mille, cet âge de fer où il lui était imposé d’agir. Ses disciples, ses hagiographes (il en eut plusieurs, et de qualité : le moine Jotsaud, poète et serviteur exemplaire d’une grande mémoire, Pierre Damien, cardinal et saint de l’Eglise romaine, entre d’autres moindres) ont retenu surtout les miracles dont il semblait que Dieu couronnât comme à plaisir ses vertus intérieures pour mieux les révéler et accréditer. L’histoire d’aujourd’hui, plus exigeante ou plus curieuse, cherche parmi ces traits édifiants, et à travers le témoignage des chartes, de quoi fortifier sa relation d’une existence aussi remplie. Aura-t-elle, pour autant, pénétré beaucoup plus avant dans le paradoxe de ce contemplatif-né que l’action malgré lui dévora, de cet abbé de monastère que les nécessités de plus en plus impératives d’un ordre devenu déjà lourd à gérer allaient lancer, pour ainsi dire sans répit, sur les routes, au point que les siens lui en faisaient quelquefois doucement le reproche, de ce confident écouté des rois, des empereurs et des papes? Elle ne peut se targuer d’avoir percé tout à fait son secret, qui n’est qu’une part de celui que recèlent, vus du seul point de vue humain, l’histoire et le succès de Cluny. Les éclats des feuilles frémissant au souffle des quatre vents ont comme dispersé et dissipé l’unité de l’arbre au tronc fort, et c’est elle pourtant qu’il faut à tout prix reconstituer, car elle est bien le fil conducteur et le lien de tant d’actes divers. Les abords pas à pas déblayés, et d’une clairière à l’autre de la vaste forêt, c’est enfin le sanctuaire qui apparaît dans la splendeur toujours nouvelle et le rayonnement grandiose et consolateur de ses assises.

Les biographes d’Odilon ont relevé avec complaisance qu’il était issu de la meilleure noblesse d’Auvergne. Le berceau de la famille fut-il le modeste hameau de Mercœur, bien banal aujourd’hui et dénué de toute saveur épique, qui blottit ses maisons basses dans les vastes espaces du plateau séparant la Limagne de Brioude des gorges de l’Allagnon, affluent de rive gauche de l’Allier, ou bien le nid d’aigle perché au-dessus d’une des vallées suspendues qui ravinent à l’Ouest du "fleuve" le flanc oriental du massif du Sancy? Le second site est impressionnant : à la pointe extrême d’un suc volcanique abrupt sur trois de ses faces, un pan de mur effilé comme une aiguille désigne le repaire depuis longtemps ruiné d’une famille, et aide à comprendre ce que put être sa puissance. On ne sait cependant pas si c’est bien là qu’Odilon naquit en 962 : le hameau de Mercœur revendique l’événement, en arguant de la présence, sur son territoire, d’une de ces mottes castrales qu’on répute, en général, vestiges des premières forteresses de la féodalité. Une troisième tradition, qui n’a d’autre garante qu’une touchante fidélité, le fait naître enfin à Saint-Cirgues, tout près de Lavoûte-sur-Allier, domaine des Mercœur où le futur abbé de Cluny fonderait un prieuré de son ordre. Aucun indice probant ne permet de résoudre l’énigme, au demeurant secondaire. Dès la naissance d’Odilon, la famille de Mercœur se trouvait, de fait, en possession de domaines répartis sur divers points du comté de Brioude, mais sa résidence principale allait bientôt s’établir au faîte du pain de sucre de la vallée d’Ardes, belvédère mieux situé, et beaucoup plus facile à défendre que la "motte" en contrebas. C’est bien cette seigneurie qui fut, au XVIe siècle, érigée en duché pour Nicolas de Lorraine, et le transfert était probablement en cours dès le XIe.

Fils de Béraud de Mercœur et de Gerberge, le jeune seigneur n’aurait songé d’abord qu’à une vocation ecclésiastique séculière, dans les limites de sa région. Tout enfant encore, il fut, selon un usage assez fréquent du temps, "donné" à la collégiale Saint-Julien de Brioude, avec le statut de clerc; on le trouve en 988, à l’âge de vingt-six ans, ensemble chanoine de Brioude, "dignitaire" de Notre-Dame du Puy, et abbé séculier de Saint-Evode, au diocèse du Puy. L’événement qui allait bouleverser, de façon jusqu’alors imprévisible, sa vocation religieuse, et même les destins de l’abbaye de Cluny, fut la rencontre qui mit face à face, à Saint-Julien de Brioude précisément, de manière presque fortuite, l’abbé Mayeul, chargé d’ans et de gloire, et le jeune prébendé. Il semble bien qu’entre eux, une véritable étincelle affective ait aussitôt jailli, assez comparable, dans son genre, à celle qui avait uni naguère le vieil Aimard et Mayeul lui-même. Les biographes ecclésiastiques ont sans doute quelque peu enjolivé et affabulé le récit livré par certains des anciens panégyristes. La date de la rencontre n’est pas expressément fixée; si l’on admet qu’elle put avoir lieu vers 990, on doit constater d’abord qu’Odilon, alors âgé de vingt-huit ans environ, n’était plus tout à fait un jouvenceau, sujet à des engouements excessifs ou prématurés. Ensuite, le témoignage de Jotsaud est ici catégorique : l’entretien avec Mayeul ne fit que cristalliser une option déjà envisagée, lui suggérer une application immédiate et adéquate.

Cluny, d’ailleurs, n’était pas inconnu de Brioude, par son prieuré nouvellement fondé de Sauxillanges, en Livradois, et par les relations qui unissaient l’abbaye de la Grosne à l’évêché d’Auvergne d’une part, au diocèse et au sanctuaire marial du Puy de l’autre. Dès 991, à ce qu’il semble, Odilon y rejoignait son nouveau tuteur. Sa mère, après la mort de Béraud de Mercœur, le suivrait bientôt en Bourgogne : vers 992-993, elle entrait comme moniale à l’abbaye de Saint-Jean d’Autun. Le jour viendrait, de même et à la suite, où la noble Raingarde de Montboissier délaisserait son château, perché sur un piton de basalte au seuil du plateau de La Chaise-Dieu, pour terminer ses jours au cloître du prieuré des moniales de Marcigny, en Brionnais, enveloppée de la tendresse agissante de son fils Pierre, que le suffrage des moines avait appelé à régir l’institut clunisien, pour clore le registre des saints abbés de l’ordre et leur mystique de l’Amour absolu.

Ce n’est pas en vain que l’intuition du vieux Mayeul avait, entre tous autres, discerné le jeune clerc. A peine Odilon avait-il eu le loisir de se familiariser quelque peu avec sa nouvelle résidence, qu’il lui fallut, moins de trois ans plus tard, prendre la tête de l’abbaye et de la congrégation naissante. Dans la paix de son tombeau de Souvigny, Mayeul pouvait dormir tranquille : la crosse abbatiale ne tombait pas entre des mains débiles. Il aurait suffi, au minimum, que le nouvel élu, âgé de trente-deux ans, s’inscrivît dans le sillage de son illustre prédécesseur; l’expérience de sa vie débordante montre à l’évidence qu’il ne s’en contenta pas.

 

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Le Cluny de l’an mille n’était déjà plus, tant s’en faut, la "très petite communauté" du temps d’Odon de Touraine. La douce simplicité d’Aimard et l’activité débordante de Mayeul ont singulièrement contribué à l’accroître. Effectif monastique augmenté, église neuve et dûment consacrée, agrandissement constant du domaine temporel, immédiat ou plus lointain, expansion qui a déjà soumis à l’abbaye trente-sept maisons, monastères ou simples "celles" : on est encore loin, toutefois, du prodigieux apogée de saint Hugues, et il subsiste un gros écart entre le rayonnement personnel des abbés et les dimensions restreintes de leur abbaye (à en juger toujours d’après les brillantes évocations de K.-J. Conant), où beaucoup reste à faire. Odilon dut même subir à ce propos l’attaque venimeuse du trop fameux évêque de Laon, Adalbéron : esprit chagrin, retors et déloyal, que n’accablaient ni les excès de vertu, ni les scrupules; son comportement lors de l’avènement de la dynastie capétienne aurait suffi à le prouver. Mais d’un côté, l’armature interne du monastère s’est, depuis le temps d’Odon, considérablement fortifiée, et elle fonctionne maintenant sans à-coups, avec ses divers officiers et son prieur, qui, les chartes le prouvent, sont désormais en mesure de décharger l’abbé en titre d’un certain nombre d’astreintes quotidiennes. De l’autre, la chrétienté occidentale, en pleine évolution, commence à bouillonner de trop d’appels et d’impulsions, parfois décousues, pour qu’en ce début du XIe siècle, les "figures de proue", ainsi que les intitule René Grousset, ne se trouvent pas, comme par force, projetées hors du cloître et appelées à intervenir dans le vaste champ d’action où l’urgence les porte comme les vagues incessantes d’un ressac.

A la suite de Mayeul, ce sera donc avant tout comme abbé itinérant et, si l’on ose dire, comme oracle du monde chrétien que s’inscrit l’abbé Odilon de Mercœur. A peine a-t-il, au concile interprovincial tenu à Anse en 994, défendu les intérêts de Cluny qu’il lui faut partir pour l’abbaye de Murbach en Alsace, réformée par Cluny à la demande de l’impératrice Adélaïde. De là, selon la chronologie traditionnelle, récemment remise en question, il serait passé directement en Italie du Nord, et la péninsule ne le reverra pas moins de huit fois, à l’appel des papes ou des empereurs, qu’il conforte et réconcilie quand il y a lieu. En 998, il accompagne le pape Grégoire V à Rome, tout juste libérée de l’usurpateur Crescentius. Il y rencontre le fameux abbé Guillaume de Volpiano, et introduit la réforme à l’abbaye de Farfa. Dès l’année suivante, il franchit de nouveau les Alpes, réforme le monastère Saint-Mayeul de Pavie, et revient par la Suisse, où il accompagne l’impératrice Adélaïde de Payerne à Agaune et Orbe. En 1014, il assiste au couronnement de l’empereur Henri II, lequel lui fait don de sa couronne impériale, un magnifique joyau d’orfèvrerie : cette libéralité, rare, acquiert valeur de symbole. Odilon visite l’abbaye du Mont-Cassin en 1023, et, quatre ans plus tard, reprendra le chemin de l’Italie, afin d’être présent au couronnement de l’empereur Conrad. En 1046 encore, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il se lancera sur les chemins scabreux des Alpes et des Apennins, avec l’espoir de terminer sa vie aux tombeaux des Apôtres. Grâce à lui s’affirme une fois de plus le soutien réciproque de l’abbaye bourguignonne et des souverains germaniques, dont les bonnes dispositions, et même le secours, sont essentiels aux fondations clunisiennes d’Italie, de Suisse et de Provence.

Mais la position charnière de Cluny aux limites sud-orientales du royaume de France impose maintenant la bonne entente avec la nouvelle dynastie capétienne, dont il importe d’avoir l’appui. Ainsi Odilon reprend-il immédiatement à son compte la réforme de l’abbaye royale de Saint-Denis, que la mort de Mayeul avait laissée en suspens. Quatre années durant, il en occupe le siège abbatial, qu’il cédera en 998 à son compagnon Vivien, prieur de Cluny. En 995, il rejoignit le roi de France, Hugues Capet, à Souvigny, où, ensemble, ils prièrent sur le tombeau de saint Mayeul. La faveur royale ne se démentit pas sous les successeurs d’Hugues. Odilon fut le confident du fils de celui-ci, Robert, qui le convia en 1027 au sacre de son propre fils Henri Ier. A ces relations que la politique rendait plus d’une fois délicates, les capacités diplomatiques de l’abbé, mais surtout le respect qu’il imposait, trouvaient d’ailleurs à s’exercer. Lorsqu’en 1003, le roi Robert, dit le Pieux, entreprit la conquête de la Bourgogne et s’en vint assiéger l’abbaye fortifiée de Saint-Germain d’Auxerre, Odilon tenta d’abord de s’entremettre, puis, devant la vanité de ses efforts, sortit de ses gonds, si l’on ose dire, et réprimanda le roi agresseur avec une dureté qui ne lui était pas familière. Il s’est raconté qu’alors, la volonté divine appesantit une nuée noire sur les assaillants, qui, aveuglés et décontenancés, durent battre en retraite. Le roi déclara se repentir, et ne garda pas rancune à son censeur, mais il n’en poursuivit pas moins sa conquête militaire du duché, que l’évêque de Langres lui remit officiellement en 1016.

L’initiative d’Odilon à Auxerre n’était qu’un épisode des actions qu’il tenta en vue d’assagir une société féodale turbulente et d’en limiter les effets. Las des dévastations provoquées de tous côtés par les guerres privées, les évêques, depuis la fin du Xe siècle, n’hésitaient plus à brandir, mais à peu près en pure perte, l’excommunication contre les violents qui s’en prenaient aux faibles et aux clercs, les molestaient, saccageaient leurs biens. Peu après la démission de Mayeul, s’étaient ainsi réunis, en la "basilique" Saint-Romain d’Anse, autour des archevêques Burchard de Lyon et Thibaud de Vienne, les évêques Gautier de Valence, Eybaud d’Uzès, Evrard de Maurienne, Humbert de Grenoble, Anselme d’Aoste et Amé de Tarentaise, aux fins de débattre de plusieurs sujets concernant "la construction de la foi orthodoxe" (preuve qu’il y avait encore beaucoup à faire en ce domaine) et "l’établissement de la Sainte Eglise de Dieu". Odilon et son prieur Vivien se présentent pour exposer les maux qui affligent le monastère. Contre "les persécuteurs et agresseurs de ce lieu très sacré", les évêques déclarent confirmer ses privilèges et ses biens, excommuniant et anathématisant quiconque oserait s’en prendre au mont de Lourdon et aux lieux suivants, nommément cités : Blanot, Bézornay, Mazille, Péronne, Chevignes, Solutré, Ecussoles, Clermain, Saint-Victor-sur-Rhins; au diocèse de Chalon, Beaumont; au diocèse de Lyon, Savigny et la "poté" de Romans (actuel département de l’Ain), Chevroux, Thoissey, Pouilly, Arthun; l’abbaye d’Ambierle, Iguerande et le château d’Huillaux, les moutiers de Charlieu et de Regny-sur-Rhins, qui comptaient alors parmi les meilleurs membres du domaine clunisien. Nul ne devra entreprendre de construire château ou "ferté" à proximité de ces lieux. Les hommes de Cluny et de Charlieu ou, au voisinage, les puissances temporelles de ces secteurs ne devront exercer aucune prise d’animaux : bœufs, vaches, porcs ou chevaux, "car il n’est pas convenable que les saints cénobites qui demeurent en ces endroits souffrent violence quelconque de la part d’hommes méchants et orgueilleux".

Suivent enfin plusieurs décisions disciplinaires, dont la portée, dix siècles plus tard, n’est peut-être pas tout à fait désuète, du moins en telle ou telle de leurs prescriptions. Il faut que le prêtre, seul, ait le droit de porter aux malades "le Corps et le Sang" du Christ. La Sainte Réserve ne devra pas être conservée plus de huit jours dans les églises, mais sera renouvelée chaque dimanche. Le peuple est invité fréquemment aux vigiles, et à bien s’y tenir, sans bavarder; à l’opus Dei (soit, essentiellement, à la liturgie), l’on ne devra accomplir que ce qui convient aux âmes. Aucun clerc ne devra aller à la chasse. Que les prêtres s’abstiennent de femmes et ne s’adonnent pas aux incantations et à la magie… Que tous les laïques s’abstiennent de viande le mercredi et jeûnent le vendredi.

Dans la même ligne, le concile de Verdun-sur-le-Doubs, tenu en 1016, instaura notamment le "serment de paix", que l’on s’efforçait d’arracher aux seigneurs. Le comte de Savoie, Humbert aux Blanches Mains, allait être l’un des premiers à le prêter, en sa qualité de portier et de gendarme des Alpes. Cependant, la part prise par Odilon à cette "Paix de Dieu", par laquelle les féodaux s’engageaient à ne pas molester ni piller durant leurs opérations de guerre les clercs et les moines, les paysans, les pauvres marchands, ne peut être exactement précisée. Estimait-il l’initiative trop ambitieuse et risquée, les dangers de parjure trop certains?

Au contraire, le chroniqueur Hugues de Flavigny porte expressément à son crédit la "Trêve de Dieu", qu’avec son ami l’abbé Richard de Saint-Vanne, il s’employa de toute son ardeur à promouvoir. Il s’agissait, on le sait, d’interdire la guerre durant certains jours et périodes : soit du jeudi au lundi matin, notamment en Avent et Carême. L’origine de l’institution demeure mal connue. A la différence de la première, elle aurait assez vite trouvé sa forme : à Elne, en 1027, avait été promulguée une trêve dominicale simple. Le second concile d’Anse, réuni en 1025, avait-il évoqué déjà cette prescription? La perte de ses canons ne permet pas de se prononcer, mais Raoul le Glabre, lui, assigne à la Trêve de Dieu une date plus tardive, puisque, selon lui, c’est lors du concile de Nice, tenu en 1041, que l’évêque de ce diocèse, ainsi que ceux d’Arles et d’Avignon, et Odilon lui-même, s’adressèrent à leurs collègues italiens, au nom de l’épiscopat des Gaules, afin de les y associer. Certains historiens considèrent, en vertu de l’adage selon lequel on ne prête qu’aux riches, que l’abbé de Cluny aurait pris en personne l’initiative de la convocation d’une telle assemblée, mais aucun texte ou indice explicite ne vient étayer leur hypothèse, et c’eût été d’ailleurs excéder maladroitement ses pouvoirs et ses possibilités. Le mystère subsiste en conséquence sur la part exacte qu’il put prendre à l’instauration d’une œuvre aussi essentielle, comme sur les moyens qu’il aurait employés pour sa propagation. Son biographe principal, le moine Jotsaud, toujours si attentif à recueillir et exalter les actes de son héros, n’y fait qu’une brève et, au demeurant, banale allusion : "Pour la paix des Eglises, il soutint des labeurs variés; […] par les périls personnels qu’il encourut, c’était la tranquillité de tous qu’il recherchait."

En se dépensant de la sorte, et en fréquentant chaque fois qu’il était nécessaire "les puissances temporelles", qui, toujours selon Jotsaud, "le chérissaient comme un autre Joseph, aimaient à le voir et le vénéraient", il s’inspirait visiblement de l’exemple légué par saint Mayeul. Mais pas plus que son prédécesseur, il n’avait le sentiment de biaiser avec son devoir d’abbé de Cluny, ni même avec le statut d’indépendance prescrit par le fondateur. Les conditions politiques et féodales, les besoins de la réforme, l’influence que l’abbaye de la Grosne commençait maintenant d’exercer à travers la chrétienté, par le chiffre accru de ses moines, la qualité de leur recrutement, dont témoigne l’élévation de plusieurs de ceux-ci aux plus hautes dignités ecclésiastiques, la beauté de leurs offices liturgiques, facteur non négligeable de rayonnement à cette époque autant qu’à toute autre, leur fidélité à la Règle : et, plus que tout, l’exigence d’une charité fraternelle pleinement et unanimement vécue selon le testament de l’abbé Bernon, toutes ces conditions, agissant et pesant ensemble, requéraient que le nouvel abbé s’engageât à fond.

En cette phase de l’histoire, confuse entre toutes, qui encadre l’an mille, la puissance de personnalités aussi affirmées, chacune dans son genre, que celles d’un Mayeul ou d’un Odilon ne pouvait d’ailleurs que s’imposer (jamais on ne le redira assez) à une société fruste et peu policée, portée à toutes les formes de la violence et de la cruauté; elle l’intimidait, la forçait au respect, sinon toujours à l’obéissance. Et la carence de cadres constitués obligeait Odilon, après Mayeul, et bien avant un saint Bernard ou un Pierre de Montboissier, à payer de sa personne, à courir, sans relâche, d’une extrémité à l’autre du monde chrétien, d’une abbaye sujette ou d’un des prieurés de l’ordre à l’autre. C’est aussi par ces nécessités toujours urgentes, en raison, au premier chef, de la pénurie d’hommes capables d’assumer les responsabilités spirituelles, disciplinaires et temporelles aussi délicates que celles d’un abbé de monastère, que peuvent s’expliquer ces "cumuls" de titres abbatiaux qui, sans doute, auraient de quoi choquer aujourd’hui, mais auxquels, après Odon et Mayeul, Odilon dut se résoudre, parce que, selon l’optique de ce temps, il apparaissait que le lien personnel et la fusion, pour ainsi dire organique, qui en résultait entre les maisons associées étaient seuls en mesure d’assurer l’essentiel, soit l’unité et la continuité de la réforme engagée, plus d’un siècle auparavant, par saint Benoît d’Aniane, d’en contrôler l’application, de limiter les remous et les résistances qu’elle risquait de provoquer. Chaque fois qu’il le pouvait cependant, comme à Murbach ou Saint-Denis, il n’hésitait pas à rétrocéder l’abbatiat à ceux qu’il en jugeait dignes, plutôt que de se le réserver plus longtemps. La précaution était sage, si l’on considère qu’à vol d’oiseau, deux cent cinquante kilomètres séparent Cluny de Murbach, et que l’on en compte un peu plus de trois cent vingt de Cluny à Saint-Denis de France. A raison d’une visite seulement par an, c’étaient plus de deux cent quatre-vingts lieues que l’abbé aurait eu à parcourir dans son année, outre, bien entendu, les voyages qui lui étaient imposés pour les besoins de son abbaye propre et de la chrétienté. A Farfa, il laissa en place l’abbé Hugues, que les difficultés de son gouvernement contraignirent pourtant par deux fois à la démission. Au monastère milanais de Brême, qui fut cédé à Cluny en 1027, ce fut son propre neveu qu’il installa, mais celui-ci n’y fit pas merveille, et l’on dut le remplacer!

Il s’en fallait d’ailleurs que la mise en place de la congrégation ait eu, dès ce temps, la rigueur qu’elle acquit par la suite. Il est bien probable que ni Mayeul, ni même Odilon ne discernaient encore très clairement la forme sous laquelle il était le plus opportun de l’organiser. On sait que, par l’effet d’une centralisation extrême, elle allait peu à peu, et à l’initiative du successeur direct d’Odilon, grouper autour du chef d’ordre, unique et indiscuté, la constellation des maisons sujettes, y compris les anciennes abbayes autonomes. L’avenir prouverait bientôt que la prudence d’Odilon, en particulier, était justifiée : dès l’accession de Pierre de Montboissier à l’abbatiat, sinon même auparavant, la dénonciation d’un centralisme excessif portant atteinte, assurait-on, à la vitalité propre des fondations locales, et à leur souci, au demeurant louable, de rester maîtresses de leurs destins et affaires, allait constituer l’un des thèmes privilégiés des critiques acérées, proférées en particulier par l’ordre nouveau des cisterciens à l’encontre de leurs confrères clunisiens, qu’ils accablèrent de leurs brocards souvent injustifiés.

Au temps d’Odilon déjà, la réaction des abbayes aragonaises à la pénétration clunisienne avait été à cet égard révélatrice d’un refus d’assujettissement pur et simple. Tombé dans une décadence profonde à la fin du Xe siècle, par la faute notamment des incursions meurtrières et dévastatrices d’Al Mansour, le monachisme espagnol, naguère encore si brillant, fut rétabli grâce, pour une bonne part, au roi Sanche le Grand. Familier du duc Guillaume III d’Aquitaine, que saint Odilon connaissait bien, ainsi que du fameux Oliba, abbé de Ripoll et de Cuxa, le roi de Navarre n’ignorait ni le rayonnement clunisien, ni le prestige personnel d’Odilon. C’est à l’abbé de Cluny qu’il prit soin de dépêcher le moine Paterne, auquel il avait confié la mission de réformer les abbayes de San Juan de la Peña et d’Oña. L’un et l’autre monastères, néanmoins, demeurèrent indépendants de Cluny, se contentant d’en adopter "l’esprit". La formule était assez vague pour ne mécontenter personne, en attendant qu’une sollicitude plus active des rois de León et de Castille affiliât à Cluny, pour des raisons d’abord familiales, diverses fondations égrenées le long du camino de Saint-Jacques. De même, en Italie, la grande abbaye de la Trinité de La Cava, fondée par saint Alfère dans la région de Salerne, au début du XIe siècle, s’unit-elle à Cluny sans lui être jamais soumise; de son sein allait sortir l’abbé Didier du Mont-Cassin, cadet de saint Odilon de quelques années, et qui fut l’ami de saint Hugues.

Il est de fait que ces processus d’associations entre des maisons vénérables, mais souvent jalouses de leur passé et de leurs titres, ne pouvaient aller sans froissements et grincements, qui engendrèrent pour les réformateurs des déboires malheureusement prévisibles. Plusieurs d’entre elles finirent d’ailleurs par échapper à l’emprise clunisienne, sans que le chef d’ordre eût toujours déployé de grands efforts à les retenir. Tout se passait alors comme si les grands abbés, connaissant les hommes et le poids des coutumes, eussent redouté de devoir, s’ils s’obstinaient, composer avec des influences étrangères, accepter la persistance de pratiques qu’ils n’approuvaient pas, et traîner en fin de compte des boulets rétifs à les suivre. Ce fut pour ces raisons, sans doute, qu’Odilon s’en tint à la politique inaugurée par ses prédécesseurs, en éliminant d’emblée, pour les fondations a novo, toute érection en abbaye, et par conséquent la procédure, toujours risquée en de tels temps, d’une élection abbatiale par la voie démocratique que la Règle prescrivait; on s’épargnait ainsi tout danger d’ingérence et de saisie par des griffes rapaces, qu’elles fussent ecclésiastiques ou laïques.

Conscient toutefois de l’entorse apparente que ces restrictions faisaient subir au principe constant de la Règle bénédictine, qui impose à l’abbé de monastère d’être le père spirituel de chacun de ses moines, donc de les connaître tous dans l’intime de leur conscience, Odilon ne s’opposa jamais, au témoignage précis et explicite des chartes, à l’instauration entre l’abbaye mère et ses prieurés de liens plus forts que la conscience théorique d’une filiation : une vigilance attentive et paternelle, dont témoignent maintes anecdotes, émouvantes ou pittoresques, recueillies par ses biographes, et dont l’œuvre et le renom de bâtisseur que Jotsaud lui attribue offrent encore aujourd’hui un faisceau de preuves aisément vérifiables. Payerne, par exemple, "pour l’amour de la Mère de Dieu, lui fut un lieu délectable. Il construisit Romainmôtier depuis les fondements, et Saint-Victor de Genève de même, à part son antique et noble église. Charlieu fut entièrement bâti de son temps, ainsi que l’église insigne d’Ambierle et les prieurés de Ris et de Sauxillanges. Il procéda au transfert de La Ferté, édifia le moutier de Saint-Saturnin" (aujourd’hui Pont-Saint-Esprit) et, "près de Pavie, le lieu très noble de Saint-Mayeul". Un "nombre considérable d’églises diverses" s’ajoutaient à ces constructions, parmi lesquelles Jotsaud aurait pu citer le grand prieuré de Lavoûte, qu’Odilon fonda en 1025 sur un domaine patrimonial joliment enserré dans une boucle de l’Allier, et qu’il dédiait à la mémoire de ses frères Béraud, prévôt de Notre-Dame du Puy, Bertrand, Etienne et Ebbon, les initiateurs du projet. La cérémonie de consécration du nouveau monastère fut célébrée par l’évêque d’Auvergne le 14 septembre, "fête de l’Exaltation de la Sainte Croix", ainsi que le rappelle la charte commémorative; y étaient présents les neveux de l’abbé, Béraud et Guillaume, les cinq fils de ce dernier, Géraud, Robert, Béraud, Odilon et Itier, ainsi que les deux sœurs d’Odilon, l’abbesse Blismode et Audegarde.

A Cluny même, l’abbé "restaura" tous les bâtiments, sans exclure l’église consacrée en 981, qu’il reprit à partir des murailles, probablement pour la voûter de pierre. Telle est du moins l’interprétation que le professeur Conant donnait d’un passage célèbre, mais quelque peu amphigourique, du moine Jotsaud : "Il employa tous ses soins à la restauration de Cluny, son bien principal, en tous ses édifices", "sauf, toutefois, les murs de l’église […]. Au cours de ses dernières années, il construisit le cloître, n’hésitant pas à faire venir, non sans grand labeur, du fond de la Provence par les cours rapides de la Durance et du Rhône, des colonnes de marbre" arrachées, selon un usage relativement fréquent de l’époque, aux ruines romaines. Il avait accoutumé d’en plaisanter avec esprit, assurant qu’il avait trouvé Cluny de bois et le laisserait de marbre, à l’instar de l’empereur Auguste, qui, selon l’histoire romaine, avait trouvé sa capitale bâtie de bois, et devait la laisser à ses successeurs toute construite de marbre. Architectes, maçons (peut-être, entre autres, ceux que l’abbé Guillaume de Volpiano avait amenés d’Italie), orfèvres concoururent à tous ces ouvrages. "Qu’on ne me fasse pas reproche, conclut à leur propos le panégyriste, d’avoir exposé complaisamment des superfluités : en fait, toute cette action ressortit aux vertus de l’âme."

Tel est bien le maître mot. Si louable qu’apparaisse, en de pareils temps, l’activité constructive d’Odilon, imposée, à la vérité, par l’expansion clunisienne et, sauf à Souvigny où l’afflux des pèlerins requérait de vastes espaces, toujours mesurée dans ses proportions, elle ne valait que comme la transparence d’une âme et d’une volonté tout enfiévrées du service de Dieu, de l’ordre religieux qu’il avait en charge, et du prochain en général. Conducteur spirituel de légions humaines, Odilon, au dire même de ses biographes, brûlait littéralement de la passion d’aimer et d’acheminer à la perfection ceux qui lui étaient soumis; mais surtout, il prêchait d’exemple, avec cette spontanéité, cette propension quasi instinctive à l’effusion, aux larmes, à l’extase, qui rend si attachantes les personnalités médiévales de sa trempe. Dès les premiers temps de sa profession à Cluny, où il s’abaissait volontairement aux besognes les plus ingrates, et déjà à Brioude, si l’on se réfère au choix spontané de Mayeul, l’exigence de perfection qui l’animait l’avait fait distinguer. Lors même qu’il eut accédé au faîte des honneurs, il demeurait simple, ouvert à tous, ennemi du faste et de l’ostentation, imbu dans toutes ses fibres de la grandeur de la tradition monastique, mais aussi du fardeau très lourd qu’elle imposait à ses épaules. Il fit au Mont-Cassin, ainsi qu’on l’a dit, une visite de déférence, et requit de l’abbé Thibaud la permission de baiser les pieds de tous les moines présents, membres et hôtes de ce haut lieu, "cité du Dieu des Vertus, cité de notre Dieu et Sa sainte montagne". Le geste peut paraître aujourd’hui saugrenu et déplacé; d’après ce qu’on sait ou devine de l’hygiène pratiquée à l’époque, il constituait en tout cas un acte suprême d’humilité. L’abbé, qui avait certainement eu vent des talents oratoires de son visiteur, le persuada de prêcher sur ce thème en chapitre.

Il ne conviendrait pas, pour autant, d’imaginer Odilon confit dans quelque mièvrerie dévotieuse et dépourvu d’autorité. Jotsaud lui rend ce témoignage qu’il tint fermement (fortiter) et continûment l’abbaye qu’il avait en sa charge directe, et que l’accroissement constant des effectifs rendait, à coup sûr, de moins en moins facile à gérer. Cependant, assure Pierre Damien, qui lui a rendu un bel hommage, "dans les jugements qu’il lui fallait prononcer, les pénitences qu’il avait à assigner, il était si bon, si humain, tellement compatissant aux souffrances, qu’il n’usait pas de l’autorité rigoureuse d’un père, mais mieux encore, de l’affection d’une mère". Il avait pour la faiblesse d’autrui, pour la candeur puérile des novices et des petits moines empressés autour de lui, pour leurs jeux et leurs innocentes foucades, la plus douce et miséricordieuse compréhension. Des nombreux miracles qui lui sont imputés, combien eurent pour fin de réparer quelque sottise involontaire, de partager une gâterie, de donner tout simplement à manger! L’un d’eux est particulièrement touchant à raconter. Un jour que l’empereur Henri dînait dans un monastère d’Italie où résidait alors saint Odilon, un moine chargé du service cassa par inadvertance un vase de cristal, très précieux, qui appartenait au souverain. Dans l’ambiance feutrée et empressée qui est celle des réfectoires monastiques, on n’a aucune peine à imaginer l’embarras, la gêne, la consternation. L’empereur, certainement, va se mettre dans une terrible colère! L’abbé Odilon rassemble les moines à la chapelle, implore Dieu d’épargner le coupable involontaire. Puis il se fait apporter le vase brisé, le serre entre ses deux mains. Et voici, ô miracle! le vase réparé, sans qu’y apparaisse la moindre fêlure. Alors, l’abbé feint une grande indignation : "Que me chantiez-vous avec votre vase brisé? Il est intact…" On imagine la stupeur des moines, puis leur soulagement et leurs actions de grâces.

Frugal à l’extrême et de tempérament chétif, le saint abbé ne supportait pas le mauvais vin, qui avait, paraît-il, le plus fâcheux effet sur ses entrailles délabrées. Lors d’un séjour dans l’un de ses prieurés, un supérieur local particulièrement ladre n’avait pas cru devoir amputer en faveur de l’hôte illustre d’un soir les réserves de crus de qualité dont disposait le monastère, et s’était contenté de faire servir au repas une infâme piquette. L’abbé, choqué mais ne désirant pas admonester publiquement le coupable d’un pareil manquement à la règle de l’hospitalité monastique, pria en silence Dieu de renouveler d’une autre manière le miracle des Noces de Cana, et le méchant breuvage se trouva changé soudain en un nectar suprême dont tout le monde se régala.

L’épisode, tout comme le précédent, illustre bien la manière d’Odilon, paternelle et simple, mais non dénuée d’humour. En toutes choses, il préférait être aimé que craint, et l’on voit bien par les détails de sa vie qu’il l’obtenait sans effort. "J’aime mieux être jugé miséricordieusement pour ma miséricorde que sévèrement damné pour ma sévérité", avouait-il à ceux qui l’accusaient de faiblesse excessive. La réplique est fort belle; elle aide à mieux comprendre ce qui, chez cet abbé de monastère, mort il y a plus de neuf siècles, avait pu tellement séduire "le bon pape" Jean XXIII lorsqu’il demanda que fût célébré avec éclat et recueillement le millénaire de la naissance de celui qui lui paraissait être le modèle, toujours à suivre en notre temps, de l’homme d’Eglise, du chrétien, du chef véritable. De cette miséricorde sans cesse en éveil, les témoignages abondent parmi le florilège recueilli par ses biographes. Un jour, sur sa route, il rencontra deux enfants morts de faim, de froid et de misère. En pleurant, il sauta de son cheval, les fit ensevelir à ses frais, après les avoir enveloppés de son propre manteau en guise de suaire. Une autre fois, c’est un clerc du diocèse du Puy, devenu lépreux et retiré aux parages du prieuré de Lavoûte, qui avait humblement requis la grâce d’une visite. Odilon s’empressa d’accéder au vœu du reclus. "A notre admiration, relate Jotsaud qui avait été témoin de la scène, il se précipite et l’embrasse; longuement, il s’entretient avec lui. O l’homme en tout louable et digne, qui chérissait davantage en son prochain le privilège de la nature, qu’il ne redoutait la misère accidentelle de la maladie!"

Ce baiser au lépreux est un symbole; le geste d’Odilon démontre une fois de plus qu’au service d’autrui, loin de se contenter de discours généreux et d’aumônes, il s’engageait tout entier. On le vit lors des famines qui, à l’état endémique, frappèrent l’Occident durant la première moitié du XIe siècle et culminèrent de 1031 à 1033, anniversaire de la Vie publique et de la Passion du Christ. Odilon était hanté par ces détresses jusqu’à en perdre le sommeil, qu’il avait déjà fort quinteux. Inlassablement, il appelait à la charité, mais surtout, en donnait l’exemple effectif. "Nous avons connu, témoigne encore Jotsaud, des milliers et des milliers de pauvres qui, par son action, échappèrent à la misère et à la faim." Une année où la disette sévissait particulièrement à Cluny, il n’hésita pas à envoyer à la fonte, afin de pouvoir acheter des vivres destinés aux victimes, les joyaux de l’abbaye, et, au premier rang de ceux-ci, la fameuse couronne impériale donnée par Henri II. "Faites-vous, a dit le Christ, des amis avec les richesses d’iniquités" : à plus forte raison, avec celles qui ne le sont pas.

Il n’est pas niable, et Jotsaud ne s’est pas fait faute de le sous-entendre, que l’aliment et le levain quotidiens de cette charité qui, sans qu’Odilon l’eût jamais cherché, s’imposait à son entourage, n’étaient autre que la liturgie, dont les différents actes articulent de l’aube à la nuit la journée monastique. On a pu observer que dès son jeune âge, l’assistance à la messe, puis, après qu’il eut été ordonné prêtre, sa célébration personnelle le transportaient d’exaltation; l’on voyait les larmes affluer à ses yeux. La nuit venue, dans sa cellule, c’est en récitant les psaumes qu’il s’endormait; durant son sommeil, ses lèvres continuaient de murmurer les versets inspirés, dont sa pensée et son cœur se nourrissaient, et qu’il retrouvait fidèlement au réveil : Non nobis, Domine, non nobis : sed nomini Tuo da gloriam. Les splendeurs de la liturgie romaine n’étaient pas pour lui un simple spectacle visuel et une délectation musicale réservés à une infime minorité d’"intellectuels" et d’"artistes", qu’un rapport "pastoral" évaluait naguère à 0,4% de la fréquentation dominicale d’une paroisse, mais le support varié à l’infini de sa contemplation, en même temps qu’à un autre niveau, des moments de répit indispensables à son existence surmenée et aux multiples soucis dont elle était traversée.

Il ne trouva pas, en particulier, de moyen plus efficace d’exprimer l’intense sollicitude qu’il vouait aux âmes des trépassés, et le tourment lancinant que leur destin lui inspirait. C’est à leur bénéfice qu’il prit l’initiative d’instituer une suite d’offices, messes et "heures" du bréviaire, qui se célébraient de l’après-midi de la Toussaint au 2 novembre, appelé pour cette raison "le Jour des morts", et qui furent vers 1030 étendus à tout l’ordre de Cluny, puis à l’Eglise entière. Il vaut la peine de citer quelques extraits de ce statut magnifique, ne serait-ce que pour déplorer amèrement qu’après une pratique multiséculaire, on ait cru devoir éliminer d’un trait de plume l’une de ses prescriptions essentielles, et priver ainsi, non seulement les défunts, mais les endeuillés de ce monde, de la consolation d’une espérance infinie :

"Qu’il en soit ainsi! […] Ce jour-là [le contexte suggère qu’il s’agit bien de la Toussaint], après l’assemblée des Vêpres, qu’on sonne toutes les cloches, et que soit célébré l’office pour les défunts." Le lendemain, "que toutes les cloches sonnent de nouveau. La messe sera célébrée avec solennité. Le trait sera chanté par deux frères. Tous les frères devront offrir en particulier et célébrer publiquement la messe pour le repos de l’âme de tous les fidèles. On donnera la réfection à douze pauvres. Afin que ce décret demeure perpétuellement en vigueur, nous voulons, demandons et ordonnons qu’il soit observé tant en ce lieu [de Cluny] que dans tous ceux qui lui appartiennent; et si quelqu’un d’autre prend exemple sur notre initiative de foi, qu’il devienne par là-même participant de toutes ces bonnes prières."

La légende a brodé sur ce décret extraordinaire, dont la date n’est pas exactement connue : 998 selon Mabillon. Il aurait été suggéré au saint par un ermite de Sicile que hantait la vision des damnés torturés par les démons dans un gouffre marin proche de sa retraite; selon d’autres versions, le pape Benoît VIII serait apparu après sa mort pour réclamer les prières des moines clunisiens, qu’il avait eus, de son vivant, en affection spéciale. Vraies ou amplifiées par l’imagination, ces histoires traduisent une réalité authentique, qui est le souci, poussé jusqu’à l’obsession, qu’Odilon eut du salut des âmes, expression d’une charité totale qui allait bien au-delà de la simple solidarité humaine.

Quelles étaient donc la trame de tant d’actions et de peines, l’explication de tous les tourments endurés, des témoignages prodigués — si souvent à quel prix! — sur les chemins du monde, sinon adhérer à l’exemple du Christ, vivre pleinement de la folie de la Croix selon saint Paul? Tout enfant encore, il avait été soudain guéri, par la grâce de Notre-Dame du Puy, d’une paralysie qui s’était abattue sur lui. Une superbe inscription en lettres semi-onciales témoigne que la fontaine proche de cette basilique est, pour les malades, "une médecine qui subvient gratis là où l’art d’Hippocrate est impuissant, ubi deficit ars Ypocratis". En reconnaissance pour la Mère de Dieu, médiatrice de toutes grâces, il Lui conservera toute sa vie l’amour le plus ardent, et déclara se consacrer à Elle : "Librement, je me livre à Vous comme votre serviteur pour l’éternité." Il L’a célébrée dans des sermons admirables, avec un accent qui, à un siècle d’intervalle, est déjà celui d’un saint Bernard : "Marie toujours Vierge est appelée l’Etoile de la mer, parce qu’à l’instar des marins qui naviguent au sein de l’océan et se fient aux étoiles que Dieu, pour leur service, a semées sur leur route afin de les guider au havre du repos, quiconque s’expose au dangereux naufrage de ce monde et affronte l’assaut terrible de ses flots, quiconque se trouve en danger de l’âme ou du corps et craint pour sa vie doit nécessairement fixer sur la contemplation de cet astre toute l’acuité de son esprit […]. O la grande, la magnifique étoile, Marie, Mère de Dieu et toujours Vierge! C’est d’Elle que sont venues sur nous la Clarté, l’Illumination, la Lumière du Verbe fait chair." (Sermon sur l’Incarnation)

Le plus beau peut-être des sermons d’Odilon, consacré à l’Assomption, que saint Odilon professe et enseigne, devançant de plus de huit cents ans la promulgation officielle du dogme catholique, renchérit encore sur cette poétique stellaire et accumule les titulatures enthousiastes : "O chambre royale, moule de pudeur et de réserve, vous voici pour jamais la compagne invisible de la Virginité totale et de la perpétuelle Chasteté. Vous êtes, après Dieu, la cause première du salut des hommes : Mère unique et Vierge éternelle! Mère incorrompue et Vierge féconde! Mère sans époux, Vierge sans exemple! […] Vous êtes à tel point riche de la grâce divine que, par la fleur de votre sein virginal, le Père Tout-Puissant a vaincu le prince des ténèbres, auteur de la mort, et arraché de l’accès du Paradis l’épée de feu frémissante; par Celui que votre virginité engendra, Il a ouvert aux croyants les portes du céleste Royaume, qu’avaient fermées l’astuce de l’antique ennemi et la témérité présomptueuse de nos premiers parents. Et par les mêmes portes, Il vous a érigée jusqu’au trône de Son éternité, environnée de la multitude des anges." (Sermon sur l’Assomption)

Emporté par un élan de foi irrésistible, le sermonnaire ose encore avancer une proposition inouïe, que des censeurs vétilleux auraient peut-être suspectée d’hétérodoxie, et que personne après lui ne s’est mis en tête de confirmer. Même aux malheureux qui gémissent dans les resserres infernales, la grâce de ce jour aurait le pouvoir d’apporter quelque rafraîchissement : "Je dirai plus, si je l’ose : présomption de foi, témérité pieuse! […] Les ministres du Tartare n’osent pas, je le pense, harceler aujourd’hui leurs captifs, parce qu’ils les avouent rachetés par le sang de Celui qui, pour le salut du monde, daigna naître d’une Vierge." La poésie peut se permettre toutes les outrances. Nul ne saurait s’offusquer que la Ballade que "Villon fit à la requête de sa mère", qui avait eu plus d’une fois l’occasion de prier pour son chenapan de fils, présente d’emblée Marie comme une triple Reine : non seulement "Dame du ciel" et "Régente terrienne", mais bel et bien "Empérière des infernaux palus"! De saint Odilon, le précurseur sublime, Pierre Damien a raconté ce trait magnifique : lorsqu’au chœur, il entendait l’incomparable verset du Te Deum, où se résume dans l’audace d’une unique phrase toute la théologie mariale : Tu, ad liberandum suscepturus hominem, non horruisti Virginis uterum, il se prosternait à terre, "montrant par son attitude combien il brûlait en esprit des feux du céleste désir". L’ordre bénédictin, à son exemple, marque depuis lors cette leçon magistrale par une profonde inclination.

Contemplant Marie dans sa gloire, Odilon n’oublie pas à quel prix atroce celle-ci avait été acquise. C’est en visionnaire, mais en mystique surtout que, de toute sa frémissante sensibilité, il dépeint la Mère de Dieu debout au pied de la Croix : "O vous qui passez sur le chemin, arrêtez-vous et contemplez, voyez s’il existe une douleur au monde comparable à la mienne." Par la vertu cependant d’un véritable sursaut spirituel, il la discerne attendant, non pas "la mort de Son Enfant, mais le Salut du monde", dont l’ignoble supplice avait été la condition. "Aucun esprit ne peut concevoir, aucune méditation ne saurait connaître par quel amour et quel désir elle tournait de côté et d’autre, parcourait les lieux de la Passion et de la Résurrection du Seigneur, aspirait à voir Celui que l’ardeur de son âme recherchait." Elle seule savait à cet instant, mêlée au grand deuil de la création tout entière, "que la loi de la mort ne pouvait enchaîner Celui que David, le saint roi, avait prédit libre entre les morts. Elle savait qu’aucune mort ne pouvait tenir dans ses liens Celui qui, sans le moindre secours d’une contamination mortelle, avait indiciblement choisi, elle en était certaine, de naître d’elle pour la restauration du monde, et sans que sa virginité en fût atteinte. Il en avait eu le pouvoir."

La suivant, pour ainsi dire de ses propres yeux, jusqu’à l’entrée du Sépulcre, le prédicateur conclut par cette envolée superbe : "Les autres cherchaient à embaumer un mort; elle croyait, elle, que Dieu le Père L’avait déjà ramené de la mort." C’est bien par cet intermédiaire qu’Odilon accède enfin au mystère ineffable de la Rédemption des hommes, grâce à l’Humanité que le Fils de Dieu voulut, jusqu’à la Mort et la Mort par la croix, pleinement endosser : "Je serai ta mort, ô mort; je serai ta morsure, ô Enfer!" "Avec le fauteur de mort, la mort elle-même est aujourd’hui soumise et rejetée, la vie est rendue par le Christ aux mortels; l’esclavage diabolique est brisé, la liberté du Seigneur concédée aux chrétiens. Aujourd’hui, la miséricorde divine a daigné conférer au monde le Remède unique, quand, sur l’homme condamné qu’entouraient les ténèbres de la mort, la vraie lumière du Christ ressuscité est descendue en son incomparable éclat. L’ensemble du genre humain, que l’astuce du serpent jaloux et la faute du premier homme avaient misérablement corrompu dans sa racine originelle, se voit aujourd’hui, par la grâce du second Homme, merveilleusement et miséricordieusement restauré." […] Ah, "le voilà bien, ce bouleversement de la droite du ciel, dont nous venons de parler! Je dis : le bouleversement, car entre la faute et la grâce, l’ordre a été changé. Celui qui nous engendra selon la nature nous fit exilés à la vie. Celui qui engendra par la grâce nous rendit participants de la vie." (Deuxième sermon pour la Résurrection)

Incarnation et "pauvreté" de Dieu, Passion salvatrice, Résurrection dans la gloire, union des fidèles au Corps Mystique du Christ : telles sont les lumières dont le génie d’Odilon, nourri de la sève paulinienne, éclaire sa foi, trouvant en elles, non seulement la force qui suscite les miracles, mais le thème qui accomplit dans l’éternité l’espérance chrétienne, Celui dont des prodiges multiples ont jalonné la course : "Le ciel, à Sa naissance, produisit un astre nouveau. Sous Ses pieds, la mer s’offrit comme un sol où l’on marche, à Son ordre le vent se tut, la terre à Sa mort trembla; le soleil retint les rayons de sa lumière, rochers et tombeaux s’ouvrirent, les morts ressuscitèrent, et beaucoup qui étaient retenus captifs sortirent libres des enfers." (Sermon pour l’Epiphanie). "Quant à nous donc, mes très chers frères, selon l’exemple du saint vieillard Siméon, croyons que le Christ, Notre-Seigneur, est venu en ce monde, étreignons des bras d’un amour très sincère et avec fidélité la mémoire de Son avènement. Unissons-nous à Lui comme les membres à la tête, en sorte que nous ne soyons pas séparés de Lui, jusqu’à ce que nous méritions de Le voir dans le temple de Sa gloire. Fuyons cette vie fallacieuse et caduque, tendons de tout le désir de notre esprit à la Vie qui est vraie et permanente. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous aide, Lui qui est, ainsi qu’Il l’a dit, la Voie, la Vérité, la Vie : la Voie de ceux qui marchent dans le bon chemin; la Vérité de ceux qui chérissent la vérité; la Vie de ceux qui vivent selon le bien." (Sermon sur la Purification de la Sainte Vierge)

De toute son âme, Odilon vénère le sacrement de l’Autel, qui perpétue à travers les temps le Sacrifice unique du Christ-Dieu. Il "mange en esprit le Corps du Seigneur", adore la Croix. Il est bon de citer ici, tout au long, l’admirable profession de foi qui lui est attribuée, et dont le ton ardent et mystique est, à la vérité, tout à fait dans sa manière : "Celui au nom de Qui tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers, je fléchis devant Lui mes genoux; je me reconnais coupable devant le Père des lumières, possesseur de tous les esprits, qui commande à la terre comme au ciel. Et toi, ennemi du genre humain, qui rôdes en cherchant qui dévorer, je proclame contre toi l’interdit; détourne de moi tes pièges et tes insidieuses embûches : car la Croix du Seigneur que je ne cesse d’adorer est avec moi. La Croix m’est un refuge, la Croix m’est la voie et la vie, la Croix est mon enseigne inexpugnable, la Croix est mon arme invincible. La Croix repousse tout mal, la Croix dissipe les ténèbres. Par elle, je gravirai le chemin divin. La Croix est pour moi la vie : pour toi la mort, ô ennemi. Que la Croix de Notre-Seigneur soit mon élévation, que Son sang demeure en moi comme la vraie Rédemption. Que Sa Résurrection me soit la ferme foi et l’espérance certaine de la résurrection des justes; que Sa glorieuse Ascension dans les cieux me soit chaque jour un entraînement au céleste désir, et que l’influx de l’Esprit-Saint en nos cœurs soit la rémission de tous nos péchés."

Saisi d’extase, Odilon s’abîme enfin, sans voix, devant la splendeur de la vision trinitaire qu’il découvre en pleine gloire. Au niveau mystique qu’il a atteint et que chaque instant de prière renouvelle, toute basse conjoncture du monde s’évanouit, l’épreuve de toute vie s’engouffre dans le souffle torrentiel de la dynamis, la "vertu de Dieu". L’originalité de cette méditation est que, des sommets où celle-ci s’est établie, l’abbé de Cluny n’hésite pas à la propager dans les cœurs et à la faire glisser comme un sang vivifiant dans les veines des plus humbles de ses fils, afin que chacun puisse en comprendre sans effort la richesse, comme les enfants et les simples saisissent d’emblée les mystères de l’Evangile sur lesquels ratiocineraient à l’infini les philosophes et les savants. Il est, pour user d’un terme moderne, mais qui, en l’occurrence, n’est nullement déplacé, un vulgarisateur de la doctrine chrétienne. Quoi d’étonnant si, parmi ceux qui entendent ses commentaires, il ait pu se trouver tels génies artistiques en quête de thèmes et d’images captivants, apprêtés de toute éternité, croirait-on, à d’étourdissantes compositions plastiques? L’apparition aux portails de Toulouse et de Charlieu, dès la fin du XIe siècle, du Dieu de majesté doit sans doute quelque chose à la parole enflammée de son adorateur. Le précieux Recueil de la Bibliotheca cluniacensis n’a pas rassemblé, sous son nom et en entier, moins de treize sermons, consacrés successivement à la Nativité, l’Epiphanie, la Purification, l’Incarnation, la Résurrection (trois sermons), l’Ascension, la Pentecôte; aux saints apôtres Pierre et Paul; à l’Assomption et à la Nativité de la Sainte Vierge. Mais les quelques extraits précités suffiraient à le classer d’emblée parmi les grands orateurs sacrés, dont il possède le triple "charisme" : le souffle, le ton, l’image. Ces visions triomphales, dont sa vie et sa carrière n’avaient cessé de s’enchanter, il allait maintenant les découvrir en plénitude, la nuit même de la Circoncision, telle qu’il l’avait célébrée naguère dans son sermon sur la Purification, lorsque ses yeux se fermèrent enfin au moutier de Souvigny, tout près du tombeau de saint Mayeul, le 31 décembre 1048. Tout naturellement, la ferveur des fidèles unit dorénavant les deux saints dans le culte comme ils avaient été spirituellement unis dans le cheminement de leur vocation.

Il avait quatre-vingt-sept ans, gouvernait l’abbaye de Cluny depuis cinquante-six années, ayant succédé à Mayeul, dont le propre abbatiat avait duré quarante ans; et après lui vint saint Hugues, qui siégea soixante années. En plus d’un siècle et demi, l’abbaye de Cluny n’avait donc connu que trois abbés, qui furent tous trois des hommes de Dieu. Il serait peu décent de chercher entre eux des préséances : Mayeul et Hugues ne se sont guère transmis que par leurs actes et les récits de tiers. Comme Odon de Touraine, saint Odilon, en livrant les merveilles insondables de Dieu, s’est livré lui-même, et sa personnalité s’en rehausse d’une intimité, d’une tendresse, d’une vérité attachantes entre toutes. Des grands abbés de Cluny, il est, en tout cas, le plus pleinement et le plus richement humain : avec Pierre le Vénérable, auquel plus d’un trait l’apparente, celui qui sait encore parler le mieux aux âmes et aux cœurs d’aujourd’hui.

 

VI

HUGUES DE SEMUR

 

Comme Mayeul, "il était beau, et de haute stature, atteste l’un des biographes de saint Hugues, l’évêque du Mans, Hildebert de Lavardin, qui l’avait bien connu et le vénérait. Il cumulait les prestiges du corps et les titres des vertus." Plus tardive, la Chronologie des abbés de Cluny renchérit : "Ce n’est pas seulement par la noblesse de la chair qu’il resplendissait, mais par celle de l’esprit. Plus que ses prédécesseurs, il enrichit Cluny, par sa foi et son zèle inlassables, d’édifices et d’ornements, de possessions, de moutiers et de dépendances au-delà de toute imagination." Après quatre siècles, la majesté dont avaient rayonné sa figure et son œuvre impressionnait encore le rédacteur du Chronicon cluniacense : "Son âme adhérait tellement à Dieu que le Seigneur Jésus-Christ daigna venir en Sa personne jusqu’à lui pour le visiter." L’éclat de sa personnalité, son envergure et ce qu’il n’est pas excessif d’appeler son génie dominent l’histoire clunisienne; ce sont eux qui ont permis de conduire sûrement et fermement la maison et l’institution qu’il avait reçues en charge à cet apogée dont il demeure inséparable dans la mémoire des générations; d’où qu’on les aborde, ils resplendissent de richesse et de force. "Prince des abbés", colonne de l’Eglise, il fut l’indéfectible ami de l’un des papes les plus illustres, lui aussi, qui aient siégé sur le trône de Pierre : tant il est vrai que la grandeur appelle la grandeur, et que les âmes les plus hautes ne se rencontrent et ne communient qu’à partir de leur propre niveau.

Par-delà les destins foudroyés de l’abbaye et de la congrégation clunisiennes, un reflet de cette âme exceptionnelle vient baigner encore les pierres sacrifiées de la grande église qui fut, devant la face de Dieu, son témoignage, dans le même temps qu’elle traduisait, outre la splendeur de l’ordre, cette noblesse impériale dont chacun des gestes de l’abbé était imbu. Pour les clunisiens, il possédait cet avantage d’être presque un homme du pays. Sa famille était, à ce qu’il semble, originaire de Chamilly en Chalonnais, ainsi que l’a excellemment démontré l’érudit général Henry de Chizelle. A une époque indéterminée, cédant à l’appel des pays de la Loire, elle avait passé la montagne tapissée de ses "joux". Le père d’Hugues, Damas, était seigneur de Semur, ce nid d’aigle étroitement serré entre deux ravins des terrasses du calcaire brionnais; de là-haut, la vue règne sans limites sur la plaine et, dans le bleu des lointains azur ou turquoise selon les heures, sur le défilement des monts de la Madeleine, où s’allument, le soir, les feux des prieurés d’Ambierle et de Châtel-Montagne. Descendant par sa mère des vicomtes de Brioude, Damas avait épousé Arembourg, nièce du comte Hugues de Chalon, qui était, quant à lui, l’un des personnages les plus considérables de la Bourgogne, et cette alliance donne la mesure de son rang. Il avait eu d’elle une fille, Hélie, qui épousa le duc de Bourgogne, Robert Ier. Son fils Hugues, né en 1024, avait seize ans lorsque le père mourut de mort tragique dans des circonstances mal connues, assassiné en 1040 par son gendre.

Damas, songeant sans doute à sa succession, s’était en tout cas préoccupé de donner au petit Hugues une éducation toute militaire et mondaine. Il l’obligeait, dit-on, "à monter à cheval, à pratiquer les courses du manège, à manier la lance, à se défendre au bouclier : et, qui pis est, à se faire la main aux rapines et prises de guerre". Les anciens biographes ont relevé que l’élève ne manifestait que peu de goûts et d’aptitude à ces techniques et exercices. Il semble que Damas l’ait assez vite compris, et ait préféré le confier à son oncle et parrain, Hugues Ier, comte de Chalon et futur évêque d’Auxerre, que le filleul considéra toujours comme son bienfaiteur. Il fréquenta les écoles du prieuré clunisien de Saint-Marcel, où il apprit la grammaire. Il ne semble pas qu’en ce milieu monastique, il eût d’emblée senti se préciser sa vocation religieuse. Certains biographes assurent que, dès son plus jeune âge, il avait "la mollesse et les délices" en horreur. Plus nuancé, Hildebert de Lavardin admet pudiquement que, "dans les plaisirs, il ignora les plaisirs".

Longtemps après, à l’heure cruciale où l’homme sent venir la mort et récapitule en un éclair le bilan de sa vie, Hugues lui-même confessait en toute humilité que, "pécheur entre les pécheurs, coupable et enchaîné, il avait gaspillé sa jeunesse dans le mal, par toutes sortes d’impuretés". S’agissait-il d’une exagération dans l’aveu, fréquente chez les spirituels de sa trempe? ou bien de la mémoire et du remords, plantés comme une écharde dans sa chair, d’une adolescence à laquelle n’avaient été épargnés ni les troubles, ni les angoisses, ni les tentations de ce moment inévitable de la vie humaine, et qui ne s’en libéra qu’au prix d’une exigeante ascèse? Le conseil pris, semble-t-il, de l’oncle évêque, le jeune Hugues s’en vint à Cluny, demanda d’y être admis comme novice. Damas, de plus ou moins bon gré, se résigna; il ne pouvait alors deviner que, par ce fils, qui se vouait au service de Dieu, son prestige et sa gloire rejailliraient sur toute sa famille et traverseraient les temps. L’abbé Odilon, lui, eut tôt fait de discerner l’exceptionnelle qualité de la recrue. On raconte d’ailleurs que, dès l’entrée d’Hugues au monastère, l’un des moines, saisi d’une inspiration prophétique, s’était écrié : "O bienheureux Cluny, tu as aujourd’hui reçu un trésor plus précieux que tous les trésors!" Cinq ans après son accession au monastère, il fut ordonné prêtre selon le vœu d’Odilon; puis, devant toute la communauté consentante, l’abbé l’établit grand-prieur, "afin qu’il servît au temporel par sa prévoyance, et à l’ordre par sa discipline". Hugues avait tout juste vingt ans (1044?). Cinq années durant, il s’acquitta de cet office, lourd pour un garçon à peine sorti de l’adolescence, avec une efficience qui le préparait à la charge abbatiale.

Saint Odilon, lors de son dernier voyage à Rome en 1046, lui avait même confié son intérim. C’est alors qu’Hugues accueillit à Cluny le moine romain Hildebrand, que l’histoire allait connaître sous le nom de Grégoire VII, et qui était alors âgé de vingt-huit ans. Animés de la même ferveur, ils se lièrent aussitôt d’une amitié qui résisterait à toutes les épreuves de leurs vies, et dont la chrétienté, bientôt engagée dans le conflit du Sacerdoce et de l’Empire, allait être la première à bénéficier. Dès le retour d’Odilon, le jeune prieur fut à son tour dépêché en Allemagne, afin de rétablir entre l’empereur Henri IV et le prieuré clunisien de Payerne les bonnes relations qu’une affaire de droits régaliens avait altérées. Il réussit parfaitement dans sa mission, que vint endeuiller soudain, aux tout premiers jours de 1049, l’annonce que l’abbé venait de mourir à Souvigny. Hugues regagna Cluny en hâte. S’il n’est pas exact, comme on l’écrit quelquefois, que saint Odilon, adoptant à son tour l’usage établi par ses devanciers Bernon, Aimard et Mayeul, l’eût expressément désigné comme son successeur, les moines de Cluny crurent probablement obéir à un choix secret en élevant leur grand-prieur, son disciple et son élu de cœur, alors âgé de vingt-cinq ans seulement, à la charge suprême de la congrégation.

 

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L’abbatiat d’Hugues de Semur ne se confond pas seulement avec l’apogée spirituel et temporel de Cluny, comme de cette civilisation romane dans laquelle l’abbaye et sa congrégation se trouvaient engagées à plein, mais avec la vie politique et religieuse de la chrétienté d’Occident tout entière, à laquelle il fut constamment mêlé, et que, plus d’une fois même, il lui fut donné d’animer de son autorité devenue écrasante. La lutte entreprise par le Siège apostolique, en premier, pour se dégager de l’emprise impériale et assurer l’indépendance politique de l’Eglise, prit un tour aigu dès l’accession d’Hildebrand au trône de saint Pierre, en 1073. On était loin de l’étroite association de l’an mille, où le pape Sylvestre II encourageait de tout son poids le rêve d’un "sacerdoce impérial" ébauché par Otton III, son ami et son fils spirituel. Légat en Allemagne, Hildebrand s’était persuadé que seul un affranchissement résolu de toute servitude ou sujétion temporelles pouvait permettre la réforme indispensable de l’Eglise. C’est lui qui avait inspiré le fameux décret de 1059 par lequel le concile de Latran, réuni à l’initiative du nouveau pape Nicolas II, édictait, non sans courage, que l’élection papale devrait dorénavant échapper complètement au droit de regard impérial. Sa haute, énergique et ombrageuse figure s’identifiait tellement à l’idéal d’une Eglise épurée de la corruption financière et des intrigues politiques qu’il fut, malgré lui, porté à la succession du pape Alexandre II par un mouvement populaire que les cardinaux n’eurent qu’à ratifier.

Aussitôt, il croise le fer, condamne les simoniaques, acquéreurs et distributeurs à prix d’argent des bénéfices d’Eglise, jusque dans l’entourage du roi des Germains. Henri IV riposte en faisant déposer le pape par un concile d’évêques à sa dévotion. La réplique à cette insolence est foudroyante : du palais de Latran, Grégoire VII délie tous les chrétiens de la fidélité due au roi, qu’il excommunie solennellement. La terrible sentence est exécutée dans toute sa rigueur; les princes et les évêques allemands proclament à leur tour la déposition d’Henri IV. L’empereur, délaissé de tous, doit se résoudre à prendre en plein hiver le chemin d’Italie pour implorer son pardon. Il se présente devant la forteresse de Canossa en Romagne, où Grégoire VII s’était enfermé. Pieds nus dans la neige, s’étant dépouillé de tout insigne royal et revêtu de la bure de pénitent, il supplie qu’on lui ouvre, en criant son repentir. Trois longs jours durant, le pape, inflexible, interdit qu’on ouvrît les portes. Il se laissa enfin toucher, fit entrer le malheureux qui se jeta en larmes à ses genoux, le releva et, seulement alors, daigna l’absoudre.

A tout ce drame et à l’interminable attente, l’abbé Hugues avait participé. Sa position n’était guère tenable. Il était le parrain de l’empereur, et avait su utiliser sa paternité spirituelle pour tenter de diriger et, quand il le pouvait, d’infléchir un caractère apparu de bonne heure indomptable et violent. Au château de Canossa, il avait pleuré de cœur avec lui, intercédé en sa faveur. Mais c’est au côté du pape impitoyable que, certainement contre son gré intime, et déchiré d’inquiétude, il était irréductiblement demeuré, quitte à partager avec lui la responsabilité de la vie, ou de la mort que le froid quasi sibérien des monts de Calabre rendait malheureusement possible. A ce moment crucial de l’histoire de l’Eglise et de la papauté, que les historiens les plus objectifs sont autorisés à juger avec quelque sévérité, il rendait d’un coup au Siège apostolique tout le dû dont Cluny avait été par lui comblé. Il est vain de supputer ce qui serait advenu si la puissance clunisienne, arguant de la fidélité à ses amis, et de la simple pitié humaine, qui est tout de même une vertu chrétienne, attestée par l’épisode du bon Samaritain, avait mis dans la balance tout le poids de la reconnaissance qu’elle devait d’autre part aux rois de Germanie, l’amitié que dès l’origine, ses abbés n’avaient cessé de leur porter, et qu’entre tous, Hugues de Semur avait tenu à perpétuer. Il savait cependant, et de longue date, tout ce qui était alors en jeu. L’année même de son avènement, Grégoire VII lui avait adressé un message où il le suppliait de ne pas lui ménager son assistance : "Ne manquez pas de lui répéter, recommandait-il à son légat en France, que Nous avons plus que jamais besoin de son affection et de son dévouement. Nous lui demandons ses prières et celles de tout son monastère avec d’autant plus d’insistance que Nous Nous voyons écrasé sous une masse de soucis, dont il connaît certainement le poids." "Du plus profond de notre affection, lui écrivait-il encore en mars 1074, Nous réclamons votre visite, qui guérira Nos angoisses : elles sont aussi cruelles qu’en sont nombreux les sujets. Chaque jour, Nous croyons succomber sous la charge qui Nous est imposée, et ne pouvons trouver nulle part de secours en ces tristes temps. Au nom du Seigneur Tout-Puissant, dites à vos frères de prier pour Nous sans cesse…" Et une nouvelle fois, en janvier 1075 : "Je voudrais, s’il était possible, vous faire connaître toute l’étendue de mes tribulations, toute l’horreur de mes angoisses, tout le poids d’un labeur incessant qui chaque jour s’augmente et me terrifie […]. Une douleur immense m’environne, une tristesse universelle."

Parfaitement éclairé, et convaincu que l’abbaye de Cluny, drapée dans son titre de "Seconde Rome", ne pouvait à cet instant unique de sa longue histoire se désolidariser de ce Siège apostolique dont la volonté du fondateur l’avait constituée la vassale, avec toutes les obligations découlant d’un pareil statut, l’abbé opta pour la seule solution qui, à ses yeux, garantissait non seulement la survie et l’indépendance de l’Eglise romaine, mais celle de l’œuvre essentielle à laquelle ses prédécesseurs et lui-même n’avaient cessé de vouer le meilleur d’eux-mêmes et de leur action.

 

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On ne sait si l’abbé Hugues fut toujours payé pleinement de son abnégation héroïque, et de l’indéfectible attachement qu’il portait au pape de Canossa. Deux ans après cette douloureuse affaire, c’est peu de dire qu’une suite d’orages vint assombrir, heureusement pour un temps, l’intimité de leurs relations. Hugues fut accusé par le pape d’avoir favorisé successivement la retraite à Cluny du duc de Bourgogne et du comte de Mâcon, et, par là, laissé dangereusement exposées et dégarnies les provinces où s’enracinait le plus profondément l’œuvre clunisienne. Non sans une rudesse tout à fait injuste, Grégoire VII le morigéna en des termes inattendus de la part d’un pape : "Tu as reçu ou entraîné un duc dans le paisible asile de Cluny, et voilà par ta faute cent mille chrétiens sans défense!" Et il le conviait à se montrer plus circonspect à l’avenir.

Beaucoup plus grave fut la douloureuse affaire de la liturgie hispanique. Elle ne parvint pas vraiment à séparer les deux hommes, mais donne la mesure de l’inflexible autoritarisme du pape et de sa conception de l’amitié, dont il entendait bien se servir dans ce qu’il pensait être l’intérêt suprême de l’Eglise, beaucoup plus encore qu’il n’en espéra jamais, fort peu doué quant à l’affectivité, soutien ou consolation dans la suite d’épreuves et de tribulations dont son pontificat devait être assailli; certaines d’ailleurs, au prix d’un peu moins d’intransigeance, auraient pu sans doute être évitées. La crise rend, à cet égard, un ton étrangement moderne, et laisse une impression finale de malaise. Il est douloureux que sa leçon n’ait pas été retenue davantage lorsque l’Eglise issue du concile Vatican II fut secouée par un drame d’origine assez voisine, et dont les fâcheuses conséquences risquent d’être durables, mais dont beaucoup pensent maintenant qu’avec un peu plus de charité, l’on aurait pu se les épargner.

Quant au fond, ce n’est pas à mauvais escient que Grégoire VII pouvait se fonder sur Cluny pour tenter de résoudre le problème particulier que posait à l’Eglise hispanique l’introduction du rite romain de la messe, tel que la papauté s’employait à le généraliser dans toute la chrétienté d’Occident. La position que les abbés de Cluny Odilon, et Hugues surtout, s’étaient acquise auprès des rois chrétiens de la péninsule était en effet privilégiée. Odilon, sans doute, ne s’était encore avancé qu’avec prudence dans le difficile secteur chrétien d’outre les Pyrénées. Plus mordant, plus fort aussi de la puissance spirituelle atteinte entre-temps par son ordre, Hugues s’y engagea tout entier, et avec, d’emblée, un succès assez retentissant. Le roi de Castille, Ferdinand (1033-1065), réclama "d’être associé aux frères qui militent en l’abbaye de Cluny pour le service de Dieu et de saint Pierre". Il demandait à saint Hugues d’introduire l’observance clunisienne en l’abbaye de Sahagun, dans le royaume de León. En témoignage de sa reconnaissance, il décida de verser chaque année la somme de mille pièces d’or à Cluny. Un événement fortuit vint resserrer encore cette amitié. A la mort de Ferdinand, une guerre éclatait entre ses deux fils, Sanche, roi de Castille, et Alphonse, roi de León. Alphonse fait prisonnier par son frère, Hugues prit position en sa faveur, et lui offrit les prières de l’ordre. De fait, Sanche libéra son captif, dans des conditions que Pierre le Vénérable n’hésite pas à proclamer miraculeuses, puis mourut au combat en 1072. La même année, à l’invitation du roi Alphonse VI, l’abbé Hugues se rendait en Espagne, qu’il trouva secouée par la résistance menée de bon train, mais avec une acuité différente selon les régions, contre la volonté romaine d’abolir le vieux rite wisigothique toujours en usage.

Dès 1063, un concile d’évêques réuni à Jaca, en présence du roi d’Aragon Ramire Ier, avait décrété la suppression de la liturgie mozarabe au profit, précisément, du rite romain. Favorisée sans réserve par Cluny, l’adoption de la liturgie nouvelle ne rencontra en Aragon qu’une opposition sporadique, mais celle-ci, en 1074, n’avait pas encore cessé tout à fait. En Catalogne, malgré l’action décisive de la comtesse Aumode de la Marche, épouse de Raymond Bérenger, les évêques la refusèrent bonnement en 1064, et il fallut trois ans pour l’imposer. En Castille, ce fut bien pis encore, et les moyens employés par la papauté pour parvenir à ses fins relèveraient davantage de la chronique scandaleuse que de la pure spiritualité. Au concile tenu à Mantoue en 1064, l’évêque d’Avila avait, avec ceux de Calahorra et d’Huesca, défendu vigoureusement la liturgie espagnole traditionnelle, protestant contre l’insinuation qu’elle était teintée d’hétérodoxie, et d’adoptianisme en particulier. La résistance castillane était animée notamment par la deuxième épouse du roi Alphonse, Inès, fille du duc d’Aquitaine Guillaume VI (alias VIII), qu’encourageait non moins ouvertement le prieur clunisien de Saint-Isidore de Dueña, Robert, ancien chambrier de l’abbaye. En 1080, le concile de Burgos rejeta purement et simplement la réforme romaine.

L’abbé Hugues, par tempérament, et selon ce qu’on discerne de l’esprit clunisien, semble avoir été partisan de la temporisation. Le pape Grégoire VII lui donna l’ordre de destituer le prieur indocile et de lui infliger la pénitence qu’à ses yeux il méritait; le roi de Castille devait être averti que s’il persistait dans son opposition, il encourrait l’excommunication. Assez laidement, le pape n’hésitait pas à insinuer qu’en cour de Rome, l’abbé de Cluny ne comptait pas que des amis, et que lui, le pape, en savait plus là-dessus que, par charité, il ne consentait à en dire : "Sans vouloir vous dire tout, je puis vous avouer que tous les frères dont Nous sommes entouré deviendraient vos pires ennemis, n’étaient les bonnes raisons que Nous leur alléguons à votre propos."

L’insinuation dut retentir douloureusement au cœur de saint Hugues : on ne pouvait plus crûment laisser entendre que la prodigieuse expansion de Cluny, le prestige personnel dont son chef était auréolé, l’indéfectible soutien que l’ordre apportait à la papauté provoquaient chez certains membres de la cour romaine des sentiments tout autres que l’admiration, la déférence et l’amour. En évoquant ainsi les ragots et les jalousies dont l’abbé, jusqu’en si haut lieu, avait à pâtir, Grégoire VII savait frapper au point sensible. S’il ne s’agissait d’un sujet aussi grave, on pourrait assurer que c’était de méchante, mais bonne politique. Exploitant son avantage, le pape menaçait de "passer lui-même en Espagne pour prendre en personne les mesures sévères et impitoyables contre le prieur Robert", au cas où le supérieur hiérarchique direct de celui-ci persisterait à atermoyer. Quant à la reine Inès, on découvrit un artifice ingénieux pour l’éloigner de son royal époux. Elle était mariée depuis six ans lorsqu’on s’aperçut qu’elle était parente de la première femme d’Alphonse VI, Agathe, fille de Guillaume le Conquérant : motif suffisant, aux yeux du pontife, pour la qualifier de "femme incestueuse", capable au surplus de "faire apostasier même les sages", et exiger sa répudiation. Comme, après six années, elle n’avait donné au roi aucun héritier, ce dernier se prêta de bonne grâce à la combinaison, et l’on croit savoir que, sur requête du douteux abbé clunisien Bernard de Sahagun, saint Hugues ne fut pas étranger au remariage d’Alphonse VI avec la propre nièce de l’abbé de Cluny, Constance, fille du duc de Bourgogne, Robert, et d’Elvis de Semur. Les choses purent dès lors être menées rondement. Bernard de Sahagun obtint en récompense de ses interventions le nouvel archevêché de Tolède (1085), et le roi, incité par Constance, ordonna l’entrée en vigueur du rite romain dans tout le royaume, à l’exception de quelques églises de Tolède, précisément, où la liturgie "gothique" demeurait, par bienveillance, autorisée.

En 1090, c’est dans une ambiance tout apaisée que saint Hugues retournait en Espagne. A l’occasion de ce voyage, Alphonse VI, enrichi par les progrès de la Reconquista, le récompensa de ses bons services en doublant le tribut que son père Ferdinand s’était engagé à verser à l’abbaye de Cluny. De cet apport inespéré, le chantier de la grande église abbatiale, entrepris deux ans auparavant, reçut évidemment une impulsion nouvelle. Bien qu’il soit impossible d’en chiffrer l’énorme financement, il apparaît qu’aussi longtemps que le tribut fut versé, les travaux purent être poursuivis. Quand le petit-fils d’Alphonse VI, Alphonse VIII, qui fut fait roi de Castille en 1126, décida de le supprimer, force fut de les abandonner, et il n’y a sans doute pas d’autre explication à l’interminable stagnation de l’entreprise du narthex, qui ne fut terminé qu’au xive siècle. La crise financière qui, dès l’avènement de Pierre le Vénérable, commence de secouer l’ordre de Cluny, n’en fut pas diminuée, et c’est pour tenter d’obtenir le rétablissement de l’aide espagnole qu’en 1141, le grand abbé s’était rendu auprès d’Alphonse VIII, dont il n’obtint d’ailleurs que de bonnes paroles et une donation de monastère, compensation tout à fait insuffisante.

Que durant toute cette longue crise, les moyens adoptés n’eussent pas été vraiment à la hauteur des objectifs assignés, nul aujourd’hui n’en saurait douter. Mais qu’il y ait eu aussi une part de diplomatie active dans la conduite, difficilement défendable selon l’apparence, du pape Grégoire VII, c’est ce que prouve une autre lettre, par laquelle, en ce même temps, il assurait le roi de Castille qu’Hugues et lui-même marchaient "dans la même voie, les mêmes sentiments, le même esprit"! Il n’empêche que Grégoire VII accueillait encore, dans un tout autre secteur, une plainte émanée de l’évêque de Mâcon, à propos d’empiétements dont l’abbaye se serait rendue coupable sur certains droits épiscopaux. Il enjoignit vivement à l’abbé de "terminer selon la justice une querelle dont il ne voulait plus voir rien subsister". Cette position ambiguë du Pontife suprême en l’affaire, loin d’améliorer la situation, ne pouvait que l’aggraver. Il advint en effet qu’une bande armée à la solde des chanoines mâconnais, trop empressés, on l’imagine, à soutenir la cause de leur évêque, attaqua et molesta le légat pontifical dépêché pour résoudre le conflit. La mesure était comble. Un concile présidé par le légat condamna l’évêque de Mâcon et ses clercs. Il n’en fallut pas moins pour ouvrir enfin les yeux du pape; ses préventions tombèrent d’un coup : non seulement il intervint en personne pour que l’évêque se pliât à la sentence, mais au concile tenu à Rome, l’année suivante, pour confirmer l’excommunication portée contre l’empereur Henri IV, il tint à rendre le plus solennel hommage qu’un pape eût jamais décerné à Cluny et à son œuvre spirituelle. Les pères du concile approuvèrent à l’unanimité le chef de l’Eglise, et saint Hugues, présent à la session, en fut réconforté.

Cet éloge public balayait l’amertume d’hier, et l’abbé recueillait le bénéfice de son comportement exemplaire; durant toutes ces crises répétées, où déferlaient dans l’entourage pontifical calomnies, injustices, commérages et incompréhensions, sa bouche ni sa plume n’avaient pas exhalé la moindre plainte. Dans l’intérêt supérieur de l’Eglise, il acceptait de courber la tête, donnant aux siens et au monde l’exemple insigne de l’abnégation, du renoncement et de l’humilité. Sa récompense fut qu’aux dernières années, le pape Grégoire VII, plus étroitement que jamais, allait s’appuyer sur lui comme sur le plus sûr et le plus constant des soutiens; il le qualifiait de "vénérable abbé", d’"homme grave et illustre". Lorsqu’en 1083, Henri IV, qui n’avait pas oublié Canossa, vint assiéger Rome et bloquer le Souverain Pontife au château Saint-Ange, Hugues une fois de plus accourut, tenta de s’interposer en faisant entendre au roi la nécessité d’une soumission sincère. Le pape refusant tout accommodement, il s’inclina, et participa même au concile que, sous la menace allemande, Grégoire VII tenait au Latran pour proclamer son droit. Ce fut leur adieu. Le 25 mai 1085, le grand pape s’éteignait à Salerne, exilé mais invaincu, en murmurant : "J’ai aimé la justice et haï l’iniquité."

L’union ainsi scellée, dans la lutte, le sacrifice et le renoncement, fut confirmée par l’élection à la papauté de l’abbé Didier du Mont-Cassin, qui prit le nom de Victor III. Aucun choix ne pouvait être plus agréable à Cluny. Hugues, en 1083, avait voulu visiter le Mont-Cassin, où Didier l’avait reçu avec effusion. Durant plus de cinquante années, le Saint-Siège et l’ordre clunisien allaient demeurer liés par une intimité cordiale, une unité d’esprit et d’action qui permit d’assurer la continuité de l’œuvre de réforme entreprise avec tant d’énergie par Grégoire VII, puis, lorsque survint le schisme d’Anaclet, de concourir puissamment à la victoire du pape déclaré légitime, Innocent II. Ce fut à Cluny une heure grandiose lorsque le deuxième successeur de Grégoire VII, le clunisien Urbain II, s’en vint solennellement, le 25 octobre 1095, consacrer le maître-autel de la nouvelle église abbatiale que saint Hugues, sept années auparavant, avait fait entreprendre. Il en profita pour décerner à Cluny un vibrant éloge, affirmant en particulier qu’entre les nombreux motifs qui l’avaient incité à visiter les Gaules, "le premier et le principal avait été le désir de réjouir de Sa présence ce lieu et cette congrégation qui lui étaient tout spécialement fraternels, de les assister par Sa venue et Ses paroles, de travailler à leur utilité et leur bien-être".

 

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L’évocation des liens particuliers qui unissaient le Saint-Siège à la congrégation de Cluny et l’attestation que l’abbaye fondée par le duc Guillaume avait pleinement accompli les objectifs qui lui avaient été assignés ne pouvaient qu’impressionner et réjouir l’une et l’autre partie. L’expansion de l’ordre, sous l’abbatiat de saint Hugues, peut être à bon droit qualifiée de foudroyante, et il faut bien reconnaître que les raisons d’un tel essor demeurent, humainement et historiquement parlant, assez mystérieuses. A la mort de saint Odilon, la congrégation clunisienne est encore de dimensions tout à fait moyennes, avec ses soixante-cinq "celles", qui, par rapport au début de son abbatiat (trente-sept), ne représentent qu’un accroissement relativement modéré; quelques-unes de ces affiliations étaient, il est vrai, de première importance. Mais qu’en quelque cinquante années, l’abbaye de la Grosne se trouvât à la tête d’un "empire" d’environ deux mille prieurés, dont plusieurs anciennes abbayes, et, selon les estimations les moins aventureuses, d’une vingtaine de milliers de moines répartis à travers toute la chrétienté, il y bien là de quoi déconcerter l’histoire.

Il n’est pas moins certain non plus qu’une pareille puissance portait en soi les germes de la faiblesse. Une organisation aussi étroitement centralisée, qui ne tolère à la tête de cette machine énorme qu’un unique abbé, celui de Cluny, n’était pas seulement lourde de périls politiques et institutionnels; en soi, elle constituait, il faut le redire, une entorse au principe même de la Règle de saint Benoît, et l’on peut à bon droit s’étonner que le génie de saint Hugues, qui en fut le principal auteur (ou la victime!), n’en ait pas mieux perçu le danger. La Règle bénédictine n’est pas stricto sensu, on le sait, le manuel de gestion d’une communauté monastique, mais, selon son rédacteur lui-même, un "petit précepte de début" d’élévation spirituelle. L’abbé-père est comptable et responsable du salut individuel de chacune des âmes qui lui sont confiées, et dont il aura à répondre devant Dieu; ce qui revient à dire qu’il doit les connaître une par une. Cette paternité absolue ne peut donc être efficace que si l’abbé a en charge une communauté d’effectif modique (celle qu’avait en vue le fondateur ne dépassait pas les douze membres); elle le demeurait si l’effectif restait contenu dans les limites de la centaine environ, groupé en un seul lieu. Si l’effectif atteignait plusieurs milliers disséminés en une quantité de maisons, il saute aux yeux que l’autorité directe de l’abbé sur chacun des membres devenait radicalement impossible.

La seule solution eût été que chaque fondation prît à sa tête un nouvel abbé doté de la plénitude des pouvoirs spirituels, c’est-à-dire, en un mot, qu’elle s’émancipât de l’abbaye mère, quitte à conserver avec elle des liens justifiés de reconnaissance et d’affection, comme feront les abbayes cisterciennes. Mais Cluny — et saint Hugues en particulier — ne l’entendait aucunement de cette oreille, et ne confia jamais ses fondations qu’à des "prieurs", dont les fonctions, le prestige et l’autorité spirituels n’avaient rien de comparable à ceux d’un abbé. D’où ce paradoxe que l’abbaye de Cluny, foyer resplendissant, non seulement du "réchauffement" du monachisme occidental, mais de la réforme bénédictine en particulier, ne fonda ses destins, au bref instant de l’apogée, que sur une interprétation abusive de la Règle qu’elle entendait appliquer et propager! Les cisterciens Etienne Harding et Bernard de Clairvaux ne se firent pas faute de le mettre en évidence, et la Charte de Charité par laquelle ils s’unirent organisa leur congrégation naissante sur d’autres bases. Il est certain que le déclin de Cluny procède avant tout de cette cause capitale, même si elle a échappé le plus souvent aux historiens.

Ceux-ci ont bien davantage reproché à l’abbé Hugues, comme une manifestation de démesure et d’orgueil, l’expression monumentale de cette centralisation que représente la grande église entreprise sur son ordre en 1088. L’abbé, de fait, avait voulu qu’elle s’imposât comme la preuve et le symbole majestueux de la congrégation qu’il avait tant contribué, pour sa part, à réunir autour d’elle. Avec les bâtiments du monastère, tels qu’Odilon les avait laissés, et même avec l’église de 948-981, où, jusqu’à elle, s’était entassée une communauté forte de plusieurs centaines d’hommes, religieux de chœur, novices, convers et serviteurs, sans compter les hôtes, la disproportion est certes écrasante. Il semble que l’abbé constructeur ait été le premier à pressentir les critiques futures, et à se prémunir contre elles. On expliqua que, pour le décider, il n’avait rien fallu de moins qu’une intervention de saint Pierre en personne. Apparaissant à l’ancien abbé de Baume, Gauzon, qui terminait ses jours à Cluny dans une demi-retraite, l’apôtre lui fit voir l’incommodité des offices liturgiques et le désordre qui en résultait. Ce fut lui qui, déroulant et croisant des cordeaux, indiqua au vieux moine les dimensions qu’il avait prévues; il lui recommanda "de bien se les graver en mémoire ainsi que le schéma". Il alla jusqu’à user d’une manière non dénuée d’humour, en promettant à l’abbé Hugues, si celui-ci différait d’obéir, de transférer sur lui les infirmités dont Gauzon était pour lors accablé. Résister ou seulement tarder, c’était contrevenir à l’ordre formel du saint patron de l’abbaye, et l’abbé n’en eut garde : tel est du moins le raisonnement de son premier biographe, Gilon.

Il faut cependant relever que, s’il prit soin que la nouvelle église fût la plus magnifique et la plus vaste de toute la chrétienté (dessein d’émulation tout à fait conforme à la psychologie religieuse de l’époque romane, et même à celle des évêques commanditaires des premières cathédrales gothiques), la longueur de l’édifice n’excéda que d’assez peu les dimensions couramment appliquées. Peu avant 1080, les clunisiens avaient été introduits, pour un temps, à Saint-Sernin de Toulouse; ils avaient pu y constater l’ampleur du chantier de la nouvelle basilique, qui venait de s’ouvrir : trois cent cinquante-neuf pieds, soit cent quinze mètres environ de long, une hauteur sous voûte prévue de vingt-deux mètres cinquante. Cluny ne dépassa que de peu cette longueur avec ses cent vingt-cinq mètres en œuvre; le chiffre fut, il est vrai, porté à plus de cent quatre-vingt-sept mètres par la construction du narthex, qui, elle, s’éternisa. Il n’est pas possible de préciser si l’adjonction de ce porche, grand à lui seul comme une église, résultait du programme primitif, mais elle complétait trop bellement le plan général pour qu’il soit interdit de le penser.

Les deux innovations les plus audacieuses étaient, d’une part l’adoption d’un plan en croix archiépiscopale, soit à double transept, d’autre part l’élévation inusitée de la nef. Comme à Saint-Sernin, un double collatéral encadrait le vaisseau principal, que concluait un admirable sanctuaire délimité par huit colonnes hautes et minces, à chapiteaux magnifiquement historiés, et entouré par un déambulatoire semi-circulaire sur lequel étaient greffées cinq absidioles rayonnantes; deux chapelles de même plan s’élevaient sur chacun des croisillons des transepts, à l’Est. Quatre forts clochers devaient conférer à la silhouette extérieure une imposante majesté. Quant à la voûte, l’adoption de l’arc et du berceau brisés, toute nouvelle à pareille échelle, permit de la lancer à une hauteur qui jamais n’avait été atteinte : trente mètres; et sous les clochers, les coupoles montaient à trente-trois mètres. Par une meilleure accommodation de la hauteur à la longueur, les architectes avaient su éviter l’allure de boyau trop allongé que l’église eût risqué de présenter; et pour remédier à l’effet disgracieux qu’aurait offert une trop large surface de mur nu au-dessus des grandes arcades du rez-de-chaussée, ils appliquèrent sur la paroi une galerie d’arcatures inspirées de l’antique, et qui l’animaient en y réfléchissant la lumière, comme les murs d’une cathédrale multiplient et répercutent de travée en travée les accords du grand orgue.

Chef-d’œuvre de tectonique, l’église de saint Hugues n’était pourtant pas cette débauche de luxuriance ornementale qu’on a trop souvent laissé croire. Le moignon du grand transept Sud encore en place, les rares documents figurés antérieurs à l’abominable destruction, les reconstitutions stupéfiantes du professeur américain Conant montrent bien clairement que ses décors se trouvaient comme noyés et aspirés dans la structure générale qu’ils avaient mission de souligner, aux emplacements sensibles, d’un chaud et discret contrepoint. Si hasardeux qu’il soit d’imaginer aujourd’hui cette superbe figure abolie, on peut sans témérité penser que les dix chapiteaux du sanctuaire, sauvegardés par miracle, étaient à la fois les plus beaux et, semble-t-il, les seuls historiés. Ceux du transept subsistant, les rares débris exhumés de la nef et, tout récemment encore, du narthex montrent de superbes réseaux de feuillages, des rosaces et des médaillons, des thèmes zoomorphiques purement décoratifs. Le grand portail de la façade lui-même, flanqué de deux petites portes fort simples, valait plus encore par la sobriété de sa composition que par sa richesse iconographique. Tel quel, le portail demeurait très en-deçà des beaux portails ouvragés de Toulouse, de Moissac, et même de Compostelle, qui lui sont à peu de chose près contemporains; à plus forte raison, des façades entièrement sculptées du Poitou et de l’Aquitaine. Les vides et les champs nus l’emportaient, en fin de compte, largement sur les surfaces décorées, et ce n’est pas, il faut bien l’admettre à moins d’injustice ou de parti pris, cette église, dans sa perfection rationnelle, qui pouvait prêter le flanc aux attaques qu’un saint Bernard s’apprêtait à porter contre le luxe excessif des cloîtres.

 

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Une entreprise aussi considérable, menée avec une célérité qui frappa d’admiration tous les contemporains, n’était en tout cas possible qu’au prix d’énormes dépenses. La congrégation clunisienne ne manquait certes pas de ressources, mais le financement ne fut assuré, en définitive, que par l’or espagnol, régulièrement versé dans les caisses de l’abbaye, puis par les apports anglais qu’évoque Pierre le Vénérable. Cependant, les éloges que font de la grande œuvre les biographes de saint Hugues sont, à proprement parler, accidentels et marginaux. La leçon générale que tous retiennent de son abbatiat est, pour ainsi dire, strictement inverse. Les termes qui reviennent le plus souvent sous leur calame ne sont pas ceux de "grandeur", de "majesté" ou d’"éclat"; au contraire, le portrait spirituel et moral qu’ils s’ingénient à brosser glisse insensiblement de la stature physique, qui, c’est un fait, en imposait, à des traits de caractère qui sont exactement aux antipodes, et que le testament spirituel de saint Hugues, trop méconnu, a pourtant gravés dans l’airain.

Il est bien évident qu’il émanait de la personnalité du grand abbé un rayonnement tel que ceux qui l’approchaient en étaient comme soulevés au-dessus d’eux-mêmes. Ce prestige, cependant, n’était pas le fait de la seule présentation extérieure. Il ne paraît pas, en particulier, que saint Hugues se fût imposé jamais par l’éloquence de sa parole; un sermon conservé de lui sur saint Marcel, évêque de Chalon, est d’une extrême banalité. Mais il apparaissait à tous que la présence de Dieu vivait en lui et rayonnait de ses gestes. En 1055, lors d’un séjour d’Hildebrand à Cluny, le futur pape avait soudain vu le Christ en personne se tenir debout auprès de l’abbé, comme pour l’assister dans sa conduite et ses dires. Dix ans plus tard, en plein concile d’Autun, plusieurs des prélats réunis purent observer une colombe blanche, signe de l’Esprit-Saint, qui se posait sur sa tête. Le prodige est à rapprocher du miracle fameux de saint Grégoire, qu’une colombe blanche avait pareillement visité tandis qu’il célébrait la messe.

Cette présence spirituelle, que maints indices plus discrets manifestèrent au long d’un abbatiat de soixante années, suffit à expliquer que l’abbé de Cluny ait traversé tant d’honneurs sans en être grisé, y trouvant au contraire le motif d’une humilité plus ardente encore. On aurait dit qu’il renchérissait sur la tendresse d’Odilon de Mercœur. Le mouvement de son cœur lui suggéra de fonder dès les débuts de son abbatiat le premier monastère féminin de la congrégation. Il avait été frappé, en effet, de constater combien il était malaisé, pour les femmes "désireuses de servir Dieu en renonçant à la vie du monde, de rencontrer ce séjour convenable. Et il lui apparut qu’il ne déplairait pas à Dieu, mais obéirait au contraire à Sa volonté", en leur offrant "la même faculté que des hommes et des pécheurs avaient pu s’acquérir". Dès 1055, il fondait, sur les terres de son patrimoine, le prieuré de moniales de Marcigny en Brionnais, auquel il voua ses meilleurs soins. Au spirituel, il dosa judicieusement la souplesse et la sévérité des observances; il n’accepta pas que les religieuses eussent le droit de sortir de la clôture, de manière qu’à leur retour, disait-il plaisamment, "elles ne se retrouvent pas semblables de cœur à la femme de Loth"! Elles observèrent tellement le précepte à la lettre que, lors d’un incendie qui se déclara quelques années plus tard dans les locaux du monastère et prit vite une tournure menaçante, elles se refusèrent obstinément à les quitter; mais il ne négligea rien pour leur assurer la plus digne demeure, non pas tant pour leur confort personnel que pour manifester la gloire de Dieu par les formes extérieures du culte.

A Cluny même, il entendit que l’ensemble des bâtiments hospitaliers s’ordonnât autour d’une église dont Kenneth Conant a reconstitué les plans, et qu’il dédia à Sainte Marie, Mère de Dieu. Il avait en effet pour Elle le même culte filial et admiratif que ses prédécesseurs. On exposa longtemps près de l’autel matutinal de la grande abbatiale une statuette mariale en ivoire, que les flots lui avaient miraculeusement apportée tandis qu’il s’en revenait de Rome par la voie maritime. Mais de ces sommets, tous les biographes ont noté que sa charité s’étendait comme d’instinct aux plus faibles : "Il se penchait, écrit l’un d’eux, avec d’autant plus d’humilité sur les plus indigents." Un prêtre dont Hugues venait de guérir le frère lui fit un jour, en termes presque identiques, ce splendide hommage, qui a la concision d’une inscription lapidaire : "Je vois, très saint père, que l’amour de Dieu dilaté en vous a tant augmenté le sein de votre miséricorde, que les plus petits y trouvent place avec les plus grands." Et l’épitaphe qui fut gravée sur son tombeau lui décerne les beaux titres d’"espérance des pauvres" et de "port des malheureux". Ayant remarqué que pour les novices de l’ordre, la nourriture était mesurée plus chichement qu’aux profès, il fit abolir cette discrimination mesquine et injuste : le travail ne leur manque pas plus qu’aux autres, déclara-t-il; il est normal qu’ils soient nourris de même!

Il avait la miséricorde spontanée. L’intendant de l’abbaye, inquiet de ses largesses, qui compromettaient l’équilibre de la maison, s’entendit rappeler à l’ordre : "Nous n’entrerons pas dans la cité avant que le champ que nous semons n’ait porté ses fruits, et ne rende plus qu’il n’aura reçu." "Il étincelait de charité", observe le moine Gilon. Chaque dimanche, il lavait lui-même les pieds des pauvres qui affluaient à l’abbaye. Et il eut, lui aussi, son miracle du lépreux. En Gascogne, ayant rencontré sur sa route l’un de ces misérables "exclus", il l’étreignit de ses mains et le consola. Comme le lépreux grelottait de froid, le saint abbé se débarrassa de sa pelisse et l’en vêtit. Aussitôt, rapporte le biographe, le lépreux fut guéri.

Sa générosité n’avait cependant rien de formaliste, de théorique, de purement verbal (celle-là est facile), ni, à plus forte raison, de "publicitaire". Tout cas d’espèce la trouvait attentive. Ainsi, l’un de ses moines étant tombé lépreux, l’abbé eut-il la délicatesse de lui faire aménager une petite cellule spéciale à l’angle de l’infirmerie. La leçon première de cette vie, qui éclabousse toutes les autres, transparaît des consignes privées qu’il donnait à l’abbé du monastère clunisien de Sahagun, lorsque celui-ci fut promu à l’archevêché de Tolède : "Souvenez-vous de fonder votre vie et votre conduite sur la piété, l’humilité, la compassion, la largesse : bref, sur la pratique de toutes les bonnes œuvres, et de vous y confier." On la trouve, plus développée encore, dans le triple message qu’avant de mourir, il tint à adresser à ses chères moniales de Marcigny, à ses successeurs et à l’ensemble de la congrégation clunisienne sous la forme d’un testament, le seul après celui de Bernon, et beaucoup plus explicite encore, qu’ait conservé l’histoire des grands abbés de Cluny. Aimer Dieu, s’aimer les uns les autres, pratiquer la bienveillance mutuelle et l’amour, comme, toute sa vie, il s’était appliqué à le faire, telles furent ses ultimes consignes.

Il faudrait citer tout au long ce document exceptionnel, révélateur de la psychologie et de la spiritualité les plus profondes du bâtisseur de la merveille clunisienne, comme il l’est aussi, incidemment, de ce qu’il faut bien appeler l’ambiguïté statutaire de la congrégation, dont il semble, parvenu au terme de sa course, avoir eu la conscience aiguë. En peu de lignes, mais d’une densité extrême, tout y est dit, à commencer par un exemplaire aveu de culpabilité, comme seuls les plus grands saints sont capables de le formuler, devant la face de Dieu qui les attend : "Moi, pécheur entre les pécheurs, coupable et enchaîné durant ma jeunesse que j’ai gaspillée dans le mal, par toutes sortes d’impuretés, Il a daigné me revêtir de l’habit de la sainte religion et m’agréger au troupeau de ce monastère, où nos pères et nos frères m’ont, par une disposition de Dieu, élu comme berger de ces ouailles. En étais-je pourtant indigne, et vivais-je dans les lâchetés de l’irréligion! Ai-je assez protesté! Pour tout dire, ils ont imposé ce fardeau à mon col." Mais, dans cet exercice redoutable, il trouve encore à s’accuser : "Plus s’accroît le chiffre de nos maisons et de nos religieux, plus m’envahit une lourde crainte, moi pécheur, à considérer leurs défaillances, à moins que par l’intercession de vos aumônes et de vos prières, la grande pitié de Dieu ne daigne concéder merci à mon âme. L’étendue de ma culpabilité se définit en quelques mots : lié par mes propres fautes, qui sont nombreuses et lourdes, devrai-je donc, en présence de Dieu, rendre compte des négligences de tant de ceux qui me furent confiés?" Sans doute, le reproche principal qu’il s’adresse, et qu’il considère comme une "défaillance", est de "les avoir tenus sans fermeté". Ce n’était pas défaut d’autorité; quelques lignes plus loin, l’explication suprême est donnée en toutes lettres, et elle est, à proprement parler, confondante : "Selon que Dieu m’en avait confié le mandat, je me suis appliqué moi-même à vous aimer : je vous ai traités avec mesure, je vous ai embrassés comme mes fils chers. Si j’ai, dans l’ordre de cette tendresse, péché en quelque manière, que Dieu me pardonne."

"Par le même Dieu et Notre Seigneur", il adressait aux abbés ses successeurs une adjuration comparable, leur demandant de traiter "avec bienveillance et charité paternelles ceux qui leur seraient soumis, de les aimer". Il leur confiait trois des fondations de l’ordre, parmi les plus fragiles ou vulnérables, auxquelles ils le savaient particulièrement attaché : Berzé, Saint-Hippolyte, et surtout le prieuré des moniales de Marcigny, qui avait un besoin spécial de leurs attentions. A celles qu’il n’hésite pas à dénommer, avec "une affection paternelle", "ses très douces filles et sœurs très aimantes", il avait d’ailleurs adressé préalablement un émouvant message, où il les assurait que "du jour où, prévenu et assisté par la clémence divine, il avait fondé ce lieu, il avait ressenti et éprouvé avec la plus extrême évidence que la propitiation et une pieuse ferveur régnaient là". Il se réjouissait de l’accroissement des effectifs, "venus de partout comme un beau troupeau de brebis, ou comme un essaim de colombes blanches". Il leur enjoignait de n’accomplir jamais que sous le regard de Dieu les vertus "de charité, d’humilité, de patience, d’obéissance et de sainte componction". Une seconde lettre de ton analogue était, outre la clause testamentaire elle-même, destinée aux abbés qui viendraient après lui. "Autant qu’il a été en mon pouvoir, reconnaissait-il, ma sollicitude paternelle et ma bienveillance ne leur ont pas manqué." A vous, maintenant, "de vous faire les suppléants du père et du procureur qu’elles auront perdu […]. C’est à votre miséricorde que j’en appelle à la place de la nôtre, et c’est votre miséricorde que j’invoque au lieu de la nôtre […]. Que leur vie soit religieuse, ordonnée, riche toujours de cette discipline qui n’est pas nécessaire aux femmes seulement, mais aux hommes" aussi : rappel nécessaire, à la veille de la première crise grave qui allait secouer la congrégation sous l’abbatiat du successeur immédiat d’Hugues de Semur.

Et c’est par une solennelle bénédiction que se concluait cette véritable "Charte de la Charité clunisienne" constituée par le testament lui-même. "Que le Dieu Tout-Puissant vous absolve comme nous-même, de tous vos péchés passés, présents et à venir. Qu’Il vous absolve, le Père Tout-Puissant, le Fils Tout-Puissant, l’Esprit-Saint Tout-Puissant, Dieu seul en trois Personnes […]. Par les mérites et les prières de la Très Bienheureuse Marie Mère de Dieu, des saints apôtres Pierre et Paul, à qui le pouvoir de lier et de délier a été concédé, par l’intercession de tous les saints, qu’Il vous conduise, et nous conduise à la vie éternelle, où nous puissions, vous et moi, les uns pour les autres, mériter de jouir à jamais de la béatitude. Par la grâce de Celui qui, étant Dieu, vit et règne dans la perfection de la Trinité, pour l’infinité des siècles."

 

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La nuit de la Nativité 1108, le dernier Noël qu’Hugues de Semur célébra sur la terre, il eut une vision de la "Mère de miséricorde". Le dimanche des Rameaux suivant, Elle revint lui annoncer que sa mort était proche. Le Jeudi Saint encore, il tenait chapitre; il présida, le Samedi, à la bénédiction du cierge pascal. Le mardi de Pâques, il eut une défaillance, et mourut le mercredi, après avoir reçu le viatique en pleine lucidité. Son dernier mot fut : Benedicite. A l’instant de sa mort, toute l’abbaye fut ébranlée d’un tel fracas, par les gémissements de douleur des moines, qu’on aurait cru qu’elle s’effondrait. On exposa son corps "devant l’autel de la douce Médiatrice : lui, son dévot émérite, tout comme s’il dormait dans le sein de sa mère". "Notre seule consolation, dit son biographe, était de savoir que, jamais plus, nous ne manquerions du suffrage de ses prières." Et le prieur clunisien de Saint-Denis de Nogent déclara, peu après, qu’il avait eu la vision de l’abbé Hugues donnant à son successeur cette dernière recommandation, qui le résume tout entier : "Gardez les trésors de l’humilité et de l’innocence; avec miséricorde, pourvoyez aux nécessités de tous comme si elles étaient les vôtres."

Humilité, innocence, miséricorde : "Ce qui est grand, observe encore Gilon, ce n’est pas de ne point posséder de richesses, mais de les mépriser au nom du Christ." Grégoire VII aimait à appeler son ami "le doux tyran", car il le voyait "comme un lion pour les cruels et comme un agneau pour les doux, sachant épargner les humbles et châtier les superbes". Un tel témoignage, de la part de celui qui n’avait pas hésité à le malmener, parfois si cruellement, ne vaudrait-il plus pour le temps d’aujourd’hui? Car à ce point, la grandeur n’échappe pas seulement aux contingences du monde, elle en résout l’amertume dans un miroitement de lumière et inonde de joie tous ceux qu’elle touche de son aile. "Maintenant, proclamait Gilon, qui avait eu le privilège de vivre dans la familiarité de saint Hugues et en demeurait ébloui, je sais ce que c’est que d’avoir habité sur cette terre le royaume des cieux." Par là-même, il n’est plus du tout excessif de le constater, le Cluny de saint Hugues avait comblé, bien avant la lettre, l’une des revendications fondamentales de la génération d’aujourd’hui, si acharnée à les émettre et les défendre : on veut dire les droits de l’homme, les vrais, ceux qui ont pour fondement les droits de Dieu sur la terre, et les devoirs que l’homme est convié à Lui rendre, afin d’y retrouver, s’il est encore permis de l’espérer, le trésor perdu de sa paix.

 

VII

PIERRE DE MONTBOISSIER

On ne succède pas facilement à un grand homme. La mort de saint Hugues allait, d’une façon d’ailleurs tout à fait imprévisible, provoquer dans l’immense édifice clunisien la première fracture. Le choix des moines s’était porté sur l’un de ses disciples les plus chers, Ponce, fils du comte de Melgueil, que le Chronicon cluniacense dépeint comme un personnage "de vie vénérable, noble d’esprit autant que de naissance". Il semblait que le nouvel abbé n’eût d’autre souci que de poursuivre aussi fidèlement que possible l’œuvre de ses grands prédécesseurs. Spécialement attaché à la mémoire de saint Hugues, c’est lui qui pria successivement le moine Gilon, puis Hildebert de Lavardin de mettre par écrit, chacun pour leur part, cette vie si riche et accomplie. Il fit rassembler tous les détails et souvenirs susceptibles de leur faciliter la besogne. Sans s’étonner d’un tel zèle, l’un de ses informateurs, le moine Hugues, eut à cœur de l’en féliciter chaudement : "Ce saint abbé Hugues, constatait-il, tu l’as tant aimé! Non, je veux dire : tu l’aimes tant…"

Dès son élection, Ponce se rendit dans la région de Beauvais, où il donna de belles prédications, "ainsi qu’il en avait la très noble habitude", observe le même correspondant. De saint Hugues, il avait hérité un certain goût de l’apparat et du mécénat. Il fit, à Cluny même, éventrer l’église Saint-Pierre-le-Vieux, qui avait subsisté au flanc de la grande abbatiale, et prolonger à travers le passage ainsi créé le cloître bâti par saint Odilon, de telle sorte que celui-ci communiquât directement avec la nouvelle église. Grâce à ce circuit ingénieux, les processions liturgiques se déployèrent avec une ampleur plus grandiose encore. Entre les galeries orientale et occidentale du cloître, soit au Sud de la nef, il inséra une chapelle, qui fut dédiée à la Vierge Marie, et qu’en souvenir de lui, l’on appela communément "chapelle de l’abbé". Très simple de plan, à nef unique et abside semi-circulaire, elle reçut, semble-t-il, une somptueuse décoration peinte : selon certains historiens, c’est à elle que Pierre le Vénérable ferait allusion dans l’une de ses lettres, où il n’hésite pas à la réputer "la plus jolie des églises de Bourgogne". On est cependant conduit à se demander si ce n’est pas plutôt la chapelle du petit prieuré de Berzé que cette confidence évoque. Les fresques fameuses dont elle est décorée ne remontent certainement pas à l’abbatiat de saint Hugues, ainsi qu’on l’a soutenu, mais, bien plus vraisemblablement, à celui de Ponce, qui les aurait fait réaliser en mémoire et à l’honneur de son illustre prédécesseur, qui avait tant aimé ce lieu; les arguments ne manquent pas pour une telle attribution. Enfin, il est avéré que Ponce de Melgueil était bibliophile. Par son ordre et à ses frais fut notamment exécutée une Bible magnifiquement calligraphiée, sous une couverture qu’enrichissaient des pierres de béryl; on rapporte que le copiste en fut un moine originaire de Trèves, nommé Albert, qui ne relut et corrigea pas moins de deux fois son manuscrit en entier.

Plus haut que tous ces titres, Cluny se souvient d’un geste édifiant de la charité de l’abbé Ponce. Lorsqu’en 1118, le pape Gélase II, successeur de Pascal II, dut fuir Rome, que menaçaient de nouveau les exactions de l’empereur Henri IV, et annonça son arrivée par mer à Saint-Gilles-

du-Gard, l’abbé de Cluny accourut l’y rejoindre, l’accueillit et le réconforta, puis, selon sa demande expresse, l’amena jusqu’à Cluny. Malade, épuisé par l’épreuve, le pape y mourut peu après, consolé de se sentir parmi les siens, et comme en sa propre demeure. "Le Pontife romain, avait-il écrit à l’abbé Ponce, te considère comme son fils." En mémoire de cet accueil, les clunisiens donnèrent le nom du pape à la façade du grand bâtiment qui, reconstruit au xive siècle, existe encore à l’occident du cloître.

Des qualités aussi profondes, et spécifiquement clunisiennes, étaient malheureusement gâtées par une vivacité de caractère qui finit par causer la perte de l’abbé. Il se trouvait à Rome pour affaires, en 1122, quand, exaspéré par quelque traverse sur laquelle les textes ne fournissent aucun renseignement précis, il remit brusquement, et de la façon la plus imprévue, sa démission entre les mains du pape Calixte II. Puis, sans attendre, il partit pour Jérusalem, "plus par colère que par dévotion", note la Chronologie des abbés de Cluny. Il s’ensuivit pour l’abbaye une période de troubles et de confusion que l’histoire n’a pas entièrement élucidée. Accueillant à la lettre la démission de leur abbé, les clunisiens élurent le prieur de Marcigny, qui prit le nom d’Hugues II, et mourut après trois mois seulement, le 9 juillet 1122. On le remplaça aussitôt par Pierre Maurice de Montboissier. De bonne noblesse auvergnate (les ruines du château de Montboissier se voient encore à la pointe d’un piton, sur la lisière septentrionale du Livradois, d’où l’on découvre un panorama superbe et très étendu sur les monts du Cantal, les monts Dore, la chaîne des Puys et le Bourbonnais), le nouvel abbé, né en 1092 ou 1094, avait fait, tout jeune encore, profession au monastère voisin de Sauxillanges. De là, il avait été, en 1115, affecté à l’abbaye de Vézelay, puis nommé en 1120 prieur de Domène en Dauphiné.

Son élection alla-t-elle sans heurts? Il semble bien que Ponce de Melgueil eût conservé des partisans. A mots couverts, la Chronologie des abbés de Cluny évoque des lettres secrètes qu’il aurait reçues en Terre Sainte, et qui l’auraient engagé à regagner l’Occident. Persuadé, poursuit la Chronologie, "que l’accord s’était fait à son propos entre les moines et les habitants de Cluny", il tenta le coup de force qui, pensait-il, anéantirait les dernières oppositions, rallierait les hésitants, et lui assurerait un retour triomphal dans son ancienne abbaye. Le calcul était risqué, et se révéla faux. L’abbé démissionnaire se présenta aux portes du monastère à la tête d’une bande armée, força la clôture et, solidement retranché dans l’abbaye devenue paradoxalement place de guerre, entreprit de reconquérir les possessions clunisiennes du voisinage. Tout l’été de 1125 s’écoula dans cette guerre scandaleuse, dont Pierre de Montboissier, alors absent de l’abbaye, a laissé un tableau saisissant. Ses fidèles, cependant, résistaient de toutes leurs forces, conduits par le vieux prieur Bernard : expulsés de Cluny, ils s’accrochaient alentour. Il y a quelques années, une fouille occasionnelle exhuma, tout près des fondations du mur septentrional de l’enceinte de l’abbaye, un squelette convulsé, qui témoignait peut-être de ces temps de violence. Pour Ponce, en tout cas, l’effet de surprise était manqué; à Rome, ce fut un tollé. Sagement, le pape Honorius II convoqua les deux parties, tenta un ultime accommodement que refusa Ponce de Melgueil. Le pape le foudroya alors d’un terrible anathème, comme "usurpateur, sacrilège et schismatique". Le malheureux persista dans sa révolte; un mois plus tard, une épidémie de peste l’enlevait.

Pierre le Vénérable, dans sa relation de cette crise effroyable, tait le rôle qu’il dut y assumer. En une période magnifique, il se borne à constater laconiquement que "dès le prononcé de la sentence, ceux qui avaient été divisés se trouvèrent réunis; presque en un moment, le trouble si funeste et si long se résorba dans le corps clunisien recréé". Le terme de "trouble" donnerait à penser que derrière l’acte de force, se dissimulait un conflit plus profond, mais sur la nature duquel aucun témoignage contemporain n’a été produit ou n’a pu être retrouvé. Il serait donc tout à fait vain d’extrapoler, en soutenant, par exemple, que la communauté et l’ordre clunisiens se trouvaient déjà, plus ou moins ouvertement, déchirés entre un parti conservateur, qui estimait qu’après tout, les choses n’avaient pas si mal marché jusqu’alors, et que le régime établi depuis deux siècles avait fait ses preuves, et les partisans de réformes étendues, dans un sens résolument ascétique et mortifié, moins pénétré d’influences laïques. Il est encore moins permis d’aller supposant que Pierre de Montboissier se rangeait parmi les premiers, et Ponce de Melgueil au nombre des seconds. Mais il n’est pas interdit de penser que le rétablissement complet de la paix et de la sérénité dans l’ordre si douloureusement ébranlé requit beaucoup de temps, d’efforts et de diplomatie.

En un sens, l’éloignement de l’abbé durant les jours de violence avait été providentiel; il lui permettait de garder la tête froide et de manœuvrer avec objectivité. Doué de l’intuition psychologique, de la clairvoyance, et même du courage personnel que l’histoire lui reconnaît, il aurait été bien invraisemblable qu’il assistât passivement au drame. C’est à lui que revenait en tout cas la tâche la plus difficile, soit l’apaisement des cœurs et des consciences. Il y déploya toute sa mesure, si bien que, cinq ans plus tard, quand le pape Innocent II vint procéder à la dédicace solennelle de la grande église de saint Hugues, l’abbaye et l’ordre n’offraient plus que le spectacle de la concorde retrouvée; pour ce grand jour, l’image traditionnelle de l’unanimité clunisienne s’était recomposée sans ombres.

 

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Dans une conjoncture aussi grave, la conduite de Pierre de Montboissier avait préfiguré ce qu’allait être son abbatiat. A scruter cette œuvre, étalée, en fait, sur plus de trente ans, il serait tout à fait injuste de n’y découvrir que des "insignifiances" ou des "détails", ainsi qu’on a pu l’écrire naguère : dans l’histoire de la chrétienté, l’on s’aperçoit de plus en plus qu’elle a été capitale. A plus forte raison, le qualifier, lui, de "conservateur rétrograde" atteindrait le comble de l’injustice et de l’aberration du jugement historique. Passé la tourmente de 1122-1125, force est, au contraire, de constater que la lignée et la conduite générale des grands abbés se sont, au moins pour un temps, reconstituées, sinon même amplifiées, et que le nouvel abbé y eut peut-être plus de mérite encore que ses devanciers, car son action avait à mûrir et se développer dans un climat et sur des arrière-plans plus troubles encore, et angoissants pour l’avenir.

L’époque actuelle, qui offre avec ces années cruciales de l’Eglise et du monde plus d’une analogie, permet d’en mieux mesurer les périls et l’ambiance. Remarque première : à Cluny même et dans l’ordre clunisien, c’en est fait de la prospérité, qui, durant tout le XIe siècle, n’avait cessé de s’affirmer. L’ascension est terminée; elle a donné à l’abbaye le prestige sans égal de métropole de la chrétienté, mais l’a du même coup grevée d’une charge qui alourdit sa course. A l’œuvre enthousiaste des débuts s’est fatalement substitué l’office d’une administration centralisée, où risquent de s’éteindre peu à peu la flamme de la conquête et l’exercice de la simple charité. La gestion de ce grand corps est écrasante : G. Duby a bien montré comment il finira par étouffer de sa richesse même. Le revenu tari, commencent les déficits et l’endettement que l’abbé Pierre de Montboissier s’épuisera à résorber; le déséquilibre financier deviendra pour plusieurs siècles le fléau endémique où l’abbaye consumera ses ressources en de vains efforts de rétablissement.

A cette préoccupation s’en ajoute une autre, plus sérieuse parce qu’elle est d’ordre spirituel; les historiens ont peut-être eu parfois tendance à l’exagérer encore dans leurs jugements et appréciations. Il est indubitable qu’à Cluny, l’on manifeste une certaine propension à privilégier la liturgie, c’est-à-dire à l’allonger aux dépens des autres prescriptions quotidiennes de la Règle bénédictine. Pierre le Vénérable en personne ne se plaindra-t-il pas qu’à la césure de chaque verset des psaumes chantés durant les offices des Heures, il avait eu le loisir de caser jusqu’à deux ou trois Pater Noster? Plus généralement encore, et sans doute depuis saint Mayeul, Cluny avait tendance à interpréter dans un sens plus libéral les observances de mortification liées à l’ascèse, qui est, pour tous les temps, l’une des bases du monachisme traditionnel. Sans doute estimait-il qu’il convenait avant tout de garantir au maximum l’épanouissement de l’âme, qui en est le fondement essentiel, en appliquant avant la lettre le délicieux précepte de l’écrivain bourguignon Pierre Huguenin "qu’il faut soigner le corps pour que l’âme s’y plaise". Le risque d’une pareille tolérance était certes celui du "laxisme", et elle prêtait d’autre part le flanc aux attaques extérieures, qui ne provenaient pas toutes des nouvelles fondations monastiques, inspirées, elles, par un esprit d’absolu détachement, appelé à prendre victorieusement le relais de la réforme de saint Benoît d’Aniane.

Hors de Cluny, en effet, le monde bouge et se transforme; l’évolution est à la fois rapide et multiple, car le xiie siècle roman n’est pas ce que l’on pense parfois, et elle procède de bien des facteurs. A l’extrême fin du siècle précédent, et à l’appel du pape Urbain II, la croisade a brassé dans son immense creuset le meilleur des énergies chrétiennes. En un flot irrésistible, l’Occident s’est appauvri lui-même. Autour de Cluny, les vides sont particulièrement sensibles, et plus d’une fois, l’abbé devra pousser des cris d’alarme : du fait du soutirage oriental et de l’engagement de nombreux féodaux dans les rangs des nouveaux ordres militaires, l’abbaye manque cruellement des bras sur lesquels elle comptait pour assurer sa défense éventuelle. Les trublions du voisinage en profitent à leur aise, comtes de Mâcon, seigneurs de Brancion et autres, qui opèrent en toute impunité et viennent narguer les moines jusqu’au seuil de leur enclos : tel cet Hugues Déchaux, seigneur de La Bussière, qui a osé entreprendre la construction d’une forteresse "sur la tête même de Cluny, pour ainsi dire", tout près du village de Clermain, qui était de la juridiction abbatiale.

Il faut bien voir que la croisade et la conquête de la Terre Sainte ont provoqué un malaise et un trouble plus profonds encore, et d’étendue quasi générale, selon le vieux précepte que c’est le plus souvent le vaincu qui vainc son vainqueur! La civilisation chrétienne d’Occident, à peine dégagée de la barbarie d’où elle était issue, se voit brusquement confrontée aux subtilités de l’Orient, à ses doctrines et sollicitations étranges, à ses mirages. Il était inévitable qu’elle en subît la contagion. Tandis que le fer de lance des armées franques s’épuise à organiser et nettoyer les territoires si laborieusement conquis, le commerce et le luxe s’installent sur ses arrières, pour le plus grand profit des cités portuaires de la Méditerranée. Des fortunes colossales s’édifient, et les barons français découvrent ou apprennent le goût de vivre; certains se font aménager là-bas des palais fabuleux, auprès desquels les sombres forteresses du pays franc font évidemment triste figure.

Il est à peine exagéré de soutenir que la féodalité s’est engloutie dans l’aventure de la Terre Sainte, qui n’aura finalement été que pour un temps exaltante et enthousiaste. Moins de cinquante ans après la première croisade, il en faut de tout urgence expédier une seconde, du vivant de Pierre le Vénérable, mais à la voix ardente et guerrière d’un abbé cistercien, Bernard de Clairvaux. L’ordre féodal lui-même est atteint par la poussée des villes, les revendications sociales et le début des mouvements d’émancipation communale, et c’est la ville sainte de Vézelay qui, pour la France, donne parmi les toutes premières le signal des soulèvements. La cruauté des répressions masque mal le désarroi des pouvoirs traditionnels, face à des impulsions qui sont bien autre chose que des flambées passagères. Des aspirations inusitées se font jour dans de nombreux milieux, inquiétantes pour les régimes établis. La jeunesse des écoles fermente, encadrée par des maîtres qui, à l’exemple d’un Abélard, tentent de concilier le principe de la foi et les exigences d’une raison qui se cherche plus ou moins à tâtons. Des remous agitent le peuple lui-même, excité par des prédicateurs exaltés, qui vitupèrent la richesse et toute propriété personnelle, rêvent d’une Eglise pauvre et désincarnée, libérée de ses structures institutionnelles.

A ces mêlées et turbulences, le vieil ordre bénédictin, fixé dans la permanence de sa Règle, et comme essoufflé, ne sait plus guère proposer de contrepoids. Certains refusent son idéal de retraite contemplative, qui le désengage des courants du monde; d’autres réprouvent le pessimisme avec lequel les héritiers d’Odon de Touraine voueraient si volontiers le siècle à la perdition. Mais bien plus nombreux sont ceux qui, à l’opposé, lui reprochent son affadissement, dont ils imputent, justement, la responsabilité à l’édulcoration de la construction dispendieuse et estimée trop luxueuse des bâtiments conventuels. Dès la fin du XIe siècle, la spiritualité monastique est travaillée par une double vague de fond. Un vaste courant d’ascétisme prône le retour au dénuement absolu du monachisme originel. Les ordres de Camaldoli, Vallombreuse, La Chartreuse, Grandmont, chacun dans leur genre, entendent laisser l’homme, démuni de toutes choses ici-bas, en permanent dialogue avec Dieu dans un silence et une solitude exempts de tout risque de dissipation ou de distraction. Cîteaux, qui s’intitule avec une fierté significative le "Nouveau monastère", et auquel saint Bernard donne dès avant 1140 son orientation définitive, applique cet objectif à la vie cénobitique elle-même, où il veut prouver qu’elle est tout aussi bien réalisable.

Ce n’est pas simple hasard si les trente-trois années de l’abbatiat de Pierre de Montboissier sont traversées d’un rêve de retraite, qu’il lui arrive d’exprimer en cris pathétiques. La Chartreuse, surtout, sollicite son âme mystique, qui s’exaltait et se réconfortait de la contemplation du Christ ressuscité et présent dans le mystère de l’Autel. L’amertume et le chagrin des premières années l’auraient-ils donc à ce point submergé? L’aspiration montait en fait de profondeurs bien plus secrètes : à deux siècles d’intervalle, elle rejoignait celle d’Odon de Touraine, le seul des grands abbés clunisiens qui eût, avant lui, laissé exhaler sa plainte, mais avec un accent de désenchantement plus douloureux encore. Le fardeau trop lourd avait eu finalement raison du vieil abbé saturé de peine. Pierre, lui, ne quittera pas la barre sur cette mer remuée d’écueils, où sa santé va achever de se ruiner. Sa soif n’est pas le fruit amer de l’accablement : son désir profond est celui d’une transparence et d’une identification plus totale à la Lumière qui éclaire, il le sait mieux que personne, tout homme venant en ce monde et lui imprime la force : "Comme le cerf aspire aux sources des eaux, ainsi mon âme a soif de Toi, ô Dieu."

 

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A peine calmée la tempête, qui, du chef d’ordre, s’était étendue à plus d’une des abbayes membres de la congrégation, voici qu’elle rebondit, suscitée, cette fois, par le Nouveau monastère cistercien. Surenchérissant sur les fondateurs, celui qui, très vite, s’était imposé comme son maître spirituel et moral l’orientait en effet sur des voies carrément opposées à celles dont les abbés de Cluny s’étaient faits depuis deux siècles, et surtout à partir de l’abbatiat d’Aimard, les propagateurs. Par le travail manuel, la pauvreté, la proscription absolue de tout attachement sensible, les cisterciens affichaient leur volonté d’en revenir à l’intégralité et à la pureté de la Règle bénédictine, qu’ils estimaient, sinon tout à fait trahie, du moins attiédie par ses adeptes les bénédictins traditionnels.

Ce très haut idéal n’allait pas sans froissements; certains d’entre eux, pratiquant la lettre plus que l’esprit, et cédant à la tentation subtile qui a rarement épargné les réformateurs, même les plus désintéressés, se drapaient dans leur propre indigence, et opposaient avec le zèle des néophytes leur fidélité au relâchement des autres observances, les critiquant et dénigrant sans indulgence, épluchant un par un les manquements qu’ils croyaient y relever. Une telle suffisance, si naïve qu’elle pût être, entretenait parmi les victimes un sentiment d’infériorité et un agacement d’autant plus vifs qu’à Cluny même, de nombreux indices prouvaient que le nouvel abbé était bien décidé à réformer les abus les plus criants. Excédé par ces ragots et les scrupules qu’ils engendraient dans les consciences, Pierre le Vénérable, dès le début de son abbatiat, dut se résoudre à intervenir. A l’abbé de Clairvaux, il adressa une longue lettre, qui compte parmi ses écrits les mieux venus, avec même, ici et là, un style incisif de pamphlétaire qui n’est pas dans sa manière habituelle. L’antériorité de cette mise au point par rapport à la célèbre "Apologie" que saint Bernard adressait à son ami Guillaume de Saint-Thierry a été admise par Vacandard, l’historien très averti du grand abbé de Clairvaux, mais rejetée peut-être un peu vite par Dom Marie-Anselme Dimier. En fait, aucun des deux textes ne constitue vraiment une réponse à l’autre; à plusieurs reprises, ils évoluent sur des plans différents. La lettre de Pierre le Vénérable semble se référer à un texte ou à quelque colloque où les cisterciens auraient énuméré leurs critiques contre l’ordre de Cluny. Le fait, cependant, que Pierre de Montboissier ne réfute pas les attaques portées par Bernard contre le luxe monumental et décoratif des "cloîtres" serait de nature à infirmer l’antériorité alléguée de l’Apologie. La lettre 28 paraît beaucoup mieux répondre à celle que Bernard avait adressée à l’abbé Ponce au sujet du moine Robert, très aimé de l’abbé de Clairvaux et transfuge de Cîteaux au profit de Cluny.

Après quelques compliments personnels bien sentis, et très habiles, à l’adresse du destinataire, Pierre détaillait les critiques, souvent vétilleuses, que les cisterciens portaient contre leurs confrères bénédictins, et dont il s’employait à démontrer l’injustice. Puis, d’un coup, le débat s’élevait, le doux abbé se faisait vengeur, et c’était l’apostrophe fameuse, que les cisterciens ne durent pas recevoir avec beaucoup de plaisir, et dont, après plus de huit siècles, la morsure les blesse encore. "A nous maintenant! O la nouvelle race des Pharisiens répandue sur le monde! Ils se retranchent des autres et se préfèrent à tous; ils s’appliquent à eux-mêmes ce que le prophète a prédit qu’ils diraient : Noli me tangere, car moi, je suis pur."

Le trait était cinglant, mais frappait juste : "Vous vous prétendez les vrais observants de la Règle? Comment donc vous flattez-vous de la tenir, vous qui n’avez cure d’observer le bref chapitre que vous exhibez en paroles, et selon lequel le moine doit non seulement se déclarer par la bouche le plus bas et le plus vil de tous, mais en être convaincu dans l’intime de son cœur?" Et, vigoureusement, l’abbé de Cluny rappelait ces discoureurs impitoyables, appréciateurs complaisants de leur propre mérite, au respect des deux simples vertus évangéliques qui sont par excellence l’idéal de toute vie monastique : l’humilité et la charité. A l’exemple du Christ, il opposait à la lettre l’esprit qui, seul, vivifie. Cette "rectitude de la règle", jetait-il à la face de ses détracteurs, "que vous opposez à nos prétendus relâchements? Il n’y en a qu’une, et c’est l’Amour : Rectitudo autem regulæ caritas est." On croit lire entre les lignes le sous-entendu : "Vous, gens du Nouveau monastère, commencez donc par nous en donner l’exemple!"

Il faut reconnaître ce qu’entre deux ordres monastiques appelés à célébrer d’une même voix la gloire de Dieu, la querelle pouvait avoir de déplaisant, sinon de scandaleux. Par-delà cependant l’âpreté accidentelle du ton, le grand intérêt de la lettre 28 est d’offrir, plus profondément et substantiellement, un véritable traité de spiritualité et de morale monastiques, insufflé par cet incomparable "esprit de Cluny" dont, deux siècles auparavant, le vieil abbé Aimard semble bien avoir été l’inspirateur. On en retiendra, comme particulièrement révélatrice, une préoccupation qu’il faut bien qualifier de sociale, et qui situe l’abbé de Cluny en assez singulière avance sur son temps. S’agit-il du reproche d’avidité et d’enrichissement, voire de luxe, que les détracteurs de Cluny ont, à toute époque, formulé à son encontre? Pierre répond, tout comme l’exposaient déjà, au Xe siècle, certains préambules des chartes domaniales de la nouvelle fondation, que ces acquisitions ne visaient qu’à étendre le royaume de Dieu sur la terre, c’est-à-dire à substituer autant que possible, sur celle-ci, la paix à la guerre, la prière à la conquête. Si, par exemple, quelque château, avec les biens-fonds qui assurent sa subsistance, vient à être donné à Cluny, "il cesse du même coup d’être un château, et commence de devenir un oratoire […]. Ce qui était auparavant une caverne de voleurs" (on voit que l’épistolier ne dédaignait pas, au passage, des images fortes) "devient une maison de prières".

Plus significative encore, l’allusion à la politique clunisienne en matière de servage, dont on ne croit pas qu’elle ait eu beaucoup d’émules parmi la société contemporaine, ni dans les textes de ce temps, bien que, six siècles plus tard, elle eût suffi à classer Pierre de Montboissier parmi les anti-esclavagistes résolus! Elle mérite d’être citée presque en entier. Certes, l’abbé convient qu’il est légitime aux moines de disposer de serfs de l’un et l’autre sexe, mais c’est pour permettre aux maîtres, précisément, de leur appliquer la loi évangélique. "Car la manière dont les seigneurs temporels commandent à leurs serfs et serves ruraux saute aux yeux de tous. Ils ne se contentent pas de leur imposer la condition servile d’usage qui est un dû, mais, par principe, ils revendiquent sans pitié les choses en même temps que les personnes, et les personnes avec les choses […]. Ils s’approprient leurs biens, leur infligent des contraintes sans nombre, leur imposent de lourdes charges insupportables, et il est même très fréquent qu’ils les forcent à quitter leur propre sol et à émigrer à l’étranger. Plus dommageable encore : les personnes elles-mêmes, que le Christ a pourtant rachetées à si haut prix, ils ne craignent pas de les considérer comme vils objets et de les vendre à prix d’argent.

"Les moines, eux, s’ils possèdent des serfs, ce n’est pas de la même manière, c’est même de manière toute différente qu’ils les traitent. Aux serfs rustiques [on dirait aujourd’hui : aux travailleurs agricoles (N. d. T.)], ils ne demandent que les services légitimes et nécessaires à la vie; ils ne les chargent d’aucune exaction, ne leur imposent rien d’insupportable, et, s’ils les voient dans le besoin, ils y subviennent en prenant sur leurs propres. Ils ne traitent pas les serfs et les serves comme serfs et serves, mais comme des frères et des sœurs, recevant de chacun d’eux les services adaptés à leurs possibilités, et ils ne souffrent pas que leur soient infligées des charges excessives. Selon le précepte de l’Apôtre (II Corinthiens, 6), ces serviteurs qui n’ont rien possèdent tout à leurs yeux."

D’ailleurs, le même Pierre de Montboissier précisera bien, dans un document sensiblement postérieur (1147-1148), sa célèbre "Disposition de Cluny quant au temporel", que l’immensité des besoins, à commencer par ceux de l’hospitalité et de la charité, requérait des ressources dont l’abbaye était loin de disposer. "J’ai certes trouvé une communauté religieuse grande, fervente, renommée, mais extrêmement pauvre, […] avec des revenus qui n’étaient aucunement proportionnés aux dépenses […]. Il y avait là trois cents moines et plus, mais, sur ses ressources propres, la maison n’en pouvait nourrir une centaine. Et il fallait compter avec une multitude d’hôtes en permanence, avec un nombre infini de pauvres." A ceux qui eussent reproché aux moines clunisiens leur goût de la bonne chère, il répondait qu’il leur fallait se contenter d’"un pauvre pain de son, noir; un vin des plus aqueux, insipide et de vraiment basse qualité".

L’abbé concluait sa vigoureuse épître en conviant le destinataire de celle-ci à lui dire en toute franchise "s’il pensait autrement", "de telle sorte que, les choses ayant été dûment mises en discussion et explicitées au mieux par sa réponse, le doute fût ôté de l’esprit de ceux qui souffrent et éprouvent le scandale à ce propos. Toute rouille [sic] de malveillance ainsi écartée, pourrait triompher la charité, qui, véritablement, se trouve chaque jour blessée dans les cœurs et sur les lèvres d’un grand nombre." La leçon était claire, et saint Bernard saisit en quelque sorte la balle au bond. Se gardant de répliquer directement à l’abbé de Cluny, c’est à un autre bénédictin, son ami Guillaume de Saint-Thierry, qu’il adressa la longue justification ou "Apologie" précitée, pamphlet magnifique et enflammé dont une plume éblouissante ne parvient pas à dissimuler certains excès d’argument. Il se lavait personnellement de tout soupçon de calomnie, ou seulement de médisance et de mauvais procédés, envers l’ordre de Cluny et les clunisiens (ce que Pierre le Vénérable, d’ailleurs, n’avait jamais insinué). Rendant quelques points à l’adversaire, il rappelait à l’ordre ceux de ses fils qui, "paraît-il", auraient insulté leurs frères selon la Règle de saint Benoît, et, non sans habileté, il abondait dans le sens de Pierre le Vénérable : "L’humilité et la charité, convenait-il, valent mieux que le jeûne et la mortification des sens."

Mais le terrain ainsi déblayé, l’abbé de Clairvaux prenait à son tour l’offensive et se faisait accusateur. Il brossait le tableau le plus pittoresque et impitoyable de ces pseudo-moines qui, gourmets et connaisseurs en vins, n’avaient plus ensuite que la force d’aller, en guise de psalmodies, exhaler à l’office gémissements et soupirs de leurs panses repues. Ce n’est pas à Cluny que saint Bernard avait pu contempler pareil spectacle, puisqu’il n’avait jamais fréquenté l’abbaye, et n’en aurait donc apprécié que par ouï-dire le régime et la liturgie; l’assaut, en ce qui concerne le chef d’ordre, perdait de ce fait un peu de sa force et de sa pertinence. Le luxe vestimentaire de certains moines, la passion qu’ils mettaient à courir les marchés, le train fastueux de quelques abbés n’étaient pas moins âprement dénoncés. Après les hommes, les locaux : et c’était alors la diatribe célèbre contre "les monstres ridicules, les singes immondes, les lions farouches, les centaures monstrueux, les êtres demi-humains" qu’on y pouvait voir sculptés sur les chapiteaux. L’abbé semblait oublier (mais était-ce vraiment omission?) qu’à Cîteaux même, ce n’était pas sur les murs du cloître, mais bien, on l’a suffisamment fait remarquer ailleurs, dans les pages des livres saints et pieux offerts à leur méditation que les moines pouvaient se repaître de ces images…

Le nouvel abbé de Cluny avait-il besoin de pareils rappels? Il reste permis d’en discuter. Certains détails des statuts qu’il proposa au Chapitre général de 1132 semblent de nature à parer aux reproches et sarcasmes formulés par l’Apologie, mais sans rien de radical. Evolution mesurée, conduite par petites touches : une révolution brutale eût été contraire au tempérament profond de Pierre de Montboissier, comme à la ligne générale des observances clunisiennes. Moins de formalisme et de pesanteur liturgique, plus de simplicité dans la vêture et le régime : la minutie presque pointilleuse des prescriptions découle de ces deux grandes exigences dont il ressentait le besoin. Il paraît certain qu’il imposa à l’apparat extérieur des clunisiens une ligne plus ascétique, sinon tout à fait austère. L’a-t-on suffisamment remarqué? Le gauchissement est très perceptible dans l’ordre monumental, où les dernières églises romanes de la Bourgogne méridionale — "Cluny et sa région" — sont, sous son influence certaine, empreintes d’une gravité qui ne les distingue plus guère de leurs sœurs cisterciennes.

Grâce aux retentissantes recherches et restitutions du professeur Conant, nul ne peut plus ignorer que l’église du chef d’ordre s’imposait avant tout comme un chef-d’œuvre de raison grandiose et rigoureuse, gouvernée par une implacable métrique. Dans la série, vite dénombrée, des grands sanctuaires inspirés directement par l’abbatiale de saint Hugues, deux tendances contradictoires se font jour : l’une, à l’enjolivement de la structure, qui trouve son épanouissement à La Charité-sur-Loire; mais un progressif dessèchement de la forme monumentale aboutira d’autre part, dans la nef de la collégiale Notre-Dame de Beaune par exemple, à une sévérité non exempte de roideur. Dans le cadre d’expériences de simplification des volumes, et même de l’ornement, appliquées aux chapelles des prieurés ruraux de l’environnement immédiat de Cluny, c’est bien l’une d’elles qui, à Malay, montrera pour la première fois, comme une réplique anticipée aux reproches d’un saint Bernard, le mode d’élévation, de voûtement et d’éclairement de l’abbatiale cistercienne de Fontenay. Et il est encore plus significatif, enfin, que les deux premières églises de l’ordre de Cluny édifiées selon le nouveau style gothique, et dont l’abbé Pierre de Montboissier avait pu, à tout le moins, voir s’élever les murs, n’aient plus rien à envier à l’ascétisme impressionnant de leurs sœurs cisterciennes : les églises des anciennes abbayes affiliées de Saint-Marcel-lès-Chalon en Bourgogne chalonnaise, et de Nantua en Bugey en adoptent, non seulement le système structural et la sobriété de leurs simples chapiteaux de feuillages, mais même, à Saint-Marcel, un chevet plat qui ne relève aucunement des plans "clunisiens" traditionnels.

 

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La querelle ne rebondit plus sur ces points. Si les relations entre les deux ordres, l’un stabilisé sur sa gloire d’hier, mais se maintenant à grand-peine, et, pour tout dire, à la veille du déclin, l’autre dans toute la vigueur de sa jeune et stupéfiante expansion, ne se signalèrent jamais par une cordialité très fraternelle, la passe d’armes n’affecta pas l’estime réciproque et la sympathie religieuse que se portaient les deux grands abbés. Est-ce à dire que l’amitié, entre eux, sut dépasser les convenances de la politesse, pour déboucher sur les sommets de l’intimité spirituelle? On l’a écrit, mais il n’est pas possible de se défendre tout à fait de l’impression qu’il subsiste en leurs rapports un peu de formalisme, sinon de contrainte et de convention oratoire ou épistolaire. Chez Pierre le Vénérable, certes, l’effusion, limpide comme une eau des volcans d’Auvergne, déborde de son âme pleine et riche, enveloppe autrui, quel qu’il soit, de sa douce chaleur. Par conquête morale volontaire autant que par tempérament propre, il a, pourrait-on dire, l’amour spontané : celui qu’il appliquait, par exemple, à Suger, à Guigue le Chartreux, ou à l’ami d’entre tous les amis, l’évêque Atton de Troyes. Bernard de Clairvaux, qui n’y répondit peut-être pas toujours au même diapason, et dont la nature de feu était beaucoup plus complexe, en bénéficia parmi beaucoup d’autres. Davantage, et de plus intime manière? ce n’est pas absolument prouvé.

Quelques années après cette joute, les deux hommes se retrouvaient en tout cas unis pour la défense de la chrétienté, non sans quelques nuances. A la mort du pape Honorius II, le cardinal Haimeric, chancelier de l’Eglise, redoutant les menées de la faction romaine des Pierleoni, avait fait brusquer le conclave et élire le cardinal Grégoire de Saint-Ange, qui prit le nom d’Innocent II. Si la procédure n’avait pas été très régulière, l’élu, quant à lui, était irréprochable. Mais loin de s’incliner, les opposants n’hésitèrent pas à déclencher un schisme, en élisant à leur tour, précisément, un Pierleoni, le cardinal de Saint-Calixte.

Les deux élus s’empressèrent de notifier leur élection, chacun pour sa part. A Rome, les Pierleoni triomphèrent; Innocent II jugea plus prudent de déguerpir et de porter sa cause en France, où il se savait des appuis, mais où sa venue précipitée provoquait aussi quelque embarras. Le prieur Guigue de Chartreuse avouait crûment sa perplexité : "Voyez le cas de conscience où nous sommes engagés : ou bien appeler bon ce qui est mauvais, et le Dieu qui nous régit ne nous le permet pas. Ou bien blâmer le Siège apostolique, et cela, qui l’oserait? Ou bien, et ce serait peut-être le plus sûr, nous taire tout à fait!"

Ce fut Pierre le Vénérable qui, sans réticence, accueillit à Cluny le pape proscrit, et cette réception équivalait à une reconnaissance canonique. D’instinct, le grand abbé discernait qu’au prix d’une élection contestable, la personnalité sans reproche d’Innocent II justifiait une adhésion lourde de conséquences. Le roi de France Louis VI, de son côté, faisait réunir à Etampes un concile auquel fut convié l’abbé de Clairvaux. Entre Innocent et son rival Anaclet, Bernard hésitait comme Guigue à prendre parti, les deux élections lui paraissant aussi irrégulières l’une que l’autre. Il fallut pour l’éclairer, a-t-on dit, une vision céleste, mais alors, il se donna à fond à la cause d’Innocent II. Huit années durant, Cîteaux et Cluny manœuvrèrent la main dans la main, le premier avec fougue et passion, le second avec souplesse, pour assurer le triomphe final. Longtemps encore, les deux abbés conserveraient, gravée dans leur cœur, l’impression de cette lutte, avec ses affres, ses péripéties, sa nécessité qui les soudait l’un à l’autre. Et Pierre le Vénérable montra tout au long de la crise que, si le bien de l’Eglise l’exigeait, il n’était pas "celui qui cède toujours". Il devait pourtant céder et s’incliner lorsque Bernard de Clairvaux obtint l’annulation de l’élection au siège épiscopal de Langres d’un clunisien, et son remplacement par le cistercien Geoffroy de Châtillon.

 

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Une telle souplesse n’était, au fond, qu’un des visages secondaires de la miséricorde miraculeusement humaine qui remplissait son âme. La générosité, la délicatesse affectueuse et, pourquoi le nier? l’indépendance délibérée, et sans réplique possible, avec lesquelles cette colonne de l’Eglise romaine reçut à Cluny le philosophe Abélard, condamné par un concile d’évêques dont le pape avait confirmé la sentence, déconcertèrent quelque peu les contemporains; mais elles sont inscrites dans la mémoire et la vénération de la postérité comme l’un des exemples les plus fulgurants de cette charité "qui trouve sa joie dans la vérité, excuse tout, croit tout et espère tout" (I Cor. 13), et qui représente aussi, pratiquée à pareil point, le plus difficile exercice de la conformité d’âme au Christ.

On connaît, en gros, l’aventure héroïque dont la sérénité de l’espace clunisien vit le dénouement. Pierre le Vénérable et Pierre Abélard ne s’ignoraient pas. Le premier avait, plusieurs années auparavant, essayé de sermonner avec douceur le jeune maître philosophe tout imbu de sa suffisance intellectuelle, et même de l’attirer à Cluny : on aurait dit qu’à vingt ans d’intervalle, il pressentait le drame. On sait comment l’œuvre d’Abélard, jugée hétérodoxe en plusieurs de ses chapitres, fut, en 1140, condamnée par le concile réuni à Sens à l’initiative de Bernard de Clairvaux. Ce ne fut pas, comme on l’écrit trop volontiers aujourd’hui, le triomphe des forces passives du conservatisme monastique sur l’intelligence universitaire avant la lettre, mais le choc de deux théologies dont il n’est plus possible maintenant de soutenir que l’une est supérieure à l’autre et définit ou désigne la seule route à suivre : soit la connaissance et, pour ainsi dire, l’épreuve intime et intuitive de Dieu par l’amour, d’une part; l’approche de Dieu par le raisonnement et le syllogisme, d’autre part. Ecrasé sans défense et vaincu par le nombre, Abélard fit appel au pape et s’ébranla pour Rome. Tel était, cependant, son délabrement physique, et si misérable apparut sa condition, que d’un geste merveilleusement intuitif, "Pierre le Vénérable parvint à retenir à Cluny cette âme déchirée, l’enveloppa de tendresse, l’apaisa sans l’humilier, la réconcilia avec l’Eglise en osant réclamer du pape, en des termes d’une noblesse et d’une élévation extraordinaires, la levée des censures qui frappaient le philosophe. Mieux : il fit accepter au vieux maître déchu la réconciliation avec celui-là même qui l’avait foudroyé, Bernard, abbé de Clairvaux"; car, soit dit par parenthèse, on ne voit nulle part que l’initiative en fût venue de ce dernier.

"Deux siècles de progrès et de compassion clunisiens aboutissaient à cet instant sans égal, qui les accomplit en apothéose et les consacre pour jamais. Quand, au prieuré de Saint-Marcel-lès-Chalon, mourut dans la paix de l’âme enfin trouvée celui qui avait été un moment l’orgueil de Paris, Pierre le Vénérable écrivit à l’abbesse Héloïse, amante éperdue des années triomphales, épouse soumise, puis, sur l’ordre docilement exécuté du maître, religieuse sans vocation, une lettre de ton sublime" : "Celui auquel tu t’es, après le lien charnel, unie par les chaînes tellement plus fortes et belles de l’amour divin, le Seigneur, à ta place, le réchauffe en Son sein comme un autre toi-même. Il se réserve de te le rendre quand, à la voix de l’archange, Il redescendra sur la terre, au son de la trompette divine."

Sept ans plus tôt, annonçant à ses frères le décès de leur mère, il leur avait écrit : "De même qu’en un jardin repose sa semence, ainsi reposent les corps dans les cimetières : eux qui, selon l’Apôtre, ne peuvent être vivifiés qu’à la condition d’être préalablement passés par la mort. Il leur faut pourrir ici-bas pour être en mesure de recouvrer leurs forces, se dessécher pour pouvoir fleurir, succomber pour resurgir, et mourir pour pouvoir vivre. L’hiver de la vie présente doit être subi, la rigueur des neiges et des pluies supportée avec constance aussi longtemps que demeurera secrète la douceur féconde des arbres, aussi longtemps que n’est pas encore apparu ce que vous vous apprêtez à être, aussi longtemps que votre vie est encore, avec le Christ, cachée en Dieu. Mais le temps va venir où, dans l’air rasséréné, un printemps éternel succédera aux tempêtes glacées; où le soleil, qui n’avait jamais disparu, illuminera de sa splendeur les ténèbres, refoulera de sa chaleur tout le froid de la terre, et, à la stupeur de la nature, illuminera le monde d’une lumière inconnue; à la vieille nuit révolue succédera le jour nouveau et sans fin. Alors la terre, accueillant une merveilleuse tiédeur, forcera la semence de vos corps à jaillir en fleurs et en fruits nouveaux, quand, selon l’apôtre Saint Paul, ‹ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, ce corps mortel revêtu l’immortalité›. Alors, vous chanterez de toute votre ferveur et dans la Réalité ce que vous chantez maintenant par la parole et par la foi. Des fleurs vont apparaître sur notre terre, et courant au-devant de l’Epoux avec vos lampes ardentes, vous accéderez aux noces qui ne finiront jamais."

 

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A propos de Pierre Abélard, des historiens ont été fort sévères, et non sans arguments, pour saint Bernard. Il est parfaitement exact, cependant, que l’intransigeance déployée par le grand docteur à son encontre a probablement sauvé l’Eglise catholique d’une crise de doute que l’insuffisance du vocabulaire philosophique et théologique du dialecticien n’eût pas manqué d’aggraver et de précipiter : l’expérience d’aujourd’hui montre que mieux vaut parfois un fort coup de frein qu’une fuite aventureuse en avant sur un pont sans garde-fous. A ce danger, l’abbé de Clairvaux eût impitoyablement sacrifié bien plus que la vie, et même que l’âme d’un homme! La démarche de Pierre le Vénérable n’était pas moins indispensable : sans nier les hérésies soupçonnées dans l’œuvre d’Abélard, puisqu’il invita le philosophe à les rétracter, il se fondait sur la soumission obtenue (même si, dans le fond de son cœur, il l’estimait cruelle), c’est-à-dire sur une intime pénétration psychologique du désarroi dans lequel la condamnation avait plongé l’âme de ce pur intellectuel, pour obtenir enfin d’elle qu’elle se ralliât à ce qu’il considérait, lui, comme infiniment supérieur aux engagements de tous les "professeurs de mensonge" : l’esprit de contemplation qu’à ses yeux, l’observance rigoureuse de la Règle suscite, à la condition que, selon saint Benoît lui-même, elle ait pour support permanent et absolu vis-à-vis de l’autre, fût-ce de celui qui ne pense et ne vit pas tout à fait comme vous, la compréhension et le respect qu’exige toute conscience humaine.

L’exceptionnelle intuition psychologique dont Pierre de Montboissier avait fait preuve envers l’abbesse Héloïse, aussi bien qu’envers le philosophe proscrit, était mise par lui, selon sa manière habituelle, douce, discrète et nuancée, au service d’abord du gouvernement de son ordre, ainsi qu’il va de soi, mais aussi des grandes préoccupations politiques, morales et philosophiques de l’époque, dans lesquelles il était, beaucoup plus qu’on ne pourrait le penser, résolument engagé. Il osa, contre l’opinion générale et la voix des plus hautes instances de l’Eglise, émettre sur l’utilité réelle de la croisade et, par voie de conséquence, sur l’hémorragie de bras dont elle appauvrissait l’Occident, des doutes explicites, exprimés notamment dans une lettre au pape Eugène III. A l’heure où s’épanouissait la vogue du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, il n’hésitait pas à lui faire quelque peu la moue, en opposant à ces aventures au long cours le mérite, plus pur à ses yeux, du pèlerinage quotidien de la vie spirituelle et matérielle.

Quant aux "Juifs", l’antisémitisme que lui prêtent, se trompant de siècle, certains historiens d’aujourd’hui procède directement des invectives, à peine moins véhémentes, que le Christ en personne décoche contre les pharisiens, scribes et docteurs de la loi, par Lui qualifiés de "race de vipères", de "sépulcres blanchis", d’"aveugles" auxquels un enfant en remontrerait ("engeance perverse et adultère", s’écriera-t-Il ailleurs), et de la malédiction qu’à plusieurs reprises, Il profère contre eux : à ces cibles déjà multiples, le théologien roman ajoute seulement les talmudistes. Ses outrances verbales étaient, de toute manière, compensées par la proscription, qu’il n’affichait pas moins fermement, de toute violence que les chrétiens seraient tentés d’exercer contre eux : qu’on les taxe, disait-il en substance, mais qu’on cesse de les frapper! Vis-à-vis de l’Islam, sa position, plus originale encore, rendrait un son presque moderne, par la tolérance (il faut risquer le mot) qu’elle propose. Il ne dissimulait pas son estime pour la ferveur religieuse dont témoignaient les Arabes, et que son ou ses voyages en Espagne (?) lui avaient permis de côtoyer. A la conquête par les armes de la guerre, il opposait les avantages d’une réciproque connaissance intellectuelle : tout comme, aujourd’hui, les adeptes de l’œcuménisme proclament que la lumière ne saurait jaillir jamais que d’un exposé loyal et sans détours de chacune des doctrines en présence. Il fit traduire le Coran en latin, puis en rédigea une réfutation théologique. Ne fallait-il pas, en vérité, l’immense prestige dont il jouissait en chrétienté pour qu’on ne l’accusât pas d’hétérodoxie ou, à tout le moins, d’imprudence?

Il faut cependant bien voir que ce souci d’œcuménisme avant la lettre — et la leçon, là encore, ne vaut peut-être pas seulement pour son temps — n’était possible qu’autant qu’il se fondait avant tout sur une parfaite orthodoxie catholique de doctrine et de théologie. L’un des biographes modernes de Pierre de Montboissier, Dom Jean Leclercq, a fort bien discerné que la spiritualité, si haute et rayonnante, de l’abbé procède et s’inspire de la méditation d’un des mystères les plus singuliers, peut-être, de l’Evangile : cette scène de la Transfiguration où le Christ, avant même Sa Passion et Sa Résurrection, se révèle en gloire à trois apôtres élus, et les inonde de Sa clarté. Pierre de Cluny est avec eux sur le Thabor, non pas prosterné comme un esclave tremblant, mais les bras et les yeux ouverts, éperdu d’un bonheur surhumain : "Il nous est bon d’être ici", s’était exclamé saint Pierre. Cependant, le commentaire de cette "illumination" ne saurait être isolé de tout un corps doctrinal réparti dans la correspondance de Pierre le Vénérable, non moins que dans ses grands traités théologiques : à commencer par celui qu’il consacra à la réfutation des erreurs de l’hérésiarque Pierre de Bruis. Avant tout autre, en effet, et surtout bien avant saint Bernard, il a flairé le danger que les prédications enflammées de ce sectaire faisaient courir à l’orthodoxie catholique. Leur nocivité s’accroissait de l’écho qu’elles rencontraient parmi le peuple, et non plus seulement chez "les philosophes et les savants" en théologie. De leur fatras passablement décousu, les propositions majeures qu’il extrait lui apparaissent entre toutes pernicieuses. Les Pétrobrusiens, en effet, condamnent le baptême des enfants; récusent les sanctuaires faits de main d’homme; brisent les croix; nient la Présence Réelle dans l’Eucharistie et refusent en conséquence la messe elle-même; rejettent ce qu’il convient d’appeler les "bonnes mœurs". Nil novi sub sole. L’argumentation serrée par laquelle l’abbé de Cluny les met l’une après l’autre en pièces n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité, mais son importance théologique est plus considérable encore, car le dogme de la Transsubstantiation, pierre d’angle de tout l’édifice catholique, y flotte pour ainsi dire à l’état latent : "En tout cela, la substance est changée, les espèces [species] conservées. Si la qualité du vin peut être changée en vinaigre sans que, par l’opération de la volonté divine, l’apparence en soit modifiée, la volonté et l’empire de Dieu, le Verbe Tout-Puissant ‹par Qui tout a été fait›, ne pourraient-ils donc commander que le pain fût fait Corps du Christ et le vin Son sang, leur substance fondamentalement changée sous l’apparence conservée?" (Traité contre les Pétrobrusiens)

Bien d’autres justifications pourraient être produites, qui sont comme l’exergue de la formulation dogmatique à venir. En fait, la méditation du sacrement de l’Autel, par-delà tous les événements et les agitations humaines auxquels l’abbé de Cluny fut mêlé, paraît avoir été la grande affaire de sa vie, et même de son gouvernement spirituel. A son service, il met, d’une part, la qualité d’un style latin impeccable, parfois éblouissant, émaillé souvent de formules heureuses et qui font choc; de l’autre, une intuition théologique qui lui permit de pressentir, avant beaucoup d’autres, les graves déviations en chaîne que risquaient de provoquer les enseignements et prédications hétérodoxes dont il était le témoin indigné. Cette double vertu, littéraire et psychologique, résultait chez lui, à l’évidence, d’une formation scolaire et d’une instruction générale fort supérieures à la moyenne de son temps, mais dont le succès, tel qu’il transparaît de toute son œuvre écrite et de ses lettres, ne peut s’expliquer que par une faculté naturelle d’assimilation assez exceptionnelle. Ni les biographes de Pierre de Montboissier (à commencer par le premier, le moine Raoul), ni l’écrivain lui-même n’ont cependant rien révélé de précis ni d’explicite à son propos; seuls permettent de l’imaginer les antécédents monastiques du futur abbé général, et les recoupements qu’ils suggèrent. C’est à Sauxillanges qu’il reçut sans nul doute les premiers rudiments de connaissance intellectuelle, notamment biblique. On le trouve un bref moment à Cluny même, avant la mort de saint Hugues, dont il reçut la bénédiction. Les fonctions qu’il assuma ensuite à Vézelay sont assez exactement connues. Son biographe le moine Raoul, en effet, le qualifie de "docteur des religieux et gardien de l’ordre", seniorum (une charte de 992-993 emploie ce terme pour désigner les moines de Cluny) doctor et custos ordinis; cette mission double excède de beaucoup celle de simple "régent des écoles" qui lui est d’habitude assignée. Après deux siècles et demi d’existence, l’abbaye de Vézelay possédait certainement quelques livres, à commencer par une bible complète. Il est de fait que les citations qui parsèment la volumineuse correspondance de Pierre le Vénérable, et dont M. Constable a dressé le répertoire, sont en grande majorité scripturaires, vétéro ou néo-testamentaires. Celles de saint Paul, reproduites parfois à plusieurs reprises, atteignent presque les deux cent; moins fréquentes sont celles des Pères de l’Eglise et des écrivains de la basse latinité, saint Benoît, saint Grégoire le Grand (beaucoup plus que saint Augustin). Quant aux écrivains de la latinité classique, la gamme s’étend de Cicéron à Calpurnius, César, Ennius, Horace, Lucain, Perse, Salluste, et Ovide enfin; c’est dire qu’elle est peu complète, et plutôt clairsemée.

Le priorat de Domène, que Pierre de Montboissier n’assuma que deux ans, fut sans doute trop bref pour lui laisser le loisir de profiter de la bibliothèque de la Chartreuse voisine, alors en cours de constitution; mais celle qu’il trouva à Cluny même, dès son accession à l’abbatiat, devait être déjà, selon certaines allusions de sa correspondance, assez riche en nombre et en matière pour lui permettre de parfaire encore sa culture, et il eut certainement à cœur de l’accroître, si l’on en juge par le catalogue qui en fut dressé peu de temps après sa mort. On peut aller plus loin; certains indices, rapprochés les uns des autres, incitent aujourd’hui à se demander si Pierre le Vénérable ne se préoccupa pas de rassembler à Cluny une école théologique qui se donnerait pour mission d’élucider le mystère de l’Eucharistie. Il profita en tout cas de la présence à Cluny de théologiens tels que le chanoine Alger de Liège ou le fameux évêque d’Autun, Etienne de Bagé, pour favoriser les recherches qu’ils menaient, chacun de son côté, sur le sacrement de l’Autel. Le premier pressent, moins précisément peut-être que Pierre le Vénérable, dont il était l’ami, le dogme de la Transsubstantiation. Un traité de l’Eucharistie, qu’une tradition remontant au xvie siècle attribue au second, emploie pour la première fois le terme transsubstantiare, que la dogmatique ne dépassera plus, tant il fut considéré comme adéquat à cet insondable mystère.

L’ordinateur a, paraît-il, souverainement démontré que la littérature de Pierre le Vénérable use, pour moitié, de mots d’origine savante, et pour une autre moitié, de termes d’inspiration populaire, ce qui donnerait à penser qu’elle ne visait pas uniquement les cénacles étroits de l’érudition de son temps et des spécialistes de cabinet, mais qu’à l’instar des sermons populaires de saint Odilon, elle cherchait à atteindre un public plus large, par le biais, notamment, des deux "Livres de Miracles". Les critiques ne voient ordinairement dans ces textes qu’une collection tant bien que mal réunie d’histoires désordonnées, dont plusieurs ne méritent qu’à peine le nom de "miracles"; en fait, la seule unité d’intention qui sous-tende ce recueil disparate et en explique le propos est bien l’illustration du sacrement de l’Autel. Elle est sous-jacente dans la majorité des récits, mais parfaitement explicite dans l’un des plus beaux qui y soient transcrits, et qui est tout simplement une vie de moine, "pure et innocente" parmi toutes les autres. Entré à Cluny sous saint Hugues, c’est à dessein que ce Gérard fut placé par Pierre le Vénérable à la tête du plus haut lieu de tout le pays clunisien : le prieuré fondé à la pointe du Mont d’Ajoux, sommet du massif beaujolais passé depuis sous le vocable de Saint-Rigaud. En une page d’évocation magnifique, le grand écrivain raconte comment, du haut de ce belvédère d’où la vue s’étend sur "les Alpes d’Italie et la majeure partie de la Gaule", le moine Gérard "assistait presque en permanence aux sacrifices de l’Autel. Il entourait d’une ferveur indicible cet ineffable Tuteur du monde, je veux dire le Corps et le Sang de notre Rédempteur, et Le servait par la célébration quotidienne de la messe."

"Plus les sens humains négligent les impressions d’en bas, et plus ils perçoivent celles d’En haut." La qualité du lieu où, chaque jour, l’hostie était ainsi élevée sur l’immensité de l’horizon, depuis le point précis sur lequel semble s’être construit tout l’espace clunisien, compte certainement pour beaucoup dans la puissance du symbole que l’écrivain assigne à cette très simple histoire. "Toute son espérance, conclut-il, le moine Gérard l’avait placée dans le sacrement du Corps et du Sang du Christ"; il fut, après sa mort elle-même, associé à une vision eucharistique dont devait bénéficier un moine de Cluny, et que ce dernier ne confia qu’à son abbé, lequel, convaincu par une irréfutable coïncidence, se porte garant de son authenticité (Miracles, 1, 8). L’éloge post mortem qu’il lui décerne dans une lettre adressée à son secrétaire Pierre de Poitiers résume admirablement le sens que Pierre le Vénérable attribuait à cette vie effacée, et l’exemple qu’il entendait qu’elle fût pour tout son ordre. "Je pose la question : en qui sera plus droitement accomplie la promesse du Seigneur disant : ‹Celui qui mange ma chair et boit mon Sang demeure en Moi, et Moi en Lui›… ‹Je suis le Pain vivant descendu du ciel; quiconque mangera de ce Pain vivra éternellement›? Oui, en qui donc la promesse sera-t-elle mieux remplie qu’en lui, qui, durant tout le temps qu’il a vécu, a reçu et assumé presque chaque jour pour sa vie le Pain vivant qui est le Corps de son Seigneur? Qu’il vive, dis-je, qu’il vive dans l’éternité, celui qui, avec le témoignage d’une conscience pure, a mangé sans cesse le Pain qui donne la Vie éternelle." (Lettre 58)

 

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Conviant ainsi la nature à l’attestation sacramentelle de l’Eucharistie, l’abbé de Cluny ne dut pas être moins étranger à cet autre mode de divulgation populaire que constitue sa représentation dans la pierre, aux derniers temps de la période romane. Il existe certainement un lien étroit entre son action théologique, toute centrée sur le mystère fondamental de la religion catholique, et les figurations de la Sainte Cène qu’on voit se multiplier vers le milieu du xiie siècle, notamment dans les pays du Rhône soumis quasi exclusivement à l’influence et au rayonnement de Cluny, et que, pour plus de force convaincante encore, on trouve associées, soit au Sacrifice de la Croix, soit à l’image du Christ ressuscité dans Sa gloire : Vandeins, Bellenaves, Neuilly-en-Donjon, Condrieu, Champagne-sur-Rhône, Vizille, Nantua. Le front septentrional du narthex de la priorale clunisienne de Charlieu et le portail rapporté de l’église de Saint-Julien-de-Jonzy se répartissent, eux, un cycle théologique complet, d’une concentration et d’une ampleur inégalées, qui achemine leur contemplateur, par une élévation graduelle, de la terre souillée par le péché (Luxure, ou Terra, ou la Grande prostituée?) à la trouble agitation du Sacrifice antique, à la paisible joie des Noces de Cana, à la Transfiguration, à la Fraction du pain qui révéla aux pèlerins d’Emmaüs l’identité du Compagnon qu’ils n’avaient pas reconnu, à la Pentecôte où la Vierge Mère est présente, et enfin, au Christ dans sa gloire, devant laquelle tout genou fléchit dans l’adoration.

Il n’en faut plus douter : comme saint Odilon s’abîmait, sans voix, devant le mystère de l’Humanité assumée : Tu, ad liberandum suscepturus hominem, non horruisti Virginis uterum, c’est à cette sublimité que s’arrête, éperdu, Pierre le Vénérable, et c’est en elle que réside le secret de son inépuisable charité. Signe des temps nouveaux : seul de la lignée des grands abbés qu’il clôt, "il n’a pas reçu la consécration officielle de l’Eglise", ainsi que l’observe encore le R.P. Leclercq; il ne fut en effet ni canonisé, ni même qualifié de bienheureux comme le pauvre Aimard. Mais en lui décernant dès son vivant le titre de Vénérable, les siens n’anticipaient pas sur le jugement de Dieu; ils se bornaient à constater l’évidence qui s’imposait à eux. En deux phrases lapidaires, comme s’il se les fût murmurées à lui-même, il a défini les moteurs de cette élévation. "Je suis celui qui cède toujours" : ainsi s’est-il dépeint un jour. Il eut une autre fois ce cri, qui est bien l’adage de sa fascinante personnalité : "Il ne faut pas blesser l’amour", Non lædendus est amor. Et encore, dans cette stupéfiante épître (192 de l’édition Constable), l’une des toutes dernières conservées sous son nom, et qu’à dessein, il adressait, au mois de mai 1152 selon cet érudit, à son ami et contradicteur occasionnel Bernard de Clairvaux : "Je suis assez porté de nature à pardonner, et l’expérience elle-même m’incline au pardon. J’ai accoutumé de souffrir, et j’ai accoutumé de pardonner. La certitude que je ne me vante pas par orgueil, je la trouve dans le schisme de Ponce! Alors, et tandis qu’un très grand nombre éludaient leurs responsabilités, et que s’accomplissaient des événements funestes, inouïs dans l’ordre monastique, nul jamais n’éprouva mon glaive, la pointe de mon épée ni la lame de ma framée; à peine entendit-on jamais une parole dure sortir de ma bouche. Ainsi ai-je agi à ce moment, ainsi ai-je agi souvent par la suite, à propos d’excès qui n’étaient peut-être pas aussi graves, mais l’étaient cependant et auraient mérité d’être sévèrement punis, si l’esprit de tolérance [tollerantia] n’avait intercédé."

Tolérance! c’est, pour ainsi dire, spontanément que le maître mot est tombé sous la plume de l’épistolier, et c’est sur lui qu’il faut conclure comme il l’a fait lui-même. Le recueil de ses lettres mises en ordre par Giles Constable s’achève sur ce terme : "Je ne veux pas perdre ma douceur", Nolo […] mansuetudinem meam perdere (Lettre 193, mai 1152). C’est à la Noël 1156 que Pierre de Montboissier rejoignit dans la Lumière éternelle le Christ ressuscité dont l’image et la méditation avaient gouverné sa vie. Le dernier des saints abbés de Cluny entra dans la gloire à l’heure même où le Fils de Dieu était né d’une Vierge pour le salut de tous les hommes. Les religieux chargés de la toilette funèbre virent le corps "plus pur que le verre et plus blanc que la neige resplendir comme d’une merveilleuse beauté céleste, éblouissant et déjà transfiguré". Qui aurait pu croire "que cette chair avait été naguère couverte du cilice, affaiblie par les jeûnes, usée par les méditations saintes et la contemplation, consumée dans les veilles"? On l’ensevelit au chœur de la grande église, près de l’autel de saint Jacques. Lors de fouilles exécutées en 1931 à cet emplacement, le professeur Conant découvrit, mêlés à des débris d’étoffe, quelques ossements qu’il fit protéger d’une feuille de plomb et d’une couche de sable avant de les rendre à la terre abbatiale.

 

VIII

LE SECRET DE CLUNY

 

Une page de l’histoire chrétienne se tournait. Dès la mort de Pierre le Vénérable, et comme pour le justifier devant la postérité, il sembla que, presque d’un seul coup, l’ordre clunisien s’effondrait; jamais il ne retrouverait sa splendeur ni son rayonnement. De 1156 à 1200 environ, ce ne sont pas moins de huit abbés qui se succédèrent, sans laisser beaucoup plus de traces que leurs noms en tête des chartes. Du moins cet effacement leur épargna-t-il, ainsi qu’à la congrégation, colosse aux pieds devenus fragiles, d’être trop directement engagés dans les turbulences religieuses de la fin du siècle, et dans le drame cathare en particulier. La crise financière, elle, bat son plein, malgré les mesures d’urgence prises par un ancien moine de Cluny, l’évêque de Winchester, Henri, excellent administrateur, que Pierre le Vénérable, le pape Adrien IV et le roi de France s’étaient résolus à rappeler en son abbaye d’origine, afin qu’il y rétablît la situation, en remboursant notamment les dettes sur sa propre bourse et en assainissant la gestion. L’immense empire, battu en brèche par celui que se conquiert en Europe l’ordre rival de Cîteaux, a cessé de s’accroître, et surtout, de nombreux indices montrent que le rayonnement spirituel de l’ordre a commencé de s’effriter, lors même qu’apparaissent de nouvelles formes d’engagement monastique : ordres militaires, franciscains, prêcheurs. Un recensement dressé après les ravages de la Peste Noire, qui sévit de 1346 à 1348, manifeste crûment la réduction du chiffre des abbayes et maisons affiliées, et la baisse sensible, parfois catastrophique, des effectifs.

A Cluny même, le recrutement paraît toutefois relativement stable; à la veille de la guerre de Cent ans, la communauté y rassemblait encore, en moyenne, un peu plus de deux cents religieux. Mais ce nombre traduit mal la réalité, sous-jacente aux chiffres, d’un affaissement des enthousiasmes et des énergies, d’une routine spirituelle, dont l’ordre, comme à bout de souffle, ne se relèvera plus. Il va compter encore de bons et grands abbés, mécènes, intendants et gestionnaires avisés, et vertueux par surcroît : des noms tels que ceux d’Yves Ier (1257-1275), Raymond de Cadoène (1400-1416), Eudes de La Perrière (1424-1457), Jean de Bourbon (1457-1485), qui fut évêque du Puy, et, au xviie siècle encore, du pieux réformateur Jacques de Vény d’Arbouze ne déshonorent pas la vieille congrégation affrontée à la concurrence des nouveaux ordres, à l’évolution des temps, au régime désastreux de la commende abbatiale et, enfin, à des déchirements intérieurs qui achèveront de la perdre.

Mais le registre de ses saints est définitivement clos! Pour six siècles, l’institut clunisien et l’abbaye mère devront tenir les yeux fixés sur la cohorte initiale, qui leur sert à la fois de justification et de "Légendaire" authentique; il n’est pas abusif de constater qu’elle continue d’éclairer leur longue course et d’en nourrir la fidélité. La référence aux saints abbés, la méditation de leurs exemples demeurent constantes. En 1614, Dom Martin Marrier, profès de Saint-Martin-des-Champs, élève à leur mémoire ce "monument historique" qu’est le recueil de la Bibliotheca cluniacensis. Au xviiie siècle encore, une édition complémentaire s’élabore, qui ne verra malheureusement pas le jour; puis un bourgeois clunisien, Philibert Bouché de La Bertilière, qui fut témoin des derniers temps de la grande abbaye, lui consacre une compilation fourmillant de notes et d’observations inédites, et ce rationaliste du siècle des lumières laisse plus d’une fois transparaître le respect que lui inspirent les hautes figures des premiers abbés.

Aux dernières années du siècle suivant, une tentative de restauration monastique conduite, sur les lieux mêmes, par Dom Lamey avorte misérablement dans l’équivoque et la discorde. Mais au moment précis où commençait d’être perpétré le massacre de la grande Eglise livrée à la cupidité de trois gredins, le nom de Cluny aura été providentiellement relevé par une jeune Bourguignonne de Seurre, Anne-Marie Javouhey, fondatrice d’une congrégation féminine qui a porté aux limites du monde le geste du baiser au lépreux, emportée par le même mouvement, a-t-on pu dire, que les oiseaux migrateurs traversant de leurs vols mystérieux les ciels de la vallée de la Saône. Hospitalières, éducatrices, de large et compatissante spiritualité, les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny continuent de se consacrer, en Europe et dans leurs missions lointaines, à l’assistance spirituelle et matérielle des plus démunis, de subvenir à toutes les formes de détresses humaines. Plus récemment encore, la communauté de Taizé a revendiqué et affirmé dès les origines sa part de l’héritage clunisien, la réconciliation que suggèrent, au premier contact, l’harmonie des espaces dilatés aux quatre vents et l’intimité paisible et recueillie de la minuscule église romane qui, tout imprégnée des souvenirs et du voisinage clunisiens, avait, durant les premières années, abrité la prière collective des frères.

Sur les raisons exactes d’un pareil et aussi durable prestige, de cette transmission quasi héréditaire d’une transcendance spirituelle qui n’a pas d’équivalent dans toute l’histoire chrétienne, les historiens modernes demeurent partagés, et les motifs qu’ils avancent n’emportent pas toujours la conviction. Les uns allèguent la longévité des abbés, et la durée des abbatiats. Mais celle-ci ne devint exceptionnelle, on l’a suffisamment rappelé, que pour trois d’entre eux. Bernon n’avait siégé que dix-sept ans; les abbatiats d’Odon et d’Aimard furent plus brefs encore : quatorze et treize ans. Mayeul, le premier, eut un abbatiat long de quarante années; Odilon le dépasse de loin avec cinquante-cinq ans, et Hugues, davantage encore avec soixante années! Tout de suite après lui, c’est à treize ans que retombe l’abbatiat de Ponce de Melgueil, interrompu, il est vrai, par sa démission fracassante, et Pierre de Montboissier siégera, lui, trente-cinq années.

D’ailleurs, la longévité serait-elle toujours facteur de succès ou de rayonnement? Que de fois elle signifie au contraire routine et encroûtement! Ce risque, il est vrai, n’était pas à craindre à Cluny; les trois "vieux abbés", entourés de vénération, surent y sauvegarder une jeunesse et une alacrité non seulement intellectuelle, mais physique, qui emportait tout le monastère dans son élan. C’est à l’âge de quatre-vingts ans que l’infatigable Mayeul s’ébranle encore, à la demande du roi Hugues Capet, pour réformer l’abbaye de Saint-Denis, et meurt en chemin, ainsi qu’on l’a dit, au prieuré de Souvigny. En ce même lieu décédera saint Odilon lui-même : lequel, âgé, lui, de quatre-vingt-sept ans, avait cru devoir, à peine remis des fatigues d’un dernier voyage à Rome, entreprendre une tournée à travers les prieurés clunisiens (1048)! Et c’est à plus de soixante ans, âge où, d’habitude, s’endort quelque peu l’initiative, que saint Hugues décide la construction de l’immense abbatiale, dont on imagine bien que les multiples tracas durent occuper sans répit les vingt dernières années de sa très longue vie, même si, avec sagesse et lucidité, il avait prévu de se faire efficacement seconder dans une pareille tâche. Elle surpasserait, de fait, les forces d’un seul homme.

Pour d’autres, l’essor de Cluny — abbaye, puis congrégation — aurait été grandement favorisé par l’habileté politique que les abbés des xe et xie siècles déployèrent à se chercher de profitables amitiés parmi les grands du monde laïque, empereur et rois en premier. Il est bien certain que, tributaires d’un temps où les pouvoirs religieux et civils étaient étroitement imbriqués, ni les monastères, ni même les évêchés ne pouvaient survivre sans s’acquérir des appuis et des protections utiles auprès de ceux qu’ils savaient en état de les leur apporter. La fragile Eglise du xe siècle, une papauté vacillante et discréditée persistaient à cultiver le mirage d’une étroite union, à forme de condominium, entre le Sacerdoce et l’Empire. L’illusion avait encore été caressée par le pape de l’an mille, Sylvestre II, mais avant même Grégoire VII, les papes du xie siècle durent y renoncer de plus ou moins bon gré, car il ne pouvait leur échapper que la poursuite d’un tel rêve n’aboutirait qu’à une sujétion totale de l’Eglise romaine entre les mains de pouvoirs politiques sans scrupules, acharnés à disposer selon leur gré des bénéfices ecclésiastiques par des élections ou nominations de complaisance.

L’histoire de Cluny démontre qu’en fait, c’est à Mayeul seulement que profitèrent les amitiés politiques qu’il s’était acquises, allemandes et italiennes en particulier; mais elle enseigne avec une égale évidence qu’Odilon de Mercœur n’avait, quant à lui, rien d’une tête politique! Plus d’une fois, on le vit s’empêtrer dans les affaires du siècle, parce qu’il lui arrivait, dans son humble candeur, de se tromper d’amis ou de choisir ceux-ci au mépris de toute opportunité immédiate ou affective. Soit dit en passant, Hugues de Semur ne devait pas agir d’autre manière lorsqu’à Canossa, les destins de l’Empire germanique reposèrent entre ses mains : que fût-il arrivé, encore une fois, s’il s’était alors déclaré pour celui qui était son filleul, et qu’il persistait à aimer d’une affection qui paraît avoir été sincère! Les bons offices que les deux parties escomptaient de sa présence le plaçaient assez exactement entre l’enclume et le marteau, au risque de s’attirer la rancune de l’une autant que de l’autre : Henri IV, parce que l’abbé de Cluny, en cette heure dramatique, ne l’avait ni rejoint ni soutenu; Grégoire VII, parce qu’il avait intercédé et demandé grâce pour celui que l’intraitable pape entendait bien enfoncer jusqu’au cou dans la neige et le froid.

On ne pense pas davantage que le Cluny de l’apogée se fût imposé par son prestige intellectuel, et notamment par un quelconque renom de ses écoles. Le professeur Conant concède à celles-ci tellement peu d’importance qu’il ne les localise même pas dans ses reconstitutions graphiques des vastes bâtiments abbatiaux, ni ne les cite dans le texte de son "Cluny, églises et maisons", bilan d’une vie de recherches et de fouilles sur le terrain. Les plans et dessins anciens ne les désignant pas davantage, l’on ne sait où les situer. Elles n’atteignirent jamais, de toute manière, la réputation des écoles monastiques de Fleury-sur-Loire ou de Saint-Denis, pépinières de lettrés, ou, dans l’ordre séculier, des célèbres et très fréquentées écoles épiscopales de Chartres : s’il en avait été autrement, les apologistes de Cluny et de ses abbés des xie et xiie siècles n’auraient pas manqué de le signaler. Quant aux écrits de ceux-ci, il aurait fallu beaucoup plus que le traité des Collationes, d’ailleurs tombé assez vite dans un complet oubli, ou que la Vie de saint Géraud d’Aurillac, qui se lit plus aisément, pour assurer la renommée d’un Odon de Touraine. Le saint Odilon des grandes homélies avait en tête des préoccupations tout autres que littéraires, et les talents de théologien, voire de pamphlétaire, d’épistolier, de conteur d’un Pierre le Vénérable, incontestables, ne sont qu’une des facettes de sa multiple personnalité.

Dans l’esprit du grand public et de plus d’un savant enfin, le prestige de Cluny tiendrait avant tout, et presque exclusivement, à la grandiose qualité de ses monuments, à en juger du moins par le peu qu’il en reste. L’occasion est bonne d’opposer, non sans arrière-pensée, le luxe clunisien, facteur de dévergondage spirituel, à la pure beauté nue de l’architecture cistercienne. Le poncif a la vie dure, mais il appelle une double remarque. D’abord, dans la lignée des grands abbés, deux seulement peuvent être, d’après leurs mémorialistes, qualifiés de mécènes en la matière, et de grands bâtisseurs : Odilon, et surtout, il va de soi, Hugues. On est frappé cependant du peu de place que les mémorialistes concèdent, dans leurs recensions des titres de chacun d’eux, à leurs ouvrages de construction (on comparera utilement celles-ci à la longue et précise description que le Guide du pèlerin de Saint-Jacques donnait, à peu près au même moment, de la cathédrale de Compostelle). Ensuite, bien d’autres qu’eux intervinrent dans la rénovation générale des "basiliques" qui suivit l’an mille et, coupée par la "grande mortalité" de 1031-1033, reprit de plus belle à partir de la seconde moitié du xie siècle : Saint-Bénigne de Dijon, Tournus, Chalon et Mâcon, Perrecy-les-Forges, Bernay, Fleury, Saint-Michel de Cuxa, et l’on en passe. Aucun de leurs bâtisseurs n’a atteint une renommée spirituelle comparable à celle d’un Hugues de Semur, et celle-ci procède de beaucoup d’autres raisons.

Dès l’origine, ce ne sont nullement des objectifs artistiques ou intellectuels qui, on l’a suffisamment vu, avaient été assignés à la jeune fondation. La charte du duc Guillaume, en premier, évoquait expressément "l’unité de foi" que doivent observer ceux qui attendent la miséricorde du Christ, et pour lesquels elle n’est pas seulement la source "unique de l’espérance" du monde, mais aussi le facteur le plus décisif d’épanouissement, "de lumière et de paix", d’unanimité. Le véritable triomphe de Cluny n’a sans doute été dû qu’à la fidélité que, durant plus de deux siècles, il sut observer au précepte initial, et à l’usage pratique qu’il en fit.

Caritas et Amor. C’est bien, en définitive et par-dessus tout, l’Amour qui illumine chacun des chaînons de cette incomparable lignée. Tous à leur manière, les saints abbés, loin de se retrancher dans les refuges sécurisants de la retraite monastique et de s’évader du monde ambiant parcouru de tempêtes, assumèrent leur temps dans son entier, dans ses faiblesses comme dans sa puissance, et l’imprégnèrent d’un modèle de charité évangélique dont le geste de Pierre le Vénérable envers Abélard constitue à la fois le symbole le plus expressif, le résumé et la conclusion sublime. A tous ceux qui auraient pu être, ou seraient encore aujourd’hui, tentés de craindre que la contemplation monastique ne détourne du devoir social, ils infligeaient, avec dix siècles d’avance, le plus serein démenti. Leur efficacité ne fut à tel point parfaite que dans la mesure où elle était demeurée toujours établie sur la vision de Dieu siégeant dans Sa gloire, et sur l’Humanité assumée du Christ.

Il convient une bonne fois d’admettre cette vérité d’évidence : là, bien plus encore que dans les expressions de l’art, si éclatantes soient-elles, résident la véritable grandeur de Cluny, son génie propre et la pérennité de son message. Certes, l’action civilisatrice, économique et artistique du grand foyer ne saurait être, sans injustice, sous-estimée. Mais le secret de son rayonnement réside à un plus haut et plus impondérable niveau : dans l’air, inégalable à tous points de vue, qu’on y respirait, composé à parts égales de concorde mutuelle, d’entraide et de joie quotidienne, servies par la liturgie et débouchant sur l’indulgence et la compassion d’autrui, au sens le plus général du terme, tel qu’après tant de siècles, il persiste à imprégner encore les lieux qu’il avait sanctifiés. Ne serait-ce qu’à ce titre, c’est au pape Grégoire VII que doit revenir le dernier mot, lorsque, devant les prélats du concile réuni à Rome en 1080, et pour ainsi dire à la face de la chrétienté, il décernait à Cluny un hommage dont aucun jugement ultérieur n’a pu ternir l’éclat : "Entre tous les nobles monastères fondés au-delà des monts à la gloire du Dieu Tout-Puissant et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, il en est un qui est le bien propre de saint Pierre, et qui est uni à l’Eglise de Rome par un droit spécial : Cluny! Voué principalement, dès sa fondation, à l’honneur et à la défense du Siège apostolique, il est arrivé sous de saints abbés, par la grâce et la clémence divines, à une telle sainteté qu’il surpasse tous les monastères d’outre-monts dans le service de Dieu et la ferveur spirituelle. Autant que j’en puisse juger, et bien qu’un grand nombre soient plus anciens que lui, nul autre ne l’égale, car il n’y a pas eu à Cluny un seul abbé qui n’ait été un saint."

C’est un fait d’histoire qu’à l’origine de la plupart des ordres religieux, quelle qu’en soit l’époque, on trouve un saint ou une sainte, qui constitue en quelque sorte la caution divine et ecclésiale de la fondation. Mais Grégoire avait dit vrai : le privilège de Cluny, et on le croit exclusif, est bien que, sur un laps de temps de deux siècles et demi (910 à 1156 : un peu plus que l’intervalle qui sépare de notre temps la Révolution française), il n’y eut, à une exception près, aucun de ses abbés qui n’ait été à sa manière un saint, ou n’eût mérité de l’être. Et chacun d’eux, l’un suivant l’autre, devait ajouter une dimension ou un élargissement aux critères objectifs de sainteté reconnus à ses prédécesseurs. Comme on comprend, décidément, qu’au moins jusqu’à la contestation universitaire récente, qui a étendu sur la pensée et le cœur le plus grand voile d’obscurcissement qu’ait jamais connu l’histoire intellectuelle et religieuse, la postérité soit demeurée fascinée par l’irradiation de cet exceptionnel foyer, qui persistait à la réchauffer lors même qu’il s’était depuis longtemps éteint, à la façon de ces étoiles mortes depuis des siècles et dont la lumière continue, tel un point d’irréductible espérance, de transpercer l’opacité de la nuit!

 

Éléments bibliographiques

 

I. Sources

 

La nomenclature des Vies anciennes des saints abbés a été publiée par Auguste Molinier, dans : Les sources de l’histoire de France, Paris, Picard, tome II, 1902, n° 2009 à 2020. On ne retiendra ici que les principales :

— Vie de saint Odon, par Jean de Salerne, dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 14 et suiv.; Vie de saint Odon, par Nalgod, dans : Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, tome V, p. 186-199.

— Vie de saint Mayeul, par saint Odilon, dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 279; Vie de saint Mayeul, par le moine Syrus, dans : Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, tome V, p. 786-810, et Acta sanctorum, mai, II, 668-684.

— Vie de saint Odilon, par le moine Jotsaud, dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 813 et suiv., et dans : Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, tome VI, I, p. 679-710; Vie de saint Odilon, par Pierre Damien, dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 315 et suiv.; Elégie de Jotsaud sur la mort de saint Odilon, ibid., col. 329.

— Vie de saint Hugues, par le moine Gilon, dans : Dom L’Huillier, Vie de saint Hugues, abbé de Cluny, 1888, p. 574 et suiv.; Vie de saint Hugues, par Hildebert de Lavardin, dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 413 et suiv.

— Vie de Pierre le Vénérable, par le moine Raoul, dans Patrologie latine, tome 189, p. 10 et suiv.

On ajoutera à ces vies détaillées les résumés de la Chronologie des abbés de Cluny, publiée dans : Bibliotheca cluniacensis, col. 1617 et suiv., et de la Chronique de Cluny, ibid., col. 1627 et suiv.

Enfin, sur l’activité des saints abbés, le Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, publié par A. Bernard et A. Bruel (1876-1903), fourmille d’informations. Voir notamment les chartes 112 à 4190, qui couvrent la période de 910 à Noël 1156.

 

II. Bibliographie sommaire

 

Parmi la bibliographie très copieuse de l’histoire clunisienne, et à s’en tenir aux titres français les plus accessibles et devenus des classiques, l’ouvrage de J.-Henry Pignot, Histoire de l’ordre de Cluny depuis la fondation de l’abbaye jusqu’à la mort de Pierre le Vénérable, Autun-Paris, 1868, 3 vol. in-8°, garde toute sa valeur; beaucoup plus récent, le livre de H. Marcel Pacaut, L’ordre de Cluny, Paris, Fayard, 1986, offre un résumé excellent et très évocateur de l’histoire de l’abbaye et de l’ordre.

— Sur l’abbé Bernon, voir notamment l’article du chanoine M. Chaume, dans la Revue Mabillon, 1939, p. 41 à 61.

— Sur saint Odon, ibid., 1940, p. 33 à 62.

— Sur saint Mayeul, voir abbé L. J. Ogerdias, Vie de saint Mayol, abbé de Cluny, Moulins-Paris, 1877, in-8° (vieilli).

— Sur saint Odilon, abbé P. Jardet, Saint Odilon, abbé de Cluny. Sa vie, son temps, ses œuvres (962-1049), Lyon, Vitte, 1898, in-8°; et, plus récemment, l’ouvrage de Dom J. Hourlier, Louvain, Publ. Universitaires, 1964, in-8°.

— Sur saint Hugues, Dom L’Huillier, Vie de saint Hugues, abbé de Cluny, Solesmes, 1888, in-8°.

— Sur Pierre le Vénérable, voir le beau livre de Dom J. Leclercq, Editions de Fontenelle, 1946, in-8°, ainsi que le recueil d’études publiées en 1956, à l’occasion du huitième centenaire de sa mort, par les Studia Anselmiana. Il convient de le compléter par la thèse, encore inédite, de Dom Etienne Henry, prieur de l’abbaye de Randol, sur La doctrine eucharistique de Pierre le Vénérable, Fribourg, 1985; elle est essentielle à la compréhension du grand théologien.

 

III

 

On indique enfin ci-dessous une liste, non exhaustive, des pages consacrées naguère à divers aspects de l’histoire de Cluny au temps des grands abbés, et réparties dans plusieurs ouvrages; en vertu de la maxime, qui ne vaut pas seulement pour la politique, "qu’on prend les mêmes, s’ils ont donné satisfaction, et l’on recommence", on n’a pas hésité à en incorporer et regrouper ici et là quelques fragments dans le présent exposé.

Généralités :

Le déclin de Cluny, dans Francesco di Assisi, Jaca Book, 1990 (35 pages sur deux colonnes). Texte français dans : François d’Assise, Albin Michel, 1991.

Abbés :

Ecrits des saints abbés de Cluny, Namur, éditions du Soleil Levant, 1960, 184 pages.

Les saints de Cluny, dans : Routes romanes, Zodiaque, tome I, 1982, p. 293-321.

Saint Odilon et saint Hugues, dans : Evocation de la chrétienté romane, Zodiaque, première édition 1968 (rééd.), p. 95-139.

Ponce de Melgueil et Pierre le Vénérable, ibid., p. 287-335.

Pierre le Vénérable : La Dispute et la Grâce. Essai sur la Rédemption d’Abélard, Paris, Belles-Lettres, 1959, 94 pages.

 

Architecture :

Bourgogne romane, Zodiaque, 5e à 8e édition (1ère édition : 1968). Cluny occupe les pages 97 à 140 (illustrations comprises).

Invention de l’architecture romane (ibid.); 1ère édition 1970 (deux rééditions). Thèmes divers :

— L’architecture (p. 37-40);

— Consécration du maître-autel (p. 81-82);

— Dédicace (p. 89-92);

— Plan et structure du chevet (p. 264-265);

— Narthex (p. 283-290);

— Voûtement (p. 427-438);

— "L’école clunisienne" (p. 105).

France romane. Zodiaque, tome 2, 1991 (in-4°). "La révolution de Cluny" occupe les pages 11 à 72, illustrations comprises.

Sculpture :

Floraison de la sculpture romane, Zodiaque, 1973-1976 – Tome I, p. 393-411; Tome 2, p. 127-184 (illustrations comprises).

Peinture (Berzé, chapelle des moines) :

Bourgogne romane, p. 143-150.

Révélation de la peinture romane, Zodiaque, 1980, p.209-213.

Prieuré :

Paray-le-Monial. Etude archéologique, dans l’ouvrage de ce titre, 1992, 49 pages, sur deux colonnes.

Environnement, domaine :

Le Canton de Cluny. Communes rurales (plusieurs prieurés analysés). Collection : Histoire et Monuments de Saône-et-Loire, publiée sous les auspices du Conseil général. Direction générale et rédaction : Anne-Marie Oursel. 1988-1993, tomes 1 à 6; en tout, 905 pages.

Cluny et le pèlerinage de Compostelle :

Cluny et le Camino, dans : Saint-Jacques de Compostelle. Mille ans de pèlerinage en Europe, ouvrage collectif, Desclée de Brouwer, 1993, p. 115-146. Edition italienne : Milan, Jaca Book, 1993.

 

 

 

Années Principales dates clunisiennes

910 Fondation de l’abbaye de Cluny par le duc d’Aquitaine Guillaume le Pieux.

927 Mort de l’abbé Bernon. Début de l’abbatiat d’Odon de Touraine.

941 Démission d’Odon. Election d’Aimard.

944 Mort de saint Odon.

948 Début de la construction de l’église Saint-Pierre-le-Vieux (Cluny II).

954 Résignation, par Aimard, de sa charge abbatiale au profit de Mayeul.

981 Consécration de l’église Saint-Pierre-le-Vieux.

993-94 Résignation, par Mayeul, de sa charge abbatiale au profit d’Odilon de Mercœur.

994 Mort de saint Mayeul à Souvigny.

998 Institution par saint Odilon de la Commémoraison des défunts.

1049 Election d’Hugues de Semur.

1055 Fondation du prieuré de moniales de Marcigny.

1086-88 Début de la construction de la nouvelle église (Cluny III).

 

 

 

Années Principaux papes

 

998 Election du pape

1003 Mort de Sylvestre II.

1049 Election de Léon IX.

1050 Election de Nicolas II.

1073 Election de Grégoire VII.

1085 Mort de Grégoire VII.

1088 Election d’Urbain II.

1110 Election de Ponce de Melgueil.

 

 

 

Années Principaux règnes et dates historiques

 

911 Les Normands sont établis en Basse-Seine par le roi Charles le Simple.

936 Election d’Otton Ier, roi des Allemands.

937 Grande invasion hongroise en Bourgogne.

955 Victoire d’Otton Ier sur les Hongrois au Lechfeld.

962 Couronnement impérial d’Otton Ier à Rome.

972 Les Sarrasins sont débusqués du Freinet.

987 Election du roi de France Hugues Capet.

995 Avènement du roi de France Robert II.

996 Majorité d’Otton III.

998 Sylvestre II (Gerbert d’Aurillac).

1002 Mort de l’empereur Otton III. Avènement d’Henri II.

1024 Avènement du roi des Allemands Conrad II.

1031 Avènement du roi de France Henri Ier.

1033 Avènement du roi des Allemands Henri III. Le comte de Castille Ferdinand Ier prend le titre de roi.

1059 Avènement d’Henri IV, roi des Allemands.

1060 Avènement du roi de France Philippe Ier.

1065 Mort du roi Ferdinand de Castille. Avènement de son fils Alphonse VI, roi de León, puis de Castille.

1077 Canossa.

1108 Avènement du roi de France Louis VI.

1109 Mort d’Alphonse VI, roi de Castille.

 

 

 

 

Achevé d’imprimer sur les presses de l’abbaye Sainte-Madeleine

du Barroux le 2 février 2000 en la fête de la présentation au Temple