L’art baroque

 

Emile BERTHOUD

 

Articles parus dans Esprit et Vie,

n° 15, août 2000, p. 33-36, n° 16, août 2000, p. 34-36 et n° 17, septembre 2000, p. 34-37.

 

 

Quand nous avons étudié l’art de Michel-Ange, nous avons dit qu’en peignant son Jugement Dernier, ce génie universel inaugurait une nouvelle forme de l’art : celle du Maniérisme. Ce style anti-classique succédait à celui de la Renaissance. Il était caractérisé par son subjectivisme, sa fantaisie, son amour de ce qui est étrange et son animation.

Puis, nous avons dit que, parallèlement à cet art, né d’une aspiration profane, un autre art s’était développé dans le même temps, en Italie. Cet art, lui, devait le jour à une autre aspiration, purement religieuse celle-là, issue de la crise provoquée par la Réforme et de la crise intérieure de l’Église. Cette aspiration portait les esprits vers un renouveau de la vie religieuse, vers une pureté plus grande des mœurs et vers un approfondissement de la foi.

¨ Contexte historique : le renouveau catholique

Sous l’influence des nouveaux ordres religieux, en particulier de celui des jésuites, puis sous celle du concile de Trente, un nouvel humanisme chrétien était né et avait entraîné la formation d’un art nouveau. Cet art était austère, ennemi de l’ostentation : c’est pour cela, par exemple, qu’il avait supprimé des façades les colonnes de la Renaissance et les avait remplacées par des pilastres. Cet art sévère, réglementé, nous l’avons appelé : L’art de la Réforme catholique (voir Esprit et Vie, n° 8 à 11, 2000). Il était l’expression d’une Église pénitente, sur la défensive, grave, austère, et tendue. Ce n’était donc qu’un art de transition, car tous ces caractères sont loin d’être les caractères fondamentaux du catholicisme qui, au contraire, porte en lui la source de l’épanouissement, de la joie et de la liberté d’expression. De fait, déjà dans les dernières années du xvie siècle, et surtout dans le premier quart du xviie, l’état d’esprit, à Rome principalement, allait totalement changer.

Peu à peu, l’Église retrouvait sa vigueur. Elle reprenait partout l’initiative, et cela n’irait qu’en s’accentuant tout au long du xviie siècle. Le nouvel ordre des jésuites n’était pas étranger à cet esprit de reconquête. Ordre militant, missionnaire et enseignant, les jésuites, qui étaient environ un millier à la mort de leur fondateur Ignace de Loyola, en 1556, étaient dix mille en 1608. Leur souci principal était de rendre l’Église parfaitement adaptée à son époque, " modernisée " en un mot, dans tous les domaines, même celui de l’art.

L’esprit de reconquête était général. Pendant qu’à leur table de travail ou dans leur chaire de professeurs, théologiens et hommes de science défendaient la foi contre l’hérésie, de véritables missionnaires se mesuraient avec l’hérésie elle-même, chez elle.

En Angleterre, le P. Edmond Campion, un Jésuite, rejoignait d’autres missionnaires en 1580. Alors que les martyrs de la foi tombaient sous d’horribles supplices, Campion, aidé par son confrère Robert Persons, redonnait courage aux catholiques persécutés, écrivait à la reine Elisabeth pour proclamer, à la fois, la fidélité de ces catholiques au pape et à la couronne d’Angleterre, reformait une opinion et une communauté catholiques. Il faisait tout cela en une année, car, lui aussi était pendu et écartelé à Tyburn, le 1er décembre 1581.

En Allemagne, le Néerlandais Pierre Canisius, un autre Jésuite, allait reconquérir au catholicisme, pendant cinquante ans, une foule de protestants et redonner une merveilleuse vigueur au catholicisme en proie jusque-là au défaitisme.

En Savoie, le jeune prévôt du Chapitre, François de Sales, proclamait au début de l’année 1594 : " C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut la reconquérir… " En quatre ans d’efforts opiniâtres, il ramenait à la foi catholique vingt mille Chablaisiens, passés à la Réforme calviniste.

Ce ne sont là que des exemples. Partout en Europe, un formidable élan missionnaire redonnait joie, fierté et confiance à l’Église de Rome.

Mais c’est surtout dans le monde infidèle d’Asie, d’Amérique et d’Afrique, que l’Église étendait son influence. François-Xavier, un Jésuite encore, lui avait ouvert les portes de l’Extrême-Orient. L’Inde, Ceylan, les Moluques, Malacca, puis le Japon et les Philippines voyaient se fonder des chrétientés dont la foi allait résister au martyre. En 1582, cinq jésuites arrivaient en Chine sous la conduite du P. Ricci. Celui-ci connaissait Confucius et la sagesse chinoise. Il adoptait de la Chine tout ce qu’il pouvait : le costume, la nourriture, la langue, la politesse, le savoir. Horloger, musicien, astronome, philosophe, il était de plain-pied avec les mandarins et les lettrés, et le message chrétien passait par ses conférences et ses ouvrages, un message chrétien qui conservait leurs places aux valeurs chinoises : piété filiale, culte des morts, honneurs à Confucius. Les convertis d’élite, mandarins, savants, même un prince impérial, se multipliaient, jusqu’à Pékin où Ricci prenait pied en 1601. Celui-ci mourait en 1610, mais de nombreuses chrétientés étaient fondées, riches de promesses, et déjà un clergé chinois était en formation.

Le P. de Nobili faisait la même chose aux Indes.

En Afrique, à Madagascar, les carmes, les franciscains, les jésuites, plus tard les lazaristes français, répandaient partout l’Évangile. Dans l’Angola, la reine Jinga se convertira en 1647.

En Amérique latine, les Églises du Mexique et du Pérou étaient en plein essor dès la fin du xvie siècle. Les universités de Santa Fe, de Bogota, de Lima, de La Paz, puis de Charcas, étaient fondées au début du xviie siècle. Pour sauver les Indiens du Paraguay, puis ceux de l’Uruguay et les protéger contre les exactions des autorités et des mercantis de tous ordres, les jésuites fondaient leurs célèbres Réductions en 1611.

Enfin, en 1608, Champlain, aidé par les jésuites, fondait Québec, et ouvrait l’Amérique du Nord à l’Église.

Il est évident que cette impressionnante série de succès missionnaires allait donner à l’Église de Rome une nouvelle conscience de sa puissance, de sa force et de sa grandeur. Si l’on y ajoute le recul politique et militaire des protestants d’Allemagne avec la guerre de Trente Ans (1618-1648), la reconquête de la Bohême en 1620 par les troupes catholiques de Tilly, on comprendra mieux encore comment l’esprit de Rome pouvait être différent, au début du xviie siècle, de ce qu’il avait été au moment de la Réforme et du concile de Trente. Il faudrait encore ajouter à cela la victoire décisive sur les Turcs qui avait eu lieu à Lépante quelques années auparavant (1577).

Cette résurrection morale s’accompagnait, d’ailleurs, d’une résurrection économique. Pendant près de deux cents ans, Rome allait devenir un véritable havre de paix et de prospérité matérielle dans lequel un nouvel humanisme catholique allait pouvoir naître, s’épanouir et donner du fruit, en particulier dans le domaine de l’art.

¨ L’Église, promotrice et régente d’une nouvelle culture

De tout le renouveau catholique, dont nous venons d’énumérer quelques causes, était sortie une incontestable communauté de culture, dont l’Église avait été la promotrice et la régente. Elle avait reconstruit une nouvelle personnalité de l’homme en confortant son intelligence par la fermeté de son affirmation dogmatique ; sa volonté, par la remise en honneur des vertus morales ; et sa sensibilité, par le rappel de l’amour divin au xviie siècle. Dans tous les domaines, une période nouvelle s’ouvrait dans l’Europe catholique et surtout à Rome. C’était une période où l’on savourait les résultats acquis et payés chèrement. C’était une période de détente, de satisfaction. Automatiquement, cela va se vérifier dans l’art car celui-ci va pouvoir s’exercer dans des conditions exceptionnellement favorables pour trois raisons :

§ D’abord, les papes, les ordres religieux et même les personnages importants, qui sont désireux d’extérioriser, d’exprimer, de concrétiser cette nouvelle situation confortable, disposent de ressources considérables et n’éprouvent donc pas le besoin de modérer leurs désirs.

§ D’autre part, après les dures guerres d’Italie au xvie siècle, la " Reconstruction " après les guerres dites " de religion " qui avaient accumulé les ruines en de nombreux pays, le goût renouvelé de l’urbanisme, l’accroissement de la population des villes, multiplient les exigences de bâtiments religieux neufs. En même temps, les mêmes facteurs, conjugués avec la modification de l’état d’esprit et des mœurs, rendent nécessaires des aménagements ou des reprises dans des églises ou des demeures privées épargnées par le malheur des temps. La commande est donc là, généreuse, parfois pressée, toujours et partout abondante.

§ Enfin, alors que la seconde moitié du xvie siècle avait été caractérisée par la raréfaction des artistes de qualité, ils abondent, au contraire, à l’aube du xviie siècle. Ces architectes, ces décorateurs, vont savoir faire face à la demande, bâtir vite, adapter les styles devenus traditionnels depuis deux cents ans, inventer de nouveaux thèmes et de nouveaux symbolismes. Ils vont savoir, surtout, innover dans la conception et dans la réalisation, adopter le langage plastique qui fait écho à la mentalité et aux préoccupations de leurs contemporains, ce qui est d’une importance capitale. Ils vont savoir combler tous les désirs de luxe permis par la paix et la prospérité revenues, et cela, aussi bien pour les grands personnages dans leurs palais que pour les pauvres et les humbles dans les églises, ces églises où les petites gens vont, non seulement prier, mais aussi se distraire et rêver. En ce qui concerne l’art religieux, principalement, les artistes vont réussir parfaitement la performance d’adapter les églises à l’esprit, aux qualités, et même aux défauts, du peuple catholique du xviie et aussi du xviiie siècle.

¨ Un art au service de la contemplation glorieuse

L’humanisme nouveau qui engendrait cet art se reliait encore à la Renaissance, mais la leçon de l’Antiquité y perdait beaucoup de son caractère contraignant. Les objectifs généraux de l’art religieux restaient les mêmes que ceux de la Réforme catholique : son rôle était toujours de témoigner en faveur du dogme, d’instruire les fidèles et d’émouvoir les cœurs en entourant de magnificence les cérémonies liturgiques. Mais l’esprit n’était plus le même. L’art abandonnait le service de la controverse avec les protestants ; il abandonnait l’austérité pour se mettre au service de la contemplation radieuse.

Il s’agissait moins de démontrer, d’exprimer une foi batailleuse, que d’imprégner les esprits d’une plus grande sécurité. Les apothéoses de la Trinité, de l’eucharistie, de la Vierge et des saints, allaient remplacer les argumentations tirées de l’Écriture et de la Tradition. Les saints n’allaient plus être représentés dans leur martyre, mais dans leur entrée dans la Gloire du Ciel, dans une immense certitude de récompense et de salut. On allait imiter, en cela, l’iconographie des décors élaborés pour les nombreuses canonisations d’alors. Dans la même année 1622, par exemple, furent canonisés successivement sainte Thérèse d’Avila, saint Ignace, saint François Xavier, saint Philippe Néri et saint Isidore. On allait peindre les coupoles et les voûtes en y représentant les saints montant au ciel. On a coutume de dire que l’art, alors, fait " entrer le ciel dans l’Église ". Je crois que la formule est mauvaise parce qu’elle exprime un contresens. Ce n’est pas le ciel qui entre dans l’Église ; le mouvement n’est pas descendant : il est ascendant. Ce n’est pas le ciel qui descend : c’est l’Église et ses saints qui montent vers la gloire.

La piété elle-même va désormais faire également " lever les yeux vers le ciel ". L’art va beaucoup moins faire appel à l’action ou à la pénitence que représenter l’extase et suggérer " l’ineffable " pour pousser la dévotion vers les joies du " pur Amour ".

Pour tout cela, on va même faire un retour vers le passé, vers certains thèmes du Moyen Âge que la Réforme catholique avait repoussés par défiance. Des légendes anciennes, même si l’on sait que leur valeur historique est sujette à caution, vont réapparaître en même temps que certaines célébrations un moment suspendues. Elles vont apporter de nouveau leur pittoresque au patrimoine sacré.

En même temps, la culture profane, mieux assimilée, subordonnée, dans les collèges des jésuites, à l’éducation de " l’honnête homme " (comme on dira au xviie siècle), fournira elle aussi sa contribution. Par elle, l’allégorie et même la fable vont servir à des fins moralisatrices. Une harmonieuse collaboration s’instaurera, ainsi, entre la beauté antique et l’idéal chrétien.

Tout cela va se faire naturellement, sous la poussée d’une nouvelle conception de la vie. Comme on l’a écrit : " Solidement établie en ses certitudes et les éprouvant dans l’enthousiasme, la société d’alors sait ne se refuser à rien. Elle vit hardiment, sent généreusement, se dépense avec ardeur, aussi bien aux bonnes œuvres qu’à la figuration mondaine " (Maury, Itinéraires romains). Les hommes du xviie siècle ont conservé leurs convictions de la Réforme catholique, mais ces convictions se présentent sous des dehors plus riants. Ils ont un appétit de vivre plus expansif, mais quand la nécessité s’en fait sentir, ils retrouvent vite leur gravité. Un homme comme le Bernin, par exemple, fêté, adulé, comblé de tout ce dont un homme peut rêver, sait aussi faire preuve d’un vibrant mysticisme en illustrant de gravures profondément pieuses les sermons de son directeur de conscience. Les papes adoptent l’étiquette de cour, partout conçue comme l’apparat nécessaire de leur puissance souveraine, mais leur dignité morale échappe à tout soupçon. Alexandre VII, par exemple, qui fit construire la colonnade de la place Saint-Pierre par le Bernin, menait, dans son faste, une vie ascétique.

Le monde brillant qui entoure les papes, composé d’hommes volontiers galants, se querellant pour des questions de préséance, amateurs de vers, prodigues en fêtes montées à grand renfort de mythologie, est le même qui participe activement aux confréries, aux œuvres de charité. C’est le même qui s’émeut aux prédications des jésuites et qui se retrempe périodiquement dans les austères " exercices spirituels " inventés par saint Ignace et conduits par un clergé ou les fortes âmes ne manquent pas. C’est dans une profonde imprégnation chrétienne, attentive à se maintenir dans le droit chemin, et qui n’a rien d’un vague entraînement sentimental, que l’époque trouve son premier facteur de cohésion.

Il faut savoir que ceux qui contemplent, qui organisent, qui règlent les liturgies pontificales, et aussi les liturgies royales, croient à ce qu’ils voient et à ce qu’ils font. Il ne faut pas imaginer qu’ils sont des naïfs, ni penser que l’appel aux sens et aux sentiments supprime l’intelligence et la réflexion de leur ferveur. Ils sont parfaitement capables, par exemple, de comprendre toutes les allusions à l’Écriture sainte, aux Pères, à la doctrine et au symbolisme que l’on trouve dans les grandes églises comme Saint-Pierre de Rome. Quand on y réfléchit, on est bien obligé d’avouer que la culture que cela suppose est bien supérieure au niveau moyen des catholiques fervents d’aujourd’hui.

¨ Un art de facilité et de fantaisie qui cache une âme profonde

Il y a certes, chez eux, une tendance à la mise en scène qui fait songer à l’énorme vogue, alors, de l’opéra. C’est l’époque où le théâtre lyrique est mis en forme par Monteverdi (1567-1643), puis par Sacrati, Cavalli, Sesti, Scarlatti… Les églises vont être conçues comme un décor de théâtre, avec loges, tentures, etc. Mais il faut penser, d’abord, que cette forme de " représentation " a une portée sociale évidente. Il faut penser, également, que l’Église était obligée de répondre à des besoins, à des curiosités, à des attirances qui s’étaient longtemps égarées en dehors d’elle. Elle avait encore à combattre le dessèchement qu’avait produit le scepticisme de la Renaissance, l’iconoclasme du protestantisme, et la rigueur dont allait se faire le champion le jansénisme. Surtout, la " représentation ", cette action qui consiste à rendre présent ou sensible à l’esprit, ou à la mémoire, au moyen d’une image, d’une figure, d’une allégorie, d’un symbole, c’est l’état permanent de cette période.

C’est le paradoxe du xviie siècle, et aussi le secret de son unité interne, de réaliser ce qui apparaît comme tout à fait impossible : la conciliation entre des valeurs stables, définitives, et la faculté de les exprimer en faisant appel au domaine de la fiction. Il faut passer ses idées les plus profondes et ses croyances les plus vives dans des décors de carton et de toile, montés pour célébrer telles fêtes ou telles funérailles. Et réciproquement, il demande des modèles à ces décors passagers pour ses œuvres les plus chargées de signification et de volonté de durer. C’est dans cet état d’esprit, par exemple, que le Bernin matérialisera l’importance essentielle du tombeau de Saint-Pierre, dans la basilique du Vatican, en construisant son célèbre baldaquin de bronze. Un baldaquin avec ses draperies, ses festons, ses lambrequins, c’est un décor provisoire, fragile, monté pour quelques jours. Il en fera un élément permanent, chargé du plus profond enseignement.

Pour constituer cette atmosphère de féerie, pour décrire les splendeurs du ciel, l’art qui naît à Rome au xviie siècle n’hésitera pas à se servir des éléments de l’ordre naturel. Pour représenter les choses de Dieu, il va se servir des choses de la nature. Cela peut paraître étrange, alors que nous venons de dire, qu’à cette époque, tous les procédés tendent à l’illusion. Mais cet illusionnisme consiste justement à employer les objets en dehors de leur fonction normale. Ces objets sont représentés d’une manière précise, réaliste, par des artisans possédant leur métier d’une manière admirable, mais ils seront utilisés d’une manière inattendue, fantaisiste en apparence, mais seulement en apparence.

Alors de tout cela, de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, naît un art complexe que, plus tard, par une moquerie qui est née d’une totale incompréhension, on appellera " baroque ". C’est un art où le calcul et la réflexion triomphent des servitudes et des difficultés. C’est un art où un air de facilité et de fantaisie cache une âme profonde. C’est un art qui, traitant avec autant de science et de soin le factice, le trompe-l’œil, que les matériaux nobles, prouve simplement les ressources techniques et l’absence de préjugés des artistes.

C’est un art qui, faisant preuve d’une grande liberté d’esprit dans le choix des moyens techniques et dans la transposition des choses de la nature, fait preuve d’une attitude intérieure qui n’est que la sécurité dans la foi, la certitude de la vérité.

C’est un art qui se veut " catholique ", c’est-à-dire " universel ", et qui revient, à sa manière originale, propre, à la très ancienne notion selon laquelle tout ce qui compose le monde peut être utile à l’homme pour son salut, et toute la hiérarchie des créatures a pour vocation suprême de raconter la gloire de Dieu.

Pour résumer tout ce que je viens de dire, pour montrer dans quelles conditions culturelles et religieuses est né l’art baroque, je prends la liberté de citer un passage important du grand ouvrage de l’historien de l’art allemand Weingartner : Der Geist Des Barocks. Ce passage est un peu long et très dense ; il faut pourtant le lire avec attention car il résume parfaitement le problème :

" Pour l’âge baroque, la foi en un accomplissement futur et une transfiguration de la vie était chose évidente, et cette foi, débordante d’espérance, bien loin d’étouffer le moins du monde la joie de la vie naturelle, en constituait proprement la valeur et le prix. De là, la joie, la splendeur, l’irradiation de lumière dont le baroque revêt la figure de cette vie terrestre ; de là, la joyeuse affirmation de toute réalité, même de la matière ; de là, l’absence de préjugés avec laquelle on mettait au service de l’art religieux tous les moyens naturels d’expression ; de là, la disparition de toute rigoureuse frontière entre le monde d’ici-bas et celui d’en haut, tant on était persuadé qu’aucun abîme n’existait entre matière et esprit, entre naturel et surnaturel, entre ciel et terre, que l’un était construit sur l’autre, était le complément de l’autre. On en vint à ce que toutes les forces positives de la culture du temps, qu’elles fussent matérielles, spirituelles ou religieuses, collaborèrent ensemble et unanimement, à la construction de cet art, et en firent de la sorte un miroir d’harmonieuse culture totale. "

Cela résume parfaitement toute cette symbiose qui existe entre cet art nouveau et l’humanisme catholique dont il est issu. Nous dirons plus loin, d’ailleurs, comment cet art nouveau correspondait, finalement, aux tendances ataviques profondes du goût romain qui a toujours un attrait spécial pour la grandeur et l’éloquence des ensembles. Mais, auparavant, nous devons situer brièvement, – c’est-à-dire un peu sèchement-, les procédés expressifs du baroque dans ce qu’ils ont de très actuel pour le xviie siècle.

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¨ Les expressions de l’art baroque

Nous pouvons écrire, d’abord, que le baroque est un art renaissant : comme on l’a dit c’est " le fruit et la perfection de la Renaissance arrivée à la maturité ".

C’est un art militant, qui n’est pas neutre, qui veut instruire et édifier. Ses sujets sont, ou bien des dogmes attaqués par le protestantisme, ou bien – c’est la grande originalité de l’époque – le renouveau mystique (d’où la part qu’y tient l’extase), ou bien les hauts faits des saints, et spécialement des saints contemporains.

Aussi, est-ce un art populaire. Il est populaire par ses buts : il s’adresse d’abord à la masse. Il est populaire par ses moyens, choisis pour être plus expressifs, plus frappants, plus suggestifs, d’où le schéma d’outrance des attitudes, l’appel à l’imagination, le naturalisme des scènes présentées et le manque de sévérité dans la critique du goût, car il faut " faire riche ", " faire grand ". D’où également sa puissance d’assimilation, car on est d’autant mieux compris qu’on parle le langage local.

C’est donc un art festival ; il exprime les victoires de la vérité et ses triomphes, la chaleur de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, dont les murs sont de pierres précieuses. Il exprime aussi la richesse des collectivités qui élèvent les églises et la fin de l’effort imposé par la Réforme catholique. Maintenant, Rome peut retrouver ses frairies, ses carnavals et ses spectacles sous l’œil bonasse d’une police complice, à l’occasion d’une réjouissance dont le prétexte est à peu près immanquablement une fête liturgique. La réjouissance dans les rues est la suite des cérémonies dans l’église.

Ainsi, il est faux de faire du baroque l’intrusion de l’esprit laïc dans le religieux. Il est bien plutôt la continuation du Moyen Âge le plus authentique, et il continue son osmose entre vie religieuse et vie profane. Il est donc un art religieux éminemment incarné. Il est même tellement incarné qu’il courra le risque d’ être souvent corrompu. Certes, ce point extrême sera condamnable dans les cas, assez rares toutefois, où la décence, et peut-être même l’orthodoxie, en seront victimes. Mais, dans ses justes limites, cette " incarnation " sera toujours une vérité féconde.

¨ Les signes distinctifs

Sur le plan de la technique pure, je dirai maintenant que l’art baroque se caractérise principalement par ses trois signes distinctifs :

– sa volonté de mouvement,

– sa passion de la couleur,

– son invitation à l’illusion.

Il faut que nous nous attardions un peu plus longuement sur chacun de ces signes dont la connaissance est essentielle pour la compréhension du baroque.

· La volonté de mouvement

C’est dans l’architecture que la volonté du mouvement de l’art baroque est le plus marquée. Les plans des églises abandonnent la tradition basilicale : une nef centrale, deux bas-côtés, un transept. Ils deviennent souples, se présentent en rotondes, en ellipses. Les architectes adoptent largement les courbes et les contre-courbes qui dessinent des intérieurs onduleux. Les façades abandonnent la rigidité de la Réforme catholique et sont le lieu privilégié des tracés concaves ou convexes, ou même des deux à la fois, comme à Sainte-Marie-de-la-Paix à Rome. On retrouve ces inflexions en d’innombrables détails : les frontons sont contournés, retroussés comme des accolades ou des toits de pagode. Les autels, les retables, jouent avec des formes ventrues ou, au contraire, déprimées. Les colonnes torses annulent le danger de pesanteur statique.

La sculpture elle-même fuit l’immobilité. Dans l’extase ou bénissantes, toutes ses poses sont de l’action ; les silhouettes se vrillent d’un mouvement hélicoïdal dans l’atmosphère ; les drapés s’agitent d’une vie indépendante. En effet, c’est la vie frémissante que le style veut introduire partout. Les cadres, les cartouches, les écussons, sont suspendus comme au hasard, dans l’instantané du geste inachevé qui les accroche. L’homme vient, à tout instant, animer ce qui est inerte et couper la rigidité des lignes de l’architecture. On voit des pieds, des mains, des ailes, des draperies qui s’évadent constamment au-delà des moulures. La peinture elle-même, les tableaux d’autel, sont composés selon des axes obliques, des diagonales, des spirales. Ils sont pleins de gestes violents qui suggèrent une irrésistible envolée.

Cette volonté de mouvement est encore soulignée par la passion de la couleur. Cette passion de la couleur s’exprime, d’abord, fondamentalement, par un extraordinaire luminisme architectural qui joue des décrochements prononcés, de l’accumulation et de la saillie des colonnes. L’architecture est calculée pour produire des zones claires et des zones sombres. Elle tire un grand parti des grands " noirs " ménagés entre les lumières qui caressent la rondeur des fûts, sur les façades et dans les intérieurs.

· La passion de la couleur

Le colorisme proprement dit se donne libre carrière dans la décoration des nefs par la polychromie rutilante des marbres qui sont choisis dans les tons chauds et gais. Il joue avec la fantastique abondance des dorures qui font ressortir la blancheur des ornements en stuc.

La peinture, dont le développement est énorme, est tout à fait libérée des entraves de la Réforme catholique. Et, avec des peintres comme Baciccia, Gherardi, elle adopte la riche palette vénitienne. La sculpture elle-même est picturale et compose de véritables tableaux de marbre. Les statues, par leurs ombres creusées, témoignent de la même vision du luminisme.

· L’invitation à l’illusion

À côté et dans tout cela, à côté et dans la volonté de mouvement, à côté et dans la passion de la couleur, l’invitation à l’illusion est constante : elle s’exprime en toute occasion. On fait un énorme usage du trompe-l’œil : par exemple, le P. Pozzo, à l’église Saint-Ignace de Rome, peint une extraordinaire fausse coupole sur une surface horizontale. L’interprétation plastique de l’espace, qui accroît l’impression de grandeur, se retrouve dans certaines places, comme celle de Saint-Pierre. Dans certaines façades de palais ou d’églises, des architectes virtuoses utilisent les perspectives factices employées généralement par les décors de théâtre.

· Le trait marquant de la décoration

Mais le trait le plus marquant de la décoration, qui rejoint ce que nous avons dit du naturalisme de base du baroque et de sa passion de la vie, c’est l’utilisation, comme motifs d’architecture, de formes, et d’objets qui, par eux-mêmes, n’appartiennent pas à son domaine. Ainsi, dans les façades, les ailerons ou les volutes dont le type a été fixé par la Renaissance, sont quelquefois remplacés par des cariatides, des palmes et même des ailes d’ange. L’usage très répandu du stuc (qui est un composé de chaux, de plâtre et de poussière de marbre) favorise toutes les audaces. Il permet, par exemple, de suspendre des personnages dans des poses acrobatiques, d’édifier de fragiles et étonnants décors. La recherche de l’illusion et la volonté de rendre le spectacle plus saisissant se manifestent encore dans la manière de présenter les sculptures, comme dans une mise en scène de théâtre, avec des éclairages masqués.

Quant à la peinture, elle, elle pousse l’illusion jusqu’à supprimer l’architecture des voûtes pour les remplacer par de fausses ouvertures sur le ciel en faisant des prouesses de " raccourci " et de perspective (Gésù, Saint-Ignace, salon du Palais Barberini, etc.).

Voilà donc, brièvement exposées, les principales caractéristiques techniques de l’art baroque. En lisant cette énumération, nombreux, sont, sans doute, les lecteurs qui pourraient penser que ces motifs originaux sont sortis tout droit de l’imagination débridée de certains artistes. C’est, en effet, ce qui vient logiquement à l’esprit du spectateur, frappé d’étonnement à son entrée dans un monument baroque. Mais, si l’on veut bien réfléchir, on s’apercevra bien vite que ce raisonnement est erroné.

En effet, si l’on revient en arrière sur l’histoire artistique de Rome, on y retrouvera la présence constante de ces inclinaisons. En fait, le baroque n’invente rien : il ne fait que reprendre la tradition romaine. C’est d’ailleurs par l’affirmation de ces mêmes tendances, stimulées par les influences orientales et par les modèles hellénistiques, que l’art romain s’était séparé, autrefois, de ses sources grecques.

¨ Ses emprunts

Il faut penser que les architectes et les décorateurs baroques ont emprunté leurs motifs aux monuments de l’Antiquité qu’ils avaient sous les yeux. Sans vouloir en dresser une liste, nous pouvons rappeler, par exemple, les frontons coupés du marché de Trajan, les courbes contrastées des vasques du Palatin, les exèdres du Temple de Claude, les niches des monuments funéraires aux volumes concaves ou saillants, le décor architectural du Panthéon, les colonnes torses, garnies de pampres, du baldaquin de Saint-Pierre érigé par Constantin et qui ont servi de modèle au Bernin pour son baldaquin, après avoir servi de modèle, également, à la célèbre dynastie des Cosmas pour les cloîtres moyenâgeux de Saint-Jean, de Saint-Paul, etc.

Dans la sculpture antique, également, on trouvait ce singulier mélange de réalisme documentaire et d’entassement pompeux. La statuaire romaine révélait sans cesse aux artistes baroques son glissement vers l’expressionnisme oratoire, dramatique, anecdotique, sa manière de copier la peinture par les arrière-plans multipliés, les ombres brusquement découpées et le recours aux accessoires paysagistes.

La peinture, elle, comme dans l’Antiquité, oscille perpétuellement entre le naturalisme des détails et l’illusion des agencements décoratifs, des architectures en trompe-l’œil.

Il est vrai que tous ces penchants ont été une suite de facteurs de décadence pour l’art de la Rome antique. Alors, comment leur accorder une valeur positive quand on les retrouve au xviie siècle ?

C’est qu’il faut faire entrer en compte le facteur humain. L’art antique, le " baroque antique ", s’affadit parce qu’il perd sans cesse davantage le contact avec l’humain, et ne tarde pas à dégénérer en recettes indifférentes, quand elles ne sont pas grossières. Le " baroque du xviie siècle ", lui, est au service d’un humanisme fondé sur le spirituel. Tant que cette attitude persiste en lui, elle empêche ses procédés de dégénérer. Mais, lorsque la conviction faiblit, alors les formules perdent leur sens et ne deviennent que l’application d’une mode. C’est pour cela qu’après le Bernin, on voit se créer, ici ou là, une espèce de " maniérisme baroque " qui n’a pas l’honnêteté d’intention du premier baroque.

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¨ L’art de Rome

C’est donc de l’art antique de Rome que le baroque est issu. Dans ces conditions, on comprendra facilement qu’il est véritablement l’art de Rome, l’expression de toute la vie, de toute la pensée romaine du xviie siècle. Le " baroque romain " attire à lui et fait siennes toutes les expressions de la grandeur de Rome. Il a donc une tonalité spéciale, différente des autres expressions locales de ce même style. Son ampleur oratoire a conscience de traduire pour l’univers la Vérité doctrinale et de parler au nom des papes. En même temps ses splendeurs, sa solennité, renouvèlent les fastes impériaux. Son attrait pour le spectacle, fidèle à l’esprit général de l’Europe monarchique, révèle un milieu dont la sensibilité est toujours à la recherche de nouveaux stimulants. Son luxe matériel prodigue l’immense réserve des marbres de la ville antique, utilisés pour la gloire de la Maison de Dieu. On peut vraiment dire que le génie de la synthèse, qui a été, de tout temps, le génie de la civilisation romaine, n’avait jamais encore brillé d’un tel éclat.

Mon intention n’est pas de faire l’histoire du baroque, romain ou européen : il faudrait lui consacrer pour cela plusieurs articles comme celui-ci, et nous ne pouvons prolonger indéfiniment notre étude. Mon seul propos est d’aider, en termes généraux, à une meilleure compréhension de l’art baroque en général, art baroque que les Français assimilent difficilement : je dirai pourquoi tout à l’heure. Je ne vais donc poser que quelques jalons, simplement citer quelques artistes essentiels dont chacun mériterait une étude particulière, laissant le soin au lecteur de compléter sa culture sur ce point. C’est facile quand on connaît les éléments de base. Il suffit pour cela de lire n’importe quel Guide bleu, vert, rouge ou jaune, ou, mieux encore, d’aller prendre contact sur place en Italie, en Espagne, en Bavière, en Autriche, ou même tout simplement dans certaines églises de Savoie ou des frontières de la France.

¨ Pour une meilleure compréhension : quelques visites

Je me contenterai donc de préciser que l’art baroque s’esquisse, pour la première fois, en 1603 à la façade de Sainte-Suzanne à Rome, œuvre de Maderna. Mais ce n’est qu’un éclat fugitif car l’église voisine de Sainte-Marie-de-la-Victoire, construite par Soria vingt ans plus tard, en 1623, garde encore toute la réserve de la Réforme catholique. Le baroque sera pleinement accompli en 1623, au baldaquin de Saint-Pierre, construit par le Bernin. Mais ce n’est qu’un élément de décor, non pas un véritable édifice. Pour voir des églises entières où le caractère baroque s’accuse décidément, il faudra attendre la construction de Saint-Luc et Sainte-Martine, en 1634, par Pierre de Cortone, à côté du Sénat romain, au Forum.

Il est curieux de constater que l’art baroque a été lent à se manifester alors que des investigations baroques avaient déjà été nettement explicitées par Michel-Ange, mort en 1564. En fait, l’esprit baroque a joué dans l’art de vivre et les tournures de l’imagination, avant d’oser surgir aux yeux, dans les monuments. Il apparaît déjà chez le Greco, mort en 1614. D’une autre façon, il atteignit la maîtrise chez Rubens dès 1609 : le baroque animait les architectures et la composition dans ses tableaux et dans sa propre maison d’Anvers. Alors, on peut se demander comment cette luxuriance a tant tardé à gagner les grands paris architecturaux eux-mêmes. En Flandre, cependant, un baroque, d’esprit gothique, règne à Bruxelles dès 1615.

Rome a été le foyer principal du baroquisme, certes, mais les deux plus grands architectes baroques, qui y travaillent, ne sont pas des Romains : le Bernin est un napolitain, Borromini est tessinois. Le plus grand décorateur baroque, le P. Jésuite Pozzo, sera originaire de Trente, ville qui était alors autrichienne. Certes, les églises baroques vont se multiplier à Rome et cet art produira de grands " morceaux ", comme la grande peinture du P. Pozzo à Saint-Ignace et la chapelle illusionniste de Gherardi à Sainte-Marie-du-Transtevere. Mais, si ce qui caractérise le baroque est le dynamisme, le goût des contrastes, l’illusionnisme et le brio, il faut avoir vu les chefs-d’œuvre que Guarini a construits à Turin, surtout la stupéfiante église de La Consolata, pour se rendre compte qu’un pas pouvait encore être fait au-delà de Borromini, tout en gardant la discipline et la tenue de la grande maîtrise. Il faudrait également avoir vu quelques églises espagnoles et surtout la cathédrale de Cordoba, en Argentine, qui est peut-être la réalisation la plus étonnante de l’art baroque en Amérique latine.

D’ailleurs, ce n’est pas à Rome que le baroque se prolongea, au xviiie siècle, dans le style " Rococo ", cet espèce de baroque qui s’est si largement propagé au nord des Alpes, en Bavière, en Autriche surtout, en y produisant de grandes œuvres. Dans les deux premiers tiers du xviiie siècle, le baroque de Rome s’assagira dans les églises, alors qu’il continuera à tourmenter la décoration des palais et des fontaines monumentales. Un certain purisme esthétique reprend alors ses droits lorsqu’il s’agit des monuments religieux. Il faut que, désormais, ces monuments soient " réguliers ", " corrects ". Aucune folie ne leur est plus permise, comme nous le montrent les façades de Saint-Jean-de-Latran et de Sainte-Marie-Majeure.

Le vrai baroque a duré, à Rome, trois quarts de siècle. Le Bernin en a été l’artisan le plus connu, le plus illustre. Avec lui, une bonne vingtaine de grands architectes lui ont consacré leur talent. Le plus étonnant d’entre eux est Borromini. C’est le plus baroque des génies baroques, le plus inventeur, le plus imaginatif. En lui, le génie fuse, renouvelle tout. Il invente des structures neuves et ce sont ces structures mêmes qui sont audacieuses, plus encore que les décors dont il les pare et qui sont toujours parfaitement adaptées à l’architecture. Tout ce que Borromini fait, c’est génial : tout est jaillissement, sensibilité. Ses audaces ont un extraordinaire équilibre, comme on le voit dans la nature, quand celle-ci est excessive. Car c’est le plus réfléchi, le plus critique, le plus minutieusement attentif des génies baroques, le plus ingénieux.

C’est aussi le plus lyrique des architectes, et comme, à ce point-là, le génie est proche voisin de la folie, ce génie-là, comme van Gogh, devait craquer. Dans un moment de dépression, pour un motif futile, dit-on, il s’est précipité sur son épée qu’il s’est passée à travers le corps.

Il faut penser que l’art baroque est la dernière poussée du génie créateur au cœur de l’Église, à Rome. À son propos, certains ont cru bon de parler " d’outrances ". Certes, cette dernière poussée du génie fut folle, comme l’enthousiasme, mais elle a le droit de l’être, chaque fois qu’elle a soutenu sa folie jusqu’à la grande réussite plastique. Si elle le fut avec une nervosité de neurasthénique chez Borromini, elle se montra puissante, amoureuse de larges rythmes et de la plénitude d’une bonne santé avec le Bernin. Elle se montra à la fois ample et charmante dans les architectures de Pierre de Cortone, de Lunghi le jeune, de Rainaldi, de L’Algarde et de Carlo Fontana.

Ce fut une époque architecturale exceptionnelle, qui laissa le génie chanter et rire, avec la bénédiction de l’Église, qui rendit plausibles et acceptables ses fantaisies, en lui faisant confiance et en lui permettant d’aller jusqu’à l’extrême de lui-même. C’est alors, (mais seulement alors, à aucune autre période cela n’aurait été possible), c’est alors, donc, que l’on put voir l’université qui porte le nom de " La Sapience ", " la Sagesse ", ériger dans le ciel de la cité pontificale, pour son église, en guise de flèche, un énorme tire-bouchon de pierre, d’où surgissent enfin un globe et une croix en fer forgé. Il fallait oser le faire. Borromini a osé : tout le monde a applaudi alors, et tout le monde applaudit encore aujourd’hui.

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¨ Les leçons de l’art baroque

Dans notre langue, le mot " baroque " garde un sens péjoratif. Le Petit Larousse illustré le définit ainsi : " irrégulier, bizarre : style baroque ". Il y a chez nous un complexe anti-baroque évident. Aujourd’hui, le Français est facilement agacé devant ce style qu’il considère comme étant surtout la manifestation d’une constante de l’esprit méditerranéen qui le choque. À un Français cultivé, il évoque les synonymes d’exubérant, de théâtral. Il évoque l’image de constructions monumentales ou décoratives ahurissantes, de bâtiments contournés, de statues désarticulées, de surcharge décorative, de luxe inconvenant dans le " Saint Lieu ". Bref, il évoque la pire des intrusions de " l’esprit du siècle " dans les choses " saintes ", et, grand Dieu, de quels siècles : le xviie un peu, mais surtout le xviiie, le plus séculier, le plus perverti, le plus mondain que l’on puisse regretter dans l’histoire de l’Église. L’esprit français est marqué par son amour de la discrétion, de l’ordre, de la mesure, de la primauté de la raison sur le sentiment, de l’intériorité, du calme, de l’équilibre, de la logique. Cet esprit est, évidemment, exactement l’opposé de celui qui a provoqué l’éclosion du baroque. Alors, on comprend l’aversion et le désir des Français cultivés d’un retour aux styles des " Âges de foi ", surtout du roman, et de s’y tenir.

J’écris : " Aujourd’hui le Français est agacé "… " Aujourd’hui ". S’il est vrai que, presque toujours, le Français d’aujourd’hui taxe de mauvais goût les productions italiennes du xviie et du xviiie siècle et également les productions espagnoles, portugaises, allemandes et françaises méridionales, il n’en était pas de même autrefois. Au xviie, au xviiie siècle, pourtant convertis au classicisme, et encore au début du xixe converti, lui, au romantisme, le charme italien agissait sur la France. C’est en Italie que nos artistes allaient chercher l’inspiration et la technique, tandis que, là-bas, on avait tendance à considérer comme " gaulois ", c’est-à-dire " barbare ", ce qui sortait de chez nous. La Renaissance est entrée dans notre mentalité à la période où notre mentalité avait besoin de cette osmose, tandis que la maturité nous a empêchés d’assimiler le baroque. Il est resté toujours étranger sur le sol français. Il s’est produit surtout à Paris et en Île-de-France pour l’art du Bernin et de Borromini, la contre-épreuve de ce qui s’est produit en Italie, pour l’art gothique. On y a vu un très petit groupe d’admirateurs, scandalisant les autres par leur mauvais goût, un groupe un peu plus large de sympathisants, et une immensité de sceptiques et d’opposants.

Avec la grande révolution faite par la peinture française contemporaine, renversant définitivement le sens des influences, on est arrivé à joindre le style classique au refus total du baroque, et même à perdre le sens de leurs originalités respectives, au point de les confondre l’un et l’autre. On est on ne peut plus mal préparé à comprendre, et moins encore à aimer, une époque et un goût de raffinement et de maturité, il faut bien le dire, extrêmes.

Il faut le dire aussi et très nettement : c’est dommage. C’est dommage non seulement parce que l’on a pris l’habitude de mépriser, sans réflexion, des maîtres qui devraient prendre rang parmi les plus grands. C’est dommage, surtout, parce que l’on se rend inapte à saisir des attitudes de la psychologie religieuse des arts qui pourrait contribuer à alimenter un esprit. Il ne s’agit pas de réhabiliter le baroque en tant que forme d’art. Il s’agit encore moins de le prendre comme source d’inspiration pour notre temps. Il s’agit simplement, ce qui est tout à fait différent, d’en tirer des leçons toujours utiles après l’avoir situé dans son contexte aujourd’hui périmé.

Une des leçons essentielles que le baroque nous donne, en particulier, c’est que, pour être vivant et parlant, un art religieux n’a pas seulement à répondre à certaines conceptions théologiques ou même esthétiques, artistiques. Il doit absolument, nécessairement, s’inscrire à la fois dans les mouvements artistiques contemporains, seuls capables de lui fournir d’authentiques créateurs, et, à la fois, dans la mentalité du moment, si l’on veut que l’église reste la " Maison du peuple de Dieu ". Le baroque nous dit que c’est une erreur de psychologie, autant que de sens artistique, de vouloir faire du lieu de la prière officielle, simplement quelque chose de " liturgique ", conçu en dehors de ce qui se fait aujourd’hui. Presque toujours, ce qui se fait aujourd’hui est conçu en fonction de symbolismes ou d’idées qui ne sont fondés ni sur la doctrine, ni sur la tradition monumentale, ni sur les réflexes du milieu ambiant, mais sur des conceptions intellectuelles, accessibles seulement à une prétendue élite. Or, cette élite n’est, en réalité, qu’une chapelle, même si elle peut s’abriter sous le couvert d’un grand nom, surtout s’il est littéraire.

Voilà une grande leçon que nous donne le baroque pour l’art d’aujourd’hui. Il a été peut-être le dernier effort de l’art religieux pour rester en communion, non pas avec " son " public spécialisé, mais avec " le " public, tel que la société le lui fournit, à lui comme à toutes les autres manifestations humaines, le même public. Il a été aussi le dernier effort pour rester à la tête du progrès technique, en même temps que de l’art plastique.

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¨ Les équivoques de cet art

Certes, cet art n’a pas eu que des mérites et pour être exhaustif, je dois terminer ces pages en écrivant que le baroque portait en lui les germes de sa propre mort. À le fréquenter intimement, on se rend vite compte que, si c’est un art religieux, c’est aussi un art religieux qui a perdu le sens du sacré. Trop sûrs d’eux, ses architectes ont eu le mépris du passé chrétien de Rome, à tel point que, lorsqu’ils ont voulu le conserver parce qu’il faisait partie de la tradition historique et liturgique, ne le comprenant plus, ils l’ont déformé et même saccagé. Les exemples en sont nombreux : nef du Latran par Borromini, désastreux plafond de Saint-Clément, etc.

D’autre part, incapable de plonger ses racines dans le sol religieux traditionnel sans y apporter trouble et destruction, le baroque a été incapable de trier le mauvais du bon. Il a tout canonisé, même les équivoques entre le sacré et le profane.

Sur le plan de la foi, il a souvent donné plus d’importance à ce qu’il y a de secondaire qu’à ce qui est essentiel ; il a souvent privilégié le culte des saints en oubliant les grandes synthèses traditionnelles. Et quand il affirme sa foi, il le fait avec trop d’emphase et de véhémence. Il ignore une intériorité plus humble.

Sur le plan de la morale, le baroque a assumé l’orgueil et l’amour effréné du luxe et du plaisir qui suit les périodes dramatiques. Il n’a pas su échapper à la sensualité, ni même au sadisme dans la peinture de certaines scènes de martyres comme celles qu’a peintes Pomarancio à Saint-Étienne-le-Rond.

Sur le plan de la piété, il a multiplié les fadeurs et les fadaises qui ont énervé le sens chrétien. C’est lui qui nous a valu les yeux levés vers le ciel, ces attitudes conventionnelles que l’on faisait prendre, autrefois, aux jeunes communiants. C’est lui qui nous a valu toute la littérature mi-précieuse, mi-burlesque, qui a encombré longtemps et qui encombre encore peut-être, parfois, certains livres dits de dévotion.

Pourtant, ce ne sont là que péchés véniels : on pardonne bien à l’art roman ses débauches sculpturales. Bien peu de gens se rappellent les violences de saint Bernard contre ces images obscènes qu’il n’a cru pouvoir supprimer qu’en interdisant toute l’imagerie dans ses églises. Alors, pourquoi être si sévère pour le baroque ?

Il a cherché constamment, avec frénésie, à s’adapter à la mentalité de son temps. Il y a là sa grandeur et sa faiblesse car, lorsque le temps est passé, il a de la peine à survivre. C’est pourquoi, pour les hommes d’aujourd’hui, qui ne sont plus de " son temps ", si le baroque peut être l’objet de plaisir et de sympathie profonde, ce qui suppose une sorte de rééducation, il lui est difficile d’être l’objet d’une véritable communion. C’est là que se trouve la limitation congénitale de l’art baroque.

Il n’en reste pas moins que cet art est d’une importance exceptionnelle par sa qualité, par sa durée et par son rayonnement. Pendant deux siècles, il a été non seulement l'art de presque toute l’Europe, sauf l’Angleterre, la Hollande, la Scandinavie et une partie de la France, mais aussi l’art du monde entier puisque son influence s’étend de l’Amérique du Sud aux Philippines et à Macao, aux portes de Hong-Kong.

J’ai essayé dans ces pages, non pas de le faire aimer, mais de le faire comprendre et de rétablir la vérité pour un art essentiel, trop souvent injustement décrié.

 

P. Émile Berthoud