L’architecture religieuse dans la France du xixe siècle

Émile Berthoud

 

Articles parus dans Esprit et Vie,

n° 18, septembre 2000, p. 34-45 ; n° 19, octobre 2000, p. 32-45 ; n° 20, octobre 2000, p. 40-41

et n° 21, novembre 2000, p. 33-34.

 

L’été dernier, le P. Lanfroy, rédacteur en chef d’Esprit et Vie, avait manifesté le désir exprimé par la rédaction de quelques articles consacrés aux grands peintres et aux mouvements artistiques qui ont produit les œuvres qu’on peut admirer encore aujourd’hui à Rome. Dans son esprit, il s’agissait d’une bonne préparation culturelle pour les nombreux pèlerins de l’année jubilaire.

C’est donc pour répondre à ce désir qu’ont été éditées les pages consacrées à Michel-Ange, à Raphaël, à l’art de la Réforme catholique, à l’art baroque, et à l’œuvre révolutionnaire du Caravage.

Bon nombre de lecteurs d’Esprit et Vie ont trouvé de l’intérêt à la lecture de ces pages et ont eu l’amabilité de l’écrire. Certains ont même souhaité que cette série de communications simples sur l’art religieux soit poursuivie, même en s’écartant du foyer incomparable de Rome.

Pour répondre à ce vœu, nous nous proposons donc de poursuivre, pour un temps, notre réflexion artistique. Nous nous contenterons d’une certaine ampliation de quelques chapitres de l’ouvrage de synthèse : 2000 ans d’art chrétien publié il y a deux ans aux Éditions C.L.D. L’accueil reçu par cet ouvrage apporte la preuve de son utilité. Mais il est probable que son importance ait échappé à de très nombreux lecteurs d’Esprit et Vie. Les articles futurs ne feront donc pas double emploi.

¨ Un premier regard

En France, l’esprit de la Réforme catholique avait nourri l’art classique du xviie et du xviiie siècle. L’art du xixe s’est abreuvé à la même source. C’est pourquoi l’étude de cet art peu connu s’inscrit dans la droite ligne du programme que nous poursuivons.

Malgré le souci récent que, sur ordre supérieur, les architectes départementaux montrent pour cet art, malgré quelques velléités nouvelles de remise à la mode, le xixe siècle, si riche dans l’art profane, est généralement considéré comme le siècle de la décadence et de la pauvreté dans l’art religieux. Cette idée est si ancrée dans les esprits des historiens et des gens cultivés qu’elle a presque acquis la valeur d’un dogme intangible, justifiant un véritable désintérêt.

Pourtant presque toutes nos églises, citadines ou rurales, sont, peu ou prou, tributaires du xixe siècle, soit dans leur architecture, soit dans leur décor, soit dans ces deux domaines à la fois. Il est bien rare qu’on n’y trouve pas au moins une pièce de mobilier – autel, retable, chaire, etc. – ou bien une œuvre peinte ou sculptée datant de cette époque. Souvent, d’ailleurs, la présence de ces meubles ou de ces œuvres pose des problèmes pour des efforts d’aménagement ou de restauration.

Il paraît donc utile d’essayer, au moins, d’étudier ce qui peut caractériser ou expliquer l’art, quelle que soit sa valeur, qui va couvrir cette longue période de plus d’un siècle. D’essayer, tout au moins, de dégager quelques pistes de réflexion pouvant amener à une meilleure compréhension et à une plus juste estimation des efforts qui, sans aucun doute, n’ont pas manqué d’être faits pendant cent ans dans le domaine de l’art religieux. En effet, il n’y a aucune raison de penser que le xixe siècle, qui a vu s’épanouir, s’exercer, tant de talent et d’intelligence dans les domaines des sciences et de l’art profane, ait été une période de totale paralysie, de totale inintelligence, dans le domaine des choses sacrées.

Puisque l’architecture a toujours exercé une vraie prépondérance, une prééminence sur les autres arts, surtout en France, nous nous proposons donc, logiquement, de porter un premier regard sur elle. Par la suite, nous pourrions axer nos efforts sur la compréhension du décor et de l’iconographie des innombrables églises françaises du siècle dernier.

¨ Changement de goût

Le xviiie siècle, qu’on dit léger, frivole, superficiel, fut en réalité beaucoup plus croyant qu’on ne le pense généralement. Il fut aussi un grand bâtisseur d’églises, surtout dans sa première moitié. À Paris, on achevait celles qui avaient été commencées à la fin du xviie, on en construisait également de nouvelles. En Province, on était plus actif encore. Il est rare de ne pas trouver d’églises construites au xviiie siècle dans les villes françaises.

Dans leur classicisme fondamental, ces églises font preuve de beaucoup d’originalité, tant dans leurs plans – généralement basilicaux ou centrés – que dans leurs nouveautés structurales où la colonne abandonne son rôle décoratif pour retrouver sa véritable fonction, celle de support. Certes, dans les provinces de l’est du Royaume, et surtout dans la Lorraine de Stanislas Leczinsky qui voulait retrouver quelque chose de sa Pologne natale, le Baroque reprit quelque vigueur avec l’exubérance du Rococco. Ses virtuosités, ses légèretés d’exécution donnèrent à d’incomparables artisans l’occasion de montrer leur immense talent d’ébénistes, de ferronniers. Le feu d’artifice qu’ils tirèrent alors marqua la fin d’un art qui, malgré chacune de ses manifestations individuelles, se soumettait toujours à un ordre régi par l’architecture.

Puis, assez brusquement, le goût changea au moment où Louis XVI montait sur le trône. Dans la vie de tous les jours, les idées des encyclopédistes faisaient souffler un air nouveau, et l’art religieux suivait le mouvement. Dans tous les domaines la mode revenait à l’Antiquité ; non seulement à l’Antiquité, d’ailleurs, mais à l’archaïsme. La redécouverte des temples de Paestum, au sud de Naples, brillamment orchestrée par Goethe, amenait à redécouvrir qu’à côté de la colonne corinthienne de la Renaissance, existait également la forte et rude colonne cannelée dorique, dont le fût reposait directement sur le sol. On redécouvrait qu’à côté de l’art romain, et avant lui, l’art étrusque régnait sur l’Italie. On reprenait alors conscience de la valeur du plan des primitives basiliques chrétiennes, où les savantes combinaisons étaient ignorées.

Des peintres comme David, Gros, Girodet, Prud’hon, Subleyras… entraient dans le mouvement à la suite d’architectes qui s’appelaient Chalgrin, Brongniart… Un élan était donné, une formule était trouvée et admise.

Cette formule allait être appliquée pendant plus de cinquante ans. Une nouvelle forme de l’art était née : le néo-classicisme, fondé sur l’archéologie.

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n Le néo-classicisme

Chalgrin appliquait immédiatement cette nouvelle formule à la construction de l’église de Saint-Philippe-du-Roule à Paris. Ce n’était guère qu’une adaptation des basiliques romaines de Saint-Paul-hors-les-Murs et de Sainte-Sabine, à Rome : plan basilical à trois nefs, berceau de bois peint porté par des rangées de colonnes, abside en demi-cercle, portique à colonnes doriques supportant un fronton. L’église était achevée en 1784. Brongniart construisait au même moment Saint-Louis-d’Antin, terminée en 1781. Cette église servait elle-même de modèle à l’église Saint-Louis de Toulon, inaugurée, elle, en 1789. Elle fut la dernière grande église du xviiie siècle.

En 1789, l’Assemblée constituante ne prit pas immédiatement une attitude antireligieuse : le bas-clergé, d’ailleurs, y jouait un rôle important. La Déclaration des Droits de l’Homme, à la fin du mois d’août, n’eut guère, comme conséquence, que la suppression des vœux monastiques. La Constitution civile du clergé votée le 12 juillet de l’année suivante eut une tout autre résonance ! C’était le rejet de l’obédience envers Rome, le renversement de la hiérarchie catholique, le triomphe du gallicanisme le plus fanatique avec, comme résultat, la naissance d’une véritable crise.

Dés lors, l’effort sanglant de la Convention, puis du Directoire, pour déchristianiser la France, s’accompagna de sinistres consignes de destruction de tout ce qui pouvait être un témoin de la foi chrétienne. On vit se développer officiellement de bizarres cultes de remplacement : celui de la raison, la théophilantropie, le culte décadaire, avec de timides essais d’adaptation des édifices aux liturgies républicaines.

Quand le vieux pape Pie VI, âgé de quatre-vingt-deux ans, prisonnier des troupes du général Berthier, mourut en exil à Valence le 29 août 1799, le xviiie siècle s’achevait, pour l’Église de France, au milieu des ruines. L’art religieux paraissait définitivement relégué dans le passé. Le préfet de la Drôme pouvait écrire au Directoire : " Le ci-devant pape vient de mourir ; ce sera le dernier et la fin de la superstition " !

Pourtant, une année plus tard, Bonaparte s’arrêtant à Verceil après sa victoire de Marengo, envoyait le cardinal Martignana, évêque de la ville, vers le nouveau pape Pie VII : " Allez à Rome, et dites au Saint Père que je veux la religion en France… Je veux faire table rase de l’Église gallicane… Dites-lui que le Premier consul veut lui faire cadeau de trente millions de catholiques français. " Douze mois plus tard, l’ambassadeur Cacault, qui avait reçu l’ordre de traiter le pape " comme s’il avait deux cent mille hommes ", achevait les tractations diplomatiques avec le Saint-Siège. La signature du Concordat de 1801 allait permettre les efforts de reconstruction de tout ce qui avait été détruit.

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n Le néo-classicisme post-révolutionnaire

La Révolution n’avait pas détruit la mode de l’archéologie. Au contraire, de 1789 à 1900, l’attrait de l’Antiquité n’avait fait que croître. La République, le Directoire, le Premier consulat, n’avaient rêvé que des institutions de la Grèce et de Rome. Le gouvernement, les mœurs, les lettres, les arts, la vie quotidienne s’étaient efforcés de se modeler sur l’Antiquité.

Napoléon, empereur, donna un élan encore plus vigoureux à cette mode. Pendant tout son règne, il s’efforça de prendre l’allure d’un nouvel Auguste, d’un nouveau Trajan. Il fit surgir autour de lui une décoration antique qui lui donnait une allure triomphale. En architecture, il voulut que Percier et Fontaine lui construisent, sur la place du Carrousel, un arc de triomphe imitant celui de Septime-Sévère. Il demanda à Lepère de lui élever sur la Place Vendôme une colonne inspirée par celle de Trajan. Brongniart dut lui bâtir un palais de la Bourse, pastiche d’un sanctuaire païen, et Poyet reçut l’ordre de donner un péristyle gréco-romain à la façade de la future Chambre des députés.

¨ " Le style Empire "

En face, sur la rive droite de la Seine, la construction d’une église classique avait été prévue à la fin du xviiie siècle. Napoléon voulut y faire élever un temple à la gloire des soldats de la Grande Armée. Aux juges du concours institué en 1806, il imposa l’architecte Vignon : " Son projet, disait-il, est le seul qui remplisse mes intentions. C’est un temple que j’avais demandé, non une église… " Vignon pasticha la maison Carrée de Nîmes. Achevé seulement sous la monarchie de Juillet en 1842, devenu " église " de la Madeleine, l’édifice est resté " temple " aux murs pleins, sans fenêtre, peu adapté aux exigences de la liturgie.

Ce style, qu’on appellera plus tard le " style Empire ", manifesta sa vitalité surtout dans la décoration. Il était trop triomphaliste, trop artificiel, trop absolu, pour l’architecture. L’esthétique gréco-romaine était trop contraire à la pondération française pour que la société s’en contentât longtemps. La Restauration, qui allait marquer une violente réaction politique contre les vingt-cinq années précédentes, n’eut aucun mal pour changer également la mode artistique. À partir de 1815, l’art allait prendre un nouvel aspect, ou plutôt allait faire marche arrière pour retrouver l’élan du xviiie siècle, la source tarie en 1789. Comme pour la politique, allait se produire, pour l’architecture, une véritable Restauration.

En pleine Révolution, le Savoyard Joseph de Maistre, réfugié à Londres, méditait sur les événements. En 1797, il faisait paraître à Bâle ses Considérations sur la France. Il s’y étonnait de la protection divine dont ce pays bénéficiait depuis toujours, à ses yeux. Il n’hésitait pas à écrire à propos du destin français : " Si la providence efface, c’est sans doute pour écrire de nouveau. " De fait, une page de l’histoire était tournée ; une nouvelle page allait pouvoir être écrite.

Il est incontestable que, si la Révolution avait multiplié les ruines matérielles pour l’Église de France, la persécution, la disparition des privilèges de l’Ancien Régime, la réorganisation des diocèses avec la démission de quatre-vingt-un évêques demandée par Pie VII, allaient être la source d’un renouveau. Alors qu’on n’avait pu ordonner que six mille prêtres de 1800 à 1815, que les anciens prêtres héroïques, minés par les persécutions et par l’âge, avaient peu à peu disparu, on vit naître une nouvelle et grandissante génération de bons pasteurs grâce à la réorganisation des séminaires. Mieux instruits, d’une qualité d’âme régénérée par l’exemple des années d’épreuve, le nouveau clergé redonnait aux presbytères de nouveaux curés. Dans un pays privé de ses monastères, où la ville était en partie laïcisée, le xixe siècle français allait se recueillir et se ressourcer dans les paroisses des petits bourgs et des villages.

Les types de ces nouveaux curés saints et zélés étaient, dans l’ouest du pays, André-Hubert Fournet, curé de Maillé en Poitou, et, à l’est, Jean-Baptiste-Marie Vianney, de la minuscule paroisse d’Ars, à quelques kilomètres de Lyon. Comme leurs confrères, ils étaient responsables de paroisses dans lesquelles la liturgie n’était pas rénovée, où le chant avait perdu sa grâce et son génie. Mais le souci de la glorification de Dieu, issu du concile de Trente, s’y manifestait plus que jamais. À Ars, le curé pensait que " rien n’était trop riche pour le Seigneur ". Sans culture artistique, confondant richesse et beauté, les curés français voulaient non seulement effacer les traces révolutionnaires dans leurs églises en partie ruinées, mais y remettre de la beauté. La masse saine et forte des paysans, des artisans et de quelques élites demeurées fidèles, suivait, alors que la bourgeoisie, et même la noblesse " éclairées " avaient déserté les églises depuis le milieu du xviiie siècle.

Recherchant les racines perdues, on les retrouva dans le passé pré-révolutionnaire. On reconstruisit dans leurs formes originelles les clochers rasés par souci d’égalité patriotique et les parties dévastées des églises. On remplaça les retables disparus par de nouveaux retables qui imitaient les façades des temples antiques, avec colonnes, architraves et frontons. Le mouvement était encouragé par les prédicateurs qui prêchaient les nombreuses " missions paroissiales " et qui ne se contentaient pas d’ériger les " croix de mission " à l’entrée des villages.

L’élan parti des campagnes atteignit peu à peu les villes. Quand on éprouva le besoin de construire des églises nouvelles à Paris, on les construisit selon les principes de l’art néo-classique d’avant la Révolution. C’est ce que fit l’architecte Lebas en 1823, pour édifier Notre-Dame-de-Lorette, et, en 1824, Saint-Vincent-de-Paul. La simplicité était de règle, elle était demandée par la dureté des temps et par l’esprit de l’époque, encore sous le choc de la tempête. On adoptait un style " raisonnable ", c'est-à-dire un art soumis aux directives de la Raison, et cet art allait fleurir non seulement pendant la première moitié du siècle, mais pendant toute sa durée. Ici ou là, on apportait bien quelques légères variantes pour donner à ce style néo-classique un caractère local. Ce fut le cas, en particulier, en Savoie, où ce que l’on appelle le " style sarde " parce qu’il prend son inspiration à Turin, capitale du Piémont-Sardaigne, apporte un petit air de fantaisie originale à un art solidement assis depuis trois siècles.

Mais le xixe siècle n’allait pas échapper au large mouvement pendulaire qui régit l’art occidental depuis deux millénaires. En même temps que s’épanouissait ce classicisme donnant la priorité à la raison, un autre art commençait son éclosion. Lui, sans repousser totalement les idées de Platon, donnait la priorité à celles d’Aristote. L’expérience devenait source première de la connaissance ; le sentiment allait prendre lentement le pas sur la raison.

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n L’art religieux trouve une nouvelle source d’inspiration : l’archéologie du Moyen Âge remplace celle de l’Antiquité

L’art néo-classique allait donc régir l’architecture pendant tout le xixe siècle.

Mais, très tôt, l’art trouvait une nouvelle source d’inspiration. Cette source allait créer un courant parallèle au courant classique et prendre peu à peu la prépondérance, même s’il devait avoir besoin d’un temps relativement long pour s’affirmer dans l’architecture religieuse.

L’art gothique, fleuron du Moyen Âge, n’avait jamais totalement disparu en France. Au xviie siècle, les jésuites en avaient largement maintenu la tradition pour leurs chapelles neuves, surtout dans l’est du pays. Au xviiie siècle, de grands édifices en avaient encore assuré la vitalité. L’exemple type en est celui de la cathédrale d’Orléans. Mais les encyclopédistes rationalistes comme Montesquieu, Helvétius, Diderot, appuyés d’ailleurs par des écrivains chrétiens comme Fénelon, avaient formé une large opinion anti-gothique en proclamant leur mépris pour l’art médiéval.

¨ L’influence des écrivains

Or, en 1802, un événement littéraire d’importance considérable se produisait : Chateaubriand publiait son Génie du christianisme. C’était la riposte aux contradictions rationalistes et la démonstration, par le sentiment, de la grandeur du christianisme. En même temps, l’amour du passé et de la tradition, le sens de la couleur des âges disparus, y sonnaient l’éveil d’un nouvel essor historique qui découvrait dans le Moyen Âge une création de l’esprit chrétien. C’était une réhabilitation.

Pour cette réhabilitation, un très sérieux appui fut donné à Chateaubriand, dès 1812, par l’Écossais Walter Scott dont les romans historiques, traduits en français, connurent un immense succès. Et les renforts arrivèrent. En 1831, Victor Hugo publiait Notre-Dame de Paris qui était un hymne puissant en l’honneur de l’art gothique. Mais l’écrivain qui eut certainement l’influence la plus étendue et la plus profonde dans cette réhabilitation du Moyen Âge fut un homme qui est aujourd’hui parfaitement et injustement oublié. Il s’appelle Isidore-Justin Taylor. Né à Bruxelles en 1789, il publia, à partir de 1820, les vingt volumes de ses Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Ces volumes furent illustrés par lui-même, mais surtout par des grands artistes : Géricault, Isabey, Ingres, Horace, Vernet, Fragonard, Viollet-le-Duc, Ciceri… et d’autres. Ces récits de voyages avec leurs qualités et leurs défauts eurent un succès considérable et furent l’une des principales causes de la remise à la mode, en France, de l’art du Moyen Âge. " L’Art Troubadour " était né en littérature.

Il eut pour premier résultat de faire comprendre la valeur irremplaçable du magnifique patrimoine de la France. Aussi, quand Victor Hugo revint à la charge pour sa défense, l’opinion publique fut fortement secouée. Pour protester contre la destruction lamentable de précieux monuments anciens, trésors de la culture humaine, comme la merveilleuse église de l’abbaye de Cluny et l’irremplaçable cloître de la Daurade à Toulouse, berceau de la renaissance de la sculpture occidentale, Hugo écrira son célèbre article " Guerre aux démolisseurs ". Il sera publié par la Revue des deux mondes de mars 1832. Cet article aura un retentissement considérable et provoquera une campagne de protestations, trop tardives hélas !

L’année suivante, Montalembert lui emboîtera le pas avec sa Lettre sur le vandalisme en France. Mais c’est surtout son ouvrage Du vandalisme et du catholicisme dans l’art, publié en 1839, qui créera définitivement l’élan vers l’art du Moyen Âge et, en particulier, l’art gothique. Pendant vingt-cinq ans, l’ouvrage de Montalembert servira de base à un enseignement dans les séminaires de France et contribuera essentiellement à orienter le goût artistique du clergé. Et la même année 1839, comme en écho, le P. Lacordaire fondait la Société Saint Jean pour l’encouragement de l’art chrétien. Cette société avait pour but de regrouper les artistes qui étaient attirés par ce courant de remise en valeur des choses du passé.

¨ La Commission des monuments historiques

Les efforts des écrivains avaient tout de même obtenu un résultat très important. Le 21 octobre 1830, le gouvernement de Louis-Philippe, qui avait été proclamé roi le 9 août précédent, créait le poste " d’Inspecteur général des monuments historiques " et désignait pour cette charge l’écrivain-journaliste Ludovic Vitet. Prosper Mérimée lui succédera trois ans plus tard, en 1834. Avec la Commission des monuments historiques qui suivait de peu, l’État prenait en compte la protection et, au besoin, la restauration des monuments d’intérêt majeur.

C’était un énorme pas en avant. Il était temps car, non seulement on n’hésitait pas, jusque-là, à détruire les monuments anciens, mais le mobilier des églises lui-même était en péril. En 1834, le ministre des Cultes, qui portait le nom champêtre de Persil, dénonçait déjà le vandalisme dans des termes qu’on pourrait encore employer aujourd’hui : " Les anciennes boiseries des églises ne sont plus respectées. Les richesses que possèdent certains amateurs, celles qu’on voit exposer journellement chez les brocanteurs de la capitale, en sont une preuve. "

¨ Vers les premières commissions diocésaines d’art sacré

Ainsi, un intérêt nouveau était porté à l’art du Moyen Âge par les écrivains et par les sphères officielles. Le clergé, ou tout au moins une partie du clergé, comprit qu’il devait apporter son concours à ce mouvement. L’un des premiers à saisir le problème fut Mgr Louis de Bonald, évêque du Puy. Il écrivait en 1839 : " Nous ne pouvons entièrement abandonner à d’autres la garde et le soin des monuments que le clergé a élevés. "

Puis, on vit éclore toute une série de ce que l’on appelait alors des Manuels pratiques. Le premier paraissait en 1836, à Nancy, et s’intitulait Essai sur le goût dans les décorations des églises. Le diocèse de Belley, suivant de peu, en 1841, avec son Manuel des connaissances utiles. Puis le Manuel de l’architecture des monuments religieux paraissait à Paris en 1845, suivi par les deux volumes du Guide des curés, du clergé et des ordres religieux. On voyait même naître, en 1847, une Société archéologique dont le siège était au grand séminaire de Langres. Mieux encore, en 1844, Mgr Guiton, évêque de Poitiers, fondait officiellement ce que l’on peut considérer comme la Mère des Commissions d’art sacré, une Commission archéologique diocésaine pour l’entretien et la décoration des églises. Cette commission dont les statuts disaient qu’elle était composée " d’hommes spéciaux ", se réunissait tous les mois et publiait de sages conseils et de pertinentes instructions.

Le mouvement était lancé et peu à peu d’autres diocèses suivaient l’exemple de Poitiers. Ils répondaient d’ailleurs, en cela, à une circulaire ministérielle qui, le 15 novembre 1850, demandait le concours de l’Épiscopat. En 1857, par exemple, l’évêque de Rodez annonçait la création d’un Conseil des édifices religieux. Dans la présentation de ce conseil, il écrivait : " Le corps ecclésiastique ne doit pas rester étranger ou indifférent à cette étude [de l’archéologie]. Après celle de la théologie et des saintes lettres, elle est assurément la plus attrayante et la plus utile pour un prêtre […qui] doit être un sage conseiller et régulateur du bon goût. "

Ces objurgations n’étaient pas inutiles si l’on en croit le compte-rendu de la séance tenue le 7 novembre 1846 par la Société Française d’Archéologie. On y lit, entre autres, ceci : " On n’a pas encore retrouvé le sens chrétien… L’éducation artistique, ne se rattachant à la religion que par l’étude imparfaite et superficielle des formes et non par la méditation profonde et l’amour sincère des sentiments et des pensées de nos pères croyants, ne peut produire que de vaines imitations et des efforts inefficaces. " Puis, plus loin : " Des bévues se commettent à Amiens, à Bourges, etc. À Bourges, personne d’ecclésiastique n’a été consulté, et c’est pour cela qu’on a été mettre un saint Étienne sur la pointe principale du pinacle, le mêlant ainsi à l’épisode du jugement dernier, qui est le thème de cette porte centrale, depuis la base jusqu’au sommet. "

Le Bulletin monumental, publié régulièrement par les Monuments historiques depuis leur fondation, est rempli de renseignements semblables.

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n Le temps des pastiches

Ainsi, peu à peu, un esprit se créait. Il s’intéressait d’abord à la conservation du passé. Mais, bientôt, il allait servir à alimenter des constructions nouvelles, des travaux nouveaux. Les architectes et les décorateurs allaient prendre là des bases qui leur manquaient et allaient avoir la tentation de reproduire, pour les hommes de leur temps, les œuvres d’art qui répondaient aux besoins et aux goûts des hommes du passé. Ils allaient offrir au clergé et au peuple chrétien, préparés à cela par tout ce que nous venons de dire, une architecture désincarnée, ne répondant en rien aux besoins des hommes du xixe siècle. Petit à petit, en se fondant sur l’archéologie, on allait faire des pastiches, de fausses œuvres romanes, ou mieux romano-byzantines, et surtout de fausses œuvres gothiques qui, parallèlement aux néo-classiques toujours en vogue, allaient couvrir tout le pays.

Déjà sous la monarchie de Juillet (1846), l’église Sainte-Clotilde à Paris, était construite dans le style qu’on appelait alors Style Troubadour et que l’on nommera plus tard Style Romantique. C’est un laborieux pastiche du xive siècle, et, dès sa naissance, elle fut détestée par les néo-classiques, puis, à son achèvement, discutée par les néo-gothiques. Mérimée disait d’elle : " Le Conseil municipal voulait une église gothique et ce qui se fait place Bellechasse n’est d’aucun style, d’aucune époque. " Avec Sainte-Clotilde, la porte était ouverte.

Mais déjà, avant 1840, l’architecte Lassus avait formé tout une équipe de sculpteurs, de peintres-verriers, de forgerons, de menuisiers et de décorateurs variés pour travailler à la restauration de Saint-Séverin et de Saint-Germain-l’Auxerrois. Chargé de restaurer la Sainte-Chapelle avec Duban, en 1841, puis la cathédrale Notre-Dame, il se fit accompagner par toute son équipe. Un jeune architecte lui était adjoint pour les travaux de Notre-Dame. Il s’appelait Viollet-le-Duc. Celui-ci, désormais, allait prendre la fameuse équipe sous son commandement.

Viollet-le-Duc avait alors trente-quatre ans, mais il avait déjà restauré de nombreux monuments : Vézelay, Montréal dans l’Yonne, Notre-Dame de Semur-en-Auxois, Saint-Nazaire de Carcassonne, etc. Avec son équipe, il allait rayonner dès lors dans toute la France. De plus, il écrivait beaucoup car il avait une activité étonnante. Son principal ouvrage, Le dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle paru entre 1854 et 1868, qui est encore une œuvre magistrale, eut une influence considérable et contribua beaucoup à l’engouement qui se manifestait de plus en plus pour l’art gothique.

Dans cet article, où nous sommes contraints à une certaine brièveté, nous n’avons pas à étudier Viollet-le-Duc et son œuvre, à l’admirer ou à le critiquer. La seule chose qui nous importe c’est de savoir que, en bonne partie grâce à lui, l’art religieux du xixe siècle, préparé par cinquante années de recherches et d’études, se tourna de plus en plus vers le pastiche du gothique à partir des années 1860-1865. On vit alors s’élever dans les campagnes et les villes des églises désincarnées et sans âme. Dans l’ouest de la France, la moitié des églises fut reconstruite dans ce faux gothique. Dans les églises de type classique, souvent on remplaçait les retables néo-classiques par d’autres retables qui multipliaient les lancettes et les accolades. On créait même, en style néo-gothique, des meubles qui n’existaient pas au Moyen Âge, comme, par exemple, les confessionnaux. C’était le règne du mensonge.

Si le gothique eut une pareille audience en France, c’est qu’il y fut considéré comme un style essentiellement national. Mais il faut savoir que l’engouement pour lui fut, non seulement français, mais européen. Comme le gothique avait gagné toute l’Europe occidentale au xive siècle, chaque pays pouvait le revendiquer. C’est ainsi, par exemple, qu’il avait eu un immense succès en Angleterre au xvie siècle, sous le long règne de la reine Elisabeth Ire. Le gothique élisabéthain n’eut aucune peine à reprendre vigueur au xixe siècle.

¨ Art du témoignage, art missionnaire

Mais il faut dire aussi, qu’au milieu de ce siècle qui fut terrible pour la foi chrétienne, le gothique joua un rôle généralement méconnu. Il fut un art de témoignage, un art ayant presque un caractère missionnaire. Grâce à l’influence marquante du Génie du christianisme, il fut considéré comme l’art qui manifestait le mieux la pérennité et la vitalité de la foi.

La pensée philosophique du xixe siècle fut anti-chrétienne à un point tel qu’il nous est actuellement difficile de saisir. Jamais, au cours de son histoire, l’Église n’avait eu à lutter contre un aussi formidable ensemble d’adversaires intellectuels. Monisme, scientisme, évolutionnisme, positivisme, marxisme… l’attaqueront avec virulence et avec machiavélisme.

Pour donner une idée de cette volonté destructrice, voici quelques-unes des consignes données, en Italie, par les Carbonari, aux membres de ses loges, de ses " ventes ". Elles nous sont transmises par l’historien Crétineau-Joly dans son ouvrage : L’Église romaine en face de la Révolution publié à Paris en 1850 (t. II, p.120-125 s.).

" Aujourd’hui il ne s’agit pas de reconstituer ce pouvoir [de l’Église] dont le prestige est momentanément affaibli ; notre but final est celui de Voltaire et de la Révolution française, l’anéantissement à tout jamais du catholicisme et de l’idée chrétienne. " Puis, quelques pages plus loin, le document précise la tactique à suivre : " Écrasez l’ennemi, écrasez le puissant à force de médisances ou de calomnies ; mais surtout écrasez-le dans l’œuf. C’est à la jeunesse qu’il faut aller ; c’est elle qu’il faut séduire, elle que nous devons entraîner, sans qu’elle sans doute, sous le drapeau des sociétés secrètes… Vous devez vous présenter avec toute l’apparence de l’homme moral. Une fois votre réputation établie dans les collèges, dans les gymnases, dans les universités et dans les séminaires, une fois que vous aurez capté la confiance des professeurs et des étudiants… cette réputation donnera accès à nos doctrines au sein du jeune clergé comme au fond des couvents. Dans quelques années ce jeune clergé aura, par la force des choses, envahi toutes les fonctions, […] sera plus ou moins imbu des principes humanitaires que nous allons commencer à mettre en circulation. C’est ce petit grain de sénevé que nous confions à la terre. "

En 1822, un autre penseur du carbonarisme écrit, sous le pseudonyme de " Petit tigre " : " Ne manquez pas d’infiltrer quelques-uns des vôtres au milieu de ces troupeaux (confréries, sociétés,) guidés par une dévotion stupide… Infiltrez le venin à petites doses et comme par hasard… L’essentiel est d’isoler l’homme de la famille, de lui en faire perdre les mœurs… Par ce manège, après l’avoir séparé de sa femme et de ses enfants et lui avoir montré combien sont pénibles tous les devoirs, vous lui inculquerez le désir d’une autre existence… Quand vous aurez insinué dans quelques âmes le dégoût de la famille et de la religion (l’un va presque toujours à la suite de l’autre), laissez tomber certains mots qui provoquent le désir d’être affilié à la loge la plus voisine… Il faut décatholiser le monde… La révolution dans l’Église, c’est la révolution en permanence… Ne conspirons que contre Rome… "

Le frère " Nubius " ajoutait : " Nous devons faire l’éducation immorale de l’Église… Ne faisons pas de martyrs mais popularisons le vice dans les multitudes… Faites les cœurs vicieux et vous n’aurez plus de catholiques… Il y a une partie du clergé qui mord à l’hameçon de nos doctrines d’une façon merveilleuse.. Éloignez le prêtre du travail, de l’autel, de la vertu… Seule la corruption en grand que nous avons entreprise… doit nous permettre de mettre un jour l’Église au tombeau. "

C’est ce tombeau enfin creusé qu’annoncera quelques années plus tard le philosophe allemand Nietzsche, qui personnalisait, à lui seul, tous ces fossoyeurs de l’Église, lorsqu’il affirmait que le christianisme était " une souillure éternelle sur l’humanité ". L’une de ses proclamations est célèbre : " Jadis le plus grand crime était le crime contre Dieu. Mais Dieu est mort… L’action criminelle est ce qu’il y a de plus fécond sur la terre… "

¨ L’art gothique comme choix

L’Église s’efforça de faire front. Pour cela, elle fut contrainte à un renouveau spirituel profond qu’il faudrait pouvoir exposer longuement. Ce renouveau ne manque pas d’une certaine analogie avec celui de la Réforme catholique et, comme au temps du concile de Trente, l’Église chercha un allié dans l’art. En France, elle pensa l’avoir trouvé dans l’art gothique qui fut, en effet, un auxiliaire précieux. La connaissance tirée de l’expérience et le sentiment permettaient de contrer la raison. C’était Aristote contre Platon. Le romantisme contre le classicisme. À ce titre, on ne peut pas ne pas avoir une certaine compréhension pour ce choix qui donnait la priorité au gothique, témoin dynamique, sur un néo-classicisme figé dans un passé non chrétien. C’était le choix d’une époque, selon les besoins de cette époque.

Mais on poussa ce choix à un tel absolutisme qu’on aboutit à des excès regrettables. Viollet-le-Duc a donné lui-même une célèbre définition de sa pratique : " Restaurer un édifice, a-t-il écrit, c’est le rétablir dans un état complet, qui peut n’avoir jamais existé. " Ce principe, adopté ensuite par d’autres architectes, eut des conséquences tragiques. Il en résulta la disparition des apports des âges postérieurs dans les églises du Moyen Âge. C’est ainsi que, par exemple, fut démoli, à Notre-Dame de Paris, le merveilleux décor monumental réalisé à la fin du xviie siècle par Jules Hardouin-Mansart pour rappeler le vœu de Louis XIII. Beaucoup d’autres aberrations suivirent. Didron put alors parler du " vandalisme d’achèvement ". Montalembert avait déjà parlé, lui, dès 1833, du " vandalisme de restauration ".

¨ Les constructions nouvelles

Bientôt, pour les constructions nouvelles, l’architecture française, manquant d’inspiration, trouva d’autres sources dans une archéologie diversifiée. Sans abandonner le gothique, on copia le roman ou le byzantin. Puis on inventa un hybride : le romano-byzantin. Cette exploitation peu glorieuse nous valut, en gothique pastiché : le Sacré-Cœur de Moulins, Sainte-Épure à Nancy, Saint-Jean de Belleville, la cathédrale de Gap, Notre-Dame-de-la-Treille… L’exploitation du roman produisit Saint-Ambroise et Notre-Dame-des-Champs à Paris… Le romano-byzantin fit naître les basiliques de Montmartre, de Fourvière, d’Ars, de Notre-Dame-de-la-Garde, la cathédrale de Marseille… À Lourdes, on fit mieux encore, un coup double nous valut une basilique inférieure en faux roman, et une basilique supérieure en faux gothique. On pourrait multiplier les exemples ! Mais on doit constater que ce courant a eu la vie dure puisque après la guerre de 1914-1918, l’architecture religieuse française fut encore gratifiée des basiliques de la Visitation à Annecy et de Sainte-Thérèse à Lisieux !..

Cependant, pour être juste, nous devons également dire que ce courant archéologique n’a pas eu que des inconvénients. Bien que cela n’entre pas dans le cadre de notre étude, nous aurions tort de ne pas rappeler que c’est à lui que nous devons la réhabilitation de la liturgie, des vêtements et du chant grégorien par Dom Guéranger et les abbayes bénédictines. C’est à lui que nous devons aussi les timides mais prometteurs essais de la rénovation de l’art du vitrail dont nous parlerons prochainement.

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n La découverte de nouveaux matériaux ouvre la voie à un nouvel art : l’art moderne

¨ La fonte et le fer

À Paris, en 1802, on avait eu l’audace de lancer le premier pont métallique sur la Seine : le pont des Arts. C’était une première mondiale. Le matériau utilisé était la fonte. À vrai dire, on connaissait la fonte depuis longtemps. Elle avait été inventée au xiiie siècle et avait servi dès le xve siècle à la confection d’objets de petites dimensions. Mais c’était la première fois qu’on l’utilisait pour d’importantes constructions. Comme son emploi avait donné toute satisfaction, on allait désormais l’employer régulièrement pour couvrir de grandes surfaces : ponts, verrières, grands magasins, marchés couverts comme les célèbres Halles de Baltard à Paris.

Vingt ans plus tard, l’architecture se hasarda à employer ce matériau nouveau dans un édifice religieux. La flèche aérienne de la cathédrale de Rouen, qui élevait sa pointe effilée à cent trente-deux mètres, avait été un chef-d’œuvre de la charpente du xvie. Mais, construite en bois recouvert de plomb, un incendie l’avait détruite peu après sa construction. En 1823, on décida de commencer à la reconstruire et d’utiliser cette fois la fonte qui ne craindrait plus le feu. On doit rendre hommage à l’architecte Alavoine qui en eut l’idée et qui fut le premier Français à utiliser ce matériau moderne pour une église. Il traita d’ailleurs la fonte dans un tel esprit que beaucoup s’y trompent et qu’on écrit toujours de belles phrases sur la " dentelle de pierre " de cette flèche.

Premier architecte français, avons-nous dit pour Alavoine, mais pas premier absolu. Les Anglais, eux, avaient déjà construit, en 1816, l’église Saint-Georges de Liverpool, qui, elle, a été vraiment la première église en fonte. Puis, on avait également restauré une tour de la cathédrale de Salisbury en utilisant la fonte. Alavoine s’en était inspiré.

L’architecture française, elle, réserva d’abord la fonte à l’architecture profane. Peu à peu, on vit alors se former un art nouveau, un art moderne, qui ne se contentait pas d’utiliser un matériau nouveau mais qui était amené à concevoir des formes nouvelles, permises par les propriétés du matériau. Cet art fut propulsé par une invention importante : celle du chemin de fer, qui exigeait des constructions inconnues jusque-là : des viaducs, des gares…

Les inventions se succédaient et permettaient, en effet, des progrès étonnants dans l’utilisation du métal. Jusqu’au début du xixe siècle, la production de la fonte ou du fer était limitée car on utilisait le charbon de bois pour alimenter des fourneaux dispersés dans les forêts. Vers 1820, en Angleterre, on commença à utiliser la houille, puis le coke, pour traiter le minerai. La capacité de production augmenta alors notablement. Mais un perfectionnement fut bien vite trouvé par l’Anglais Bessmer qui inventa un procédé de traitement du minerai beaucoup plus efficace grâce à l’élévation de la température des fours par des souffleries. L’acier était créé. Les qualités du métal étaient accrues et son prix de revient notablement abaissé. Les architectes avaient à leur disposition un matériau malléable supprimant les contraintes de poussée, permettant de couvrir de grandes surfaces avec peu de main-d’œuvre. L’association du verre et du métal, expérimentée dans les constructions des serres, alors très à la mode, ouvrait de belles perspectives à l’architecture.

L’architecture religieuse en profita sans tarder. En 1854, l’architecte Boileau entreprenait l’édification de l’église Saint-Eugène, au pied de la Butte Montmartre. Son ossature était en fer et la maçonnerie n’y jouait qu’un rôle de simple remplissage des vides. Mais il faut souligner que cette ossature métallique n’avait pas été choisie comme " manifeste " d’un art nouveau, d’une nouvelle conception de l’architecture. Ce qui a été à l’origine de ce choix qui fait de Saint-Eugène, effectivement, la première église moderne française, le point de départ de l’architecture religieuse de notre temps, c’est tout simplement un manque d’argent. On ne disposait que de six cent mille francs. C’est la modicité de ce budget qui a forcé l’architecte à trouver du nouveau en utilisant ce qui était le moins onéreux pour la matière et pour la main-d’œuvre. On pourrait étudier utilement le rôle qu’a joué, dans l’art, la pauvreté créatrice !

La construction de l’église Saint-Augustin par Baltard, de 1860 à 1871, suivit de peu, sans faire preuve de grande originalité. Un éclectisme un peu scolaire y combinait des réminiscences du Dôme de Florence à la grande rose et à la galerie des rois gothiques de Notre-Dame de Paris. Le plan, lui, plus ingénieux, associait le plan basilical au plan ramassé pour mieux s’adapter au terrain. La structure, elle, mêlait, ou plutôt juxtaposait, la pierre et le fer, et l’armature métallique ressemblait à un vaste appareil de prothèse.

Il faudra attendre la construction de Notre-Dame-du-Travail par Astruc, en 1899-1901, pour avoir une église de métal construite en tenant vraiment compte des possibilités du matériau. Par contre, conçue comme un bâtiment profane, comme un marché, elle n’a aucun caractère sacré. L’architecte a tout simplement oublié qu’une église a une âme, pas seulement un corps ; qu’elle est " esprit " avant d’être " matière ".

À cette époque, et depuis longtemps, la fonte avait été reléguée à la fonction de matériau pour mobilier décoratif, rôle qu’elle remplit de nos jours, en particulier pour la confection des bancs de jardin.

Or, précisément, la confection de ces bancs avait amené un simple jardinier français, Joseph Monier, à faire une nouvelle découverte d’importance capitale, qui allait conditionner toute l’architecture moderne : le béton armé.

¨ La naissance du béton armé

Avec l’invention du béton armé qu’Hennebique fit breveter et vulgarisa dès 1880, les architectes disposaient d’un nouveau matériau très précieux. L’acier ne pouvait assurer que les ossatures. Le béton, lui, permettait de construire toute l’architecture. Faisant corps et bloc, il libérait les constructeurs de toutes les contraintes : équilibre des masses, poussées, liant des matériaux… Il permettait toutes les audaces, même les porte-à-faux les plus risqués.

On comprend donc qu’il fut adopté rapidement par l’architecture religieuse qui avait pourtant temporisé longuement pour l’utilisation du métal. L’usage de la fonte ou du fer n’avait d’ailleurs été qu’un épisode dans l’art d’église. Le béton deviendra, lui, le matériau roi, non seulement pour ses qualités techniques, mais aussi pour son faible coût de revient. Mais il faudra attendre, pour cela, le xxe siècle.

Le xixe siècle finissant aura tout de même l’honneur d’inaugurer la véritable architecture moderne avec la construction de la première église en béton armé, Saint-Jean de Montmartre, en 1894. Curieusement, les théories de Viollet-le-Duc, qu’on peut considérer comme l’un des grands pasticheurs de l’histoire, n’ont pas été étrangères à la conception de cette église. En effet, son architecte, A. de Baudot, était disciple et collaborateur du maître. Pour élever l’édifice, il reprit à la base le raisonnement de celui-ci et appuya son effort créateur sur la véritable et saine tradition. Il reprenait à son compte le principe ancien formulé de nouveau par Vaudoyer qui écrivait déjà en 1831 que l’architecture devait " se soumettre à la nature des matériaux, mettre cet art en harmonie avec le siècle ".

À Saint-Jean de Montmartre, tout est recherche : plan, structure, décor, avec, bien sûr, des éléments qui trahissent l’esprit 1900. Mais même le vitrail y reprend toute sa valeur dans l’abside ajourée où flamboie une grande crucifixion. Une suite de coupoles reposant sur une double intersection de grands arcs en béton armé fournissent en même temps le principe du décor. Une abondance de courbes enchevêtrées, de sinuosités y trahit l’esprit de l’art, aimant les lianes, de la " Belle Époque ". Mais on sent là un effort précieux et nouveau qu’ont eu raison de souligner les élèves du maître en élevant un petit monument commémoratif près du haut clocher-porche. Ainsi, le xixe siècle finissant avait l’audace de lancer la vraie construction religieuse moderne.

Par la suite, il faudra attendre plus de vingt ans pour voir une seconde église de béton armé : celle de Saint-Dominique, qui, commencée en 1913 ne sera achevée qu’en 1921.

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En nous livrant à ces quelques réflexions à propos de l’évolution architecturale religieuse dans la France du xixe siècle, nous avons voulu simplement nous contenter de porter un regard objectif sur les évènements. Nous nous garderions bien de porter un jugement et surtout une condamnation.

Tous les historiens s’accordent pour dire que l’art est toujours le reflet d’une époque et de sa civilisation. Or, il est certain que le xixe siècle, du moins dans son aspect religieux, a été un siècle désorienté. La terrible épreuve de la Révolution française lui a fait perdre ses ancrages. Comme dans un tremblement de terre, des secousses secondaires éprouvantes ont complété les démolitions faites par la première secousse de la révolution de Juillet 1830 ; celle de 1848 ; secousse de la Commune en 1871.

Aux dégâts faits par ces différents séismes, se sont ajoutées les sapes produites par les attaques des rationalistes, des marxistes, l’organisation des mouvements ouvriers, l’instauration de la lutte des classes. Un renversement de la société s’est produit par la substitution du prolétariat ouvrier à la primauté de la paysannerie, de la ville à la campagne.

L’Église, inspiratrice de l’art, a été constamment sur la défensive, ce qui n’était pas un état propice à une incitation artistique féconde. Elle a essayé de trouver ses racines perdues, non pas dans le passé proche qui avait été gommé, mais dans le lointain Moyen Âge des siècles de foi. Ayant retrouvé ses racines, elle s’y est cramponnée pour n’être pas entraînée par le torrent dévastateur. Dans son désarroi, elle n’a pas songé, qu’au-dessus des flots, des branches lui auraient permis de s’élever et de regarder au loin pour voir si un salut n’était pas possible dans une autre direction.

L’art a mis sa main dans la sienne et il a adopté une solution de facilité : celle de pasticher l’ancien et de fonder l’art du présent sur celui d’un passé totalement révolu. Il n’a pas suivi le vieil adage dont le bon sens s’applique dans tous les domaines : " Il faut vivre avec son temps " ! L’Église, elle, a oublié les paroles du Christ : " Laissez les morts enterrer les morts ! " Elle n’a pas eu connaissance de la phrase de Joseph de Maistre citée au début de cette réflexion. Elle n’a pas compris que la Providence laissait " effacer une page pour en écrire une nouvelle ".

Et pourtant, malgré tous les obstacles et toutes les insuffisances, l’art du xixe siècle – et en particulier l’architecture religieuse – avait entrepris, lentement, l’écriture de cette page nouvelle. Lentement, laborieusement, quelques graines avaient été semées, enfouies dans des terres peu fertiles pour y germer pendant de longues années, éclore enfin à la fin du siècle, et fleurir au xxe en donnant naissance à un art religieux moderne, vigoureux, digne des hommes et de l’Église de notre temps.

Nous en sommes, maintenant, les bénéficiaires sans mérite.

Nous serions des ingrats si nous ne remerciions pas tous les obscurs semeurs du xixe siècle dont les efforts, modestes et souvent inconnus, nous permettent de moissonner aujourd’hui ce que nous n’avons pas semé.

Émile Berthoud