La peinture religieuse dans la France du xixe siècle

Émile Berthoud

Articles parus dans Esprit et Vie, n° 23 et suivants.

 

 

¨ Le contexte historique

À l’aube du xixe siècle, l’Église de France mesurait l’étendue de ses pertes. Ses ennemis pouvaient se réjouir et prophétiser qu’elle ne se relèverait pas de ses ruines. Les bâtiments ecclésiastiques, ceux qui ne gisaient pas sur le sol comme des épaves, avaient été vidés de leur mobilier et de leurs objets liturgiques. Voulant déraciner ce que l’on appelait la " Superstition ", l’État, puis les départements, puis les districts, avaient donné l’ordre du saccage ou de la destruction des églises. Même les petits oratoires des hameaux dispersés n’avaient pas été épargnés ; témoin la délibération d’un district d’une vallée des Alpes ordonnant, le 19 Floréal de l’An II (8 mai 1794), la destruction de petites chapelles perdues dans la montagne parce qu’elles étaient soupçonnées de servir de " rassemblement aux fanatiques " et de " nuire à la chose publique ". Même quand l’ordre ne leur en avait pas été donné, les " patriotes " avaient souvent pris l’initiative de faire œuvre " républicaine ", en brisant les statues, les vitraux, en brûlant tableaux et autels.

La " Constitution civile du clergé ", votée le 12 juillet 1790, avait confisqué les biens de l’Église et, en compensation, fonctionnarisé les évêques et les curés. Les immeubles et les terres avaient été mis aux enchères aussitôt. La totalité des maisons religieuses avait disparu. Les admirables monastères, où la civilisation de l’Occident s’était jadis élaborée, avaient été vidés. La " bande noire " sévissait partout : c’était le sobriquet donné aux spéculateurs qui achetaient les abbayes et tout ce qui appartenait à l’Église pour démolir et revendre les matériaux, ou dépecer les grands domaines en petits lots. C’est ainsi que la grande église de Cluny avait disparu.

¨ Les œuvres d’art touchées

§ Dans les églises qui étaient restées debout, on avait détruit pour le plaisir de détruire. Les premières touchées avaient été celles des prêtres non-jureurs, qui avaient refusé d’obéir au décret du 27 novembre 1790, exigeant le serment à la nouvelle constitution. Cinquante-cinq pour cent des curés avaient alors abandonné leur paroisse pour se fondre dans la masse du peuple et commencer une activité religieuse clandestine.

§ Les premières victimes du vandalisme avaient été les statues. Invendables, elles avaient été brisées ou mutilées partout. Dans la seule ville de Strasbourg, qui fut pourtant la ville française où la Révolution se manifesta avec le moins de hargne grâce à l’action modératrice d’un maire remarquable, deux cent soixante-trois statues furent brisées dans la cathédrale.

§ Les tableaux eurent droit à un traitement un peu différent. Leur nombre était incalculable. Les siècles passés en avaient couvert les murs des églises. Une grande partie d’entre eux fut brûlée ou lacérée. D’autres, ceux qui présentaient un caractère particulier ou qui avaient l’heur de ne pas trop déplaire aux commissaires du peuple furent rassemblés, puis entassés sans soin dans des dépôts. Ils y restèrent jusqu’au célèbre décret consulaire du 14 Fructidor de l’An IX (1er septembre 1800), par lequel le premier consul Bonaparte ordonnait la création de quinze musées nationaux, un dans chaque grande ville française. Pour meubler ces musées, la recette fut simple : on puisa dans les dépôts pour en extraire les œuvres les plus remarquables. Ces toiles furent sauvées, certes ; par contre, elles devinrent irrémédiablement perdues pour l’iconographie des églises. Elles rejoignirent celles qui avaient été dérobées en Italie par l’armée française.

§ Ainsi des milliers d’œuvres, peintes à partir du xve siècle, époque de naissance du tableau, furent soustraites au culte liturgique pour lequel elles avaient été faites. Les peintures murales, beaucoup moins nombreuses, naturellement moins vulnérables, d’atteinte moins facile car réservées souvent aux voûtes et au sommet des murs, furent moins dégradées, même dans les églises ou les bâtiments transformés en dépôts, en manufactures ou en casernes, comme le Palais des papes à Avignon.

 

¨ Après l’épreuve, le réveil

L’Église de France sortait donc presque anéantie matériellement de la Révolution. Mais si le corps avait été plus que meurtri, l’âme religieuse du pays avait retrouvé une étonnante vigueur dans les affres de la persécution. Certes, la bourgeoisie et le peuple des villes demeuraient profondément antireligieux. La révolution de 1830 sera, en partie, une nouvelle manifestation de leur anticléricalisme. Mais le clergé, les fidèles, surtout des campagnes, dépouillés des fardeaux dont les chargeaient les faveurs de l’Ancien Régime, avaient retrouvé leurs positions chrétiennes fondamentales.

Finalement, la Révolution avait eu pour effet de resserrer les liens entre les clercs et les fidèles. L’attachement au pape avait été renforcé par sa captivité et les foules étaient venues se prosterner sur son passage à travers la campagne française. Les menaces de la loi, des suspects, des dénonciateurs, des magistrats, avaient redonné tout leur prix aux sacrements recherchés et reçus dans la clandestinité. L’enseignement furtif du catéchisme avait donné la valeur d’un témoignage à la parole des proscrits de passage. Le martyre des guillotinés, des noyés, des emprisonnés avait redonné foi, force et vigueur au petit peuple chrétien qui avait eu lui-même ses héros. Aussi, dès que la moindre accalmie se fut produite, les paroissiens avaient rouvert leurs églises que les magistrats n’osaient plus refermer. Le Concordat de 1801 ne vint que légaliser un mouvement très largement amorcé.

Les curés et les fidèles durent s’atteler à la tâche de la remise en état, au moins sommaire, des églises paroissiales. Ils le firent avec une ardeur édifiante malgré la pauvreté de leurs moyens.

Dès 1815, presque toutes les églises encore debout avaient retrouvé, sinon leur splendeur passée, du moins leur capacité d’accueil du peuple chrétien pour la liturgie, l’eucharistie, l’administration des sacrements, l’enseignement de la Parole – le prône – sans lesquels il n’y a point d’Église. Les paroisses s’étaient mises à revivre malgré des habitudes encore reprises au xviiie siècle, et malgré un apprentissage pastoral à refaire.

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¨ Des formes de renouveau

§ La paroisse, lieu de réveil

On pourrait sourire au souvenir des efforts maladroits faits alors pour vivifier la religion. On pensait, par exemple, qu’il était de bonne guerre de substituer l’Église à la République dans les cantiques. Le révolutionnaire Chant du départ résonnait sous les voûtes sans grandes modifications : " un chrétien doit vivre pour elle ; pour elle, un chrétien doit mourir " ! Mais il faut surtout voir là quelque chose de beaucoup plus grand : la renaissance du sens communautaire de l’ancienne chrétienté réfugiée à l’ombre des clochers. La paroisse va redevenir le lieu d’éclosion ou de renouveau des associations, des confréries.

Parmi ces confréries, certaines s’efforçaient de s’épanouir en œuvre de civilisation chrétienne. L’embellissement de l’église paroissiale, son adaptation aux dévotions universelles ou locales par une iconographie adéquate, n’était pas la moindre de ces œuvres. Cet embellissement s’accompagnait du désir intense d’effacer toutes les traces de la période révolutionnaire en remplaçant ce qui avait été détruit.

 

§ Les artistes et artisans

Ici ou là, des artistes et des artisans s’attelèrent à l’énorme tâche. On vit même des artistes croyants se regrouper en de véritables communautés, dans une atmosphère de simplicité et de ferveur. La plus célèbre d’entre elles fut celle de Mesnil-Saint-Loup, en Champagne. Groupés autour d’un prêtre olivétain, le P. Emmanuel, ces hommes sculptaient des statues, peignaient des images transparentes qui exprimaient non seulement leur âme, mais celle du village ou du bon prêtre d’antan.

Mais il est bien évident que ces efforts dispersés étaient loin de répondre aux besoins. L’Église, seule, était incapable de faire face à la demande qui était, à la fois, abondante et pressante. Il fallait fournir aux paroisses, dans un temps le plus bref possible, des dizaines de milliers de statues et de tableaux. Le peuple, en effet, devait retrouver rapidement ses racines chrétiennes grâce à un enseignement rigoureux et clair. Les prônes et les très nombreuses missions paroissiales jouaient parfaitement leur rôle de dispensateurs de la Parole de Dieu. Mais prédications et catéchismes ne suffisaient pas. Ils avaient besoin du secours des images, comme cela avait été le cas au Moyen Âge. Or, ces images manquaient et l’Église était incapable de les fournir. Une seule institution en avait la jouissance matérielle : le pouvoir central. Or, justement, celui-ci envisageait de participer à la réhabilitation des églises. C’était, pour lui, un moyen facile et efficace pour s’attirer les bonnes grâces du clergé dont il avait besoin. Une aide matérielle dans le domaine de l’art religieux n’était qu’une phase particulière du vaste programme qui était le sien : l’alliance du trône et de l’autel !

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¨ L’abondance d’œuvres produites

Napoléon s’était vite rendu compte de la puissance morale de l’Église de France qu’il tentait d’asservir par Les Articles organiques annexés frauduleusement au Concordat de 1801, malgré le désaveu du pape. Fondamentalement, il redoutait cette puissance morale. Pendant les négociations en vue du Concordat, il avait dit : " Les prêtres veulent prendre les âmes et me laisser les cadavres. " Malgré les vexations, malgré les divergences qui le conduiront à faire enlever le pape Pie VII, de Savone, en 1812, pour l’emmener comme prisonnier à Fontainebleau, malgré l’internement des treize cardinaux qui avaient refusé d’assister à son remariage, à qui il avait interdit la pourpre et qui étaient devenus ainsi " les cardinaux noirs ", il pensait pouvoir s’attirer les sympathies du clergé des paroisses. Celui-ci pouvait si facilement contrarier ses projets de conscription en masse ! Pour gagner sa faveur, il fit restituer aux églises les tableaux qui périclitaient dans les dépôts parce qu’ils n’avaient pas été choisis pour les musées. Mais cette restitution se fit sans ordre et l’on vit des toiles, enlevées dans une église où elles illustraient une dévotion locale, être rendues à une autre église qui n’en avait que faire.

Mais c’est surtout le gouvernement de la Restauration et ses successeurs, jusqu’à la proclamation de la République en 1871, qui furent les plus généreux mécènes. Si le xixe siècle s’est montré le siècle le plus fécond en œuvres d’art religieux de toute l’histoire de France, c’est en grande partie aux dons du pouvoir central qu’on le doit. Il faut compter par dizaines de milliers les tableaux peints pour les églises entre les années 1815 et 1871 : la IIIe République cessera pratiquement ces dons. Le xiiie siècle, le xve malgré la guerre de Cent Ans et la dureté des temps, et le xviie siècle, avaient été les grands siècles de l’art religieux français. Le xixe les surpassa largement par la quantité des œuvres produites, et la qualité de ces œuvres, sans doute très inégale, a été bien supérieure à celle qu’on leur reconnaît généralement. On commence aujourd’hui à en prendre conscience. Les tableaux religieux du xixe n’ont pas été indignes des expressions de la vie artistique du temps, bien au contraire, quoi que puisse en penser une opinion publique mal informée.

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¨ Le mécénat d’État

§ Avec la Restauration

Le concours de l’État pour le renouvellement de l’iconographie religieuse a pris différentes formes et a été motivé par diverses raisons. Outre le désir de s’attirer les bonnes grâces du clergé, dès l’arrivée de Louis XVIII sur le trône, la Restauration montra un intérêt compréhensible pour la remise en état des églises tant mises à mal par les révolutionnaires. Les Bourbons, revenus au pouvoir, voulaient effacer même le souvenir de la Révolution qui les en avait chassés. C’est pour cela qu’ils multiplièrent les commandes pour le remeublement des églises. Le clergé, d’ailleurs, accueillait à bras ouverts ces images tombées du ciel. Évêques, curés, étaient demandeurs et poussaient leurs députés à faire les démarches nécessaires auprès du gouvernement pour satisfaire leurs désirs.

Les préfets eux-mêmes se montraient volontiers amis, à la fois des Beaux-Arts et de la religion. Nombre d’entre eux prenaient l’initiative de suggérer au ministère de faire un don à telle paroisse, à tel établissement. Il n’est pas rare de lire sur un cartouche doré que tel don de " Sa Majesté Louis XVIII " est dû à l’intervention de tel préfet. D’ailleurs, on a souvent à se demander quelle a été la raison du don d’une œuvre déterminée à telle paroisse plutôt qu’à telle autre, qui en avait formulé le désir, alors que la bénéficiaire se montrait embarrassée de la surprise qui lui était faite.

La générosité, et même la prodigalité, du gouvernement était d’ailleurs à double effet. En étant mécène des églises, il se montrait également mécène des artistes et s’attirait la bienveillance d’une catégorie de citoyens facilement frondeurs. Le nombre de ces artistes qui attendaient la manne officielle pour survivre était énorme. À Paris, qui n’était pourtant pas encore une mégapolis, on en comptera plus de quatre mille vers 1850.

Que le régime de la Restauration se soit montré prodigue envers les églises est facilement compréhensible : l’aide artistique apportée entrait dans la droite ligne de ses efforts pour un retour à l’esprit de l’Ancien Régime. Mais on pourrait penser que la monarchie de Juillet qui lui succéda en 1830 n’avait pas les mêmes raisons pour la poursuite d’une politique semblable. Or, non seulement elle ne ralentit pas cet effort d’aide aux églises pour leur décor, mais elle l’amplifia.

La raison de cette attitude est simple. La famille d’Orléans, qui montait sur le trône, était considérée comme illégitime par les partisans des Bourbons. Pour se faire accepter, pour se concilier les légitimistes dont faisait partie une bonne proportion du clergé et des notables, le gouvernement de Charles X se montra donc d’une générosité encore supérieure à celle de la Restauration. Il voulut renforcer, dans ce domaine du moins, son alliance avec l’autel et, dans ce but, favorisa encore davantage la production des " saintetés ", comme on disait alors. Cela agaçait d’ailleurs fortement une partie de la presse, et Arthur Guillot osait écrire en 1845, dans la Revue Indépendante : " N’en finirons-nous pas avec les tableaux d’église ? M. le directeur des Beaux-Arts en commande en si grande quantité qu’on serait tenté de croire qu’il tourne à la pénitence et va se faire capucin. "

§ Avec le second Empire

C’est pour les mêmes raisons que le second Empire continuera lui aussi la tradition. En 1861, L. Lagrange pouvait écrire dans la Gazette des Beaux-Arts : " Aucune époque ne nous montre autant de travaux d’art religieux exécutés simultanément par un plus grand nombre d’artistes distingués. " À quoi répondait d’ailleurs immédiatement, mais dans un esprit de dénigrement cette fois, un article d’Eugène Fromentin qui se lamentait, lui, à propos de la " nouvelle averse de martyrs, de Passions, d’Ecce Homo, de saint Jean Baptiste, de Magdeleine, de Marthe et Marie, etc. " qui noyait chaque salon.

 

§ Le rôle des Fabriques

Ainsi les divers gouvernements de la France du xixe siècle avaient pris en charge la redécoration des églises. Mais, à côté de l’État, d’autres organismes s’étaient intéressés à ce problème. Les " Fabriques paroissiales " n’étaient pas restées inactives, du moins quand leurs ressources matérielles le leur avaient permis. Certaines avaient bénéficié de dons et de legs qui leur avaient donné la possibilité de faire appel au talent de quelques grands peintres : nous en aurons un exemple tout à l’heure pour le décor de l’église de Fougères. Mais la plupart du temps, alors que les commandes gouvernementales bénéficiaient surtout aux artistes installés à Paris, celles des " fabriques " allaient principalement aux peintres de province qui n’étaient pas sans talent.

Tous ces peintres prenaient leur spécialité au sérieux. On les voit réfléchir aux sujets pouvant le mieux convenir au lieu, au bâtiment pour lequel ils ont reçu commande ou à la meilleure manière de répondre au thème qui leur a été fixé par le clergé, tout en restant personnels et en faisant preuve d’imagination. Même la nouvelle mode qui va peu à peu prendre corps n’altérera pas leur conscience professionnelle et leur talent particulier.

En effet, surtout à partir du règne de la monarchie de Juillet, une mode va apparaître, d’abord timidement, puis s’établir pleinement au second Empire. Cette mode sera celle de la copie.

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¨ La mode de la copie

Commander une œuvre originale était une opération très onéreuse. Faire réaliser une copie d’une œuvre déjà peinte était d’un prix beaucoup moins élevé. Comme on voulait acheter et distribuer un très grand nombre de toiles, un budget déterminé, consacré à des copies, permettait de satisfaire des demandes beaucoup plus nombreuses. D’autre part, comme reproduire une œuvre exigeait moins de talent, on pouvait faire appel à des artistes de moindre valeur et ainsi en aider à vivre un grand nombre. C’était favoriser ainsi l’étude et le perfectionnement de jeunes artistes, et donc de susciter et d’aider de nouvelles vocations.

On vit alors se multiplier les copies des œuvres les plus populaires des grands peintres anciens. Les Italiens venaient en tête avec Léonard de Vinci et sa célèbre Cène, Raphaël, Le Titien et leurs vierges, et les artistes dont les toiles se trouvaient au Louvre. L’un des peintres qui fournit le plus de sujets aux copistes fut l’Espagnol Murillo. Mais les Français ne furent pas oubliés avec une reproduction très importante des toiles de Vouet, Le Sueur, Lebrun, Prud’hon, de Champaigne. Les Flamands, Rubens et beaucoup d’autres, fournirent nombre de scènes.

Les grands artistes ne furent pas les seuls à inspirer les copistes, mais une foule d’autres moins connus, de toutes provenances, réapparurent dans l’iconographie. Même des peintres encore vivants et déjà célèbres furent copiés. Ce fut le cas d’Ingres, en particulier. Certains peintres se spécialisèrent dans la copie. Ces copies, de bonne qualité, portèrent jusque dans des villages reculés l’image de chefs-d’œuvre, ou tout au moins de bonnes œuvres, et ces images furent loin d’être méprisables. Aujourd’hui encore, de nombreuses paroisses conservent l’une ou l’autre de ces toiles, non signées, dont elles ignorent l’origine, et qui ont des allures de grandes peintures.

Dans quelques grandes églises, l’État se montra particulièrement généreux en offrant un décor mural complet. Ce fut le cas, par exemple, de la cathédrale de Rennes, de la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice de Paris, que Delacroix décora sur commande du gouvernement.

Les dons de l’État furent si nombreux – œuvres originales et copies confondues – que, finalement, un phénomène de saturation se produisit. En 1861, déjà, Léon Lagrange pouvait écrire : " Le clergé des villes où l’art du Moyen Âge a laissé ses plus admirables monuments ne voit pas arriver sans effroi, tous les deux ou trois ans, la terrible échéance des envois ministériels. Où mettre ces grandes toiles rectangulaires, à cadre doré, étiquetées " don de l’Empereur " ? Il n’y a guère que les églises du midi de la France, filles d’un autre style, ou les paroisses de village, vierges d’un style quelconque, qui acceptent encore avec reconnaissance les largesses officielles. "

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¨ Retour d’une fidélité à l’esprit de la Réforme catholique

Toutes ces œuvres, quelles qu’elles soient, présentaient une constante : elles étaient fidèles à l’esprit de la réforme catholique. Le clergé, quand il pouvait choisir les thèmes, les artistes eux-mêmes formés dans les écoles et par l’étude des œuvres des musées, étaient toujours guidés par les principes issus du concile de Trente. Les scènes de l’Évangile, qui étaient les plus demandées, les plus prisées, restaient conformes à l’iconographie de la fin du xvie et du xviie siècle. L’illustration de la vie des saints, qu’ils soient locaux ou vénérés universellement, ne s’écartait en rien des règles et des schémas fixés après 1560. Les anges étaient toujours présents partout.

¨ Piété nouvelle : guide de l’art

Cependant la piété avait largement évolué et cette piété nouvelle allait guider l’art. En particulier, un fait absolument nouveau s’était produit au xixe siècle et allait, sans qu’on s’en rendît compte alors, complètement bouleverser la vie religieuse. Les rapports entre Dieu et les hommes avaient changé !

§ Après les saints…

Au temps des patriarches, Dieu parlait aux hommes par les prophètes. Quand est venue la plénitude des temps, c’est son propre Fils qui avait été son porte-parole. Il avait tout dit, et l’Église n’attendait pas d’autre révélation. Cependant, par la suite, le Christ avait éprouvé le besoin de donner, de transmettre, de loin en loin, un message spécial à son peuple. Alors, il s’était adressé directement à des saints, à des saintes : Brigitte de Suède, Thérèse d’Avila, Marie-Marguerite Alacoque, d’autres encore.

§ La Vierge Marie

Au xixe siècle, l’attitude du Christ paraît changer. Il semble laisser la parole à sa mère. Ainsi, en 1830, le 27 novembre, la Vierge parle à une sainte paysanne, devenue Fille de la Charité : Catherine Labouré, et la " Médaille miraculeuse " transmet partout le message. En 1836, c’est au curé de Notre-Dame-des-Victoires, M. Desgenettes, qu’elle apparaît. En 1846, à La Salette, deux petits bergers sont ses interlocuteurs. En 1858, Bernadette la voit dix-huit fois à Lourdes, l’entend se présenter comme " l’Immaculée ", et demander prières et pèlerinages. En 1871, c’est Pontmain ; en 1876, Pellevoisin… Et Notre-Dame-du-Laus !, et d’autres encore.

Si la Mère de Dieu semble plus en lumière qu’en d’autres temps, si les images de la rue du Bac, de La Salette ou de Lourdes, présentent la Vierge sans son Fils, les paroles qu’elle prononce sont là pour remplir sa mission de toujours : donner son Fils au monde. Mais dans une autre atmosphère. Pénitence, repentir, retour au Christ, confiance en Dieu, sanctification de la société du temps, de la personne, prière continue mais simple, humilité : tels sont les thèmes exclusifs, puissamment évangéliques, du message, mais un message délivré avec une tendresse maternelle. Les grands pèlerinages commencent, et on pourrait croire que l’invention du chemin de fer, puis son développement, sont dus à une intervention de la Providence pour les favoriser. En tout cas, les pèlerinages auront les mêmes moteurs et conduiront les foules en des lieux où Dieu a voulu qu’on se rassemble pour prier.

En même temps, une pluie de grâces suit les apparitions. D’innombrables miracles de conversion, de réforme morale, de retour à la foi, d’épanouissement spirituel et même d’incontestables miracles corporels accompagnent ces manifestations de prière. La vie des saints du temps, qui sortent tous du petit peuple : pauvres religieuses, curés héroïques, fondateurs d’hôpitaux ou d’orphelinats, mystiques… connaît le même climat de rayonnement.

¨ Les ordres religieux

Un rayonnement particulier est d’ailleurs provoqué par la situation nouvelle. Les ordres religieux redeviennent florissants. Les jésuites avaient été dissous en 1773, sous le règne de Louis XVI, mais ils étaient restés en place sous le nom de Pères de la foi et de Société du Sacré-Cœur. Ils réapparaissent au grand jour en 1814. Chassés de nouveau en 1828 par la Restauration, ils garderont une activité clandestine. Les fils de Saint François, franciscains ou capucins, s’activent dans les missions paroissiales. Le P. Lacordaire redonne vie aux dominicains qui n’étaient plus vivants qu’en Espagne. Dom Guéranger restaure les bénédictins en France. Chartreux, trappistes rouvrent leurs monastères. Une quantité de congrégations féminines sont créées en quelques années ; d’autres reprennent vie comme les carmélites qui ont été si maltraitées par la Révolution. Tous ces ordres, toutes ces congrégations ont une intense activité et l’ingéniosité de leurs membres, jointe à celle des laïcs, pour le service de l’apostolat, va réagir sur la mentalité catholique.

¨ La presse chrétienne

La presse chrétienne prend de plus en plus d’importance avec de grands journaux comme L’Avenir de Lamennais, Le Conservateur, puis L’Univers de Louis Veuillot qui voit le jour en 1842. Au même moment naissent des confréries, destinées aux petites gens surtout, des sociétés. Une humble fille de Saint-Vincent-de-Paul, Catherine Labouré, fonde la Confrérie, d’une fraîcheur naïve, des " Enfants de Marie " qui prend tout de suite une extension considérable. Il en est de même pour le " Rosaire Vivant " qui voit le jour en 1826. " L’apostolat de la prière ", lancé en 1844 par le P. jésuite Gautrelet, édite son bulletin Le Messager du cœur de Jésus, à partir de 1860. " La propagation de la foi " de Pauline Jaricot naît en 1822. M. Dupont, le saint homme de Tours, ranime le culte de la Sainte-Face. Théodelinde Dubouché et le P. Eymard ne sont pas les seuls à pratiquer l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement. Dès 1848, l’abbé de la Bouillerie et Herman Cohen ont déjà propagé en France la dévotion romaine de l’adoration nocturne. Enfin, en 1881, un prélat aveugle, Mgr de Ségur et Mlle Tamisier lanceront l’idée des congrès eucharistiques internationaux. Une revanche du mystère, du surnaturel et de la foi sur tous les rationalismes s’épanouit peu à peu, mais largement, au milieu du siècle et les femmes jouent un très grand rôle dans cet épanouissement.

¨ Le sentiment religieux

Le sentiment religieux prend une orientation nouvelle et remarquable. C’est le bas peuple qui monte vers Dieu et, dans ce bas peuple, les femmes ont une grande part. On délaisse la phraséologie souvent trop solennelle de la prière des siècles antérieurs, les considérations abstraites. On s’attache de plus en plus aux valeurs de présence, de contact, de témoignage. Ce sont les humbles qui prient, pas seulement ceux qui sont cultivés. Et la prière devient humble : " Je l’avise et il m’avise ", dit le paysan d’Ars, agenouillé devant le Saint Sacrement. Au moment où la bourgeoisie, les élites, perdent la foi, où les voies de l’apologétique traditionnelle paraissent bouchées auprès des adeptes de la raison raisonnante, le surnaturel s’ouvre une autre route : celle du fait, de la connaissance par l’expérience et par le cœur. Et par cette nouvelle voie, le peuple chrétien va peu à peu reconstituer une élite.

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¨ L’art et une nouvelle forme de vie spirituelle

§ Un art avant tout historique

L’art qui est la meilleure expression de l’homme d’un temps donné, devait être fatalement pris dans le même mouvement. Il ne pouvait qu’être le miroir de cette nouvelle forme de vie spirituelle. Nous avons déjà constaté cette dépendance quand nous avons étudié l’architecture religieuse du xixe siècle dans un article précédent. La peinture suivra la même voie. Elle sera accrochée aux faits et non plus aux idées ; elle ne sera pas une peinture intellectuelle. L’art sera avant tout un art historique. Un art de masse, non plus d’une élite. Un art qui courra le risque d’être considéré comme mineur par les grands esprits.

Pourtant on a dit, on a écrit, que l’art religieux du xixe avait été voulu par une fraction du clergé et imposé par des intellectuels comme Montalembert, Rio, et d’autres. Comment croire qu’un art, quel qu’il soit, puisse être imposé artificiellement par quelques penseurs, sans référence aux réalités de la vie ? Il courrait immédiatement et fatalement au rejet.

§ Essai de compréhension des altérations de l’art religieux

Il est pourtant vrai qu’un bon nombre d’œuvres d’art religieux sont restées imperméables aux fidèles, mais ces œuvres sont justement celles qui ont été détachées de la vie. Ce sont des œuvres pensées par des artistes dans l’abstraction des ateliers, faites sur des thèmes choisis artificiellement par les artistes eux-mêmes, et traitées dans le seul but d’être exposées au Salon pour bénéficier éventuellement d’une commande officielle. Ces toiles-là, en effet, purement inanimées, ont été inaccessibles au peuple chrétien. Elles n’ont été l’expression ni de besoins, ni de sentiments, ni de désir, ni d’une précision d’implantation. Elles ont été des œuvres mort-nées, aucunement représentatives de l’art du temps.

Le véritable art religieux du xixe siècle n’a pu être fondé que sur l’expression d’un souhait, d’un vouloir remontant de la base vers le sommet, et non pas sur un diktat venu d’en haut. Il n’a été issu que du choix du clergé paroissial et des fidèles. Or les prêtres avaient sans doute été bien formés dans les séminaires, mais les études qu’ils y avaient faites ne les avaient pas transformés en intellectuels purs. La formation reçue avait fait d’eux de bons pasteurs du peuple chrétien, animés par un profond zèle apostolique. Ils étaient incapables d’élaborer des théories artistiques, mais ils mettaient au premier rang de leurs soucis une bonne instruction religieuse de leurs ouailles. On ne comprendrait pas bien, alors, qu’ils eussent choisi des illustrations, des iconographies, inadaptées à la capacité de réception de leurs fidèles.

Les tenants de la thèse : art religieux - art d’élite ont pensé logiquement qu’il était normal que cet art trouve des expressions plus populaires, mieux adaptées au grand nombre. Pour eux, cet art populaire complémentaire a été l’art dit de " Saint-Sulpice ". C’est là, disent-ils, un phénomène tout à fait normal, habituel, que l’on ne saurait reprocher à la grande peinture religieuse des années 1840-1860.

Ils ont raison de penser que ni l’art d’Ingres, ni l’art romantique ne sauraient être tenus pour responsables de cette altération grossière de l’art religieux. Il est probable que les causes de ces fadeurs ont été multiples. L’amour de la pacotille, la recherche du " bon marché " par une clientèle extrêmement populaire et matériellement pauvre, qui n’avait aucune éducation du goût, ont sans doute joué un rôle important.

Mais d’autres causes ont été plus profondes : la féminisation de la piété dans ce qu’elle a de moins positif, la primauté donnée au sentiment et à la sensibilité qui se transforme en sensiblerie et souvent aussi, une transformation de la foi en une quasi-superstition. D’autres éléments encore, sans doute, ont joué un rôle dans la décadence, non pas de l’art, mais de la représentation des choses.

C’est un phénomène permanent dans l’histoire et pas seulement de l’histoire religieuse. La pacotille a toujours eu sa clientèle. C’est ce qu’avait trouvé le Greco en arrivant à Venise en 1570 et en s’installant dans le quartier des " madonari ", des faiseurs de madones de bas étage. C’est ce que Van Laer avait imaginé au xviie siècle, à Rome, en popularisant les " bambochades ". C’est ce qu’on voit propager aujourd’hui par les vendeurs " d’objets de piété " dans les lieux de pèlerinage ou les boutiques de " souvenirs " dans les lieux touristiques. Aux abords des sanctuaires d’Amérique du Sud, et même du Nord, on ne trouve pas autre chose.

Tout cela n’allait pas, et ne va pas, sans danger. Est-ce le Dieu, est-ce l’homme crucifié, est-ce le médiateur qu’on aperçoit sous les fadeurs de l’art de Saint-Sulpice ou, encore, sous la sécheresse de l’art allemand de Beuron ? Les idées de péché et de rachat ont tendance à se décolorer dans une dévotion sentimentale à l’excès. Mais, heureusement, le sens de la croix était trop enraciné dans la France du xixe siècle, pour ne pas rétablir spontanément l’équilibre. Au cours du siècle, le renouvellement de la théologie, de la pensée profonde dans les ouvrages spirituels, ont permis de rendre tout son sens à l’humanité de Jésus.

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¨ La peinture religieuse retrouve ses sources

La Révolution terminée, la peinture religieuse retrouva tout naturellement les sources qu’elle utilisait encore une dizaine d’années plus tôt : celles du xviiie siècle. La tradition s’imposait à elle. Le néo-classicisme n’avait pas été gommé par la tourmente, violente mais courte. Il n’est donc pas étonnant que les premières grandes œuvres peintes sous l’Empire, mais surtout sous la Restauration, ressemblent étrangement à celles des dernières années du règne de Louis XVI. La grandiloquence des attitudes, la magnificence des draperies et des vêtements, le modelé des anatomies sont les mêmes expressions des mêmes enseignements des académies et des écoles des Beaux-Arts. Mais, bien vite, une nouvelle expression, fondée sur d’autres principes, ne tardera pas à voir le jour.

¨ Le courant classique

Comme l’avait fait l’architecture, la peinture religieuse du xixe siècle suivra deux routes parallèles : une voie néo-classique et une autre voie que nous appellerons simplement romantique pour ne pas entrer dans des distinctions compliquées.

La voie néo-classique se manifestera, sous l’Empire, par l’omnipotence du " davidisme ". David lui-même n’a peint que peu d’œuvres religieuses, même s’il a commencé sa carrière par un tableau retentissant : " Saint Roch intercédant auprès de la Vierge pour la guérison des pestiférés ", destiné à l’hôpital de Marseille. Mais il apparaît comme le maître puissant de la peinture d’histoire, " mélange de réalisme et d’idéal ", comme disait Delacroix, qui va dominer la peinture néo-classique du xixe siècle.

À la suite de David, d’autres grands peintres se révélèrent : Gros et ses élèves Regnault et Blondel. Puis les élèves de ces derniers : Couder, Fourau, Girodet, Destouches. Vint ensuite Prud’hon, qui exprima magnifiquement son tourment intérieur dans le " Christ en croix " commandé en 1822 pour la cathédrale de Metz ; actuellement, il est au musée du Louvre. À ces peintres de premier rang, il faudrait ajouter une multitude d’autres artistes, très connus ou peu connus, dont les œuvres, souvent de très bonne classe, ornent encore aujourd’hui nos églises. Cela dépasse le cadre de notre étude.

§ De grandes œuvres

Mais dans l’évolution de la peinture religieuse au xixe siècle, il faut réserver une place spéciale pour un très grand peintre : Jean-Auguste Ingres. De 1825 à 1867, de son entrée à l’Académie à sa mort, pendant quarante ans, il a marqué l’histoire de l’art par sa personnalité. Il apparaît comme le symbole de la tradition et du classicisme, même si son opposition à l’école des Beaux-Arts, qui prônait le " beau idéal ", fut permanente. Sa toile, Le Vœu de Louis XIII, demeurera le type de la peinture officielle du xixe siècle. Elle reçut un accueil enthousiaste au Salon du 1824. Son élève préféré, Hippolyte Flandrin, sera l’un des peintres religieux les plus représentatifs de la seconde moitié du siècle. On lui doit en particulier les vastes compositions murales qui décorent les églises de Saint-Séverin, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, de Saint-Martin-d’Ainay à Lyon, et de Saint-Paul à Nîmes. Il tenta, non sans un certain succès, d’y ressusciter l’esprit des mosaïques de Ravenne et des fresques du Quatrocento italien.

§ Quelques noms…

À côté de ces grands maîtres, une multitude de peintres de talent prirent leur part du décor des églises. Dans l’impossibilité d’en citer beaucoup, nous nous contenterons de mettre en vedette cinq ou six d’entre eux : Blondel, premier prix de Rome, à qui l’on doit entre autres la décoration de l’église Saint-Thomas-d’Aquin à Paris ; Gosse, qui, sous tous les régimes, fut un remarquable décorateur officiel et un inépuisable peintre d’histoire, pour les églises et pour les palais ; le breton Le Henaff, qui se consacra pendant quarante ans à la peinture religieuse, surtout aux vastes compositions murales ; Delaroche, Perin… Le nombre des peintres, à qui les églises doivent tant, est incalculable.

Malheureusement, cet art néo-classique, fondé sur l’enseignement des diverses écoles des Beaux-Arts, se figea, à la fin du siècle, dans un ensemble de règles, de recettes, de procédés qui tuaient toute personnalité dans un synchrétisme banal. On lui donna le nom " d’art pompier " qui était synonyme " d’académique ". L’un de ses maîtres en sera Jean-Paul Laurens.

C’est surtout contre cet art de fin de siècle que les novateurs, à la suite de Maurice Denis, auront à lutter pour ramener la peinture religieuse à son inspiration et à sa fraîcheur primitives. Mais, cependant, le classicisme déclinant jetait encore un dernier éclat au pinceau d’un peintre plein de talent, souvent sobre et rigoureux, parfois aimable comme un peintre du Moyen Âge perdu à la fin d’un siècle tourmenté : Luc Olivier Merson. Son Loup de Gubbio peint en 1877, aujourd’hui au musée de Lille, ne peut que ravir le spectateur. C’est le point d’orgue du néo-classicisme religieux.

¨ Le courant romantique

Parallèlement à ce courant classique, un autre courant artistique alimentait l’art religieux du xixe siècle français : le courant " romantique ". Comme l’architecture retrouvant la source d’inspiration du Moyen Âge, il était né du renversement de la pensée religieuse qu’avait opéré la publication du Génie du christianisme de Chateaubriand en 1802. Il impliquait un détachement du rationalisme du xviiie siècle et des valeurs sociales qui lui étaient liées.

Sur le plan religieux, il bouleversait la conception traditionnelle de la piété et montrait un désir d’une expérience émotionnelle nouvelle par un retour à l’esprit du Moyen Âge. Il incluait un attachement sentimental à la foi, une aptitude au don de soi, et une certaine libération à l’égard des modes et des règles établies. Il marquait un intérêt nouveau pour le christianisme et son expression moyenâgeuse.

Sur le plan artistique, là aussi, il voulait une libération des liens artificiels établis par les académies et les écoles. Il réfutait les principes et la discipline classiques pour se reporter à une expression plus libre, plus personnelle, moins liée à l’Antiquité gréco-romaine, soit dans la doctrine, soit dans son expression. Dans ce dernier domaine, par exemple, alors que l’Antiquité classique donnait toute sa faveur à la sculpture, le romantisme, lui, abandonnait complètement celle-ci pour donner toute son attention à la peinture.

¨ Des peintres… au service de l’expression religieuse (Rome, Paris, Lyon)

§ À Rome

Nous n’avons pas à faire l’histoire du romantisme dans cette réflexion sur la peinture religieuse du xixe siècle. Disons donc simplement, qu’en France, il ne se mit que progressivement au service de l’expression religieuse. C’est d’Allemagne que le mouvement partit. Déjà en 1805, en réaction contre l’enseignement de l’Académie de Vienne, un groupe d’artistes avait pris conscience de la nécessité de donner de nouvelles bases religieuses à l’art. Deux frères peintres, qui vivaient à Rome, firent connaître au public allemand les œuvres des grands maîtres du Moyen Âge italien : Cimabue, Giotto, Duccio. D’autres peintres allemands et suisses rejoignirent les deux frères à Rome, et, le 10 juillet 1809, faisaient serment de rester toujours fidèles à la vérité et de faire revivre l’art. Ils fondèrent une confrérie qui prit le nom de Saint-Luc, le patron des peintres. La première association de peintres des temps modernes était née. Ils choisirent comme modèle Fra Angelico. Ils voulaient réconcilier l’idéal et la réalité. Leurs premières préoccupations étaient morales et religieuses, alors que les problèmes artistiques leur paraissaient secondaires. Grâce à l’aide du directeur de l’école française de Rome, ils s’installèrent dans un monastère désaffecté : le monastère de San Isidoro. On leur en donna le nom : Frères de Saint Isidore.

Ils y menaient une vie quasi monastique. Chacun avait sa cellule et tous se réunissaient au réfectoire pour le travail et les repas. Ils ne traitaient que des sujets tirés de l’Ancien ou du Nouveau Testament, ou de la vie des Saints. Leur doctrine était de revenir à l’idéal chrétien du Moyen Âge : l’art était une prière, un sacerdoce, et il fallait retrouver la sainte maladresse des primitifs. En raison de leur mode de vie, de leurs cheveux longs, et de leur grande cape, ils furent vite surnommés : " Les Nazaréens ".

De 1800 à 1830, plus de cinq cents artistes allemands vinrent les visiter. Leur influence sur l’art allemand fut considérable. Mais les stagiaires français furent également nombreux et furent eux aussi très marqués par ces " Nazaréens ". Ces visiteurs français appartenaient surtout à l’école lyonnaise dont nous allons bientôt parler.

§ À Paris et à travers la France

En France même, un événement important se produisit en 1808 : Napoléon fit entrer au musée du Louvre la collection Borghese de Rome. Pendant trois ans, un jeune homme, élève des ateliers Vernet, puis Guérin, vint pratiquement chaque jour copier des œuvres de la collection : des Titien, des Caravage, des Rubens… Il copiait aussi celles du grand peintre religieux français Jouvenet. Le jeune homme s’appelait Théodore Géricault. Par la suite, il alla se perfectionner à Florence et à Rome. De retour à Paris, après l’accueil très froid fait par le public à son Radeau de la Méduse, le peintre reçut commande du gouvernement pour un Sacré Cœur de Jésus destiné à la cathédrale d’Ajaccio. Trop affecté par l’affaire du Radeau, il déclina l’offre et abandonna la commande à l’un de ses amis, Eugène Delacroix, qui reçut ainsi sa première possibilité de peindre un sujet religieux.

À vrai dire, Delacroix avait fait un premier essai en 1819 en peignant la Vierge des Moissons pour l’église d’Arcemont, près de Rambouillet. Le Sacré Cœur suivit donc en 1821. Ces toiles furent les premières d’une bonne trentaine d’autres, dont la plus connue est sans doute le Christ sur la Croix, peinte pour le Salon de 1835. Ce tableau valut à l’artiste des critiques infamantes. Il n’y eut qu’un peintre : Decamp, pour reconnaître : " M. Delacroix a fait un tableau plus religieux que toutes les toiles de l’école religieuse moderne. " Cette " crucifixion " fait maintenant la gloire du musée de Vannes.

Elle s’intercale entre deux autres grandes œuvres : le Christ au jardin des Oliviers peint en 1827, et la Pieta faite pour l’église Saint-Denis-du-Saint-Sacrement en 1844. Mais l’œuvre religieuse majeure de Delacroix reste le décor mural de la chapelle des Saints-Anges, terminé en 1861 dans l’église Saint-Sulpice. Les deux scènes peintes malgré les souffrances causées par une laryngite tuberculeuse, Héliodore chassé du Temple et surtout la Lutte de Jacob contre l’ange seront le testament spirituel d’un génie, à la fois le dernier des peintres issus de la Renaissance et le premier des peintres modernes.

Après Delacroix, le plus grand peintre religieux romantique aurait pu être Eugène Deveria s’il n’avait pas été miné par la maladie. Il reçut commande du décor de la cathédrale d’Avignon. Il travailla trois ans, mais malade, il dut abandonner sa tâche pour aller végéter, puis mourir à Pau. Auparavant, aidé par son frère Achille, il avait réalisé l’un des plus beaux ensembles de la peinture romantique dans l’église Saint-Léonard de Fougères, en 1833. Fait remarquable, ce n’est pas aux largesses du gouvernement de Louis-Philippe qu’est dû ce précieux ensemble de sept toiles animées du souffle de Rubens, mais au dynamisme de la " Fabrique " paroissiale. Eugène Deveria restera le plus chaleureux et le plus lyrique des peintres religieux du xixe siècle. L’intériorité et le sérieux de ses vierges se concilient sans peine avec le faste des couleurs et des draperies chez ce peintre inquiet, dépressif, qui devait se convertir sur le tard au protestantisme et terminer sa vie en janséniste tourmenté, à Pau, en 1865.

§ L’art " troubadour "

À partir de 1830, " l’art Troubadour ", appelé ainsi à cause de l’intérêt qu’il éprouve pour le Moyen Âge, aura pour porte-parole des peintres comme Revoil, Percier, Fontaine, Gosse, Pichon et beaucoup d’autres. Ingres lui-même aura sa période " troubadour ", période que Viollet–le-Duc illustrera en architecture. Mais un peintre tient une place à part dans ce style. Il travaille en France, a un style typiquement français, mais il est d’origine hollandaise. C’est Ary Scheffer qui jouit d’une grande célébrité au milieu du siècle. Il fut considéré alors comme l’un des peintres les plus représentatifs du mouvement romantique. Ses deux toiles du musée d’Utrecht, le Christ rédempteur et le Christ protecteur des faibles, illustrent bien son style. Mais sa toile la plus connue, encore de nos jours, tant elle a été reproduite par la gravure, c’est son célèbre tableau Saint Augustin et sa mère Sainte Monique.

§ À Lyon

À elle seule, l’école de Lyon tient une place à part dans le mouvement romantique religieux, car elle a été fortement marquée par l’art des " Nazaréens ", qui voulaient revenir à l’esprit du Moyen Âge. L’école des Beaux-Arts de Lyon avait été créée par Napoléon le 15 avril 1805. La direction avait été confiée à Pierre Revoil, peintre de grand talent, élève de David. De nombreux et bons artistes y furent formés, particulièrement ceux que l’on a appelés les " préraphaéliques lyonnais " par allusion au mouvement artistique anglais du même nom. Certains d’entre eux, comme Guérin et Orsel, partirent pour Rome. Pendant dix ans, de 1822 à 1832, ils y firent équipe avec les " Nazaréens ", adoptèrent leurs principes, acquirent le goût des primitifs italiens. De retour à Lyon, ils furent à l’origine d’un renouvellement complet de la peinture religieuse ornementale. Celle-ci devint plus simple, avec des couleurs sobres et des fonds d’or.

Quelques-uns d’entre eux allèrent se fixer à Paris. Ils y obtinrent un grand succès, reçurent de nombreuses commandes et acquirent une renommée nationale. Les principaux furent Orsel, Janmot, Borel, les Flandrin et l’original Paul Chenavard. Les sentiments religieux et la complexité de leur pensée les apparentaient aux mystiques romantiques comme Lacordaire et Ozanam dont ils furent les amis.

Mais le peintre le plus talentueux et le plus représentatif de cette grande école lyonnaise a été Pierre Puvis de Chavannes, le maître du symbolisme et de la peinture architecturale. Parmi ses multiples œuvres religieuses, les deux célèbres ensembles commandés par l’État pour le Panthéon, L’Enfance de Sainte Geneviève en 1874, puis, plus tard, la Vie de Sainte Geneviève, en 1896, ont fait de lui le plus grand décorateur de la fin du xixe siècle. Qui n’a pas au fond de sa mémoire visuelle l’image de Sainte Geneviève veillant sur Paris endormi. La reproduction de cette composition très stricte, en camaïeu de bleu et de gris, d’une grande noblesse et d’une grande poésie religieuse, a fait le tour du monde.

Pourtant, si un très grand jury, composé à la fois de personnes très qualifiées dans le domaine de l’art religieux et de gens du peuple sans culture, devait se réunir pour désigner l’œuvre la plus significative, la plus représentative de l’art religieux français du xixe siècle, ce n’est sans doute pas cette Sainte Geneviève qui serait choisie. Il est à peu près certain qu’un choix unanime désignerait un autre tableau, qui n’a pourtant pas été peint pour une église : L’Angélus de Jean-François Millet. Dans sa simplicité et sa puissance monumentale, peu d’œuvres dégagent une densité spirituelle aussi profonde.

On est, ici, à l’opposé d’une peinture d’élite. Ce rude paysan et cette rude paysanne, arrêtant leur travail en plein champ pour réciter l’Angelus du soir, au terme d’une journée de labeur, dans le contre-jour de la lumière crépusculaire, c’est toute la piété populaire du xixe siècle qu’ils expriment. Les petites gens chrétiennes se sont tellement bien reconnues dans ces deux personnages recueillis que, pendant plus d’un siècle, leur image reproduite à des milliers d’exemplaires, a décoré les cuisines et les ateliers des maisons françaises. Aucun hommage ne saurait être plus parlant, plus expressif que celui-là.

L’art religieux de la France du xixe siècle, c’est cela !

Avec la mort de Puvis de Chavannes en 1898, s’achevait l’histoire du xixe siècle. La voie était ouverte à une nouvelle vision de l’art religieux. Maurice Denis allait pouvoir se tourner vers de nouveaux horizons. En se référant lui aussi aux primitifs italiens et à Fra Angelico, il peindra son Matin de Pâques en 1893, puis les Pèlerins d’Emmaüs en 1895. Mais il faudra attendre 1919 pour qu’il fonde les " Ateliers d’Art Sacré " avec Georges Rouault et Georges Desvallières.

¨ L’art du vitrail

§ Réapprentissage de cet art

Une réflexion sur la peinture religieuse au xixe siècle serait incomplète si elle ne portait pas également sur la peinture sur verre, c'est-à-dire l’art du vitrail. Ce siècle a été, en effet, celui d’un effort de rénovation de cet art typiquement français. C’est dès 1804, deux ans après la parution du Génie du christianisme de Chateaubriand, que naquit un renouveau d’intérêt pour le vitrail. Alexandre Lenoir publia d’abord une Histoire de la peinture sur verre, puis une Description des vitraux anciens et modernes. Mais, à cette époque où l’intérêt pour le vitrail n’était pas encore éveillé en France, les Anglais, mieux avertis, en profitaient pour faire main basse sur les vitraux des églises fermées par la Révolution. C’est donc en Angleterre que nos peintres-verriers durent aller réapprendre leur métier.

On commença par la reproduction sur verre, à la peinture émail, des tableaux des grands maîtres. Ce n’est qu’en 1826 que Bontemps, directeur de la manufacture de Choisy-le-Roi, retrouva en partie la composition des verres anciens, à commencer par le rouge, puis, peu à peu, les autres couleurs. En même temps, on réapprenait le choix et la coupe des verres et l’usage de la grisaille. En 1842, Ingres composait dix-sept cartons pour les vitraux de Saint-Ferdinand-des-Termes. Les architectes Lassus et Viollet-le-Duc exposaient les principes du vitrail du Moyen Âge : composition simple, opposition des valeurs, tonalités franches et vives. De 1846 à 1848, ils dirigeaient la restauration des vitraux des grandes cathédrales : Paris, Chartres, Bourges, Sens, Le Mans… de l’église de Brou, de la Sainte-Chapelle… Les verriers affinaient leur technique.

§ Les manufactures de vitraux

Peu à peu, l’art du vitrail se perfectionnait, les verres s’amélioraient. En 1836, quatre manufactures de vitraux fonctionnaient en France : Sèvres, Choisy-le-Roi, Le Mans, et Clermont-Ferrand. On en comptait quarante en 1849 et cent cinquante en 1863, dont vingt à Paris. Dans ces ateliers on maîtrisait maintenant parfaitement la technique ancienne et on l’appliquait aussi bien aux restaurations qu’aux pastiches, souvent trop habiles.

Peu à peu des peintres comme Luc Olivier-Merson, Magne, Ehrmann, Gaudin, s’essayèrent avec succès à des créations modernes. Les expositions de 1878, 1889, 1900, témoignèrent des immenses progrès accomplis. La technique du Moyen Âge était mise au service d’une pensée moderne qui s’efforçait de renouveler les thèmes anciens.

Le mouvement, très lentement, avait été donné pendant toute la durée du xixe siècle. Le xxe n’avait plus qu’à bénéficier des efforts patients, persévérants, qui avaient été faits. Désormais, les grands peintres verriers modernes allaient pouvoir faire jouer et irradier la lumière pour créer, à l’intérieur des églises, une atmosphère réchauffant les cœurs et les prédisposant à la joie.

 

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¨ Conclusion

§ L’art, fidèle miroir de la vie spirituelle

Ainsi, le xixe siècle français, tant pour son décor religieux pictural que pour son architecture, s’avère avoir été un grand siècle. Certes, il n’a pas produit que des chefs-d’œuvre, mais il en a produit un certain nombre. Beaucoup parmi ces œuvres méritent une considération réelle : elle est justifiée. L’art religieux a su faire face aux difficultés du moment d’une manière très honorable. Il a été la fidèle expression, le fidèle miroir d’une vie spirituelle d’un aspect nouveau, plus populaire, un peu féminisée, plus sentimentale, moins raisonnée, moins abstraite, moins intellectuelle, plus accrochée aux faits qu’aux idées.

§ Quelques reproches

– L’abondance

Finalement, le reproche le plus sévère qu’on pourrait faire à la multitude de ces toiles, de ces peintures murales faites pour décorer les églises, c’est, paradoxalement, leur trop grande abondance. Souvent, en effet, leur nombre a contribué à un encombrement regrettable de certaines églises, nuisant à leur beauté, à leur dignité, masquant l’architecture et aboutissant, en fait, à un encombrement des âmes. L’art lui-même avait tout à y perdre car l’encombrement, signe de mauvais goût, aboutit inévitablement à un nivellement des valeurs par le bas.

– La trop grande dimension des tableaux

Une autre caractéristique de ces toiles du xixe siècle a été leur fréquente grande dimension, rendant difficile leur utilisation. Elles étaient faites pour être facilement vues par une communauté paroissiale, mais il est rare qu’elles aient été bien adaptées à leur environnement architectural. D’ailleurs ces grandes dimensions n’ont pas favorisé leur entretien. Considérées comme gênantes, beaucoup ont été remisées sans soin dans des greniers de presbytères, ont été lacérées ou ont tout bonnement disparu car on mésestimait leur valeur. Certaines, même si elles étaient d’un format plus commode, jugées inutiles, ont trop souvent fait à peu de frais le bonheur des antiquaires qui se frottaient les mains en bénéficiant de la naïveté de leurs dépositaires.

– Les exigences de leur conservation

Il y a là une raison supplémentaires pour entourer de beaucoup de soins et préserver du vandalisme celles qui restent, fort nombreuses, dans les églises. C’est un devoir absolu de les conserver, de les protéger, parce qu’elles font partie du précieux patrimoine religieux de notre pays, parce qu’elles sont les témoins d’une époque artistique d’importance essentielle, mais surtout parce qu’elles peuvent être utilisées pour ce qu’elles sont : des pièces d’une iconographie aussi utile aujourd’hui qu’autrefois.

Pour qu’elles jouent encore leur rôle, certes, comme toute autre œuvre d’art, elles doivent être expliquées, commentées. Alors, elles seront un précieux auxiliaire pour l’art religieux. À notre époque, où l’image joue de plus en plus un rôle capital, elles peuvent être une aide efficace pour une catéchèse vivante, ne serait-ce que pour des visiteurs de passage.

Mais pour pouvoir les utiliser judicieusement et leur donner la place qu’elles méritent dans une pastorale moderne, une condition est requise : sinon les aimer – et pourquoi pas ? – du moins les comprendre et les estimer.

 

P. Émile Berthoud