Des sacrifices de l’Ancien Testament à l’eucharistie

I – Les sacrifices dans la Genèse et l’Exode

P. Édouard Cothenet

 

Article paru dans Esprit et Vie, n° 13, juillet 2000, p. 13-18.

 

 

En cette année jubilaire consacrée à l’eucharistie, il nous a semblé intéressant de montrer comment le sacrifice eucharistique portait à leur achèvement tous les sacrifices de la première Alliance. La démarche est tout à fait traditionnelle. Une oraison du missel romain ne nous fait-elle pas prier en ces termes : " Dans l’unique et parfait sacrifice de la croix, tu as porté à leur achèvement, Seigneur, les sacrifices de l’ancienne loi. " De manière encore plus explicite, le Canon romain détaille les figures de l’eucharistie :

" Comme il t’a plu d’accueillir les présents d’Abel le Juste, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que t’offrit Melchisédech, ton grand-prêtre, en signe du sacrifice parfait, regarde cette offrande avec amour et, dans ta bienveillance, accepte-la. "

Saint Thomas s’est fait l’écho d’une longue tradition quand il composa le Lauda Sion Salvatorem, où il évoque les figures de l’eucharistie :

In figuris praesignatur D’avance il fut annoncé

Cum Isaac immolatur par Isaac en sacrifice

Agnus Paschae deputatur par l’agneau pascal immolé

Datur manna patribus par la manne de nos pères.

Traditionnel, ce langage fait aujourd’hui difficulté : est-ce la raison pour laquelle le livret édité par le Conseil de Présidence du grand Jubilé de l’an 2000 n’y fait aucune allusion ? Par expérience pastorale, nous savons tous combien il est difficile de parler aujourd’hui du sacrifice, tant les idées courantes sont loin de la conception biblique. Dans le langage courant, le sacrifice évoque d’abord une privation, souvent imposée ; en période d’austérité budgétaire, n’entend-on pas dire : " Ce sont toujours les mêmes qui font des sacrifices. " Au plan de la réflexion, les thèses de R. Girard n’aident pas à entrer dans la perspective biblique. Ce n’est pas le lieu ici d’en examiner la pertinence sur le plan du décryptage des grands mythes de l’Antiquité. Le lien établi par R. Girard entre la violence et le sacrifice, le rôle expiatoire attribué au bouc émissaire sur lequel se canalise la violence de la société, le rejet de l’épître aux Hébreux comme retombant dans le schéma sacrificiel dénoncé par les prophètes d’Israël et le Christ, tout cela ne prédispose pas le lecteur à entendre parler de l’eucharistie comme d’un sacrifice.

En quel sens peut-on en parler, si l’acte rédempteur du Christ est unique, comme le proclame avec force l’épître aux Hébreux ? Il faut se garder d’une lecture naïve des figures de l’Ancien Testament, comme si elles étaient une sorte de miniature du mystère pascal du Christ. Nous ne sommes plus au temps des Pères de l’Église et ne pouvons oublier les acquis de la méthode historique. Il s’agira donc de garder les perspectives globales de celle-ci, sans omettre les enrichissements que nous apportent les Pères. Vu l’étendue de la matière, les exemples donnés viseront seulement à attirer l’attention de nos lecteurs sur un sujet où l’exégèse et la patristique ont intérêt à se compléter pour fournir une meilleure intelligence de la liturgie.

Une première observation s’impose : même si le mot offrande (minhah) apparaît très générique, l’hébreu ne dispose pas d’un terme unique pour désigner les rites sacrificiels. Il faudra tenir compte de cette variété du vocabulaire, bien mise en valeur par la TOB dans son introduction au Lévitique. Le mot de sacrifice dépend de la racine latine signifiant le sacré. En grec, le terme de thusia se rattache au verbe thuein, immoler. On le voit d’emblée, selon qu’on part de l’un ou l’autre de ces termes, on est amené à privilégier tel ou tel aspect : offrande, rite faisant passer du domaine profane au domaine sacré, immolation d’une victime… Sans prétendre établir l’histoire si complexe des sacrifices en Israël, nous tiendrons compte des grandes étapes de la religion d’Israël, avec le développement des pratiques liturgiques et, en même temps, nous relèverons les mises en garde répétées des prophètes contre le formalisme cultuel. On ne saurait oublier non plus les textes qui invitent à la spiritualisation du culte. Ainsi l’eucharistie nous apparaîtra-t-elle comme l’aboutissement, dans un dépassement unique, de toutes les préparations de l’Ancien Testament. Tel est le parcours que nous tenterons de faire, heureux si nous avons pu remettre en valeur des aspects trop souvent négligés dans la présentation de l’eucharistie.

 

I. La typologie des sacrifices dans la Genèse

 

Dans la perspective d’une lecture " canonique ", ouvrons d’abord la Genèse qui contient les grandes figures sur lesquelles s’exercera de manière privilégiée la réflexion des Pères de l’Église. Dans ce livre, nous ne trouvons aucune prescription divine au sujet des sacrifices, mais nous constatons que, spontanément, des hommes éprouvent le besoin de s’adresser à Dieu par le moyen de rites que l’usage codifiera par la suite.

l Les offrandes de Caïn et Abel

" À la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande [minhah] de fruits de la terre. Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et de leur graisse. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande " (Gn 4, 3-5, traduction de la TOB).

Dans sa brièveté, le texte a toujours exercé la sagacité des commentateurs. À s’en tenir à ces versets, l’intention des deux frères est louable. Comme des fermiers, ils viennent apporter au propriétaire du domaine une part du produit de leur travail. Par là ils expriment leur reconnaissance et cherchent à obtenir la bénédiction du Maître. Pourquoi donc l’offrande de Caïn n’est-elle pas agréée ? S’agirait-il d’un caprice divin ? La suite du texte nous offre une explication sous forme d’avertissement de Dieu à Caïn : " Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas. Si tu n’agis pas bien, le péché, à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le " (Gn 4, 6 s.).

Sans nous faire entrevoir la nature de ce péché qui tend à dominer Caïn, le texte nous ouvre une voie sur la nécessité de dispositions intérieures correctes pour que l’offrande puisse être agréée. Le rite comme tel ne suffit pas. La suite de l’histoire est bien connue : Caïn tue son frère. Meurtre abominable qui sera puni cependant non par la peine du talion mais par le bannissement (Gn 4, 12). En quoi le meurtre d’Abel peut-il être considéré comme un sacrifice ? Il faut ici interroger la tradition juive qui fait d’Abel le prototype des martyrs mis à mort en raison de leur foi. Voici en effet en quels termes le Targoum palestinien rapporte la dispute entre les deux frères :

" " Je vois, dit Caïn, que le monde n’a pas été créé par amour, qu’il n’est pas régi selon le fruit des bonnes œuvres et qu’il y a, dans le jugement, acception des personnes. Pourquoi ton offrande a-t-elle été accueillie avec faveur ? " Abel répondit à Caïn en disant : " Je vois, moi, que le monde a été créé par amour et qu’il est régi selon le fruit des bonnes œuvres. " […] Caïn répondit et dit à Abel : " Il n’y a ni jugement ni juge ni un autre monde. " […] Abel répliqua à Caïn en disant : " Il y a un jugement et il y a un juge et il y a un autre monde. " "

La dispute théologique sur la Providence divine aboutit au meurtre d’Abel. C’est ainsi qu’il sera considéré comme le premier des martyrs. Jésus y fait allusion quand il évoque la longue série des prophètes persécutés et la clameur du sang injustement versé " Depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie… " (Mt 23, 35). L’épître aux Hébreux reprend le même thème dans sa galerie des héros de la foi (Hb 11, 4 ; 12, 22-24).

Évoquer le sacrifice d’Abel dont le sang parle encore, ce n’est donc pas commémorer seulement son offrande, mais bien davantage son témoignage courageux, soldé par le martyre. C’est ce qu’exprime clairement saint Cyprien, évêque de Carthage : " Celui qui possédait la justice et la paix du Seigneur apparut comme le premier des martyrs : par son sang glorieux il fut comme l’avant-garde sur le chemin de la passion du Seigneur. "

l Le sacrifice de Noé

Selon la tradition yahviste, le premier geste de Noé, au sortir de l’arche, fut d’élever un autel pour YHWH. " Il prit de tout bétail pur, de tout oiseau pur et il offrit des holocaustes (oloth, pluriel de olah) sur l’autel. YHWH respira le parfum apaisant… " (Gn 8, 20 s.). On relève ici la première indication sur l’autel comme endroit réservé au rite qui doit permettre de rencontrer Dieu. Seuls certains animaux peuvent être offerts, ceux qui sont considérés comme purs. Offerts en holocauste, ils sont consumés par le feu pour appartenir totalement à Dieu. L’auteur biblique n’emploiera pas les expressions triviales de l’épopée de Gilgamesh où le héros du déluge fait le récit suivant : " J’installai une offrande d’encens au sommet de la montagne. […] Les dieux sentirent son odeur. Les dieux sentirent son odeur qui leur fut agréable. Ils se rassemblèrent comme des mouches tout autour de celui qui leur offrait ce sacrifice. "

Il n’empêche que YHWH respire l’agréable odeur et s’engage, malgré les mauvaises dispositions du cœur humain, à ne plus renouveler le déluge.

L’engagement divin de stabilité de l’ordre cosmique (Gn 8, 22) prend, dans la tradition sacerdotale, la forme d’une alliance, dont le signe est l’arc-en-ciel. Tous les peuples sont concernés, comme le dira La Table des peuples au chapitre X. Cette alliance a pour stipulation fondamentale l’interdit du sang et du meurtre. C’est donc à juste titre que la tradition patristique a mis en relief la figure de Noé, comme l’a rappelé le P. Daniélou dans son livre au titre surprenant Les Saints païens de l’Ancien Testament.

l Au temps des Patriarches

Avec la geste d’Abraham, c’est une autre étape de l’histoire du salut qui commence. Une histoire marquée par la bénédiction après une longue série de malédictions Dieu prend l’initiative en appelant Abram à quitter le pays de ses pères et à partir pour une terre inconnue. Arrivé en Terre Promise, le patriarche reçoit la réitération de la promesse initiale : " C’est à ta descendance que je donnerai ce pays " (Gn 12, 7). En réponse, Abram élève un autel à Béthel où Dieu lui est apparu. Il invoque YHWH par son nom (Gn 12, 7 s.). Jacob recevra lui aussi une vision en ce même lieu où se dresse une échelle reliant la terre au ciel. Il bâtit alors une stèle en mémorial et promet de payer la dîme de tous ses biens, s’il revient indemne de son exil (Gn 28, 10-22).

Ainsi les Patriarches sont-ils présentés comme les fondateurs des " hauts lieux " d’Israël, ce qui, en passant, montre que nos textes remontent à d’antiques traditions, bien antérieures à l’unification de sanctuaire décrété par le Deutéronome (Dt 12). Ce qui est remarquable, c’est que le sacrifice est présenté comme la réponse à une intervention de Dieu, et dans le cas d’Abraham à une promesse ; ce lien entre une Parole de Dieu et le rite constitue ainsi l’originalité du sacrifice biblique. Par l’autel, un lieu de contact (pensons à l’échelle de Jacob) est établi entre le ciel et la terre. C’est ce qui apparaît clairement dans la plus ancienne loi sur l’autel, telle que A. Marx l’a bien mise en relief : " Tu me feras un autel de terre pour y sacrifier tes holocaustes et tes sacrifices de paix, ton petit et ton gros bétail : en tout lieu où je ferai rappeler mon nom, je viendrai et je te bénirai " (Ex 20, 24).

Les quelques versets relatifs à Melchisédech, roi de Salem et prêtre de El Shaddaï, sont pleins de mystère (Gn 14, 18-20). Accueillant Abram qui revient de la bataille après avoir délivré Lot et ses biens, Melchisédech présente, comme rite d’hospitalité, du pain et du vin et prononce cette bénédiction : " Béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains. " En retour Abram lui offre la dîme, ce que l’épître aux Hébreux exploitera pour prouver la supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce d’Aaron (He 7).

Les Pères de l’Église voient dans l’offrande du pain et du vin un signe annonciateur de l’eucharistie Ainsi selon saint Cyprien, " en Melchisédech le prêtre, nous voyons le sacrement du sacrifice du Seigneur préfiguré, selon l’attestation de l’Écriture… " (Epist. LXIII, 4). Faisons un pas de plus : le sacrifice de Melchisédech représente celui des peuples qui vivent sous le régime de l’alliance cosmique. De ce point de vue, on mettra l’eucharistie chrétienne en relation non seulement avec les rites israélites, mais aussi avec ceux des nations. N’allons pas pour autant en déduire avec saint Ambroise la plus grande ancienneté et, par là, la supériorité des mystères chrétiens sur les mystères juifs (De sacramentis IV, 10 et V, 1).

Cette typologie est illustrée par une magnifique mosaïque de Saint-Vital à Ravenne. On y voit, de chaque côté d’un autel chrétien, Abel présentant un agneau et Melchisédech présentant le pain et le vin.

Avec le sacrifice d’Isaac (Gn 22), nous entrons dans le drame, un drame si crucial qu’il trouve de larges échos dans les traditions des trois religions monothéistes. D’entrée de jeu, le narrateur nous avertit que, pour Abraham, il s’agit d’une épreuve (verset 1). Dieu veut tester la " crainte " que le patriarche ressent à son égard (verset 12). Il n’empêche que le lecteur ne peut qu’être secoué par le procédé auquel Dieu recourt. Mais est-ce la seule lecture ? N’est-ce pas plutôt Abraham qui a cru devoir sacrifier son fils, comme le faisaient les Cananéens en des circonstances exceptionnelles ? La conclusion vient consacrer l’interdit des sacrifices humains et désigne l’animal comme la victime acceptable. Alors est réitérée la promesse (verset 16-18). Parce qu’Abraham n’a pas voulu garder pour lui l’enfant du miracle, il le reçoit à nouveau comme gage d’une bénédiction qui atteindra toutes les nations de la terre (verset 18).

Telle est l’interprétation que donnera l’épître aux Hébreux : " Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac ; il offrait le fils unique, alors qu’il avait reçu les promesses et qu’on lui avait dit : " C’est par Isaac qu’une descendance te sera assurée. " Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter ; aussi, dans une sorte de préfiguration, il retrouva son fils " (He 11, 17-19). Dans l’épître aux Romains, Paul voit en Abraham la figure annonciatrice de Dieu qui n’hésite pas à nous donner son propre Fils pour notre salut (Rm 8, 32).

Alors que, selon le texte biblique, Isaac n’est qu’un objet, la tradition juive mettra en valeur son consentement et le présentera comme le prototype des martyrs qui donnent leur vie pour Dieu. Telle est l’aqédah (ligature) d’Isaac, rappelée lors de la Pâque :

" Mon père, lie-moi bien, de peur que je ne te trouble et que ton offrande ne soit rendue invalide. […] À ce moment même un écho vient des cieux et dit : " Venez voir les deux seuls justes qu’il y ait au monde. L’un immole et l’autre est immolé. Celui qui immole ne s’y refuse pas et celui qui est immolé présente le cou. "

Le sacrifice d’Abraham sera souvent commenté par les Pères. Selon saint Irénée, déjà Abraham suivait le Verbe : " C’est à juste titre que nous qui avons la même foi qu’Abraham, prenant notre croix comme Isaac prit le bois, nous suivons ce même Verbe. Car, en Abraham, l’homme avait appris par avance et s’était accoutumé à suivre le Verbe de Dieu… " (Adversus Haereses IV, 5, 4). Dans une homélie, Origène fera ressentir tout le tragique de la scène. À la suite de saint Paul, il invite à admirer la générosité de Dieu qui pour notre salut n’a pas épargné son propre Fils (Homélie sur la Genèse VIII, 8). Quant à saint Augustin, il conclura un long développement par ces quelques mots : " Que nous enseigne Abraham ? Je le dirai brièvement : il nous enseigne à ne pas préférer à Dieu les dons de Dieu. "

La tradition liturgique, à Rome comme à Milan, donne une grande place au sacrifice d’Abraham, puisqu’il est associé à ceux d’Abel et de Melchisédech " en signe du sacrifice parfait ".

Rappelons que la tradition musulmane commémore par une fête importante (l’Aïd) le souvenir d’Ismaël qui fut offert par Ibrahîm à La Mekke. Une belle prière accompagne le sacrifice du mouton accompli par les pèlerins : " Ô mon Dieu, de toi, par toi et pour toi ce sacrifice, accepte-le de moi, comme tu l’as accepté de ton prophète Ibrahîm. " La droiture d’intention, la nécessité de la soumission radicale à Dieu sont inculquées par la Sourate relative au pèlerinage : " Ni leur chair, ni leur sang n’atteindront jamais Dieu ; mais votre crainte révérentielle l‘atteindra. "

 

II. La typologie des sacrifices dans le livre de l’Exode

 

Le livre de l’Exode a fourni ample matière à l’interprétation typologique de l’Ancien Testament. L’immolation de l’agneau pascal avec la sortie d’Égypte et la traversée de la mer Rouge constituent la toile de fond de la célébration de la pâque chrétienne. Le don de la manne et le jaillissement de l’eau du rocher servent de figures pour les sacrements chrétiens. Enfin la conclusion de l’alliance au mont Sinaï trouve son répondant dans les paroles mêmes de la Cène. Devant une matière aussi abondante, nous devons nous limiter aux points les plus significatifs pour notre propos.

l Pâque

La sortie d’Égypte constitue le point d’ancrage de la foi d’Israël : Dieu ne se présente-t-il pas lui-même, en de nombreux textes, comme celui qui a fait sortir son peuple d’Égypte (Ex 20, 2; 32, 11s.) ? La fête de la Pâque en perpétue le souvenir. Quant au rituel, il a beaucoup évolué, comme le montre déjà l’accumulation de prescriptions en Ex 12, 1-13. 16. On admet communément qu’au point de départ il s’agissait d’un sacrifice de printemps avant la transhumance des troupeaux, période particulièrement périlleuse pour les éleveurs. Les piquets de tente étaient marqués par le sang d’un agneau, afin de détourner les mauvais esprits du désert (voir Ex 12, 23). Ce rituel sera historicisé en souvenir de la sortie d’Égypte : " Ce jour-là vous servira de mémorial. Vous ferez ce pèlerinage pour fêter le Seigneur. D’âge en âge – loi immuable – vous le fêterez " (Ex 12, 14). Telle est la transformation majeure, signe que la religion d’Israël n’est pas une religion de la nature comme celles du milieu ambiant, mais une religion qui s’enracine dans l’histoire. La notion de mémorial sera capitale pour l’intelligence de l’eucharistie. Relevons aussi l’importance donnée à la transmission familiale, avec la réponse à donner aux questions du fils : " Quand vos fils vous diront : " Qu’est-ce que ce rite que vous faites ? ", vous direz : " C’est le sacrifice de la Pâque pour le Seigneur, lui qui passa devant les maisons des fils d’Israël en Égypte quand il frappa l’Égypte et délivra nos maisons " " (Ex 12, 26).

Quant au rite des pains azymes, il se situe au moment de la moisson, pour marquer le passage d’une année à l’autre (Ex 23, 15). Israël l’aura emprunté aux populations agricoles de Canaan. Là aussi intervient l’historicisation du rite, comme on le constate en Ex 13, 7 s.

D’abord rite familial, le sacrifice pascal devient rite national quand le Deutéronome en prescrit l’observance à Jérusalem, devenu l’unique lieu de culte (Dt 16, 1-8). Pendant l’exil, on revient à la célébration en famille (Ex 12, 1-14). Après l’exil, les prêtres versent le sang de l’agneau sur l’autel, ce qui accentue le caractère sacrificiel.

Le symbolisme de l’Agneau pascal est très largement développé par tous les auteurs du Nouveau Testament. Relevons le plus ancien témoignage : " Le Christ, notre pâque, a été immolé " (1 Co 5, 7). Une telle convergence entre des textes aussi différents que le quatrième évangile, les épîtres de Paul et de Pierre (1 P 1, 9), l’Apocalypse montrent que nous sommes devant un thème fondamental de la catéchèse apostolique. En revanche, Paul est seul à exploiter le sens figuré des azymes : " Célébrons donc la fête ; non pas avec du vieux levain, ni du levain de méchanceté et de perversité, mais avec des pains sans levain : dans la pureté et dans la vérité " (1 Co 5, 8).

Les Pères de l’Église ont donné beaucoup d’importance à la vertu du sang de l’agneau pascal. L’homélie sur la Pâque de Méliton de Sardes constitue un témoignage des plus importants sur la célébration de la Pâque chrétienne en continuité avec la pâque juive. Citons la première des Catéchèses mystagogiques de saint Cyrille de Jérusalem. Dans la ligne de Paul nous invitant à rendre grâces à Dieu " qui nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour " (Col 1, 13), il compare le joug de Pharaon à celui de Satan et la vertu de l’agneau pascal à celle du Christ :

Là, il s’agit de faire sortir d’Égypte le peuple opprimé ; ici, le Christ doit délivrer ceux qui dans le monde sont accablés par le péché. Là, le sang de l’agneau détourna l’exterminateur ; ici, le sang de l’Agneau immaculé, Jésus-Christ, constitue un refuge contre les démons (Première Catéchèse I, 3).

Dans cette optique, le vitrail de la Nouvelle Alliance à la cathédrale de Bourges donne comme signes figuratifs de la montée au Calvaire, d’une part, Isaac portant lui-même le bois du sacrifice et, d’autre part, la scène de l’agneau pascal. Alors qu’un j

uif procède à l’immolation, un autre écrit au sommet de la porte la lettre taw, signe de protection selon Ez 9, 4. Le thème en sera repris en Ap 7, 2 s. où il s’agit du sceau (sphragis) du Dieu vivant.

l Le sacrifice de l’Alliance (Ex 24, 1-11)

Éprouvé par la faim et le soif, le peuple d’Israël bénéficie de secours opportuns qui sont, par excellence, les signes de la fidélité de Dieu à ses engagements. Jésus, dans le discours sur le pain de vie, établira un parallèle entre la manne et le pain que Dieu donnera par son entremise : " En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, mais c’est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel " (Jn 6, 32).

La conclusion de l’Alliance au Sinaï constitue le sommet du récit de l’Exode, texte majeur pour Israël qui y trouve le sens de sa vocation dans le monde. Rappelons les préambules avec cette proposition que Dieu adresse au peuple par l’intermédiaire de Moïse : " Et maintenant, si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples – puisque c’est à moi qu’appartient toute la terre – et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte " (Ex 19, 5 s.).

Après l’évocation d’une grandiose théophanie, le texte canonique comporte l’énoncé des dix paroles, puis un premier code législatif, dénommé " code de l’alliance ". C’est en tête de ce code que se trouve le texte fondamental sur le sacrifice comme réponse à l’initiative de Dieu, texte dont nous avons déjà parlé, et qui a été étudié avec grand soin par A. Marx. Vient alors le rite de conclusion (Ex 24, 1-11), dont plusieurs éléments seront repris dans un sens eucharistique. Il convient donc de nous y attarder quelque peu. La lecture critique distingue deux éléments dans ce passage : d’abord un récit centré sur la vision de Dieu et un repas d’alliance où prennent part Moïse, Aaron et soixante-dix anciens (Ex 24, 1-2.9-11), puis un rituel qui comporte la promulgation de la loi et un sacrifice.

L’engagement unanime du peuple à suivre toutes les paroles du Seigneur (verset 3) précède l’immolation des victimes par des jeunes en vue de l’holocauste et des sacrifices de paix. Notons bien que l’immolation est le fait des jeunes gens ; ce n’est qu’un rite préparatoire pour la cérémonie essentielle. Le rite habituel pour la conclusion d’une alliance consistait à couper les victimes en deux : chacun des contractants passait alors entre les animaux ainsi sacrifiés en récitant des imprécations contre lui-même s’il venait à contrevenir à l’alliance. De là l’expression " couper une alliance " (karath berith), sous-jacente à la vision d’Abraham en Gn 15, 10 s. Ici le rite est différent et ne trouve pas d’équivalent dans le reste de l’Ancien Testament. Le rôle médiateur de Moïse est fortement mis en relief. C’est lui qui a fait la lecture de la Loi et qui verse une partie du sang sur l’autel. Avec le reste du sang, il asperge le peuple et déclare : " Voici le sang de l’alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles " (Ex 24, 8). Cette aspersion du sang signifie ici la parenté que Dieu établit avec le peuple considéré comme son fils premier-né (Ex 4, 22). Il s’agit d’un rite très expressif, toujours vivant. L’alliance de sang établit en effet une parenté encore plus forte que la parenté naturelle dans maintes tribus africaines et chez les Malgaches. Nous retrouverons un écho direct de ce passage lors de la Cène du Seigneur (Mt 26, 28 ; Mc 14, 24) et dans l’épître aux Hébreux (9, 9-20).

Dans le livre de l’Exode, l’ensemble des institutions cultuelles – sanctuaire, sacerdoce, sacrifices – est rattaché à l’alliance du Sinaï. La rédaction appartient au document sacerdotal, rédigé après l’exil sur la base d’usages divers et dans une vision théocratique de la vie d’Israël. Par là même toute la liturgie du Temple, succédant à la Tente de réunion, apparaît comme une institution accordée par Dieu pour le maintien de l’Alliance, par la médiation d’Aaron et de ses successeurs.

 

(À suivre)

P. Édouard Cothenet