Des sacrifices de l’Ancien Testament à l’eucharistie

II. La pratique sacrificielle en Israël

P. Édouard Cothenet

 

Article paru dans Esprit et Vie, n° 14, juillet 2000, p. 14-17,

(Suite du n° 13, du 21 juin 2000)

 

Les textes législatifs ne rendent guère la tonalité de fête et de joie qui entourait les sacrifices dans l’ancien Israël. Le rituel en était emprunté pour une part aux Cananéens et l’on imagine sans peine qu’après les libations de vin pour la divinité ne manquaient pas les copieuses rasades pour les participants. Plus d’une fois les prophètes condamneront ces orgies. De façon plus sereine, les Psaumes évoquent souvent la joie qui accompagnait les sacrifices (Ps 22, 26 s. ; 23, 5 ; 116, 12. 17).

 

I. Sacrifices de communion et holocaustes

 

Les sacrifices de communion ou sacrifices de paix réunissaient les membres d’une famille ou d’un clan au sanctuaire le plus proche. La description la plus vivante nous en est donnée dans l’histoire de Samuel (1 S 1-2). L’offrant immolait lui-même la victime ; au prêtre revenait de présenter sur l’autel la part réservée à Dieu. Les prêtres avaient droit à une partie de la victime et n’étaient nullement autorisés comme le firent les fils d’Élie à choisir pour eux les meilleurs morceaux (1 S 2, 12-17). Dans le repas de communion, pris au sanctuaire, c’était Dieu lui-même qui, en hôte généreux, offrait les mets consommés " en sa présence ".

l Le rôle du prêtre ne se réduit pas au rite. Dans la bénédiction de Lévi, Moïse précise en effet les diverses fonctions qui sont l’apanage de la tribu : " Ils ont gardé ta parole, ils veillent sur ton alliance, ils enseignent tes coutumes à Jacob, ta Loi à Israël ; ils présentent le parfum à tes narines, l’offrande totale sur ton autel " (Dt 33, 9 s.). Gardien des traditions religieuses, le prêtre devait aussi suggérer aux fidèles la prière à réciter lors du sacrifice. C’est dans ce cadre qu’il faut relire la longue formule, appelée par von Rad " Le Credo historique d’Israël ". En voici le début : " Tu iras trouver le prêtre qui sera en fonction ce jour-là et tu lui diras : " Je déclare aujourd’hui au Seigneur ton Dieu que je suis arrivé dans le pays que le Seigneur a juré à nos pères de nous donner ". " (Dt 26, 3 s.) À la fin du sacrifice, le prêtre bénissait les fidèles en des termes analogues sans doute à la solennelle bénédiction de Nb 6, 24-26 : " Que le Seigneur te bénisse et te garde ! Que le Seigneur fasse rayonner sur toi son regard et t’accorde sa grâce ! Que le Seigneur porte sur toi son regard et te donne la paix ! "

l L’atmosphère de joie est souvent soulignée dans le Deutéronome, non sans inculquer avec force la dimension sociale et caritative des sacrifices. Doivent participer au repas de fête les lévites pauvres qui n’ont ni part ni héritage en Israël, la veuve et l’orphelin, l’émigré lui aussi (Dt 12, 7. 12 ; 14, 26 s. ; 16, 11 s. ; 26, 11). Il est facile de retrouver sous ces vieux textes quelques-uns des caractères que doit comporter la célébration en église du Jour du Seigneur.

L’holocauste est attesté aussi pour cette époque. Il convient de remarquer en particulier ces récits d’hospitalité qui se terminent par l’offrande de la victime. Dans le cas de l’apparition de l’ange de YHWH à Manoah (Jg 13, 16), le repas proposé est transformé en holocauste. Cette narration nous révèle " la manière dont Israël perçoit Dieu comme celui qui a pris l’initiative de venir auprès des hommes. […] Ainsi, ce que la répétition des sacrifices offerts peut voiler, les récits d’hospitalité divine manifestent la précédence de Dieu ".

 

II. Contre le formalisme cultuel

 

l Amos

La somptuosité du culte dans des sanctuaires royaux comme celui de Béthel est évoquée à plusieurs reprises par un prophète, Amos, le berger de Téqoa. Véritable trouble-fête, il ironise sur la multitude des sacrifices que les Israélites aiment offrir (Am 4, 4 s.) : holocaustes, offrandes diverses, bêtes grasses, sacrifices accompagnés de chants soutenus par le jeu des harpes (Am 5, 21 s.). Sans ménagement il annonce la ruine du sanctuaire : " On cassera les cornes de l’autel et elles tomberont à terre " (Am 3, 14), ce qui va provoquer l’opposition de Amacya, le prêtre gardien du sanctuaire royal, et son expulsion hors du territoire d’Israël (Am 7, 12 s.). Pourquoi donc une telle sévérité ? Prophète de la justice de Dieu, Amos ne se lasse pas de dénoncer le luxe des grands, l’oppression des pauvres, la vénalité de la justice. " Que le droit jaillisse comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable " (Am 5, 24). Voilà ce qui prime sur tout le reste, à tel point qu’Amos considère les sacrifices comme une institution humaine, postérieure au temps de l’exode (Am 5, 21). Seule la justice, entendue en un sens très actif de défense des opprimés, pourra conjurer le malheur imminent : " Haïssez le mal, aimez le bien, rétablissez le droit au tribunal : peut-être que le Seigneur, Dieu des puissances, aura pitié du reste de Joseph " (Am 5, 15).

l Osée

Amos inaugure ainsi une protestation contre les déviations du culte, qui sera relayée par une série de prophètes. Osée, le chantre de l’amour miséricordieux de Dieu, s’en prend aux hauts lieux d’Israël, où YHWH est représenté à la manière de Baal avec un taureau attribut (Os 8, 6 ; 10, 5 s. ; 13, 2 s.) : tel est en quelque sorte le péché capital du peuple, stigmatisé par l’épisode célèbre du veau d’or (Ex 32, 1-20).

l Isaïe

Faut-il en conclure que Dieu rejette radicalement toute espèce de sacrifice ? Ce fut l’interprétation de critiques de la fin du xixe siècle, transposant les conceptions du protestantisme libéral dans nos vieux textes. Un passage d’Isaïe permet de mieux situer la question. On sait combien ce prophète était attaché au Temple de Jérusalem où il reçut sa vision inaugurale (Is 6). Défenseur en même temps des pauvres injustement opprimés, Isaïe dénonce toutes les pratiques cultuelles, y compris la prière : " Quand vous étendez les mains, je me voile les yeux, vous avez beau multiplier les prières, je n’écoute pas, vos mains sont pleines de sang " (Is 1, 15).

Ce qui est ainsi condamné avec force, c’est la disjonction entre le culte et la vie morale. Ce que Dieu veut, ce n’est pas le sacrifice, mais la " connaissance de Dieu " (Os 6, 6), c’est-à-dire cette obéissance aimante à la volonté de Dieu, consistant en priorité dans la sincérité et l’amour du prochain (Os 4, 1).

l Psaumes

Les psaumes d’entrée rappellent les conditions morales nécessaires pour le culte : " Seigneur, qui sera reçu dans ta tente ? Qui demeurera sur ta montagne sainte ? L’homme à la conduite intègre, qui pratique la justice… " (Ps 15, voir Ps 24, 3-6). Se rattachant au genre du " procès d’alliance ", le Ps 50 s’en prend avec vigueur à la conception superstitieuse qui voyait dans les sacrifices l’offrande de nourriture pour la divinité : " Si j’avais faim, je ne le dirais pas, car le monde est à moi et ce qui le remplit est à moi. Vais-je manger la viande des taureaux et boire le sang des boucs ? " (Ps 50, 12). Ce que Dieu reproche avec vigueur à son peuple, ce sont toutes les entorses aux commandements : " Si tu vois un voleur, tu deviens son complice, tu prends ta place chez les adultères… " (Ps 50, 18 s.).

La prédication des prophètes demande sans cesse à être actualisée. C’est ainsi que Jésus s’est référé par deux fois au texte d’Osée (Os 6, 6) selon Matthieu (Mt 9, 13 ; 12, 7). S’inspirant d’Is 29, 13, Jésus condamne les pratiques extérieures de pureté rituelle qui font négliger la purification du cœur (Mc 7, 7 s.). Il rappelle, à la suite de Michée (Mi 6, 8), les exigences fondamentales de la Loi : justice, miséricorde et fidélité (Mt 23, 23).

l Les Pères de l’Église

L’opposition aux sacrifices sanglants est attestée chez les baptistes juifs et chez les ébionites judéo-chrétiens. Les Pères reprendront ce dossier anti-sacrificiel pour combattre le culte juif, bien que la destruction du Temple ait interrompu les sacrifices. Ainsi l’Épître de Barnabé se montre-t-elle très radicale (II, 4-9). Le dossier est particulièrement développé chez Irénée (Adversus Haereses IV, 17, 1-4). Tout en affirmant que Dieu n’attendait des juifs ni sacrifices ni holocaustes, mais la foi, l’obéissance et la justice, pour leur salut, l’évêque de Lyon reconnaît la valeur pédagogique des sacrifices : " Ce ne sont pas les sacrifices qui sanctifient l’homme, car Dieu n’a pas besoin de sacrifices ; mais ce sont les dispositions de celui qui offre, qui sanctifient le sacrifice, si elles sont pures " (IV, 18, 3).

 

III. Le rituel des sacrifices après l’exil

 

L’exil a provoqué un sursaut théologique extraordinaire avec un foisonnement d’œuvres très diverses : compléments apportés au Deutéronome, invitation lyrique au retour (voir le second Isaïe), et dans la ligne d’Ézéchiel, élaboration du Code sacerdotal. Celui-ci comprend un tableau des divers sacrifices, aux chapitres 1 à 7 du Lévitique, tableau malheureusement dépourvu de toute indication sur les dispositions de l’offrant ou les prières qui devaient accompagner les rites. Dans cette présentation, vient en tête :

l L’holocauste (Lv 1)

Toute la victime est consumée en parfum d’agréable odeur pour YHWH, après que l’offrant a imposé la main sur la victime (Lv 1, 4). Ce sacrifice est ancien, comme l’atteste par exemple le récit de l’apparition de l’ange de YHWH à Manoah (Jg 13, 16). Le repas proposé fut transformé en holocauste, comme nous l’avons vu précédemment. L’holocauste est mentionné dans plusieurs psaumes, dans un contexte de joie et de reconnaissance (Ps 20, 4 ; 66, 13-15…).

Chaque jour, on offrait au Temple le sacrifice perpétuel, constitué de deux agneaux (Ex 29, 38-46).

l Offrande végétale (Lv 2)

Le nom minha désignait à l’origine l’ensemble des sacrifices de la catégorie du don et de la communion (Gn 4, 3-5 ; 1 S 2, 17). Plus tard, il s’est spécialisé dans le sens d’offrande non sanglante. C’est donc un présent d’hommage, sous forme de farine, de gâteaux pétris à l’huile, de prémices. Il en est question dans les Psaumes (par exemple Ps 96, 8 ; 141, 2). Il faut ajouter les libations, de vin en particulier (Lv 23, 13). L’offrande de l’encens sur l’autel plaqué d’or (Ex 30, 1-10) prendra de plus en plus d’importance, signifiant la prière qui monte vers Dieu (Ps 141, 2).

l Sacrifice de paix (shelamîm) ou de communion ou d’alliance (Lv 3)

La Septante traduit par " offrande de salut " (thusia sôtèriou). Les parties grasses de la victime sont brûlées sur l’autel pour Dieu, une partie de la chair est réservée aux prêtres et le reste est consommé par l’offrant, sa famille et ses amis. C’est un sacrifice de ce genre qu’offrait chaque année Elqana (1 S 1). Dans des cas particuliers, le sacrifice de paix est présenté " pour accompagner la louange " (todah) (Lv 7, 12-15), à savoir la confession, sous forme de l’action de grâces, des œuvres de Dieu (voir par exemple Ps 105 ; 106 ; 107).

l Sacrifice pour le péché (Lv 4- 5, 13)

Après la ruine de Jérusalem, on assiste à une multiplication des sacrifices pour le péché, sous diverses formes qu’il n’est pas aisé de distinguer. Le sacrifice le plus fréquent est dit " pour le péché " (hattat). L’offrant impose la main sur la victime ; celle-ci est partiellement consumée par le feu, partiellement distribuée aux prêtres. L’offrant n’en reçoit aucune part. On distingue à cette occasion entre le péché volontaire, qui ne peut être pardonné par un tel sacrifice (Nb 15, 30 s.), et le péché par mégarde qui lui peut l’être. La qualité de la victime est proportionnelle à la richesse de l’offrant.

l Sacrifice de réparation (Lv 5, 14-26)

Quant au sacrifice dit de réparation (asham), il est exigé quand quelqu’un a lésé le sanctuaire ou son prochain. En ce cas, il doit d’abord réparer en ajoutant la valeur du cinquième de l’objet du délit, et c’est seulement alors qu’il peut offrir le sacrifice de réparation. On rapprochera cette stipulation de l’invitation du Christ à déposer l’offrande devant l’autel, si l’on se souvient alors que le frère a quelque chose contre nous (Mt 5, 23 s.).

Dans ces textes, un verbe revient avec insistance : kipper, verbe difficile à traduire. La TOB traduit : " faire le rite d’absolution ", la Bible de Jérusalem : " faire le rite d’expiation ". Jamais il n’est dit que Dieu est l’objet de l’action exprimée par ce verbe. Le sacrifice n’a pas pour but de changer les dispositions de Dieu pour l’homme (au sens de le rendre propice), mais il est donné par Dieu pour éliminer le péché et l’impureté, comme on le voit spécialement lors de la consécration de l’autel qu’il s’agit de purifier de toute impureté pour qu’il soit " très saint " (Ex 29, 37).

Le rituel israélite se caractérise par l’importance donnée au sang – propriété exclusive de Dieu – versé par le prêtre sur l’autel. Le sang est le siège de la vie (néphesh, Lv 17, 11). " Parce qu’il est vie, il peut procurer la vie et ce, dans le cas particulier, en servant d’antidote à la mort et à tout ce qui est facteur de mort, en opposant aux forces de mort des forces de vie . " Dans cette ligne, l’Épître aux Hébreux déclare que, sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon (He 9, 22).

 

IV. Le Jour des Expiations

 

Dans le dispositif liturgique du Code sacerdotal, une fête reçoit un relief particulier, celle du Jour des Expiations (Yôm Kippur, Lv 16) ou fête du grand Pardon (Lv 16). Elle a lieu le dizième jour du mois de tishri (septembre) et comporte un jeûne de toute l’assemblée. Le rôle principal est tenu par le grand prêtre qui, seul, peut officier en ce jour. Il offrait des sacrifices pour lui, sa maison, tout le peuple. En finale, il garnissait un encensoir d’encens fin aromatique et, comme protégé par la nuée d’encens (voir Nb 17, 11-13), il entrait dans le Saint des Saints et aspergeait de sang le propitiatoire d’or qui recouvrait l’arche d’alliance. Il prononçait alors le Nom sacré de YHWH, ce Nom qu’il était interdit de prononcer en d’autres circonstances. Ce rite grandiose avait pour but de sauvegarder l’alliance, en permettant de repartir à neuf, chaque année.

D’origine populaire, l’expulsion du bouc " émissaire " dans le désert signifiait la disparition du péché (voir Za 5, 5-11). L’animal n’était pas sacrifié, mais envoyé au démon Azazel. L’Épître aux Hébreux n’en dit mot. En aucune façon, on ne peut comparer le Christ au bouc émissaire, contrairement à un développement allégorique fort compliqué de l’Épître de Barnabé (chapitre VII). En revanche, l’entrée du grand prêtre dans le Saint des Saints a inspiré l’Épître aux Hébreux et a fait l’objet d’une magnifique homélie d’Origène.

" Si je considère que le véritable pontife, mon Seigneur Jésus-Christ, établi dans la chair, était durant toute une année avec son peuple, année dont il dit lui-même : " Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, proclamer l’année de grâce du Seigneur et le jour de la rémission ", je note que, dans cette année, une seule fois, au jour de la propitiation, il entre dans le Saint des Saints : quand, sa mission accomplie, il pénètre dans le ciel et entre auprès du Père pour le rendre propice au genre humain et intercéder pour tous ceux qui croient en lui. […] Or le jour de propitiation demeure pour nous jusqu’à ce que le soleil se couche, jusqu’à ce que le monde prenne fin. Car nous nous tenons " devant la porte ", dans l’attente de notre pontife qui s’attarde à l’intérieur du Saint des Saints, c’est-à-dire " auprès du Père ", et intercède " pour les péchés de ceux qui l’attendent " […] . "

(À suivre)

P. Édouard Cothenet