Des sacrifices de l’Ancien Testament à l’eucharistie

III- Vers la spiritualisation du culte

P. Édouard Cothenet

 

Article paru dans Esprit et Vie, n° 15, août 2000, p. 14-18

(Suite du n° 14, juillet 2000)

 

I. Au retour d’exil

 

Portés par les magnifiques espérances développées par le second Isaïe, les rapatriés allaient bientôt se heurter aux oppositions des habitants du pays et des étrangers, Édomites, Moabites et autres, venus occuper les terres vacantes. Les travaux de reconstruction du Temple furent bien vite stoppés, comme on le lit dans le livre d’Esdras. C’est dans ce climat de profond découragement que se levèrent Aggée et Zacharie. Alors que les prophètes d’avant l’exil avaient dénoncé avec vigueur les dangers du formalisme cultuel, Aggée et Zacharie s’emploient à soutenir les travaux de reconstruction, engagés par le gouverneur Zorobabel. En même temps, nous constatons le rôle grandissant du grand-prêtre, véritable représentant de son peuple auprès des autorités perses. L’onction qui, dans l’ancien Israël, était réservée au roi, va désormais consacrer le descendant d’Aaron. La vision de Zacharie sur les " deux fils de l’huile " (Za 4, 14) donnera d’ailleurs lieu à une forme de messianisme " bicéphale ", comme on le voit dans les textes de Qumrân avec l’attente des deux Messies d’Aaron et d’Israël.

Dans son évocation de la gloire du Temple, Aggée recourt aux images les plus étonnantes : " J’ébranlerai toutes les nations et les trésors de toutes les nations afflueront, j’emplirai de splendeur cette Maison, déclare le Seigneur, le tout-puissant. L’argent est à moi, à moi l’or, oracle du Seigneur, du Tout-Puissant " (Ag 2, 7 s.). Dans le poème sur le pèlerinage des nations à Jérusalem (Is 2, 2-5), celles-ci montent à la recherche de la Torah, à savoir des instructions de Dieu pour mettre fin aux guerres. Ici, comme dans le poème d’Isaïe 60, lu chaque année à la fête de l’Épiphanie, les pèlerins étrangers mettent, certes, leurs ressources au service du Temple mais aussi des fils d’Israël dont ils deviennent les serviteurs (Is 61, 5). Ces visions sur la gloire du Temple futur serviront de base à l’évocation de la Jérusalem nouvelle, tout entière illuminée de la gloire de Dieu (Ap 21).

De tels propos (" À moi l’or ! ") peuvent nous faire sourire. Et pourtant, ce sera une perpétuelle tentation au cours de l’histoire de l’Église que de faire passer la splendeur des basiliques avant la promotion des valeurs évangéliques ! Heureusement, à côté d’Aggée, il n’a pas manqué d’autres prophètes pour rappeler les valeurs fondamentales de l’Alliance. Par opposition à des réflexes identitaires, voici qu’un prophète anonyme plaide la cause des eunuques et des étrangers : " Les fils de l’étranger qui s’attachent à YHWH…, je les ferai venir à ma sainte montagne, je les ferai jubiler dans la Maison où l’on me prie : leurs holocaustes et leurs sacrifices seront en faveur sur mon autel, car ma Maison sera appelée Maison de prière pour tous les peuples " (Is 56, 6 s.). Le Christ reprendra cette déclaration pour justifier l’expulsion des vendeurs du temple (Mc 11, 17).

 

II. À la période perse

 

Tout au long de la période perse, marquée par les réformes de Néhémie et d’Esdras, on assistera à une lutte d’influence entre le parti de ceux qui jugent prioritaire le bon fonctionnement du culte, avec le risque d’un renfermement identitaire, et le groupe de ceux qui mettent l’accent sur la piété intérieure et l’ouverture aux étrangers. Les livres de Jonas et de Ruth sont de bons exemples de cette dernière tendance. Citons aussi dans le même sens une vision de l’apocalypse d’Isaïe, sur le festin auquel, après la résurrection générale, sont conviés tous les peuples : " Le Seigneur, le Tout-Puissant, va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés… Il fera disparaître la mort pour toujours " (Is 25, 6 s.).

Ce texte apparaît comme la contrepartie du sacrifice de communion qui scella l’alliance du Sinaï (Ex 24, 11). Dans un cas, seuls Moïse, Aaron et les anciens d’Israël furent admis au repas en présence de Dieu. Maintenant, après l’épreuve de la mort, tous les peuples sont conviés à y prendre part. Le thème sera repris par Jésus quand il évoquera la participation des peuples du levant et du couchant au festin avec Abraham, Isaac et Jacob (Mt 8, 11), alors que les membres du peuple élu risquent fort d’en être exclus en raison de leur manque de foi.

Relevons l’importance prise par le groupe des chantres dont le chroniste se fait l’avocat. Alors que le Lévitique ne dit rien sur l’accompagnement musical des sacrifices, les Chroniques donnent la plus grande importance au chant liturgique. À David en remonte la paternité. C’est lui qui institue les vingt-quatre classes de chantres avec leurs instruments variés : cithares, harpes et cymbales (1 Ch 25). La promotion des chantres est telle qu’ils apparaissent comme prophètes de Dieu, quand ils entonnent leurs chants (ainsi 1 Ch 25, 3). Le récit sur la réforme d’Ézéchias donne lieu à une description précise de la liturgie post-exilique (2 Ch 29, 20-36). " Les prêtres commencent par procéder au rite du sang, d’abord avec les victimes destinées à l’holocauste, puis avec celles du hattat (sacrifice pour le péché, v. 22-24). Après quoi se mettent en place les Lévites avec des cymbales, des harpes et des cithares, et les prêtres avec des trompettes (v. 25-26). " Quant à l’assemblée, elle se prosterne, en chantant des hymnes (v. 30). C’est l’époque où se constituent progressivement les recueils de Psaumes.

La splendeur de la liturgie atteint son point culminant au temps du grand-prêtre Simon, dont le Siracide nous a laissé un éloge dithyrambique (Si 50), après l’éloge d’Aaron (Si 45). Vision idéale et triste réalité ! L’histoire est pleine de ces contrastes, sans qu’il soit possible de dresser une chronologie précise entre les temps heureux et les périodes de crise.

l Malachie est un bon témoin pour nous de la lutte incessante qui s’impose pour que le culte soit vrai, digne du Seigneur. On trouve dans son livret une critique virulente des abus tant de la part des fidèles qui offrent des bêtes avariées que des prêtres auxquels le prophète rappelle leur mission : " Les lèvres du prêtre gardent la connaissance et de sa bouche on recherche l’instruction, car il est messager du Seigneur, le tout-puissant. Vous, au contraire, vous vous êtes écartés du chemin " (Ml 2, 7 s.).

Malachie attend que le Seigneur envoie l’ange de l’alliance dans le temple, pour purifier les fils de Lévi (Ml 3, 1-3). On sait l’importance que jouera ce texte dans les Évangiles qui y discernent l’annonce de la mission de Jean Baptiste comme précurseur.

Un texte mystérieux de Malachie retiendra surtout notre attention : " du levant au couchant, grand est mon nom parmi les nations. En tout lieu un sacrifice d’encens est présenté à mon nom, ainsi qu’une offrande pure, car grand est mon nom parmi les nations, dit le Seigneur, le Tout-Puissant " (Ml 1, 11). Malachie ferait-il allusion aux sacrifices que les Perses offrent au Dieu du ciel ? Selon S. Amsler, " C’est plutôt l’affirmation que les païens mettent plus de sérieux dans leur culte que ne le font les prêtres de Jérusalem ; en cela leurs offrandes sont un honneur rendu à Dieu dans l’ensemble du monde. " Justin verra dans ce texte l’annonce de l’eucharistie : " Tous les sacrifices donc faits au nom de cet homme, sacrifices que Jésus Christ nous a prescrit de faire, c’est-à-dire ceux de l’action de grâces du pain et de la coupe, et que les chrétiens offrent en tout lieu de la terre. Dieu témoigne par avance qu’ils lui étaient agréables. Il refuse au contraire ceux que vous et vos prêtres lui présentent… "

Selon E. Mazza cette application aurait contribué à faire reconnaître le caractère sacrificiel de l’eucharistie.

 

III. Spiritualisation du culte

 

Dans la littérature de Sagesse, nous constatons une métaphorisation du thème du repas. C’est Dame Sagesse elle-même qui convie les simples à son festin (Pr 9, 1-6), un festin qui procure la vie, alors que Dame Folie promet " le pain du mystère ", qui conduit à la mort (Pr 9, 17). Le second Isaïe, en finale de son message de consolation, reprend un même thème : " Ô vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux, même celui qui n’a pas d’argent, venez ! Demandez du grain, et mangez : venez et buvez ! sans argent, sans paiement – du vin et du lait " (Is 55, 1 s.). A. Feuillet a bien montré l’influence de ces textes sur la rédaction johanique du discours sur le Pain de vie en Jn.

Par opposition à une conception trop extérieure du culte, nous assistons ainsi à la promotion de la piété des anawîm, ces pauvres de YHWH qui mettent toute leur confiance en Dieu. Citons un texte de la finale du livre d’Isaïe : " Ainsi parle le Seigneur : le ciel est mon trône – et la terre l’escabeau de mes pieds. Quelle est donc la maison que vous bâtiriez pour moi ? Quel serait l’emplacement de mon lieu de repos ? De plus tous ces êtres, c’est ma main qui les a faits et ils sont à moi, tous ces êtres – oracle du Seigneur : c’est vers celui-ci que je regarde : vers l’humilié, celui qui a l’esprit abattu, et qui tremble à ma parole " (Is 66, 1-2).

Ces accents sont à comparer à ceux du Ps 51 : " Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un esprit brisé ; Dieu, tu ne rejettes pas un cœur brisé et broyé " (v. 20). De ce psaume, on rapprochera le Ps 40, cité en He 10, 5-7 : " Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrande… Alors j’ai dit : Voici je viens avec le rouleau d’un livre écrit pour moi. Mon Dieu, je veux faire ce qui te plaît, et ta loi est tout au fond de moi " (v. 7 cité en He 10, 5-7). Nous sommes ici dans la ligne de la Nouvelle Alliance, gravée dans le cœur des hommes selon Jr 31, 31-34.

La crise provoquée par les rois séleucides qui vendent à l’encan la dignité de grand-prêtre, pire encore, la profanation du Temple de Jérusalem provoquent un désarroi profond dont témoigne le livre de Daniel. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la prière d’Azarias : " Il n’y a plus en ce temps-là ni prince, ni prophète, ni chef, ni holocauste, ni sacrifice, ni oblation, ni encensement, ni lieu pour présenter les prémices devant toi et trouver grâce. Puissions-nous néanmoins, avec une âme brisée et un esprit humilié être agréés comme avec un holocauste de béliers et de taureaux… " (Dn 3, 38 s. grec). Nous retrouvons ici les mêmes accents que dans le Ps 51 ; l’évocation du culte passé sert de support pour une prière humble et confiante qui monte vers Dieu en substitut des sacrifices.

 

IV. Dans la communauté de Qumrân

La même attitude se retrouvera chez les membres de la " Nouvelle Alliance " qui, à la suite du Maître de Justice, abandonnent Jérusalem pour se retirer au désert et y préparer le chemin du Seigneur (Règle de la communauté VIII, 14). Ne pouvant plus participer au culte célébré dans le Temple de Jérusalem où officient des prêtres indignes, les membres de la communauté se considèrent eux-mêmes comme formant le temple (IQS VIII, 4-10) où ils exercent une véritable liturgie, le tiers de la nuit étant consacré à la lecture et à l’interprétation de la Loi et des Prophètes. Toujours, selon la règle, " Ils expieront pour les rébellions coupables et les infidélités pécheresses " (IQS IX, 4). Faut-il en conclure que désormais l’offrande des lèvres remplacerait les sacrifices d’animaux ? Voici la traduction d’A. Dupont Sommer : " en vue d’obtenir la Bienveillance divine pour la terre, sans [min] la chair des holocaustes ni la graisse des sacrifices ; mais l’offrande des lèvres, dans le respect du droit, sera comme une agréable odeur de justice, et la perfection de voie sera comme le don volontaire d’une oblation délectable (IQS IX, 4-5).

La publication du Rouleau du Temple a mis fin à une telle hypothèse. Il faut comprendre la préposition min non au sens exclusif (sans), mais au sens de plus que. Les membres de la communauté comptaient bien reprendre leur service liturgique, dès qu’ils pourraient rentrer dans la Ville sainte ; ils l’exerceraient selon des règles de pureté encore plus strictes que celles du Lévitique.

Outre les Hymnes (hodayôt), dont une bonne part remonte au Maître de Justice lui-même et permettent de retrouver les traits distinctifs de sa piété, les Chants pour l’holocauste du sabbat permettent à la communauté, éloignée du temple, de s’unir à la célébration des anges dans le sanctuaire céleste. Citons aussi ce Psaume non canonique trouvé dans le Psautier de la Grotte XI : " L’homme qui glorifie le Très-Haut sera agréé comme celui qui apporte une oblation, comme celui qui offre des boucs et des bœufs, comme celui qui engraisse l’autel d’une multitude d’holocaustes comme une fumée de bonne odeur (qui s’élève) de la main de justes. "

l La valeur religieuse des repas

Dans le cadre quasi monastique de la communauté de Qumrân, les repas prennent une valeur religieuse et apparaissent comme des substituts des repas de communion pris dans l’enceinte du temple. Pour y prendre part, il faut avoir été admis comme membre à part entière après une longue période de probation. La description donnée par Flavius Josèphe est très précise :

" Après avoir travaillé d’un seul tenant jusqu’à la cinquième heure, ils se réunissent à nouveau dans un même lieu, et, s’étant ceints de pagnes de lin, ils se baignent ainsi le corps dans l’eau froide. Puis, après cette purification, ils se rassemblent dans un bâtiment spécial où il n’est permis à nul de ceux qui n’ont pas la même foi d’accéder ; eux-mêmes n’entrent dans le réfectoire que purs, comme dans une enceinte sacrée. Quand ils se sont assis tranquillement, le boulanger sert les pains dans l’ordre, et le cuisinier sert à chacun une seule écuelle, avec un seul mets. Le prêtre prélude au repas par une prière, et il n’est permis à personne de goûter à la nourriture avant la prière ; et, après qu’ils ont pris le repas, il prononce une nouvelle prière : au commencement et à la fin ils bénissent Dieu en tant que dispensateur de la vie.

Cette description correspond très exactement aux indications plus brèves de la Règle de la Communauté de Jérusalem. " Quand ils disposeront la table pour manger, ils prépareront le vin pour boire, le prêtre étendra en premier sa main pour qu’on prononce la bénédiction sur les prémices du pain et du vin " (IQS VI, 4-5). Un autre texte prévoit l’ordre des préséances quand viendra le Messie (Règle annexe… II 17-21). On devine facilement l’intérêt de ces indications pour apprécier le rituel des repas de la communauté chrétienne.

 

V. L’eucharistie selon Philon d’Alexandrie

 

Le judaïsme alexandrin a joué un rôle important dans la " préparation évangélique ". Au-delà de la traduction de la Septante qui sera constamment utilisée dans le Nouveau Testament il faut relever la place de Philon d’Alexandrie dans le développement du vocabulaire eucharistique. Eucharistia désigne le sacrifice d’action de grâces. Le verbe eucharistein concerne la prière de louange et d’action de grâce. " Le propre de Dieu est de nous combler de bienfaits, et celui de la créature est de rendre grâces, puisqu’elle ne peut rien rendre en échange qui n’appartienne à Dieu " (De Plantatione, 130). L’eucharistia s’exprime normalement par la parole de louange. C’est la plus sainte des vertus (De Plantatione, 126). Elle peut être totalement silencieuse (De ebrietate, 94). Il vaut mieux rendre grâces pour l’amour de Dieu plutôt que dans un but intéressé. Priment les dispositions intérieures ; " Il faut donc que celui qui se dispose à sacrifier examine, non pas si la victime est sans défaut, mais si son esprit à lui est intact et parfait " (De specialibus legibus I, 283).

Philon fournit de longues explications sur le rituel des sacrifices. Ainsi justifie-t-il l’ordre de consommer dans les deux jours les sacrifices de salut (shelamîm) et de ne rien garder en réserve, car " ils n’appartiennent plus, en effet, à celui qui a sacrifié, mais bien à Celui à qui la victime a été sacrifiée. Bienfaisant et libéral, il a fait des fidèles qui célèbrent le sacrifice les associés (koinônoi) et les commensaux de l’autel. Mais il leur enjoint de ne pas croire que c’est eux qui offrent ce festin, car, en l’occurrence, ils sont les serveurs (epitropoi) et non les maîtres de maison. Le Maître de maison, c’est celui à qui appartiennent en réalité les aliments présentés… " (De specialibus legibus I, 221).

L’eucharistie est requise avant les repas : " Il n’est pas légitime de prendre quelque nourriture que ce soit pour laquelle l’eucharistie n’a pas été faite comme il convient " (De specialibus legibus II, 175). " L’homme juste exerce un culte véritable, même s’il n’est pas de race consacrée, mais il est aimé de Dieu et aime Dieu " (Quis rerum divinarum heres sit 82). Le sacrifice par excellence est de s’offrir soi-même, " en présentant l’accomplissement parfait de la vertu, en honorant par des hymnes et des actions de grâces le Dieu bienfaiteur et sauveur, soit avec les organes de la voix, soit sans langue et sans bouche, par l’âme seule… " (De specialibus legibus I, 271 s.).

Dans le traité qu’il consacre aux Thérapeutes, communauté quasi monastique vivant aux abords d’Alexandrie, Philon admire le bon ordre de leurs assemblées et la frugalité du repas, pris après le chant d’hymnes et composé seulement de pain, de sel, d’hysope et d’eau de source. On notera qu’à la différence des Esséniens, les Thérapeutes ne boivent pas de vin à leur repas rituel, qui est la contrepartie des repas pris au Temple de Jérusalem avec les pains de proposition, renouvelés chaque sabbat.

(À suivre)

P. Édouard Cothenet