Des sacrifices de l’Ancien Testament à l’eucharistie

IV- Les repas au temps de Jésus

 

P. Édouard Cothenet

 

Article paru dans Esprit et Vie, n° 16, août 2000, p. 16-23

(Suite du n° 15, août 2000)

 

 

I. Les repas au temps de Jésus

 

Le caractère religieux des repas est une donnée constante du judaïsme. Tout repas doit commencer par une bénédiction (d’après Dt 8, 10). La teneur globale était fixe, alors même que l’on recommandait de n’être pas esclave des formules. Celui qui présidait la table disait sur le pain : " Béni es-tu, Seigneur, notre Dieu, Roi du monde, qui fais sortir le pain de la terre " et sur le vin : " Béni es-tu, Seigneur, notre Dieu, Roi du monde, qui créas le fruit de la vigne ". Une prière a joué un rôle particulièrement important pour la formation de la liturgie chrétienne, la bénédiction après le repas, appelée birkat ha-mazon.

l 1. Les repas dans les confréries pharisiennes

Les Pharisiens donnent toute sa force au principe : " Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte " (Ex 19, 6). Chaque membre du peuple doit pratiquer les règles de pureté prévues pour les prêtres. De telles exigences les " séparent " (de là leur nom de perushîm, séparés) du peuple du pays, méprisé à cause de son ignorance de la Loi (voir Jn 7, 49). Un temps d’initiation est nécessaire avant d’entrer dans la confrérie. Les repas pris en commun, spécialement le jour du sabbat, avec des nourritures soigneusement dîmées, soulignent la séparation du groupe ; ils sont l’occasion d’un approfondissement de la Loi. Il n’est pas étonnant que, dans ce cadre, Luc ait regroupé diverses instructions de Jésus (Lc 14, 1-24).

l 2. Les repas de Jésus

Les études sur l’eucharistie se concentrent d’ordinaire sur les récits liturgiques de la dernière Cène, qui, bien évidemment, sont les plus importants. Pourtant, on ne saurait les isoler de tout un ensemble. Déjà O. Cullmann avait attiré l’attention sur le lien entre les repas de la première communauté et ceux du Christ ressuscité avec ses disciples : le P. de Montcheuil reprit cette perspective intéressante. De manière plus large encore, il convient de partir des nombreux repas de Jésus tels que nous les rapportent les Évangiles.

Globalement on est d’abord frappé de la place que les repas tiennent dans les Évangiles. Jésus fréquente toute espèce de gens :

– un pharisien comme Simon (Lc 7, 36-50) avec l’épisode de la pécheresse pardonnée,

– un publicain comme Lévi (Mc 2, 13-17), Zachée (Lc 19, 1-10),

– des amis comme Marthe et Marie (Lc 10, 38-42).

En proportion, rien de tel dans le reste du Nouveau Testament. Cette acceptation par Jésus, quels que soient les convives, a tellement frappé ses compatriotes que les critiques ne manquèrent pas. À la différence de Jean-Baptiste, dont l’ascèse apparaît comme excessive, Jésus est traité de " glouton et d’ivrogne " (Mt 11, 19).

Le repas a valeur eschatologique : " Heureux qui prendra part au repas dans le Royaume de Dieu " (Lc 14, 15). Qui donc ? Nous assistons à un renversement des perspectives avec le rassemblement des nations à la place des héritiers du Royaume (Mt 8, 11 ; 22, 1-14).

Un ensemble de textes mérite une attention spéciale, celui que depuis L. Cerfaux on désigne comme la section des pains (Mc 6, 30-8, 26). Dans Marc et Matthieu, cet ensemble comporte un double récit de multiplication (chez Luc et Jean, on ne retrouve pas ce doublet). Tous les commentateurs font remarquer que les termes employés par les évangélistes correspondent à ceux de la Cène.

Citons Mc 6, 41 : " Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction, rompit les pains et il les donnait aux disciples " (Mc 6, 41).

Et pour la Cène : " Il prit du pain, et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna… " (Mc 14, 22).

On trouve dans la section des pains une série d’éléments préparant l’eucharistie, notamment la discussion sur le pur et l’impur qui dénonce le formalisme cultuel, avec les termes même d’Isaïe (29, 13 cité en Mc 7, 6 s. et Mt 15, 10-20) et la proclamation que rien d’extérieur à l’homme ne peut le rendre impur, mais seulement les mauvaises inclinations de son cœur. Cet enseignement est suivi immédiatement de l’histoire de la syro-phénicienne, qui a été étudiée avec beaucoup de soin par F. Baudoz. Comment franchir la frontière entre Israël et les nations ? Jésus n’est-il pas envoyé en priorité aux " brebis perdues d’Israël " (Mt 15, 24) ? Seule la foi permet de surmonter les anciennes barrières. La guérison de l’enfant tourmentée par le démon est le signe de l’admission des nations au festin du Royaume. Comment de telles pratiques pourraient-elles être supportées par les autorités juives, chargées de maintenir l’identité du peuple élu ? La question de l’universalisme a joué certainement un rôle important dans la tragique rupture entre Jésus et son peuple. Le drame de la semaine sainte ne s’ouvre-t-il pas par l’expulsion des vendeurs du Temple, signifiant que celui-ci doit être reconnu en son intégralité comme " maison de prière pour les peuples " (citation d’Is 56, 7 en Mc 11, 17) ?

 

II. La Cène du Seigneur

 

Dans le récit de la Passion des trois synoptiques se trouve inséré un morceau d’origine liturgique, consacré aux gestes et aux paroles qui ont marqué le dernier repas de Jésus avec ses apôtres. Ces textes, d’une si grande importance pour la vie de l’Église, ont été étudiés avec soin par notre collaborateur et ami, Denis Marion. Sans reprendre tout ce qui a été fort bien exposé, nous voudrions faire plusieurs observations qui vont dans le sens de notre travail sur l’accomplissement des sacrifices de l’Ancien Testament dans le sacrifice pascal du Christ.

On s’accorde à classer les récits de la Cène en deux traditions :

§ l’une de facture plus sémitique, d’origine palestinienne, celle de Marc et de Matthieu,

§ l’autre de forme plus grecque, sans doute d’origine antiochienne, représentée par Paul (1 Co 11, 23-25) et Luc.

Beaucoup d’études se sont employées à remonter à l’événement lui-même. Nous nous contenterons de recueillir les éléments qui ont pris forme dans l’expérience liturgique du Seigneur ressuscité rassemblant sa communauté pour lui donner son corps et son sang en nourriture. Chacune de ces traditions, dans leur unité et leur diversité, met ainsi en valeur des aspects essentiels d’un " mystère " qui dépassera toujours toute systématisation. Il convient donc d’expliquer les récits en eux-mêmes, en respectant leur orientation propre.

Jean, quant à lui relate un repas d’adieu, débutant par le geste inouï du lavement des pieds, parabole en actes de la Passion prochaine. Le lavement des pieds donne le sens et fait comprendre en quel esprit célébrer la Pâque du Seigneur (13, 1-20). C’est dans la finale du discours sur le Pain de vie qu’on trouve l’équivalent des paroles d’institution, avec l’insistance sur la nécessité de manger la chair et de boire le sang du Christ pour obtenir la vie éternelle (Jn 6, 51-58).

Une question, toujours très discutée, concerne la date et le caractère pascal ou non du dernier repas de Jésus. À s’en tenir aux synoptiques, Jésus a bien mangé la Pâque avec ses disciples, ce qui signifie que la crucifixion a eu lieu le jour même de la fête. Jean, au contraire, précise que c’est la veille de la fête, puisque les juifs ne veulent pas entrer chez Pilate de peur de se souiller (Jn 18, 28). Pour Jean, Jésus expire comme le véritable agneau pascal (Jn 19, 36), à l’heure même où, au Temple, on procédait à l’immolation des agneaux. La chronologie de Jean s’impose et l’on devra dire que les synoptiques ont voulu mettre en valeur l’ambiance pascale de ce repas d’adieu dans lequel Jésus prononce les paroles décisives pour le temps de l’Église. Dans ces conditions, il n’est pas inutile de préciser quelques-unes des particularités du rituel de la Pâque, rituel beaucoup plus développé que celui que prévoyait Ex 12 et toujours en usage dans ses grandes lignes mis à part l’immolation de l’agneau. Seuls les Samaritains le font encore, lors de leur célébration sur le mont Garizim.

l 1. Le mémorial de la Pâque

Dans ce repas, le souvenir de la sortie d’Égypte commande tous les éléments de la fête, avec les questions rituelles posées par l’enfant sur la signification de chacun des mets : l’agneau pascal, le pain azyme, les herbes amères. À la différence des autres repas, quatre coupes de vin sont prévues, l’une au début pour la sanctification de la fête (qiddush), deux pendant le repas et une dernière pour la clôture.

La Pâque n’est pas seulement le mémorial de la sortie d’Égypte, permettant à chacun des convives de se sentir partie prenante de cette histoire de libération ; elle se charge d’un contenu plus ample, comme le montre ce Poème des quatre nuits, dont R. Le Déaut a magistralement mis en valeur toute l’importance :

" Quatre nuits sont inscrites dans le Livre des mémoriaux. La première nuit, ce fut quand YHWH se révéla sur le monde pour le créer. Le monde était informe et vide et la ténèbre s’étendait sur la face de l’abîme, et la Parole de YHWH était lumière et brillait. Et il l’appela la première Nuit.

La deuxième nuit, ce fut quand YHWH apparut à Abraham, âgé de cent ans et à Sarah âgée de quatre-vingt-dix ans, afin d’accomplir ce que dit l’Écriture : " Est-ce qu’Abraham, âgé de cent ans, ne va pas engendrer, et Sarah, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanter ? " Or Isaac avait trente-sept ans quand il fut offert sur l’autel. Les cieux s’abaissèrent et descendirent et Isaac vit leur totalité. Et il l’appela la seconde nuit…

La troisième nuit, ce fut quand YHWH apparut aux Égyptiens au milieu de la nuit : sa main tuait les premiers-nés des Égyptiens et sa droite protégeait les premiers nés d’Israël., pour que s’accomplisse ce que dit l’Écriture : " Israël est mon premier-né. " Et il l’appela la troisième nuit.

…La quatrième nuit, ce sera quand le monde arrivera à sa fin pour être dissous. Les jougs de fer seront brisés et les générations perverses, anéanties. Moïse montera du milieu du désert et le roi messie sortira d’en haut. L’un s’avancera à la tête du troupeau et l’autre s’avancera à la tête du troupeau, et la Parole de YHWH s’avancera entre eux et ils marcheront ensemble.

…C’est la nuit de la Pâque pour le nom de YHWH, nuit réservée et fixée pour la libération de tout Israël au long de leurs générations.

l 2. Le repas d’adieu

Dans son beau livre Le partage du pain eucharistique, le Père X. Léon-Dufour a mis en valeur la forme littéraire du repas d’adieu, bien attestée dans le judaïsme. Citons à titre d’exemple le récit du dernier repas d’Abraham avec le pain et le vin qu’Isaac lui a procuré par l’intermédiaire de Jacob, le personnage central du Livre des Jubilés, car il est le père des douze tribus.

" Abraham mangea et but, et il bénit le Dieu très haut qui a créé le ciel et la terre, qui a fait tout ce qu’il y a de meilleur sur terre et l’a donné aux humains pour qu’ils mangent, boivent et bénissent leur Créateur… Ô mon Dieu, que ta grâce et ta paix soient sur ton serviteur et sur la descendance de ses fils, afin qu’ils deviennent pour toi un peuple élu et un patrimoine parmi toutes les nations de la terre, dès maintenant et pour tout le temps des générations terrestres, pour tous les âges. "

Après avoir reçu les bénédictions de son aïeul, Jacob s’endormit sur la poitrine d’Abraham. " Celui-ci l’embrassa sept fois. Son amour et son cœur étaient heureux de lui. Il le bénit de tout son cœur " (Jubilés XXII, 26 s.). Comment ne pas rapprocher l’attitude du disciple bien-aimé de celle de Jacob ?

Cette forme est sous-jacente à Luc et à Jean qui, l’un et l’autre, font suivre le repas d’un discours où le Christ donne ses consignes pour le temps de l’Église et, en particulier chez Jean, annonce son départ imminent et son retour (14, 3 ; 16, 5.16 s.). Dans Luc, la perspective eschatologique est placée au début même du repas : " J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Car, je vous le déclare, jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu " (Lc 22, 14 s.).

l 3. Les actions de Jésus

Dans chacun des récits de la Cène, il convient de valoriser les actions de Jésus tout autant que ses paroles Le tout est signifiant ; chaque élément prend sa pleine signification de sa relation avec les autres.

Jésus préside le repas et prononce la bénédiction, sur une première coupe selon Luc, puis sur le pain. Le verbe eulogein de Mc et Mt signifie : prononcer la bénédiction, et non bénir un objet. Chez Paul et Luc, le verbe eucharistein apparaît comme une variante plus compréhensible pour les Grecs. Nous avons vu précédemment quel usage Philon d’Alexandrie faisait de ce terme. Pour réciter la bénédiction, Jésus prit la grande galette de pain, l’élevant quelque peu, puis il la rompit pour la partager entre ses disciples. Ce partage du pain est un geste spécifique du monde juif, et non du monde grec. Il apparaît tellement caractéristique que l’expression " fraction du pain " désignera l’eucharistie (Ac 2, 42). Comme l’écrit H. Schürmann, " La fraction du pain et sa distribution aux commensaux est naturellement déjà un geste de don. La présentation donnait au père de famille l’occasion […] de mettre son " bel œil ", c’est-à-dire, ses dispositions bienveillantes, dans la répartition. " Ce geste manifeste ainsi un don ordonné à la vie, puisque le pain représente la nourriture de base et il assure déjà une certaine communion entre ceux qui reçoivent un même pain. La parole du psaume " Celui qui mangeait avec moi, contre moi a levé le talon ", citée en Jn 13, 18 à propos de la trahison de Judas, montre bien la gravité de la rupture de fidélité entre commensaux. À la manière des gestes prophétiques, l’acte de Jésus engage donc l’avenir, mais il faut une parole d’interprétation pour en comprendre toute la portée.

· 4. Les paroles d’institution

La parole sur le pain est prononcée tandis que s’effectue le partage, ce qui montre bien que nous ne sommes pas dans une perspective statique, mais bien dynamique. L’emploi du verbe " faire " (" Faites ceci en mémoire de moi ") va bien dans le même sens.

Nos quatre récits de la Cène s’accordent sur l’emploi du mot sôma dans la parole sur le pain : " Ceci est mon corps ", alors que Jn 6, 51-58 utilise le couple " chair " (sarx) et sang. Les termes johanniques reflètent mieux la manière sémitique d’exprimer la totalité de la personne et correspondent plus littéralement à ce que Jésus a dû dire. L’emploi du terme sôma évite l’image trop brutale de la chair à manger. Elle invite à considérer la personne dans ses relations avec le monde et ses semblables. En distribuant le pain comme son corps, Jésus montre bien qu’il est l’homme tout donné, l’homme pour les autres. La tradition de Paul et de Luc accentue cet aspect de don par l’addition " qui est pour vous " (Paul) avec l’emploi de la préposition hyper, " en faveur de ", et de " qui est donné pour vous " (Luc), avec la même préposition hyper.

Paul a mis en valeur le caractère unifiant de ce corps qui soude la communauté : " Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps : car tous nous participons à cet unique pain " (1 Co 10, 17). Saint Augustin trouvera les mots les plus forts pour marquer l’unité profonde entre le corps personnel du Christ et son corps ecclésial.

La bénédiction sur la coupe intervient à la fin du repas, et de manière insolite. Alors que normalement chacun buvait dans son propre gobelet, ici le Christ fait circuler sa propre coupe. Il ne donnera l’explication, selon Marc, qu’après qu’ils aient tous bu. Là encore, il importe d’être attentif à la signification du geste. Le partage de la coupe revêt dans l’Ancien Testament une double valeur. Tantôt il s’agit de la coupe du châtiment, comme celle que Jérémie tend aux nations (Jr 25, 15 s.), texte dont s’inspirera Jean dans l’Apocalypse), tantôt il s’agit de la coupe de joie, accompagnant le sacrifice de communion. Ainsi dans le Ps 116 : " Je lèverai la coupe de la victoire et j’appellerai le Seigneur par son nom ; j’accomplirai mes vœux envers le Seigneur et en présence de tout son peuple " (Ps 116, 13 s.). On retrouve dans l’Évangile la même richesse de symboles contrastés : " Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire ", répond Jésus aux fils de Zébédée désireux d’obtenir les premières places dans le Royaume (Mc 10, 38). À l’agonie, Jésus priera le Père d’éloigner de lui la coupe d’amertume… À la Cène, la coupe signifie que ceux qui la partagent participeront et à la souffrance et à la joie de celui qui s’avance librement vers la mort, avant de boire le vin nouveau dans le Royaume (Mc 14, 25). Comme pour le pain, Paul mettra bien en valeur cette association : " La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? " (1 Co 10, 16).

La parole d’interprétation sur la coupe connaît des variantes importantes. Chacune d’elles met en valeur un aspect du mystère. À la manière des gestes prophétiques, l’acte de Jésus engage l’avenir, mais il faut une parole d’interprétation pour en comprendre toute la portée. Chez Marc et Matthieu, le renvoi est établi avec le sang de l’alliance du Sinaï (Ex 24, 8), texte unique en son genre dont nous avons rappelé ci-dessus la portée. Chez Paul et Luc, il est question de " la nouvelle alliance en mon sang " (1 Co 11, 25). L’expression " nouvelle alliance " ne se trouve qu’en Jr 31, 31-34, dans un contexte qui oppose la Loi gravée sur des tables à la Loi inscrite dans les cœurs et se termine par l’annonce de la connaissance intime de Dieu par tous et par l’annonce du pardon des péchés. Dans ce contexte, Jérémie ne dit mot sur le rôle du Messie dans la promulgation de l’alliance. Ici au contraire le pardon est lié à l’effusion du sang du médiateur.

Qui bénéficie de cette alliance ? Les variantes sont intéressantes : le " répandu pour vous " de Luc vise la communauté qui accomplit le mémorial. Le " répandu pour les nombreux " de Marc et Matthieu se réfère à la finale du poème du serviteur souffrant (Is 53, 10-12). Cet ajout montre qu’il ne s’agit plus seulement d’une alliance pour Israël (voir Is 49, 6), mais d’une alliance qui concerne tous les hommes. Jésus exprime ainsi le sens de sa mort, lui, le Fils de l’homme venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude (Mc 10, 45). L’effusion du sang annonce le drame de la Passion imminente et comporte une référence discrète aux sacrifices pour le péché. C’est ce que souligne Matthieu lorsqu’il ajoute " pour le pardon des péchés ".

L’orientation eschatologique du repas est différemment exprimée dans nos textes. Luc lui donne le plus grand relief en plaçant en tête le logion sur l’accomplissement dans le Royaume. Chez Marc et Matthieu, le logion clôture le récit dans la célébration eucharistique. La Didachè a conservé fidèlement l’aspiration à ce retour du Seigneur : " Vienne la grâce et que passe ce monde ! " Hosanna au Dieu de David " – Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ! Si quelqu’un ne l’est pas, qu’il fasse pénitence ! " Maran Atha " Amen " (Didachè X, 6).

L’ordre de réitération, curieusement absent de Mc et Mt, est fortement accentué chez Paul, puisqu’il le mentionne après la parole sur le pain et après celle sur la coupe. Ce " en mémoire de moi " prend tout son relief si on le met en relation avec le mémorial de la Pâque. À la célébration de l’intervention salvifique de Dieu pour son peuple fait suite la participation active des fidèles à la proclamation de la mort du Seigneur, le crucifié d’hier, qui, ressuscité, préside le repas. Ce " faire " marque bien le caractère actif d’une célébration qui engage à une vie de service et de communion fraternelle. Le péché des Corinthiens, dénoncé par Paul, n’est-il pas de se diviser selon les affinités sociales ou culturelles, au lieu de s’accepter dans leurs différences et de vivre comme membres du même corps du Christ ?

 

· 5. Le sacerdoce du Christ

Lors de la dernière Cène, aucune donnée ne qualifie Jésus de prêtre. Rien d’étonnant à cela, puisque dans le judaïsme le sacerdoce est réservé aux membres de la tribu de Lévi. Il faut attendre l’épître aux Hébreux pour que le Christ soit qualifié de grand-prêtre de l’Alliance nouvelle. L’auteur s’appuie sur le Ps 110 célébrant le messie royal comme prêtre selon l’ordre de Melchisédech. D’où vient cette assimilation ? Les Pères de l’Église rapprocheront le pain et le vin offerts par Melchisédech du pain et du vin eucharistiques. Rien de tel dans l’épître aux Hébreux qui est étonnamment discrète sur l’eucharistie (allusion en He 13, 10 ). Dans le large développement consacré au roi-prêtre de Salem, est mis en valeur le fait qu’il a perçu la dîme d’Abraham et donc que son sacerdoce est supérieur à celui de Lévi, encore dans les reins de son lointain aïeul (He 7, 9 s.). L’eucharistie des chrétiens consiste dans le sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom, et la bienfaisance et l’entraide communautaire qui sont les sacrifices agréables à Dieu (He 13, 15 s.). On trouve la même interprétation des " sacrifices spirituels " de toute la communauté en 1 P 2, 5.9. L’application de la catégorie sacerdotale à l’évêque est attestée de façon certaine dans la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome (début du iiie siècle) ; elle ne le sera que plus tard aux membres du presbyterium .

Concluons : eucharistie et sacrifices de l’Ancien Testament

Pour saisir la nature de l’eucharistie, l’arrière-plan le plus clair est fourni par le rite pascal. " Le Christ, notre Pâque a été immolé " (1 Co 5, 7), déclare Paul en cette épître qui contient les instructions les plus développées sur la pratique du repas du Seigneur.

Nous avons rappelé que la typologie de l’agneau pascal est une donnée fondamentale du Nouveau Testament. Dans le judaïsme de l’époque, le rituel de la Pâque s’était chargé de multiples connotations, comme le marque le Poème des quatre nuits. Le sang de l’agneau était versé par les prêtres sur l’autel des holocaustes, mais le repas familial dans les maisons était analogue aux repas des sacrifices de communion qui permettaient aux offrants d’être les hôtes de Dieu. Ne convient-il pas de rappeler que, dans le repas du Seigneur, c’est bien lui qui préside ?

Repas de communion avec action de grâces (todah), l’eucharistie continue et actualise la bénédiction que le Christ a prononcée sur le pain et la coupe. Cette todah célèbre les merveilles accomplies par Dieu dans la création et en faveur de son peuple. Le rappel de l’alliance tient donc une place essentielle : alliance du Sinaï, accomplie sur un mode intériorisé selon la parole de Jérémie sur la nouvelle alliance, alliance à portée universelle (" pour la multitude ") selon les termes du poème du serviteur, sous-jacent aux paroles d’institution.

La prière eucharistique reprendra quelques-uns des thèmes des bénédictions juives des repas, mais les dépassera par la nouveauté du mémorial qui est accompli. Par nature, le repas pascal comporte la proclamation liturgique de la Pâque définitive du Christ. Il ne saurait y avoir eucharistie sans rappel de ce que le Christ a dit et fait en sa vie terrestre, paroles et gestes de salut qui ont trouvé leur point culminant le jeudi saint. Le mémorial ne saurait donc se limiter au moment même de la Cène. Il inclut le souvenir actualisant des paroles et des gestes de salut du Seigneur. Comme l’a souligné maintes fois C. Perrot, le repas du Seigneur fut le cadre le plus opportun pour la formation et la conservation de la tradition évangélique.

En continuité avec l’attente de la nuit de la libération définitive, selon le Poème des quatre nuits, l’orientation eschatologique est une constituante nécessaire de la célébration eucharistique. Elle est indiquée par les paroles mystérieuses sur la pâque nouvelle dans le Royaume de Dieu. Il faut proclamer la mort du Seigneur " jusqu’à ce qu’il vienne ", nous dit saint Paul. Le Marana tha de la Didachè s’inscrit dans cette ligne.

On peut comparer le sacrifice du Christ à l’holocauste. " Vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous, en offrande et victime, comme un parfum d’agréable odeur " (Ep 5, 2). Engagement pour la Passion imminente, la Cène exprime le don que le Christ fait de lui-même dans un acte d’amour pour son Père qui est, du même mouvement, don pour les hommes, ses frères. L’esprit éternel dont parle He 9, 11, correspond au feu du ciel qui consume la victime pour qu’elle soit totalement à Dieu (par exemple 1 R 18, 24.38 ; 2 Ch 7, 1).

Dès les origines, la communauté chrétienne, tout en prenant part aux prières dans le Temple (Ac 2, 46), s’est abstenue de participer aux sacrifices pour les péchés. Le Christ, et lui seul, nous en a obtenu le pardon (1 Co 15, 3). Matthieu le précise bien à propos du sang " versé en rémission des péchés ". La mort du Christ marque la cessation définitive des sacrifices pour le péché : ce qu’ils cherchaient à obtenir, est définitivement accompli.

Ce qui importe à l’auteur de l’épître aux Hébreux, c’est de montrer la supériorité du sacerdoce du Christ sur celui d’Aaron parce que seul le premier a pénétré, une fois pour toutes, en présence de Dieu comme intercesseur en notre faveur. La typologie de la fête de Kippur commande la conception du sacerdoce et de l’unique sacrifice du Christ, comme le proclame He 9, 11-14. À la différence des victimes animales qui devaient être offertes chaque année, " nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ faite une fois pour toutes " (He 10, 10). Le mouvement vers la spiritualisation du culte trouve en l’eucharistie son aboutissement. L’immolation comme telle ne constitue pas le sacrifice, mais le don de soi pour entrer en relation avec Dieu. Selon la parole du psaume, reprise par l’épître aux Hébreux, " Sacrifices, offrandes, holocaustes, sacrifices pour le péché, tu n’en as pas voulu, ils ne t’ont pas plu… Il dit alors : " Voici, je suis venu pour faire ta volonté " " (He 10, 8). La mise en relief de la liberté avec laquelle le Christ s’offre lui-même correspond à la donnée fondamentale du récit de la Cène. En signe de sa volonté d’aller jusqu’au bout dans l’accomplissement de la volonté du Père, le Christ donne son corps et son sang. Comme il l’avait dit dans l’allégorie du bon pasteur, " Ma vie, personne ne me l’enlève, mais je m’en dessaisis de moi-même " (Jn 10, 18).

Le sacrifice universel de la Cité rachetée

La communion au corps du Christ constitue le corps du Christ, selon la parole de Paul (1 Co 10, 16), commentée avec tant de force par saint Augustin. Contre toute conception trop intimiste ou individualiste de l’eucharistie, il faut rappeler qu’elle a pour objet de constituer le Corps du Christ total. Les textes du Deutéronome sur la joie communautaire dans le partage avec les plus démunis qui caractérisaient de tels sacrifices gardent toute leur actualité, même si l’on ne doit jamais oublier que cette joie nous vient par l’effusion du sang de Celui qui nous a aimés jusqu’à l’extrême.

Dans un texte de la Cité de Dieu que le P. de Montcheuil a heureusement remis en valeur, saint Augustin donne la définition suivante : " Le vrai sacrifice est donc toute œuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans une sainte société, à savoir toute œuvre qui contribue à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux… Même accompli en effet par l’homme, le sacrifice n’en est pas moins une chose divine ; c’est pourquoi les anciens latins l’appelaient de ce nom. "

En se référant à l’exhortation de saint Paul à offrir nos corps " en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu " (Rm 12, 1), l’évêque d’Hippone précise que " les vrais sacrifices sont les œuvres de miséricorde soit envers nous-mêmes soit envers le prochain, que nous rapportons à Dieu ".

En faisant allusion au sens latin du terme sacrificium, Augustin nous invite à relier l’eucharistie aux rites par lesquels les hommes ont cherché, comme à tâtons, à entrer en relation avec la divinité, et de ce point de vue il convient de mettre en valeur le sacerdoce de Melchisédech, prêtre de l’alliance " cosmique ".

La réalisation suprême de la miséricorde fut accomplie par le Christ. Augustin en arrive ainsi à définir l’universalité du sacrifice du Christ : " Cette cité rachetée tout entière, c’est-à-dire l’assemblée des saints, est offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le grand prêtre qui, sous la forme d’esclave, est allé jusqu’à s’offrir dans sa Passion pour faire de nous le corps d’une si grande tête. "

En conclusion, Augustin souligne la portée ecclésiale de l’eucharistie : Tel est le sacrifice des chrétiens : à plusieurs, n’être qu’un seul corps dans le Christ. Et ce sacrifice, l’Église ne cesse de le reproduire dans le sacrement de l’autel bien connu des fidèles, où il lui est montré que dans ce qu’elle offre, elle est elle-même offerte " (Cité de Dieu, X, 6).

(À suivre)

P. Édouard Cothenet