Prêtre selon l’ordre de Melchisédech d’après l’épître aux Hébreux -1

Édouard Cothenet

 

Article paru dans Esprit et Vie, n° 22, novembre 2000, p. 14-17

 

 

Chaque dimanche à Vêpres nous chantons le Ps 110 contenant ce verset bien mystérieux : " Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : tu es prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melkisédek " (traduction liturgique).

Dans une précédente livraison, j’ai brièvement évoqué la typologie du sacrifice du roi-prêtre de Salem, en rappelant la teneur du Canon romain. Dans l’étude sur la Cène, j’ai indiqué que les textes n’attribuaient pas à cette occasion la qualité de prêtre à Jésus. Une remarque qui a pu étonner plus d’un lecteur : notre théologie du sacerdoce n’est-elle pas centrée sur l’eucharistie, comme actualisation de la Cène, mémorial de la Passion et de la résurrection, et fondée sur la parole du Christ : " Faites ceci en mémoire de moi " ?

C’est ici qu’une distinction s’impose entre les divers niveaux de lecture. L’exégète, en se guidant sur le vocabulaire et l’arrière-plan des textes, s’efforce de dégager ce qu’ils déclarent expressément. Le théologien, rassemblant les diverses données de l’Écriture et tenant compte de la tradition autorisée de l’Église, déploie toute la richesse doctrinale de la révélation.

I. Les raisons d’un silence

En ce qui concerne le sacerdoce du Christ, le P. A. Vanhoye, l’un des meilleurs connaisseurs de l’épître aux Hébreux, n’a pas de peine à montrer pourquoi les auteurs du Nouveau Testament, à l’exception de Hébreux, n’ont pas employé le titre de hiereus (prêtre) pour le Christ. Ce n’est pas le lieu d’envisager les diverses formes du sacerdoce dans le monde ambiant : on se reportera à l’enquête faite par J. Auneau. Dans le monde juif, le sacerdoce, si brillant à l’époque du Siracide, avait perdu son prestige en raison de ses compromissions politiques. Au début de la domination romaine, les procurateurs romains détenaient la garde des vêtements sacerdotaux, indispensables pour la célébration de la fête du Grand Pardon (Yôm Kippûr). Autant dire que le grand prêtre en exercice était placé sous la tutelle de l’occupant. Si Caïphe est resté si longtemps en exercice, c’est évidemment en raison de bonnes relations avec Ponce Pilate. Selon l’avis général des historiens actuels, ce ne sont pas les Pharisiens mais les grands prêtres, Anne et Caïphe, avec leurs partisans (les Sadducéens) qui sont responsables de l’arrestation de Jésus et de son accusation devant le gouverneur romain. Selon les Actes des Apôtres, ce sont encore les Sadducéens qui s’opposèrent violemment à la communauté chrétienne de Jérusalem.

Indépendamment de toute question politique, le sacerdoce en Israël était héréditaire. On n’était pas prêtre par choix, mais de par son appartenance à la tribu de Lévi. Reconnu comme fils de David, Jésus appartient à la tribu de Juda ; par là même il était exclu de la dignité sacerdotale (He 7, 13 s.).

La voie semblait donc absolument bouchée à l’attribution de la qualité sacerdotale au " fils de David ". On devine l’audace théologique dont a fait preuve l’auteur de l’épître aux Hébreux quand il entendit démontrer que Jésus était bien le grand-prêtre proclamé par Dieu, à la manière de Melchisédech.

II. L’attente du prêtre eschatologique

Il convient cependant d’ajouter qu’il ne manquait pas de spéculations sur le prêtre des temps futurs, aux côtés du Messie davidique. On trouvera une présentation détaillée de ce dossier complexe dans l’article de P.-M. Beaude. Outre des textes de Qumrân, dont nous aurons à reparler, il faut tenir compte de plusieurs écrits " intertestamentaires ", spécialement les Testaments des douze patriarches, en sachant combien il est délicat de distinguer entre le fonds juif primitif et les interpolations chrétiennes. Le Testament de Juda exalte le Messie davidique, tandis que le Testament de Lévi évoque le prêtre des temps eschatologiques. En voici un extrait :

" Et alors le Seigneur suscitera un nouveau prêtre

auquel toutes les paroles du Seigneur seront révélées :

c’est lui qui exécutera un jugement de vérité sur la terre

durant une multitude de jours…

Sous son sacerdoce, le péché prendra fin

et les impies cesseront de mal faire,

mais les justes se reposeront en lui.

Car c’est lui qui ouvrira les portes du Paradis

et écartera l’épée menaçante tirée contre Adam

et il donnera aux saints

de manger de l’arbre de vie

et l’Esprit de sainteté sera sur eux. "

D’autres passages insistent sur la concorde qui régnera entre ces deux " messies ". Ainsi le Testament de Siméon (7, 1-2) :

" Et maintenant, mes enfants, écoutez Lévi et Juda et ne vous élevez pas contre ces deux tribus, parce que c’est d’elles que s’élèvera pour vous le salut de Dieu. Car le Seigneur suscitera quelqu’un de Lévi comme grand prêtre et quelqu’un de Juda comme roi….

III. Genre littéraire de l’épître aux Hébreux

On a dit en plaisantant que cette épître était semblable à Melchisédech " sans père, ni mère, ni généalogie " (He 7, 3). L’attribution à Paul était déjà discutée dans l’Antiquité. On s’accorde aujourd’hui à reconnaître dans l’auteur un disciple de Paul, très personnel, chrétien fort cultivé, familier de la rhétorique grecque et de la manière allégorique d’interpréter les textes comme on le faisait à Alexandrie. Jadis, C. Spicq a longuement souligné les affinités entre notre épître et l’œuvre de Philon d’Alexandrie et proposa d’en attribuer la paternité à Apollos, dépeint par Luc comme un Alexandrin, savant et versé dans les Écritures (Ac 18, 24). Il faudrait d’autres indices pour une identification aussi précise ; l’appartenance de Hébreux au milieu judéo-hellénistique d’Alexandrie n’en est pas moins une donnée certaine, qui explique en particulier la faveur de notre épître auprès d’Origène, alors que l’Occident a longtemps hésité à reconnaître la canonicité de l’épître.

IV. Destinataires

La date et le lieu de rédaction sont très discutés. L’épître fut-elle écrite avant ou après la destruction du Temple de Jérusalem (en 70) ? Rien de décisif ne peut être avancé dans un sens ou dans l’autre. Le développement christologique ferait pencher le plateau de la balance vers une date postérieure.

On a souvent pensé que l’épître était adressée à des prêtres hébreux nostalgiques des belles cérémonies du Temple de Jérusalem. En réalité, la manière dont il est parlé non du Temple de Jérusalem mais de la " tente " (He 9, 1-10) est très conventionnelle et rappelle le style de Philon évoquant la symbolique du culte. Le meilleur indice que l’épître ait été envoyée à des chrétiens de Rome est fourni par la lettre de Clément de Rome qui en reprend quelques expressions. Ces questions sont fort bien exposées par R. E. Brown, dans son Introduction au Nouveau Testament.

En finale, l’auteur présente lui-même son œuvre comme une " parole d’exhortation " (13, 22), un " sermon " selon la traduction de la TOB. Pour désigner l’auteur, nous emploierons souvent à la suite d’A. Vanhoye le terme de " prédicateur ". Le texte en effet est pleinement comparable à une homélie, avec une alternance significative entre exposés doctrinaux et exhortations de plus en plus pressantes à des lecteurs non parvenus encore à une foi adulte (6, 1). Éprouvés par la persécution dès les débuts de leur conversion, ils ont d’abord résisté avec courage (10, 32 s.), mais éprouvent maintenant lassitude et découragement (12, 1-12). Il semble bien aussi qu’ils soient inquiets des péchés commis après le baptême : peuvent-ils être pardonnés, s’il n’y a pas de rite approprié ? En développant l’efficacité de l’unique sacrifice du Christ, le prédicateur invite du même coup ses lecteurs à se tourner avec confiance vers celui qui intercède toujours pour nous (7, 25).

La réponse aux questions littéraires soulevées par cet écrit, unique en son genre dans le Nouveau Testament, n’a finalement qu’une importance secondaire pour l’interprétation. L’œuvre vaut par elle-même et demande à être expliquée avant tout comme un ensemble d’une grande rigueur et dans sa composition et dans son argumentation.

V. Plan de l’épître aux Hébreux

Introduction : le Christ, Parole définitive de Dieu aux hommes, auteur du salut (1, 1-4)

Situation du Christ :

- supérieur aux anges (1, 5-14).

§ Invitation à l’écoute de la Parole (2, 1-4).

- semblable aux hommes par son abaissement (2, 5-18).

- supérieur à Moïse (3, 1-5).

§ Exhortation à la foi au Christ pour entrer dans le repos de Dieu (3, 7-4, 13).

- Grand prêtre miséricordieux, selon l’ordre de Melchisédech (4, 14-5, 10).

§ Exhortation à l’attention pour un exposé difficile (5, 11-6, 20).

- Roi-prêtre à la manière de Melchisédech (7) auquel Abraham paya la dîme.

§ Imperfection de la première alliance et de son culte et annonce de la nouvelle alliance (8, 1-9, 10).

§ Sacrifice du Christ (9, 11-28).

- il s’est offert lui-même à Dieu (9, 11-14).

- son sang scelle la nouvelle Alliance (9, 15-23).

- sacrifice définitif consommé lors de l’entrée de Jésus au ciel (9, 24-28).

§ Cause de salut éternel (10, 1-18).

§ Appel à une vie chrétienne généreuse (10, 19-39).

§ Foi et endurance (11, 1-12, 13).

- Éloge de la foi des ancêtres (11).

§ Exhortation à l’endurance nécessaire dans l’épreuve (12, 1-13).

§ Conclusions pratiques : une vie droite en harmonie avec le sacrifice de Jésus (12, 14-13, 18).

§ Souhait final et envoi (13, 20-25).

VI. Le Christ parole définitive de Dieu aux hommes

Le prédicateur commence son homélie par un prologue majestueux, à comparer à celui du quatrième évangile. " Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous en un Fils qu’il a établi héritier de tout, par qui aussi il a créé les mondes. "

Dans cette ouverture, tous les mots portent. Contentons-nous de quelques notations en rapport avec notre sujet. Le prédicateur insistera sur le caractère périmé de l’ancienne Alliance (8, 7.13). Comme pour prévenir l’interprétation ultérieure de Marcion qui rejettera en bloc l’Ancien Testament, œuvre d’un Dieu inférieur, l’auteur insiste sur les étapes de la Révélation. Irénée en sera le meilleur interprète quand il parlera des " économies ", des dispositions salutaires dans l’histoire religieuse de Dieu avec son peuple. Un moderne est sensible aux adverbes d’ouverture : polymèrôs kai polytropôs, " à bien des reprises et de bien des manières ". N’est-ce pas la justification du discernement entre les genres littéraires dans la Bible et la reconnaissance d’un progrès dogmatique ? L’épître n’en présente pas moins une vision unifiée : toutes ces paroles trouvent leur accord en la personne du Fils. À la lecture, comment n’être pas frappé d’un grand nombre de citations ou d’allusions à l’Ancien Testament, toujours selon la version des Septante ? Elles viennent tout autant de la Torah que des Prophètes et des Psaumes. Hébreux procède ainsi à une grandiose lecture christologique de l’Ancien Testament. Parmi les nombreux titres décernés au Christ, celui de Fils est spécialement mis en relief, comme il apparaît au verset 3 présentant le Fils comme " resplendissement de la gloire de Dieu et expression de son être ". Ce titre de Fils est tout autant privilégié dans la série de versets psalmiques cités dans le chapitre 1 (voir les versets 5 et 9).

Ayant relevé le rôle du Fils dans l’univers, l’auteur énonce la thèse qu’il entend démontrer : " Après avoir accompli la purification des péchés, il s’est assis à la droite de la majesté dans les hauteurs. " Le thème de la " purification ", emprunté à la langue cultuelle de l’Ancien Testament, correspond à la proclamation fondamentale du kérygme : " le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures " (1 Co 15, 3). Notre prédicateur s’emploiera à en déployer le sens. Quant à la session à la droite de Dieu, c’est la première allusion au Ps 110, qui occupe une place majeure dans l’argumentation de l’épître.

Le Prologue se termine par l’évocation du Nom reçu par le Christ : " devenu (genomenos) d’autant supérieur aux anges qu’il a hérité d’un nom bien différent du leur " (verset 4). On sait l’importance du nom dans le monde sémitique : il définit la dignité, la fonction d’une personne. C. Spicq insiste justement sur l’emploi du participe aoriste : genomenos (devenu), qui se réfère à un fait historique daté. Il ne peut s’agir du Fils dans sa préexistence éternelle, mais du Christ avec sa nature humaine glorifiée. Ce nom ne sera dévoilé qu’en 2, 17 : archiereus (grand-prêtre). Une série de considérations vont montrer la place hors pair du Christ : sa supériorité sur les anges, sur Moïse, sur Aaron, avant d’arriver au point central : l’unique sacrifice du prêtre selon l’ordre de Melchisédech.

Au terme de ce Prologue majestueux, comment ne pas citer les réflexions de saint Jean de la Croix :

" L’Apôtre nous apprend ainsi que Dieu est devenu en quelque sorte muet. Il n’a plus rien à nous dire, puisque, ce qu’il disait jadis en déclarations séparées, par les prophètes, il l’a dit maintenant de façon complète, en nous donnant le tout dans le Fils. Concluez-en que désirer, sous la nouvelle loi, visions ou révélations, ce n’est pas seulement faire une sottise, c’est offenser Dieu, puisque par là nos yeux ne sont pas uniquement fixés sur le Christ, sans chercher chose nouvelle… Fixez les yeux sur lui seul, car en lui j’ai tout établi, en lui j’ai tout dit, tout révélé, et vous trouverez là bien plus que tout ce que vous désirez et demandez. " (La Montée du Carmel, livre II, chap. XX, Trad. H. Hoornaert).

 

(À suivre)

 

P. Édouard Cothenet