Aide-mémoire

sur la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Dominus Iesus

 

Cardinal Pierre Eyt

archevêque de Bordeaux,

président de la Commission doctrinale des évêques de France

 

I.

Il s’agit d’une " déclaration ", par conséquent d’un document qui intervient dans la recherche théologique en rappelant avec autorité des éléments essentiels de la doctrine catholique (n° 3). Le présent exposé reprend donc fréquemment (cent deux notes en référence) l’enseignement déjà exposé du Magistère, essentiellement le concile œcuménique Vatican II, l’enseignement du pape Jean-Paul II et plus particulièrement l’encyclique Redemptoris missio.

Il est à noter que cette déclaration émane de la Congrégation pour la doctrine de la foi qui s’est prononcée en ces matières en session plénière. Toutefois, le pape a approuvé le document " avec science certaine et son autorité apostolique " ; il l’a confirmé et en a ordonné la publication le 6 août 2000.

La déclaration Dominus Iesus porte sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église. Le texte vise à montrer qu’il est essentiel pour la foi chrétienne de " tenir ensemble ces deux vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité de l’Église pour le salut " (n° 20).

La déclaration met en relief la modalité de transmission aux non-chrétiens de la grâce salvifique de Dieu toujours donnée par le Christ en l’Esprit et dans un rapport mystérieux avec l’Église. Le concile Vatican II s’étant contenté d’affirmer que Dieu donne cette grâce " par des voies connues de lui " (Gaudium et Spes, n° 22), la théologie cherche à approfondir cette idée. Le travail théologique doit être encouragé (n° 21). Le document souhaite que la théologie d’aujourd’hui, lorsqu’elle médite sur la présence d’autres expériences religieuses et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, soit invitée à examiner les aspects et les éléments positifs des religions (autres que la religion chrétienne) : ces aspects et ces éléments entrent-ils dans le plan divin de salut ? Comment la recherche théologique trouve dans cette réflexion un vaste champ de travail sous la direction du Magistère de l’Église (n° 14), la déclaration vise à l’indiquer avec le maximum de clarté.

La présente déclaration entend examiner la pratique et la théorisation du dialogue entre la foi chrétienne et les autres traditions religieuses car de nouvelles questions viennent au jour. Il faut les affronter en parcourant de nouvelles pistes d’investigation, en avançant des propositions et en suggérant des comportements, qui doivent être soumis à un discernement attentif. Le document intervient dans cette recherche. Il vise aussi à rappeler certains contenus doctrinaux essentiels qui puissent aider la réflexion théologique à découvrir peu à peu des solutions conformes aux données de la foi et aptes à répondre aux défis de la culture contemporaine (n° 3). Toutefois, le domaine abordé par la déclaration, s’il appelle que soit stimulée l’ouverture à d’ultérieurs approfondissements, exige aussi que soient réfutées plusieurs données erronées ou ambiguës (n° 3).

Il est incontestable pour la doctrine de l’Église que les différentes traditions religieuses présentes dans le monde contiennent et proposent des éléments de religiosité qui procèdent de Dieu. De tels éléments font partie de ce que l’Esprit accomplit dans le cœur des hommes comme dans l’histoire des peuples et leurs cultures. La déclaration cite certaines prières, certains rites des autres religions pouvant assumer un rôle de préparation évangélique (n° 21).

En suivant l’enseignement du concile œcuménique Vatican II et tout particulièrement du décret Ad gentes et de la déclaration Nostra aetate, notre document considère de manière ouverte et positive les valeurs dont témoignent les diverses traditions religieuses, valeurs qu’elles offrent à l’humanité pour le profit spirituel de celle-ci. De cette façon, la mission de l’Église Ad gentes emprunte aujourd’hui la voie du dialogue interreligieux. Ce dialogue qui fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église comporte une attitude de compréhension et un rapport de connaissance réciproque et d’enrichissement mutuel, dans l’obéissance à la vérité et le respect de la liberté (n° 2).

 

 

II.

L’intervention de la Congrégation pour la doctrine de la foi trouve sa raison dans la mise en péril aujourd’hui de la pérennité de l’annonce missionnaire de l’Église. Se diffusent en effet des théories relativistes qui entendent justifier le pluralisme religieux, non seulement comme un fait mais aussi comme un droit. Viennent alors en discussion, voire sont considérées comme dépassées, quelques-unes des données fondamentales de la foi chrétienne. La déclaration entend relever ces mises en question (n° 4).

Parmi les données essentielles de la foi chrétienne discutées au fond, relevons le caractère complet et définitif de la révélation de Jésus-Christ. Une thèse est présentée selon laquelle la révélation de Jésus-Christ serait au contraire limitée, incomplète, imparfaite et qu’elle trouverait son complément dans la révélation présente dans les autres religions, ou encore que les autres religions trouveraient dans la révélation du Christ une forme de complémentarité réciproque mais partielle. Ainsi, aucune religion historique, et donc le christianisme non plus, ne pourrait saisir ni manifester dans sa totalité la vérité sur Dieu (n° 6).

La Congrégation fait valoir contre cette assertion assez répandue que les paroles, les actes et l’existence de Jésus sont limités en tant que réalités humaines, mais qu’aux yeux de la foi chrétienne, Jésus est témoin et acteur de la révélation dans son caractère complet et définitif parce qu’il est le Verbe de Dieu incarné. La profondeur du mystère divin demeure transcendant et inépuisable, mais la vérité sur Dieu n’est pas pour autant abolie ou réduite quand elle est exprimée dans un langage humain (n° 6).

Dans un même esprit, on ne peut non plus comparer la foi théologale attestée dans le christianisme et la croyance telle qu’elle se présente dans les autres religions. Aujourd’hui, cette distinction n’est pas toujours présente dans la recherche théologique. Il y a une tendance à réduire, voire même à annuler, de ce point de vue, les différences entre le christianisme et les autres religions. Or la foi qui est accueil, dans la grâce, de la vérité révélée, se distingue fondamentalement de la croyance suscitée dans les autres religions. Cela n’exclut pas pourtant que nous nous trouvons, avec ces formes de croyance des autres religions, en présence d’un ensemble d’expériences et de réflexions positives, incontestables trésors humains de sagesse et de spiritualité, effort et désir vécus par l’homme pour ses relations avec le Divin et l’Absolu (n° 7).

Il n’est pas rare non plus qu’on avance l’hypothèse de l’inspiration des textes sacrés d’autres religions. Ces textes sont bien sûr, de fait, des instruments adaptés permettant à des personnes d’exprimer et d’approfondir leur rapport religieux avec Dieu. Le concile Vatican II a mis en valeur le " rayon de la vérité " dont bénéficient de tels textes. On peut donc considérer que les livres sacrés des autres religions reçoivent du mystère du Christ des éléments de vérité et de grâce. Les personnes peuvent en bénéficier individuellement, mais aussi des peuples entiers qui inscrivent leur histoire dans une tradition séculaire. Cependant on ne peut étendre à de tels documents la qualification de textes inspirés par l’Esprit Saint. Seuls les livres canoniques du Nouveau et de l’Ancien Testament bénéficient de l’inspiration divine (voir concile de Trente, concile Vatican II et n° 8).

 

 

III.

Y a-t-il une ou deux " économies " du Logos ou Verbe de Dieu ? Une part de la réflexion théologique d’aujourd’hui se plaît à souligner la figure particulière, finie, certes révélatrice du Divin, mais sans exclusive, de Jésus. Jésus de Nazareth est en conséquence présenté comme complément d’autres présences qui, elles aussi, s’attestent à leur façon comme révélatrices et salvifiques (Bouddha, Mohammed…). Jésus de Nazareth est donc, parmi d’autres, l’une des figures par lesquelles se manifestent l’Infini, l’Absolu, le mystère de Dieu. Autrement dit, le Logos a choisi de s’exprimer en Jésus ; mais au cours du temps, il l’a fait aussi grâce à d’autres multiples visages. Ainsi se profilent simultanément une économie du Verbe éternel se déployant à distance du Christ, sans rapport avec l’Église, et par conséquent en dehors d’elle, et une économie, historiquement, géographiquement et culturellement plus resserrée, l’économie du Verbe incarné. L’économie du Verbe éternel jouirait d’un plus (vis potior) d’universalité (n° 9).

En présence d’une telle séparation entre l’action salvifique du Logos et l’action du Verbe fait chair, nous voyons l’essentiel de la foi chrétienne s’effondrer (voir Prologue du quatrième évangile). Ce qui n’empêche pas certains théologiens de soutenir l’hypothèse d’un Logos qui, dans sa divinité, exercerait son action " plus loin, au-delà de l’humanité du Christ, même après l’incarnation " (n° 10).

Ce type de sensibilité théologique conduit encore à imaginer une économie de l’Esprit " plus " universelle que celle du Verbe incarné crucifié et ressuscité (n° 12). Une sorte de " vide " se manifesterait alors entre le Christ Jésus et le Logos. Certes, l’action salvifique de Dieu s’exerce infiniment au-delà des limites de la connaissance explicite du Christ et de l’Évangile. On ne peut pourtant en conclure que l’Esprit comblerait ainsi une absence et, d’une certaine façon, se substituerait au Christ ou agirait sans relation avec lui (n’arrive-t-il pas que l’on comprenne mal la pensée évangélique selon laquelle " le vent souffle où il veut " ?…) (Jn 3, 8). Dans un tel contexte, que signifie la " Seigneurie " du Christ Jésus ?

Le Magistère de l’Église rappelle avec force, notamment dans l’encyclique Redemptoris missio, qu’on ne peut séparer l’un de l’autre, l’Esprit et le Christ. En effet, l’Esprit, qui est l’Esprit du Christ, contribue à la " préparation de l’Évangile " en répandant les " semences du Verbe " présentes et actives dans les rites et les cultures et prêtes à mûrir dans le Christ (n° 12).

La recherche contemporaine discute fréquemment l’emploi en théologie de termes comme " unique ", " unicité ", " universel ", " universalité ", " absolu ", " complet ", " définitif ", " décisif ", etc. L’emploi de ces termes valoriserait excessivement aux yeux des autres religions et vis-à-vis d’elles le sens et la valeur de l’événement Jésus-Christ. À l’inverse, la déclaration souligne que de tels termes proviennent des sources mêmes de la foi, même si un certain développement a été nécessaire pour que soit donnée à ces mots la portée que leur reconnaissent, après l’époque apostolique, les premières générations chrétiennes.

Tout cela conduit à souligner la fonction unique et singulière pour le genre humain de Jésus-Christ : fonction qui est propre à celui-ci, fonction qui en fait un être personnel, universel et absolu (n° 15).

 

 

IV.

La déclaration associe d’une manière organique quelques réflexions d’ecclésiologie à ce qui a déjà été souligné pour le Christ et l’Esprit Saint. Ces réflexions portent essentiellement sur l’unicité de l’Église et par voie de conséquence, sur son unité. La déclaration relève, comme la Congrégation l’avait fait dans un texte antérieur, que l’Église du Christ " subsiste " dans l’Église catholique, gouvernée par le Successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui. Bien sûr, il est tenu compte de l’existence des Églises orthodoxes qui ont la succession apostolique et l’eucharistie valide, et des communautés ecclésiales dans lesquelles est reconnu le baptême au nom du Christ. Toutefois, il n’est pas possible pour un catholique cohérent avec sa foi de se représenter l’Église du Christ comme un ensemble plus ou moins homogène d’Églises et de communautés ecclésiales diverses. Il n’est pas cohérent non plus de penser que l’unique Église du Christ n’existe plus nulle part aujourd’hui, sinon comme une fin ou un but à rechercher ensemble par toutes les Églises et les communautés ecclésiales (n° 17).

Ce qui est en jeu dans ces perspectives œcuméniques hasardeuses, c’est la reconnaissance de la continuité historique fondée sur la succession apostolique entre l’Église instituée par le Christ et l’Église catholique (Lumen gentium, n° 8). À cet égard, la déclaration reprend l’analyse donnée à l’expression conciliaire subsistit in tant par le pape Jean-Paul II (encyclique Ut unum sint) que par la Congrégation pour la doctrine de la foi, " Notification à propos du livre Église : charisme et pouvoir de Leonardo Boff " (n° 16).

 

 

V.

La Constitution conciliaire Lumen Gentium a bien montré que l’Église, " sacrement ", ne peut être elle-même sa propre fin. Sa mission, précise la déclaration, est d’annoncer " le Royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce Royaume le germe et le commencement sur la terre ". Signe et instrument du Royaume, par conséquent distincte du Christ et de ce même Royaume, l’Église ne peut en être séparée. Elle est au contraire indissolublement unie au Christ et au Royaume (n° 18). Cette caractéristique double de " distinction sans séparation ", familière de la christologie de Chalcédoine, exige qu’on évite les formulations unilatérales. On doit être toujours plus attentifs à l’action du Christ et de l’Esprit Saint hors des limites de l’Église, on ne doit pas pour autant nier la relation du Christ et de l’Église avec le Royaume de Dieu.

Des essais théologiques n’évitent pas de prendre pour point de départ la séparation entre le Royaume et l’Église. Cette prémisse favorise un " théocentrisme " universaliste et indifférencié sous-estimant le Christ et l’Église ainsi que le lien qui les unit. Dans de telles constructions spéculatives, " théocentrisme " veut dire dévalorisation de l’être et de la mission du Christ ainsi que dévalorisation de l’Église. Pour ces théologiens gagnés par ces choix fondamentaux, " le Christ ne pourrait pas être compris par ceux qui n’ont pas la foi chrétienne, alors que les peuples, les cultures et les diverses religions peuvent se rencontrer autour de l’unique réalité divine, quel que soit son nom. Dans une telle perspective, l’Église ne peut qu’être réduite à un signe ambigu " (n° 19).

Au contraire, sacrement universel de salut et d’unité dans le Christ, l’Église a, dans le dessein de Dieu, un lien irremplaçable avec tout homme et le salut de tout homme (Lumen gentium, n° 1). L’Église n’est donc pas un chemin de salut parmi d’autres. Les autres religions ne sont ni complémentaires ni équivalentes, bien que convergeant avec l’Église vers le Royaume eschatologique de Dieu (n° 21).

L’avènement de Jésus-Christ Sauveur et la fondation de l’Église ont rapport au salut de toute l’humanité. La considération respectueuse et sincère pour les religions du monde ne peut donc se confondre avec la mentalité indifférentiste qui peut porter à penser que " toutes les religions se valent ". Comme l’avait déjà souligné l’encyclique Redemptoris missio, le précepte missionnaire demeure donc avec son extrême urgence. " Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité " (1 Tm 2, 4). Le salut se trouve dans la vérité. La déclaration qui met aussi en relief l’importance et l’actualité du dialogue interreligieux remarque que ce dialogue n’est qu’une des actions de l’Église dans sa mission ad gentes. Il est noté à cet égard que si la parité est la condition du dialogue, la parité ne saurait signifier égalité des doctrines ou égalité entre Jésus-Christ et les fondateurs des autres religions. La parité s’entend ici de l’égale dignité des personnes en dialogue (n° 22).

La pratique croissante du dialogue interreligieux occasionne une recherche théologique et philosophique qui s’avère chaque jour plus foisonnante. De nombreux groupes, des institutions diverses se sont créés, sans que le Magistère ait été toujours bien informé sur ce qui s’y exprimait. Des chemins nouveaux sont apparus dont il n’est pas question de nier la grande portée spirituelle, mais des instruments proportionnés d’attention, de soutien et de vigilance n’ont pas toujours été à notre disposition. Des textes comme Redemptoris missio (1990) et Dialogue et annonce (1991) n’ont pas été suffisamment étudiés dans leur statut respectif et leur complémentarité. Les lecteurs de la présente déclaration doivent s’attacher à l’importance majeure de Redemptoris missio.

Dans un tel contexte qui est bien présent dans notre pays, des questions très nombreuses sont parvenues à la Congrégation et la vaste expérience récente des Synodes continentaux a relayé l’interrogation. Il était donc urgent d’aider les évêques, les prêtres, les théologiens, tous les membres du Peuple de Dieu à exercer leur discernement. La déclaration entend que certains problèmes fondamentaux restent ouverts à d’ultérieurs approfondissements, mais qu’il revient aussi à la mission du Saint-Siège de signaler et de réfuter quelques opinions erronées ou ambiguës (n° 3).

Il est possible que la réception de ce document suscite un épisode délicat pour le Magistère. La présente déclaration devra être rapprochée des autres grands actes de l’enseignement du pape Jean-Paul II et du deuxième concile du Vatican. Je signale en particulier que la Constitution Dei Verbum livre un message d’explicitation sur le Christ Jésus, message qui n’a pas été peut-être suffisamment étudié jusqu’ici. Or ce texte met lumineusement en relief la singularité absolue de la vie, du salut et de l’enseignement selon le Christ Jésus.

En définitive, ce sont ces points de l’unicité du Christ, de l’unicité de l’Église qui constituent le fond de l’attestation de foi portée par la déclaration. À partir de l’unicité de Dieu, du Christ, de l’Église rayonne l’universalité de l’amour, de la foi et du salut.

 

 

 

Cardinal Pierre Eyt

archevêque de Bordeaux,

président de la Commission doctrinale des évêques de France