Fides et ratio

Essai de lecture théologique

Jean-Marie FORRETT

Article paru dans Esprit et Vie, n° 5, 2 mars 2000, p. 5-13

 

 

Ce document exprime un vigoureux appel de la conscience croyante envers la raison philosophique et ses capacités propres de connaissance et de critique. Et cette démarche constitue indéniablement un moment crucial de l'évolution de la vie de la culture en ce tournant du millénaire. Il sera intéressant de voir comment le monde philosophique reçoit ce message, comment la raison autonome d'aujourd'hui, en ses multiples facettes, accueille l'interpellation qui lui est faite, ainsi que l'analyse de la situation où elle se trouve, au regard de la " pensée de la foi ".

C'est cependant une lecture théologique de l'encyclique que nous proposons, pensant mieux saisir dans son intention le mouvement et les richesses d'un enseignement qui, pour se tenir dans une problématique classique dans la tradition catholique, n'en développe pas moins des traits d'enseignement originaux et forts, aptes à inciter à une reprise féconde du dialogue de l’Église et de la modernité.

Notre analyse pourrait être guidée par les questions simples qui suivent : en tant qu'" intelligence de la foi ", c'est-à-dire en tant qu'œuvre de pensée et de sagesse vécue, comment la théologie voit-elle son rapport à la philosophie qui représente, dans notre tradition culturelle, l'œuvre de pensée et de sagesse par excellence ? Qu’attend-t-elle d'elle, quel genre de collaboration est ainsi sollicité ? Comment la théologie marque-t-elle aussi sa différence ?

1. Le climat de la recherche théologique, le plan de l'encyclique

C'est dans la ligne classique de la sensibilité anselmienne que Jean-Paul II situe d'emblée sa réflexion théologique : ouverte au voisinage de la philosophie, sa pensée en appelle au mutuel appui de la raison et de la foi, y cherchant un plein accueil de l'homme à la réalité ineffable en soi et qui pourtant le concerne, le Dieu de Jésus-Christ. La foi, qui n'est pas qu'un sentiment, est à la recherche de sa propre intelligence. Comme assentiment libre à la révélation, elle a un contenu objectif de vérité qu'elle a à explorer et à exposer, afin d'en vivre. Elle entraîne donc une certaine rationalité, un certain type de compréhension. Pour ce faire, elle s'appuie aussi sur les connaissances que la simple raison humaine peut atteindre de son propre fond, elle vérifie dans l'apport de la philosophie le caractère universel et rationnel (même s'il est en un sens " sur-rationnel ") de son savoir. Ainsi se montrent en même temps la nouveauté et la souveraineté de la foi qui se propose comme une donnée pour tous ayant valeur rationnelle à son niveau ; et la capacité de l'esprit humain, toujours inquiet de connaître la vérité, à s'ouvrir à ce qui le dépasse, à étendre son domaine d'exploration et de découverte tout en reconnaissant finalement ses limites.

Un climat de grande exigence rationnelle baigne l'encyclique en même temps qu'un climat de vie de foi, de contemplation et de sagesse, véritable aliment d'une raison qui n'est pas fermée sur elle-même.

Le plan d'ensemble du document est alors très significatif : l'introduction, tout d'abord, formule la question de l'exigence réflexive universelle, " connais-toi toi-même ", et elle présente les deux voies conjuguées de la philosophie et de la raison théologique qui y répondent. Vient le premier chapitre qui constitue la mise de fond initiale : la présentation du fait même de la révélation et de la foi qu'elle suscite. Il s'agit là d'un domaine propre de connaissance où la foi place la raison devant le mystère, lui montrant à la fois toute l'extension de son domaine autonome d'investigation et aussi ses limites : " En tant que source d 'amour, Dieu désire se faire connaître, et la connaissance que l'homme a de lui porte à son accomplissement toute autre vraie connaissance que son esprit est en mesure d 'atteindre sur le sens de son existence. "

L'articulation théologique classique lance alors le fond de l'exposé, articulation qui met en rapport vivant les ressources de la raison humaine et de la foi surnaturelle dans l'acte unique de la connaissance existentielle: " Credo ut intelligam " (chapitre ii), " je crois pour comprendre " ; " Intelligo ut credam " (ch. iii), " je fais l'effort de la connaissance rationnelle pour croire ".

1. 1. Je crois pour comprendre

" Par sa réflexion, Israël a su ouvrir à la raison la voie vers le mystère " . Il s’agit de l'apport propre de la Révélation au sein de la culture humaine. Toute connaissance n'est pas seulement acquise ou construite, elle est aussi reçue, c'est ce dont témoigne l'Ancien Testament en sa portée sapientielle. La foi est ainsi comprise, non pas comme l'ennemie de la raison, mais au contraire comme son alliée, comme une part de son dynamisme propre. Son bienfait est alors de permettre à la raison de mieux posséder les vérités dont elle est naturellement capable, en les situant dans l'espace de compréhension plus vaste que lui ouvre la relation de création et d'alliance avec Dieu. " Pour l 'Ancien Testament, la foi libère donc la raison en ce qu'elle lui permet d'atteindre d'une manière cohérente son objet de connaissance et de le situer dans l'ordre suprême où tout prend sens… L'homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. "

C'est dans la Croix du Christ que culmine ce rapport fécond de la raison et de la foi, jusqu'à la violence du paradoxe. La folie de la Croix vient se heurter de front à la " sagesse du monde " en montrant qu'aucun système rationnel, qu'aucune vérité construite ne peut suffire à justifier le sens de l'existence. À la philosophie en " quête de sagesse " en revanche, celle qui sait que l'homme est en perpétuel dépassement vers la vérité, la sagesse supérieure de la Croix peut offrir la " critique authentique " qui l'aide à dépasser tout système fermé dans lequel la raison s'épuise.

1.2. Je comprends afin de croire (ch. III)

Mais le mouvement inverse existe aussi : la recherche humaine de la vérité, aux plans scientifique, moral et métaphysique, offre une certaine préparation à l'assentiment de la foi. Non pas qu'elle le produise, mais dans le sens qu'elle le rend possible en quelque façon, la vérité révélée venant s’harmoniser en l'amplifiant avec la vérité que l'homme décrypte par lui-même dans de multiples directions.

Le fonds de tout, c'est l'aspiration de l'homme à la vérité: " tous les hommes aspirent à la connaissance " remarque Aristote. Et ce désir de vérité, ce " désir de savoir comment sont vraiment les choses " est quotidien. Là se manifeste le caractère unique de l'homme dans la création : il est le seul être qui " s'intéresse à la vérité réelle de ce qui lui apparaît ", le seul qui aille jusqu'à contrôler et critiquer son propre savoir. C'est à tous les niveaux que s'exprime cet élan irrépressible vers la vérité : le niveau scientifique qui illustre au plus haut point cette vocation de l'homme, le niveau éthique aussi qui se préoccupe de la " vérité à faire " et jusqu'au domaine des questions ultimes qui couronnent le tout, tant au plan collectif qu'au plan personnel. Ici, ce qui est au principe de la recherche philosophique séculaire, c'est la quête d'un absolu, c'est-à-dire d'un ultime qui se place comme fondement de toute chose, c'est la recherche d'une valeur suprême au-delà de laquelle il ne peut y avoir de questions ou de renvois ultérieurs.

Cette recherche de l'absolu est plus concrète que livresque et elle comporte aussi la part de la confiance envers d'autres au contact de qui on le discerne (c'est la vertu antique de l'amitié), elle comporte sa part de croyance critique (la vérité transmise) et sa part religieuse naturelle. Toutes ces dimensions existentielles sont également le propre de la raison.

La vérité révélée par Dieu en Jésus-Christ, toute neuve et souveraine qu'elle soit, n'est pas étrangère à tout cela : elle vient en aide à la quête rationnelle de l'homme, elle s’harmonise avec la vérité formulée par la philosophie, car la vérité est une. Dieu est la source de la création comme de la révélation dans l'histoire : son Verbe fonde l'intelligibilité du monde et la fiabilité de la science tout comme il travaille dans l'histoire du salut et prend figure dans le Christ, Parole incarnée. Ce n'est cependant qu'en Jésus-Christ que se révèle la pleine vérité (Jean 1, 14-16). Ce que la raison cherche sans le connaître et qu'elle trouve déjà en partie ne peut être tout à fait trouvé et vécu qu'en Jésus-Christ (Ac 17, 23).

Se succèdent dès lors trois parties :

- Le chapitre iv consacré aux rapports historiques féconds entre la philosophie et la théologie, trait singulier qui marque le propre de l'histoire culturelle occidentale.

- Le chapitre v s'étend sur la légitimité de la vigilance du Magistère en matière de philosophie. Il s'agit de la question délicate entre toutes aujourd'hui de la " diaconie de la vérité ", c'est-à-dire du souci qu'a l'Église de la cohérence du discours de la philosophie avec celui de la théologie, chacune restant à son plan, ainsi que de la justesse des instruments philosophiques dont le théologie a besoin à chaque époque pour sa propre élaboration.

- Le chapitre vi souligne le lien intrinsèque de la raison et de la foi : comment la théologie selon ses diverses disciplines et selon les tâches du moment en appelle à la philosophie, dans la priorité toujours donnée à l'accueil dans la foi à la Parole révélée.

En guise de conclusion, le dernier chapitre (vii) rappelle les exigences et les urgences actuelles en matière d'écoute de la Parole de Dieu et d'élaboration théologique.

Voilà le mouvement d'ensemble de l'encyclique et, ce faisant, un aperçu déjà sur son riche contenu de pensée.

2. Un leitmotiv : que la philosophie renoue avec sa vocation sapientielle

Que la philosophie renoue avec sa vocation intégrale, c'est-à-dire sapientielle, voilà l'appel incessant du pape philosophe. Le parcourir suffisamment, c'est à coup sûr mieux saisir une des lignes maîtresses de la pensée du pape.

2.1. La raison droite ou la dimension métaphysique de la connaissance

Ce que le pape réclame de la philosophie, c'est une grande confiance en elle-même, en sa capacité à explorer validement le pourquoi des choses. Elle constitue l'expression la plus significative du désir de vérité qui définit la nature de l'homme et elle naît justement par cette interrogation méthodique sur le pourquoi et sur la fin. L'émerveillement devant l'existence et l'exigence critique sont ses deux notes essentielles et elle n'est pas sans apporter des ébauches de réponse au questionnement humain. Loin de la répétitivité des mythes et de la pensée coutumière, la réflexion philosophique éveille surtout à la valorisation de l'existence personnelle et elle ouvre à la découverte d'horizons de connaissance toujours nouveaux. La pluralité des systèmes philosophiques, si ceux-ci savent s’autocritiquer et se relativiser, constitue autant de chemins pour la pensée vivante. Un vrai patrimoine spirituel pour l'humanité est mis ainsi au jour : un noyau de notions philosophiques constantes qui se retrouvent tout au long de l'histoire de la pensée. " Que l'on songe, à seul titre d 'exemple, aux principes de non-contradiction, de finalité, de causalité, et de même à la conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et à sa capacité de connaître Dieu, la vérité, le bien; que l'on songe également à certaines normes morales fondamentales qui s'avèrent communément partagées... "

Il s'agit bien là de la capacité spéculative et critique de l'esprit humain en son maximum d'intensité, en sa vocation finalement métaphysique : la compréhension de l'absolu et de l'être comme universel concret permettant d'avoir une vision d'ensemble de la réalité, et de l'ordre dans lequel s'inscrit l'existence de chacun. " Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de I’être et à faire découler correctement d'eux des conclusions cohérentes d'ordre logique et moral, on peut alors parler d'une raison droite ou, comme l'appelaient les anciens, de orthos lopos, recta ratio. " Un retour à la visée de sagesse est ainsi préconisé, conformément à l'étymologie même et à l'acte de naissance de la philosophie. C'est sur ce partenaire indispensable que compte l'Église pour l'accomplissement des tâches qui lui sont propres: l'auditus fidei, I’intellectus fidei.

2. 2. Un partenaire qui fait aujourd’hui défaut

Or, la raison philosophique actuelle subit comme une éclipse de l'entreprise unifiante de la métaphysique : elle se fractionne en des " savoirs partiels " dispersés, dans le doute très répandu que la dimension métaphysique de la pensée puisse produire quelque connaissance fiable et utilisable que ce soit. Les notions de " vérité ultime " ou de " fondement ", de " cause première " semblent reléguées comme de pseudo notions, parce qu'elles ne se prêtent à aucune vérification. La raison technicienne d'aujourd'hui préfère se contenter de vérités partielles et provisoires, dans la ligne du " faire ". L'homme moderne semble de plus en plus ne comprendre que ce qu'il mesure lui-même, que ce qu'il produit. Il entretient sur le domaine immense du reçu et du transcendant un grand scepticisme quant à la capacité de l'esprit humain à s'aventurer jusque là, et cela peut aller jusqu'au nihilisme. Ainsi semble s'effectuer une auto humiliation de la raison.

Il y a une dérive de la raison philosophique actuelle qui se caractérise par un oubli de l'être, par une concentration sur le sujet humain, mais uniquement selon les critères des approches pragmatiques des sciences humaines, dans l'oblitération par conséquent de la notion de personne. Et cela est d'autant plus sensible pour un pape qui a trouvé dans la phénoménologie et son sens concret de l'existence (Husserl, Jaspers) sa première école de pensée. Un objet nouveau caractérise ainsi l'actuelle modernité : non plus la vérité en elle-même mais les processus de la connaissance humaine, et la métaphysique s'exténue dans la simple " logique ". " La philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers I'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de I'homme à connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements. "

2. 3. Le changement du rôle culturel de la philosophie, ses conséquences pour la théologie

La dimension sapientielle de la philosophie est ainsi perdu ou, du moins, elle demeure " impensée " : effacé son statut de savoir universel et réflexif, la philosophie subsiste comme une activité marginale de la raison, pour des tâches secondaires seulement, dans le cadre d'un savoir global de type avant tout technique ou formel. Tout n'est que langage, la philosophie elle-même ne peut être qu'une des modalités des approches multiples des langages ; et il n'y a, au fond, aucune espérance d'atteindre une réalité ou une vérité. L'angoisse est alors universelle de voir l'homme emporté par la logique de ses propres produits, ceux qui signifient paradoxalement au plus haut point sa créativité et son génie, sans qu'aucun recours ne soit possible auprès d'une instance de critique ou d'attestation de sa valeur transcendante.

Ce n'est pas que la pensée moderne ou postmoderne soit sans apport ni sans germe de vérité pour la pensée théologique : les éclairages sur les notions d'" imaginaire " ou d'" inconscient " sont nombreux, ainsi que sur la réalité de l'" histoire " ou des structures du langage et des cultures. Et tout ceci est à prendre obligatoirement en compte par les disciplines de l'herméneutique, par la théologie biblique, par la théologie pastorale : qu'on songe seulement à la question brûlante de l'inculturation de la foi.

Il n’empêche que les voies latérales où la philosophie actuelle se cantonne, réduite à l'état de servante inutile d'autres disciplines scientifiques ou technologiques, l'insignifiance où se trouve de ce fait l'idée même de vérité, tout cela effectue " un obscurcissement de la véritable dignité de la raison " . Et l'humiliation de la raison autonome ne cause pas l'exaltation symétrique de la foi, ainsi que le prétendait l'idéalisme du XIXe siècle, mais bien au contraire une égale et solidaire débilitation.

Plusieurs secteurs de la théologie se trouvent ainsi affectés, et tout d'abord chez de nombreux moralistes marqués par la raison fonctionnelle et utilitariste de la modernité : les " préliminaires à la compréhension de la foi " tendent à ne plus y être la personne dans son unité vivante, constituée comme telle par l'interpellation de la Parole de Dieu, mais les données expérimentales partielles des diverses sciences humaines. Dés lors, les critères de l'évaluation des actes que le sujet moral pose ne sont plus à chercher du côté du bien de la personne, cultivé ou enfreint par les actes où l'homme véritablement s'engendre, mais du côté de la proportion calculée des conséquences positives ou négatives que l'acte comme tel produit, dans la considération exclusive des différents conditionnements par lesquels l'acte humain passe.

C'est, plus fondamentalement, la notion même de révélation, avec son contenu de vérité intelligible, qui se trouve affaiblie : l'esprit humain n'étant pas tenu comme capable de décrypter et de penser ce qui le surplombe. La foi elle-même s'en trouve débilitée, réduite au domaine du pur sentiment, finalement à la logique du mythe et de l'affect.

2. 4. Renouer avec la vocation réaliste de la connaissance humaine

C’est à une régénération de la philosophie qu'en appelle Jean-Paul II, trouvant un appui sur la persistance de certains courants sapientiaux en philosophie et sur le renouveau en ce siècle de la démarche réflexive dans la mouvance de la phénoménologie et du thomisme. Il s'agit bien de reprendre la réflexion sur la notion incontournable de vérité. Il en va non seulement des préalables rationnels à la foi, mais encore du socle nécessaire à l'édification de la vie personnelle et communautaire. Dépassant la séduction de l'éphémère avec la tentation de l'abandon de la recherche patiente de ce qui vaut la peine d'être vécu, il faut que la philosophie renoue avec sa vocation sapientielle originaire, sous peine de perdre toute autonomie et toute consistance propre dans le champ de la connaissance.

Aller de l'expérience à la substance. " savoir faire le passage du phénomène au fondement ", tel est le défi de la fin du millénaire. Il s'agit de mettre en œuvre à nouveaux frais une pensée de l'être qui soit le chemin de la compréhension rationnelle de l'absolu, de. Dieu comme la vérité ultime à reconnaître et à vivre. Il faut retrouver pour cela la capacité de l'esprit humain qui le définit comme tel : au-delà et à l'intérieur du factuel et de l'expérimental connaître le transcendant et le permanent, le connaître d'une manière multiple et convergente, d'une manière véridique et certaine, même si cela est toujours de façon imparfaite et dans la ligne de l'analogie.

Si l'apport des grandes philosophies idéalistes à la modernité est indéniable (l'activité a priori de l'esprit et les systèmes de connaissance, plus tard le rôle et le " milieu " incontournables du langage…), il n'en reste pas moins nécessaire de renouer en tout cela avec la vocation réaliste de la connaissance humaine. La vérité ne peut être en définitive une affaire de convention, mais bien le fruit d'un effort spirituel et de la capacité d'adéquation de l'intelligence à la réalité objective.

La foi est gardienne de la relation au transcendant et à sa vérité, et, de ce fait, son voisinage est tonique pour la philosophie elle-même : " La foi incite la raison à sortir de son isolement, à prendre volontiers des risques pour tout ce qui est beau, bon, vrai. La foi se fait ainsi l'avocat convaincu et convaincant de la raison. "

3. Ce que la théologie pense pouvoir trouver dans la philosophie

Deux questions connexes peuvent nous donner l'occasion de creuser encore la richesse de la pensée du pape, en ce domaine de théologie fondamentale : à travers l'affirmation vigoureuse du besoin qu'elle a de la philosophie, qu'est-ce que la théologie pense pouvoir trouver auprès de celle-ci ? Mais, réciproquement, qu'est-ce que la théologie pense pouvoir offrir à la philosophie ?

 

3.1 Difficultés et réalité d’une rencontre

La réponse à la première question est nette, d'emblée : " L'Église, pour sa part, ne peut qu'apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l'existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l 'Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore. "

Il s'agit néanmoins de bien percevoir l'ordre premier de la connaissance de foi, avec sa souveraineté et son intelligibilité propre, fondé avant tout sur l'autorité de la Révélation. S'adressant à l'intelligence, à la liberté et à la volonté de l'homme, celle-ci l'ouvre à une vérité nouvelle qui est aux antipodes des vérités construites dans le cadre des systèmes rationnels . Il y a une " obéissance de la foi " en laquelle la liberté humaine trouve le maximum de son épanouissement. Et les premiers contacts avec la philosophie furent lents et difficiles, les prédicateurs de la foi et les apologétes ayant exercé un discernement radical envers la philosophie: la " sagesse de Dieu révélée en Jésus-Christ " ne prend-elle pas à contre-pied la " sagesse du monde " ?

Cependant, la réflexion première du croyant qu'est Paul, s'appuyant avant tout sur Moïse et les Prophètes pour exprimer la véritable doctrine sur Dieu, n'en rencontre pas moins déjà la connaissance naturelle de Dieu que l'on trouve chez les penseurs grecs. Et il n'hésite pas à en appeler à la conscience morale de tout homme. Il est très significatif d'ailleurs que le mot même de " théologie " soit emprunté à la philosophie et qu'il signifie originairement la discours rationnel sur Dieu, dans le rejet des élucubrations mythologiques.

3. 2. L'accueil par les Pères de la raison ouverte

Ce mouvement s’épanouira plus tard avec les Pères de l'Église. Ils n'ont pas manqué d'exercer une conscience critique à l'encontre des divers courants de la philosophie antique. Mais ils n'en ont pas moins bénéficié de tout le travail de purification rationnelle effectué par celle-ci : le dégagement de l'impasse des mythes, l'élaboration d'une pensée ouverte et sans cesse en progrès, plus respectueuse de la transcendance divine. Une certaine intériorisation spirituelle conquise par maintes de ces doctrines ne manqua pas non plus de se trouver en une certaine affinité avec la théologie des Pères. Clément d'Alexandrie en est l'exemple le plus connu, lui qui va jusqu'à considérer la philosophie comme une propédeutique à l'Évangile, la droite philosophie comme étant le défenseur de la foi, la haie et le mur protecteur de la vigne contre l'influence de la sophistique. " C'est précisément ici que se situe la nouveauté des Pères. Ils accueillirent entièrement la raison ouverte à l'absolu et ils y greffèrent la richesse provenant de la Révélation. "

Ce que la pensée chrétienne trouve ainsi dans la philosophie, c'est un mode d'expression qui l'aide à explorer plus avant ses propres richesses, c'est aussi une formulation qui la rend audible à tout homme. Il y a comme une appartenance intérieure de la vérité révélée et de la vérité philosophique, car la vérité qui nous vient de la Révélation est en même temps une vérité comprise à la lumière la raison. Elle sauve l'homme, elle le pénètre et le concerne en trouvant aussi sa formulation et sa proposition initiale à travers les acquis rationnels de l'homme, même si elle ne le fait pas sans les transformer profondément.

À l'époque de la grande scolastique, il reviendra à saint Thomas de mettre le plus au net cette question des apports mutuels de la foi et de la raison : la foi suppose la raison et la perfectionne, tout comme la grâce suppose la nature et, loin de la supplanter, l'élève. Raison et foi viennent toutes deux de Dieu et elles ne peuvent se contredire : la raison philosophique peut contribuer à son niveau, qui est avant tout l'étude de la nature, à la compréhension de la révélation divine ; et si la foi vient au secours d'une raison débilitée par le péché, la rationalité philosophique n'en garde pas moins sa pleine valeur au sein d'un assentiment de foi marqué toujours par la liberté et par le besoin de comprendre. On sait que la nouveauté de saint Thomas, au sein de l'univers théologique de la pensée médiévale, a consisté à dessiner le statut d'authentique autonomie de la raison philosophique.

3.3. La vérification de ce lien intrinsèque par le négatif

L'ère moderne des grandes dissociation progressive de la foi et de la raison : leur unité profonde, dans la différenciation de leur autonomie, a été de moins en moins perçue. Quand on n'a plus vécu de leur appartenance mutuelle, alors foi et raison se sont retrouvées l'une en face de l'autre, dans un identique affaiblissement.

Scepticisme et agnosticisme ont bientôt développé une rationalité séparée, au début pour " donner plus d 'espace à la foi ", mais aussi pour " discréditer toute référence possible de la foi à la raison ". La philosophie séparée et bientôt hostile s'est alors substituée à la foi en s'efforçant d'en digérer le contenu dans les systèmes rationalistes et dialectiques du xixe siècle. En réaction à cet idéalisme, l'athéisme humaniste a alors interprété la foi comme une pensée nocive et aliénante au regard de la seule vraie rationalité que l'on voulait de type scientifique.

Attaquée et réduite, la foi a fini par s'identifier au seul domaine du sentiment : de l'ordre de l'affectivité et de l'expérience subjective, la foi séparée de la raison n'est plus une proposition universelle.

Nous verrons au paragraphe suivant la déchéance symétrique de la raison philosophique quand les domaines se trouvent ainsi dissociés, ce qui éclaire au plus haut point l'unité des sources de la vérité, selon l'harmonie profonde du plan de Dieu.

Jean-Paul II souligne ici la situation particulière de la philosophie, quand c'est la théologie qui lui fait explicitement appel : la philosophie autonome dans les services qu'elle peut rendre à la rationalité théologique, compte tenu des transformations profondes de la ratio que le contact des vérités de la foi ne manquera pas d'opérer en retour. " En réalité, la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l'apport philosophique. Étant une œuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l'intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. "

C'est en ce sens que, depuis les Pères, on a pu parler de la philosophie comme ancilla theologiae, non pour l'assujettir à une tâche qui ne serait pas la sienne, mais pour reconnaître l'apport indispensable et noble que seule une philosophie autonome peut offrir à la théologie.

4. Ce que la théologie offre en retour à la philosophie

Venons en alors à notre deuxième question, complémentaire de la précédente. C'est surtout l'histoire de la pensée, et singulièrement l'histoire de la pensée et le destin de l'Occident qui répondent à cette question. Il s'agit de la profonde transformation subie par la rationalité philosophique quand elle se trouva longuement au contact de la " pensée de la foi " : avant tout l'élargissement de son champ d'enquête, I'affermissement de ses conquêtes autour du Vrai, du Bien et du Beau lorsque ceux-ci sont aperçus dans la perspective plus vaste du Dieu personnel de l'Alliance.

4.1. Le rappel de la doctrine classique sur les effets du péché originel

Dans le principe cependant, Jean-Paul II réaffirme la thèse théologique bien connue des effets détériorants du péché originel sur les capacités naturelles de la raison à reconnaître d'elle-même le Créateur dans les créatures, la Cause première et unique dans le réseau serré des phénomènes. La rupture existentielle d'avec Dieu, en quoi consiste le péché, a compromis de fait et handicapé l'exercice de cette capacité métaphysique de l'homme, même si cette capacité subsiste en droit et ne cesse de le définir comme homme. L'aversion envers Celui qui est la source et l'origine de la vérité a pour conséquence dommageable l'obscurcissement en l'homme de sa capacité de vérité. Saint Paul exprime cela en parlant de la " vanité des pensées " et de la " désorientation des raisonnements ".

En termes plus épistémologiques, on pourrait parler d'une raison pesante qui se mure dans des systèmes autosuffisants qui semblent produire leur vérité, sans que l'esprit ne prophétise plus une vérité qui vienne de plus haut et de plus loin que ses nécessaires constructions. " La venue du Christ a été l'événement du salut qui a racheté la raison de sa faiblesse, la libérant des chaînes dans lesquelles elle s'est elle-même emprisonnée " dit le pape. Il s'agit là du perpétuel dépassement de l'homme vers la vérité, ce qui est déjà l'âme ou la respiration de l'entreprise philosophique. La " folie de la Croix " heurtant de front la " sagesse close du monde " constitue ainsi pour la raison un appel du grand large : si elle sait en dépasser l'écueil, celle-ci peut y trouver " I'instance critique " décisive qui l'incite à s'engager à fond dans ce qui fait le propre de sa vocation. Elle peut y retrouver l'élan de sa liberté, hors de l'impasse des systèmes.

4.2. Le compagnonnage bienfaisant de la foi, la philosophie chrétienne

C'est en soulignant la dimension toujours relationnelle et dialogique de la vérité que Jean-Paul II présente le compagnonnage bienfaisant de la foi envers la philosophie. La foi est toujours foi en la personne du Christ. Et la vérité, dans tous les domaines, est aussi le fruit d'une transmission, d'un dialogue amical, d'une croyance purifiée et personnalisée. " La raison elle-même a besoin d'être soutenue dans sa recherche par un dialogue confiant et par une amitié sincère. " C'est l'allusion à la vertu intellectuelle et éthique antique de l'amitié : elle était toujours le climat nécessaire à la recherche philosophique L'interpersonnalité est partie intégrante de la vie de la raison, et cela dans tous les domaines de la connaissance rationnelle, aussi bien en philosophie, en morale qu'en science. L'engagement sur la voie d'une recherche sans fin implique toujours le partage de vie avec quelques personnes à qui faire confiance, ce qui garantit l'authenticité de la vérité à laquelle on accède. La foi chrétienne remplit au plus haut degré ce rôle amical : offrant la participation au mystère du Christ, elle introduit dans l'ordre vivant de la grâce et ouvre la raison à une connaissance vraie et cohérente du Dieu Un et Trine . L'appel ultime adressé à l'humanité, tel qu'il se perçoit en Jésus-Christ, loin de s'opposer à la raison, vient au contraire à la rencontre de l'appel que la raison autonome ressent au plus profond d'elle-même. L'espérance lui est donnée alors de l'accomplissement de ce qu'elle porte en elle sur le mode de la nostalgie et du désir.

Ce voisinage de la " pensée de la foi ", autrement dit ce passage des concepts et des thèmes philosophiques par le creuset de l'intellectus fidei n'a pas été sans conséquences heureuses sur la raison philosophique : il s'agit de l'enrichissement en retour de la libre exploration rationnelle qui a marqué l'histoire de la pensée occidentale. La raison s'y est trouvée invitée à s'engager sur des voies que, seule, elle n'aurait même pas imaginé de pouvoir parcourir. Le destin personnel de maints hommes de pensée témoigne de cela : à toutes les époques se sont montrés de grands théologiens qui se sont révélés d'aussi grands philosophes, poussant ainsi plus loin le patrimoine universel de la philosophie. C'est également la question délicate de la " philosophie chrétienne " qui est à évoquer ici.

Il s'agit d'une zone de pensée pleinement rationnelle, en harmonie cependant avec la vérité cohérente sur l'homme, sur le monde et sur Dieu telle que les saintes Écritures la véhiculent, et qui, à cause de cela même, a stimulé la philosophie occidentale tout entière. Sans cet éclairage, des pans entiers de la philosophie moderne et classique n'auraient même pas été abordés. Et Jean-Paul II de citer plusieurs domaines où le voisinage de la logique de la foi a ainsi joué. L'ontologie tout d'abord, vers quoi poussent les exigences de la Parole de Dieu : le monde, la réalité empirique n'est pas l'absolu, mais Dieu seul. La personne du Christ, engageant dans son unité de vie la nature humaine et la nature divine, oriente également l'anthropologie vers une pensée de l'être. L'enseignement biblique sur l'homme image de Dieu milite pour la liberté humaine, pour l'immortalité de son esprit ; la Bible le pose ainsi dans une autonomie d'existence qui n'est en rien une rupture. Des thèses morales et existentielles sont véhiculées aussi qui sont de la plus haute importance : la réalité du mal moral comme désordre et comme péché ; la mise en relief de la question du sens de l'existence dans l'annonce du salut en Jésus-Christ. Ici, ce sont des tendances philosophiques diverses, cohérentes cependant par le fond, qui sont tenues éloignées : le matérialisme, le relativisme, le panthéisme, mais aussi l'individualisme existentialiste…

4.3. La vérification, encore, par le négatif

Cette fécondation mutuelle a permis que soient abordées des vérités rationnelles, accessibles en droit à l'esprit humain, mais peu assurées sans cela : le Dieu personnel et libre au delà du divin diffus ; I'idée non ambiguë de la création ; la conception de l'homme comme personne dans l'unité de son âme et son corps, animée d'une essentielle liberté ; la gravité morale de la question du mal, avec la notion dynamique du péché et de la nécessaire métanoia ; une philosophie du temps et de l'histoire, dont l'événement central du Christ apporte pour la première fois l'idée. Pour aller dans le même sens, on peut relever que la philosophie individualiste post-moderne reconnaît que sans le christianisme il n'y aurait pas eu de modernité. " La philosophie est restée philosophie, mais elle a élargi son espace de recherche du vrai. "

C'est encore une vérification par le négatif qui est donnée, quand ces deux domaines de la connaissance se mettent à ne plus communiquer, ce qui se produit dans l'histoire culturelle récente. Face à une foi appauvrie, réduite à la seule subjectivité du sentiment, la raison s'est retrouvée appauvrie dans les mêmes proportions. Abandonnant la démarche métaphysique et toute notion de " question ultime ", I'enquête rationnelle s'est concentrée sur des problèmes particuliers et régionaux ; s'en tenant à la seule formalité des discours, elle a dilué toute notion de vérité et de réalité dans l'analyse logique des structures du langage. La place laissée vide par la philosophie est alors remplie par les sciences humaines : des notions précieuses et des connaissances indispensables sont ainsi mises au jour, mais celles ci deviennent partielles et réductrices quand le travail de la réflexion ne les accompagne plus. Plus rien ne justifie ainsi la notion éminente et synthétique de la personne et de sa valeur, et le critère décisif de l'évaluation de la justesse de la conduite humaine à tous les niveaux se trouve voilé.

Une raison qui n'a plus en face d'elle une foi adulte n'est plus incitée à s'émerveiller de la nouveauté de l'être, elle n'est plus stimulée à en penser la radicalité. En perdant son but final qui est d'ordre sapientiel, elle se perd elle-même dans des sentiers latéraux, elle s'épuise dans la considération de fragments d'objets. Peut-être se condamne-t-elle à être l'auxiliaire inutile des sciences humaines ?

En guise de conclusion

Fides et Ratio est un très beau texte animé d'une pensée riche et nuancée que nous n'avons pu ici que suggérer. Une remarque finale pourrait encore donner ce qui nous a paru être la tonalité dominante de l'encyclique, à savoir l'insistance de Jean-Paul II sur la dimension sapientielle du savoir.

Et il ne fait guère de doute que, dans l'air du temps qui caractérise cette fin de millénaire, l'idée ancienne de la sagesse est paradoxalement l'idée redevenue la plus neuve et la plus insistante. Cela se vérifie dans la philosophie actuelle, à base avant tout morale, qui reprend le thème du " sens de la vie ". Et le retour de la " réflexion éthique " exprime bien le besoin fortement ressenti de s'efforcer de canaliser dans le sens de l'humanité de l'homme les possibilités inouïes aujourd'hui d'une action technicienne multiforme. Cela se retrouve aussi dans le domaine de l'exégèse biblique où l'on voit une remise à l'honneur de la dimension sapientielle de la Bible tout entière, dimension récemment encore minorée.

" Sagesse "" signifie toujours la capacité à goûter la saveur des choses, et par extension, ce mot signifie l'effort rationnel vers une vision d'ensemble qui permette à l'homme de se diriger heureusement et dans la justesse : à ce titre, la sagesse caractérise tout savoir humain, y compris le savoir scientifique, en certaines de ses dimensions, qui ne cesse pas d'être un savoir humain au service du besoin de sens de l'homme.

C'est une grande insistance de Jean-Paul II : la quête de la sagesse a été la premier ressort de la raison philosophique, quand celle-ci s’est dégagée du mythe. Et ses synthèses les plus réussies, les plus durables, ont toujours été des œuvres de sagesse ; ce sont elles qui ont porté le poids de la culture et qui ont rencontré la théologie.

La dimension contemplative de tout savoir, la capacité à s'efforcer d'élaborer la pensée de la transcendance, est ainsi rappelée à tous les partenaires de la culture, les scientifiques, les philosophes, les moralistes ainsi que les théologiens. Car il s'agit avant tout, afin de ne pas périr sous nos propres œuvres – ce qui est le motif de la grande angoisse de notre temps – de considérer l'homme dans toute sa profondeur : là où, de plus loin que son propre faire, il se reçoit gratuitement avec la gratuité de l'être, là où radicalement le Christ l'a sauvé par le mystère de son amour. Il s’agit que l'homme du troisième millénaire " construise sa demeure à l 'ombre de la sagesse. "

P. Jean-Marie Forrett

Séminaire interdiocésain d’Avignon