(RE) LIRE DE LUBAC

Pierre Jay

Article paru dans Esprit et Vie, n° 6, 22 mars 2000, p. 6-13.

 

Le monde de la littérature admet comme une évidence, qu’après leur disparition, la plupart de auteurs connaissent un " purgatoire ", laps de temps où ils semblent oubliés. Le P. de Lubac – ce n’est peut-être pas sans signification théologique – a sans doute connu son " purgatoire " avant sa mort. Il semble bien, en tout cas, que commence sous nos yeux un " temps de Lubac ". C’est du moins l’impression que donnent les deux volumes dont il va être question. Il ne s’agit ni de revanche, ni même d’un retour du balancier. Le théologien qui a connu de son vivant des attaques symétriques pourrait bien apparaître, dans les années qui viennent, comme l’un de ceux qui a le moins vieilli, ou a le mieux vieilli. C’est du moins le pari qui anime les lignes qui suivent.

I. Henri de Lubac et le mystère de l’Église, Actes du colloque du 12 octobre 1996 à l’Institut de France, Paris, Éd. du Cerf, coll. " Études lubaciennes ", 1999. – (13, 5x21, 5), 240 p., 185 F, 28, 20 E.

Ce livre publie les actes d’un colloque organisé le 12 octobre 1996 par l’Association internationale " Cardinal Henri de Lubac ". L’ensemble obéit aux lois de ce genre de production : richesse et diversité, malgré le choix limité des thèmes traités.

Ne pouvant tout présenter, je me limiterai à ce qui m’apparaît le plus marquant dans ce recueil.

l 1. Blondel, la mystique

Un des textes les plus longs est celui de M. Sales, s. j. ; " Henri de Lubac, Maurice Blondel et le problème de la mystique " (p. 15-53). Peut-être certains lecteurs seront-ils étonnés de la jonction : Blondel - mystique.

Blondel, qui ne se voulait que philosophe, aura eu, finalement, une influence à première vue étonnante sur l’évolution de la théologie, notamment française, durant toute une partie du xxe siècle. " Influence intellectuelle, profonde, quelquefois même décisive " note M. Sales parlant d’un groupe de jésuites français. Dans ce groupe, on rencontre : Grandmaison, Rousselot, Maréchal, Huby, les frères Valensin, Teilhard de Chardin, Montcheuil, Fessard, d’autres encore .

Il y avait certes, en France, d’autres théologiens que jésuites : Chenu et l’école dominicaine du Saulchoir ont constitué un centre d’intense activité dont le rayonnement perdure. Il y avait aussi, et il ne faut pas l’oublier, en France et ailleurs qu’en France, l’école " néo-thomiste " qui luttera avec passion contre le travail et la pensée de H. de Lubac et contre ce qu’on a appelé à l’époque : " la nouvelle théologie ", selon l’expression lancée par Daniélou.

On pourrait se demander quel mouvement a poussé ces jésuites, dont la tradition familiale était, pour certains, orientée politiquement du côté de l’Action française , à adopter une position à l’opposé des idées de Charles Maurras. La réponse probable est le sens apostolique, le souci missionnaire. Ce souci pour tous les hommes, c’est celui que la Compagnie de Jésus a porté dès son origine. Pour citer seulement un autre exemple, serait-il pensable de comprendre aujourd’hui Karl Rahner en faisant abstraction de cette passion apostolique ? Pour H. de Lubac, il faut ajouter sa fréquentation de Baïus. Les études sur le surnaturel découlent de la fréquentation des protagonistes de ce qui pouvait apparaître comme une vieille querelle et qui, en fait, était toujours d’actualité, une actualité qu’elle avait en partie façonnée.

Passion pour le salut du monde. Voilà le moteur de ce mouvement, de ces travaux théologiques. L’amitié entre H. de Lubac et Montchanin qui, on s’en souvient, partit vivre la foi chrétienne en Inde, est plus qu’un signe . Ce mouvement se situait alors à l’opposé d’un réflexe de beaucoup de catholiques français traumatisés par la mémoire des excès de la Révolution de 1789 et l’anticléricalisme de la troisième République. À l’image d’une Église rassemblée pour sa défense contre les assauts de l’incroyance agressive, issue des Lumières, fait le pendant d’une autre image, celle d’une Église préoccupée du monde entier aimé de Dieu. C’est ici que la pensée de Blondel va connaître un impact considérable. Le philosophe d’Aix parlait, non seulement, des chrétiens mais bien de tout homme et de sa destinée surnaturelle. Ce n’est pas dire, ni que Blondel fût seul dans ce mouvement, ni que sa pensée ait été le dernier mot. Michaël Sutton le fait remarquer : " Pour aller plus loin, Blondel aurait dû bénéficier, sans doute, d’une théologie à la hauteur de sa philosophie " (p. 58).

La conjonction du nom de Blondel avec le problème de la mystique n’est pas fortuite. Les problèmes au sujet de la foi étaient au cœur de bien des recherches voire de bien des polémiques. On sait les raideurs que la Réforme avait entraînées dans le camp catholique. L’insistance, dans le Protestantisme, sur la " foi confiance " avait généré en réaction, du côté catholique, une insistance sur l’aspect objectif de la foi. La foi, affirmait-on avec force, ce n’est pas d’abord avoir confiance mais bien croire à des vérités révélées par Dieu. La dimension subjective n’était pas pour autant totalement évacuée. On la retrouvait notamment dans la " théologie spirituelle " et dans ce qu’on appelait la " mystique ". Cette théologie mystique était souvent séparée de la théologie spéculative, au grand dam de chacune d’entre elles. Le modernisme avait, à son tour, repris le problème, s’intéressant beaucoup à l’expérience spirituelle . La controverse n’avait rien résolu mais le problème y avait gagné d’être d’un abord brûlant. On avait assisté à des prises de position tranchées sur l’objectivité de la foi et sur l’expérience religieuse. La question restait donc posée .

Il ne s’agissait pas – certains semblent en rêver encore aujourd’hui – de bâtir une nouvelle théologie à partir des écrits des saints. L’entreprise avait une autre dimension, une autre profondeur : " Rétablir en nous le sens du mystère. Que ce soit là premièrement l’effort de ceux qui, chez nous, sont croyants ; qu’ils se montrent plus soucieux de vivre du mystère que d’en défendre avec anxiété les formules ou d’en imposer l’écorce, et le monde, poussé par son instinct de vie, les suivra " (Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, p. 94-95, cité p. 59) " repenser tout, à la lumière de la théologie, et celle-ci par rapport à la mystique, la dégageant ainsi de tout l’accessoire, et retrouvant, par la seule spiritualité, tout l’essentiel . "

L’emploi du mot " mystique " n’allait pas et ne va pas de soi. Il faudra en éclaircir le sens. Un des aspects de cette " mystique ", souligné alors par beaucoup, c’est qu’elle semblait réservée à quelques exceptions. La " mystique ", c’était de l’" extraordinaire ". Notons cette conjonction entre " surnaturel " et " extraordinaire ". La vie quotidienne, vécue en communion avec Dieu, n’était pas " mystique " ; les extases l’étaient. Allait-on professer que la multitude des fidèles vivait dans la foi-acquiescement-aux-vérités et que, seuls, quelques personnages privilégiés seulement connaîtraient la mystique ?

Nous rencontrons, ici encore, une application de la " théologie des limites ", celle qui pense trouver Dieu seulement en dehors des limites humaines ? Le " phénomène mystique ", les " états mystiques sont, à première vue, inexplicables. Ils sont donc " surnaturels ". À cette argumentation répondaient, bien évidemment, les essais des " sciences humaines " à leurs débuts, cherchant à démystifier ces phénomènes et à atteindre par là la foi en Dieu.

Il ne faut donc pas se méprendre sur la signification du mot " mystique ". De nos jours encore, poussés par un désir de " restauration ", certains semblent tentés par la psychologie ? Certaines lectures de Blondel ont peut-être achoppé sur ce sens de " mystique " : d’aucuns pensent découvrir dans le " religieux " des besoins de Dieu. En fait, le philosophe d’Aix pensait plutôt à une " logique de l’action ". Il entendait faire ressortir cette logique interne de l’action humaine. La vie humaine a-t-elle un sens ? Et il concluait que la vie amène chaque homme à une option fondamentale. Entre les appels du Dieu caché et ceux de l’égoïsme.

M. Sales note très bien la portée de l’écrit de Blondel, Le problème de la mystique : " On comprend mieux, en ce cas, pourquoi, loin d’être " une anomalie " aux yeux de la raison, mais au contraire un lieu d’éclaircissement de toute la destinée humaine, la mystique, non seulement peut, mais doit faire l’objet d’un examen rationnel aussi poussé que possible de la part de la philosophie et des sciences de l’homme, sans parler de la théologie " (p. 25).

Pour H. de Lubac, la mystique était adhésion vivante au Mystère. Il serait donc tout à fait hors de propos de montrer qu’il ne s’agissait ni pour Blondel ni pour Lubac d’une mise en avant du psychologisme. Il s’agit de toute autre chose que de chercher dans le psychisme des besoins religieux.

Autre problème enfin qui sollicitait l’attention : existait-il des mystiques en dehors du christianisme, si oui de quelle mystique s’agissait-il ? Fallait-il tenir qu’il ne s’agissait là que de mystique " naturelle " ? Dans Le problème de la mystique, Blondel répondait, s’appuyant sur " la divine pédagogie ", qu’il pouvait y avoir " d’admirables courts-circuits pour l’incendie de la charité et l’ascension de l’humilité : " Il peut donc y avoir des mystiques, hors du corps visible " (p. 27).

Dans les Paradoxes, de Lubac dira : " Il y a partout, disséminés dans le monde, des mystiques en puissance ou à l’état sauvage. C’est avant tout ceux-là qu’il faut atteindre. Ceux-là, par définition ne font partie d’aucun public " (p. 32).

Citons encore cette formule qui éclaire toute la démarche : " L’intériorité chrétienne n’est jamais et ne peut pas être intériorité pure : plus elle se creuse, plus elle comporte le mouvement intentionnel qui pousse le mystique au-delà de lui-même " (p. 34).

" Nous comprenons mieux ou peut-être nous recommençons à mieux comprendre que le mystique catholique n’est pas seulement, par rapport aux autres fidèles, un séparé, un évadé vers une indistincte transcendance, que l’ascension mystique […] ne doit effacer de la commune vie chrétienne, aucun trait spécifique, bref que le parfait mystique serait en cela même, le parfait chrétien " (Henri de Lubac, Catholicisme, p. 303-304, cité p. 52).

Le P. de Lubac eut sans doute signé cette phrase de René Char : " J’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels " (Feuillets d’Hypnos).

S’il fallait marquer l’actualité de la pensée de Blondel, on renverrait à une page de ses Carnets intimes : " Où donc reconnaître encore votre présence et votre action et votre charité, ô Dieu terriblement caché ? Dans la sécurité de la foi, je sens donc perpétuellement les doutes, les angoisses de la recherche, les difficultés qu’entraînent l’affirmation du christianisme et la seule idée de votre être, les prestiges de la science, le mouvement des doctrines, et tout ce grand scandale du monde qui s’éloigne de vous. J’éprouve jusque dans ma chair la force des préjugés modernes et les rêves d’une nouvelle humanité […] je songe, plein d’effroi, à tous ceux qui sont, à tout ce qui est sans vous ; et ma pensée et mon cœur se troublent mortellement . "

Lorsqu’on a rencontré au hasard de lectures, de tels textes, on ne peut les oublier et la façon de " théologiser " en est, au sens fort, bouleversée.

l 2. La Tradition

Autre ligne de faîte de la pensée de H. de Lubac. On peut oublier la part qu’il a prise à cette entreprise un peu folle qu’était à son lancement la collection " Sources chrétiennes ". Nous devons nous contenter de quelques indications.

Il y a d’abord l’articulation entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

La conception de Tradition pour H. de Lubac repose sur une prise en compte de l’Ancien Testament : ici encore la lutte contre le maurrassisme est flagrante, et contre le racisme par voie de conséquence.

Mais surtout, pour lui, la Tradition livre Jésus-Christ. Henri de Lubac trouve dans la fréquentation des pères une sorte de liberté. Comme le dit Jean Stern le citant : " Les théologiens anciens " ne se font pas de la fidélité à la Tradition l’idée étroite et toute statique que nous leur prêtons quelquefois. Ils savent en particulier que meurs interprétations de l’Écriture comprennent une part d’arbitraire, que leurs symbolismes peuvent manquer d’objectivité. […] C’est l’ensemble qui possède valeur traditionnelle " " (p. 76).

On voit qu’on est bien éloigné de telle conception qu’on rencontre encore aujourd’hui et selon laquelle tout ce qui a été dit par les pères est tradition de l’Église. Faire de la théologie patristique semblerait alors se contenter de mettre bout à bout des citations. Les rencontres entre Églises d’Orient et d’Occident ont tout intérêt à clarifier un peu plus la notion de Tradition qui n’est pas toujours claire.

Newman, autre passionné de la tradition patristique, au cours d’épreuves, en 1868, écrivait quelques phrases particulièrement appréciées par H. de Lubac : Il y a dans la religion catholique " une liberté, mais aussi un soutien, en comparaison desquels la négligence dont font preuve à notre égard les hommes fussent-ils très haut placés, ou les malentendus dont nous pouvons être victimes, ne pèsent pas plus lourd que de la poussière. Voilà le véritable secret de la force de l’Église, le principe de son indéfectibilité et le lien qui assure son unité indissoluble. C’est là, vraiment, le commencement de la paix du ciel " (cité p. 79).

 

l 3. Le mystère de l’Église. Églises particulières ou locales ?

Toute une partie du volume est consacré à l’Église . Je retiendrai, faute de place, plus spécialement l’exposé de G. Chantraine : " Les Églises particulières dans l’Église universelle. " C’est là le titre d’une des œuvres de H. de Lubac, publiée en 1971.

Deux affirmations principales sont énoncées par le P. de Lubac :

Tout d’abord, " Selon lui, Églises particulières et Église universelle sont liées entre elles non par une simple relation, mais par une " corrélation radicale " parce qu’elles constituent ensemble l’Église catholique. C’est donc le catholique qui lie universel et particulier. Et ce qui est catholique est uni à ce qui est eucharistique " (p. 115-116).

La seconde affirmation qui retient notre attention, c’est la distinction entre Église locale et Église particulière. Il semble bien que l’utilisation de ces vocables soit flottant. Il vaut donc la peine de voir les raisons que le P. de Lubac proposait à leur distinction, quitte à continuer de suivre l’usage incertain qui règne actuellement dans les pays de langue française.

H. de Lubac affirme la distinction entre Églises locales et Églises particulières. Les Églises locales sont caractérisées par le mouvement d’évangélisation tandis que les Églises particulières le sont par un mouvement de rassemblement (p. 122-123).

Ce qui fait l’Église particulière, c’est l’évêque (p. 118) : " elle est dite particulière et non locale ; elle se distingue non grâce au lieu, mais grâce à l’évêque, membre du collège épiscopal. " (p. 122). C’est là la terminologie de Vatican II que H. de Lubac et d’autres avec lui avaient fait adopter au concile. Dans cette perspective l’Église locale est largement définie par des critères sociaux culturels.

Cette distinction ne semble pas avoir été admise par de nombreux théologiens. Boris Bobriskoy, théologien orthodoxe, s’est fait l’écho de cette gêne : " Cette distinction entre Églises particulières et Églises locales, entre facteurs théologiques et facteurs socioculturels me gêne, car elle me semble contredire le fait même de l’Incarnation du Verbe divin, réalisée en Jésus-Christ, actualisée dans l’Église dont la vie tout entière est christique, c’est-à-dire divino-humaine. L’Église est tout entière, en tant que Corps du Christ et Épouse du Christ, animée et vivifiée par l’Esprit Saint, tant dans son expansion missionnaire et dans l’inculturation dans le temps et l’espace, que dans le rassemblement sacramental et eschatologique de l’eucharistie " (p. 136).

La terminologie est flottante : un auteur proposera même, à l’inverse de la formulation de H. de Lubac, d’appeler les diocèses des Église locales et non des Églises particulières.

Je n’aurai évidemment pas l’outrecuidance de proposer une solution. On peut en tout cas considérer que, de fait, l’usage n’a pas suivi les distinctions proposées. On doit en revanche souligner que le rassemblement n’est pas une fin pour l’Église. La célébration de l’eucharistie est toujours eschatologique, c’est-à-dire, qu’elle est refus de considérer la communauté rassemblée comme le but atteint. La célébration est toujours envoi. L’Église ne se rassemble que pour recevoir des forces de dispersion et d’évangélisation : l’Esprit Saint. La distinction proposée par le P. de Lubac à la suite de Vatican II devrait avoir pour effet de ne jamais séparer l’organisation du rassemblement dans l’Église du souci missionnaire. Urs Von Balthasar a bien exprimé ce double mouvement : " " Allez donc, de toutes les nations faites mes disciples, les baptisant […] et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit " (Mt 28, 19 s.). Cet appel contient le double mouvement et la double tâche de l’Église, qu’il est impossible de séparer nettement jusqu’à la fin du monde : d’une part, le mouvement consistant à s’éloigner d’elle-même et à aller vers les peuples pour leur enseigner la vérité chrétienne de telle manière qu’ils la comprennent et puissent l’accepter (la question de l’" inculturation ") ; d’autre part, la tâche de ne pas laisser s’éclater la pluralité de la vérité mais de l’abriter dans sa propre unité " pléromatique " . "

Henri de Lubac avait dit dans Le Fondement théologique des missions que Église catholique et Église missionnaire étaient une seule et même chose.

Le P. Éric de Moulins-Beaufort dans une contribution intitulée : " Église, personne et société " offre des réflexions dont l’actualité est de toujours et, par conséquent, dont le rappel devrait être permanent : " On peut demander le sacrifice de l’individu à l’espèce, réclamer du citoyen qu’il donne sa vie pour la Cité, mais en aucune manière le bien ou la fin de l’Église prise comme communion, ne peut être obtenu en sacrifiant fut-ce un seul être personnel. Encore une fois, " sa fin [celle de l’Église] n’est point autre que celle des personnes qui la composent " " (p. 142-143).

On ne peut résister à redonner le principe premier des relations entre l’Église et les personnes, tel que Catholicisme l’affirmait déjà : " C’est ici qu’il convient de nous rappeler le principe premier de la mystique augustinienne : inter animam et deum, nulla natura interpositia . Chacun a besoin de la médiation intermédiaire de tous, mais nul n’est tenu à distance par aucun intermédiaire " (Catholicisme, éd. 1952 p. 290-291) .

Parler de la sorte n’est pas proclamer un éloge de la conduite des chrétiens mais bien énoncer l’idéal que leur donne leur Sauveur. La distance entre le dire et le faire est un souci de toujours.

Terminons cette section trop brève par une citation de É. de Moulins-Beaufort qui replace ces considérations sur l’Église dans une vue résolument missionnaire : " L’intériorité de chaque homme n’est pas un lieu vide où l’homme se retrouve avec lui-même. Elle est le lieu de Dieu, où l’homme est fait pour être uni à lui " (p. 146).

 

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II- Henri de LUBAC, Paradoxes, Œuvres complètes, Neuvième section : Divers, t. xxxi, Paris, Éd. du Cerf, 1999. – (21, 5x13, 5), 393 p., 196 F, 29, 88 E.

Cette édition comporte des textes inconnus d’une grande partie du public. Certains ont été produits pendant la période de l’occupation allemande en France lors de la seconde guerre mondiale : quatre textes de 1942 à 1946.

Ainsi " L’Église en face de la crise mondiale " est de 1942, texte d’une conférence donnée par H. de Lubac aux responsables des " Chantiers de jeunesse " à qui il déclare notamment : " Pour retrouver l’homme, il est indispensable de retrouver Dieu. Mais il ne s’agit pas d’assurer un certain ordre extérieur par une certaine utilisation de l’idée de Dieu " (p. 303).

Les allusions au racisme ne manquent pas : " L’orgueil de race ou tout autre particularisme de groupe qui […] dresse […] des barrières infranchissables et durcit toute différence en opposition meurtrière " (p. 307).

" Aujourd’hui, par exemple, où la doctrine essentielle de l’unité du genre humain est attaquée, moquée par le racisme, n’éprouve-t-on pas un serrement de cœur à la voir si faiblement défendue quelquefois ? " (p. 324).

Malgré la dureté et la gravité des problèmes d’alors, le P. de Lubac s’essaie à voir au-delà de l’immédiat pour dénoncer " quatre déficits de notre travail ". Qui lira ces textes verra que les renouveaux conciliaires étaient en route en 1942. On y trouve la dénonciation d’une théologie de l’eucharistie dominée par " l’idée de présence réelle ", celle d’ " une théologie trop calquée sur un recueil tel que l’Enchiridion de Denzinger, et enfin le " Dualisme ou séparation entre nature et surnaturel ". Les questions qui sont posées le demeurent aujourd’hui : " Comment, surtout – et ici plus encore c’est moi-même que j’interroge devant vous – comment traitons-nous le premier et le dernier objet de notre foi qui est Dieu ? […] Ne semble-t-il pas quelquefois par la façon même dont toute notre " théodicée " que notre Dieu soit […] un Dieu profane ? Quelle sécheresse peu engageante, peu conforme à la secrète attente de l’homme, dans ces livres que nous proposons à l’incroyant […] leur contenu s’enracine peu dans l’expérience humaine et communique peu le sentiment du mystère divin ! " (p. 333-334).

" En face des mouvements puissants qui se présentent comme des conceptions du monde et des systèmes totalitaires, quelle action peut avoir une doctrine dont les exposés restent trop souvent abstraits, liés à d’anciennes controverses, fragmentaires, inorganiques, sans plénitude " (p. 335).

Notable aussi, le passage sur l’abus des dévotions, sur la religion, affaire des enfants et des femmes, sur le " sens du sacré pour les hommes ".

À lire ces pages, on se prend à rêver : des réalités que nous avons mis bien du temps à redécouvrir étaient déjà dites par H. de Lubac dans des conférences faites aux Chantiers de jeunesse ! Pendant ce temps l’enseignement dans les séminaires continuait son petit bonhomme de chemin. Certains n’ont peut-être pas encore bien réalisé ce qui était affirmé en 1942.

Et puis, il y a le dernier de ces textes. Il est récent par rapport aux précédents. Il s’agit des " Observations destinées aux évêques sur le discours de Mgr Marcel Lefebvre le 24 septembre 1964 " à propos de la déclaration sur la liberté religieuse. Contentons-nous de signaler cette édition. Ce texte est de 1964 ; à cette époque, le P. de Lubac, qui avait eu tant à souffrir des procédés d’un parti intégriste, détectait la présence d’une " modernité nouvelle, agitée mais sans boussole " réagissant contre la " modernité pétrifiée de l’intégrisme " (p. 374, note 4).

Enfin, il y a les Paradoxes. Ce volume édite sous le titre Paradoxes, les livres édités autrefois : Paradoxes, Nouveaux paradoxes, Autres paradoxes.

Comment en rendre compte ? Peut-être d’abord en citant l’auteur à propos de son travail et de sa méthode : " Presque tout ce que j’ai écrit l’a été en suite de circonstances souvent imprévues, dans un ordre dispersé et sans préparation technique. […] Dans ce tissu bariolé qui s’est constitué peu à peu au gré des enseignements, des ministères, des situations, des appels de tout ordre, il me semble toutefois discerner une certaine trame qui, vaille que vaille, en fait l’unité " (Henri de Lubac et le mystère de l’Église, p. 91).

Grande est la différence entre " axiome " et " paradoxe ". L’axiome clôt le dialogue, quelquefois d’entrée de jeu, sans discussion. Le paradoxe provoque à prolonger la pensée. Le paradoxe est toujours dialogue avec un auditeur-lecteur qui prend le relais. Le texte est invitation : le lecteur peut très bien refuser, corriger, il chemine avec l’auteur. Dans le paradoxe, il y a une discontinuité qui laisse à l’auditeur-lecteur la possibilité d’avancer. La forme littéraire, peut-être devrait-on dire la formule, marche avec lui parce que, de mémoire facile, sans l’assommer et le contraindre. Le paradoxe est une forme adaptée au monde moderne en permettant et en provoquant la liberté . Croyants, mal-croyants, incroyants peuvent lire les Paradoxes.

L’axiome n’est finalement valable qu’à l’intérieur d’une certaine communauté de pensée. Il faut s’en souvenir aujourd’hui où la transmission de la parole par les médias pousse ou contraint à dire sa pensée en " petites phrases " qualifiées souvent d’ " assassines ".

Ces petites phrases s’apparentent plus à l’axiome qu’au paradoxe.

Le paradoxe s’adresse à tous. Le genre n’est pas sans risque. Noté au jour le jour, il peut être menacé par une autre forme littéraire : celle du journal. Certains paradoxes de Lubac n’échappent pas à cette limite inévitable. Des faits de la vie peuvent susciter des réactions qui sont tellement ancrées dans le temps qu’elles peuvent perdre plus tard la dimension de la généralité qui leur appartient.

Le fait que l’auteur ait beaucoup enseigné hors des cadres universitaires lui a sans doute facilité l’accès à ce genre littéraire. L’enseignement théorique, programmé, se prête moins aux " paradoxes ". Un paradoxe n’est pas définition de foi mais invitation à penser, invitation aussi au silence. C’est à la fois une réflexion en marge, réaction devant l’événement ou une lecture. H. de Lubac, qui aimait saint Augustin, n’aurait pas eu l’idée de bâtir des démonstrations sur des formules à l’emporte-pièce, sur des " paradoxes " du prédicateur africain. Le paradoxe, par ailleurs, ne serait-il pas lié au profond mouvement de la pensée de l’auteur ? Nous avons noté plus haut que la perspective du P. de Lubac n’était pas d’abord l’Église de l’intérieur mais bien tout homme aimé de Dieu. Bien souvent, le sujet en est l’Église de l’intérieur mais cette vision n’est abordée qu’en fonction de l’évangélisation du monde. Si le mot " apologétique " n’était pas si compromis, il serait ici en situation. D’autres théologiens contemporains se sont davantage consacrés à l’Église, H. de Lubac, lui, s’est consacré au monde aimé et sauvé par Dieu. Il s’adresse souvent à l’homme. Ainsi les fragments classés sous le titre " Foi ".

" Ma lumière n’est que nuit. Je ne puis même pas dire, par paradoxe, que c’est une nuit lumineuse. Son obscurité, néanmoins, discerne mieux que toute lumière " (p. 169).

" Comment présenter, dites-vous, le christianisme ? – Une seule réponse : comme vous le voyez. Comment présenter le Christ ? – comme vous l’aimez. Comment parler de la foi ? – d’après ce qu’elle est pour vous " (p. 170).

" Me reconnaître toujours plus ou moins incroyant, critiquer les défauts inhérents à ma croyance, ne jamais me satisfaire dans la qualité actuelle de ma foi, repousser tout pharisaïsme de la foi comme de la conduite : cela n’est pas dire que l’incroyance ait en partie raison. C’est lui montrer en acte, autant qu’il dépende de moi, qu’elle a tort " (p. 175).

" Tout ramener à l’obéissance en matière de foi, peut être une manière de dire qu’on se moque de la vérité. Et c’est manquer de la sorte à la plus profonde obéissance, qui est celle de l’esprit. Pas plus dans l’intelligence que dans le vouloir, l’esprit n’obéit en abdiquant " (p. 177).

Bien entendu, on songe aux Pensées de Pascal. Le P. de Lubac eut repoussé cette comparaison trop glorieuse. Elle tient cependant.

" Il n’écrivait que pour lui-même " (Étienne Pascal, préface des Pensées). Le premier sens de cette affirmation est banal ; elle en comporte un autre, profond, très véritable " (p. 50).

Supposez un instant que, son livre enfin réalisé, Pascal eût détruit ses liasses de pensées. Il aurait certainement eu moins de lecteurs et de continuateurs…

Nous vivons une époque dont Newman avait prédit : " Les catholiques doivent aujourd’hui se contenter d’être utiles à leur génération . "

Certains lecteurs se souviennent peut-être d’un passage jubilatoire de Steinman dans Pascal. Il décrit tous les essais d’explications fournis par des médecins pour " expliquer ", après la mort de Pascal, son génie. C’était une autopsie effectuée après la mort, comme il se doit. Steinmann concluait en disant : " On n’avait pas le sens du sacré dans la famille Pascal pour avoir laissé Diaforius tripoter, en proférant des sentences bouffones, l’une des cervelles humaines les plus merveilleuses. "

Il y a moins longtemps, des livres ont entrepris la tâche bien utile de dresser des panoramas des théologiens de notre temps. Pour ne pas s’éloigner de Molière, on peut toujours penser aux vrais et grands médecins qui se trouvaient sur les " tablettes " dans Le Malade Imaginaire. Quoiqu’il en soit, dans l’un de ces panoramas, Congar recevait sept pages, H. de Lubac n’avait pas droit à une notice séparée. Il partageait huit pages avec K. Rahner . On pouvait lire cette autopsie ante mortem : " L’image du P. de Lubac que nous voudrions [que le lecteur pèse ce conditionnel] conserver au-delà d’un certain raidissement post-conciliaire, est celle de l’auteur de Méditation sur l’Église  ".

L’image qu’en conservent ceux qui lisent vraiment les livres est quand même d’une autre dimension. L’estime pour Méditation sur l’Église ne peut suffire à rendre compte de la pensée et de l’œuvre.

J’ai eu la chance de fréquenter un peu le P. de Lubac, dans sa retraite de la rue de Sèvres à la fin de sa vie. Un ami commun nous avait fait nous rencontrer : le P. J. Villepelet, ancien supérieur du séminaire universitaire de Lyon, qui lui écrivait fidèlement tous les ans pour la saint Ignace. Sans faire bien entendu état de nos conversations, je puis témoigner du poids que H. de Lubac donnait à l’amitié et de la souffrance étonnée que produisait en lui l’infidélité à l’amitié. C’était le temps où le cardinal Siri avait rédigé et répandu gratuitement – du moins en France – deux livres volumineux contre H. de Lubac, le temps où il put une fois encore méditer sur une phrase de son cher Origène : " Il vaut mieux mourir dans le désert que de servir les Égyptiens " (Paradoxes, p. 167).

En ces jours-là, le P. de Lubac manifestait sa tristesse et son opposition à propos de tel ou tel mouvement post-conciliaire. Il ne s’agit pas de justifier cette attitude. On peut cependant s’interroger : une des sources possibles de ces inquiétudes ne serait-elle pas encore une fois le souci du salut du monde ? Il déplorait que trop de forces soient dépensées dans l’Église pour des aménagements intérieurs au détriment de la mission pour le monde. Des conversations avec des interlocuteurs non-catholiques l’avaient aussi persuadé que les dialogues s’avéraient difficiles entre les partenaires dont les physionomies respectives devenaient de plus en plus floues.

Le P. Ravier parle à ce sujet fort justement de fidélité " tragique " à l’Église et à la Compagnie de Jésus (Henri de Lubac et le mystère de l’Église, p. 234). C’est pour cela que j’ai beaucoup apprécié les deux pages sur les amitiés du cardinal Henri de Lubac par J. Orgebin. J’y ai découvert notamment un texte – de moi inconnu – du P. de Lubac évoquant les " frères très aimés, lumières sur ma vie… ". Après avoir donné une liste de noms de jésuites, il ajoutait : " Parmi vous, ô mes frères, j’ai vu de près la sainteté fleurir. Vous avez cherché Dieu, vous l’avez aimé dans les hommes " (p. 14).

Chercher Dieu, l’aimer dans les hommes, pour l’homme extérieur à la Compagnie de Jésus que je suis, il n’est pas de plus belle définition de l’Évangile de Dieu et du mouvement ignatien. Évangile sans cesse en danger, sans cesse redécouvert. Il l’a été, redécouvert, par Ignace de Loyola : être ignatien, si cela a un sens, c’est peut-être partager ce dynamisme transmis malgré tout : " Chercher Dieu, l’aimer dans les hommes ".

Il ne faudrait pas que l’incompréhension certaine dont a été victime H. de Lubac à la fin de sa vie conduise ses disciples à un néo-lubacisme qui oublierait de poursuivre le mouvement au profit de recueils de textes. On peut faire le pari que la pensée du P. de Lubac et sa manière d’aborder les problèmes seront largement exploitées par tous ceux qui se préoccupent pour la foi chrétienne, d’acculturation et de rencontre d’autres religions et civilisations.

On connaît l’anecdote. Lors de son voyage à Paris, le 1er juin 1980, le pape Jean-Paul II prenant la parole à l’Institut catholique, reconnaît dans l’auditoire le P. de Lubac. Il s’interrompt pour dire : " Je m’incline devant le P. de Lubac. " Hommage inattendu de l’auditoire et de l’intéressé mais qui ratifie l’histoire de la théologie.

P. Pierre Jay, p.s.s.