Le sacerdoce du Christ

dans la Somme de théologie

 

Ce titre reprend celui qui m'a été proposé pour ce colloque, mais il faut savoir d'emblée que cela revient à préciser qu'il s'agit du sacerdoce du Christ dans la question 22 de la Tertia Pars. En effet, on ne trouve rien à ce sujet dans la Prima Pars et, si l'on excepte deux allusions en finale de la Prima-Secundae1, il n'y a rien non plus dans la Secunda Pars. Dans la Tertia Pars elle-même, on trouve cinquante-six fois les mots sacerdos ou sacerdotium dans le voisinage de Christus, mais plus de la moitié de ces emplois se trouvent dans le traité des sacrements où ils désignent le ministre (sacerdos) comme instrument du Christ. Le lien n'est pas accidentel, mais il ne s'agit pas du sacerdotium Christi. À quelques exceptions près dont nous essaierons de faire notre profit, nous sommes donc renvoyés à la seule question 22.

Cette circonstance commande évidemment le plan de cette étude. Sa partie principale consistera donc en une lecture commentée des six articles de cette question, dont nous essaierons de repérer les sources et le contexte doctrinal de la façon la plus complète possible, et dont nous tenterons aussi de montrer l'intérêt pour notre temps. Mais nous la ferons précéder de quelques considérations préliminaires sur la situation de cet enseignement dans le contexte plus vaste de l'histoire de la théologie avant et autour de saint Thomas. Cela nous permettra de mieux en apprécier l'originalité éventuelle. De même, nous la ferons suivre de quelques réflexions complémentaires sur les rapports entre sacerdoce et médiation, qui pourraient être aussi utiles à sa compréhension.

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1. Cf. Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 4 et a. 5, ad 5, où Thomas fait allusion au sacerdoce du Christ en relation au sacerdoce lévitique, dans le cadre du traité de la Loi ancienne. :

RT 99 (1999) 75-100

 

Situation de la question 22

 

Le caractère singulier de cette question apparaît d'emblée nettement dès qu'on s'aperçoit que ses lieux parallèles sont assez rares. Les éditions courantes n'indiquent, en tout et pour tout, que trois lieux parallèles pour l'ensemble de la question, en ses six articles, et ceci pour trois passages relativement secondaires. Deux autres parallèles sont cependant indiqués, et ils renvoient au commentaire de l'épître aux Hébreux2. Cela ne veut pas dire qu'il est impossible d'éclairer cette question en faisant appel à d'autres passages moins évidents, mais cela signifie au moins deux choses. D'une part, l'origine immédiatement scripturaire et plus spécifiquement " paulinienne " du thème : sur un ensemble de 55 citations scripturaires dans cette question, 17 viennent de l'Ancien Testament (mais il faut y ajouter 6 renvois), et 32 proviennent du Nouveau Testament, dont 18 de la seule épître aux Hébreux. D'autre part, cela veut dire qu'il faut chercher plus attentivement les points d'insertion de cette question dans l'ensemble de la doctrine de l'auteur.

Si l'on élargit l'enquête, on constate avec une surprise redoublée que Thomas semble le seul parmi ses contemporains à avoir traité cette question. La raison en est assez simple : Pierre Lombard n'en ayant fait l'objet d'aucune distinction de ses Sentences, ses commentateurs n'en ont pas parlé davantage que Thomas lui-même dans son propre commentaire. De fait, à quelques allusions près, on ne trouve aucun développement important chez Alexandre de Haies, pas plus que chez Albert ou Bonaventure ni dans la Summa fratris Alexandri. Bien que tous trois aient une question De mediatore, à la suite du Lombard lui-même, ils ne l'explicitent pas dans le sens d'une médiation sacerdotale3.

Ces constatations ne signifient pas que ce texte de Thomas est sans attache aucune dans la Tradition ou dans le milieu théologique contemporain, mais elles attirent du moins l'attention sur le fait qu'il est le seul de son époque à avoir jugé cette question assez importante pour la traiter avec une telle ampleur. Pour quelle raison ? Nous serons mieux en mesure de répondre à cette interrogation après avoir achevé notre

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2. Cf. G. BERCEVILLE, " Le sacerdoce du Christ dans le commentaire de l'épître aux Hébreux de saint Thomas d'Aquin ", RT 99 (1999), p. 143-158.

3. Cf. PIERRE LOMBARD, Sententiae, Lib. III, dist. 19, cap. 6-7, Ed. I. Brady, Grottaferrata, t. 2, 1981, p. 122-125 ; Bonaventure, in loco, ne dit absolument rien sur le sacerdoce à cet endroit; pas davantage Albert le Grand; seule la Summa fratris Alexandri, Lib. III, tract. V, q. 1, a. 2, Ed. Quaracchi, t. 4, 1948, p. 218-220, contient quelques mots en ce sens : " Est [Christi] incorporare nos Ecclesiae, quod fit per sacramentorum participationem ; et quantum ad hune actum, quod est nos per sacramenta regenerare, dicitur Christus sacerdos. " Tout se passe comme si la charge polémique de la question (le Christ médiateur selon sa nature humaine seulement) avait empêché les scolastiques de percevoir la prégnance sacerdotale de la médiation telle que la définit le Lombard. E. J. Scheller (cf. infra, n. 5) a dû constater lui aussi que Bonaventure et Albert le Grand ou Pierre de Tarentaise n'ont parlé du sacerdoce du Christ que de façon occasionnelle.

 

étude, mais on peut déjà supposer que le fait d'avoir été à peu près seul à commenter l'épître aux Hébreux a dû aussi jouer son rôle4. Cela veut dire également que la compréhension de sa doctrine passera donc comme bien souvent, et plus encore que dans beaucoup d'autres cas, par une interrogation sur l'intention de l'auteur en écrivant ce texte5.

La première indication en ce sens se trouve dans la place que Thomas fait à cette question dans le plan de sa Tertia Pars. On sait que, après la question sur la convenance de l'incarnation, Thomas a divisé sa christologie en deux grandes parties : d'abord le mystère de l'incarnation en lui-même selon lequel Dieu s'est fait homme pour notre salut (q. 2-26) ; ensuite tout ce que le Sauveur a fait et souffert durant sa vie terrestre (q. 27-59). Curieusement, du moins pour nous, la considération de sa qualité et de son activité sacerdotales ne prend pas place dans cette deuxième partie, mais bien dans la première. Cette première partie, étant elle-même divisée en deux sections, la question du sacerdoce du Christ se trouve située dans la deuxième, celle des réalités " conséquentes " à l'union hypostatique (q. 16-26).

Cette notion a fait jadis l'objet d'une étude très précise qui a montré que le terme de " conséquences " est à comprendre ici de façon beau-

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4. Nous n'avons pas effectué une enquête exhaustive, mais ni Guillaume d'Auxerre ni Alexandre de Halès ou Bonaventure ne semblent avoir fait un commentaire de l'épître aux Hébreux ; à l'exception de celui de Thomas, le Repertorium edierter Texte des Mittelalters, Aus dem Bereich der Philosophie und angrenzender Gebiete, Hrsg. R. Schönberger und B. Kible, Berlin, 1994, ne mentionne que celui d'Alcuin (cf. PL 100, col. 1031-1084) et trois fragments édités dans J.-G. BOUGEROL, La Théologie de l'espérance aux XII et XIII siècles, Paris, 1985, t. II, p. 410, 426 et 522-523, mais qui n'ont rien à voir avec le sacerdoce du Christ. Il y a bien sûr aussi le commentaire de Pierre Lombard: In Epistolam ad Hebraeos (PL 192, col. 399-520), que Thomas avait certainement sous la main, et d'autres commentaires demeurés inédits comme celui de Guerric de Saint-Quentin ou d'un anonyme transmis sous le nom d'Hugues de Saint-Cher, ou disparus comme celui d'Albert le Grand (cf. F. STEGMÜLLER, Répertorium biblicum Medii Aevi, Madrid, 1950, n° 1002, 2713 et 3754).

5. Ajoutons encore que, si l'on excepte les commentaires joints aux diverses éditions de la Somme, la littérature spécifique est relativement peu fournie. À ma connaissance, le seul ouvrage important est celui de E. J. SCHELLER, Das Priestertum Christi im Anschluss an den hl. Thomas von Aquin, Vom Mysterium des Miniers in seinem Opfer und unserer Anteilnahme, Paderborn, 1934 : ce véritable monument d'érudition méticuleuse et de rigueur systématique dépasse toutefois largement notre propos; il étudie aussi bien les concepts philosophiques de médiation et de participation, que l'histoire patristique et scolastique du sacerdoce du Christ, et tous les aspects qu'il revêt dans l'Église : caractère sacramentel, culte, messe, etc. ; une part substantielle est cependant consacrée à la q. 22 et à ses sources (cf. l'importante recension de ce livre par V.-M. POLLET, Bulletin thomiste 4 [1934-1936], n° 1123, p. 731-737). Sans comparaison aucune, on peut voir encore M.-D. PHILIPPE, " Le sacerdoce du Christ (Somme théologique, III, q. 22) ", Bulletin du Cercle thomiste de Caen, n° 96 (1982), p. 3-18; n° 97 (1982), p. 1-8; continué dans les Cahiers de l'École Saint-Jean, n° 98 (1983), p. 6-24 ;n° 99 (1983) p. 1-14; il s'agit d'une paraphrase du texte de Thomas, commenté soit directement à l'aide de la Bible, soit grâce au commentaire de Thomas lui-même sur l'épître aux Hébreux, avec ici ou là des développements sur la méthode théologique ou sur les raisons de convenance qui expliquent que les nommes seuls peuvent être prêtres ministériels ; M. CAPRIOLI, " II sacerdozio di Cristo nella Somma Teologica e nel Commento Super Epistolam ad Hebraeos ", Studi tomistici 45 (1992), p. 96-105, analyse seulement le premier article et s'étend beaucoup plus sur le commentaire aux Hébreux.

 

coup plus rigoureuse que pour les coassumpta des questions précédentes (q. 7-15); toutes les qualités du Christ que Thomas énumère ici sont vues par lui non " comme une série d'aperçus, rattachés au mystère par un lien plus ou moins lâche. Il ne s'agit pas d'une suite quelconque, mais d'une série de conclusions, [...] qu'un procédé rigoureusement démonstratif est chargé de rendre explicite6 ". Nous retrouverons bientôt la grâce capitale dans sa valeur explicative pour ces " conséquences " ; sans nous y attarder pour l'instant, il suffit de savoir que Thomas comprend ici le sacerdoce comme une des conséquences de l'union hypostatique par rapport au Christ considéré dans ses relations avec Dieu le Père, et qu'il le traite dans un groupe de questions qui envisagent successivement sa dépendance, sa prière, son sacerdoce, son adoption par le Père, sa prédestination (q. 20-24), alors que l'adoration du Christ et sa médiation prennent place parmi les conséquences qui résultent de l'union hypostatique, à considérer le Christ par rapport à nous (q. 25-26). Logique au premier abord, cette répartition pose pourtant quelque problème, car on s'aperçoit à la lecture que l'office du prêtre comporte aussi un rapport aux hommes, et que celui du médiateur est défini presque exactement dans les mêmes termes. On peut déjà en conclure que ces distinctions signifient plutôt des accents dominants que des exclusions, mais il faudra essayer de comprendre pourquoi ces deux fonctions, prêtre et médiateur, ont été placées dans deux sous-sections différentes. Nous y reviendrons dans nos considérations complémentaires.

 

Lecture de la question 22

 

Le plan de notre question est très simple et aisé à comprendre si l'on se souvient que, selon le commentaire de Thomas à l'épître aux Hébreux, l'auteur de cette lettre avait un double objectif : établir le fait du sacerdoce du Christ et démontrer sa supériorité par rapport au sacerdoce de l'Ancienne Loi7. C'est aussi la double préoccupation de notre question : dans un premier temps, elle établit la réalité du sacerdoce du Christ (articles 1 et 2) ; elle traite ensuite des principales caractéristiques de ce sacerdoce et démontre ainsi son éminence par rapport au sacerdoce lévitique. En possession de cette première indication, nous pouvons en venir maintenant à une lecture commentée des articles, dans l'ordre où ils se présentent.

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6. Cf. L.-B. GILLON, " La notion de conséquence de l'union hypostatique, Dans le cadre de IIIa, qq. 2-26 ", Angelicum 15 (1938), p. 17-34 [p. 33].

7. Cf. S. THOMAS D'AQUIN, In Hebr. 7, 1, lect. 1, n° 326.

 

L'article 1 : Convient-il au Christ d'être prêtre ?

 

Il ne faut pas s'étonner de voir la question de la convenance posée en premier lieu. Lorsqu'il s'agit d'un donné révélé, la première question scientifique (an sit) prend la forme, non pas d'une démonstration proprement dite, mais d'une vérification de sa convenance; et c'est pourquoi ce procédé occupe une telle place quand il s'agit du mystère du Christ : plus que tout autre thème de considération théologique, il s'agit d'un domaine régi, non par la nécessité, mais bien par la gratuité la plus absolue8.

Selon ce premier article, " l'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple ", et cela en un double sens. D'abord " en tant qu'il transmet au peuple les dons divins " puisque, selon l'étymologie reçue d'Isidore9, le nom de sacerdos signifie sacra dans, c'est-à-dire " celui qui donne les choses saintes " ; pour appuyer ce premier sens, Thomas en appelle à Ml 2, 7 : " C'est de sa bouche qu'on attend la loi10. " Ensuite, le prêtre est dit médiateur " en tant qu'il offre à Dieu les prières du peuple et satisfait à Dieu en quelque manière pour leurs péchés " ; l'autorité qui appuie ce second sens est évidemment He 5,1: " Tout grand prêtre [...] est établi en faveur des hommes dans ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir des oblations et des sacrifices pour les péchés "11.

Cette définition de la fonction sacerdotale comme s'exerçant dans une double direction est évidemment taillée sur mesure pour le Christ : " Par lui, en effet, continue Thomas, les dons de Dieu sont transmis aux hommes puisque, selon 2 P 1,4, "c'est par lui que nous avons été mis en possession des précieuses et des plus grandes promesses afin de devenir participants de la nature divine" ; de même c'est encore lui qui a réconcilié le genre humain avec Dieu, selon Col 1,9: "II a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui de tout se réconcilier". " Puisqu'il en est ainsi, on comprend que Thomas puisse conclure : " II convient donc souverainement au Christ d'être prêtre. "

Avant d'aller plus loin, il faut souligner la manière dont Thomas a obtenu sa conclusion : ce n'est pas l'affirmation d'une identité pure et simple entre sacerdoce et médiation, mais la mise en évidence du fait

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8. G. NARCISSE, Les Raisons de Dieu, Fribourg, 1997, a bien montré, dès ses premières pages, que la fréquence statistique du vocabulaire de la convenance dans la Tertio Pars l'emporte largement sur toute autre partie de la Somme; c'est le mystère qui appelle la convenance.

9. Cf. Isidori Hispalensis Episcopi Etymologiarum sive Originum Libri XX, Éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1957, VII, XII, 17; également IX, 3,4.

10. Selon le texte de la Vulgate que Thomas avait sous la main; les Bibles actuelles traduisent : " l'enseignement " ou " l'instruction ".

11. Sans chercher à relever tous les parallèles, signalons au passage la définition exactement semblable que l'auteur met en œuvre quand il parle des prêtres chrétiens : " Sacerdos constituitur médius inter Deum et populum. Unde sicut ad eum pertinet dona populi Deo offerre, ita ad eum pertinet dona sanctificata divinitus populo tradere " (IIIa, q. 82, a. 3).

 

que le sacerdoce est une composante de la médiation; le sacerdoce du Christ est conclu à partir de sa qualité de médiateur. Thomas reviendra plus loin sur la notion de médiation pour elle-même, mais nous savons ainsi qu'elle est déjà présente à sa réflexion.

Voici d'abord une première remarque, fondamentale pour ce qui va suivre. Nous allons bientôt nous apercevoir que saint Thomas suit de très près saint Augustin en bien des points de cette question ; or, sans le dire, il commence ici par prendre d'emblée une distance considérable à son égard. Si Augustin admettait une certaine participation des hommes au sacerdoce du Christ, il réservait au contraire au Christ de façon absolue le titre de médiateur, et il se gardait bien de faire équivaloir médiation et sacerdoce. Au contraire, il polémique fortement contre le donatiste Parménien qui " avait l'audace de prétendre que l'évêque est médiateur entre le peuple et Dieu "12. Thomas quant à lui réserve certes le caractère unique de la médiation au Christ, mais, en assimilant le sacerdoce à une médiation, il laisse entendre qu'il s'agit d'une médiation participée, et il dit d'ailleurs très clairement que d'autres que le Christ peuvent être des médiateurs subordonnés en différents domaines13.

À cette première remarque, on peut en ajouter trois autres, moins importantes, mais non sans portée.

1. Il faut d'abord mettre en valeur la pertinence de la définition du sacerdoce proposée dans ce premier article. Thomas n'utilise pas une définition préalablement obtenue par induction, par exemple par l'observation de l'histoire des religions, pour vérifier ensuite si elle s'applique au Christ; c'est à la Bible qu'il en emprunte les éléments. Il y a cependant ici une originalité : au lieu de s'en tenir à l'épître aux Hébreux

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12. Cf. Sermon Dolbeau 26, p. 131, li. 1265-1268, dans AUGUSTIN D'HIPPONE, Vingt-six sermons au peuple d'Afrique, Éd. F. Dolbeau, Paris, 1996, p. 407; Contra epist. Parmeniani, II, VIII, 15-16, BA 28, p. 300-305. Cf. le commentaire de G. REMY, "Le Christ médiateur et tête de l'Église selon le sermon Dolbeau 26 d'Augustin", Revue des Sciences religieuses 72 (1998), p. 3-19 : il semble que l'auteur ait évolué dans son appréciation de la question puisque, dans une précédente étude (" La théologie de la médiation selon saint Augustin, son actualité ", RT 91 [1991], p. 580-623), il ne craignait pas de parler d'une "équivalence" entre le sacerdoce du Christ et sa médiation (ibid., p. 5 90 et ; 99) ; il faut sans doute comprendre que cette équivalence ne vaut que pour le Christ Cf. encore A. VERWILGHEN, " Le Christ Médiateur selon Ph 2, 6-7 dans l'œuvre de saint Augustin ", dans B. BRUNING, M. LAMBERIGTS, J. VAN HOUTEM, Collectanea Augustiniana, Mélanges T. J. Van Bavel, t. 2, Rome, 1991, p. 469-482.

13. L'affirmation centrale de ce premier article se retrouve régulièrement chaque fois qu'il s'agit de définir le sacerdoce des ministres : parfois sous la forme d'une affirmation universelle qui ne laisse place à aucun doute, cf. In Hebr. 8, 6, lect. 2, n° 392 (" Omnis enim sacerdos mediator est"); parfois sous la forme d'une évidence paisiblement répétée, In IV Sent., d. 8, q. 2, a. 4, qla 3, exp. textus (" Sacerdotes [...] sunt mediatores inter Deum et populum ") ; d. 13, q. 1, a. 3, qla 2, sol. (" Oportet [sacramentum eucharistiae] per sacerdotem qui est mediator inter Deum et populum, dispensari ") ; Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 6 (" Sacerdos mediator est... "). Quand la raison est donnée de cette équivalence, elle s'exprime elle aussi sous la forme d'une certitude : cf. In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 3, qla 2, sol. : "Dispensatio huius sacramenti ad sacerdotem pertinet, eo quod ipse repraesentat Christum qui fuit mediator Dei et hominum " ; ibid., q. 2, a. 3, exp. textus : " Per ministerium sacerdotis, qui mediatoris vice fungitur inter Deum et hominem ". On joindra à ces premières constatations celles que nous faisons plus loin à propos de l'emploi alternatif de médius (cf. p. 89 s.).

 

avec son approche strictement cultuelle, il fait appel au contraire à l'ancienne conception biblique où le prêtre était aussi l'homme de la parole ; c'est un choix important14.

2. En second lieu, il faut souligner la modernité de cette définition ; elle rejoint en effet les préoccupations théologiques contemporaines, d'une double façon : d'abord par le fait précisément que tout un courant de pensée — qui a trouvé son achèvement au concile Vatican II — s'était montré soucieux de ne pas faire du prêtre chrétien l'équivalent d'un lévite de l'Ancienne Alliance. Poursuivant cette ligne doctrinale, le Concile a voulu présenter le prêtre non comme un simple sacrificateur — à l'image de ce qu'étaient les prêtres juifs à l'époque de Jésus —, mais comme l'homme de l'évangélisation et le guide du peuple15.

3. Ma troisième remarque souhaite mettre en valeur le double sens, descendant et ascendant, dans lequel s'exerce cette médiation sacerdotale ; elle prend ainsi place dans le grand mouvement, à double sens lui aussi, par lequel se définit la médiation réconciliatrice du Christ. Il est tout à fait notable en effet que, là où notre tradition latine parlait naguère de la rédemption effectuée par le Christ homme comme s'il ne s'agissait que de son mérite, on parle aujourd'hui du salut déjà apporté par la venue du Verbe en notre monde16. Mis à part la réaction contre certains excès modernes, on veut ainsi signifier que, préalablement à l'exercice de sa fonction sacerdotale et de tout ce que fait le Christ en son humanité graciée, il y a le don de Dieu qui est premier et déjà agissant en sa personne. Or ceci est tout à fait présent et opératoire chez Thomas : le don de la grâce est à la source du mérite pour l'agir libre, et de même celui du charisme pour un agir cultuel au service de la vie de la grâce.

Si l'on examine maintenant les réponses aux arguments de ce premier article, la troisième retient spécialement l'attention17 :

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14. Outre Ml 2, 7, cité ici par Thomas, cf. notamment Ex 4, 15-16 (Aaron, chef de la lignée sacerdotale, est l'homme de la parole; cf. également Si 45,17) ; Ex 33,9-10 (Lévi et ses fils) ; Os 4, 6 qui reproche aux prêtres de laisser périr le peuple faute d'enseignement. Pour ce lien de la parole au sacerdoce, cf. R. DE VAUX, Les Institutions de l'Ancien Testament, t. 2, Paris, 1960, p. 206-208.

15. Cf. notamment le décret Presbyterorum ordinis, n° 2-6, et les commentaires parus dans Les Prêtres, Décrets " Presbyterorum ordinis " et " Optatam totius ", Sous la direction de J. FRISQUE et Y. CONGAR, " Unam sanctam, 68 ", Paris, 1968 ; en particulier l'étude de Y. CONGAR, " Le sacerdoce du Nouveau Testament, Mission et culte ", p. 233-256.

16. C'est en vain qu'on cherche l'article "Rédemption" dans les dictionnaires les plus récents ; quand on trouve le mot, c'est pour un renvoi à " Salut " : ainsi dans le Dictionnaire critique de théologie, le Dictionnaire de spiritualité ou dans l'encyclopédie Catholicisme ; le Supplément au Dictionnaire de la Bible renvoie à " Rachat " et à " Sacrifice ", et a aussi un long article " Salut ".

17. La première objection conteste la convenance pour le Christ d'être prêtre, sous prétexte qu'étant supérieur aux anges, il ne pouvait assumer la fonction sacerdotale qui ne convient qu'aux hommes ; en réalité, réplique Thomas, s'il est supérieur aux anges, c'est par sa divinité ; par sa passibilité, il est semblable aux hommes et donc inférieur aux anges. Quant à la deuxième objection, qui rappelle que le Christ n'était pas de race sacerdotale, Thomas y

 

Comme on l'a déjà dit (q. 7, a. 7, ad 1), les autres hommes possèdent certaines grâces particulières, mais le Christ, en sa qualité de tête de tous, possède la perfection de toutes les grâces. C'est pourquoi, en ce qui regarde les autres hommes, l'un est législateur, l'autre prêtre, l'autre roi; tout cela au contraire converge dans le Christ en sa qualité de source de toutes les grâces. Aussi lisons-nous en Is 33, 22 : "Le Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre législateur, le Seigneur est notre roi; il viendra et nous sauvera. "

Même s'il est le seul de la Somme à mettre aussi explicitement le sacerdoce du Christ en relation avec sa grâce de chef, ce très beau texte n'est pas sans parallèles. Étant donné que la figure de Melchisédech, roi de Salem et prêtre du Très-Haut, est à l'arrière-plan, Thomas n'omet aucune occasion de rappeler que le Christ est lui aussi prêtre et roi. Il trouve une confirmation de cela dans le fait qu'il est fils d'Abraham et fils de David : le premier était prêtre et prophète, le second était prophète et roi. Ainsi le Christ qui descend de l'un et de l'autre est prêtre, prophète et roi18. En fait, plutôt que cette ascendance, c'est la signification du mot " christ " (oint) qui lui donne l'occasion de rappeler cette triple dignité — et surtout la possibilité de préciser que cette onction des rois, des prêtres et des prophètes, donnée par l'Esprit-Saint à l'humanité du Christ, dérive de lui comme Tête sur les membres de son Corps ecclésial19. Cela nous entraînerait trop loin de poursuivre cette piste mais, on le devine aisément, c'est surtout dans les commentaires scripturaires qu'on trouve ces développements20; un coup d'œil à la Catena aurea permet en outre de repérer facilement quelques-uns des chaînons patristiques d'une tradition très fournie dont Thomas est un bon témoin21.

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répond en soulignant que, entre le sacerdoce de l'Ancienne Loi et celui de la Nouvelle, le rapport n'est pas d'identité mais d'exemplarité : le premier n'était que la figure du second ; il fait appel ici à une loi générale établie par saint Jean Damascène qui toutefois ne la fait pas jouer dans le registre du sacerdoce du Christ : cf. De fide orthodoxa, cap. 70, Ed. E. Buytaert, St-Bonaventure (N. Y.), 1955, p. 270-272.

18. Cf. IIIa, q. 31, a. 2 : "Christus futurus erat rex, propheta et sacerdos"; déjà sensible à l'accusation de triomphalisme soulevée contre cette dignité royale, Thomas fait remarquer au passage qu'il ne faut pas la confondre avec la gloire humaine ; c'est dans sa Passion que le Christ s'est montré prêtre et roi : " Sacerdotium autem Christi, et eius regnum, praecipue consummatum est in eius Passione " (ibid., q. 35, a. 7, ad i).

19. Cf. S. THOMAS, In Hieremiam, cap. 33, n° 5, Ed. Vives, t. 19, p. 181 : " Sicut regnum restauratur in ipso Christo, et in membris eius, ita et sacerdotium. Ipse enim sicut rex, ita et sacerdos est [...], et membra sua reges et sacerdotes fecit [...], et membra ipsius, spirituales hostias Deo offerre facit. "

20. Outre le commentaire sur/r rappelé à la note précédente, voir encore Super PS. 26, 1 ; Super PS. 44, 5 ; In loan. n, 27, lect. 4, n° 1520; In II Cor. 1, 21, lect ;, n°44; In Hebr. 1, 9, lect. 4, n° 64.

21. Cf. Catena in Matth., cap. 1, lect. 1, qui renvoie à Raban Maur et, au-delà, à Augustin et au Pseudo-Chrysostome de l'Opus imperfectum; au cap. 27, lect. 7, il renvoie à Origène, Rémi d'Auxerre, et de nouveau à Raban Maur; la Catena in Marcum, cap. 2, lect. 4 renvoie à Chrysostome ; cf. également l'abondante documentation rassemblée naguère par P. DABIN, Le

 

Pour ne pas se tromper sur le sens de ce texte, il convient de préciser d'abord qu'il parle non pas de grâce sanctifiante (gratum faciens), mais bien de charismes (gratiae gratis datae) ; le renvoi initial ne laisse aucun doute à ce sujet. Cependant c'est une formule tout à fait semblable qui est utilisée pour les deux types de grâces : notre texte dit "fons omnium gratiarum ", alors que pour la grâce habituelle nous trouvons "princeps in génère habentium gratiam "22. Fons (source) est plus imagé, mais princeps (premier) ou principium (principe), qui retiennent eux aussi l'idée de commencement ou d'origine, la dépouillent de toute représentation imaginative en orientant la réflexion vers le principe aristotélico-platonicien de la causalité du maximum, qui est une des idées maîtresses de cette question : ce qui est premier dans un genre donné est la cause efficiente et exemplaire de tout ce qui rentre dans ce genre. Le maxime taie, comme on dit familièrement, est une notion dominante ici comme ailleurs dans la christologie de Thomas. Mais il est important de se souvenir que s'il en est ainsi du sacerdoce, c'est parce que cela vaut d'abord d'une façon plus générale : c'est en sa qualité de Tête que le Christ est prêtre, roi et prophète.

L'autre remarque qui s'impose à partir de ce texte rejoint celle que la conclusion principale suggérait déjà, à savoir que la définition du sacerdoce du Christ ne s'épuise pas dans la considération du seul caractère cultuel : Thomas suggérait à l'instant d'y joindre le ministère de la Parole ; voilà que maintenant il recommande d'y joindre la fonction de juge ou de guide, la fonction royale donc. Nous sommes à nouveau très près du concile Vatican II et de son insistance sur le triple aspect du ministère chrétien : prophétique, sacerdotal et royal23. Si cela correspond au triple aspect de la grâce baptismale, ce n'est évidemment pas arbitraire puisque, nous venons de le dire, charisme et grâce émanent de la même source : le Christ.

 

L'article 2 : Le Christ a-t-il été à la fois prêtre et victime ?

Parler de sacerdoce, c'est aussi parler de sacrifice offert; puisqu'on vient d'établir que le Christ est prêtre, il faut maintenant s'interroger sur la victime qu'il a offerte. Ici encore l'épître aux Hébreux donne la réponse : il s'est offert lui-même (7, 27) ; mais il y a d'autres lieux scripturaires qui enseignent cette vérité; ainsi le sed contra cite Ep 5, 2 : " Le Christ nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur". Sous la forme qu'il lui donne ici, Thomas tient cette

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Sacerdoce royal des fidèles dans la tradition ancienne et moderne, " Muséum Lessianum, 48 ", Bruxelles-Paris, 1950.

22. IIIa, q. 7, a. 9 : la grâce a été accordée au Christ " tanquam cuidam universali principio in genere habentium gratiam ".

23. Cf. Ia-IIae, q. 102, a. 6 : " Sacerdos mediator est inter Deum et populum, regens populum per potestatem divinam. "

 

doctrine de saint Augustin, mais à travers Pierre Lombard. En effet, si le thème est cher au docteur d'Hippone — qui répète à plusieurs reprises : "Ipse [Christus] sacerdos, ipse sacrificium24" —, c'est le Maître des Sentences qui en a donné la formulation définitive, d'abord dans ses commentaires sur saint Paul : " Idem [...] est sacerdos et hostia ", puis dans ses Sententiae25. Assez curieusement, aucun des grands contemporains de saint Thomas ne s'arrête sur cette formule dans son commentaire; tous s'orientent plutôt vers le traité de la rédemption26. À cet endroit, Thomas fait de même, mais il sera seul à en faire ailleurs un usage assez abondant, toujours dans le contexte de la célébration de l'eucharistie27.

On s'en aperçoit vite, tout cet article est écrit en étroite référence à saint Augustin, notamment dans la façon de résoudre la première difficulté : s'il est facile de comprendre que le Christ a été la victime offerte sur l'autel de la Croix, il est moins aisé de voir comment il a aussi été le prêtre de ce sacrifice. Dire qu'il revient au prêtre de mettre à mort la victime, n'est-ce pas signifier que le Christ s'est suicidé28? À cet argument qui ouvre la question, Thomas répond avec le docteur d'Hippone : "Tout sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré du sacrifice invisible. Or le sacrifice invisible consiste pour l'homme à offrir son esprit à Dieu, selon ce que dit le Psaume 51, 19 : "Le sacrifice à Dieu c'est un esprit broyé." C'est pourquoi tout ce qui est offert à Dieu en vue de porter l'esprit de l'homme vers Dieu peut être appelé sacrifice29. "

Si l'on accepte cela, l'essentiel du sacrifice n'est pas la mise à mort de la victime, mais bien l'attitude intérieure d'offrande ; il est donc clair que l'acceptation libre de sa mort par le Christ, alors qu'il aurait pu y échapper30, a bien la valeur d'une offrande sacrificielle; c'est de cette façon qu'il a été à la fois prêtre et victime de son sacrifice et qu'il a ainsi rendu un culte à Dieu, alors que l'acte physique de sa mise à mort n'était quant à lui qu'un acte de barbarie (cf. ad 2)31.

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24. S. AUGUSTIN, Sermon 374, 3, PL 39, col. 1668; cf. De Civ. Dei, X, VI, BA 34, p. 447 : "Selon la forme d'esclave, il est médiateur; c'est par là qu'il est prêtre et qu'il est sacrifice (in hoc sacerdos, in hoc sacrificium) " ; ibid., X, XX, p. 498 : " Per hoc et sacerdos est, ipse offerens, ipse et oblatio ".

25. PIERRE LOMBARD, In Hebr. 9, 25, PL 192, col. 477 C; ID., In III Sent., d. 20, cap. 5, ed. cit., p. 128 : " Christus ergo est sacerdos idemque hostia et pretium nostrae redemptionis. "

26. Nous avons vérifié chez Alexandre de Haies, Bonaventure et Albert le Grand.

27. Cf. S. THOMAS, In III Sent., d. 20, q. 1, prol. ; In IV Sent., d. 8, q. 2, a. 1, qla 4, ad 4; d. 10, q. 1, a. 4, qla 5, exp. textus; IIIa, q. 83, a. 1, arg. 3 et ad 3 ; q. 84, a. 7, ad 4.

28. Le sujet sera repris plus amplement un peu plus loin à la q. 47 où Thomas s'interroge sur la cause efficiente de la passion et de la mort du Christ et tente de préciser le rôle du Christ lui-même, celui du Père et la part qui revient aux païens, aux juifs et aux bourreaux.

29. IIIa, q. 22, a. 2; cf. AUGUSTIN, De Civ. Dei, X, V-VI, p. 439-449.

30. Cf. Jn 10, 17-18 : " On ne m'ôte pas la vie, je la donne de moi-même ", qui répond à h ; 3, 7 : " II s'est offert parce qu'il l'a voulu " (cité ici dans l'ad 1).

31. Signalons au passage une petite curiosité de cet article 2 : 1'ad ) manque dans tous les manuscrits, mais plusieurs éditions reprennent le texte ajouté par les éditeurs de la " Piana " (de

 

Si l'on veut se faire une idée de ce que Thomas doit ici à saint Augustin, il suffit de lire à la suite de cette réponse un article qu'on trouve un peu plus loin dans la Tertia Pars : " La passion du Christ a-t-elle opéré notre salut par mode de sacrifice ? " De nouveau, Thomas cite largement les passages de la Cité de Dieu que nous venons de rappeler, et il souligne avec force : " Le fait même pour le Christ de supporter la Passion a été souverainement agréable à Dieu en raison de la charité qui l'inspirait; il est donc évident que la Passion du Christ fut un vrai sacrifice. " Toujours pour la même raison, la première réponse de cet article souligne que le sacrifice dans lequel la chair du Christ fut offerte pour nous est le plus parfait qu'on puisse concevoir32.

Dans notre article 2, Thomas poursuit alors par une profusion de citations scripturaires pour rappeler d'abord les trois catégories de sacrifices prévus dans l'Ancien Testament, et pour montrer ensuite que la mort sacrificielle du Christ en vérifie toutes les conditions : sacrifice pour le péché puisque par lui nos péchés ont été effacés (Rm 4, 25); victime pacifique puisque c'est par lui que nous recevons la grâce qui nous sauve (He 5,9); holocauste enfin puisque c'est grâce à lui que nous avons accès à la gloire (He 10, 19). Il serait du plus haut intérêt de commenter ces quelques lignes à l'aide du propre commentaire de Thomas sur chacun de ces versets, mais je m'en tiendrai au commentaire sur Ep 5, 2 (cité dans le sed contra) ; c'est certainement un des vrais parallèles de notre question qui aurait pu être indiqué dans les éditions courantes :

Cette mort [du Christ] nous fut utile et nécessaire, c'est pourquoi l'Apôtre ajoute : " en offrande et en sacrifice (oblationem et hostiam) ". D emploie ici une expression de l'Ancienne Loi — Lv 4, 25 s. —, selon laquelle lorsque quelqu'un avait péché, on offrait pour lui l'offrande et le sacrifice " pour le péché ". De même, lorsque quelqu'un voulait obtenir quelque chose, on offrait le sacrifice pacifique — Lv 3, 933 — qui était d'agréable odeur au Seigneur. C'est cela qui a été accompli par le Christ :

pour que nous soyons purifiés du péché et que nous obtenions la gloire, " il s'est livré lui-même pour nous en sacrifice ". [...] Très évidemment, ce n'était pas en elle-même, mais bien selon sa signification, que cette odeur était agréable à Dieu ; elle signifiait l'odeur du sacrifice du corps

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saint Pie V; ire édition complète des œuvres de saint Thomas, en 1570); ces quelques lignes, que nous citons d'après Somme théologique, 3a, Questions 16-26, Le Verbe incarné, t. 3, trad. fr. par Ch.-V. HÉRIS, " Éditions de la Revue des jeunes ", Paris, Desclée, 1954, p. 187, laissent quelque doute sur le thomisme de leur auteur anonyme : " La sanctification de l'humanité du Christ dès le principe n'a pas empêché cette même nature humaine, au moment où elle fut offerte dans la Passion à Dieu, d'être sanctifiée d'une nouvelle manière comme hostie actuellement offerte. Elle acquit en effet une sanctification actuelle d'hostie, issue de la charité première et de la grâce d'union qui la sanctifiaient absolument. "

32. Cf. IIIa, q. 48, a. 3, ad 1: " Huius sacrificii, quo caro Christi offertur pro nobis [...] quae est perfectissimum sacrificium... "

33. Lv 3, 9 : " Et offerent de pacificorum hostia sacrificium Domino "; les Bibles modernes parlent ici du " sacrifice de communion ".

 

du Christ, le Fils de Dieu. [Isaac parlait ainsi de son fils Ésaü] — Gn 27, 27 — : " C'est bien l'odeur de mon fils semblable à l'odeur d'une moisson mûre "; [et l'épouse du Cantique] — Ct 1, 3 — : " Entraîne-moi à ta suite! nous courrons à l'arôme de tes parfums." C'est ainsi que nous devons offrir à Dieu un sacrifice spirituel — PS 50, 19 —: "Mon sacrifice c'est un esprit brisé "34.

La fin de cette réponse nous ramène de façon très cohérente à l'article commenté. La réponse de Thomas n'a pas pour seul effet de résoudre le problème immédiat qui était de savoir comment le Christ pouvait être simultanément prêtre et victime ; en élargissant, à la suite de saint Augustin, la notion de sacrifice, il retrouve la notion néotestamentaire des sacrifices spirituels (pneumatikai thusiai) qui englobent pratiquement tout l'exercice de la vie chrétienne : prière, aumônes, hospitalité, louange, offrande de soi, etc.35, et la libère radicalement de la tendance légaliste si souvent liée à l'exercice de la religion36.

L'article 3 : Le sacerdoce du Christ a-t-il pour effet l'expiation des péchés ?

Avec cet article commence la deuxième partie de la question, qui tend à démontrer la supériorité du sacerdoce du Christ par rapport à celui de la Loi ancienne. Fidèle à l'enseignement de l'épître aux Hébreux, Thomas place en premier son efficacité quant à la libération du péché, et il en voit la vérification dans les deux domaines où s'exerce la servitude liée au péché : la souillure de la faute, enlevée par la grâce qui tourne le cœur du pécheur vers Dieu; l'obligation à la peine qui en résultait, supprimée du fait de la satisfaction rendue à Dieu. Ces deux effets sont réalisés par le sacerdoce du Christ puisque c'est par son efficacité que la grâce nous est donnée et nos cœurs tournés vers Dieu, conformément à

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34. In Eph. 5, 2, lect. 1, n° 270; cf. IIa-IIae, q. 102, a. 3, ad 8 où Thomas explique longuement le rite et la signification de chaque espèce de sacrifice.

35. On verra ici l'article déjà ancien mais qui reste précieux de A. FEUILLET, " Les "sacrifices spirituels" du sacerdoce royal des baptisés (1 P 2, 5) et leur préparation dans l'Ancien Testament ", NRT 96 (1974), p. 704-728.

36. Sur cette extension de la notion de sacrifice, cf. IIa-IIae, q. 85, a. 3. Fin connaisseur de cette partie de la Somme, M.-M. Labourdette explique : " On dirait que, dans cette question, pourtant consacrée à cet acte extérieur spécial de la vertu de religion qu'est le sacrifice, [saint Thomas] s'acharne à garder à ce mot un sens tellement général qu'il désigne aussi bien un acte purement intérieur qu'un acte de n'importe quelle vertu, seulement impéré par la vertu de religion" (Les Vertus rattachées à la justice, IIa-IIae, 80-120, "Cours de théologie morale, 13 ", Toulouse, 1960-1961, p. 334). C'est non seulement le vocabulaire chrétien courant qui est ici présent au texte de Thomas, mais le souvenir qu'il a gardé de sa lecture de La Cité de Dieu. Cet aspect avait été bien mis en valeur par P. RUPPRECHT, Der Mittler und seine Heilswerk, Sacrificium Mediatoris, Freiburg im B., 1934, mais, d'une manière bien significative, ce livre d'abord paru en articles dans Divus Thomas (Fr.), de 1931 à 1933, a été plutôt fraîchement accueilli par les recenseurs de l'époque: cf. Divus Thomas (Fr.) 13 (1935), p. 355; Bulktin thomiste III (1930-1933), n° 1193, p. [898]. À l'inverse, E. J. Scheller, bien à tort, a minimisé cet aspect de l'oflrande intérieure.

 

ce que dit l'épître aux Romains (3, 24): "Tous sont justifiés gratuitement par sa grâce " ; de même, c'est encore lui qui a pleinement satisfait pour nous puisque, selon Isaïe (53, 4), "il s'est chargé de nos infirmités et il a porté nos douleurs "37.

Pour des théologiens qui admettent par principe l'autorité de l'Écriture, cette argumentation simple est convaincante puisqu'elle ne fait que mettre en forme quelques textes bibliques. Mais si l'on veut suivre le conseil que Thomas prodigue volontiers, il ne suffit pas de savoir qu'il en est bien ainsi ; il faut encore comprendre la raison pour laquelle il en est ainsi. C'est pourquoi il ajoute quelques compléments dans les réponses qui suivent; nous pourrons négliger le troisième38, mais il faut retenir les deux premières.

La première objection rappelle fort justement que Dieu seul peut remettre les péchés : comment pourrait-on attribuer cela au sacerdoce du Christ qui n'est prêtre que selon son humanité ? La réponse met en avant l'ontologie unique du Christ : " Bien que le Christ ne soit pas prêtre en tant que Dieu, mais en tant qu'homme, c'est la même et unique personne qui est à la fois prêtre et Dieu. " Thomas fait ici opportunément appel à sa connaissance des premiers conciles œcuméniques, et cite à l'appui de son affirmation le dixième des anathèmes de Cyrille d'Alexandrie qui parle de l'identité divine du " grand prêtre et apôtre de notre confession de foi qui s'est offert lui-même pour nous en parfum d'agréable odeur à son Dieu et Père39 ". Très logiquement il met aussi en œuvre la doctrine de l'instrumentante de l'humanité du Christ par rapport à la personne du Verbe, qu'il a reçue par saint Jean Damascène de ce même milieu alexandrin : " Dans la mesure où son humanité agissait en vertu de sa divinité, son sacrifice était parfaitement efficace pour effacer les péchés " (ad 1)40. On sait qu'il s'agit ici d'un thème capital pour la christologie thomasienne41.

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37. Le lieu parallèle naturel pour la doctrine de cet article est bien sûr In Rom. 3, 23-25, lect. 3, n° 307-309.

38. Bien que Thomas lui-même ne la tienne pas pour négligeable : appuyé sur Origène, il rappelle que l'oblation bi-quotidienne de l'agneau, seul dans ce cas parmi tous les autres sacrifices d'animaux dans le culte de l'Ancienne Alliance, avait pour but de signifier que l'offrande du véritable Agneau de Dieu reconnu par Jean serait l'accomplissement à la perfection de tous les autres (sacrificium consummativum omnium aliorum).

39. Cf. H. DENZINGER, Symboles et définitions de la foi catholique, Éd. P. HÜNERMANN et J. Hoffmann, Paris, 1996, p. 94, n° 261.

40. Il vaut la peine de noter ces références à la patristique grecque ; étant donné l'absence de prédécesseurs scolastiques pour cette question du sacerdoce du Christ, les spécialistes ne craignent pas de voir en Athanase et Cyrille une des sources de Thomas après l'Écriture : cf. I. BACKES, Die Christologie des hl. Thomas v. Aquin und die griechischen Kirchenväter, Paderborn, 1931, P. 22, 135-134 et 305-306. En réaction contre Backes, Scheller, op. cit., observe à juste titre que ce que Thomas doit à saint Augustin dans cette question 22 est beaucoup plus important, mais il ne peut s'empêcher de souligner que la doctrine de l'humanité du Christ, organon de sa divinité, est bien le ressort de cet article 3.

41. Cf. J.-P. TORRELL, " La causalité salvifique de la résurrection du Christ ", RT 96 (1996), p. 179-208.

 

La citation de saint Augustin par laquelle s'achève cette première réponse n'ajoute rien de façon directe à cette démonstration, mais elle n'est pas négligeable pour autant ; par son accentuation de l'unité opérée par la réconciliation qui résulte de la libération du péché, elle prolonge ce dernier effet en le situant dans le contexte plus vaste de la théologie du sacrifice et de la théologie de l'Église elle-même : " Quatre choses sont à considérer dans le sacrifice : à qui il est offert, par qui il est offert, ce qui est offert et ceux pour qui il est offert. Or l'unique et véritable médiateur, en nous réconciliant avec Dieu par un sacrifice de paix, demeurait un avec celui à qui il offrait, unifiait en lui ceux pour lesquels il offrait, réalisait enfin l'unité entre l'offrant et la victime offerte42. "

Sans trop s'avancer sur ce terrain, il faut ajouter que bien des choses concernant l'effet du sacrifice du Christ ne sont totalement déployées que dans le traité de l'eucharistie puisque la res ultime de ce sacrement est l'unité du Corps du Christ. On s'aperçoit alors une fois de plus que Thomas a parfaitement assimilé cet enseignement d'Augustin.

La deuxième objection soulève une difficulté évidente : si les péchés ont été expiés par le sacrifice du Christ, comment se fait-il que l'on continue à les rappeler dans l'Église, dans la récitation du Pater et dans la célébration quotidienne du sacrifice eucharistique ? Quant au premier de ces deux points, Thomas rappelle que ce n'est pas l'inefficacité ou l'insuffisance du sacerdoce du Christ qui sont en cause, mais bien le fait qu'il y a des infidèles qui sont encore dans leurs péchés et pour lesquels nous prions en vue de leur conversion, et qu'il y a aussi parmi les fidèles ceux qui retombent dans leurs péchés : " Quant au sacrifice quotidien qui est offert dans l'Église, continue Thomas, ce n'est pas un sacrifice différent de celui offert par le Christ, il en est la commémoration43."

 

L'article 4 : L'effet du sacerdoce du Christ est-il seulement

pour les autres ou bien aussi pour lui ?

Ce nouvel article se signale par au moins trois apports principaux. Tout d'abord, il complète le précédent en précisant à plusieurs reprises (notamment dans le sed contra44) ce qui n'était pas encore dit clairement,

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42. S. AUGUSTIN, De Trinitate, IV, XIV, 19, BA 15, p. 389.

43. Si le latin commemoratio devait paraître trop faible pour exprimer ce qui se passe dans la célébration eucharistique, on se souviendra que Thomas reprend le terme des récits de l'institution (cf. Le 22, 19 et 1 Co 2, 24-25) et qu'il le charge de toute la richesse du " mémorial " biblique. Il utilise d'ailleurs volontiers le mot pour parler de l'eucharistie, et l'expression memoriale dominicae passionis ou memoriale passionis revient fréquemment sous sa plume (13 fois dans les 13 premières distinctions du livre IV des Sentences; 10 fois dans le traité de l'eucharistie de la Tertia Pars) ; ainsi In IV Sent., d. 2, q. 1, a. 2, ad 1 : " Quamvis eucharistia sit memoriale ipsius dominicae passionis... ", et IIIa q. 80, a. 10, ad 2 : "In hoc sacramento traditur nobis memoriale passionis Christi per modum cibi, qui quotidie sumitur ".

44. C'est de nouveau la patristique grecque qui est ici mise à contribution par un appel au même anathème 10 de saint Cyrille (cf. supra, n. 39).

 

à savoir que l'acte propre du sacerdoce est le sacrifice et, par là même, l'expiation du péché. Il s'ensuit que le Christ est prêtre pour nous, non pour lui, car c'est nous seuls qui avons besoin d'être libérés du péché. Enfin et surtout, Thomas revient sur le premier article en expliquant davantage le rôle du Christ comme " intermédiaire " (ici médius et non mediator) :

Comme nous l'avons dit [art. 1], le prêtre est constitué intermédiaire entre Dieu et le peuple. Or c'est celui qui ne peut accéder à Dieu par lui-même qui a besoin d'un intermédiaire pour aller à Dieu ; celui-là est soumis au sacerdoce et participe à l'effet du sacerdoce45. Ceci ne s'applique évidemment pas au Christ, puisque l'Apôtre assure (He 7, 25) : "Il a accès par lui-même auprès de Dieu, toujours vivant pour intercéder en notre faveur. " II ne convient donc pas au Christ de recevoir en lui-même l'effet de son sacerdoce, mais bien plutôt de le communiquer aux autres.

À la recherche des lieux parallèles qui pourraient éclairer notre question, la petite variation de vocabulaire introduite dans cet article (médius au lieu de médiate?) mérite de retenir l'attention. De fait, on retrouve l'expression " médius inter Deum et populum " (ou plebem) utilisée pour définir le sacerdos une douzaine de fois, et on s'aperçoit très rapidement qu'elle vient du Deutéronome qui la met sur la bouche de Moïse : "J'ai été médiateur et intermédiaire (sequester et médius) entre le Seigneur et vous en ce temps-là pour vous transmettre ses paroles " (Dt 5, 5). Quant au contenu de cette fonction, il y a des passages plus explicites que celui de cet article 4, et qui rejoignent tout à fait le premier article de la question : " Le sacerdos est établi comme "médiateur et intermédiaire (sequester et médius) entre Dieu et le peuple", ainsi qu'on le dit de Moïse (Dt 5, 5); c'est pourquoi il lui revient de transmettre au peuple les enseignements divins et les sacrements. De même, c'est encore par lui que doit être présenté au Seigneur ce qui vient du peuple : prières, sacrifices, oblations46. " Le double sens de la médiation sacerdotale se retrouve en plusieurs autres passages où, chaque fois, l'enseignement est mentionné comme faisant partie de la tâche du prêtre47; il est donc clair que la fonction du sacerdos selon Thomas ne peut se réduire à l'offrande du sacrifice. Mais par le fait qu'il offre le sacrifice du Christ, il participe aussi à la fonction médiatrice dont l'effet est de " réconcilier " le peuple à Dieu : " II faut savoir que le sacerdos est intermédiaire [médius] entre Dieu et le peuple, selon Dt 5, 5 : "J'ai été intermédiaire et médiateur". C'est pourquoi, puisque le sequester est mediator, le sacerdos doit rétablir la

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45. Le membre de phrase en italiques est omis dans la traduction du P. Héris (Éditions de la Revue des jeunes), ainsi que dans celle du P. Roguet (Paris, Cerf, 1986).

46. IIa-IIae q. 86, a. 2. Outre Dt 5, 5, Thomas évoque aussi dans ce contexte Ex 4, 16 où, à défaut du mot mediator, on a bien à propos de Moïse le double sens de la médiation : cf. In Is. 1, 5, Ed. leonina, t. 28, Roma, 1974, p. 12, li. 306.

47. Cf. In IV Sent., d. 5, q. 2, a. 2, qla 2, arg. 2 ; IIa-IIae, q. 86, a. 2 ; IIIa, q. 82, a. 5 ; In Hebr. 2, 13, lect. 3, n° 132; 7, 1, lect. 1, n° 329.

 

concorde entre Dieu et le peuple48. " On nous pardonnera de mêler ainsi les mots latins à notre traduction; c'est le moyen de faire apparaître l'équivalence pratique entre medius et mediator; celle-ci ressort avec autant de force à la lecture du commentaire sur " l'unique médiateur " de saint Paul49. Thomas ne se montre jaloux de réserver ce dernier terme au Christ que par rapport à l'Esprit-Saint qui est en tout égal à Dieu, mais n'a rien de commun avec nous, et n'a donc pas les qualités nécessaires pour faire communiquer les extrêmes. Par contre, accepter de parler de médiateurs subordonnés entre tout à fait dans la cohérence de la doctrine thomasienne générale de la coopération de l'homme et du croyant à l'œuvre de Dieu en lui et dans le monde50.

Dans la perspective de l'ontologie unique du Christ, l'argumentation de l'article a sa force par elle-même. Si Thomas ne s'arrête pas là, c'est qu'il veut encore accentuer le rôle de premier qui lui revient en ce domaine et, malgré le titre de l'article, on peut penser que son apport principal réside là:

Le premier agent en quelque genre que ce soit exerce son influence de telle sorte qu'il n'est en aucune manière récepteur en cet ordre-là : le soleil éclaire, mais il n'est pas éclairé; le feu chauffe, mais il n'est pas chauffé. Or le Christ est la source de tout le sacerdoce, car le prêtre de la Loi ancienne n'était que sa figure et le prêtre de la Loi nouvelle agit en sa personne, selon ce que dit saint Paul (2 Co 2, 10) : "Ce que j'ai par- donné, si vraiment j'ai pardonné quelque chose, c'était pour vous, au nom du Christ. "

Si nous laissons de côté l'expression in persona Christi, reste l'affirmation majeure : " Le Christ est la source de tout le sacerdoce. " Cette belle formule est une trouvaille du Thomas de la Tertia Pars; on la retrouve un peu plus loin dans cette même question : " En sa qualité de

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48. In Hebr. 7, 20-21, lect. 4, n° 364; cf. In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1. qla 2, sol.

49. Cf. In 1 Tim, 1, 5, lect. 1, n° 64; les deux traits essentiels par lesquels la médiation du Christ est caractérisée à cet endroit sont, d'une part, le caractère universel de sa médiation par rapport à d'autres médiations créées qui ne peuvent être que particulières, et, d'autre part, le fait que le Christ soit un medium disiungens alors que le diable est un médium disiungem; sur ce point, cf. G. REMY, "Le Christ médiateur dans l'œuvre de saint Thomas", RT 93 (1993), p. 182-233 [p. 203 : l'influence augustinienne].

50. Thomas est très explicite à ce sujet en IIIa, q. 26, a. 1: " Rien n'empêche que certains autres [que le Christ] puissent être médiateurs entre les hommes et Dieu, sous un certain rapport, selon qu'ils coopèrent à l'union des hommes à Dieu d'une façon dispositive et ministérielle. " Plusieurs autres passages emploient le terme médius dans le cadre de diverses comparaisons éclairantes pour notre sujet, ainsi en In III Sent, d. 19, q. 1, a. 5, qla 3, arg. 5 : " Sacerdos est medium inter Deum et populum; et similiter alii sancti "; In IV Sent., A. 25, q. 2, a. 1, qla 1, arg. 1 : " Propheta est medius inter Deum et sacerdotem, sicut sacerdos inter Deum et populum" (même comparaison dans l'In Matth. 11, 10, lect. 1, n° 914, ou la IIIa, q. 26, a. 1, ad 1 : " Prophetae et sacerdotes veteris Testamenti dicti sunt mediatores inter Deum et hominem... "); IIIa, q. 22, a. 1, ad 1 : " [Angeli] sunt medii inter Deum et hominem [...]; sacerdos, inquantum est medius inter Deum et populum, angeli nomen habet " (cf. q. 26, a. 1, ad 2) ; In Is. 1, 5, ed. cit., p. 11-12, li. 303-306 : " [Cor est] quasi médium inter animam et corpus, ita sacerdos est medius inter Deum et populum ".

 

prêtre principal, le Christ est source de tout le sacerdoce51 "; mais elle n'apparaît nulle part ailleurs. Il y a pourtant deux formules très proches — et exactement de même sens — où Thomas parle encore du Christ comme étant l'" origine " ou la " plénitude " de tout le sacerdoce52. Il y a en outre des équivalents immédiats dans le voisinage théologique de cette question puisqu'on rejoint ici les affirmations selon lesquelles tout le rite de la religion chrétienne " dérive " du sacerdoce du Christ53, qui fut prêtre de telle sorte qu'il " instituait " le sacerdoce54.

On peut se demander si l'apparition tardive de ces formules ne s'explique pas par la découverte progressive par Thomas de la théologie ancienne de l'épiscopat, mais on ne saurait ici poursuivre cette piste55. On peut seulement constater qu'il s'agit d'une doctrine fortement attestée chez lui en sa maturité, et dont l'importance ne saurait être sous-estimée. Elle ne commande pas seulement la théologie du sacrement de l'ordre ; si nous la rapprochons du principe que c'est dans le Christ que se trouve l'origine de toute grâce et de tout charisme, nous tenons en fait un principe organisateur pour toute théologie de l'Église qui voudrait s'inspirer de Thomas. Cela revient à dire qu'il y a une double ligne de dérivation par laquelle se répandent dans le Corps ecclésial les dons qui sont propres au Christ-Tête. Ceci non pas de façon parallèle et sans rapports mutuels, mais bien de telle façon que les dons charismatiques (qu'ils soient ministériels ou personnels) se trouvent organiquement articulés au service de la vie de la grâce dans l'ensemble du Corps.

Il s'agit incontestablement d'un enseignement d'origine paulinienne que Thomas, comme toujours, suit très fidèlement56, mais ce n'est pas une constatation qui relèverait simplement de l'histoire des doctrines. Cette façon de voir les choses est restée un bien commun de la doctrine de l'Église : il faut savoir que cette théologie a été reprise par Pie XII dans Mystici Corporis, et qu'elle sous-tend aussi Lumen gentium. Il est de la plus haute importance de la ressaisir, comme ici, dans son lieu de jaillissement christologique, car c'est le plus sûr moyen de désamorcer la fausse opposition entre grâce et charisme, ou encore institution et communion, qui empoisonne l'ecclésiologie depuis si longtemps.

Développer cet aspect nous entraînerait trop loin, mais si l'on s'en tient à la conséquence immédiate de l'assertion, elle signifie évidemment

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51. IIIa, q. 22, a. 6, arg. 1 : " Christus enim est fons totius sacerdotii, tanquam principales sacerdos. "

52. Cf. ibid., q. 50, a. 4, ad 3 : "Christus, qui est totius sacerdotii origo"; q. 63, a. 6 : " [Christus] in quo [... est] tota sacerdotii plenitudo. "

53. Cf. ibid., q. 63, a. 3 : " Totus ritus christianae religionis derivatur a sacerdotio Christi. "

54. Cf. In IV Sent., d. 4, q. 1, a. 3, qla 5, ad 1 : " Ipse fuit sacerdos, quasi sacerdotium instituens. "

55. Cf. J. LÉCUYER, " Les étapes de l'enseignement thomiste sur l'épiscopat ", RT 57 (1957), p. 29-52.

56. Cf. Ep 4,11-16 et le commentaire de Thomas : lect. 4-5, n° 210-229.

 

que le ministère chrétien, dont le sacerdoce est un aspect, ne peut être défini qu'à partir du Christ et dans sa relation à lui. Sous prétexte d'une construction plus systématique, on ne saurait se donner une définition a priori du sacerdoce et chercher ensuite si le ministère chrétien en vérifie la notion — comme on a pu le faire jadis pour la notion de l'Église comme société parfaite !

Dans la logique de la question posée dans cet article, Thomas examine maintenant diverses objections concernant le gain spirituel que le Christ aurait pu retirer de l'exercice de son sacerdoce. Si l'on élimine la troisième objection — basée sur une comparaison trop matérielle avec le sacerdoce de l'Ancien Testament —, les deux premières réponses font vraiment progresser la question.

Tout d'abord, si l'épître aux Hébreux (5, 7) assure que la prière du Christ a été exaucée, c'est donc que le fruit de son sacerdoce s'appliquait aussi à lui et pas seulement aux autres (arg. 1). Après avoir tenté d'écarter cette objection, sous le prétexte que la prière n'est pas l'acte propre du sacerdoce, Thomas se ravise car le texte de l'épître est trop formel : " II semble bien que la prière du Christ relève de son sacerdoce. Il faut donc dire que les autres prêtres bénéficient de l'effet de leur sacerdoce non en tant que prêtres mais en tant que pécheurs " ; et puisque le Christ n'eut pas de péché, " on ne peut pas dire qu'il bénéficia de l'effet de son sacerdoce de façon absolue (simpliciter), mais seulement sous un certain rapport (secundum quid), c'est-à-dire selon la passibilité de sa chair " (ad 1)57.

Si l'on s'en tient là, la solution est par trop allusive, mais la réponse suivante — à une objection semblable prise du mérite du Christ — est légèrement plus explicite : " Dans l'oblation du sacrifice par n'importe quel prêtre, on peut considérer deux éléments : le sacrifice offert lui-même et la dévotion de celui qui l'offre. Or l'effet propre du sacerdoce [c'est-à-dire la libération du péché] est ce qui découle du sacrifice lui-même [c'est de cela que le Christ n'avait pas à participer]. Si le Christ a obtenu par sa Passion la gloire de sa résurrection, ce n'est pas en vertu du sacrifice offert par mode de satisfaction, mais bien en vertu de la dévotion par laquelle il a humblement supporté sa Passion avec amour " (ad 2).

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57. On reconnaît le type de solution que Thomas met en œuvre chaque fois qu'il s'interroge sur ce que le Christ a pu encore mériter pour lui, alors que la vision bienheureuse dont il jouissait le mettait déjà en possession de l'essentiel de la béatitude à venir; cf. IIIa, q. 19, a. 3 et q. 49, a. 6 : le Christ a mérité sa résurrection, son ascension, sa session à la droite et son pouvoir de juger; mais tout cela affecte son corps, non son âme.

 

L'article 5 : L'éternité du sacerdoce du Christ

 

Dans la perspective qui vise à établir la supériorité du sacerdoce du Christ sur celui de l'Ancienne Alliance, nous en arrivons à l'examen de la prophétie reprise par l'épître aux Hébreux : " Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech " (Ps 109, 4; He 5,6). Thomas répartit son exposé sur les articles 5 et 6, réservant la deuxième partie de la promesse pour l'article 6.

Quant à l'éternité (a. 5), elle n'a évidemment pas besoin d'être établie; l'affirmation de l'Écriture est suffisamment formelle. Il importe cependant de comprendre exactement ce qui perdure et ce qui passe. Dans l'office du prêtre, explique Thomas, il faut considérer deux choses : il y a d'abord l'oblation sacrificielle elle-même, et celle-ci est évidemment passée, elle a eu Heu " une fois pour toutes " (He 7, 27) ; il y a aussi la consommation du sacrifice, et c'est cela qui dure toujours :

[La consommation du sacrifice] consiste en ceci que ceux pour qui le sacrifice est offert obtiennent la fin pour laquelle il est offert. Or la fin du sacrifice offert par le Christ, ce ne sont pas des biens temporels, mais les biens éternels qu'il nous a acquis par sa mort; ce que dit He 9, 11 : " le Christ est le grand prêtre des biens à venir. " C'est la raison pour laquelle le sacerdoce du Christ est dit éternel. Cette consommation du sacrifice du Christ était préfigurée dans le fait que le pontife de la Loi entrait une fois par an dans le Saint des saints avec le sang des boucs et des taureaux (Lv 16, 11) qu'il n'avait pourtant pas immolés dans le Saint des saints, mais au dehors. Semblablement, le Christ est entré dans le Saint des saints, c'est-à-dire le Ciel, et il nous a frayé la voie pour que nous entrions par la vertu de son sang qu'il a répandu sur la terre pour nous.

La réponse à la première objection apporte une importante précision concernant le rôle de l'humanité du Christ au Ciel. Si l'on objecte que les saints parvenus dans la Patrie n'ont plus besoin que leurs péchés soient expiés et qu'à ce moment-là le sacerdoce du Christ est inutile, rendant sans objet son éternité, Thomas réplique :

Les saints qui seront dans la Patrie n'auront pas besoin d'expiation ultérieure par le sacerdoce du Christ, mais pardonnes ils auront besoin d'être portés à la perfection par le Christ dont leur gloire dépend ; c'est pourquoi on dit en Ap 21, 23 : " La gloire de Dieu l'illumine (c'est-à-dire la Cité des saints) et l'Agneau est son flambeau " (ad 1)58.

Nous avons donc ainsi trois raisons qui justifient l'éternité du sacerdoce du Christ : son offrande intérieure par obéissance amoureuse à la

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58. Sur la place de l'humanité du Christ dans la vision bienheureuse, cf. J.-P. TORRELL, " La vision de Dieu "per essentiam" selon saint Thomas d'Aquin ", Micrologus 5 (1997), p. 43-68 [p. 64-66].

 

volonté du Père, qui perdure toujours puisqu'elle est éternellement liée à l'humanité du Christ; son effet en nous puisque la réconciliation avec Dieu et la vie qu'elle nous a obtenues durent à jamais ; enfin la gloire des bienheureux dans la béatitude puisqu'elle est éternellement dépendante de l'humanité du Christ qui a été immolée.

On pourrait s'en tenir là pour le commentaire de cet article s'il n'y avait encore à examiner la troisième objection et sa réponse. Cet ad) de l'article 5 est un des rares endroits de la question 22 pour lesquels les éditions de la Somme signalent quelque parallèle. L'objection pose curieusement le problème de l'état du Christ dans la mort : " Le Christ est prêtre non en tant que Dieu mais en tant qu'homme. Or le Christ n'a pas toujours été homme, par exemple pendant son séjour au tombeau. Son sacerdoce n'est donc pas éternel. " Cette argumentation a pour nous quelque chose d'incongru, voire de cocasse; à l'époque où Thomas écrivait, elle était non seulement sérieuse, mais redoutable, car elle est en fait liée à la question de l'unicité de la forme substantielle du composé humain59. En toute hypothèse, elle soulève un vrai problème car si la séparation du corps et de l'âme du Christ dans la mort laisse bien le cadavre d'un homme, elle ne laisse pas subsister l'homme comme tel, et donc il n'y a plus de sujet du sacerdoce.

Sous sa forme la plus générale, le problème était classique depuis longtemps puisque Pierre Lombard le soulevait dans ses Sentences; mais, dans sa répercussion sur l'éternité du sacerdoce du Christ, nous le trouvons peut-être pour la première fois chez Prévostin de Crémone (fin du XIIe siècle), puis chez Guillaume d'Auxerre, qui donnent déjà la réponse, qui, dans un premier temps, sera celle de Thomas60. On la trouve également chez Bonaventure, et c'est peut-être là qu'il l'a prise, mais c'est difficile à préciser61. Dans son commentaire des Sentences, en effet, Thomas déplace la question de la personne du Christ vers le sacerdoce lui-même : " Le Christ est dit prêtre pour l'éternité parce qu'aucun autre sacerdoce ne succédera au sien62. " Cette réponse ressemble un peu à une échappatoire, et Alexandre de Haies s'en était

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59. Cf. ID., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Sa personne et son œuvre, " Vestigia, 13 ", Paris / Fribourg, 1993, p. 273-278.

60. Cf. GUILLAUME D'AUXERRE, Summa aurea, Lib. III, tr. IX, cap. 1, arg. 1 et ad 1, Éd. J. Ribaillier, Paris, CNRS 1 Grottaferrata, 1986, p. 104-107; on remarquera toutefois que l'objection à laquelle Guillaume veut répondre suit un chemin inverse (il en ira de même chez S. THOMAS, IIIa, q. 5 o, a. 4, arg. 3) : elle prend appui sur l'autorité du Psaume, pour inférer de l'éternité du sacerdoce du Christ à la permanence de l'homme Christ durant les trois jours au tombeau. Lui aussi offre une réponse alternative en voyant la permanence du sacerdoce dans les apôtres pendant ces trois jours : le Christ était alors prêtre seulement dans ses disciples, alors que maintenant il l'est en lui-même et dans ses disciples, et ainsi jusqu'à la fin des temps.

61. Cf. S. BONAVENTURE, In III Sent., d. 22, art. un., q. 1, ad 6, " Opera omnia, 3 ", Florentiae, Quaracchi, 1887, p. 453.

62. S. THOMAS, In III Sent., d. 22, q. 1, a. 1, ad 4.

 

déjà rendu compte63 ; Thomas s'en est aussi aperçu et c'est pourquoi il complète sa réponse : "Puisque, selon He 9, 11, le Christ était "grand prêtre des biens à venir", qui sont évidemment des biens spirituels, on peut dire que ce sacerdoce est aussi celui de l'âme du Christ, même séparée de son corps64. " Plus pertinente que la première, cette deuxième réponse n'est pourtant pas davantage reprise dans notre question de la Somme où l'éternité de ce sacerdoce est expliquée par la virtus de la victime offerte qui est telle qu'elle demeure éternellement efficace, selon ce que dit l'épître aux Hébreux (10, 14) : " Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés " (cf. ad 2 et ad 3). Il faut le souligner au passage, ce n'est pas l'oblation elle-même qui dure éternellement, comme on a tenté de le dire au XXe siècle, mais bien son effet ; Thomas est désormais en possession de sa doctrine sur l'efficacité permanente des mystères de la vie du Christ65.

L'article 6 : Le sacerdoce du Christ était-il selon l'ordre de Melchisédech ?

Ici encore c'est l'autorité de l'épître aux Hébreux qui impose la question et sa réponse; comme dans l'article précédent, Thomas ne fait guère que résumer son propre commentaire. Dire du Christ que son sacerdoce est selon l'ordre de Melchisédech, c'est affirmer du même coup sa supériorité sur le sacerdoce lévitique, car Lévi était inclus en la personne d'Abraham son ancêtre qui, en payant la dîme à Melchisédech, témoigna de la supériorité qu'il lui reconnaissait. On n'en conclura pas pour autant que Melchisédech doive être considéré comme la " source de tout le sacerdoce " ; il préfigurait seulement " la supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce lévitique " (ad 1).

Cette question de la préfiguration du sacerdoce du Christ par celui de Melchisédech en soulève une seconde, car le sacerdoce lévitique était aussi une préfiguration de celui de la Nouvelle Alliance. On peut même se demander si, à titre de sacrement de l'Ancienne Alliance, le sacerdoce de Lévi n'était pas plus expressif de celui du Christ que celui de

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63. Cf. ALEXANDRE DE HALÈS, Glossa in librum III Sent., dist. 22, " Bibliotheca franciscana scholastica Medii Aevi, 14", Florentiae, Quaracchi, 1954, p. 257, n°15 : "Restat eadem quaestio. "

64. S. THOMAS, In III Sent., d. 22, q. 1, a. 1, ad 4; cf. IIIa, q. 50, a. 4, ad 3 : " Être prêtre convient à l'homme en raison de son âme dans laquelle se trouve le caractère de l'Ordre. C'est pourquoi l'homme ne perd pas le caractère sacerdotal par la mort, et bien moins encore le Christ qui est la source de tout le sacerdoce. "

65. Cf. J.-P. TORRELL, " La causalité salvifique de la résurrection du Christ ", p. 198-203 ; ou bien ID., Saint Thomas d'Aquin, maître spirituel, Initiation 2, " Vestigia, 19 ", Fribourg 1 Paris, 1996, p- 173-186. Pour l'eucharistie, on retrouve cette doctrine un peu plus loin : IIIa, q. 83, a. 1 : " In Christo semel oblata est hostia ad salutem sempiternam potens " ; Thomas attribue cette phrase à saint Ambroise, mais elle vient en réalité de Raban Maur (cf. In Hebr. 10, 1, PL 112, col. 780 B). Quant à la doctrine, elle est déjà fort clairement développée chez saint Jean Chrysostome (cf. In Hebr., cap. 10, Homil. 17, PG 63, col. 130-131).

 

Melchisédech (cf. arg. 2). La question est classique dans la théologie de l'eucharistie, et Thomas l'a déjà rencontrée dans son commentaire des Sentences :

En ce qui concerne le signum tantum, l'oblation de Melchisédech était une figure plus expressive de ce sacrement, mais en ce qui concerne le res et sacramentum, la figure de la Loi mosaïque était plus expressive car elle exprimait plus clairement la Passion du Christ. Et donc, puisque le rite du sacrement consiste en des signes extérieurs, du point de vue du rite, le sacerdoce du Christ " convient " mieux au sacerdoce de Melchisédech qu'au sacerdoce lévitique. Il en va de même quant aux autres caractéristiques de Melchisédech, que l'Apôtre énumère plus amplement66.

 

La réponse de la Somme est à la fois plus claire et plus nuancée :

Dans le sacerdoce du Christ on peut considérer deux choses : l'oblation du Christ elle-même et sa participation. Quant à l'oblation elle-même, le sacerdoce du Christ était préfiguré de façon plus expressive par le sacerdoce de la Loi, qui répandait le sang, que par le sacerdoce de Melchisédech, où le sang n'est pas répandu. Mais quant à la participation à ce sacrifice et à son effet, d'après quoi surtout on vérifie l'excellence du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce légal, elle était préfigurée de façon plus expressive par le sacerdoce de Melchisédech qui offrait du pain et du vin, symbolisant, selon saint Augustin, l'unité de l'Église que réalise la participation au sacrifice du Christ. Et c'est pourquoi, dans la Loi nouvelle, le véritable sacrifice du Christ est communiqué aux fidèles sous les espèces du pain et du vin (ad 2).

Le rapprochement entre ces deux textes est éclairant, car il ne montre pas seulement un souci d'équité dans l'appréciation des figures de l'Ancienne Alliance ; il témoigne surtout d'un approfondissement de la réflexion concernant les deux préfigurations du sacerdoce du Christ, et le niveau exact où on peut les faire jouer67.

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66. S. THOMAS, In IV Sent., d. 8, q. 1, a. 2, qla 3.

67. Quand il reviendra un peu plus loin sur cette comparaison, Thomas s'exprimera un peu différemment : quant à la matière, le sacramentum de Melchisédech est plus proche du sacrement de la Nouvelle Loi ; pourtant les sacramenta de l'Ancienne Loi sont plus proches de la réalité signifiée par les sacrements, ainsi qu'il est clair à propos de l'Agneau pascal. Cette rupture dans les signes extérieurs a d'ailleurs été voulue pour qu'une apparente continuité ne donne pas le change sur une réalité bien diverse (cf. IIIa, q. 61, a. 3, ad 3).

 

Considérations complémentaires

Les affirmations principales de la question 22 n'ont guère besoin d'être reprises en conclusion pour être mises en évidence. Si l'on excepte les problèmes posés par l'identification des sources et la vérification des éventuels parallèles chez les contemporains, la simple lecture de la question ne pose guère de difficulté. Il ne faut pourtant pas se dissimuler qu'un commentaire plus complet serait plus exigeant car, comme beaucoup d'autres lieux de la Somme et plus encore peut-être, cette question est un véritable carrefour qui suppose connus certains traités (on pense évidemment au traité de la religion et à la définition du sacrifice) et ouvre immédiatement sur certains autres (celui de la Rédemption en premier lieu, mais aussi ceux de l'Eucharistie et de l'Ordre). Par contre, on doit remarquer qu'il n'y a pas ici le moindre appel pour la question qui va bientôt devenir célèbre du constitutif formel du sacerdoce du Christ68. J'ai délibérément laissé ce dernier sujet hors de ma perspective, mais il en reste un autre en suspens.

L'utilisation de la catégorie de la médiation pour définir le sacerdoce, alors que Thomas va reprendre cette notion ex professa quelques pages plus loin, ne va pas sans soulever quelques interrogations. À la formuler naïvement, la première question qui vient à l'esprit serait celle-ci : pourquoi l'auteur a-t-il éprouvé le besoin de faire une question spéciale sur la médiation du Christ après avoir si longuement parlé de son sacerdoce, et qu'apporte-t-elle de nouveau? En réalité, puisque la médiation était un donné reçu de la Tradition, une manière historiquement plus exacte de poser la question serait plutôt celle-ci : pourquoi Thomas a-t-il estimé nécessaire d'expliciter la dimension sacerdotale de la médiation du Christ, alors que ses contemporains ne l'ont pas fait? Cette interrogation en entraîne une autre, complémentaire : comment en est-il arrivé à poser cette question?

Pour répondre à ces interrogations, il faut rappeler brièvement le contenu de la question 26 sur la médiation ; rapproché de ce que nous avons appris de la question 22, son enseignement permet quelques constatations éclairantes. Et tout d'abord, si son premier article définit la tâche du Christ médiateur exactement comme celle du Christ prêtre — s'effectuant dans une double direction, descendante et ascendante —

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68. Au sein d'une littérature considérable, cf. D. MASTROSERIO, " La natura del sacerdozio di Cristo nel pensiero dei tomisti", Sapienza 16 (1963), p. 337-572, qui résume fort clairement et discute les trois principales opinions en présence, se rattachant lui-même — à juste titre — à la position des Salmanticemes (qui était aussi celle de Jean de Saint-Thomas) contre celle qui s'origine à Scheeben, à laquelle se rattachaient les grands noms des thomistes de la première moitié du XXe siècle (Héris et Garrigou-Lagrange notamment). On notera que d'autres grands noms de la tradition thomiste (Capreolus, Cajetan ou Banez, par exemple) ont ignoré la question.

 

et si sa finalité, réconcilier les hommes à Dieu, est la même, le mot sacerdos ne. s'y trouve pas utilisé69; ce qui signifie que, malgré ce voisinage de contenu, Thomas entend bien y parler d'autre chose70.

Cette autre chose, ce n'est plus seulement la tâche du médiateur (quoiqu'elle soit aussi présente), mais bien ce qui le constitue médiateur71, son ontologie si l'on veut. À la suite de saint Augustin et de Pierre Lombard (comme dans les Sentences, mais de façon moins développée), l'auteur rappelle qu'en tant que tel le médiateur doit être également éloigné des deux extrêmes qu'il doit réunir. Il ne peut l'être en tant que Dieu car de ce point de vue il est en tout égal au Père et à l'Esprit-Saint ; il devra donc l'être en tant qu'homme car, s'il est vrai qu'il partage avec nous la condition humaine et qu'il est ainsi par le fait même " éloigné " de Dieu, il est également " éloigné " de nous par l'éminence de sa grâce et partage ainsi avec Dieu la condition divine; c'est donc ainsi qu'il réunit en lui les deux extrêmes72.

Thomas opte de façon décidée pour ce donné reçu de la tradition augustinienne du Christ médiateur en tant qu'homme73, mais il ne perd pas de vue que son éminence ne vient pas seulement d'une simple supériorité dans l'ordre de la sainteté; l'ontologie du Christ donne à cette supériorité son caractère unique : " Si l'on enlève au Christ sa nature divine, on lui enlève par le fait même sa plénitude de grâce qui lui convient en tant qu'il est le "Fils unique du Père", selon Jn 1, 14. C'est

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69. Sacerdos se trouve toutefois de façon incidente dans l'objection 1de l'article i, mais on ne peut en tirer argument contre cette constatation.

70. Il me semble qu'on va trop vite en besogne quand on établit une convertibilité entre les termes de sacerdos et de mediator comme le font beaucoup d'auteurs, ainsi M.-B. LAVAUD, " Sur le rapport des notions de Chef de l'Église, Médiateur, Prêtre et Rédempteur dans le traité "Du Verbe incarné" de saint Thomas ", RT 33 (1928), p. 423-427 [p. 425] : " Prêtre et médiateur sont donc des concepts pour ainsi dire interchangeables. Ils le sont surtout, selon qu'ils conviennent au Christ. " La deuxième phrase est évidemment exacte : dans la réalité de la personne du Christ, tout cela ne formait qu'une vivante unité ; mais il ne s'ensuit pas que les concepts soient convertibles. S'il en était ainsi, on ne comprendrait plus très bien pourquoi Thomas a tenu à les distinguer malgré tout, ni pourquoi il admet des médiateurs subordonnés (les prophètes, par exemple) qui ne sont pas prêtres. La distinction révèle toute son importance à partir du moment où l'on essaie, avec le concile Vatican II, de restaurer une vision du ministère qui prend ses distances par rapport à la conception trop exclusivement cultuelle qui avait encore cours naguère.

71. Selon les termes de l'a. 2 : " In mediatore duo possumus considerare : primo quidem rationem medii, secundo officium coniungendi. Est autem de ratione medii quod distet ab utroque extremorum; coniungit autem mediator per hoc quod ea quae unius sunt, defert ad alterum. "

72. Selon Scheller, Thomas serait ici plus près du modèle de médiateur proposé par Aristote que de celui d'Augustin (cf. op. cit., p. 174-175 et 241) ; ce schéma est aussi celui d'un contemporain très proche, Pierre de Tarentaise : cf. Bx INNOCENT V, In tertium librum Sententiarum commentaria, Toulouse, 1652, dist. 19, q. 5, a. 1, ad 2, Reprint by Gregg Press, Ridgewood (N J), 1964,1. 3, p. 143.

73. Ce n'est pas le lieu de pousser la recherche plus avant, mais on sait que la définition augustinienne souffre de certaines ambiguïtés que diverses études ont déjà soulignées : cf. par exemple J.-P. JOSSUA, Le Salut, incarnation au mystère pascal, Chez les Pères de l'Eglise de saint Irénée à saint Léon le Grand, "Cogitatio fidei, 28 ", Paris, 1968, p. 187-192; G. REMY, "La théologie de la médiation selon saint Augustin", RT 91 (1991), p. 613-623.

 

cette plénitude qui le constitue au-dessus de tous les hommes et lui permet d'avoir accès auprès de Dieu74. " En d'autres termes, qui ne sont pas les siens dans ce contexte, mais en respectant bien l'idée ici exprimée, on pourrait dire que l'humanité du Christ représente le principe quo du sacerdoce ou de la médiation, mais son principe quod est la personne du Verbe qui se l'est hypostatiquement unie; c'est la grâce capitale qui constitue formellement le Christ médiateur et prêtre, mais elle s'enracine dans la grâce d'union.

Ce premier progrès par rapport à la question 22 s'accompagne d'un second concernant l'activité médiatrice du Christ, qui déborde son activité proprement sacerdotale ; Thomas l'annonce discrètement par les derniers mots de la question : " Il appartient au Christ en tant que Dieu d'enlever le péché avec autorité ; en tant qu'homme cependant il lui revient de satisfaire pour le péché du genre humain; c'est selon ce point de vue qu'il est dit médiateur entre Dieu et les hommes " (q. 26, a. 2, ad 3). Si donc le rappel de l'ontologie du Christ, en finale de cette première partie de la christologie, donne à cette question la valeur d'une véritable conclusion, ces derniers mots annoncent l'œuvre rédemptrice et ouvrent ainsi la suite de la considération que Thomas reprendra dans le cadre des mystères de la vie du Christ (cf. q. 46 et s.).

Quant à la manière dont saint Thomas en est venu à traiter cette question, je ne prétends pas avoir obtenu une solution définitive, mais on pourrait au moins formuler une hypothèse :

1. En un premier temps, la lecture attentive des Sentences du Lombard lui aura fait percevoir que le thème de la médiation était lourd de celui du sacerdoce ; il suffit de relire le texte du Lombard pour s'apercevoir que la réconciliation avec Dieu est au centre de la considération; mais puisque ses sources scolastiques insistaient (comme Augustin et le Lombard lui-même) sur le fait que le Christ est médiateur en tant qu'homme, il leur a emboîté le pas.

2. En un deuxième temps, il peut avoir été sensibilisé à l'importance du sacerdoce du Christ par suite de sa lecture de l'épître aux Hébreux et celle des Pères grecs (la prise de conscience serait ainsi parallèle à la découverte de l'instrumentalité de l'humanité du Christ, que nous avons retrouvée ici en bonne place).

3. Quand la rédaction de la Somme lui offre l'occasion de développer davantage cet aspect, il ne peut certes pas renoncer au thème de la médiation, mais il considère sans doute que la notion de médiation est plus englobante que celle de sacerdoce; en dédoublant la question, il déploie donc d'abord l'aspect sacerdotal et renvoie l'étude de la médiation en finale de la première partie de sa christologie où elle joue un rôle récapitulateur. En soulignant que la réconciliation est obtenue par l'offrande du sacrifice du Christ, il donne ainsi toute son ampleur et son

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74. IIIa, q. 26, a. 2, ad 1.

 

importance au sacerdoce du Christ, sans renoncer pour autant au fait que la réconciliation soit l'œuvre du Christ médiateur puisque son sacerdoce n'est qu'un aspect de sa médiation.

 

fr. Jean-Pierre TORRELL, o.p.

 

 

Résumé. — La mise en contexte de la question consacrée par Thomas d'Aquin au sacerdoce du Christ (Tertia Pars, q. 22) permet de s'apercevoir qu'il est seul parmi ses contemporains à avoir traité explicitement ce sujet. Selon toute vraisemblance, c'est son commentaire de l'épître aux Hébreux qui l'a conduit à expliciter la dimension sacerdotale de la médiation du Christ. Parmi bien d'autres choses, la lecture de cette question met en évidence le fait que le Christ est source de tout sacerdoce et de toute médiation en raison de sa grâce capitale. On remarque au passage que Thomas se fait une idée du sacerdoce très proche de celle qui sera remise en honneur par Vatican II. Moins strict que saint Augustin, il ne craint pas d'étendre la qualité de médiateur à d'autres qu'au Christ sans identifier toutefois les concepts de sacerdoce et de médiation.

Ancien membre de la Commission léonine pour Sédition critique des œuvres de saint Thomas, professeur émérite à l'Université de Fribourg (Suisse), Jean-Pierre Torrell, dominicain, est l'auteur de nombreux articles et de quelques livres. Ses deux ouvrages récents, Initiation à saint Thomas d'Aquin (1993) M Thomas d'Aquin, maître spirituel (1996), ont été traduits en plusieurs langues. Ils ont été suivis, en 1998, par La Somme de théologie de saint Thomas, qui présente Pauvre majeure du Maître à un large public sous une forme accessible.

 

 

Sacerdoce et médiation chez saint Thomas

 

Sacerdoce et médiation sont des notions que saint Thomas n'hésite pas à lier si étroitement qu'il paraît artificiel d'étudier l'une indépendamment de l'autre. Ce constat suffit à justifier le sujet de cette étude. Ces notions se rapportent au Christ non seulement comme à leur parfait modèle de réalisation, mais encore comme au principe de l'équivalence théologique que révèle leur association. En conséquence, leur analyse devra porter principalement sur la manière dont elles sont référées l'une à l'autre pour s'éclairer et s'enrichir mutuellement. Cet examen comparé n'est pas exempt de risque, dans la mesure où la synonymie peut conduire à la répétition. La difficulté de l'entreprise se trouve encore accrue du fait qu'ayant déjà travaillé le thème de la médiation chez saint Thomas, dans un article de la Revue thomiste1, il nous faut éviter la palinodie aussi bien que l'empiétement sur d'autres sujets inscrits au programme de ce colloque, vu leur proximité.

Par choix méthodologique et pour limiter le champ de notre investigation, nous retiendrons les emplois conjoints de ces deux notions dans l'œuvre de saint Thomas ; cette option nous conduira à un examen plus attentif de leur rencontre dans la Somme de théologie, parce qu'elle est plus révélatrice du sens de leurs rapports mutuels. Puis nous tenterons de dégager leurs implications théologiques respectives en les renvoyant aux sources patristiques dont elles se réclament. Enfin les résultats de cette enquête seront réunis sous forme de bilan.

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1. Cf. Gérard REMY, " Le Christ médiateur dans l'œuvre de saint Thomas d'Aquin ", RT 93

(1993),p. 183-235.

RT (1999) 101-118

 

1. L'association de deux notions

 

Ces deux notions connaissent de nombreux emplois indépendants2. Si leur association reste en conséquence occasionnelle, la Somme de théologie en fournit le modèle le plus suggestif au point de vue christologique par sa manière de les référer l'une à l'autre.

 

Le mode de relation entre sacerdoce et médiation

L'association des deux thèmes se vérifie tout d'abord au livre IV de l'Écrit sur les Sentences, dans un contexte relatif à la compétence liturgique du diacre: est-il en son pouvoir de distribuer la communion3? La réponse de saint Thomas s'inspire de considérations théologiques sur le prêtre à qui cet office revient en propre parce qu'il est le représentant du Christ " qui fut médiateur entre Dieu et les hommes ". Puisque l'eucharistie a pour fin notre réconciliation avec Dieu, sa distribution revient au prêtre en tant que médiateur entre Dieu et le peuple. De ce débat sur un point mineur de discipline liturgique, se dégage un double enseignement : l'équivalence entre les titres de prêtre et de médiateur et leur extension du Christ aux prêtres qui ont charge de le représenter. La dérivation de ces titres vers le domaine ministériel semble toute naturelle, étant entendu que seul le Christ est le vrai prêtre4.

La contiguïté de ces deux notions apparaîtra ultérieurement dans Y In Hebr. 7 et 8. Le premier cas est commandé par la citation du PS 110, 4, qui atteste la supériorité du sacerdoce du Christ et celle de l'alliance dont il est le garant5. Or, le titre de prêtre est spontanément défini par sa position médiane, en référence à Dt 5,56, son image se calquant ainsi sur celle du médiateur, car leur fonction est de " ramener Dieu et le peuple à la concorde ". Cette identité est réaffirmée à propos d'He 8, 6 qui réintroduit le thème du médiateur7, auquel il appartient de concilier les termes extrêmes dans le cadre de l'alliance. Cette fonction consiste dans leur mise en communication, compte tenu du dépassement de l'Alliance ancienne par la nouvelle, c'est-à-dire du passage de promesses à visée terrestre à celles de finalité céleste, et de celui des figures à leur accomplissement. Cet enseignement reprend une thématique tout à fait traditionnelle, sans prétention à l'originalité.

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2. On dénombre 210 emplois de mediator et plus de 700 de sacerdos, singulier et pluriel compris.

3. Cf. saint THOMAS, In IV Sent., d. 13, q. 1, qla 2, sol.

4. Cf. In Hebr. 7, 24, n° 368 : " Et ideo solus Christus est verus sacerdos. "

5. In Hebr. 7, 23, n° 367.

6. In Hebr. 7, 20, n° 364 : " Et ideo quia sequester est mediator. "

7. In Hebr. 8, 6, n° 392 : " Omnis enim sacerdos mediator [...] est melioris foederis, scilicet hominis ad Deum. Mediatoris enim est extrema conciliare. "

 

Un autre exemple d'association entre prêtre et médiateur émerge de la réponse démesurément longue — à l'intérieur d'un article de dimension inhabituelle de la Somme de théologie — à une objection arguant de l'interdit des images contre la présence de mobilier dans le Temple. Saint Thomas en propose la justification au moyen d'une exégèse allégorique. Deux objets se rejoindraient dans un même sens spirituel : l'autel des parfums et le bâton; ils symboliseraient la fonction sacerdotale consistant à ramener le peuple à Dieu. Le bâton signifierait plus précisément la dignité sacerdotale puisque, en He 9, 4 (mentionné dans cette réponse), il est celui d'Aaron qui, selon Nb 17, 16-25, a fleuri. Ainsi le prêtre est investi d'un pouvoir divin pour gouverner le peuple, " car le prêtre est médiateur entre Dieu et le peuple8 ".

Ces quelques exemples, quoiqu'occasionnels et épars, sont déjà significatifs. Ils associent ces deux titres avec d'autant plus de spontanéité qu'ils les perçoivent comme équivalents, ainsi que vient de l'attester clairement la Somme. C'est là un premier acquis qu'il reste à confirmer, surtout à la lumière des fonctions attachées à ces termes dans l'économie du salut.

Ces cas nous introduisent dans l'examen de la Tertia Pars de la Somme, laquelle offre un terrain plus propice pour une étude comparée des deux titres. Un premier regard sur les questions 22 et 26 — qui traitent successivement du sacerdoce et de la médiation — permet d'abord deux constatations d'ordre externe, relatives à leur position dans l'économie du développement christologique de la Somme et à leur importance respective. La distribution de la matière, selon l'introduction à la question 16, range le sacerdoce et la médiation dans le même grand ensemble relatif aux conséquences de l'union hypostatique9. Cette division reprend celle qu'avait adoptée l'Écrit sur les Sentences10. Après avoir traité du mystère de l'Incarnation en tant qu'union dans la personne du Verbe, et des questions relatives à la nature humaine assumée, la Somme regroupe, sous ce titre de consequentia, non pas des sujets annexes, mais des compléments qui, sans être perçus comme appartenant au cœur du mystère, en découlent tout naturellement et projettent sur lui leur lumière propre. L'organisation de ces consequentia est commandée par un principe formel très simple, celui de la " relation à ". Un premier lot de questions concerne le Christ en lui-même ; le second sera régi par ses relations avec le Père ; le troisième par ses rapports avec les

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8. Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 6.

9. Cf. IIIa, q. 16, prol. : " Considerandum est de his quae consequuntur unionem. "

10. Cf. In III Sent., à. 8, div. textus : " Postquam determinavit magister de his quae conveniunt Deo incarnate, quasi exprimentia unionem, hic déterminât de his quae conveniunt ei consequentia unionem. " Cf. G. LAFONT, Structure et méthode dans la Somme de théologie, Paris, 21996, p. 389.

 

hommes11. Ce principe de répartition, de sens personnaliste, embrasse ainsi la totalité de la vie relationnelle du Christ.

C'est à l'intérieur de ces deux dernières sections que se rangent respectivement les thèmes du sacerdoce et de la médiation qui, selon la division adoptée, se trouvent dissociés, étant rattachés à deux termes distincts, voire distants : le Père et nous. Le rapport au Père regroupe les questions relatives à la sujétion, à la prière, au sacerdoce, à l'adoption, à la prédestination du Christ12; la troisième section associe son adoration et sa médiation, perçues comme l'expression de sa relation réversible avec nous13. En effet, l'adoration, qui relève du culte chrétien, traduit le mouvement ascendant de l'homme vers le Christ ; la médiation, qui est de nature ontologique mais aussi fonctionnelle, se réalise dans le mouvement descendant du Christ vers nous, plus précisément dans la jonction de Dieu avec nous en lui. Ce thème de la médiation achève l'étude du mystère de l'Incarnation, que relaye celle des " acta et passa Christi "14.

Sacerdoce et médiation se distinguent ainsi par les termes qu'ils relient : le Christ et le Père ; nous et le Christ. Il s'agit, dès lors, de vérifier s'ils se maintiennent dans le plan ainsi défini ou si ce dernier n'éclate pas sous la pression d'un contenu plus complexe, libérant la pensée de l'auteur d'un cadre d'exposition plus commode que contraignant, la seule règle qui s'impose à l'intelligence théologique étant la réalité du mystère du Christ, révélé dans les Ecritures.

Un deuxième constat porte sur l'importance respective de ces deux thèmes. Le traitement du sacerdoce est quantitativement plus riche avec ses six articles que celui de la médiation, limité à deux articles. Cette disproportion s'explique par la place qu'occupé le sacerdoce dans l'Écriture, moins en tant que réalité institutionnelle de l'Ancien Testament que comme attribut christologique selon He (substantiellement citée)15 ; des cinq attestations littérales de la médiation dans le Nouveau Testament une seule est retenue : 1 Tm 2, 516.

En plus de l'Écriture, il faudrait prendre en compte le florilège patristique qui, sur le sacerdoce, comporte une citation de Jean de Damas,

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11. Cf. IIIa, q. 16, prol. : " Considerandum est de his quae consequuntur unionem. Et primo, quantum ad ea quae conveniunt Christo secundum se ; secundo, de his quae conveniunt Christo per comparationem ad Deum Patrem ; tertio, de his quae conveniunt Christo quantum ad nos. "

12. Cf. ibid, q. 20, prol.

13. Cf. ibid, q. 20, prol. : " Considerandum est de his quae pertinent ad Christum in comparatione ad nos. Et primo, de adoratione Christi, qua scilicet nos eum adoramus ; secundo, de hoc quod est mediator noster ad Deum. "

14. Cf. ibid., q. 27, prol. : " [...] restat considerandum de his quae Filius Dei incarnatus in natura humana sibi unita fecit vel passus est. "

15. Tous les articles de la q. 22 se construisent à partir de matériaux empruntés à He, en particulier He 5, 7, 9 et 10, chapitres relatifs au sacerdoce et au culte.

16. Les 4 autres emplois sont Ga 3, 19 ; He 8, 6 ; 9, 15 ; 12, 24. Le choix préférentiel de 1 Tm 2, 5 s'expliquerait par l'influence de la tradition augustinienne où il est largement prépondérant.

 

de Cyrille — rehaussée par l'autorité du concile d'Éphèse — et surtout d'Augustin qui en avait déjà amplement traité dans le De Trinitate, IV et le De Civitate Dei, X. Mis à part une brève référence à Denys l'Aréopagite, c'est encore Augustin, et lui seul, qui fournit les arguments décisifs sur la médiation17.

 

La valeur intégrante de la médiation

L'article 1 de la question 22, sur l'être sacerdotal du Christ, dévoile d'entrée de jeu le caractère pratique, voire artificiel et contingent, de son traitement à part de la médiation. En effet, alors que le sacerdoce et la médiation devaient se référer respectivement au Père et aux hommes, selon le plan annoncé, il se conjoignent dans un même acte et dans le même être humano-divin du Christ, par l'identification de la fonction sacerdotale avec l'être du médiateur. Si la question sur le sacerdoce se prête à un développement plus diversifié que celle sur le médiateur, elle s'avère en revanche essentiellement relative à cette dernière, à qui elle est redevable de la définition même du prêtre. Ainsi la figure et la fonction du prêtre ne peuvent se passer de celles du médiateur vers lesquelles elles se portent instinctivement comme vers leur modèle normatif.

En effet, le corps de l'article s'ouvre avec un énoncé parfaitement net sur la dépendance de la fonction sacerdotale par rapport au statut de médiateur : " La fonction propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et les hommes18. " La Somme est conforme à l'In Hebr. 7 qui avait déjà établi cette relation :

II faut savoir que le prêtre est au milieu entre Dieu et le peuple : "Moi, je fus au milieu et intercesseur (sequester) entre Dieu et vous." Voilà pourquoi l'intercesseur est médiateur. Le prêtre doit ramener : Dieu et le peuple à la concorde19.

Ainsi s'entrecroisent, comme équivalents, les titres de prêtre, d'intercesseur et de médiateur, en raison d'une qualité commune mais déterminante : être au milieu, occuper la place médiane pour permettre la rencontre des termes extrêmes.

Une seconde occasion est fournie par la question de l'effet du sacerdoce du Christ sur lui-même. Le prêtre y est à nouveau défini comme

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17. Cf. en particulier S. AUGUSTIN, De Civitate Dei, IX (BA 34, p. 342 s.).

18. ni; q. 22, a. 1.

19. In Hebr. 7, 22, n° 366.

 

médiateur (médius) à la disposition de ceux qui, contrairement au Christ, sont incapables d'accéder par eux-mêmes à Dieu20.

La médiation se voit donc reconnaître une prépondérance de caractère formel puisqu'elle définit le modèle et détermine la fonction religieuse propre du sacerdoce. Autrement dit, la morphologie du Christ prêtre se laisse définir par celle du médiateur auquel elle se conforme dans le double mouvement, descendant de communication des biens divins au peuple, et ascendant des prières du peuple vers Dieu et de satisfaction sacrificielle pour les péchés.

Mais, alors que le sacerdoce du Christ est spontanément rapporté à sa médiation — à laquelle est en conséquence reconnue une fonction exemplaire —, la question 26 sur le médiateur s'avère indépendante de la figure du prêtre; employé dans l'article 1 ce titre désigne seulement les prêtres de la Loi ancienne et de la Loi nouvelle, sans jamais revêtir un sens christologique. Le rapport entre prêtre et médiateur est donc de dépendance, à sens unique.

En revanche, on ne s'étonnera pas de retrouver dès l'article 1 — qui pose la question de l'attribution du titre de médiateur au Christ — les deux mouvements descendant et ascendant que lui empruntait la fonction sacerdotale, mais pour les concentrer sur le médiateur comme sur leur point focal par rapport auxquels il se définit non comme un tiers, c'est-à-dire un intermédiaire, mais comme leur synthèse vivante et personnelle.

Cette référence du sacerdoce à la médiation se confirme-t-elle au plan de leurs fonctions respectives? Si la fonction du prêtre s'exprime à travers des verbes comme satisfacere et communicare21, et celle du médiateur au moyen d'un vocabulaire de teneur plus ontologique comme le verbe conjungere (ordonné à une finalité salvifique bien précise : celle de remnàliare22), cette répartition n'est pas stricte. En effet la réconciliation est également attribuée au sacerdoce23, tandis que la médiation se voit investie, sans la moindre hésitation, des rôles de satisfaction et d'intercession24. Cet échange de propriétés n'exclut cependant pas une certaine polarisation : au prêtre, il reviendrait plutôt de remédier à l'éloignement entre Dieu et l'homme par sa fonction cultuelle de communication et par son œuvre de satisfaction en sa mort sacrificielle ; le propre du médiateur serait de réaliser la conjonction des extrêmes dans son être médian pour réconcilier les hommes avec Dieu en lui; c'est pourquoi il associe le verbe conjungere, de sens incarnationnel, au verbe reconciliare, de portée éminemment salvifique. Cette visée conver-

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20. Cf. IIIa, q. 22, a. 4. L'adjectif médius est équivalent à mediator (qui se définit par sa position médiane) : cf. q. 22, a. 1, ad 1 ; Dt 5, 5 ; In I Tim. 2, 5-6, n° 64: " Christus est medium conjungens, quia est justus et mortalis. "

21. Cf. IIIa q. 22, a. 1, a. 3 et a. 4.

22. Cf. IIIa, q. 26, a. 1 et a. 2. :

23. Cf. ibid., q. 22, a. 1.

24. Cf. ibid., q. 26, a. 2.

 

gente sert d'introduction à un examen plus approfondi du rapport entre ces deux fonctions christologiques.

 

2. Une théologie comparée du sacerdoce et de la médiation

Le repérage des emplois conjoints de prêtre et de médiateur esquisse les linéaments d'une christologie dont il importe à présent de suivre les ramifications à l'intérieur de la problématique de la Somme, pour dégager ensuite leur fondement incarnationnel, et nous interroger enfin sur leur éventuelle signification pascale.

 

La convenance christologique

Les questions 22 (sur le sacerdoce du Christ) et 26 (sur la médiation du Christ) n'offrent respectivement qu'un article dont la problématique soit comparable. Celle-ci porte sur la convenance des titres de prêtre et de médiateur attribués au Christ, encore que la manière de poser cette question diffère dans les deux cas. À la q. 22, a. 1, c'est la qualité même de prêtre qui est en cause puisque les objections la lui dénient25, tandis qu'à la q. 26, a. 1, Thomas s'interroge sur l'exclusivité de l'attribution du titre de médiateur au Christ26.

La qualité sacerdotale du Christ s'impose à l'évidence en raison de la doctrine de l'épître aux Hébreux. Inutile de s'attarder sur ce point. Mérite cependant attention pour notre propos l'ad 1 de la q. 22, a. 1 : Thomas y tire prétexte de la supériorité de l'ange sur le prêtre, selon Za 3, 1, pour refuser au Christ le titre de prêtre, en raison de l'inversion que sa supériorité impose à cet ordre hiérarchique. Or, cette réponse introduit, dans le prolongement du corps de l'article, la notion de médiation ou de place médiane applicable aux anges, dans la mesure où conformément à la hiérarchie céleste de Denys ils constituent les échelons intermédiaires entre Dieu et les hommes. Dans le corps de ce même article, une citation divisée de Ml 2, 7 fonde d'abord le rôle sacerdotal de transmission des biens divins, puis, dans l'ad 1, la place médiane du prêtre. Aussi le prêtre, " pour autant qu'il occupe la place médiane entre Dieu et le peuple, porte le titre d'ange27 ". Ce rapprochement du Christ avec les anges doit cependant s'accorder avec l'affirmation de sa supériorité sur eux, même au titre de son humanité, en raison de " la plénitude de la grâce et de la gloire ", puisque les anges

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25. Cf. ibid., q. 22, a. 1, en particulier la seconde objection au sujet de l'origine non sacerdotale du Christ.

26. Cf. ibid., q. 26, a. 1 : " Utrum esse mediatorem [...] sit proprium Christi. "

27. Ibid., q. 22, a. 1, ad 1 : " Ipse sacerdos, inquantum est médius inter Deum et populum. "

 

se font ses serviteurs28. Par ailleurs, la position du Christ — s'évaluant surtout en fonction des hommes à sauver — retrouve son infériorité par rapport aux anges au titre de sa passibilité qui le met de plain-pied avec les hommes en tant que viator. Chez saint Thomas, en effet, la plénitude de la grâce coexiste avec les déficiences humaines assumées par le Christ, lesquelles correspondent aux peines dues à notre péché. Cette coexistence débouchera sur la jonction de ces qualifications antagonistes dans un acte qui se réalise, matériellement par la satisfaction du Christ en faveur de ceux dont il assume les pénalités, et formellement dans la charité qui l'inspire. L'ambivalence du Christ " simul comprehensor et viator " trouve ainsi son déploiement dans l'exercice de son sacerdoce par un acte de satisfaction sacrificielle29.

L'attribution du titre de médiateur est-elle particulière au Christ? Trois types d'objections s'y opposent qui ne sont dépourvues ni de fondement ni d'intérêt : ce titre est commun au prêtre et au prophète ; selon Augustin, les anges, bons ou mauvais, exercent cette fonction; enfin le rôle d'intercession se vérifie également dans le cas de l'Esprit. Ces objections s'avèrent assez sérieuses pour peser sur le corps de l'article qui admet deux types de médiation, mais sans les inscrire dans un ordre hiérarchique qui les subordonnerait l'un à l'autre et les rangerait en série. Avec le Christ, la médiation atteint un ordre de perfection absolue et donc incommunicable, mais elle peut aussi se dire dans un sens relatif puisque, sous la Loi ancienne, elle préfigure cette perfection ou en dérive avec les ministres de la Loi nouvelle30. Cette mention des prêtres de la Loi nouvelle est un trait original dans cet article, alors qu'ils ne sont jamais mentionnés dans la q. 22 où on aurait eu quelque raison de les attendre.

Une propriété commune rapproche sacerdoce et médiation : l'humanité du Christ. Son sacerdoce repose nécessairement sur ce fondement anthropologique puisqu'il s'exerce par un agir, à savoir son sacrifice expiatoire en vue des biens du salut, qui est de nature humaine. En effet : " C'est par l'humanité du Christ que ces biens nous sont parvenus31 "; et : "Voilà pourquoi le Christ, en tant qu'homme, ne fut pas seulement prêtre mais encore victime parfaite32 ".

En outre, dès la q. 22, a. 1, le sacerdoce du Christ se réfère au modèle de sa médiation, au point de se définir par elle. Mais si le fondement anthropologique de la médiation était déjà commandé par les précisions qui seraient données ultérieurement, il ne s'imposait pas a priori puisque, faite de l'inclusion de deux termes, la médiation pouvait se définir

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28. Cf. ibid.

29. Cf. ibid., q. 14, a. 1 et a. 4 ; q. 15, a. 4 s., sur la passibilité de l'âme. Sur la jonction entre charité et satisfaction, voir surtout q. 14, a. 1, ad 1 ; q. 48, a. 2. ; q. 50, a. 1.

30. Cf. IIIa, q. 2.6, a. 1. Alors que le Christ est médiateur au sens absolu, il y a place pour une coopération à l'union des hommes avec Dieu, " secundum quid ".

31. Ibid., q. 22, a. 2.

32. Ibid.

 

par l'un ou par l'autre ou par les deux. Dès l'Écrit sur les Sentences, Thomas marque sa préférence pour son fondement anthropologique33. Puisqu'elle réalise, dans sa structure, la réunion des termes extrêmes, il était exclu qu'elle se fonde sur son terme transcendant, le Fils, de même nature divine que les deux autres personnes. Bien que sa définition par l'union de ces deux termes, Dieu et l'homme, c'est-à-dire par l'union hypostatique, soit non seulement légitime mais ait valeur de présupposé, pour Thomas comme pour Augustin c'est l'humanité du Christ qui cadre exactement avec sa figure de médiateur, car elle est tout à la fois distante de Dieu par sa nature, et donc proche des hommes, distante de nous par sa " dignité en grâce et en gloire ", et donc proche de Dieu34. C'est l'excellence même de cette humanité, dotée de ces deux perfections que sont la grâce et la gloire, qui élève le Christ au rang de médiateur, dans un sens intransmissible et absolu, comme elle lui assure la supériorité de son sacerdoce et l'efficacité subséquente de son sacrifice en rapport avec le besoin de l'homme, à savoir l'élimination de ses péchés, le don de la grâce salvifique et de la gloire.

Cette excellence habilite le Christ à exercer sa médiation en révélant les dons et les préceptes divins aux hommes, en satisfaisant et en intercédant pour eux auprès de Dieu. La médiation semble englober le sacerdoce dont elle assume aussi le rôle satisfactoire, c'est-à-dire sacrificiel, tandis que l'un et l'autre se rejoignent dans un même fondement christologique.

La structure de la médiation, dans laquelle se coule le sacerdoce du Christ, s'inscrit dans la continuité du modèle christologique élaboré dès les premières questions de la IIIa. Ainsi est posée la base doctrinale commune au sacerdoce et à la médiation, susceptible ensuite de s'expliciter au moyen de références et de nuances particulières.

La question sur le sacerdoce se réclame du concile d'Éphèse et parallèlement de textes classiques d'Augustin. D'après G. Lafont, ce constat illustrerait la connaissance qu'acquit saint Thomas des grandes déclarations conciliaires relatives aux hérésies anciennes, lors de son séjour en Italie en 1260-1261, ce qui serait un cas unique dans la scolastique35. En revanche, la question sur la médiation ne s'inspirera que d'Augustin.

À la q. 22, a. 3, saint Thomas invoque la première moitié de l'anathématisme 10 de saint Cyrille pour répondre à l'objection selon laquelle l'expiation des péchés relèverait de Dieu et non pas de l'homme Jésus ni, par conséquent, du sacerdoce fondé sur son humanité. Or,

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35. Cf. In III Sent., d. 19, a. 5, qla 2, sol. 2 ; cf. G. REMY, art. cit., p. 190-194.

34. Cf. IIIa, q. 26, a. 2.

35. Cf. G. LAFONT, op. cit., p. 324-325.

 

l'élimination de toute dualité de sujet dans le Christ — à l'inverse du modèle nestorien — a pour effet de réintégrer cette humanité dans l'œuvre salvifique, en subordonnant son action à la puissance de la divinité en elle. Ce retour à l'unité ontologique du Christ est en accord total avec l'analyse augustinienne des quatre aspects du sacrifice dont l'unité foncière découle de la relation entre le prêtre qui offre et les trois autres termes de cette oblation, à savoir : son destinataire, Dieu ; ses bénéficiaires, les hommes; la victime identique au prêtre36. Cette unité qui fonde l'excellence et la singularité de ce sacrifice met celui-ci à part des sacrifices anciens dont le rituel supposait, à l'inverse, la différence entre tous ces termes, l'altérité s'introduisant entre le prêtre, Dieu, le peuple et la victime.

A l'article suivant (q. 22, a. 4), Thomas invoque la dernière partie de l'anathématisme cyrillien pour récuser l'idée que le Christ aurait été lui-même bénéficiaire de son agir sacerdotal. La justification théologique qu'il avance à l'appui de ce refus tient à la proximité du Christ avec Dieu puisqu'il occupe le " milieu ", autrement dit puisqu'il est médiateur. La présence de l'humanité du Christ à Dieu par la plénitude de sa grâce est en effet la condition de son sacerdoce et de sa médiation pour conduire à Dieu ceux qui sont incapables d'y parvenir par eux-mêmes. Ce serait donc un non-sens d'attribuer à son sacrifice comme effet ce qui en est la condition.

Aussi la question du bénéfice que le Christ aurait pu tirer de sa médiation ne se pose-t-elle pas davantage. Elle est dépourvue de signification, dans la mesure où il appartient au médiateur de réaliser dans son être même la réunion des termes extrêmes : Dieu et l'homme. La question 7 (a. 1) avait déjà écarté ce genre d'hypothèse à propos de l'attribution de la grâce habituelle au Christ. Non seulement cet article 1 inclut le titre de médiateur, mais il conforme la structure de son argumentation à ce titre. La médiation se noue en effet dans l'âme du Christ : l'union de celle-ci au Verbe dispose le Christ à l'influx maximal de la grâce divine, afin de le rendre capable de rejoindre Dieu par la connaissance et l'amour. Cette relation avec Dieu a pour pendant celle du médiateur avec les autres hommes, car son rôle est de faire rejaillir sur eux la plénitude de sa grâce. Cet article trouvera son déploiement naturel dans la question 8 qui traite de la grâce du Christ en tant que Tête de l'Église37. La métaphore de la tête signifie la proximité du Christ avec Dieu, la plénitude de la grâce dans son essence et sa puissance — c'est-à-dire selon toute son extension et tous ses effets, excluant toute possibilité d'accroissement —, et la capacité de la répandre dans tous les

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36. Cf. S. AUGUSTIN, De Trinitate, IV, XIV, 19 (BA 15, p. 387-389).

37. Cf. IIIa; q. 8, a. 1-6.

 

membres de l'Église38. L'excellence de son sacerdoce et de sa médiation dérive de ce sommet dans l'ordre de la grâce.

Si le Christ est médiateur par la plénitude de la grâce qui l'habite, il en est constitutivement le premier bénéficiaire. Car la cause exemplaire et efficiente de toute union à Dieu ne peut s'identifier à son propre effet, à moins d'introduire un autre médiateur, ce qui conduirait à un " processus in infinitum ". Celui qui est originairement concilié, c'est-à-dire en grâce avec Dieu, et qui a pour vocation de réconcilier les autres avec Dieu ne saurait partager leur déficience. Si l'humanité du médiateur est le lieu et le moyen où s'accomplit en plénitude la volonté de Dieu, elle doit être en rapport immédiat avec lui, dans une attitude de charité, qui est le présupposé de la satisfaction et de l'intercession en faveur des autres hommes39. Mais dans la mesure où elle est marquée par le statut de viator, elle ne saurait se considérer comme parvenue à son état d'achèvement, ce qui laisse ouverte la question du rapport du sacerdoce et de la médiation avec l'événement pascal.

 

L'accomplissement pascal

Dans quelle mesure le sacerdoce du Christ s'accomplit-il à travers sa Pâque? La question est amorcée dans l'article z au sujet de l'identité du prêtre et de la victime. En fait, l'article plaide moins en faveur de cette identité qu'il ne l'admet dans la perspective du " pro nobis " d'Ep 5, 2. Aussi l'argumentation porte-t-elle essentiellement sur la nécessité du sacrifice pour un homme à racheter, à maintenir et à promouvoir dans la grâce, objectifs qui sont atteints par l'humanité du Christ prêtre et victime. Aussi ce " pro nobis " conditionne-t-il la solution de l'article 4 sur un éventuel retour des effets du sacerdoce du Christ sur lui-même. La réponse négative à cette question invoque le statut singulier du médiateur qui lui donne directement accès à Dieu et sert de réfèrent au sacerdoce. De même qu'une source lumineuse n'a pas besoin d'être éclairée, ainsi le Christ, en dehors de qui aucun acte sacerdotal ne peut être posé, est-il source de toute l'institution sacerdotale.

Les effets du sacerdoce du Christ seraient-ils exclusivement destinés aux autres au point de l'en exclure totalement lui-même ? C'est He qui fera autorité sur cette question. Alors que le propos de l'article 4 visait à dispenser le Christ de ces effets, il est bien difficile à saint Thomas d'écarter l'objection qu'il tire lui-même d'He 5,7 sur la supplication qu'adresse le Christ à celui qui pouvait le sauver de la mort. La réfutation tirée de la recommandation de saint Jacques de prier les uns pour les autres (Je 5, 16) échoue à soustraire la prière à une fonction propre-

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38. Cf. ibid, a. 5. Est-il besoin de rappeler ce principe majeur que la grâce personnelle du Christ qui justifie son âme est identique à sa grâce capitale par laquelle il justifie les autres ?

39. Cf. IIIa, q. 14, a. 1, ad 1.

 

ment sacerdotale. Dominée par ce verset d'He, qui confère à l'objection une force irréfutable, la réponse devra composer et admettre une distinction entre le cas des " autres prêtres " qui tirent avantage de leur sacerdoce en tant que pécheurs et celui du Christ qui, n'ayant pas à satisfaire pour lui-même, en a seulement profité au titre de sa passibilité ; de plus, il a bénéficié des qualités spirituelles mises en œuvre dans son sacrifice, telles la piété, l'humilité et la charité, qui lui ont valu de mériter sa gloire physique avec ses conséquences : l'ascension et l'adoration40. Cette réponse est cohérente avec la question 21 (a. 3), sur la prière, qui admet franchement que le Christ a prié pour lui, soit pour rendre grâce à Dieu des biens déjà acquis par son humanité, soit pour implorer les biens qui lui font encore défaut comme la gloire physique41. Sur ce point le sacrifice rejoint la prière du Christ pour lui-même.

La dimension pascale du sacerdoce est en outre attestée par sa pérennité " à la manière de Melchisédek ". Les deux moments (inaugural et final) du sacerdoce sont en effet nettement marqués dans l'article 5. Une chose est l'offrande du sacrifice, autre chose sa consommation qui s'identifie avec son objectif, c'est-à-dire avec les biens éternels qui nous sont acquis par la mort du Christ. En réalisant son entrée dans le Ciel, le Christ nous fraye la voie qui nous y conduit en vue de notre propre consommation dans la gloire de la Patrie. Saint Thomas a parfaitement situé l'accomplissement pascal du sacerdoce du Christ dans l'éternité qui le consacre, selon l'Épître aux Hébreux42.

Dans la même ligne, la section relative aux " acta et passa " contient une remarque fort précieuse sur le sacerdoce à propos d'une question apparemment anodine: le Christ devait-il naître à Bethléem43? À l'objection tirée d'Is 2, 3 (" de Jérusalem doit sortir la parole du Seigneur"), Thomas répond par une argumentation empruntée à la typologie royale. Si David est né à Bethléem, il a élu Jérusalem comme capitale royale et cultuelle. Analogiquement le règne et le sacerdoce du Christ atteignent leur point culminant dans sa Passion à Jérusalem. C'est pourquoi Bethléem et Jérusalem se répartissent respectivement sa Nativité et sa Passion. Si discrète que soit l'indication contenue dans cette courte réfutation, elle laisse clairement entendre que le sacerdoce du Christ n'est pas une réalité toute faite, mais que sa Passion le porte à son accomplissement. Il suit ainsi une trajectoire qui correspond symboliquement à celle qui va de la bourgade vers la capitale. Les insinuations tirées précédemment d'He se confirment ici dans une

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40. Cf. IIIa, q. 19, a. 3.

41. Cf. ibid., q. 21, a. 3 : "Expectabat ab eo [Patre] quaedam bona nondum habita sed percipienda. "

42. Cf. In Hebr. 7, 23 s., n° 368 : " Sed iste sacerdos, scilicet Christus, est immortalis. Manet enim in aeternum, sicut Verbum Patris aeternum " ; ibid., n° 370 : " Sacerdotium vero Christi est aeternum ". Le Christ introduit son humanité dans l'éternité, mais par lui-même en tant que Dieu : cf. In III Sent., d. 22, q. 1, a. 1, ad 4, en référence à He 9, 11.

43. Cf. IIIa, q. 3s, a. 7.

 

proposition lapidaire, centrée sur le concept johannique de consommation44.

La section relative aux sacrements offre également un point de correspondance avec cette plénitude du sacerdoce. Elle est la source du caractère baptismal qui se définit comme une participation indélébile au sacerdoce du Christ par mode de configuration, le Christ ne réalisant pas lui-même ce caractère pour autant qu'il est la plénitude qui se donne en partage45.

La médiation est-elle semblablement appelée à s'accomplir dans le mystère pascal? La réponse découle de la source augustinienne à laquelle puise la question 26 (a 1). Trois emprunts sont faits au De Civitate Dei, IX, afin de réfuter la deuxième objection qui voudrait étendre la médiation aux anges : d'abord pour leur refuser une médiation au sens propre, leur immortalité et leur béatitude les rendant étrangers à la condition humaine ; puis pour la refuser aux démons dont le dessein est de faire entrave à notre béatitude46; enfin, pour fonder la médiation du Christ sur la conjonction en lui d'une propriété divine, la béatitude, avec une propriété humaine, la mortalité. De ces trois citations, la dernière présente un intérêt majeur pour notre propos :

II s'est interposé en tant que médiateur afin qu'après avoir franchi la condition mortelle il rendît les mortels immortels, ce qu'il a manifesté par sa résurrection, et rendît les malheureux bienheureux, état dont il ne s'était jamais départi47.

Cet extrait est soutenu par un mouvement que finalise la transformation de notre condition mortelle et malheureuse en condition de bienheureuse immortalité, conformément à l'objectif du salut. Le présupposé en est l'union hypostatique, qui définit la structure ontologique de la médiation en conjuguant deux propriétés antagonistes : la mortalité, prise à notre condition, et l'immortalité bienheureuse, propre à la divinité. Ce statut initial, incarnationnel, kénotique ne saurait cependant enfermer en lui la médiation sans la neutraliser. En effet, il est, en un sens, contre nature, étant fait d'un alliage des contraires : la temporalité et l'immortalité ; aussi appelle-t-il une résolution par voie de dépassement grâce à l'économie pascale, laquelle transforme la condition mortelle du médiateur en bienheureuse immortalité, transmuant ainsi un état " passager " en état " permanent ", pour nous y associer puisqu'en son destin le médiateur est inséparable de ses membres.

En somme, la médiation suppose un premier binôme antithétique, de structure ontologique et de sens incarnationnel ; puis un second d'allure

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44. Cf. ibid, ad 1 : "Sacerdotium autem Christi [...] praecipue consummatum est in eius Passione. "

45. Cf. ibid, q. 63, a. 5.

46. Cf. S. AUGUSTIN, De Civ. Dei, IX, XIII et XV (BA 34, p. 381 s.).

47. Ibid., XV (cf. IIIa q. 26, a. 1, ad 2).

 

dynamique et de sens pascal. Cette aptitude à transformer un état provisoire en un état irréversible est le privilège du vrai médiateur. Si l'Incarnation est le fondement irrévocable de la médiation, celle-ci doit son efficacité au passage de l'humanité du Christ dans la gloire pascale.

Ainsi saint Thomas s'est approprié cette dimension pascale de la médiation, à travers Augustin, sans en redonner une traduction personnelle ni la souligner. Dans l'article 2, il indique nettement le point de vue préférentiel qu'il retient dans la ligne augustinienne : le fondement de la médiation réside dans l'union hypostatique, mais il est spécifié par l'humanité assumée qui se différencie de celle des autres hommes par la présence en elle de la grâce et de la gloire. C'est la thèse qu'énoncé le Sed contra par un autre emprunt au même contexte augustinien :

Le Christ n'est pas médiateur en tant que Verbe ; car absolument immortel et bienheureux, le Verbe est loin des malheureux mortels. Mais il est médiateur en tant qu'homme48.

Le fondement de la médiation s'identifie ainsi à l'humanité du Christ, inséparable, chez Thomas d'Aquin, de l'excellence de la grâce qui fait du Christ la Tête de tous les hommes graciés.

Ainsi la dimension pascale qui accomplit la médiation et le sacerdoce du Christ est prise en compte dans la réflexion de saint Thomas, certes non avec la force que la mentalité théologique actuelle attendrait. C'est He qui souligne l'accomplissement de la figure sacerdotale du Christ, tandis qu'Augustin lui prête son langage sur la médiation. L'état de comprehensor supposé dériver de l'Incarnation devait infléchir l'appréciation de la nouveauté pascale. Celle-ci résultait plus du dépassement de l'état de viator, consécutif à une condition physique encore passible, que de l'élévation dans un état foncièrement nouveau, puisqu'il était déjà anticipé en vertu de l'Incarnation comprise plutôt comme exaltation de l'âme du Christ dans la vision bienheureuse que comme abaissement du Fils dans l'obscurité intérieure de la condition pérégrinante49.

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48. S. AUGUSTIN, De Civ. Dei, IX, XV.

49. Cf. notamment IIIa, q. 34, a. 4 : la grâce du Christ l'emporte, dès le premier instant de sa conception, sur celle de tous les comprehensores réunis.

 

Conclusion

 

Les résultats de cette enquête nous conduisent à quelques conclusions.

Les cas d'association des titres de prêtre ou de médiateur restent occasionnels. Ils prennent la forme d'un assemblage littéral ou celle d'une mise en rapport plus explicite et raisonnée, ainsi que l'illustre la Somme. Dans la Somme, ils trouvent leur cadre le plus favorable dans la section relative aux consequentia de l'Incarnation, tandis que leur occurrence se fait rare dans les " acta et passa " qui n'en offrent plus qu'un écho espacé. L'évocation du médiateur n'y figure plus qu'en deux citations augustiniennes. Un extrait de la lettre à Volusien sert d'élément de réponse à la question de la convenance pour le Christ de recevoir sa composante charnelle d'une femme. Cette question résulte de la controverse antidocète, Augustin se posant en défenseur de l'authentique humanité du Christ50. C'est encore à lui que l'on doit le retour des titres de médiateur et de prêtre à propos de la nature sacrificielle de la Passion, que confirme le De Trinitate IV, déjà cité dans la question 22. En effet, le vrai médiateur nous a réconciliés avec Dieu par un sacrifice de paix, tandis qu'aucune victime plus précieuse et plus pure ne pouvait lui être offerte que " le corps de notre prêtre "51.

La discontinuité dans la mention de ces deux titres est cependant compensée par la continuité dans l'expression de leur œuvre salvifique commune. En effet, le vocabulaire fondamental qui qualifiait déjà l'activité sacerdotale et médiatrice du Christ réapparaît abondamment dans les " acta et passa ", surtout à propos du mode d'efficience de la Passion ou encore de ses effets. Le terme de satisfactio y occupe une place de choix52 avec les déterminations capitales que sont la caritas et l'obœdientia du Christ, dont nous avons déjà signalé qu'elles étaient le principe intérieur décisif d'une satisfaction surabondante. S'ajoute l'idée de la réconciliation obtenue par l'offrande d'un sacrifice agréable, susceptible d'apaiser Dieu pour toutes les offenses du genre humain53.

De toute évidence, ces actes dérivent de la mission sacerdotale et médiatrice du Christ.

Entre les titres de prêtre et de médiateur et leur rôle salvifique s'établit une homogénéité. Ces titres découlent de l'union hypostatique, qui assure l'efficacité de l'œuvre du salut. Le langage de saint Thomas utilise avec une certaine souplesse ses catégories théologiques en se

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50. Cf. ibid.,q. 31, a. 4.

51. Cf. ibid., q. 48, a. 3, resp. et ad 1.

52. Cf. ibid., q. 48, surtout a. 2 et a. 4.

53. Sur cet effet d'apaisement, cf. ibid., q. 49, a. 4. Pour une appréciation de cette interprétation, cf. G. REMY, art. cit., p. 194-196.

 

gardant d'une systématisation rigide, ainsi qu'on peut également le constater dans son énoncé des modalités de l'acte du salut54.

L'interrelation qui est apparue entre les concepts de sacerdoce et de médiation rend ceux-ci plus que complémentaires ou apparentés. Même si le modèle du médiateur joue un rôle normatif par rapport à celui du prêtre, tous deux finissent par se rejoindre et par se compénétrer aux plans christologique et sotériologique puisqu'ils ont pour support commun l'humanité du Christ élevée dans l'ordre surnaturel à un degré insurpassable, et qu'ils répondent à un objectif économique définissable en termes équivalents, voire interchangeables.

Le travail d'explicitation de saint Thomas porte sur des titres qui s'inscrivent dans une longue tradition. Celle-ci, qui est d'abord biblique, les rattache à des figures archétypiques distinctes et pourtant proches, comme celles de Moïse et d'Aaron, pour les faire ensuite converger dans l'unique figure du Christ en laquelle leurs traits se confondent. Cette christianisation a contribué à leur fusion et les a disposés à un traitement théologique commun — déjà anticipé, dans la tradition patristique orientale surtout avec Cyrille d'Alexandrie, et dans la tradition occidentale avec Augustin — dont Thomas d'Aquin est indiscutablement l'héritier direct ou indirect55. Mais, alors que dans la controverse anti-donatiste Augustin, sur la base d'une interprétation littérale de 1 Tm 2, 5, condamne l'extension de la qualité de médiateur à l'épiscopat, saint Thomas fait jouer l'analogie au point d'affirmer que les prêtres, dispensateurs des biens divins, sont " les médiateurs entre le Christ et le peuple "56. Cette qualification passera dans la théologie ultérieure du sacerdoce ministériel.

Enfin, si l'Esprit est exclu du statut de médiateur, l'exercice de la médiation et du sacerdoce du Christ pourrait-il se passer de lui ? Même s'il ne lui a pas référé expressément ces attributs christologiques, on peut par recoupement présumer légitimement de la réponse négative de saint Thomas. D'une part, de même que notre sanctification en vue de notre filiation adoptive est l'œuvre de l'Esprit, de même " le Christ a été

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54. Cf. IIIa, q. 48, a. 1-6. Saint Thomas envisage successivement, et sans ordre préétabli ni souci d'harmonisation, différents modes d'efficience de la Passion tels qu'ils lui viennent de l'Écriture ou de la Tradition.

55. Sur la réunion de ces deux thèmes chez Cyrille, cf. G. REMY, " Du Logos intermédiaire au Christ médiateur chez les Pères grecs", RT 96 (1996), p. 442-449 ; chez saint Augustin, le médiateur s'identifie au prêtre par le biais du sacrifice de la réconciliation qu'il accomplit : cf. G. REMY, Le Christ médiateur dans l'œuvre de saint Augustin, Lille/ Paris, Champion, 1979, t. 1, 1979, p. 476-486.

56. Cf. S. THOMAS, In I Cor. 4, 1, n° 187, en référence à Dt 5, 5. Considérer l'évêque comme médiateur entre Dieu et le peuple est proprement intolérable pour Augustin ; cf. Contra epist. Parmeniani 2, VIII, 15-16, BA 28, Paris, 1963 ; Sermon Dolbeau 26, n° 52 et 55, dans AUGUSTIN D'HIPPONE, Vingt-six sermons au peuple d'Afrique, Éd. F. Dolbeau, Paris, 1996, p. 407 et 409. Il en découle une nette distinction entre le titre de sacerdoce — applicable au peuple chrétien et à l'épiscopat — et celui de médiateur, propre au Christ. Cf. G. REMY, " Le Christ médiateur et tête de l'Église selon le Sermon Dolbeau 26 d'Augustin ", Revue des Sciences religieuses 72 (1998), p. 3-19.

 

conçu dans la sainteté par l'Esprit pour être Fils de Dieu par nature "57. D'autre part, il revient au Christ de répandre cet Esprit, d'abord en vertu de sa divinité, puis de son humanité qui lui sert de cause instrumentale58. Si sa médiation sacerdotale découle de l'élévation de son humanité dans la plénitude de la grâce, ne faut-il pas en conclure que l'Esprit est à l'origine de cette prérogative et qu'il en détermine la finalité ?

Nous nous étions fixé comme hypothèse de travail l'examen des textes qui relient médiation et sacerdoce pour bien délimiter le champ de notre enquête. On pourrait envisager l'étude comparée de l'ensemble du dossier relatif à ces deux titres. Le défaut d'exhaustivité nous semble compensé par celui de la représentativité des textes retenus. Celle-ci révèle assez le travail de réélaboration qu'entreprend saint Thomas à partir de matériaux antérieurs. L'essentiel est d'en bien repérer l'axe. Quoique les attributs de prêtre et de médiateur gardent un sens fonctionnel applicable aux figures anticipatrices du Christ dans l'Ancien Testament ou participatrices que sont ses ministres, ils culminent en revêtant une valeur ontologique et éminemment personnelle avec l'unique vrai prêtre et médiateur. Voilà pourquoi, si ces attributs sont d'un emploi si approchant chez Thomas, c'est qu'il les comprend à partir de la figure singulière du Christ qui les élève à leur forme accomplie et les ressaisit dans sa force unifiante pour les conjoindre dans une même fonction satisfactoire et réconciliatrice, et les rendre pour ainsi dire immanents l'un à l'autre.

 

Gérard REMY.

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57. Cf. IIIa; q. 32, a. 1.

58. Cf. ibid., q. 8, a. 1, ad 1.

 

Résumé. — Les thèmes du sacerdoce et de la médiation ont leur source principale dans la Somme de théologie, IIIa, questions 22 et 26. Thomas en a explicité le sens christologique en réutilisant des matériaux empruntés surtout à la tradition augustinienne. Bien que, selon le plan de la Somme qui les range dans les consequentia de l'union hypostatique, le Christ soit relié au Père par son sacerdoce et aux hommes par sa médiation, en réalité ces deux titres finissent par se confondre, au point que Thomas définit le sacerdoce par la médiation. Dérivant tout deux de l'union hypostatique, mais fondés sur l'humanité sainte du Christ, ils ont pour finalité l'œuvre du salut. Le sacerdoce s'accomplit dans la Pâque du Christ à notre profit et au sien en tant que viator, tandis que sa médiation se réalise pleinement par la transformation de sa nature mortelle en bienheureuse immortalité. Ces deux attributs convergent vers l'expression du salut, à travers le vocabulaire de la satisfaction et de la charité obéissante.

 

Gérard Remy, né à Metz en 1933, est prêtre du diocèse de Metz Après des études de lettres classiques et de théologie à f université de Strasbourg il a soutenu une thèse pour le doctorat d'État en théologie catholique sur le Christ médiateur dans l'œuvre de saint Augustin, en 1977; il a poursuivi cette recherche chez saint Thomas et les Pères grecs, en l'élargissant à des questions comme la substitution et la déréliction du Christ, études parues dans la Revue thomiste. Depuis 1970, il enseigne au Centre de pédagogie religieuse de f université de Metz.

 

 

 

Sacerdoce du Christ et sacerdoce des

chrétiens dans le Commentaire des Psaumes

de saint Thomas d'Aquin

 

Dans son Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, le P. Chenu invitait à déterminer l'influence de l'étude de l'Ancien Testament sur la théologie du sacerdoce de saint Thomas1. Je voudrais apporter une contribution partielle à ce projet en partant de la Pastilla super partem psalterii2. Certes, l'œuvre ne contient pas d'enseignement ex professa portant sur le sacerdoce du Christ. Mais, à n'interroger le passé qu'à travers le filtre de nos conceptions modernes, on risquerait d'écarter ce qui pourrait les enrichir3. Or, pour peu qu'on fasse l'effort d'entrer dans sa problématique, ce commentaire semble témoigner d'une spiritualité théologique — au sens où le P. Torrell l'a définie dans son Introduction à saint Thomas d'Aquin4 — qui éclaire la relation sacerdotale du Christ à son Corps mystique, du sacerdoce du Christ au sacerdoce des fidèles et l'exercice de celui-ci.

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1. M.-D. CHENU, Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, "Publications de l'Institut d'études médiévales, 11 ", Montréal/Paris, 31974, p. 225 : " ...déterminer l'influence de l'étude de l'Écriture sur la théologie de saint Thomas [...]. Par exemple, l'influence de l'étude de l'épître aux Hébreux, et, en retrait, de l'A.T., sur la théologie du sacerdoce. "

2. Postilla super partem psalterii, c'est-à-dire Super Psalmos [en abrégé: Super PS.]. Nous renvoyons ordinairement au psaume commenté, suivi du numéro de paragraphe des éditions imprimées; si nécessaire, le verset biblique correspondant est indiqué. Ex. : Super PS. 21 [v. 22], 17 désigne le commentaire du Psaume 21, verset 22, paragraphe 17 des éditions. — Sauf indication contraire, les recherches dont il est fait état dans ces pages ont été effectuées à partir de l'Index thomisticus : c'est dire que pour le Super PS. 1-51 elles dépendent de l'état de l'édition de Parme (1863) et que pour les psaumes 52 à 54 (v. 16) elles dépendent de l'édition de P.-A. Uccelli, S. Thomae Aquinatis in Isaiam prophetam, in très psalmos David..., Rome, 1880, p. 241-254. Toutes les occurrences de sacerdos et de ses dérivés ont été vérifiées au moins sur le ms. Bologna, Biblioteca universitaria 165515 (vers 1300) ; le Prologue et le Super PS. 1 ; 2 ; 21, 1-4.16-27 ; 26, 1.6 ; 28, 2 ; 36, 1 ; 39, 4; 44, 5-7 ; 48, 1 ; 52; 53; 54 sont cités sur la base du texte de l'édition critique en préparation. Les traductions françaises sont de nous.

3. Cf. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, Les quatre sens de l'Écriture, t. 1, "Théologie, 41 ", Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 16.

4. Cf. J.-P. TORRELL, Saint Thomas d'Aquin, maître spirituel, Initiation 2, "Vestigia, 19", Fribourg / Paris, 1996, p. 23-28.

RT 99 (1999) 119-142

 

Saisir la démarche théologique qui anime une œuvre aussi marquée par son temps demande pour commencer quelques mots de présentation et un rapide inventaire du lexique sacerdotal qu'elle utilise. Cherchant ensuite à décrypter les procédés spécifiques de l'exégèse médiévale, nous verrons dans quelle mesure la figure de David éclaire quelques aspects du sacerdoce du Christ considéré en lui-même puis en tant qu'acteur principal du culte spirituel de l'Église. Ce faisant, nous chercherons également à préciser les rapports que ce commentaire entretient avec l'enseignement de la Somme de théologie.

 

À propos du Super Psalmos

 

Les catalogues anciens classent le Commentaire des Psaumes parmi les œuvres que saint Thomas " n'a pas écrit lui-même mais que d'autres ont retravaillées à la suite de ses leçons5 ". Ce n'est donc ni une œuvre rédigée ni une dictée, mais la " reportation ", c'est-à-dire la prise de note par un auditeur, probablement Raynald de Piperno selon ces mêmes sources, d'un cours inachevé sur les cinquante quatre premiers psaumes. Quantitativement, l'ouvrage représente un peu plus de la moitié de la Prima Pars de la Somme, ou encore l'équivalent de la Catena aurea in Lucam, du commentaire des Physiques d'Aristote ou de la Sententia super libros Ethicorum. Il est à peu près certain aujourd'hui qu'il date de la fin de la carrière de saint Thomas. Selon l'hypothèse la plus vraisemblable, il faut en situer l'origine à Naples, entre la fin de l'été 1272 et décembre 1273, en tout cas après 1270. Il serait alors contemporain des derniers chantiers du maître et postérieur à la rédaction des 25 premières questions de la Tertia Pars, si l'on admet qu'elles étaient déjà rédigées au moment du départ pour Naples6. Cette proximité chronologique éveille l'attention sur une possible proximité doctrinale, mais la démonstration de ce rapport, pour séduisant qu'il puisse paraître, demande une analyse serrée des textes. Comment par exemple concilier dans le même ouvrage une connaissance avérée des actes du deuxième concile de Constantinople et la terminologie ambiguë de l'homo assumptus, rejetée dans la Tertia Pars en raison des positions théologiques de ce

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5. Ms. Praha, Knihoma metropolitni kapituly, A 17/1, f. IV (cf. ibid., A 17/2, f. 1r) : " Si autem alia sibi attribuantur non ipse scripsit [uel fecit seu notauit] set alii recolegerunt post ipsum legentem uel predicantem puta... " (cité par R.-A. GAUTHIER, " Quelques questions à propos du commentaire de saint Thomas sur le De anima ", Angelicum 51 [1974], p. 419-472 [p. 45;]).

6. Nous suivons la chronologie de J.-P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d'Aquin, Sa personne et son œuvre, "Vestigia, 13", Paris/ Fribourg, 1993, p. 479-482. Pour la Somme, cf. p. 214 : " On admet que les 20 ou 25 premières questions de la Tertia ont été écrites à Paris. " Les mises au point récentes de R.-A. Gauthier dans S. THOMAE DE AQUINO, Quaestiones de quolibet. Ed. leon., t. 25/2, 1996, p. 499 situent la Tertia Pars en son entier durant le dernier séjour napolitain de Thomas, probablement pour alléger le calendrier parisien déjà très chargé.

 

même concile7 ? À l'inverse, on note certaines convergences littérales avec la Secunda-secundae8.

Le genre littéraire de l'exégèse scolastique déconcerte ceux qui croient encore au mythe d'un saint Thomas qui parlerait toujours formaliter. Tissu d'équivalences et de parallélismes où domine l'argument de convenance, il s'appuie sur l'unité interne de l'Écriture et la tradition interprétative de sa réception ecclésiale. Destiné en outre à l'enseignement et dominé par la nécessité d'inculquer à des générations successives les mêmes schémas de pensée à l'occasion du commentaire de livres bibliques différents, il génère parfois la répétition de passages parallèles dont l'inventaire permettrait de mettre en évidence quelques-unes des insistances théologiques du maître et leur évolution. Les nombreuses citations bibliques n'y ont pas valeur illustrative, mais argumentative. Ses interprétations sont puisées dans des corpus de gloses partiellement fixés à la fin du XIIe siècle. On y relève également la trace du travail théologique des écoles parisiennes dont les commentaires du psautier ont été l'un des catalyseurs. Au double plan littéraire et conceptuel, le Super Psalmos est très dépendant de ces influences. La glose de Pierre Lombard, qui remplaçait alors pour les psaumes la Glose ordinaire et les Enarrationes d'Augustin, y occupe une place prépondérante. L'originalité de Thomas résidera dans le traitement de ces gloses sobrement résumées, dans l'apport de sources complémentaires, surtout bibliques, dans de brèves explications théologiques et dans la division du texte presque toujours originale. Alain de Libéra l'a bien noté : " C'est méconnaître la profondeur de la pensée médiévale que de réduire la répétition des doctrines autoritaires au simple report des autorités. La répétition, la compilation, la reconstruction des bribes d'un enseignement sont un acte d'intelligence9. "

A la fin du XIIe siècle, la théologie commence à acquérir une certaine autonomie par rapport aux commentaires bibliques qui se cherchent une nouvelle raison d'être, chez les commentateurs soumis à l'influence

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7. Cf. IIIa, q. 4, a. 3 " .. .opinio que ponitur sexta distinctione Tertii Libri Sententiarum concedit hominem esse assumptum. Sed illa opinio erronea est, ut supra ostensum est [q. 2, a. 6] ", et, par ex., Super PS. 8, 5 (Deus) : " ...licet totum genus humanum uisitauerit specialiter tamen illum hominem assumptum in unitate ypostasis " (version conforme à la tradition manuscrite). — Au sujet de la connaissance qu'a eue saint Thomas des actes du concile de Constantinople II, cf. Super PS., Prohem. 2; 21, 1, ainsi que notre article : "Une source de saint Thomas d'Aquin : le deuxième concile de Constantinople (553) ", RSPT 81 (1997), p. 21-56.

8. Cf. par ex. IIa-IIae, q. 36, a. 2 et Super PS 36, 1, in fine. Contrairement aux éditions imprimées qui ont lu dans ce passage : " in II Ethicorum ", les manuscrits renvoient avec raison au second livre de la Rhétorique : " in II Rethorice (sic!) ". Il s'agit là d'un indice capital en faveur d une datation postérieure à 1270, si l'on accepte la chronologie de l'utilisation des traductions de Guillaume de Moerbecke par saint Thomas établie par R.-A. Gauthier dans SAINT THOMAS D'AQUIN, Somme contre les Gentils, Paris, Éditions universitaires, 1993, p. 78-80.

9. A. DE LIBERA, La Mystique rhénane d'Albert le Grand à Maître Eckhart, " Point-Sagesses, 68 ", Paris, Seuil, 1994, p. 74.

 

des méthodes parisiennes tout au moins10. Dans notre commentaire, les " questions " semblent ne plus avoir qu'un rôle rhétorique. La primauté structurelle de l'Ecriture dans la théologie du Docteur commun n'implique pas une antériorité méthodologique du commentaire biblique. À la différence des commentaires d'Aristote, rédigés et entrepris en dehors du contexte scolaire, comme préparation à la composition de la Somme11, le Super Psalmos est l'aboutissement d'une démarche théologique. Son objectif semble moins l'élaboration d'une construction doctrinale originale que la réception de l'Écriture dans sa forme spécifique, en consonance avec la Tradition. Il faut l'envisager comme le révélateur de l'acquis d'une théologie systématique présupposée et assimilée, plutôt que comme le témoin d'un effort heuristique préalable ou complémentaire à la réflexion dogmatique. Ce ne serait pas un hasard que la Tertia Pars ait été entreprise " en vue de l'accomplissement de tout le labeur théologique12" avant le Commentaire des Psaumes qui traitent, selon Thomas, de " l'objet général de toute la théologie13 ", tandis que Pierre Lombard utilisait une formule identique pour les qualifier d'" accomplissement de toute la théologie14 ". À lui seul, le thème du sacerdoce est une base trop étroite pour suffire à démontrer ces assertions, mais il permettra d'en relever quelques indices.

Enfin, les textes médiévaux issus d'un enseignement oral ne reflètent pas toujours la réalité des exercices académiques où ils ont pris naissance. Beaucoup, avant d'être diffusés par leur auteur, ont été soigneusement rédigés, quand ce n'est pas remaniés et étoffés15. Ce ne fut certainement pas le cas du Super Psalmos qui a tous les traits de la reportation brute. Son style, proche de l'oralité du cours, est tributaire des difficultés qu'eut le reportateur à suivre la pensée du maître au fil d'une parole dont il ne pouvait arrêter le débit. Les collaborateurs de Thomas ont essayé de pallier cet inconvénient par un " toilettage " de la première

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10. Il semble qu'à Oxford, l'évolution des rapports entre Bible et théologie soit plus problématique : cf. Béryl SMALLEY, The Study of thé Bible in thé Middle Ages, University of Notre Dame Press, 21964, p. 280.

11. Cf. R.-A. GAUTHIER, " Saint Thomas et l'Éthique à Nicomaque ", Appendice à S. THOMAE DE AQUINO, Opéra omnia, Ed. leon., t. 48, p. XXIV; —J.-P. TORRELL, Initiation..., p. 253 ; — Préface de M. D. Jordan à THOMAS D'AQUIN, Commentaire sur les Psaumes, Introd., trad., notes et tables par J.-É. Stroobant de Saint-Éloy, Paris, Cerf, 1996, p. 8.

12. IIIa, q 1, prol. : "Necesse est ut ad consummationem totius theologici negotii [...] de ipso omnium Salvatore ac beneficiis ejus nobis humano generi prestitis nostra consideratio subsequatur. "

13. Super PS., Prohem. 1 : " Hic liber generalem [materiam] habet tonus theologie. "

14. PETRUS LOMBARDUS, Commentarium in Psalmos davidicos praefatio, PL 191, col. 57 B : " Consummatio est totius theologice pagine " ; passage repris par HUGUES DE SAINT-CHER, Pastille brève sur les Psaumes (inédite), mss. Paris, B.N. lat. 59, f. 284rb et Paris, Bibl. Maz. 145, f. 215va : " Liber autem iste [...] est consummatio totius théologie. " — Theologia est ici à prendre au sens originel de sacra pagina et de donné révélé.

15. Cf. B. BAZÁN et alii, Les Questions disputées et les questions quodlibétiques dans les Facultés de théologie, de droit et de médecine, "Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 44-45 ", Turnhout, Brepols, 1985, p. 69-70, 256; — J. VERGER, L'Essor des universités au XIIIe siècle, " Initiations au Moyen Âge ", Paris, Cerf, p. 37.

 

écriture. L'analyse de la tradition manuscrite montre qu'une réécriture sommaire et maladroite a été entreprise, hors du contrôle direct de l'auteur, par au moins deux sources différentes16. Entre le discours primitif et le produit aujourd'hui disponible se sont interposés des intermédiaires qui ont laissé leur marque. Le texte fourni par les éditions de Parme ou Vives est un terrain miné qui rend aléatoire les analyses de détails17. Leur vérification sur manuscrits est compliquée par la qualité médiocre de témoins peu nombreux. L'extrême concision du style aggrave parfois le poids de glissements sémantiques dus à des fautes banales. C'est ainsi que " ungimur sacramentali unctione " devient dans les éditions "ungimur sacerdotali unctione"18. Avant d'attribuer à saint Thomas la paternité d'une formule isolée, la prudence imposera d'en vérifier l'origine dans les sources avérées et les lieux parallèles.

Ces paramètres invitent, au-delà d'une indispensable reconstitution de l'implicite, à concentrer notre étude sur des lignes de force, à relever les associations d'idées que les expressions du psautier et leur tradition interprétative ont suggérées à Thomas, tout en les confrontant avec ses autres œuvres. Qu'en est-il pour commencer du vocabulaire du sacerdoce?

 

Le sacerdoce dans le Super Psalmos

La terminologie des psautiers latins n'a guère incité l'exégèse scolastique à considérer les psaumes comme un lieu caractéristique de la théologie du sacerdoce. On ne relève dans le psautier que 5 emplois du mot sacerdos qui ne figure jamais dans les cinquante quatre psaumes que Thomas a commentés19. De fait, quand ils existent, les index manuscrits des commentaires des psaumes de cette période montrent l'absence totale d'intérêt pour la thématique explicite du sacerdoce chez ceux qui lisaient et éditaient ces auteurs20. Dans la continuité de l'exégèse morali-

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16. Cf. les divergences entre d'une part le ms. Bologna, Bibl. univ. 165515 [sigle : Bo], d'autre part les mss. Firenze, Bibl. Medicea Laurenz, Fiesol. 94 [sigle : F] ; Vaticano, Bibl. Apost. Vat., Vat. lat. 800 [sigle : V1] ; Vaticano, Bibl. Apost. Vat., Urb. lat. 136 [sigle : V2], les premières éditions enfin: Venetiis 1505; Lugduni 1520; Roma 1570. Nous réservons la démonstration de ces rapports à la préface de l'édition critique en préparation.

17. Cf. S.THOMAS AQUINAS, Opéra omnia, t. 14, Parme, 1863, p. 148-353; ID., Opéra omnia, t. 18, Paris, Vives, 1876(1889), p. 228-556.

18. Cf. Super PS. 26, 1 ; ou encore Super PS. 21, 22 où le " mystère du sacrement du Seigneur " devient le " ministère du sacrement du Seigneur " (Ad apostolos [...] pertinet misterium dominici sacramenti).

19. PS 77, 64; 98, 6; 109, 4; 131, 9.16 (Psautiers gallican, romain et luxta Hebreos). Une variante du Psautier romain y ajoute PS 76, 21 : cf. Robert WEBER, Le Psautier romain et les autres anciens Psautiers latins, " Collectanea biblica latina, 10 ", Rome, 1953 et ms. Paris, B.N. lat. II947.

20. Les termes sacerdos ou presbyter sont totalement absents des tables des distinctions sur les psaumes attribuées à Alexandre de Haies (cf. Paris, Bibl. Maz. 216, fin du XIIIe siècle, provenance Paris, Couvent o.f.m.), du commentaire des psaumes de Geoffroy de Blenau, o.p., maître à Paris de 1235 à 1242 (cf. Paris, Bibl. Maz 180, f. 28rv, XIVe siècle) et du Super PS. de

 

santé de la fin du XIIe siècle, ils se soucient plus de questions pastorales et morales concernant les prelati que de la théologie du sacerdoce chrétien.

Après vérification sur manuscrits, le vocabulaire du Super Psalmos ne contient que 39 emplois de sacerdos et de ses dérivés21, contre 409 emplois du seul lemme sacerdos pour l'ensemble de la Tertia Pars, 8 3 pour le seul traité du Christ (q. 1-59) et 143 dans le commentaire de l'épître aux Hébreux22. Dans le Super Psalmos, un premier groupe rassemble 30 occurrences où le terme désigne au premier degré le sacerdoce de la Loi ancienne, une douzaine de fois à propos du culte du temple et des sacrifices. Cependant, la valeur de figure accordée à l'Ancien Testament invite dans 84 % des cas à donner à ces emplois une portée dans l'ordre

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Thomas d'Aquin (V, f. 151ra-163ra, fin du XIVe siècle et F, f. 2ra-9vb, XVe siècle), même s'ils se trouvent effectivement dans le corps du texte. — On trouvera par contre dans les tables d'Alexandre, dont les perspectives sont plus morales que dogmatiques, d'autres lemmes appartenant au champ lexical élargi du sacerdoce : prelati (6 fois), predicatores (5 X), sacrificium (I X), unctio (I X), altare (I X), confessio, religiosi Clerici, eucharistia (I X), ecclesia (5 X). — Dans les tables du Super PS. de Thomas, on trouve : altare, apostoli, baptismus, cathecuminus, confessores, confirmare, doctor, eucharistia, bolocaustum, predicatio, predicator, prelati, sacrificium, templum, unctio. — Les tables thématiques figurant en tête d'un exemplaire parisien du Commentaire des Psaumes de Pierre Lombard, daté du premier tiers du XIIe siècle (Paris, B.N. lat. 15 206, olim Sorbonne 63, f. 1r-2r) observent le même silence. — L'examen des tituli psalmorum, ces listes vénérables de titres chrétiens des psaumes qui fournissent les clefs de leur interprétation traditionnelle, conduit à un constat identique : cf. P. SALMON, Les Tituli Psalmorum des manuscrits latins, " Études liturgiques publiées sous la direction du Centre de Pastorale liturgique et de l'Abbaye du Mont-César, 3 ", Paris, Cerf, 1959. — Quant à l'édition des sermons de Philippe le Chancelier (f 1236) (PHILIPPI DE GREVE, Cancellarii Parisiensis, In psalterium dauidicum CCCXXX Sermones, Apud Iodocum Badium Parisiis, 1522-1523, f. [2v]-[9r]), elle contient quelques formules concernant le sacerdoce du Christ, l'office des prêtres et leur fonction ecclésiale ; par ex. : " [Christus] magister, dominus, rex, sacerdos, sponsus " ; " ministri mense "; " officium sacerdotis "; " prelati casu exultat diabolus "; " prelatis congruit charitas et zelus " ; " prelati quomodo sint anima corporis dominici " ; etc. — Les manuscrits du commentaire du Ps-Albert ne comportent pas de tables, mais on relève à partir de l'édition imprimée au moins deux allusions au sacerdoce du Christ (PS-ALBERTUS, In PS. 19, n° 1, dans ALBERTI MAGNI, Opera omnia, t. 15, Ed. Borgnet, Paris, Vives, 1892; In PS 109, n° 4, ibid., t. 17, 1893) et trois au sacerdoce ministériel (PS-ALBERTUS, In PS. 31, n° 5, ibid., t. 15, à propos de la confession sacramentelle; PS 42, 4, ibid., t. 15 [les prêtres montant à l'autel] ; In PS. 105, n° 18, ibid., t. 17 [contra sacerdotes]). — Enfin il faut noter que le Commentaire des Psaumes d'Hugues de Saint-Cher (version longue) fourmille d'allusions moralisantes aux prélats et aux fonction cléricales ; cf. UGO DE S. CHARO, Opéra omnia in universum vetus et novum testamentum, Coloniae Agrippinae sumptibus Ioannis Gymnici, sub Monocerote, 1621, t. 2 : In psalterium universum Davidis Regis et Prophetae, passim.

21. SACERDOS : Super PS. 2, 1 ; n, 11 ; 14, 1 ; 16, 4; 18, 5 ; 21, 25 ; 24, 9; 25, 4; 26, 1 (2 X); 26, 12; 28, 6; 39,4(5 X);44, 5 (3 X); 44, 6; 44, 7; 44, 9; 46, 1 ; 47, 6; 49, 2; 50, 9; 51, 1 (8 X) ; 54, 12. Une occurrence fournie par les éditions imprimées n'est attestée par aucun manuscrit avant la première édition (Venise, 1505): Super PS. 21, 17. Dix-sept occurrences interviennent à l'occasion de citations bibliques littérales ou de la relation directe d'épisodes bibliques : Super PS. 21, 25 ; 25, 4; 26, 12; 44, 5 ; 44, 6; 44, 7; 44, 9; 46, 1 ; 49, 2; 51, 1 (8 X). — SACERDOTIUM : Super PS. 40, 1 ; 44, 5 ; 51, 1. Il s'agit du sacerdoce lévitique. — SACERDOTALIS : Super PS. 51,1. En Super PS. 26, 1, il faut lire avec les manuscrits " ungimur sacramentali unctione in figura futuri regni " et non sacerdotali (dans les éditions).

22. Statistique obtenue par interrogation du CD-ROM de l'Index thomisticus.

 

de la Loi nouvelle23. Un second groupe applique explicitement la terminologie du sacerdoce au Christ (4 fois)24, et au ministère sacré de la Loi nouvelle (cinq fois)25. Il faut y ajouter une seule occurrence de presbyter26 et un usage assez éclectique de minister qui ne désigne jamais le Christ prêtre. Mediator n'intervient qu'une fois, ce qui ne veut pas dire qu'il est fait abstraction de la médiation du Christ27.

Une comparaison avec le dossier scripturaire de IIIa, q. 22 permet un nombre de rapprochements limité. Sur quelque 56 lieux bibliques qui fondent l'argumentation du traité du sacerdoce, seule une dizaine est utilisée dans le même sens ou dans un contexte similaire28. Parmi les textes qui occupent une position stratégique dans le traité du sacerdoce, on retrouve Ep 5, 2 et le PS 50. Mais ni le PS 109, 4, ni la figure de Melchisédech, ni certains passages clefs de l'épître aux Hébreux ne sont mentionnés29.

 

Sacerdoce de David et sacerdoce du Christ

Au-delà de cette première approche encore très matérielle, qu'en est-il de l'apport doctrinal du Commentaire des Psaumes? Le prologue de saint Thomas souligne, avec des arguments nouveaux pour l'époque, la nécessité d'une lecture christologique de l'Ancien Testament qui soit partie intégrante du sens littéral. Les psaumes lui fournissent l'occasion d'un regard panoramique sur la révélation qui culmine dans le Christ puisqu'ils embrassent, sur le mode de la louange, tous les aspects de l'économie divine décrits séparément dans les livres de la Bible30. Plus

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23. Cf. Super PS. 14, 1; 21, 25; 26, 12; 39, 4 (5 X); 44, 7; 44, 9; 51, 1 (sacerdotalis : 1 X; sacer-dotium : 1 X; sacerdos : 7 X) ; 54, 12. Emplois désignant strictement le sacerdoce ancien : Super PS. 18, 5 ; 25, 4; 28, 6; 40, 1 (sacerdotium); 44, 5 ; 46, 1. Quatre emplois concernent les princes des prêtres qui condamnèrent Jésus : Super PS. 2,1; 11, 1; 16, 4; 49,2.

24. Cf. Super PS. 26, 1 (2 X) ; 44, 5 (sacerdos, sacerdotium)

25. Cf. Super Ps. 24, 9; 25, 4; 44, 6547, 6; 50, 9.

26. Cf. Super Ps. 42, 2.

27. Cf. Super Ps. 24,4 (citation de 1 Tint 2, 5).

28. Cf. Rm 8, 3; Ep 5, 2; Ps 50, 19; Lv 4, 2.23.28; Jr 11,19; Is 33, 22; He 5, 7; 7, 25 ; 7, 28; 9,12; 10,14.

29. Cf. He 4,14; 9,14.

30. Cette idée, appuyée sur la même autorité du Pseudo-Denys, ne se trouve dans l'œuvre de Thomas que dans le prologue du Super Psalmos et dans la Tertia Pars, q. 83, a. 4 : " Cuius [misse] preparationis prima pars est laus divina quae fit in introitu secundum illud Psalmi [49, 23] : "sacrificium laudis honorificabit me et illic iter quo ostendam illi salutare Dei". Et sumitur hoc, ut pluries, de Psalmis, vel saltem cum Psalmo cantatur : quia, ut Dionysius dicit, in 3 cap. Eccles. Hier., Psalmi comprehendunt per modum laudis quidquid in sacra Scriptura continetur "; Super PS., Prohem. 1 : " Materia quidem est uniuersalis quia cum singuli libri canonice scripture speciales materias habeant, hic liber generalem habet totius theologie. Et hoc est quod dicit Dionysius tertio capitulo Ecclesiastice hierarchie "diuinarum odarum", id est psalmorum : "sacra scriptura intentionem habet theologias et diuinas operationes uniuersas decantare" "; cf. Dionjsiaca, Ed. Ph. Chevallier, Paris-Bruges, t. 2, p. 1190 ; PG 3, col. 430 D.

 

évangile que prophétie, ils annoncent le mystère du Christ et de l'Église31. Ils expriment principalement la prière et les sentiments du Christ dont David est la figure typologique32. Comprendre la façon dont le sacerdoce du Christ est perçu dans le Super Psalmos oblige donc à déterminer, d'une part, dans quelle mesure David y est considéré comme prêtre et, d'autre part, dans quelle mesure les psaumes mis dans la bouche du Christ sont eux-mêmes le type de l'acte sacerdotal d'un culte spirituel.

 

Onction et sacerdoce du Christ

Bien que David ne soit jamais présenté comme ayant reçu l'onction du sacerdoce, c'est par sa qualité d'oint du Seigneur qu'il est l'occasion d'une évocation explicite du sacerdoce du Christ dans le commentaire des PS 26 et 4433.

Avec tous les commentaires de l'époque, le titre du psaume 26 : "Avant que David ne reçoive l'onction", appelle l'énumération des trois onctions royales reçues par David aux moments clefs de sa carrière. Mais Thomas affirme qu'il faut préférer à cette lecture littérale une lecture christologique : l'onction du Saint-Esprit, plénitude de toutes les grâces, implique chez le Christ la double habilitation au sacerdoce et à la royauté, jusqu'alors conférée à des personnes distinctes. L'idée est héritée de Pierre Lombard qui s'inspire d'Augustin ; on la retrouve dans le traité du sacerdoce de la Tertio, Pars34. Les expres-

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31. Cf. Super PS., Prohem. 1 : " Omnia enim que ad fidem incarnationis pertinent sic dilucide traduntur in hoc opere ut fere uideatur euangelium et non prophetia. "

32. Cf. Super PS. 2, 1 : " Per David enim Christus conuenienter significatur quia David dicitur manu fortis et Christus "Dei uirtus", I Cor. 1 [v. 18]. Dicitur etiam David aspectu desiderabilis et Christus "splendor glorie", Hebr. 1 [v. 3]. Ipse est "in quem desiderant angeli prospicere", I Petr. 1 [v. 12] "; cf. Super PS. 1, 1 ; 39, 4. — Cf. Super PS. 17, 16 : " dicantur verba quasi ex persona Christi vel cuiuscumque viri iusti "; 21, 9 : "psalmus ex persona Domini exponens passionem "; 21, 10 : " psalmista in persona Christi "; 21, 20 : " in persona Christi orantis "; 21, 2i : " psalmista ex persona Christi "; 22, 1: " psalmista supra in persona Christi "; 40, 7 : " in persona Christi " ; 49, 6 : " in persona Domini ".

33. On retrouve occasionnellement la thématique de l'onction dans le commentaire des PS 2, 1 ; 19, 1 ; 20, 3 (Bo) : " Et sic in figura Christi David speciali gratia preventus est : quia inunctus fuit in regem, cum adhuc esset puer, antequam ipse cogitaret de regno "; et 22 [v. 5] (Bo) : " Caput meum, id est Christum, impinguasti, id est replesti abundantissime oleo spiritualis gratie ut ex eo ad nos gratia diffunderetur. I Cor, 8 [v. 6] : "unus Dominus Ihesus Christus per quem omnia et nos per ipsum" ; Psal. [44, 8] : "unxit te Deus, etc." ". Le sacerdoce ne fait ici l'objet d'aucun développement spécifique.

34. PETRUS LOMBARDUS, Commentarium in Psalmos, PS 2.6, PL 191, col. 267 A : "Sed quia omnia in figura contingebant illis, sciendum quod olim duae personae ungebantur, rex scilicet et sacerdos, in quibus significabatur unus Christus rex et sacerdos : rex quia nos régit et ducit ; sacerdos quia pro nobis interpellât et sacrificium Deo obtulit, non aliud quam seipsum " (cf. AUGUSTINUS, Enarrationes in Psalmos, In PS. 26, enarr. n, 2, CCSL 38, 1. 1-8) ; cf. ID., In PS. 44, n° 9, PL 191, col. 441 D : " Per hoc autem quod dicit eum unctum, regem et sacerdotem eum esse significat, in cujus figura in Veteri Testamento reges et sacerdotes ungebantur " (cf. AUGUSTINUS, ibid., 1. 2-4; IIIa, q. 22, a. 1, ad 3). Le traité du sacerdoce du Christ justifie

 

sions de Thomas " hoc convenit Christo " (Sup. PS 44, 5) et " melius videtur ut referatur ad Christum " sont à cet égard significatives35.

Comme l'expliquait un peu plus tôt un glossateur anonyme de Pierre Lombard, l'onction davidique n'implique pas le sacerdoce et la royauté par raison formelle, mais elle l'implique chez le Christ, par " raison de Dieu", c'est-à-dire par cette convenance avec le mystère du Christ inscrite dans la trame de la révélation vétérotestamentaire36. De même que les deux onctions de David à Ébron étaient préparées par l'onction de Bethléem qui scella la main mise de l'Esprit sur David, de même les fonctions du Christ sont le déploiement dans le temps, puis dans la gloire, de l'onction primordiale de l'Esprit.

Alors que, fidèle à Pierre Lombard, le commentaire du psaume 26 ne faisait allusion qu'aux fonctions royales et sacerdotales, l'onction appelle, dans le psaume 44, l'énumération des trois fonctions : royale, sacerdotale et prophétique37. Le sacerdoce du Christ n'est pas le fruit d'une onction " matérielle ". Il est reçu par consécration de l'Esprit, comme par " une huile invisible " qui sanctifie l'humanité du Christ pour elle-même et en plénitude afin de sanctifier ses membres par dérivation et participation38. La grâce des sacrements est assimilée à une onction qui rend participant de la grâce du Christ39. Les trois fonctions déterminent en quelque sorte les modalités de cette participation.

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cette unité fontale en référence à la grâce capitale, équivalence théologique formelle de l'onction biblique.

35. Cf. Super PS 26, 1 : " Melius tamen uidetur ut referatur ad Christum : due unctiones in nouo testamento ponuntur, scilicet régis et sacerdotis, et Christus fuit unctus oleo Spiritus sancti, PS. Unxit te Deus etc., in regem et sacerdotem. Et hec unctio deriuatur usque ad nos : PS. Sicut unguentum in capite quod descendit, etc. Jo. 1 : "De plenitudine ejus omnes accepimus". Primo ergo ungimur sacramentali unctione in figura futuri regni. Erimus enim reges, id est liberi. Et quia adhuc patimur hostes, postea ungimur dupliciter actuali gloria, scilicet stola glorie anime et corporis. Christus autem primo fuit unctus unctione gratie, postea glorie. "

36. Cf. ms. Paris, B.N. lat. 15 204, f. 114rb, marg. ext. (après 1225) : " [Regem et sacerdotem eum esse significat] contra : non sequitur "est unctus, ergo est rex", quia ungebantur tam sacerdotes quam reges. R<espondendum> quod non sequitur formaliter, sed ratione Dei sequitur quod Christus est rex et sacerdos " (cf. PETRUS LOMBARDUS, In PS 44).

37. Cf. Super PS. 44, 5 : " In ueteri testamento ungebantur sacerdotes et reges ut patet de David, IReg. 16 [1 S 16, 13], et de Salomone, ut patet III Reg. 1 [v. 43.45] et prophète inungebantur, ut patet de Elyseo qui inunctus fuit ab Elya, III Reg. 19 [v. 16]. Et hoc conuenit Christo quia fuit rex, Luc. 1 [v. 2] : "Regnabit in domo lacob in eternum." Item fuit sacerdos, quia seipsum obtulit sacrificium Deo, Eph. 5 [v. 33]. Item fuit propheta quia prenuntiauit uiam salutis, Deut. 18 [v. 15] : "Prophetam suscitabit Dominus de filiis Israël." Sed quomodo : Unxit? Non oleo uisibili quia regnum ejus non est de hoc mundo, Jo. 18 [v. 36], item non est functus sacerdotio materiali. Et ideo non est materiali oleo unctus, sed oleo Spiritus Sancti. Propterea dicit Oleo ktitie. Et dicitur Spiritus Sanctus oleum quia supereminet omnibus liquoribus et Spiritus Sanctus omnibus creaturis, Gen. 1 [v. 2] : "Spiritus Domini ferebatur super aquas", id est débet esse super omnia in cordibus hominum quia est amor Dei. "

38. Cf. Super PS. 44, 2 : "Nam omnes tantum habent gratiam secundum redundantiam et participationem, sed iste per se et plene, Col. 2 [v. 9] : "In eo habitat omnis plénitude diuimtatis corporaliter" ; Heb. 1 [v. 3] : "cum sit splendor glorie et figura substantie ejus". "

39. Cf. PETRUS LOMBARDUS, In PS. 26, PL 191, col. 267 B : " ...nos prius inungimur, hic in signo futuri regni, dum Spiritus sancti gratiam in baptismo et in aliis sacramentis percipimus ;

 

À l'exception d'un commentaire anonyme parisien influencé par Pierre Lombard, les commentaires médiévaux du psaume 26 ne relèvent guère la thématique royale et sacerdotale ; ils associent les onctions davidiques à une triple gradation dans l'ordre de la grâce, de la justification, de la pénitence, ou aux trois sacrements du baptême, de la confirmation, et de l'extrême-onction40. Je n'ai pas vu qu'il y soit fait de rapprochement entre onction et sacrement de l'Ordre, sacerdoce, onction et caractère sacramentel, onction et sacerdoce. En comparaison, le fait que Thomas ait retenu de Pierre Lombard, même sans trop s'y étendre, le schéma augustinien bipartite est significatif d'une préoccupation christologique, et paradoxalement d'une certaine originalité partagée avec saint Bonaventure41.

Quant au rapport de ces passages avec les autres œuvres de Thomas, il est caractéristique de la priorité structurelle de la Parole de Dieu dans la théologie du Docteur commun. Pour lui, certains versets de l'Écriture sont des puits de lumière auxquels il convient de toujours revenir pour éclairer les questions théologiques qui s'y rapportent. Ils sont reçus dans la foi avec la Révélation, à la racine de l'activité théologique, et leur vertu opératoire est antérieure à leur mise en œuvre scolaire ou littéraire. Le phénomène s'observe aisément à propos du PS 44, 8 qui se trouve rappelé très souvent lorsque le lien entre onction et sacerdoce du Christ

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secundo autem in futuro inungemur in reges, quando libertatem gloriae filiorum Dei et redemptionis corporis nostri recipiemus. "

40. Cf. ms. Paris, B.N. lat, 142 54, L 199rb (ANON., Exp. in Psal 26, 1) : " Diuiditur autem iste psalmus in duas partes. Primo determinat de se ut de rege, secundo ut de sacerdote et hoc in figura Christi qui fuit rex et sacerdos, quod congruit titulo... " — Étant donné le grand nombre de commentaires des psaumes produits par l'exégèse médiévale, nous avons dû nous contenter de quelques échantillons significatifs : saint Bruno (SANCTI BRUNONIS carthusianorum institutoris, Expositio in psalmos, Editio nova, Monsterolii, 1891), la Glose ordinaire (Biblia latina cum Glossa ordinaria, Fac simile reprint of thé Editio princeps Adolph Rusch of Strasbourg, 1480/1481, t. 2, Brepols, 1992), Pierre Lombard (PETRUS LOMBARDUS, In PS., PL 191, avec les annotations marginales des manuscrits Paris, B.N. lat. 15204 et if2of), Hugues de Saint-Cher (Ugo DE SANCTO CHARO, Opera omnia, t. 2, Cologne, 1621), Alexandre de Haies (ms. Paris, Bibl. Maz. 216, attribution incertaine), le Ps-Albert (ALBERTUS MAGNUS, Opera omnia, Ed. Borgnet, t. 15-17, Paris, Vivès, 1892-1893), Jean de Aversa junior — compilation des commentaires de Pierre de la Palud et Thomas d'Aquin — (ms. Paris, B.N., nouv. acq., lat. 1759 ; Milano, Bibl. Ambrosiana, E. 17 inf.), et l'anonyme du ms. Paris, B.N. lat. 14214-14256.

41. Les tables de l'édition des œuvres de S. Bonaventure (S. BONAVENTURA, Opera omnia, Indices in tom. 1-4, Quaracchi, 1901, et t. 10,1902) ne renvoient jamais au titre du Psaume 26, 1 ; quant au PS 44, 8, il est employé au moins deux fois en lien avec le sacerdoce : " Christus enim exprimit personam unam in duabus naturis et dignitatem regiam et sacerdotalem et gratiae plenitudinem propter unctionis praerogativam de quo in Psalmo "Unxit te Deus, Deus tous oleo letitiae". Unde in nomine Christi intelligitur unctus, ungens et quo ungitur; ac per hoc simul Pater, Verbum et Spiritus [...]. Intelligitur etiam dignitas regalis et prophetalis et sacerdotalis, secundum triplicem excellentiam suam, scilicet potestatis et veritatis et sanctitatis. In cuius rei figuram in Lege veteri hae très personae consueverunt inungi " (Commentarium in Luc. 9, 34 [v. 20], Opéra omnia, t. 7, p. 226) ; " Dicitur esse super eum quantum ad super-excellentiam gratiae singularis, propter quam dicitur loannis tertio [v. 34] : "Non ad mensuram dat Deus spiritum". Dicitur vero unxisse eum quantum ad praerogativam sacerdotalis et regalis dignitatis. Haec respiciunt assumtam (sic!) naturam in Christo; et hoc praefigurabatur in unctione regum et sacerdotum in veteri testamento " (Corn, in Luc. 4, 36 [v. 18], p. 97).

 

est évoqué. L'onction et son association au sacerdoce semblent être des thèmes privilégiés des commentaires scripturaires42. Thomas avait déjà commenté beaucoup plus longuement le PS 44, 8, à l'occasion de l'épître aux Hébreux qui le cite43. La thématique des deux commentaires et leur référence commune au schéma de l'onction tripartite dénotent une indéniable proximité théologique, tandis que la différence des méthodes d'expositions — questionnements d'un appareillage théologique lourd et controverse antihérétique pour Vin Hebraeos, sobriété et densité extrême dans le cas du Super Psalmos — suggère que le Thomas du Commentaire des Psaumes s'est servi du schéma d'exposition et des conclusions doctrinales du cours sur l'épître aux Hébreux, tout en laissant de côté les discussions susceptibles de détourner l'intérêt porté au texte même des psaumes. Bien qu'appartenant au patrimoine commun et connu de Thomas depuis le quatrième livre des Sentences, cette association entre onction et sacerdoce ne refera surface dans son œuvre dogmatique que dans la sacramentologie de la Somme44. Tandis que la Tertia Pars ne fait qu'un usage parcimonieux de la notion d'onction en christologie45, les traités du caractère sacramentel et de la confirmation tiennent pour acquis que tout le culte chrétien dérive du sacerdoce du Christ46. Le fait que le sacerdoce du Christ ne relève pas d'une chrismation visible, souligné dans les commentaires de la lettre aux Hébreux et des psaumes, se trouve rappelé dans la Somme et dans le commentaire des évangiles de Matthieu et de Jean, en référence au même PS 44, 847.

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42. Cf. Expositio super Isaiam 61, Ed. leon., t. 28, p. 240, l. 65-68 : " ...Christum ungit Deus Pater, primo oleo sacerdotalis dignitatis quasi sacerdotem ad sacrificia offerendum, Eccli. XLV, 18 "; In Mt 1, 1, n° 19; 16, 16, n° 1374; Catena in Mc 1, 1, Marietti (1891), p. 472a : " unctus latine id est rex et sacerdos"; 14, 61, Marietti, p597a; in Jn, 27, n° 1520 (P.f 44, 8); In Rm 1, 1, n°20 (Ps 44, 8); I 2 Cor. 1, 21, n° 44; In Hebr. 1,9, n°64.

43. Cf. He 1, 8-9; In Hebr. 1, 9, n° 63-64.

44. Cf. In IV Sent., d. 7, q. 1, a. 2, qla 2, ad 6 (Moos, n° 64) : " Ut dicit Hugo de Sancto Victore (II de Sacramentis...), significatur illa unctio qua Christus unctus est ut rex et sacerdos oleo letitiae prae consortibus suis. "

45. L'onction est considérée dans la Somme comme la relation sanctifiante de l'humanité du Christ à sa divinité. IIIa, q. 16, a. 5 : " ...hoc nomen Christus in quo intelligitur "et divinitas ungens et humanitas uncta" " (citation de Jean Damascène, De fid. orth., IV, 14) ; q. 66, 6. arg. 2 (citation de saint Ambroise, De Spir. Sancto, I, 3) ; q. 49, a. 5 où, en référence à Nb 35, 25 s., le Christ est dit " sacerdos magnus qui oleo sancto unctus est ".

46. Dans des termes très proches du commentaire du PS 44, cf. IIIa, q. 63, a. 3 ; q. 69, a. 4; q. 72, a. 2. Le PS 44, 8 est le seul verset du PS 44 à être cité dans la Somme au sujet de la confirmation : cf. IIIa, q. 72, a. 3. — Tandis que dans la IIIa q. 66, a. 10, ad 2 (citant Bède), l'onction donnée au baptême rend seulement " participant de la royauté du Christ ", le commentaire des Sentences associe plus largement la chrismation baptismale à la double dignité sacerdotale et royale des chrétiens : In IV Sent., d. 7, q. 3, a. 3, qla 2, ad 1 (Moos, n° 203) : " [Unctio] significat dignitatem regalem et sacerdotalem in baptizato, quia incipit esse de numero illorum quibus dicitur "vos estis gens sancta, regale sacerdotium" (I Petr., n, 9) "; cf. aussi De regimine principum, Lib. I, cap. XVI, Marietti, n° 819 : " Ab eo [Christo] regale sacerdotium derivatur. Et quod est amplius omnes christifideles, in quantum sunt membra ejus, reges et sacerdotes dicuntur "; cf. In Hebr. 1, 9, n° 64.

47. Cf. In Mt 1, 18, n° 97 : " Simpliciter dicitur Christus sine additione, ad denotandum quod oleo invisibili unctus est non materiali, sicut reges, vel prophetae in lege : PS 44, 8 "; In Jn 11

 

Quant à la référence conjointe au PS 132, 2 et à Jn 1, 16, présente dans le commentaire du PS 44 pour fonder la dérivation de la grâce capitale, elle ne se retrouve que dans les commentaires scripturaires48. Par ailleurs, ces textes ne s'embarrassent pas de la distinction de la Somme entre chrismation par onction de grâce et chrismation par caractère sacramentel. Tandis que l'une est attribuée au Saint-Esprit et ordonnée à la gloire finale, l'autre dérive du sacerdoce du Christ et est ordonnée au culte divin49. On retrouve ainsi deux constantes du Super Psalmos : 1° dans le domaine christologique au moins, il est plus facile d'établir des rapprochements littéraux ponctuels avec les autres commentaires scripturaires, surtout celui de l'épître aux Hébreux, qu'avec les grandes œuvres doctrinales; 2° les précisions ciselées par ces dernières sont souvent malmenées dans ce commentaire qui a de la peine à se défaire de Pierre Lombard et qui s'efforce d'honorer la spécificité des images du langage biblique.

En résumé, le Super Psalmos considère le sacerdoce du Christ comme une composante de l'onction conférée par l'Esprit à son humanité. Il le situe à la source des grâces du corps ecclésial. Cette mise en valeur de l'origine pneumatologique du sacerdoce, à la lumière du PS 44, constitue un apport des commentaires scripturaires qui n'a pas eu de répercussion littéraire explicite sur le traité de la grâce capitale (IIIa, q. 8), lequel ne dit mot du sacerdoce. Par contre, en associant le sacerdoce du Christ à la perfection qui le situe à la " source de toutes les grâces ", la IIIa, q. 22 transpose dans son registre lexical propre la notion d'onction héritée de la culture biblique, et relègue au niveau de l'implicite le rôle de l'Esprit-Saint50. Ainsi le principe de la dérivation de la grâce sacerdotale du Christ ne trouve sa pleine explicitation doctrinale qu'en référence aux applications théologiques qu'en fait la Somme, sans que celle-ci reflète les traces d'une influence déterminante des commentaires qui en traitent51.

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27, n° 15 20 : " Inunguntur autem reges et sacerdotes : est ergo Christus rex et sacerdos. [...] Et vere ipse est singulariter Christus, quia alii unguntur oleo visibili, iste vero oleo invisibili, scilicet Spiritu sancto, et ceteris aliis abundantius : PS 44, 8 "; IIIa, q. 72, a. 3.

48. Cf. Super PS 44, 5 : " Unde dicit pre consortibus tuis quia Christus fuit unctus pré omnibus aliis sanctis, Io. 1 : "Vidimus eum plenum grade et ueritatis." Consortes eius dicuntur inungi, quia quicquid habetur de oleo isto, id est de gratia Spiritus Sancti, est ex redundantia Christi, 10. 1 : "De plenitudine eius omnes accepimus" ; PS. Sicut unguentum, etc. "; In Hebr. 1, 9, n° 65.

49. Cf. IIIa, q. 63, a. 3 ; également, mais sans rapport avec les psaumes : q. 63, a. 1, ad 1 et sed contra. La notion de caractère au sens sacramentel n'est pas présente dans le Super Psalmos.

50. Cf. IIIa, q. 22, a. 1, ad 3.

51. À noter que le Compendium théologie ignore jusqu'aux termes unctio / ungere que le Contra Gentiles n'utilise que dans sa signification sacramentelle en lien avec la confirmation et l'extrême-onction, à l'exception de SCG, IV, cap. 21, Ed. leon., t. 15, p. 82a, 1. 9 : " ...unctio ad habilitatem hominis ad perfectas operationes [...] pertinere videtur ", qui ne concerne pas le Christ, mais l'action du Saint-Esprit en général.

 

Existe-t-il un sacerdoce davidique pour saint Thomas ?

 

Après avoir montré comment l'onction davidique évoque celle du Christ et renvoie indirectement à son sacerdoce, il faut se demander si Thomas envisage David comme une figure sacerdotale, et dans quelle mesure il le fait. À vrai dire, le Docteur commun hésite à parler purement et simplement d'une préfiguration davidique du sacerdoce du Christ : selon la Catena aurea et l'Expositio in Matthaeum, le fait que David ait mangé les pains d'offrande réservés aux prêtres ne suffit pas pour qu'il soit considéré comme prêtre. Si le Christ n'avait eu d'autre ancêtre que David, il n'y aurait pas eu de préfiguration vétérotestamentaire de sa dignité sacerdotale52. David fut ancêtre du Christ en tant que roi et prophète, mais c'est Abraham qui le fut selon le sacerdoce53. Sauf la négation formelle du sacerdoce de David, la q. 31 de la Tertia Pars reprend les conclusions de ce dossier. La q. 22 souligne pour sa part l'excellence du sacerdoce du Christ en le rattachant au sacerdoce de Melchisédech, supérieur au sacerdoce lévitique. C'est la préfiguration de cette excellence qui est refusée à David ainsi que le sacerdoce lévitique et l'onction spécifique qui y associe. David n'étant pas figure du Christ prêtre dans l'acte d'immolation sanglante de la Croix, le Commentaire des Psaumes n'a pas à s'étendre sur cette dimension spécifique du sacerdoce du Christ, à laquelle Thomas semble appliquer de préférence le terme sacerdos.

Toutefois quelques rares textes associent l'activité de David à des fonctions sacerdotales. La IIIa, q. 83 assimile David au prêtre qui, au cours des fonctions sacrées, présente à Dieu l'offrande au nom du peuple pour qu'elle soit agréée54. Le Commentaire des Psaumes, à la suite de Pierre Lombard, présente David comme " un prêtre qui se tient devant Dieu et s'entretient avec lui55 ", associant de la sorte fonction sacerdotale et prophétique. D'après le titre du PS 51, " David signifie le Christ

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52. Cf. Catena in Matth. 1, 1, p. 10b : " CHRYSOSTOMUS Super Matth. (Op. imperf., hom. 1). [...] David rex fuit et propheta, sacerdos autem non fuit"; ibid. 12, 3-4, p. 192a : "CHRYSOSTOMUS In Matth. (hom. 40). [...] a David non sacerdote"; Catena in Marc, 2, 26, p. 45ob : "BEDA. David rex sacerdotal! cibo pastus excusabilis est; quanto magis Filius hominis, verus rex et sacerdos... "; In Matth. 1, 1, n° 20 : " Si solum David [nominasset], non denotaretur in Christo sacerdotalis dignitas ".

53. Cf. Gn 15, 9 ; IIIa, q. 31, a. 2 : " Christus futurus erat rex, propheta et sacerdos. Abraham autem sacerdos fuit [...], fuit etiam propheta. [...]. David autem rex fuit et propheta. "

54. Cf. IIIa, q. 83, a. 4 : " Circa oblationem duo aguntur, scilicet laus populi in cantu offertorii, per quod significatur letitia offerentium et oratio sacerdotis qui petit ut oblatio populi sit Deo accepta. Unde et I Paralip. 29 [v. 17] dixit David "Ego in simplicitate cordis mei letus obtuli universa hec et populum tuum qui hic repertus est vidi cum ingenti gaudio tibi offerre donaria" et postea [v. 18] orat dicens "Domine Deus, custodi hanc voluntatem" " ; cf. Missale S.O.P., Antienne d'offertoire de la messe de la dédicace des églises.

55. Super PS. 14, 1(Bo) : " Titulus. Psalmus David. In psalmo isto duo facit. Nam quasi sacerdos existens coram Deo, consulit Deum. " II s'agit encore de l'influence de PIERRE LOMBARD, In PS. 14, PL 191 ) col. 167 B : " ...Propheta, quasi sacerdos ante propitiatiorum astans, quaerit qui et in praesenti Ecclesia digni Deo militent, et in futura beatitudine sint quieturi. "

 

parce qu'il agit selon la dignité sacerdotale en mangeant les pains de propositions56". Dans les deux cas, l'influence de Pierre Lombard est prépondérante, mais, à en croire l'Expositio super Matthaeum, ces perspectives n'étaient pas inconciliables dans l'esprit de notre auteur : si David n'est pas prêtre, il figure néanmoins le peuple sacerdotal qui participe au culte en recevant les pains de proposition. Ceux-ci " étaient la figure du pain de l'autel qui n'est pas reçu par le seul prêtre, mais aussi par le peuple. David figure donc ici le peuple : "Tu as fait de nous pour notre Dieu un royaume de prêtres" (Ap 5,10)57 ".

Dans la ligne de ce sacerdoce " laïque ", les psaumes de David donnent à saint Thomas l'occasion d'insister fortement sur l'offrande des sacrifices spirituels par le Corps mystique, dans la dépendance de la grâce du Christ-Tête. Nous pouvons estimer que Thomas considère cette offrande comme relevant à part entière de l'activité sacerdotale du Christ.

 

Sacerdoce du Christ et culte spirituel

On se souviendra que la Somme permet de distinguer dans le sacerdoce du Christ une triple activité d'oblation, accomplie une fois pour toutes par le sacrifice de la Croix, de participation opérée, accomplie chaque jour dans l'ordre sacramentel par le sacrifice eucharistique, et de consommation dans la gloire, achevée lorsque les justes reçoivent leur béatitude du Christ pour l'éternité58. L'effet de la première mise en œuvre de ce sacerdoce est la réconciliation, celui de la seconde l'unité de l'Église, la troisième étant constitutive de la Jérusalem céleste. Le Super Psalmos insiste sur une dimension connexe au sacerdoce-participation qui déploie les virtualités de l'oblation du Christ et prépare sa consommation finale : il s'agit du sacerdoce spirituel qui s'exerce dès ici-bas par l'offrande des sacrifices de louange, et se prolonge dans le culte céleste. Son fruit est l'union de l'âme à Dieu par la confession des grandeurs divines. Ce lien entre sacerdoce du Christ et sacrifice spirituel est également explicité dans le commentaire de l'épître aux Hébreux, en des

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56. Super PS. 51,1 (Bo, F) : "Nam per David significatur Christus, tum quia usus fuit officio regie dignitatis, tum etiam quia usus fuit dignitate sacerdotali, comedendo panes propositionis. [...] Et principaliter intelligitur totus iste psalmus de malis qui persequuntur Christum, vel in se, vel in membris"; PETRUS LOMBARDUS, In ps. cit., PL 191, col. 495 C-D : "David rex comedit panes propositionis quos non licet edere nisi solis sacerdotibus (Levit. 24), figuravit non solum personam regis sed etiam sacerdotis. Est ergo David Christus et corpus ejus. "

57. In Matth. 12, 4, n° 980 : " Ille autem panis alterius panis erat figura, scilicet panis altaris, qui non solum a sacerdote, sed etiam ab alio populo percipitur; ideo David figurât ibi populum. Unde Apoc. 5 [v. 10] : "Fecisti nos Deo nostro regnum et sacerdotes". "

5 8. Cf. IIIa, q. 2.1, a. 6, ad 2 ; a. 5.

 

termes qui ne permettent pas de nier que saint Thomas l'ait considéré comme la finalité même du sacerdoce du Christ59.

Le Super Psalmos considère le fait comme acquis. C'est pourquoi il n'en fait part que par allusion en référant le sacerdoce du Christ non plus au PS 109, comme c'est généralement le cas chez saint Thomas, mais à Ep 5,2: "Jésus-Christ nous a aimés et s'est livré pour nous, en s'offrant à Dieu comme victime d'agréable odeur ", c'est-à-dire, selon le commentaire d'Ep 5, par toute l'activité déployée au cours de sa vie60. Le changement est significatif. En reprenant comme autorité de référence le sed contra de q. 22, a. 2, le Commentaire des Psaumes associe à son tour sacerdoce et sacrifice intérieur ; il fait de l'acte par lequel le Christ s'offre lui-même par amour, l'acte propre du sacerdoce de la Nouvelle Alliance, et souligne particulièrement son rôle cultuel dans l'ordre de la louange61. Dans ces perspectives, l'agir sacerdotal du Christ se déploie certes dans le sacrifice corporel de la Croix et dans le sacrifice sacramentel de la messe62. Il ne s'y réduit pas. De l'eucharistie " découle un triple effet spirituel de satiété, de louange et de vie63 ". Le sacrement de l'autel, poursuit le Super Psalmos, a pour effet une réorientation de l'âme vers Dieu, qui conduit non à lui rendre un culte cérémoniel mais à lui

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59. In Hebr. 3, 1, n° 157 : "Omnis sacerdos ordinatur ad sacrificia offerenda. Duplex est autem sacrificium, scilicet corporale vel temporale [...]. Aliud autem est sacrificium spirituale quod est in fidei confessione. PS 49 [v. 23] : "Sacrificium laudis honorificabit me." Et ad istud sacrificium instituais est Christus "; le sacerdoce du Christ est ainsi ordonné à l'offrande du sacrifice et spécialement du sacrifice spirituel dont le sacrifice de louange est le type : In Hebr. 5, 7, Marietti n°255 "Actus autem ejus [Christi sacerdotis] fuit quia obtulit preces et supplicationes. Hoc est spirituale sacrificium quod Christus obtulit [...] Ad istud sacrificium spirituale ordinatur sacerdotium Christi. "

60. Cf. Super PS. 44, 5, texte supra, n. 37. — In Eph. 5, 2, n° 270 : " Tradidit semetipsum pro nobis in oblationem per ea que in vita gessit [...] Sic autem debemus nos sacrificare Deo spiritualiter "; cf. In Hebr. 5, 5, n° 252; In Jr 33, [v. 18], dans THOMAS AQUINAS, Opera omnia, t. 19, Paris, Vives, 1882 : "Sicut regnum restauratur in ipso Christo et in membris ejus, ita sacerdotium. Ipse enim sicut rex, ita et sacerdos est. PS. 109 "Tu es sacerdos in eternum secundum ordinem Melchisedech." Et membra sua reges et sacerdotes fecit, Apoc. 5 : "Fecisti nos Deo reges et sacerdotes" ; Eph. 5, "Seipsum obtulit hostiam Deo in odorem suavitatis". Et membra ipsius, spirituales hostias Deo offere facit. Ez. 44. " ; cf. PETRUS LOMBARDUS, In PS. 26, PL 191, 267 B : " ...sacerdos, quia pro nobis interpellat et sacrificium Deo obtulit, non aliud quam seipsum. "

61. IIIa, q. 22, a. 2, s.c.

62. Cf. Super PS. 21, 21 : " Hec vota soluit Christus dando se ad passionem. Et iterum datum est corpus suum in cibum fidelium. Unde dicit vota, id est sacrificia, reddam in ara crucis et in sacrificium fidelium. Et hoc faciam in conspectu timentium Deum"; Super PS. 21, 25 : "Ex hoc perceperunt duplex bonum, scilicet participationem sacramenti et uenerationem diuini cultus. Quantum ad primum dicit manducauerunt, licet indigne quia carnales sunt. I Cor. 15 [v. 5 o] : Caro et sanguis regnum Dei non possidebunt." De bonis dixit supra quod saturabuntur et laudabunt et uiuent in seculum seculi. De istis dicit quod adorabunt quia uenerantur sacramentum per fidem quam habent. "

63. Super PS. 21, 22 : "Et ex hoc sequitur triplex effectus spiritualis, scilicet satietas, laus et uita. "

 

offrir le culte intérieur des vrais adorateurs64. Pour Hugues de Saint-Cher, la louange divine était l'office des habitants du cloître65. Pour Thomas, c'est l'office de chaque baptisé, qui se poursuivra au Ciel66. Mais c'est d'abord l'office du Christ sur lequel est greffe le sacerdoce des baptisés : leur culte n'est que la dilatation du sien, indissociable de celui qu'offre le Christ en son sacerdoce. La véracité de ce culte est tout entière suspendue à la capacité des baptisés de prolonger, par une mise en œuvre efficace, l'amour unique que Dieu y manifeste en son Fils à l'égard de chaque homme qui crie sa souffrance dans l'attente de la libération définitive.

La prière des psaumes, acte sacerdotal du Corps mystique

C'est sur cet arrière-fond doctrinal que les exégèses figuratives du Super Psalmos conçoivent implicitement les psaumes comme l'expression par excellence du sacerdoce dont le Christ est la parfaite réalisation. La Somme avait précisé que la prière du Christ relève de son sacerdoce, parce qu'il appartient au prêtre d'offrir les prières du peuple, et surtout parce que l'épître aux Hébreux affirme avec l'autorité des livres canoniques que le Christ offre, en tant que prêtre, prières et supplications67. Les psaumes permettent à Thomas de concrétiser la dimension intérieure de cette médiation sacerdotale. Lorsque David y préfigure les sentiments et les mouvements humains du Christ en prière pour l'Église et ses membres, justes ou pécheurs, ils en expriment l'intention et la modalité affective68. Leur mode humain d'expression fait de l'humanité du Christ un autel sur lequel toutes les prières des hommes sont offertes à Dieu à la manière de sacrifices pour le salut du monde entier69.

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64. Cf. Super PS. 21, 23 : " ...conuersio anime ad Deum. Hoc est effectus sacramenti altaris. PS. "Super aquas refectionis educauit" etc., colentes eum non in cerimoniis sed in conspectu ejus, id est spirituali cultu. Jo. 4 [v. 23] : "Veri adoratores adorabunt Patrem in spiritu et ueritate". "

65. Cf. UGO DE SANCTO CHARO, Opera omnia, t. 2, Cologne, 1621, In PS. 2, f. 5 va : "Sacrificabo tibi hostiam laudis, in claustro. Hoc enim est officium claustralium laudare Deum. "

66. Cf. Super PS. 50, 9 : " "Tune acceptabis sacrificium justitie" [...]. Et hoc est illud sacrificium laudis de quo PS. [83, 5] "Beati qui habitant in domo tua in secula seculorum laudabunt te". "

67. Cf. Ht 5,6-7; IIIa, q. 22, a. 1 : " Officium sacerdotis est esse mediatorem inter Deum et populum [...] inquantum preces populi Deo offert " ; a. 4, ad 1.

68. Cf. Super PS. 21,1 : " Hec uerba dixit Christus in persona peccatoris siue ecclesie... "

69. Cf. Super PS. 42, 2 (Bo) : " Christus dicitur altare Dei. Hebr., ult. : "Habemus altare, de quo edere non habent potestatem qui tabernaculo deseruiunt", quia sicut omnia sacrificia carnalia offerebantur in altari, ita omnes orationes offeruntur per Christum, unde omnis oratio terminatur : Per Christum Dominum nostrum " ; — Super PS. 2, 6 : " Vult ut recipiamus dona petendo et orando. Et hoc exemplum voluit ostendere per Christum quia voluit quod peteret quod sibi iure hereditario competebat. Hec autem postulatio pro gentibus uocandis potest intelligi dupliciter : Per orationem, quia pro eis orauit, Jo. 17 [v. 20] : "Non pro his rogo tantum, sed pro his qui credituri sunt per uerbum eorum in me" ; item per passionem, Heb. 9 [v. 15] : "Ut morte intercedente in redemptionem earum preuaricationum, que erant sub priori

 

Selon le Prologue du Super Psalmos, la cause finale de la prière des psaumes est l'union de l'âme à Dieu. Le psautier en est l'instrument parce qu'il porte à la prière qui est élévation de l'âme vers Dieu et sacrifice du soir70. Thomas axe ainsi l'ensemble de son interprétation sur le grand principe ecclésiologique et liturgique par lequel saint Augustin définit comme sacrificielle toute œuvre bonne visant à unir l'homme à Dieu dans une sainte communion71. Par l'équivalence constamment reprise entre psaumes, prière et sacrifice, le psautier sera envisagé comme le substrat du culte spirituel du Corps mystique associé à l'agir sacerdotal du Christ72. Notre commentaire attribue ainsi à la prière des psaumes la finalité même que la IIIa, q. 22, a. 2 attribuait au sacrifice du Christ prêtre : unir parfaitement l'homme à Dieu par un acte visible qui soit le sacrement d'un sacrifice invisible. En effet, " tout ce qui est présenté à Dieu en vue de porter en lui l'esprit de l'homme a valeur de sacrifice73 ". En outre, les psaumes sont considérés comme le type des sacrifices spirituels en raison de leur double dimension de louange et de confession publique de la foi. Eu égard à son importance matérielle, le Super Psalmos est l'œuvre de saint Thomas qui insiste le plus fortement sur les termes de louange et de sacrifice, avec plus de 150 occurrences pour chaque terme, sans tenir compte de leurs dérivés. S'il n'y a pas lieu de donner ici une liste complète de ces emplois, on prendra soin de relever parmi eux deux éléments relatifs à la dimension sacerdotale du culte spirituel : la notion de sacrifice intérieur et celle de sacrifice de louange.

Le sacrifice intérieur

Certes, Dieu doit être révéré par des signes et des gestes extérieurs : "Je ne prierai pas seulement par la dévotion de mon cœur, mais aussi

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testamento, repromissionem accipiant qui uocati sunt eterne hereditatis". Que quidem postulatio non fuit uacua quia in omnibus "exauditus est pro sua reuerentia", Heb. 5 [v. 7] "; — Super PS. 19, 4 : " Hic agit de petitionibus exterioribus : et hoc, quando Deus quae petimus exaudit : quia Christus pro nobis multas petitiones fecit, Jo. 17. [...] Et sic, salvo capite salvabuntur membra, sed exaudiet illum, scilicet Christum orantem pro membris, Jo. 11 [v. 42] : "Pater scio quia semper me audis". "

70. Cf. Super PS., Prohem. 1 : "Finis huius proportionatur forme. Finis orantis eleuatio mentis in Deum. Damascenus, libr. 3 : "Oratio est ascensus intellectus in Deum"; PS. [140, 2] : Eleuatio manuum mearum sacrificium uespertinum" [...]. Finis ergo est ut anima coniunga-tur Deo sicut sancto et excelso. "

71. Cf. S. AUGUSTIN, De Civitate Dei, X, VI, CCSL 47, p. 278.

72. Le Commentaire de l'épître aux Hébreux fait remarquer que la primauté d'honneur accordée aux psaumes par les juifs était due à leur utilisation prépondérante dans la liturgie sacrificielle : " Apud Iudeos erant quaedam scripturae minus notae et quaedam magis notae et ideo maioris dignitatis sunt scripturae psalmorum, quibus ipsi utebantur in omnibus sacrifiais suis " (In Hebr. 2, 6, n° 105).

73. IIIa, q. 22, a. 2 : " Omne illud quod Deo exhibetur ad hoc quod spiritus hominis feratur in Deum potest dici sacrificium [...]. Ad hoc quod spiritus hominis perfecte Deo uniatur, quod maxime erit in gloria. " Cf. IIa-IIae, q. 85, a. 3, ad 1.

 

par des signes extérieurs et je manifesterai ma dévotion " ; le Christ l'a fait en levant ses mains vers le temple de Jérusalem pour en approuver le culte, et en étendant ses bras sur la croix pour construire le temple de son Église74. Mais la nouveauté radicale de son sacrifice réside dans l'acte intérieur de volonté et de dévotion qui le conduit à s'offrir lui-même à Dieu en accomplissement de tous les sacrifices75.

L'interprétation du PS 39, 7 s'inspire directement de la lecture du passage parallèle de l'épître aux Hébreux76. Sans m'y arrêter, je signale que l'on retrouve ici encore l'argumentation de l'article 2 du traité du sacerdoce du Christ (IIIa, q. 22). Selon l'interprétation thomasienne de ce psaume, l'accomplissement de la volonté de Dieu dans l'humanité concrète du Christ remplace tous les anciens sacrifices et obtient le salut de tous77 : "Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation [...], alors j'ai dit : "voici, je viens [...] pour faire ta volonté"" (He 10, 6-7). Désormais Dieu ne demande plus d'autre oblation que ce sacrifice de louange et de soumission que le Christ a offert dès l'Incarnation et dont l'eucharistie, sacrifice de louange par excellence, perpétue la présence78.

L'agir sacerdotal chrétien consistera à intégrer, dans les dimensions concrètes de l'existence, l'intention et les modalités du sacrifice intérieur du Christ79. L'essentiel de l'acte sacerdotal de la Nouvelle Alliance est ramené à l'acte intérieur de dévotion, sacrifice spirituel mû par l'amour dans la dépendance de la grâce du Christ80. En fait, toute la puissance appétitive de l'homme, capacité de tendre vers le bien et de s'unir à

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74. Cf. Super PS. 27, 2 : " Sed debemus revereri etiam in nostris effectibus et signis exteriori-bus, unde dicit : dum extollo manus meas ad templum sanctum tuum. [...] Dum extollo id est levo manus meas ad templum id est ad celum. [...] Ergo non solum in devotione cordis orabo sed etiam in signis exterioribus versus celum orabo et aliquam devotionem ostendam [...]. De Christo autem potest exponi quia ipse levavit manus suas versus templum quia ipsum non reprobavit sed approbando expulit vendentes et ementes in eo. [...] Ad templum id est ecclesiam construendam per passionem suam. "

75. Cf. Super PS. 28, 2 : "De tribus generibus animalium fiebat oblatio, scilicet de bobus, capris et agnis. Et super cetera animalia agnus maxime consuetum sacrificium erat. Unde Exod. 29 [v. 38-39] dicitur quod quodlibet mane et vespere unus agnus immolabatur quia per agnum maxime et expressius figurabatur Christus. Jo. 1 [v. 29] : "Ecce Agnus Dei" "; passage commun à la Catena in loan. 1, 29, p. 348 et à la IIIa, q. 22, a. 3, ad 3 ; Super PS. 19,1: " Et ideo qui plus dévote sacrificium offert magis est acceptum quantumcumque sit illud. Hec referri possunt ad sacrificium Christi qui totum se obtulit in ara crucis. "

76. Cf. Super PS. 39,4; In Hebr. 10,5-18, n° 486-500.

77. Cf. Super PS. 21, 21 : " Votum Christi fuit ut se daret pro salute fidelium. Ipse enim illud vovit inquantum homo. PS. [39, 9] : "Ut facerem voluntatem tuam, Deus meus volui." Que quidem voluntas Dei est sanctificatio nostra. Io. 6 [v. 38] : "Descendi de celo non ut faciem voluntatem meam, sed voluntatem ejus qui misit me." Hec vota soluit Christus dando se ad passionem. "

78. Cf. Super PS. 25, 4 (Bo) : " ...dicit ut audiam vocem laudis. Et hoc ad litteram circa altare materiale quia hoc sacrificium est maxime Deo acceptum. PS. [49, 23] Sacrificium laudis honorificabit me. Item laudem quam Spiritus Sanctus loquitur in nobis, PS. [84, 9] Audiam quid loquatur in me Dominus Deus. "

79. Cf. Super PS. 50,9 (Bo).

80. Cf. Super PS. 49, 7; Super PS. 48, 3 (Bo) : " Non placent exteriora Deo, nisi sit interior gratia, quam non potest purus homo dare. "

 

Dieu, est investie dans le sacrifice81. Sous l'influence de saint Augustin, et en des termes quasi identiques à ceux de la Somme, le Commentaire des Psaumes rappelle que " tout sacrifice offert extérieurement est le signe du sacrifice intérieur par lequel l'homme offre son âme à Dieu82 ". Le PS 50, 19 : " le sacrifice qui plaît à Dieu c'est l'esprit brisé ", est le lieu théologique qui fonde la nature spirituelle du sacrifice qui plaît à Dieu83. Quel que soit le régime de la grâce qui en gouverne l'exercice, le sacrifice n'atteint Dieu qu'en tant qu'acte de l'esprit : il s'offre dans et par l'esprit, il est cet esprit même84. Mais on précise avec saint Augustin que la parole est le signe par excellence des intentions du cœur, et la louange vocale le moyen approprié d'expression du sacrifice intérieur. Elles constituent par excellence le cadre anthropologique représentatif du mystère intime du sacrifice spirituel85. Par le chant, la louange ajoute

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81. Cf. Super PS. 50, 8 (Bo, F) : " Quicquid est in vi appetitiva debet Deo offerri in sacrificium. " Autrement dit, c'est le désir intime de plaire à Dieu (cf. Super PS. 28, 1 : " Debet homo primo Deo placere et postea ei oblationem facere ") et de s'unir à lui (cf. Super PS. 39, 4) qui rend le sacrifice agréable (cf. Super PS. 19, 1 : " Et ideo qui plus devote sacrificium offert magis est acceptum quantumcumque sit illud. Hec referri possunt ad sacrificium Christi qui totum se obtulit in ara crucis "). Puisqu'ils sont tributaires de la rectitude morale de celui qui offre (cf. Super PS. 42, 2), le péché les prive de toute valeur (cf. Super PS. 50, 8).

82. S. AUGUSTIN, De Civitate Dei, X, v, CCLS 47, p. 276-277, 1. 10-16 : "Nec [...] aliud intellegendum est, nisi rebus illis cas res fuisse significatas, quae aguntur in nobis, ad hoc ut inhaereamus Deo et ad eundem finem proximo consulamus. Sacrificium ergo uisibile inuisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum est. " — Cf. Super PS. 50, 8 : " Omne sacrificium quod offertur exterius, signum est interioris sacrificii in quo animam suam homo offert Deo"; IIa-IIae, q. 85, a. 2 et a.4; IIIa, q. 22, a. 2. Ce passage d'Augustin n'est cité littéralement et explicitement que dans la Somme (IIa-IIae q. 81, a. 7, ad 2 ; q. 94, a. 2 ; IIIa, q. 48, a. 3, arg. 2; q. 60, a. 1, s.c.; q. 82, a. 4) et dans l'In Rom. 12, 1, n° 957. On le retrouve sous une forme plus proche de notre commentaire, mais sans référence à saint Augustin dans la SCG, III, cap. 120, Ed. leon., t. 15, p. 373, l. 9-12 : " Exterius autem sacrificium representativum est interioris veri sacrificii, secundum quod mens humana seipsam Deo offert. "

83. Ce verset est cité 6 fois dans le commentaire : Super PS. 10, 2; 19, 1 ; 26, 6; 50, 8 (ter); et 16 fois dans les autres œuvres de Thomas.

84. Cf. Super PS. 10, 2 : "Ibi offeruntur sacrificia, similiter in anima fideli. PS. [50, 19] : "Sacrificium Deo spiritus contribulatus". "

85. Cf. Super PS. 26, 6 : "Et immolaui. Est autem duplex sacrificium scilicet interius quo homo animum suum dat Deo. PS. Sacrificium Deo spiritus (scilicet acceptum Deo) est spiritus contribulatus. Et omne exterius sacrificium ordinatur ad representandum illud, ut Augustinus dicit in libro De Civitate Dei, quia quod offeres hic exteriora, est ut représentes animum tuum Deo. Sed verum est quod omnis representatio fit per aliqua signa, inter que primatum tenent verba, et ideo inter sacrificia videntur preheminentiam habere. Sacrificium laudis. PS. Sacrificium laudis honorificabit, unde dicit, immolaui in tabemaculo ejus hostiam, non pecoris, sed potius hostiam. Hostiam vociferationis idest diuine laudis. Et hac vociferatione cantabo scilicet canticum et letitiam mentis et rectitudinem operis. PS. Paratum cor meum. Cantabo quasi diceret, paratum cor habeo ad serviendum tibi cum letitia mentis. PS. [107, 2] Servite Domino in letitia "; — Super PS. 49, 7 (Bo, F, V) : " Dicitur laus sacrificium, quia nichil est aliud sacrificium quam protestatio interioris deuotionis et fidei quia per sacrificium recognoscimus Deum creatorem omnium, I Parai. 29 [v. 14] : "Tua sunt omnia, et que de manu tua accepimus dedîmus tibi." Augustinus Libro de Doctrina christiana dicit quod nullum signum est ita expressivum, intentio-nem cordis significans, sicut verbum. Et exterior fides et devotio non potest melius explicari quam per devotionem laudis. Et sic laus est magis Deo accepta quam occisio animalium "; — cf. aussi Super PS. 46, 1 : " In voce exultationis id est in voce exteriori demonstrante interiorem affectum. "

 

cette tonalité de joie authentique qui atteste le caractère volontaire du sacrifice et concrétise sa dimension publique86. En outre, il ne saurait y avoir de louange vraie qui ne se réalise dans l'agir87 : œuvres de miséricorde, vertus, maîtrise du corps, services rendus88; bref, l'agir chrétien dans son entier, tout ce qui est nôtre, doit être offert à Dieu et intégré dans l'intention fondamentale du sacrifice spirituel. Thomas va même jusqu'à dire : " Ma prière ce sont mes œuvres89. " On n'est pas loin de saint François de Sales et de son " extase de l'œuvre et de la vie ", sceau de l'authentique amour90.

Le sacrifice de la prédication

Le sacrifice spirituel comporte enfin une exigence apostolique qui fait partie intégrante du sacerdoce spirituel : " Tu ne loues pas seulement Dieu pour toi, mais pour le bien et la stimulation des autres à la louange de Dieu91. " Rendre grâce, psalmodier, c'est louer par la bouche, le cœur et l'agir, et de ce fait c'est aussi prêcher92. Louange et prédication sont, à l'égal de tout sacrifice, confession et affirmation de la foi93. Le commentaire distingue de la sorte et le sacrifice spirituel qu'est l'enseignement directement ordonné à l'instruction du prochain et le sacrifice

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86. Cf. Super PS. 53,5 : " Sacrificabo tibi voluntarie quia cum gaudio. "

87. Cf. Super PS. 42, 2; Super PS. 26, 6 : " ...letitiam mentis et rectitudinem operis... "; Super PS. 49, 11 : " Duo sunt necessaria ad salutem, scilicet sacrificium laudis et quod ordinate ambules. "

88. Cf. Super PS. 29, 4; Super PS. 50, 9 : " Acceptabis justitiam sicut sacrificium quia opera justitie et misericordie sunt sicut sacrificium "; Super PS. 19, 1 : " Quedam [bona opera] dicuntur sacrificium quando aliquis de bonis suis dedicat Deo [...]. Memor sit bonorum operum nostrorum que sacrificavimus ei "; Super PS. 53,5.

89. Super PS. 27, 2 : " PS. [140, 2] Dirigatur oratio mea, id est opera mea sicut incensum, etc."; Super PS. 19, 1 : "Omne opus bonum est sicut sacrificium quia omnia debent Deo offerri, I Co. 10 : "Omnia in gloriam Dei facite." Ergo omnia nostra sunt sacrificium quodammodo, sive eleemosynae, Hebr. ult. : "Beneficientie et communionis nolite oblivisci, talibus enim hostiis promeretur Deus" ; sive jejunium, Ro. 12 : "Exhibeatis corpora vestra hostiam viventem, sanctam, deo placentem, rationabile obsequium vestrum." [...] Memor sit bonorum operum nostrorum que sacrificauimus ei. "

90. Cf. S. FRANÇOIS DE SALES, Traité de l'amour de Dieu, VII, 6, dans Œuvres, " Bibliothèque de la Pléiade ", Paris, Gallimard, 1969, p. 682.

91. Super PS. 33, 1 (Bo) : " Oportet ut non solum in se scilicet in corde suo quis benedicat Deum sed oportet quod laudem ejus habeat in ore. Necessitas enim laudis uocalis est ut non solum tibi laudes Deum sed etiam ad utilitatem et prouocationem aliorum laudes eum. "

92. Super PS. 9, 1 : " Gratias agit tripliciter corde ore et opere. Ore dupliciter laudando et predicando " ; Super PS. 9, 8 : " Psallere id est gaudere corde et ore et operibus pro beneficiis datis. "

93. Cf. Super PS. 49, 7 (cf. supra, n. 85) ; Super PS. 44, 11 ; — cf. Super PS. 49, 5 : " Sacrificia sunt protestationes fidei. " Cette expression, fidei protestatio, appliquée au culte et aux actes de religion trouve son véritable essor théologique dans la Somme (IIIa: 6 x; Ia-IIae: 4x5 IIa-IIae: 5 x) ; le commentaire du livre IV des Sentences ne l'évoque que 6 x ; on la trouve encore dans le Quodlibet 6, q. 3, a. 1, ad 1 ; dans le De malo, le Contra impugnantes (2 x) et l'In Galat. 2, 16, n° 94; 3, 12, n° 145 (les sacrements de la Loi ancienne ne sont que des protestations de foi).

 

spirituel de la louange qui s'adresse d'abord à Dieu94. La prédication est un sacrifice plus agréable à Dieu que celui des animaux95. A l'instar de la prédication du Christ qui en procure le mérite96, elle est ordonnée à montrer la grandeur de Dieu et à annoncer ses bienfaits pour que les pécheurs se convertissent et que la charité s'enflamme dans les cœurs97. Les prédicateurs sont comparés aux victimes des sacrifices qui " beuglent " — mugientes — leur enseignement sur l'autel de la foi98. C'est le caractère doctrinal du psautier qui justifie son emploi dans le culte liturgique99. Abrégé de toute l'Ecriture, il indique la voie par laquelle l'Eglise fait retour à Dieu dans la mouvance de la médiation sacerdotale du Christ. La formule " in finem ", récurrente dans les titres des psaumes de la Vulgate, signifie en effet pour Thomas que les psaumes conduisent au Christ qui est l'accomplissement définitif de toute chose100.

Cette orientation doctrinale des sacrifices s'inscrit dans la ligne de la médiation descendante par laquelle tout prêtre a pour fonction de communiquer aux hommes les dons de Dieu. Le premier exemple apporté au sujet de cet aspect du sacerdoce en IIIa, q. 22 n'est pas le don de la grâce, mais celui de la Loi101. Ainsi, les sacrifices spirituels sont par

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94. Super PS. 50, 7 : " Duplex sacrificium spirituale Deo promittit, scilicet doctrine, per quod instruatur proximus ; secundo promittit spirituale sacrificium laudis, per quod laudetur Deus " ; cf. Super PS. 21, 18 : " Ostendit divini auxtiii fructum. Et primo ostendit hoc quantum ad ipsum Christum. Secundo, quantum ad alios, ibi Edent pauperes. Circa primum duo facit. Primo proponit duplicem fructum, scilicet predicationis et laudis. "

95. Super PS. 39, 4 : "Magis vult nos offerre sacrificium labiorum, id est predicationum operum Dei, quam animalia. "

96. Cf. Super PS. 39, 3 : " .. .meritorium actum scilicet annuntiationem diuinorum operum. "

97. Cf. Super PS. 47, 6 : " Distribuite domus ejus scilicet dispensando diversas ecclesias diversis ministris ut non sit confusio in ecclesia [...]. Alia littera habet gradtts ejus id est ordines diverses quosdam subdiacones quosdam diacones et quosdam sacerdotes (Eph. 4), et ipse dédit quosdam quidem apostolos, etc. Finis huius considerationis est laus Dei. [...] Et quid enarretis? Duo quia omnis predicatio ad duo débet ordinari scilicet ad ostendendam Dei magnificentiam sicut quando prédicat fidem vel ad annuntiandum bénéficia Dei ut accendatur caritas in eorum cordibus "; Super PS. 50, 7 ; Super PS. 39, 5 : " Per confessionem veritatis homini advenit salus. "

98. Super PS. 50, 9 : "Vel tunc prelati majores imponent predicatores mugientes doctrina fidei super altare id est super confessione fidei. " Dans la bouche du bœuf muet de Sicile, le trait n'est pas sans saveur : cf. Pierre CALO, " Vita sancti Thomae Aquinatis ", dans Fontes Vitae S. Thomae Aquinatis, Curis et labore D. Prummer, o.p., Toulouse, Privât, 1911, p. 27 : "Nos vocamus istum bovem mutum, sed adhuc talem dabit in doctrina mugitum, quod in toto mundo sonabit. "

99. Cf. Super PS., Prohem. 1 : " Et hec est ratio quare magis frequentatur psalterium in ecclesia quia continet totam scripturam. "

100. Cf. Super PS. 40, 1 : " Iste psalmus quem fecit David ducit nos in finem id est in Christum " ; Super PS. 44, 1 : " Psalmus iste est ducens nos in finem Christum pro his qui commutabuntur scilicet de statu infidelitatis ad Christum unde dicit pro patribus tuis, etc. "; Super PS. 45, 1 ; " Hic ergo psalmus tendens in finem id est in Christum est David pro arcanis id est ad arcanorum manifestationem "; cf. Super PS. 38, 2 : " Finis accipitur hic Christus ".

101. Cf. IIIa, q. 22, a. 1 : " Proprium officium sacerdotis est esse mediatorem inter Deum et populum : inquantum scilicet divina populo tradit, unde sacerdos dicitur quasi sacra dans, secundum illud Malach. 2 [7] : "Legem requirent ex ore eius", scilicet sacerdotis. "

 

leur constitution même de nature sacerdotale. Comme le rappelle le prologue du Super Psalmos en citant Grégoire le Grand, les psaumes ouvrent pour Dieu des chemins dans nos cœurs102. Dans ce contexte, plutôt que d'en relever la distinction formelle, Thomas souligne l'étroite connexion des deux dimensions sacerdotale et prophétique de la grâce baptismale.

 

Conclusion

L'une portant l'autre, nos conclusions seront à la fois méthodologiques et théologiques. Si l'on s'en tient au champ restreint du Commentaire des Psaumes, on constate que la prise en compte intégrale de l'Ancien Testament dans le champ de la Révélation a conduit saint Thomas à adopter une vision sacramentelle de la fonction du sacerdoce dans l'histoire du salut : un même dynamisme de grâce associe le sacramentum du culte ancien, la res et sacramentum du sacerdoce du Christ et de l'Église d'ici-bas et la res tantum du culte céleste, dans l'unique intention d'établir par la médiation du Christ cette sainte communion entre l'homme et Dieu dont parlait saint Augustin dans la Cité de Dieu103. À la question du P. Chenu posée au début de cette étude, on aurait envie de répondre que la théologie du sacerdoce du Christ de saint Thomas d'Aquin a plus influencé sa lecture de l'Ancien Testament que l'étude de l'Ancien Testament n'a influencé sa théologie du sacerdoce. Il est clair que l'exégèse christologique des psaumes est guidée chez Thomas par l'usage qui en est fait dans le Nouveau Testament et la tradition patristique. Sa conception du sacrifice intérieur est héritée du De Civitate Dei et de la Somme de théologie, tout comme les notions de sacerdoce selon l'ordre de Melchisédech, et même de sacerdoce du Christ, proviennent de l'épître aux Hébreux et relèvent du processus philologico-théologique selon lequel la nouveauté du christianisme a conduit à recharger sémantiquement le vocabulaire hérité des anciens104. Pour le commentaire des PS 44 et 39, les matériaux élaborés dans l'In Hebraeos ont mani-

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102. Cf. Super PS. 49, 11 (Bo, V1) : ".Sacrificium laudis honorificabit me. Hic concludit, quid sit acceptum Deo in sacrificiis et ostendit duplicem fructum in eis. Unus fructus ex parte Dei, et hic est gloria Dei. Unde dicit sacrificium laudis honorificabit quasi dicat qui sacrificat laudens honorificabit me quia in hoc consistit honor Dei, ut excellentia ejus manifestetur et hoc fit per sacrificium laudis uocalis, I Cor. 10 : "Omnia in gloriam Dei facite." Alius fructus est ex parte nostra, scilicet uera salus unde dicit, et illic iter quo ostendam illi salutan Dei, idest per sacrificium laudis itis ad salutem Dei, id est ad uidendum Deum. Ysa. 52 [8] : "Leuauerunt uocem simul laudabunt." Ieronimus habet : "Et qui ordinale ambulat ostendam illi salutan Dei", quasi dicat, duo sunt necessaria ad salutem, scilicet sacrificium laudis, et quod ordinale ambules. "

103. Cf. supra, n. 71.

104. Sur le principe des " christianismes lexicologiques ", cf. Christine MOHRMANN, Études sur le latin des chrétiens, " Storia e letteratura, 65, 87, 103, 143 ", Rome, 1961-1977.

 

festement été réutilisés. Ce phénomène de reprise atteint également d'autres cours bibliques de Thomas : il semble globalement plus massif que les liens littéraires qui peuvent être établis entre ces cours et les grandes synthèses personnelles. Il me paraît significatif de la méthode du maître et des impératifs du genre littéraire utilisé, plutôt que d'un éventuel décalage doctrinal ou chronologique par rapport à la Somme. Il attire enfin l'attention sur la nécessité de tenir compte de la nature des œuvres étudiées quand il est question de les situer les unes par rapport aux autres. Toutefois, si le lien littéraire est plus manifeste entre les commentaires scripturaires, le lien doctrinal avec la Somme, bien que moins tangible, existe tout autant. La spécificité stylistique et lexicale d'un genre littéraire donné, en l'occurrence l'exégèse scolaire biblique, n'implique pas un décalage de fond avec des œuvres de fonctions différentes.

Le rapport analytique de l'exégèse thomasienne au texte de l'Écriture présuppose en fait une base doctrinale synthétique qui, dans le cas précis de notre étude, prend corps essentiellement dans la Somme de théologie. Comme invite à le croire une certaine convergence des données de la critique externe et de la critique interne, la Somme nous a paru continuellement présupposée par Thomas lui-même à l'intelligence de son commentaire. Sa connaissance, en introduisant le lecteur dans la mentalité théologique de Thomas, aidera à en apprécier la valeur. C'est le défaut de ce nécessaire soubassement dogmatique qui avait conduit l'exégèse scolastique en ses débuts à surcharger de " questions " le commentaire biblique. Ce sont les approfondissements doctrinaux de la grande scolastique qui vont progressivement libérer les commentaires du poids des " questions ", sans pour autant faire oublier aux commentateurs de l'Écriture l'indispensable référence doctrinale hors de laquelle leur œuvre perdrait nécessairement son âme. Thomas, au terme de sa carrière, nous paraît de ce point de vue être le témoin d'un nouvel équilibre dans l'histoire de l'exégèse105. La dernière version du commentaire de Rm 1-8 en serait probablement un exemple encore plus probant.

Par conséquent, si le cours sur les psaumes ne présente pas une grande originalité dogmatique, il n'est pas dénué d'intérêt au niveau de la pédagogie théologique de saint Thomas. Il a reçu du contact direct avec le texte de l'Écriture dont il procède un équilibre et une palette thématique qui aident à réajuster les perspectives du lecteur moderne accaparé par la problématique des ministères ordonnés. Grâce à la mise en valeur du culte des sacrifices spirituels dont les psaumes sont le type,

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105, Je dis témoin et non initiateur, car cette affirmation exigerait une enquête plus fouillée. Il est toutefois certain que son influence, portée par le mouvement général, aura quelque répercussion sur l'exégèse des décennies postérieures; cf. notre étude en préparation " Dominique Grima o.p. : un exégète thomiste dans le Midi de la France au début du XIVe siècle ", communication au colloque de Fanjeaux, 1999.

 

grâce au principe selon lequel les psaumes sont l'expression de la vie intérieure du Christ assumant jusqu'à l'intention de la Rédemption, le Super Psalmos reflète une intelligence équilibrée du sacerdoce, christologique et baptismal avant tout. Il permet ainsi d'apprécier dans leur homogénéité première des notions que le travail dogmatique a pour fonction de distinguer et d'organiser selon un schéma rationnel : grâce capitale, sacerdoce du Christ, sacerdoce des fidèles, culte, sacrifice, louange et sacrements.

Nous pouvons donc estimer que le Super Psalmos met en valeur deux points de notre théologie du sacerdoce : en situant le sacerdoce du Christ au niveau de la grâce capitale et dans la dépendance du Saint-Esprit, il indique que son exercice se prolonge au-delà de l'agir personnel du Christ et du culte sacramentel pour investir tout l'agir du Corps mystique ; en situant le sacerdoce des chrétiens dans la dépendance de la grâce du Christ, il confère à l'offrande des sacrifices intérieurs les caractéristiques d'un sacerdoce riche d'une dynamique descendante de confession publique de la foi et d'une dynamique ascendante d'intercession et d'union. Sans prétendre en être le seul élément de preuve, le Commentaire des Psaumes nous avertit ainsi que les notions utilisées dans la Somme pour cerner la réalité du sacerdoce ne sont propres au mystère du Christ qu'à titre de réalisation suréminente, de principe et de source.

Martin MORARD.

 

 

Résumé. — Contemporain de la Somme de théologie, où le traité du sacerdoce du Christ apparaît comme une nouveauté dans le paysage scolastique, le Commentaire des psaumes de saint Thomas ne fait au sacerdoce que des allusions sans originalité apparente. Mais sous le voile de l'implicite, l'agencement des figures et le jeu des équivalences laissent deviner une attention particulière à la dimension sacerdotale de la grâce du Christ-Tête à laquelle participe, dans l'onction de l'Esprit, tout le peuple fidèle. La notion de sacerdoce s'en trouve élargie, au-delà de ses dimensions ministérielles et rituelles, jusqu'à la participation des baptisés, dans la louange d'une vie sainte que les psaumes font prier, à la mission du Christ-Prêtre établi pour restaurer l'unité entre Dieu et les hommes. Tout en gardant sa spécificité exégétique, cette lecture, préparée par celle de l'épître aux Hébreux, met en œuvre la théologie même de la Tertia Pars.

Martin Morard, élève de l'École des Chartes, prépare l'édition du Super Psalmos de saint Thomas d'Aquin ainsi qu'une thèse de doctorat consacrée à cette œuvre et à l'exégèse des psaumes au XIIe siècle. Il est l'auteur de quelques études consacrées à des questions de théologie et d'histoire de la pensée scolastique, publiées dans la Revue thomiste et la Revue des sciences philosophiques et théologiques. Pour les prochains " Cahiers de Fanjeaux", il achève une étude sur la réception de saint Thomas dans l'exégèse toulousaine au début du XIVe siècle.

 

 

Le sacerdoce du Christ

dans le Commentaire de l'épître

aux Hébreux de saint Thomas d'Aquin

 

 

Introduction : attention et docilité de saint Thomas

à l'égard de l'Écriture

 

 

Dans un article de la Somme de théologie (IIIa, q. 22, a. 4), Thomas d'Aquin examine la question : le Christ a-t-il bénéficié des effets de son propre sacerdoce ? Il s'agit pour le maître dominicain d'exposer et d'approfondir l'enseignement du concile d'Éphèse cité dans le sed contra de l'article : " Si quelqu'un affirme que le Christ a présenté l'offrande pour lui-même, et non pas plutôt pour nous seulement, car celui qui ignore le péché n'avait pas besoin de sacrifice, qu'il soit anathème !1 " II semble donc qu'il faille répondre non à la question posée. Le Christ n'a-t-il pas cependant prié pour lui-même? Certes, commence par répondre Thomas, mais prier pour soi et pour les autres n'est pas un acte spécifiquement sacerdotal (cela n'implique pas de mandat public2). Thomas doit pourtant reconnaître finalement que l'objection est valable et que sa propre réponse semble devoir être écartée, "parce que l'Apôtre, après avoir dit : "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech" (He 5, 6), affirme : "aux jours de sa chair il présenta des prières [et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort]" (v. 7)3 ". L'Apôtre enseigne ainsi, semble-t-il, que le Christ exerçait aussi son sacerdoce en priant pour échapper lui-même à la mort. On doit donc plutôt conclure que si le Christ n'avait pas lui-même besoin de

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1. Dixième anathème du concile d'Éphèse, dans Les Conciles œcuméniques, II-I. Les Décrets : Nicée I à Latran V, Texte original établi par G. Alberigo, J. A. Dossetti, P.-P. Joannou, C. Leonardi et P. Prodi, Édition française sous la direction de A. Duval, B. Lauret, H. Legrand, J. Moingt et B. Sesboüé, Paris, Cerf, 1994, p. 144-145.

2. Cf. S. THOMAS, IIIa, q. 22, a. 1 : " L'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple. "

5. IIIa, q. 22, a. 4, ad 1.

RT 99 0999) 143-158

 

sacrifice pour le pardon des péchés, n'en ayant commis aucun — ce que rappela le concile d'Éphèse —, il recueillit cependant pour lui-même les fruits de son sacerdoce en tant que celui-ci lui valut la libération, non pas du péché, mais des conséquences du péché, les souffrances qu'il avait librement assumées dans sa chair (cf. Rm 8, 3, le Christ contracta " dans sa chair la similitude du péché ")4. Être prêtre, pour le Christ, ce fut aussi demander en sa propre faveur au Père la résurrection et la glorification corporelles.

Ce passage est un de ceux où Thomas se montre particulièrement attentif et totalement soumis, dans son élaboration théologique, à ce qu'il comprend de la lettre de l'Écriture, écartant en raison de celle-ci une argumentation qui semblerait autrement s'imposer. L'objet de notre étude est de suivre Thomas dans son commentaire de la Page sacrée, et précisément de l'épître aux Hébreux, non pas pour détacher de son exposé exégétique telle idée ou argumentation qu'il aurait pu aussi bien développer ailleurs, mais pour le rejoindre dans son effort de mise en lumière des richesses du texte biblique, à l'école des Pères. Quelle vision du sacerdoce du Christ Thomas dégage-t-il de son étude de l'épître aux Hébreux?

Qu'il suffise de mentionner en introduction que Thomas a donné cours sur l'épître aux Hébreux peut-être à Rome, dans les années 1265-1268, et que les notes de cet enseignement ont été prises par Raynald de Piperno. Il existe deux recensions d'inégales longueurs pour les sept premiers chapitres5. Thomas interprète l'épître en se référant constamment à la Glose composée au siècle précédent par le Lombard (Magna glosatura) qui nous est parvenue selon deux versions, et qui elle-même reprenait et amplifiait la Glose d'Anselme de Laon, enrichie des ajouts de son disciple Gilbert de la Porrée (Média glosatura)6. Thomas ne semble citer les Pères (Ambroise, Chrysostome, Jérôme, Augustin) et les autres commentateurs qu'indirectement, à travers elle.

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4. Cf. IIIa, q. 22, a. 4, ad 1 : " Christus autem, simpliciter loquendo, peccatum non habuit; habuit tamen similitudinem peccati in carne ut dicitur Rom. 8,3. " On lit très précisément dans l'épître aux Romains, selon la Vulgate : " Deus filium suum mittens in similitudinem carnis peccati " (" Dieu envoyant son Fils dans la similitude de la chair de péché ") ; le Christ a vraiment assumé la chair, rappelle Thomas dans son commentaire de Rm, mais, par ailleurs, celle-ci n'était pas infectée par le péché originel puisqu'elle fut conçue par l'Esprit-Saint : " Mais il contracta "la similitude de la chair de péché" au sens où sa chair était semblable à la chair pécheresse en ce qu'elle pouvait souffrir. Avant le péché en effet la chair de l'homme n'était pas soumise à la souffrance. "Il devait être assimilé en toute chose à ses frères, pour devenir miséricordieux" (He 2, 17) " (In Rom. 8, 3, n° 608). À ce propos, cf. Ia q. 97, a. 2.

5. Cf. J.-P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d'Aquin, Sa personne et son œuvre, Paris, Cerf 1 Fribourg, Éditions universitaires, 1993, p. 365-376.

6. Cf. J. BRADY, " Pierre Lombard ", Dictionnaire de Spiritualité, t. 12/2, Paris, 1986, col. 1606-1607; B. SMALLEY, "The Bible in the medieval Schools ", dans G. W. H. LAMPE (éd.), The Cambridge History of the Bible : 2. The West from the Fathers to the Reformation, Cambridge, 1969, p. 197-220 [p. 205]. La patrologie latine de J.-P. Migne reproduit l'une des deux versions de la Glose du Lombard dans le texte d'une édition parisienne parue en 1536 et 1541 ; pour l'épître aux Hébreux, cf. PL, 192, col. 399-520.

 

Tout en rappelant les doutes émis à ce sujet avant le concile de Nicée, Thomas réaffirme par ailleurs ce que la Glose du Lombard disait de l'auteur de l'épître : il s'agit de l'Apôtre Paul en personne qui a rédigé l'original dans sa langue maternelle, l'hébreu. La traduction grecque serait l'œuvre de saint Luc7.

Le commentaire de Thomas suit le fil du texte. Comment présenter, de façon structurée, l'enseignement qu'il y développe sur le sacerdoce du Christ? À propos d'He 5, 7, Thomas fait dans son commentaire la remarque suivante :

Montrant que l'office de prêtre (officium pontificiale) convient au Christ, [l'Apôtre] montre premièrement sa condition : " aux jours de sa chair ", deuxièmement son acte : " il offrit des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort ", troisièmement son efficacité : " avec

; un grand cri et des larmes, et il fut exaucé en raison de son respect "8.

On reprendra donc ce que Thomas dit du sacerdoce du Christ, à partir de sa lecture de l'épître aux Hébreux, en considérant d'abord la condition sacerdotale du Christ (le Verbe devenu Serviteur), puis son agir sacerdotal et les effets salvifiques de celui-ci (le sacrifice parfait, et son fruit qui est l'Église).

 

Le Verbe devenu Serviteur

 

L'attribution du sacerdoce au Christ est problématique. Le Christ n'est-il pas en effet " le Fils, splendeur de la gloire " de Dieu et la " figure de sa substance, assis à la droite de sa majesté dans les hauteurs " (He 1, 2-3)? Or le sacerdoce est par essence un ministère, un service de Dieu et des hommes. Thomas met en lumière cette opposition dans le Prologue du commentaire :

Les prêtres sont dits des dieux9 parce qu'ils sont des ministres de Dieu : " Vous, prêtres du Seigneur, vous serez appelés ministres de Dieu " (Is 61, 6). Mais le Christ [est Dieu] à bien plus forte raison, lui qui n'est pas ministre, mais "Seigneur de toute chose" (Est 13, 11), " Seigneur des seigneurs " (Ap 19, 16), Seigneur " en toute sa demeure " (He 3, 6).

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7. Cf. S. THOMAS, In Hebr., Prologue, n° 5 ; PIERRE LOMBARD, Collectanea in Epistolam ad Hebraeos, Paris, Migne, t. 192, 1855 [en abrégé : PL 192], col. 399. Sur les controverses anciennes concernant l'authenticité paulinienne de l'épître aux Hébreux, cf L. PIROT, " Hébreux (l'épître aux) ", Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. 3, Paris, 1938, col. 1409-1421.

8. In Hebr. 5,7, n° 253

9. Thomas a donné plus haut en référence Ex 22, 8 : " Si latet fur, dominus domus applicabitur ad deos, et jurabit quod non extenderit manum in rem proximi sui (Si on ne trouve pas le voleur, le maître de la maison s'approchera des dieux et jurera qu'il n'a pas porté la main sur le bien d'autrui) ", et Ex 22, 28 : " Diis non detrahes et principi populi tui non maledices (Tu ne dénigreras pas les dieux, et tu n'injurieras pas un chef de ton peuple). "

 

Certes, le sacerdoce est une dignité, conférant une excellence à qui est appelé à l'exercer10. Et même, le sacerdoce est la plus haute des dignités humaines, dans la mesure où c'est dans le domaine religieux qu'il confère un rôle de direction11. L'attribution du sacerdoce au Fils de Dieu, Seigneur universel, soulève cependant une difficulté théologique qui n'existe pas pour les titres de roi, de juge ou de docteur : la notion même de sacerdoce implique en effet celle de service, et donc d'infériorité.

L'attitude du prêtre lorsqu'il officie exprime sa sujétion à l'égard de Dieu. Le prêtre se tient debout pendant le culte. Au contraire, celui qui gouverne ou qui juge est assis. Il siège : " Ton trône, Dieu, pour les siècles des siècles", lit-on dans le PS 44, cité en He 1, 8. Thomas commente :

Ce sont les paroles de Dieu le Père s'exprimant par la langue du prophète comme par le " calame du scribe ". Il dit donc : " Ô Dieu, mon Fils, ton trône ", etc. C'est la majesté royale qui est ainsi exprimée. Le trône est en effet le siège du roi, comme la cathèdre est celui du maître, et la tribune, celui du juge. Tous ces titres conviennent au Christ : il est notre roi, et donc le trône lui convient [...]. Il est maître, et donc la cathèdre lui revient [...]. Il est notre juge, et donc la tribune lui appartient12.

La Glose du Lombard le notait, sur He 10, 11-12 (" Tout prêtre est à disposition [praesto est] pour le ministère quotidien et offre souvent les mêmes victimes [...]. Lui [le Christ] est assis pour toujours à la droite de Dieu ") : " Exercer un ministère est le fait des serviteurs, siéger est celui des maîtres. L'Apôtre montre donc que ceux-là sont des serviteurs, alors que le Christ est Seigneur, lui dont il dit ensuite qu'il siège13. " Et Thomas ne laisse pas de développer la même considération : ". [Le Christ] siège non pas comme ministre, à la manière du prêtre de la Loi qui est toujours à disposition, mais comme Seigneur : "Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite" (Ps 109, 1) ; "Il siège à la droite de Dieu" (Mc 16, 19)14." Ainsi, note encore Thomas, le grand prêtre se tenait debout dans le Saint des saints, devant le Propitiatoire, cette table

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10. Cf. In Hebr. 5, 1 ("Tout prêtre est élevé [assumptus] du milieu des hommes "), n° 241 : " On dit qu'il est élevé, commente Thomas, parce qu'il doit dépasser les autres. Ce que l'on voit avec Saül (I S 10, 23). Et c'est pourquoi le Christ demande à Pierre qu'il voulait placer au premier rang s'il l'aimait plus que les autres (Jn 21, 15 s.). "

11. Cf. ibid, n° 243 : " Le pontife est ordonné dans le domaine des rapports avec Dieu (in his quae sunt ad Deum), comme le chef, ou celui qui dirige, est placé au premier rang (principatur) d'une cité [...]. Comme donc ce qui relève du culte divin dépasse les réalités temporelles, ainsi la dignité pontificale dépasse toutes les autres dignités. "

12. In Hebr. 1, 8, n° 60.

13. PL 192, col. 481 : "Nota quod ministrare est famulorum, sedere est dominorum. Ideo illos famulos ostendit Apostolus, Christum vero Dominum, quem subsequenter dicit sedere. "

14. In Hebr. 10, 11, n° 497.

 

d'or qui se détachait au sommet de l'Arche d'alliance " comme le siège du haut duquel Dieu écoutait pour exaucer le peuple "15.

L'apparente contradiction dans le fait d'attribuer au Fils, Verbe éternel et Seigneur de l'univers, le titre de prêtre (et donc l'office subalterne de serviteur) est surmontée dans la foi lorsque celle-ci confesse que, s'étant incarné, le Fils a souffert et qu'il est mort pour notre salut, se montrant en cela vraiment serviteur16, s'étant alors, de Dieu qu'il était, placé un temps au-dessous des anges et même des autres hommes17, devenant le dernier d'entre eux18. Affirmer que le Christ est prêtre, c'est donc d'abord se référer à sa condition humiliée dans le mystère de sa Passion19. L'évocation de la Passion semblerait desservir l'intention principale de l'Apôtre qui écrit aux Hébreux pour leur montrer l'excellence du Christ et par conséquent la supériorité du Nouveau Testament qu'il est venu instaurer par rapport à l'Ancien. C'est pourquoi, dit Thomas, l'Apôtre s'étend particulièrement sur cet " amoindrissement " (minoratio) que le Christ subit en sa Passion, alors qu'il prétend établir comment le Christ est plus grand que les anges20.

En fait, au regard de la foi, il apparaît que " lorsque le Christ a daigné subir la Passion et la mort, il a été fait moindre, non parce qu'il aurait perdu sa plénitude ou qu'il aurait été diminué en rien, mais parce qu'il a assumé en lui notre petitesse (parvitatem nostram sibi assumpsit)21 ". Ce n'est donc pas comme une déperdition d'être, mais comme la mystérieuse assomption en Dieu de la nature humaine, jusqu'en sa misère la plus extrême, qu'il convient de penser la Passion.

C'est précisément en considérant le Christ comme prêtre que l'Apôtre peut mettre en lumière comment l'amoindrissement subi volontairement par lui dans sa Passion ajoute à son excellence en tant qu'homme : lui méritant son exaltation corporelle dans la gloire22, elle le

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15. Cf. In Hebr. 9, 5, n° 420 ; 9, 24, n° 466.

16. Cf. In Hebr. 8, 6 (" Mais maintenant, il a obtenu un ministère d'autant meilleur qu'il est le médiateur d'une meilleure alliance "), n° 391 : " Dicitur sacerdotium Christi ministerium, quia non competit nisi inquantum homo fuit minister : "Dico enim Christum lesum ministrum fuisse..." (Rom. XV, 8) (Le sacerdoce du Christ est appelé ministère, car il ne lui convient qu'en tant qu'homme et ministre : "Je dis en effet que le Christ Jésus fut ministre...")."

17. Cf. In Hebr. 2, 9 (" Modico quam angeli minoratus est "), n° 122 : " Haec minoratio non est intelligenda in Christo nisi propter passionem mortis. Née est mirum quia quantum ad hoc non solum angelis, sed etiam hominibus est minor. "

18. Cf. ibid., citation d'Is 53, 2 : " Desideravimus eum novissimum virorum. "

19. Cf. In Hebr. 2, 7, n° 109 : " Ponit mysterium passionis cum dicit : "Minuisti eum paulo minus ab angelis". "

20. Cf. In Hebr. 2, 9, n° 121 : "Istud autem videtur repugnare suo principali intente quo scilicet intendit Christum praeferre angelis. Et ideo hoc in parte ista diffuse exponit. "

21. In Hebr. 2, 7, n° 109. Sans parallèle chez le Lombard.

22. Cf. In Hebr. 2, 9 (" Videmus Jesum propter passionem mortis gloria et honore coronatum "), n° 122 : " Propter passionem mortis quae fuit causa illius exaltationis : "Propter quod et Deus exaltavit illum" (Phil. n, 9). "

 

constitue parfait médiateur d'une nouvelle et définitive alliance avec Dieu23.

" II a dû en toute chose être assimilé à ses frères, afin de devenir miséricordieux et pontife fidèle [fidelis pontifex : première affirmation de l'office sacerdotal du Christ en He] à l'égard de Dieu, afin que celui-ci pardonne les délits du peuple. En effet, c'est parce qu'il a souffert et qu'il a été tenté, qu'il peut aussi venir en aide à ceux qui sont tentés " (He 2, 17-18). Par la Passion, dans la perspective de Thomas24, le Christ est " devenu miséricordieux et pontife fidèle ", non pas que ses dispositions aient changé à l'égard des hommes — depuis l'origine Dieu fait miséricorde à ses œuvres — ou qu'il ait rien appris de nouveau au sujet de notre misère — Dieu " sait de quoi nous sommes faits " (Ps 102, 14) —, mais, d'une part, parce qu'il a prouvé sa miséricorde25 à notre égard et la confiance26 que l'on peut placer en lui (et ista duo exhibait Chrisius per passionem) — laissant dans la mémoire de sa Passion où il a voulu partager jusqu'à l'extrême l'expérience de notre misère (Christus potissime in passione expertus est miseriam nostram) le témoignage de son indéfectible miséricorde pour nous —, et, d'autre part, parce qu'il a été habilité à exercer la miséricorde en son humanité désormais glorieuse et toujours marquée des stigmates de la Passion27 — ayant mérité en vertu de ses souffrances et de sa mort d'être établi par Dieu juge du genre humain28. Notons que, dans cette perspective, le jugement de Dieu confié au Christ ne peut être qu'un acte de miséricorde puisque le Christ est simultanément juge et partie. Il est juge en tant même que Dieu veut se laisser totalement convaincre par lui, l'" avocat fidèle "29. Le Christ est ainsi " devenu miséricordieux " dans sa Passion, au sens où les hommes savent qu'ils peuvent compter désormais sur sa toute-puissante intercession en leur faveur auprès de Dieu.

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23. Cf. He 9, 15 : "Novi Testamenti mediator est ut morte intercedente in redemptionem [...] repromissionem accipiant qui vocati sunt aeternae haereditatis "; pour les autres appellations du Christ comme " médiateur ", cf. He 8,6 ; 12, 24.

24. Cf. In Hebr. 2,17, n° 152-153.

25. Ut fieret misericors est commenté dans la Glose du Lombard (PL, 192, col. 423) : "Pour qu'il devienne, en faisant miséricorde, miséricordieux, ce qu'il était par nature ". Chez Thomas, la miséricorde qualifie le Christ en tant qu'il est notre juge.

26. Fidelis était expliqué dans la Glose du Lombard (ibid) : " Scilicet nullum fallens (celui qui ne trompe personne) ". Chez Thomas, la fidelitas qualifie le Christ en tant qu'il est notre avocat : " Nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ " (1 Jn 2, 1).

27. Cf. IIIa q. 54, a. 4, reprenant l'enseignement de Bède : les stigmates que le Christ conserve sur son corps glorieux attestent qu'il intercède auprès du Père, et qu'il est juste et miséricordieux à l'égard des hommes.

28. Cf. ibid., q. 59, a. 4 : le Christ est juge du genre humain du seul fait qu'il est le Verbe incarné, personne divine et chef de toute la création, mais aussi en tant qu'il est conforme à la justice de Dieu que soit institué juge celui qui, ayant été lui-même victime de l'injustice des hommes, a combattu et remporté la victoire pour la justice de Dieu.

29. Thomas ne supprime pas la possibilité de la damnation, mais il conduit à ne pas envisager celle-ci comme si elle venait limiter la miséricorde de Dieu et du Christ.

 

Selon l'explication de Thomas, c'est donc comme intercesseur céleste et tout-puissant auprès du Père, se tenant face à Lui en notre faveur (assistit vultui ejus pro nobis], que le Christ une première fois est présenté comme prêtre dans l'épître aux Hébreux. Cependant, ce fut d'abord dans l'offrande de sa vie sur terre que le Christ fut prêtre : " Tout prêtre est institué pour offrir des dons et des victimes " (He 8, 3 ; cf. 5, 1). Si le Christ est prêtre, " il est donc nécessaire, commente Thomas, qu'il ait quelque chose à offrir [...] : il s'est offert lui-même30 ". Cette offrande de soi, il l'a accomplie dans sa Passion, mais toute sa vie était tendue vers ce don ultime. Sa vie trouve même sa raison d'être dans la Passion. Thomas peut appuyer cette perspective en particulier sur l'interprétation qu'il propose de la citation du PS 39, 7-9, en He 10, 5-9, dans laquelle il s'écarte légèrement de la Glose du Lombard : " Tu n'as voulu ni offrandes ni sacrifices, tu m'as fait un corps. Les holocaustes même pour le péché ne t'ont pas plu. Alors j'ai dit : "Voici, je viens. En tête du livre, il est écrit que je fasse, Dieu, ta volonté". " Selon la Glose, le début de ce passage : " Tu n'as voulu ni offrandes, ni sacrifices, tu m'as fait un corps ", doit s'entendre de l'Incarnation, alors que la suite : " Alors j'ai dit : "Voici, je viens : en tête du livre, il est écrit que je fasse, Dieu, ta volonté" ", doit se comprendre de la Passion. Thomas observe de son côté que selon l'intention de l'Apôtre, la première partie de la citation se réfère plus exactement au désaveu par Dieu de l'Ancien Testament, alors que la seconde partie s'entend de l'approbation du Nouveau. On aboutit dès lors aux deux interprétations suivantes :

Selon la Glose, " Alors " signifie : quand tu m'as fait un corps, à savoir au moment de la conception, " j'ai dit : "voici, je viens" ", c'est-à-dire j'ai résolu d'aller, et d'aller à la Passion. [...] Ou, mieux [voici l'interprétation privilégiée par Thomas], on réfère ces paroles à la venue dans le monde : " Alors " signifie que puisque les holocaustes ne t'ont pas plu, " j'ai dit : je viens " par l'Incarnation [...], et cela pour m'offrir à la Passion31.

Selon la Glose, ce qui s'exprime dans le Psaume, c'est la résolution prise par le Christ, au moment même de la conception, d'aller à la Passion. Selon Thomas, le Psaume affirme que la Passion est cause finale de l'Incarnation.

Le Verbe s'est fait homme pour offrir son humanité dans la Passion. Si le Christ n'est prêtre, dans la perspective de Thomas, qu'en raison de la Passion — et donc en tant qu'homme —, son sacerdoce ne tient sa puissance vivifiante que du fait qu'il est aussi le Fils de Dieu. Seul ce prêtre qu'est le Verbe incarné donne la grâce et justifie. Et c'est pourquoi le Christ est le seul vrai prêtre, les autres prêtres ne l'étant que

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30. In Hebr. 8, 3, n° 384.

31. In Hebr. 10, 7, n° 489.

 

secondement, de manière dérivée, en tant qu'ils sont au service de son unique sacerdoce. En tant que prêtre, affirme ainsi Thomas, le Christ est l'unique individu de son espèce : " Lui, parce qu'il demeure pour l'éternité, possède un sacerdoce éternel", dit l'Apôtre (He 7, 24). Et Thomas commente:

Comme nous le voyons dans le domaine des réalités naturelles qui sont les signes des réalités spirituelles, les êtres incorruptibles ne sont pas plusieurs de la même espèce. Ainsi, il n'y a qu'un seul soleil. De même, dans le domaine des réalités spirituelles, les prêtres de l'Ancien Testament, imparfaits, étaient plusieurs. C'était un signe que ce sacerdoce devait disparaître, parce que, comme on l'a dit, les réalités incorruptibles ne sont pas plusieurs d'une même espèce. Mais ce prêtre qui est le Christ, lui, est immortel. Il demeure en effet pour l'éternité comme Verbe éternel du Père dont l'éternité rejaillit même sur son corps : " Le Christ ressuscitant des morts ne meurt plus" (Rm 6, 9). Et c'est pourquoi " parce qu'il demeure pour l'éternité, il possède un sacerdoce éternel ". Et ainsi donc, seul le Christ est le vrai prêtre, les autres sont ses ministres : " Que l'on nous tienne pour ministres du Christ " (1 Co 4, 1)32.

La figure de Melchisédech, dont la Genèse tait le nom du père et de la mère, la naissance et la mort, annonçait le sacerdoce du Christ, sa conception virginale, la génération éternelle du Verbe et l'entrée de son humanité dans l'éternité après la Résurrection. À travers cette figure s'énonçaient l'unicité et la transcendance du sacerdoce du Christ, annulant le sacerdoce de la Loi ancienne et instituant le sacerdoce de la Loi nouvelle. Fils de Dieu fait chair dans le sein très pur de la Vierge Marie, le Christ pouvait s'offrir lui-même comme victime sainte, c'est-à-dire consacrée à Dieu " dès sa conception ", innocente, c'est-à-dire n'ayant commis aucun péché envers autrui, sans souillure, lui qui était l'Agneau sans tache, séparé des pécheurs, non pas isolé d'eux, mais menant une vie radicalement différente de la leur33.

Agere sequitur ad esse : après avoir examiné comment, selon Thomas, l'épître aux Hébreux définit la condition sacerdotale du Christ — celle du Verbe divin devenu le Serviteur en ayant assumé la condition blessée de l'homme jusqu'à l'humiliation de la Croix, et mérité ainsi d'être exalté dans la gloire céleste et institué en son humanité notre juge miséricordieux et notre avocat fidèle auprès du Père —, examinons comment s'exerce son sacerdoce et quels en sont les fruits.

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32 In Hebr. 7, 24, n° 368. Sans parallèle chez le Lombard.

33. Cf. In Hebr. 7, 26, n° 375.

 

Le sacrifice parfait, et son fruit qui est l'Eglise

 

L'activité propre au prêtre est l'enseignement de la loi divine et l'exercice public du culte34 qui trouve son expression achevée ici-bas dans la Passion du Christ35. Dans la pensée de saint Thomas, le sacrifice du Christ (prêtre de l'Alliance éternelle) accompli une fois pour toutes sur la Croix, et les sacrements de l'Eglise qui en sont la mémoire vivifiante célébrée dans le monde entier, de génération en génération, paraissent indissociablement liés. Thomas parle-t-il jamais du sacrifice du Christ sans penser à son actualisation dans les sacrements, et particulièrement l'Eucharistie ? Dans la Somme de théologie, il affirme que le Christ " par sa Passion a inauguré le rite de la religion chrétienne "en s'offrant lui-même comme oblation et victime à Dieu" (Ep 5, 2)36". L'expression de la Somme, " per suam passionem initiavit ritum christianae religionis ", fait sans doute écho à He 10, 19-20 : "Plaçant donc, frères, notre confiance en l'entrée dans le sanctuaire par le sang du Christ, voie nouvelle et vivante qu'il nous a ouverte (initiavit) par le voile, celui de la chair. " Thomas présente ce dernier passage de l'épître aux Hébreux de la manière suivante : " II récapitule ce qu'est le rite de son sacerdoce37." Dans son commentaire, Thomas ne réduit pas "la voie nouvelle et vivante " inaugurée par le Christ au " rite de la religion chrétienne " célébré par l'Église, mais il montre comment le rite nouveau est constitutif de la voie nouvelle : " Cette voie est celle qui conduit au Ciel. Et elle est nouvelle, car avant le Christ nul ne la connaissait : "Personne n'est jamais monté au Ciel sinon celui qui est descendu du Ciel" (Jn 3, 13). Et ainsi celui qui veut y monter doit s'attacher à lui comme le membre à sa tête38. " Or, dans la Somme, Thomas montre que ce sont les sacrements de la Loi nouvelle qui assurent l'incorporation de l'homme au Christ : " II est manifeste que par les sacrements de la Loi nouvelle l'homme est incorporé au Christ. C'est ainsi que l'Apôtre dit du baptême, en Ga 3, 27 : "Vous tous qui avez été baptisés en Christ vous avez revêtu le Christ"39. "

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34. Cf. IIa-IIae, q. 85, a. 4 : les sacrifices réservés aux prêtres sont ceux " qui sont offerts non seulement pour soi, mais aussi pour les autres " ; IIIa, q. 22, a. 1 : l'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple (référence à Ml 2, 7 : " C'est de sa bouche qu'on cherchera la loi", et He 5, 1 : "Tout pontife, ayant été élevé d'entre les hommes, est institué pour eux en ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir des dons et des sacrifices pour le péché ").

35. Cf. par ex. IIIa, q. 48, a. 3 : la Passion du Christ est le sacrifice suprême ; elle est aussi " le signe de ce que l'on doit observer " (ibid., ad 2) ; également In Hebr. 12, 3, n° 667 où Thomas s'attache à montrer comment " on trouve dans la Croix l'exemple de toutes les vertus " et cite Augustin désignant la Croix comme "cathèdre du maître " (Tract. 119 sur Jn 19, 26 : PL 35, col. 1950) — même citation en IIIa, q. 46, a. 4.

36. IIIa, q. 62, a. 5.

37. Cf. In Hebr. 10, 19 s., n° 501 : " Resumit ritum sacerdotii eius. "

38. Ibid., n° 502.

39. IIIa, q. 62, a. 1.

 

Un sacrement, au sens propre du mot, est un signe de la sanctification des croyants. Le sacrifice du Christ en sa Passion et ses fruits de grâce et de gloire constituent ainsi le signifié du sacrement40. Dans l'acte fondateur de la nouvelle ritualité ecclésiale qu'est le mystère pascal, et dans la pratique sacramentelle qui en découle, l'union substantielle de l'âme et du corps, caractérisant tout l'agir humain — et si rigoureusement mise en lumière par Thomas —, trouve son achèvement. La réalité intérieure et spirituelle s'exprime et s'accomplit selon une parfaite convenance à travers un geste extérieur et corporel41. Le Christ sanctifie intérieurement les âmes en versant extérieurement son sang. Dans l'histoire du salut, les péchés étaient d'abord remis en vertu de la seule foi au sang du Rédempteur qui devait venir, cette foi s'exprimant extérieurement dans les cérémonies de la Loi ancienne. Après la Passion du Christ, les péchés sont remis en vertu et de la foi et des sacrements de la Loi nouvelle, ceux-ci étant effectivement reçus — ou au moins désirés — et appliquant la vertu du sang désormais versé42. C'est dans la considération du sang réellement versé par le Rédempteur, conjointe ordinairement à la pratique sacramentelle concrète, que la foi au Dieu sauveur s'explicite et peut devenir, si elle est animée par la charité, le principe de justification de l'âme du croyant.

Le sacrifice du Christ est à la fois extérieur et intérieur : son sacrifice extérieur et matériel, l'effusion du sang, étant ordonné au sacrifice intérieur et spirituel. Jésus est " le pontife de notre confession ", selon l'expression d'He 3, 1. Thomas commente :

" De notre confession ", c'est-à-dire du sacrifice spirituel. Tout prêtre en effet est ordonné pour offrir des sacrifices. Or il est un double sacrifice : un sacrifice corporel ou temporel — et c'est pour celui-ci que fut institué Aaron — et un sacrifice spirituel consistant dans la confession de foi (Ps 49, 23 : " Le sacrifice de louange me rendra honneur ") — et : c'est pour lui que le Christ a été institué, non pour le sacrifice des taureaux (Is 1, 11 : " Les holocaustes de béliers, la graisse des animaux et le sang des veaux, des agneaux et des boucs, je n'en ai pas voulu ", et juste après, v. 13 : " Ne m'offrez plus désormais un sacrifice en vain ")43.

De même, en He 5, après avoir rappelé que tout prêtre était institué " pour offrir des dons et des sacrifices pour les péchés " (v. 1), l'Apôtre présente le Christ " offrant ses prières et ses supplications à celui qui

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40. Cf. IIIa, q. 60, a. 3.

41. Cf. Sum, theol. Ia-IIae, q. 101, a. 2 : "II y a un double culte rendu à Dieu : intérieur et extérieur. En effet, puisque l'homme est composé d'âme et de corps, ils doivent s'appliquer l'un et l'autre au culte de Dieu. L'âme rend un culte intérieur et le corps un culte extérieur : "Mon cœur et ma chair ont exulté de joie pour le Dieu vivant", comme il est dit au PS 83, 3. Et, comme le corps est ordonné à Dieu par l'âme, le culte extérieur est ordonné au culte intérieur. Le culte intérieur consiste en ce que l'âme s'unit à Dieu par l'intelligence et le désir. "

42. Cf. IIIa, q. 62, a. 6.

43. In Hebr. 3, 1, n° 157. Sans parallèle dans la Glose du Lombard.

 

pouvait le sauver de la mort, avec un grand cri et dans les larmes " (v. 7). Et Thomas commente :

 

L'acte du pontife consiste à " offrir des dons ", c'est-à-dire des offrandes volontaires et non pas extorquées : " Vous accepterez l'offrande de tous ceux qui la font librement" (Ex 25, 2); "et des sacrifices pour les péchés", c'est-à-dire offerts en satisfaction des péchés : " Le prêtre priera pour eux et leurs péchés, et ceux-ci leur seront remis " (Lv 4, 26)44.

L'acte du Christ fut d'offrir " des prières et des supplications ". Tel fut le sacrifice spirituel offert par le Christ. " Des prières ", c'est-à-dire des demandes [...]. "Des supplications" renvoie à l'humilité de celui qui prie, ainsi des génuflexions : " Se prosternant, il priait " (Mt 26, 39). [...]

C'est à ce sacrifice spirituel qu'est ordonné le sacerdoce du Christ. Cela correspond à ce qui a été dit plus haut : " pour offrir des dons et des sacrifices " ; PS 49, 23 : " Le sacrifice de louange me rendra honneur " et Os 14, 3 : " Nous rendrons les vœux de nos lèvres "45.

" Certes ce qui est purement corporel ne peut pas purifier l'âme, car cela n'agit pas sur elle ", dit Thomas46. Cependant, c'est parce qu'il est ordonné au sacrifice intérieur et spirituel des chrétiens que le sacrifice doit se consommer extérieurement dans l'effusion du sang. Le sang versé en appelle en effet à la foi des hommes : " Le sang du Christ qui par l'Esprit-Saint s'est offert lui-même, immaculé, à Dieu, purifiera notre conscience des œuvres mortes pour servir le Dieu vivant " (He 9, 14). Le sang du Christ purifie donc pour trois raisons, explique Thomas : parce qu'il est celui du Christ " venu sauver son peuple de ses péchés " (Mt 1, 21) ; parce qu'il a été répandu sous la motion de l'Esprit, dans l'amour de Dieu et du prochain ; enfin parce que le Christ était lui-même sans tache47. Ces trois causes d'efficacité renvoient à l'identité et aux dispositions intérieures du Christ prêtre. Thomas précise ensuite de quelle manière l'effusion extérieure du sang purifie intérieurement ceux pour lesquels il a été répandu :

Si le sang du Christ purifie intérieurement la conscience, cela arrive ï par la foi: "Dieu purifie leurs cœurs par la foi" (Ac 15, 9), dans la u; mesure où ce sang fait croire que tous ceux qui s'attachent au Christ sont purifiés par son sang [...] des " œuvres mortes ", c'est-à-dire du péché [...], pour servir Dieu48.

Le sang du Christ purifie donc parce qu'il parle à la foi, parce qu'il est " plus éloquent que celui d'Abel " (He 12, 24) :

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44. In Hebr. 5, 1, n° 244. Sans parallèle dans la Glose du Lombard.

45. In Hebr. 5, 7, n° 255. Sans parallèle dans la Glose du Lombard.

46. In Hebr. 9, 9, n° 432.

47. Cf. In Hebr. 9, 14, n° 444.

48. In Hebr. 9,14, n° 446. Sans parallèle chez le Lombard.

 

Le sang d'Abel crie vengeance, alors que le sang du Christ crie pardon : " Père, pardonne-leur " (Lc 23, 34) ; " Il a prié pour les transgresseurs " (Is 53, 12); "C'est le sang du nouveau testament qui sera répandu pour la rémission des péchés " (Mt 26, 28). Ou encore : " [le sang du Christ] est plus éloquent ", au sens de : il fait mieux parler, car le sang d'Abel nous fait dire que cet homme était pur et juste, alors que le sang du Christ nous fait dire que le Christ est le vrai Dieu qui nous justifie49.

Lorsqu'elle considère l'effusion du sang, la foi reconnaît le sang du Fils qui s'est incarné pour sauver les hommes, intercéder en leur faveur et les justifier. Le sacrifice extérieur est ainsi cause du salut de l'homme, d'abord parce qu'il suscite en tant que signe l'acte intérieur de foi. À travers ce qu'il donne à voir, il appelle à croire. L'homme s'en remet à Dieu en acceptant de passer de la considération du signe à la confession du signifié. L'Apôtre précise encore le rôle essentiel de l'effusion du sang et de la mort du Christ par la comparaison avec les testaments humains. Ceux-ci entrent en vigueur après la mort de leurs auteurs (cf. He 9, 15-17). Ainsi, le sang confirme le testament, non pas seulement parce qu'il en exprime la teneur, mais, comme l'explique Thomas, parce que la mort du Christ donne au testament d'être irrévocable et d'avoir effet50. L'effusion du sang fait de la Passion un acte unique, non réitérable, définitif. Dieu ne reviendra pas sur les promesses de la Passion et il ne changera pas de disposition à l'égard des hommes. Ce que le Christ a acquis l'est pour toujours et s'offre à tous ceux qui s'en remettent à sa miséricorde avant le jugement dernier :

" En une seule fois ", le Christ est entré " dans le sanctuaire ", comme aussi il a répandu une seule fois son sang: "Le Christ est mort une seule fois pour nos péchés " (1 P 3, 18) ; " Quant à sa mort au péché, il est mort une seule fois " (Rm 6, 10). De même il est entré une seule fois, et une fois entré au Ciel, il y demeure51.

La Passion est un acte irrévocable qui déjà fait sentir ses effets, et dont le résultat final, le salut éternel des élus, est inéluctable : " C'est par la mort que s'est ouverte la porte de la vie52. " La Passion donne une valeur nouvelle aux rites sacramentels : ceux-ci ont désormais effet par eux-mêmes — non pas qu'ils puissent justifier sans la foi, mais parce que leur célébration concrète opère instrumentalement l'incorporation au Christ qui a pénétré au Ciel par la vertu de son propre sang53, et qui y conduit ceux qui lui appartiennent comme ses membres s'ils vivent de sa grâce.

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49. In Hebr. 12, 24,n° 712 (reprise du Lombard : PL 192, col. 509).

50. Cf. In Hebr. 9, 17, n° 451.

51. In Hebr. 9, 12, n° 440.

52. 7" Hebr. 9, 15, n° 449.

53. Cf. In Hebr. 4, 14, n° 234.

 

Il avait été dit aux Anciens dans le désert : " Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, n'endurcissez pas vos cœurs " (Ps 94, 8), alors que "nous, nous sommes devenus participants du Christ" (He 3, 14), dit l'Apôtre. Et Thomas commente :

[Les Anciens] ont entendu seulement, alors que nous, nous sommes devenus participants du Christ. [...] Dans l'Ancien Testament, on entendait seulement, et la grâce n'était pas conférée du seul fait de l'accomplissement du rite (ex opere operato) ; mais, dans le Nouveau Testament, la foi entend (est auditus fidei), et la grâce est donnée à celui qui a accompli le rite. Ainsi, nous sommes devenus participants du Christ : "Tous nous avons reçu de sa plénitude" (Jn 1, 16). Or nous sommes participants de la grâce, premièrement par l'accueil de la foi :

" Le Christ habite par la foi dans vos cœurs " (Ep 3, 17), deuxièmement par les sacrements de la foi : " Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ " (Ga 3, 27), troisièmement du fait de la participation au corps du Christ : " Le pain que nous rompons, n'est-il pas une participation au corps du Seigneur? " (1 Co 10, 16)54.

La Passion, œuvre sacerdotale tout à la fois spirituelle et corporelle, suscite, comme cause finale, l'acte sacramentel qui la préfigurait dans l'ancienne Loi, ou, comme cause efficiente, l'acte sacramentel qui appliquera ses effets dans la Loi nouvelle. Avant comme après la Passion, le sacrement ne justifie que s'il est reçu dans la foi. L'Apôtre évoque la figure de Moïse aspergeant de sang le livre et le peuple (He 9, 19). La Glose interprétait l'usage à cet effet de l'hysope (remède contre les tumeurs pulmonaires) comme désignant l'humilité du Christ par laquelle il répandit son sang, contraire à l'enflure de l'orgueil55. Thomas propose un sens allégorique différent : l'hysope renvoie selon lui non pas à l'humilité mais à la foi qui purifie les cœurs. Cet exemple parmi d'autres met en lumière l'extrême attention portée par Thomas aux détails du rituel décrit dans le Pentateuque. Dans son commentaire, il souligne que la Loi ancienne était bonne56: non pas certes comme une fin en soi — et c'est en ce sens que l'Écriture affirme que Dieu ne " s'y complaisait pas "57 —, ni même comme un moyen d'asservir Israël et de le prémunir

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54. In Hebr. 3, 14, n° 188. Sans parallèle chez le Lombard.

55. Cf. PL 192, col. 476. Thomas reprend l'interprétation de la Glose pour les autres détails du rituel: l'eau préfigure le baptême car " le baptême tire son efficacité du sang du Christ ", la laine rouge préfigure la charité car " le peuple est purifié par l'amour du Christ en sa Passion ".

56. Cf. In Hebr. 9, 10, n° 434 (avec référence à Rm 7, 12 et 1 Tm 1, 8) ; In Hebr. 9, 23 (" Les réalités célestes sont purifiées par des victimes meilleures que ne le sont celles-là "), n° 464 : " On peut tenir, à partir de ce passage, que les offrandes de la Loi ancienne étaient bonnes puisqu'une chose n'est dite meilleure que par rapport à quelque chose d'autre qui est bon. " Les deux passages n'ont pas de parallèles chez le Lombard.

57. Cf. In Hebr. 10, 6, citant le PS 39, 7 (" Les holocaustes même contre le péché ne t'ont pas plu "), n° 487. Sans parallèle chez le Lombard.

 

contre l'idolâtrie58, mais comme lieu de sanctification pour de nombreux Anciens orientant leur esprit et leur cœur, au-delà des figures, vers l'événement unique de la Passion. Les anciens rites, dans leur matérialité et leur multiplicité même, préparaient l'humanité à l'accueil de l'acte humain et divin, concret, unique, insondable, qui l'introduirait une fois pour toutes dans la vie éternelle59.

Exalté dans la gloire céleste après sa Passion, le Christ poursuit son activité sacerdotale : " II est toujours vivant et intercède pour nous " (He 7, 25). Et Thomas commente : " "II intercède pour nous", d'abord en montrant (repraesentendo) l'humanité qu'il a assumée pour nous. Par ailleurs, en exprimant le désir de son âme très sainte, ce désir qu'il a eu de notre salut, et avec lequel "il intercède pour nous"60. " C'est donc ici la fonction d'" avocat fidèle " à jamais qui est évoquée. L'Apôtre ajoutait : " Tel est notre pontife, assis à la droite du siège de la majesté dans les cieux, ministre des lieux saints et du vrai tabernacle que Dieu et non pas l'homme a dressé " (He 8, 1-2). Jean Chrysostome, cité par la Glose du Lombard, expliquait : " Le "vrai tabernacle", ce sont les âmes des saints auxquels il donne les joies éternelles au ciel, et ici-bas les dons de la grâce. Il est donc ministre des lieux saints dès ici-bas ou dans le futur du tabernacle, c'est-à-dire de l'Eglise présente61. " Thomas reprend et précise dans son propre commentaire : " L'humanité du Christ est comme l'instrument de la divinité (organum divinitatis). Il est donc "ministre des lieux saints" parce qu'il dispense les sacrements de la grâce maintenant, et de la gloire à l'avenir62. "

L'humanité glorifiée du Christ — lui qui mourut pour le salut du monde et qui désormais vit pour l'éternité auprès du Père — est agissante dans la dispensation actuelle des grâces divines et sacramentelles. L'action sacerdotale du Christ en gloire s'énonce dans le PS 21, 23 reproduit par l'Apôtre en He 2, 12 : "J'annoncerai ton Nom à mes frères, je te louerai au milieu de l'Église. " Et saint Thomas de commenter :

II montre le fruit de son annonce lorsqu'il dit : "Je te louerai au milieu de l'Église ", comme s'il disait : " ainsi une grande Église se rassemble pour toi, et je te louerai au milieu d'elle ". Il dit " au milieu ", parce que, comme une colonne au milieu d'une demeure la soutient,

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58. Cf. In Hebr. 10, 6, n° 488 (idée reprise du Lombard : PL 192, col. 480) ; IIIa, q. 61, a. 1 où sont donnés les deuxième et troisième motifs de convenance des sacrements pour le salut : l'homme est " humilié " et " préservé " par leur institution.

59. Cf. PL 192, 480 : " La vérité était annoncée dans ces figures "; In Hebr. 10, 6, n° 488 : " Elles étaient figures du Christ dont Dieu agréa la Passion. Ce n'est pas dans la mise à mort des animaux qu'il se complaisait, mais dans la foi à la Passion : "Toute chose leur arrivait en effet en figure" (1 Co 10, 11). " Sur les causes littérales et mystiques des préceptes cérémonials de la Loi ancienne, cf. Ia-IIae, q. 102.

60. In Hebr. 7, 25, n° 373.

61. PL 192, col. 457.

62. In Hebr. 8, 2, n° 382.

 

comme une lampe au milieu d'une demeure l'éclairé, comme le cœur au milieu du corps le vivifie, tel est le Christ au milieu de l'Église63.

Dans ce dernier passage, c'est en tant que prêtre exerçant son office de médiation descendante et ascendante entre Dieu et les hommes (il annonce le Nom aux hommes et il loue Dieu au milieu d'eux) que le Christ est désigné par Thomas comme colonne, lampe et cœur de l'Église. Toute la vie de l'Église, son unité, sa prédication et son dynamisme intérieur procèdent de l'agir sacerdotal du Christ qui est comme sa colonne, sa lampe et son cœur. Au regard de Thomas, le déploiement de l'agir sacerdotal du Christ, son fruit, c'est l'Église elle-même.

Dans la Somme de théologie, c'est l'Esprit-Saint qui est présenté comme le cœur vivifiant de l'Église : " Le cœur exerce une certaine influence cachée [sur les membres extérieurs]. C'est pourquoi l'on compare au cœur l'Esprit-Saint qui vivifie et unifie invisiblement l'Église64. " Parler tantôt du Christ, tantôt de l'Esprit comme cœur de l'Église n'a rien d'incohérent si l'on reconnaît leur intime union dans la communication de la grâce, à la source de la vie ecclésiale; dans son commentaire, Thomas rappelle que " c'est sous le mouvement et l'impulsion de l'Esprit-Saint que le Christ a répandu son sang : "II viendra tel un fleuve impétueux poussé par l'Esprit du Seigneur" (Is 59, 19)65 " ; et, dans la Somme de théologie : " C'est du côté du Christ crucifié que se sont répandus l'eau et le sang, la première étant signe du baptême, le second étant signe de l'Eucharistie66 ". En commentant l'épître aux Hébreux et en traitant du sacerdoce du Christ, Thomas garde son regard fixé — et oriente le nôtre — sur le cœur du Serviteur, tout entier investi par l'Esprit et source à jamais jaillissante de l'Église.

 

fr. Gilles BERCEVILLE, o.p.

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63. In Hebr. 2, 12, n° 132. Dans la Glose reprise par le Lombard, on trouve seulement la première image, celle de la colonne (cf. PL 192, col. 420).

64. IIIa, q. 8, a. 1, ad 3.

65. In Hebr. 9,15, n° 444.

66. IIIa, q. 62, a. 5.

 

Résumé. — L'article étudie comment Thomas d'Aquin expose l'enseignement de l'épitre aux Hébreux relatif au sacerdoce du Christ. Le sacerdoce du Christ correspond à la condition unique du Verbe éternel devenu serviteur en assumant la nature humaine en vue de l'offrir sur la Croix, méritant ainsi d'être institué à jamais juge miséricordieux et avocat fidèle auprès du Père. Il s'exerce dans l'offrande intérieure de soi et l'intercession. L'effusion du sang fait de la Passion un acte sacerdotal parfait, unique, non réitérable, définitif. Elle rend visible le sacrifice et le propose à la foi. Dans les sacrements de la Loi nouvelle, le Christ déploie son agir sacerdotal en nous incorporant à lui et en rassemblant son Église.

 

Gilles Berceville, dominicain, est docteur en théologie. Il est chargé d'enseignement au Centre des études institutionnelles de la Province dominicaine de France (Lille) et à l'Institut catholique de Paris.

 

 

Éternité du sacerdoce du Christ et effet

eschatologique de l'eucharistie

LA CONTRIBUTION DE SAINT THOMAS D'AQUIN À UN THÈME

DE THÉOLOGIE SACRAMENTAIRE

 

" Sacerdos in aeternum Christus Dominus secundum ordinem Melchisedech, panem et vinum obtulit1. " Cette antienne, forgée à partir du PS 109, 4 et ouvrant l'office du Corpus Christi, constitue le fondement du parcours que nous allons accomplir avec Thomas d'Aquin. Quelle relation le théologien établit-il entre l'éternité du sacerdoce du Christ et l'effet eschatologique de l'eucharistie, lié à l'action du Christ dans ce sacrement? Il est à noter, à cet égard, que dans certains manuscrits comportant l'Officium, on trouve en tête une enluminure représentant le Christ habillé en prêtre et faisant le geste de l'élévation2, ce qui renvoie spontanément à la célébration in persona Christi.

La relation ainsi établie entre le sacerdoce du Christ — fondé sur son rôle d'unique médiateur entre Dieu et les hommes — et l'eucharistie manifeste le déploiement de l'économie du salut qui rejoint tout homme pour le conduire à sa fin ultime, Dieu lui-même. Exprimé par Thomas à l'aide du schème exitus-reditus, ce déploiement, dans la phase du retour de l'homme vers Dieu, s'accomplit par et dans le Christ, médiateur et sauveur, à qui les hommes sont incorporés et en qui ils sont transformés. Or, c'est au niveau de l'économie sacramentelle qu'est constamment actualisé ce processus d'incorporation et de transformation qui achemine l'homme vers la gloire. L'eucharistie constitue alors une anticipation du banquet céleste qui rassemblera les hommes participant pleinement de la vie même de Dieu.

Autour de la présente thématique, notre démarche visera à rendre compte — à l'aide d'éclairages fournis par la réflexion théologique contemporaine — de l'effort de synthèse de Thomas, soucieux qu'il est de mettre en lumière la cohérence interne du donné révélé. Un tel

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1. Qfficium de festo Corporis Christi, I re Antienne des premières Vêpres, dans S. THOMAS, Opus-cula theologica, t. 2, Turin-Rome, Marietti, 1954, p. 275.

2. Cf. F. AVRIL, " Une curieuse illustration de la Fête-Dieu : l'iconographie du Christ prêtre élevant l'hostie et sa diffusion ", dans Rituels, Mélanges offerts à Pierre-Marie Gy, Études réunies par P. de Clerck et É. Palazzo, Paris, Cerf, 1990, p. 39-54.

RT (1999) 159-180

 

parcours voudrait également souligner le fait que le propos d'une théologie ostensive3, tel que mis en œuvre par notre auteur, promeut une spiritualité de l'accomplissement eschatologique de l'ordre créé dans lequel l'homme est divinisé. Trois points seront alors abordés dans ce sens : d'abord, nous tenterons de montrer que la corrélation entre le sacerdoce du Christ et l'effet de l'eucharistie s'enracine dans la commemoratio du sacrifice offert par le Christ-Prêtre ; cela nous permettra de traiter ensuite du lien entre l'éternité du sacerdoce du Christ et l'eucharistie ; enfin, pourra être identifié l'effet du sacrement qui est essentiellement eschatologique.

 

1. L'eucharistie, commemoratio du sacrifice

offert par le Christ-Prêtre

Le point de départ de notre questionnement sur le lien entre le sacerdoce du Christ et l'eucharistie est constitué par la réponse à une objection faite par Thomas dans la Tertio, Pars, q. 22, a. 3 : selon la deuxième objection, en effet, la réitération du sacrifice eucharistique montre que nos péchés ne sont pas remis par le sacerdoce du Christ. À l'arrière-plan se trouve la question — très débattue au Moyen Âge, comme elle le sera encore au temps de la Réforme — de l'unicité du sacrifice du Christ. Thomas souligne alors le fait que le sacrifice, qui est offert chaque jour dans l'Église, est la commemoratio de l'unique sacrifice du Christ4; il s'appuie, pour cela, sur l'autorité de saint Augustin : " Le Christ est le prêtre qui offre, et il est lui-même l'oblation : et de cette offrande et de cette oblation, il a voulu que le sacrifice de l'Église fût le sacrement quotidien5. "

Le prêtre est l'intermédiaire de Dieu auprès des hommes auxquels il apporte les bienfaits divins; il est également le représentant des hommes devant Dieu à qui il offre prières et sacrifices pour l'expiation des péchés. Ce double rôle du prêtre a été assumé par le Christ de manière parfaite et unique, et fonde le caractère descendant et ascendant de sa médiation6. Il ressortit à la structure ontologique du Verbe incarné : d'une part, le Christ, par son humanité — instrument conjoint du Verbe —, donne aux hommes les dons divins de la grâce et de la gloire, et ce dans une œuvre qui relève immédiatement et proprement de Dieu;

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3. Nous empruntons cette formule à J.-P. TORRELL, La Théologie catholique, "Que sais-je? 1269 ", Paris, 1994, p. 60.

4. Cf. S. THOMAS, Sum, theol. IIIa, q. 22, a. 3, ad 2.

5. S. AUGUSTIN, De Civitate Dei, X, XX (PL 41, col. 298 ; BA 34, p. 498) : " Sacerdos est [Christus], ipse offerens, ipse et oblatio; cuius rei sacramentum quotidianum esse voluit Ecclesiae sacrificium. "

6. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 22, a. 1.

 

d'autre part, il rapporte le genre humain et l'univers à Dieu par une activité humaine.

Les bienfaits transmis aux hommes par le Christ-Prêtre sont de trois sortes : d'abord la rémission des péchés, ensuite le maintien de l'homme dans l'état de grâce et d'union à Dieu en qui se trouvent sa paix et son salut, enfin l'accès à la gloire. Si le Christ, en tant qu'homme, a obtenu pleinement cela pour l'homme, c'est en s'offrant lui-même en victime pour le péché, en victime pacifique et en holocauste7, ce qui est signifié par l'eucharistie.

 

Le sacrement du Christ, à la fois prêtre et victime

Tout sacrement, en sa structure de signe, comporte une triple signification : d'abord, à l'égard du passé, il est mémorial de la Passion du Christ ; ensuite, il manifeste en l'homme l'effet présent de cette Passion ; enfin, il annonce et inaugure les biens eschatologiques, c'est-à-dire la béatitude et la gloire dont le sacrement est à la fois le germe et les prémices8. Il n'y a pas là juxtaposition ou simple addition de significations, mais visée organique liée à tout le déploiement de l'économie du salut dont les sacrements chrétiens sont un lieu de concrétisation ultime dans l'histoire : signes efficaces de la mise en œuvre du dessein divin de salut, ils constituent en effet la dernière phase historique du retour de toutes choses à Dieu9.

Avant de retrouver cette triple signification du signe sacramentel dans le cas de l'eucharistie, il importe de s'arrêter à la définition thomasienne du sacrement comme signe, et à sa valeur opératoire dans le cadre d'une réflexion théologique qui cherche à rendre compte de l'articulation entre l'ordre sacramentel et l'oikonomia. On est ici en présence d'une structuration herméneutique en dehors de laquelle l'eucharistie, dans son lien avec le sacerdoce du Christ, ne saurait être appréhendée véritablement.

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7. Cf. ibid., a. 2.

8. Cf. ibid., q. 60, a. 3 ; In IV Sent., d. 1, q. 1, a. 1, qla 1, ad 4 : " Sacramenta Novae Legis tria significant : scilicet causam primam sanctificantem, sicut baptismus, mortem Christi ; et quantum ad hoc sunt signa rememorativa. Item significant effectum sanctificationis quam faciunt, et haec significatio est eis principalis ; et sic sunt signa demonstrativa. Nec obstat, si aliquis sanctitatem non recipit ; quia non est ex defectu sacramenti, quod, quantum in se est, natum est gratiam conferre. Item significant finem sanctificationis, scilicet aeternam gloriam ; et quantum ad hoc sunt signa prognostica. "

9. Cf. à ce sujet J.-M. R. TILLARD, L'Eucharistie, Pâque de l'Eglise, " Unam Sanctam, 44 ", Paris, Cerf, 1964, p. 221.

 

Le signe d'une réalité sacrée

Les sacrements — accordés si l'on peut dire à la double direction de la médiation du Christ — comportent une double dimension correspondant à une double finalité : d'une part, ils visent au culte rendu à Dieu par l'homme ; d'autre part, ils apportent à l'homme la sanctification qui vient de Dieu10. En tant qu'éléments du culte chrétien, c'est-à-dire comme actes extérieurs de latrie, les sacrements expriment notre rapport éthique à Dieu, ce que Thomas laisse déjà entrevoir dans la Secunda-Secundae, aux endroits où il est question de la vertu de religion11. Or, un tel rapport fut pleinement assumé par le Christ qui fait remonter vers Dieu le culte de l'humanité sanctifiée.

Cette première dimension n'est toutefois pas seule, car si les sacrements sont des signes ou des protestations de la foi qui justifie12, ils sont d'abord ordonnés à signifier notre sanctification et à la causer en tant qu'instruments séparés de Dieu. Thomas, dans la Summa theologiae, exprime cette priorité dans une définition du sacrement forgée à partir de celle de saint Augustin13 : " Sacramentum est signum rei sacrae inquantum est sanctificans homines14. "

On ne saisit bien cet enseignement du frère dominicain que si l'on considère sa théorie du langage et de la signification. Prenant appui sur Aristote15, il affirme : " Voces sunt signa intellectuum, et intellectus sunt rerum similitudines16. " Les mots sont ainsi référés aux choses à signifier par l'intermédiaire de ce que l'esprit conçoit. Thomas apporte des précisions lorsqu'il aborde la question du langage des anges : le concept que le signe fait venir à l'esprit est la représentation immédiate et fidèle du réel extra-linguistique ; dans ce sens Thomas dira : " Nihil est enim aliud loqui ad alterum, quam conceptum mentis alteri manifestare17. "

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10. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 60, a. 5. Dans la q. 62, a. 5, Thomas affirme dans ce sens : " Gratia autem sacramentalis ad duo praecipue ordinari videtur : videlicet ad tollendos defectus praeteritorum peccatorum, inquantum transeunt actu et rémanent reatu ; et iterum ad perficiendum animam in his quae pertinent ad cultum Dei secundum religionem christianae vitae. " Cf. également IIIa, q. 63, a. 5 ; q. 65, a. 1.

11. Cf. Sum. theol. IIa-IIae, q. 89, prol. : "Deinde considerandum est de actibus exterioribus latriae quibus aliquid divinum ab hominibus, assumitur : quod est vel sacramentum aliquod, vel ipsum nomen divinum. Sed de sacramenti assumptione locus erit tractandi in Tertia huius operis Parte. "

12. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 68, a. 8, ad 1 : " Dominus loquitur ibi de baptismo secundum quod perducit homines ad salutem secundum gratiam iustificantem : quod quidem sine recta fade esse non potest "

13. Cf. S. AUGUSTIN, De Civ. Dei, X, V (PL 41, col. 282).

14. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 60, a. 2. La définition du sacrement comme signum rei sacrae apparaît également chez Albert le Grand, dans ses Commentarii in IV Sententiarum, d. 1, a. 5, ad 1, " Opera omnia, 29 ", Ed. A. Borgnet, Paris, Vives, 1894, p. 16, et chez Bonaventure dans son Commenta-rium in IV librum Sententiarum, Ed. Quaracchi, " Opera omnia, 4 ", 1889, d. 1, art. unie., q. 2, p. 14.

15. Cf. ARISTOTE, Perihermeneias, I, 11, 16 a 3.

16. Cf. Sum. theol. P, q. 13,a. 1.

17. Cf. ibid., q. 107, a. 1.

 

Augustin souligne déjà cela dans le De doctrina christiana et use de l'expression " aliud aliquid " pour parler du " conceptus mentis " de Thomas :

Un signe est, en effet, une chose qui, en plus de l'impression qu'elle produit sur les sens, fait venir, d'elle-même, une autre idée à la pensée. Par exemple : à la vue d'une trace nous jugeons qu'un animal, dont elle est l'empreinte, est passé ; à la vue d'une fumée, nous apprenons qu'il y a du feu dessous ; à l'audition de la voix d'un être animé, nous discernons le sentiment de son âme; à une sonnerie de trompette, que des soldats savent s'il faut ou avancer ou reculer ou faire toute autre manœuvre exigée par le combat18.

Tzvetan Todorov19 note que pour Augustin le monde se divise en signes et choses, selon que l'objet de perception a une valeur transitive ou non. Ainsi, les choses ne constituent pas le réfèrent des signes, mais elles participent des signes en tant que signifiant. Le signe implique alors une relation entre deux termes : d'une part l'objet signifiant, d'autre part l'être capable de percevoir le signe comme tel :

Notre seule raison de signifier, c'est-à-dire de faire des signes, dit encore Augustin, est de produire au jour et de transfuser dans l'esprit d'un autre ce que porte dans l'esprit celui qui fait le signe20.

L'évêque d'Hippone n'en reste pas à une relation de désignation, mais promeut une théorie de la communication qui comporte une description des raisons de l'activité signifiante21. Une telle interprétation de la position augustinienne ne doit cependant pas être durcie, car le rapport aux choses n'en est pas moins opératoire dans la sémiotique d'Augustin ; ne dit-il pas : " C'est par les signes que l'on apprend les choses22"?

Selon l'enseignement de Thomas, dans le prolongement d'Aristote et d'Augustin, le mot comme son émis par la voix est dans un rapport conventionnel avec une réalité mentale universelle qu'il évoque et qui constitue le concept; celui-ci est lui-même dans un rapport naturel de similitude avec la chose extra-linguistique dont il est l'image : la res imprime, en effet, son image dans les sens par sa species impressa sensible — qui est le particulier de la chose — ainsi que dans l'esprit par sa species impressa intelligible, à savoir l'universel de la chose; grâce au travail

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18. Cf. S. AUGUSTIN, De doctrina christiana, II, 1, (1 BA 11, p. 238-239) : " Signum est enim res, praeter speciem quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire. "

19. Cf. T. TODOROV, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 38-40.

20. Cf. S. AUGUSTIN, op. cit., II, 11, 3 (BA n, p. 240-241) : " Née ulla causa est nobis signifi-candi, id est signi dandi, nisi ad depromendum et trajiciendum in alterius animum id quod animo gerit is qui signum dat. "

21. Cf. T. TODOROV, op. cit., p. 40 et 55.

22. Cf. S. AUGUSTIN, op. cit., I, 11, 2 (BA 11, p. 182-183) : " Omnis doctrina vel rerum est vel signorum, sed res per signa discuntur. "

 

d'abstraction de l'intellect agent, l'esprit élabore le concept qui est la représentation mentale de la res ou la présence de cette res elle-même dans l'esprit : le concept est désigné comme verbe intérieur (verbum cordis ou verbum mentis). Le concept est alors traduit à l'extérieur par le mot ou verbe extérieur dans un discours qui est jugement23. Sous peine de se méprendre, il faut noter que pour notre auteur la species impressa n'est pas un objet matériel quod, mais un objet formel quo; autrement dit, elle n'est pas objet de connaissance, mais principe de connaissance, c'est-à-dire ce par quoi nous atteignons la chose même imprimée dans l'esprit par sa forme. Quant au langage, il est l'instrument de traduction au-dehors — traduction conventionnelle — de ce qui s'est formé ainsi dans la représentation mentale.

Ainsi, dans cette perspective — et pour l'exprimer en termes contemporains —, le dynamisme instauré entre le signifiant et le signifié structure-t-il constamment notre rapport à un réfèrent qui est objet de connaissance. Un linguiste tel qu'Émile Benvéniste souligne la fonction de médiation impartie au réfèrent, en tant qu'il constitue la condition d'intégrité du rapport linguistique JE-TU. La réversibilité de ce rapport se dégraderait en relation duelle de type spéculaire si elle ne se déployait sous l'instance tierce de l'ordre référentiel24. On peut ici se demander, avec Julia Kristeva, si l'on peut séparer la réalité-linguistique de l'implication du sujet linguiste dans cette réalité25. Si la cohérence des théories linguistiques comme ensemble d'une classe dénommée " linguistique " se présente comme liée à un objet " intégral et concret ", elle est en fait produite par la posture spécifique d'un sujet qui à la fois s'y produit et en expose la théorie. J. Kristeva appelle dispositif épistémologique ce rapport du sujet de la théorie à son objet, un rapport structurant un projet de linguistique générative26.

Dans un essai de transposition de ces données dans le cadre de la théologie sacramentaire de Thomas, nous pouvons affirmer que l'ordre

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23. Cf. S. THOMAS, Quaestiones disputatae depotentia, q. 8, a. 1, resp. En ce sens Thomas distingue, dans ses Quaestiones disputatae de veritate, q. 4, a. 1, un triple verbum : premièrement, le " verbum cordis ", conçu par l'intellect, c'est-à-dire le concept ; deuxièmement, l'exemplaire du mot comme son émis par la voix, lequel est désigné comme " verbum interius quod habet imaginem vocis " ; troisièmement, le mot comme son émis par la voix, à savoir le " verbum vocis " ou " verbum exterius expressum " : " Ideo, sicut in artifice tria consideramus, scilicet finem artificii, et exemplar ipsius, et ipsum artificium iam productum, ita etiam in loquente triplex verbum invenitur : scilicet id quod per intellectum concipitur, ad quod significandum verbum exterius profertur: et hoc est verbum cordis sine voce prolatum; item exemplar exterioris verbi, et hoc dicitur verbum interius quod habet imaginem vocis ; et verbum exterius expressum, quod dicitur verbum vocis. Et sicut in artifice praecedit intentio finis, et deinde sequitur excogitatio formae artificiati, et ultimo artificiatum in esse producit ; ita verbum cordis in loquente est prius verbo quod habet imaginem vocis, et postremum est verbum vocis. " Cf. L.-M. CHAUVET, Symbole et sacrement, Une relecture sacramentelle de l'existence chrétienne, " Cogitatio fidei, 144 ", Paris, Cerf, 1987, p. 33-37.

24. Cf. É. BENVÉNISTE, Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, 1966, p. 265.

25. Cf. J. KRISTEVA, "Du sujet en linguistique ",Langages 24 (1971), p. 105-125 [p. 115].

26. Cf. ibid., p. 105.

 

référentiel y occupe une place déterminante, comme instance manifestant, au niveau du sacrement, la relation de Dieu à l'homme et garantissant la possibilité de la relation de l'homme à Dieu. Le réfèrent, assurant en quelque sorte un processus d'objectivation continuelle de la relation — telle qu'elle est appréhendée du côté de l'homme —, est constitué par la signification efficace de notre sanctification opérée par le Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes. Thomas fait droit à une telle perspective en mettant en œuvre une théologie du sacrement entendu comme signe et cause de la grâce : tandis que dans le Commentaire aux Sentences27, sous l'influence d'Avicenne, il reconnaissait au sacrement une causalité dispositive, dans la Somme de théologie28, adoptant un schéma de la causalité emprunté à Aristote et Averroès, il retient une causalité efficiente instrumentale du sacrement29.

Cet exposé, qui n'avait que l'apparence du détour, nous permet de mieux mesurer combien, pour notre auteur, le registre de la signification sacramentelle, fondé en valeur d'être, constitue la base de considération de notre relation au Christ dans les sacrements. Cela est spécialement valable dans le cas de l'eucharistie, qui ne contient pas seulement une vertu instrumentale reçue du Christ en participation, mais substantiellement le Christ.

La triple signification de l'eucharistie

Dans la Summa theologiae, Thomas dégage une triple signification de l'eucharistie qui en manifeste la place dans l'histoire du salut. La première signification, à l'égard du passé, concerne la commémoration de la Passion du Christ qui fut un véritable sacrifice. Dans ce sens, l'eucharistie est appelée sacrificium. La deuxième signification regarde la réalité présente : elle porte sur l'unité ecclésiale à laquelle les hommes sont agrégés par ce sacrement — à ce titre, l'eucharistie est désignée par les termes communia ou synaxis. L'eucharistie comporte une troisième signification, liée cette fois-ci à l'avenir : il s'agit de la préfiguration de la jouissance de Dieu dans la Patrie, ce qui justifie l'usage du mot viaticum. C'est en fonction de cette troisième signification que ce sacrement est désigné à proprement parler du terme l'eucharistia, c'est-à-dire bonne

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27. Cf. S. THOMAS, In IV Sent, d. 1, q. 1, a. 4, ad 1. Il est à noter que, dans le Commentaire aux Sentences, cette causalité dispositive intervient d'abord dans le cas de l'humanité du Christ : bien que celle-ci soit déjà présentée comme un instrument, elle ne l'est pas toutefois dans la ligne de la causalité efficiente; l'action humaine du Christ est vue, en effet, comme une action morale qui a valeur de mérite et de satisfaction pour toute la nature humaine et qui est accomplie sous l'influence de la puissance divine (cf. In III Sent, d. 18, a. 6, qla 1, sol. 1).

28. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 62, a. 1 ; a. 4-5.

29. Cf. H.-F. DONDAINE, " À propos d'Avicenne et de saint Thomas : de la causalité dispositive à la causalité instrumentale ", RT 51 (1951), p. 441-453 [p. 441] ; ID., " La définition des sacrements dans la Somme théologique ", RSPT 31 (1947), p. 213-228.

 

grâce, car il contient réellement le Christ qui possède la grâce en plénitude30.

Dans d'autres textes antérieurs à la Somme, Thomas met en évidence une telle doctrine, en particulier dans les trois oraisons de la messe Cibavit, et dans l'Office du Corpus Christi, précisément dans l'antienne du Magnificat des secondes Vêpres : " O sacrum convivium ! In quo Christus sumitur, recolitur memoria Passionis eius, mens impletur gratia, et futurae gloriae nobis pignus datur31. "

Une telle perspective manifeste la convergence, au niveau de l'eucharistie, des lignes de force de l'intégralité du mystère pascal, lequel est au cœur de l'économie du salut32. Or, le point d'ancrage de ce triple niveau de signification se trouve dans la considération de l'eucharistie comme mémorial de la Passion.

 

2. Le mémorial de la Passion

Le présent propos nous conduit à examiner, dans le cadre de la théologie thomasienne du mémorial, la façon dont le frère dominicain envisage le lien entre l'eucharistie et l'offrande du Christ-Prêtre. La prise en compte du vocabulaire utilisé sera éclairante à cet égard. Notre auteur a en effet recours à deux termes bien distincts, mais non point pour autant explicités quant à leur signification respective : il s'agit de memoria (rencontré par exemple dans l'antienne du Magnificat des secondes Vêpres de l'Office de la Fête-Dieu) et de memoriale ; ce dernier terme est presque toujours spécifiquement eucharistique33. La mémoire de la Passion paraît être un aspect du mémorial sacramentel34. Il revient notamment à ce dernier d'empêcher que ne s'efface la mémoire de la Passion, celle-ci étant destinée à accompagner la communion au corps et au sang du Christ. Cela apparaît clairement dans la légende Immensa de l'Officium : " Pour que demeure en nous la mémoire durable d'un si grand bienfait, il laissa aux fidèles son corps à prendre en nourriture et

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30. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 73, a. 4.

31. Cf. Officium de festo Corporis Christi, Lect. IX, p. 280.

3 2. Cela a été remarqué par W. KASPER, La Théologie et l'Église, " Cogitatio fidei, 158", Paris, Cerf, 1990, p. 432; cf. également P.-M. GY, " Avancées du traité de l'eucharistie de S. Thomas dans la Somme par rapport aux Sentences ", RSPT 77 (1993), p. 219-228 [p. 225].

33. Nous empruntons ces indications à P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie selon S. Bonaventure et S. Thomas d'Aquin ", dans Sacrements Je Jésus-Christ, Sous la responsabilité de J. Doré, "Jésus et Jésus-Christ, 18 ", Paris, Desclée, 1983, p. 69-106 [p. 89].

34. Cf. S. THOMAS, In IV Sent., d. 12, q. 3, a. 1, qla 3, ad 2 : " Ecclesia tempore Passionis recolit ipsam passionem secundum se, et ideo semel in anno tantum recolit ; sed in hoc sacramento recolitur Passio secundum quod per ipsam reficimur ; et quia tali refectione pluries indigemus, ideo pluries hoc modo recolitur dominica Passio. "

 

son sang en breuvage sous l'apparence du pain et du vin35 ", et à la lectio IV de la même légende : " Au cours du dernier repas, celui de la Pâque avec ses disciples, au moment où il allait passer de ce monde à son Père, il institua ce sacrement comme mémorial perpétuel de sa Passion36. " L'expression " memoriale perenne " manifeste la valeur d'actualisation ininterrompue de l'unique sacrifice du Christ et la consommation de ses effets.

Thomas a recours à d'autres expressions pour rendre compte de cette valeur : dans le Commentaire aux Sentences, il parle de recordatio et de repraesentatio à propos de la question suivante : l'acte du prêtre peut-il être appelé proprie sacrifice ou immolation? Le Christ est-il immolé chaque jour ou l'a-t-il été une fois pour toutes ?

 

Il faut savoir, répond notre auteur, que toutes ces paroles qui comportent une relation des Juifs au Christ et à la peine du Christ, ne sont pas dites s'accomplir chaque jour. Nous ne disons pas, en effet, que le Christ est crucifié et tué chaque jour. L'acte des Juifs et la peine du Christ sont passés. Chaque jour toutefois s'accomplit ce qui dit relation du Christ au Dieu Père, comme offrir, sacrifier ou autres actions, par le fait que la victime est perpétuelle. C'est ainsi que ce qui a été offert une fois pour toutes par le Christ peut aussi être offert chaque jour par ses membres. Sacramentellement s'accomplit la recordatio de ce qui a été fait une fois pour toutes. Le prêtre représente, en effet, la Passion du Christ non seulement par des mots mais également par des gestes37.

On se souvient, en outre, du ternie commemoratio employé dans notre texte de départ (IIIa, q. 22, a. 3, ad 2). Or cette repraesentatio — ou recordatio ou encore commemoratio — tient de sa nature sacramentelle de ne pas être le simple rappel d'un événement, mais d'inscrire les fidèles dans la puissance de l'événement célébré38. Cela est particulièrement mis en lumière dans la question 83, a. 2 qui traite du temps de la célébration :

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35. Officium de festo Corporis Christi, Lect. II, p. 276-277 : "Ut autem tanti beneficii iugis in nobis maneret memoria, corpus suum in cibum et sanguinem suum in potum sub specie panis et vim sumendum fidelibus dereliquit. " Cf. la traduction de P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 89-90.

36. Ibid., p. 277 : " In ultima coena quando pascha cum discipulis celebrato transiturus erat de hoc mundo ad Patrem, hoc sacramentum instituit tanquam Passionis suae memoriale perenne. " Cf. la traduction modifiée de P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 89.

37- Cf. In IV Sent., d. 12, exp. textus : " Sciendum est quod omnia illa verba quae important comparationem Judaeorum ad Christum et poenam Christi, non dicuntur fieri quotidie. Non enim dicimus quod Christus quotidie crucifigatur et occidatur; quia actus Judaeorum et poena Christi transit. Illa autem quae important comparationem Christi ad Deum Patrem, dicuntur quotidie fieri, sicut offerte, sacrificare et hujusmodi, eo quod hostia illa perpétua est. Et hoc modo est semel oblata per Christum, quod quotidie etiam per membra ipsius offerri possit. "In sacramento recordatio illius fit quod factum est semel." Sacerdos enim non solum verbis, sed etiam factis Christi Passionem repraesentat. "

38. Nous empruntons cette remarque importante à J.-M. R. TILLARD, "La marque de Thomas d'Aquin sur le dialogue œcuménique ", dans Ordo sapientiae et ornons, Hommage au

 

Dans la célébration de ce mystère, on vise et la représentation de la Passion du Seigneur, et la participation à son fruit. Et c'est à ces deux points de vue qu'il a fallu déterminer le temps approprié à la célébration de ce sacrement. Parce que nous avons quotidiennement besoin du fruit de la Passion du Seigneur, à cause de nos défaillances quotidiennes, il est normal que, dans l'Église, on offre quotidiennement ce sacrement.

[...]. Et parce que la Passion du Seigneur fut célébrée depuis la troisième jusqu'à la neuvième heure, il est normal que ce soit dans cette partie du jour que ce sacrement est solennellement célébré dans l'Église39.

Dans ce sacrement, la Passion du Christ est commémorée selon que son effet se communique aux fidèles. Mais au temps de la Passion, on commémore la Passion du Christ seulement selon qu'elle a été accomplie dans la personne de notre chef. Or cela ne s'est produit qu'une fois ; mais c'est chaque jour que les fidèles perçoivent le fruit de la Passion du Seigneur. C'est pourquoi ce qui est simple commémoration ne se fait qu'une fois par an, mais ce sacrement se célèbre chaque jour, et pour appliquer le fruit de la Passion et pour en renouveler sans cesse la mémoire40.

Thomas précise ce lien entre l'effet de la Passion et sa commemoratio — au sens où l'on vient de la présenter — en soulignant que l'effet de l'eucharistie est considéré notamment en fonction de ce qui est représenté par ce sacrement : la Passion du Christ ; pour cette raison, l'effet que la Passion du Christ a opéré dans le monde, l'eucharistie l'opère dans l'homme41. Thomas n'oublie point, toutefois, que cet effet doit aussi être considéré à partir du mode selon lequel l'eucharistie nous est donnée — c'est-à-dire par mode de nourriture et de boisson —, et à partir de ce qui y est contenu, à savoir le Christ. Celui-ci, venant visiblement dans le monde, lui a apporté la vie de la grâce, ce qu'il fait également lorsqu'il vient sacramentellement en l'homme42.

C'est finalement, et de plus en plus, le terme hostia qui signifie, au regard de notre auteur, le lien entre le mémorial et la réalité actuelle du

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Prof. J.-P. Torrell, Éd. par C.-J. Pinto de Oliveira, Fribourg, Éditions universitaires, 1993, p. 625-654 [p. 633].

39. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 83, a. z : " In celebratione hujus mysterii attenditur et repraesentatio Dominicae Passionis, et participatio fructus ejus. Et secundum utrumque oportuit determinare tempus aptum celebrationi hujus sacramenti. Quia enim fructu Dominicae Passionis quotidie indigemus propter quotidianos defectus, quotidie in Ecclesia regulariter hoc sacramentum offertur. [...]. Quia vero Dominica Passio celebrata est a tertia hora usque ad nonam, ideo regulariter in illa parte diei solemniter celebratur in Ecclesia hoc sacramentum. "

40. Cf. ibid., a. 2, ad 1: " In hoc sacramento recolitur Passio Christi secundum quod ejus effectus ad fidèles derivatur. Sed tempore passionis recolitur Passio Christi solum secundum quod in ipso capite nostro fuit perfecta. Quod quidem factum est semel : quotidie autem fructum Dominicae Passionis fidèles percipiunt. Et ideo sola commemoratio fit semel in anno, hoc autem quotidie, et propter fructum et propter jugem memoriam. "

41. Cf. ibid., q. 79, a. 1.

42. Cf. ibid.

 

Christ contenu dans l'eucharistie43 : " Ce sacrement est appelé sacrifice en tant qu'il représente la Passion même du Christ, et il est appelé hostie en tant qu'il contient le Christ lui-même, qui est une victime salutaire selon Ep 5, 2.44. " Dans la doctrine théologique de Thomas, ce lien s'explique notamment par l'importance croissante accordée à la concomitance eucharistique : celle-ci ne doit pas être comprise comme un aspect second de la réalité du sacrement, mais comme sa véritable dimension. Thomas souligne alors, notamment dans l'office du Corpus Christi, que c'est le Christ qui est consommé : " Introibo ad altare Dei, sumam Christum qui rénovât iuventutem meam45 "; il usera également de l'expression " Deus sumitur46 ". Dans ce sens encore, il est à remarquer que l'oraison et la postcommunion de la messe Cibavit sont adressées au Christ : il s'agit donc, note le P. Gy, davantage de célébrer le Christ dans l'eucharistie que de célébrer l'eucharistie avec lui47. Un tel enseignement a son fondement patristique dans une affirmation de saint Ambroise : " In illo sacramento Christus est48. "

L'eucharistie, parce que vrai sacrement contenant le Christ-Prêtre, perpétue ainsi l'efficacité salvifique de l'unique sacrifice offert sur la Croix : elle est donc, par sa nature sacramentelle, le passage de l'epaphax du salut dans le quotidien. À partir de là, il nous faut aller plus loin et nous interroger sur ce qui permet de fonder théologiquement la perpétuation, dans l'eucharistie, de l'efficacité salvifique causée par le Christ, prêtre pour l'éternité.

 

3. Éternité du sacerdoce du Christ et eucharistie

Dans le sacerdoce du Christ, on peut distinguer, d'une part, son oblation et, d'autre part, sa participation et son effet : en quoi l'on mesure sa supériorité sur le sacerdoce légal. Du point de vue de l'oblation, observe Thomas49, le sacerdoce du Christ était préfiguré plus expressément par

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43. Cf. P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 90-91.

44. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 73, a. 4, ad 3 : " Hoc sacramentum dicitur sacrificium, inquantum repraesentat ipsam Passionem Christi. Dicitur autem hostia, inquantum continet ipsum Christum, qui est hostia suavitatis, ut dicitur Ephes. 5,2."

45. Cf. Officium defesto Corporis Christi, 7e Antienne de Matines, lect. VI, p. 278 ; 9e Antienne de Matines, ibid. : " Ex altari tuo, Domine, Christum sumimur "; Antienne du Magnificat des secondes Vêpres, ibid., p. 280 : "O sacrum convivium! In quo Christus sumitur". Un tel enseignement a déjà des antécédents dans la Summa Sententiarum, VI, 2 (PL 176, col. 139 b). À ce propos, cf. P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 86-87.

46. Cf. 3e Antienne de Matines, ibid., p. 276 : " Communione Calicis, quo Deus ipse sumitur, non vitulorum sanguine, congregavit nos Dominus. "

47. Cf. P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 87.

48. Cf. S. AMBROISE, De mysteriis, cap. IX (PL 16, col. 424; SC 25bis p. 190), cité en IIIa, q. 76, a. 1, s.c.

49. Cf. IIIa, q. 22, a. 6, ad 2.

 

le sacerdoce légal — qui répandait le sang — que par celui de Melchisédech — dans lequel le sang n'est pas répandu. Si l'on considère, par contre, la participation et l'effet du sacerdoce du Christ, ils sont bien davantage préfigurés par le sacerdoce de Melchisédech qui offrait du pain et du vin. Saint Augustin50, auquel renvoie Thomas, interprète cette offrande comme symbolisant l'unité de l'Église constituée par la participation au sacrifice du Christ. Pour cette raison, dans la Loi nouvelle, le véritable sacrifice du Christ est communiqué aux hommes sous les espèces du pain et du vin.

Cet enseignement, s'il manifeste, à la suite d'He 7, 7-19, la supériorité du sacerdoce du Christ, prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech, en souligne les implications dans le sacrement de l'eucharistie51.

L'éternité du sacerdoce du Christ

Commentant He 7, 24, " Hic autem eo quod maneat in aeternum, sempiternum habet sacerdotium ", Thomas apporte, au sujet de l'éternité du sacerdoce du Christ, des éléments théologiques importants : le prêtre, dont il est question dans ce passage scripturaire — et qui est le Christ —, est immortel. Il demeure éternellement comme Verbe éternel du Père; or, d'une telle éternité, il y a rejaillissement sur le corps du Christ : " Ressuscité d'entre les morts, le Christ ne meurt plus " (Rm 6, 9)52. L'éternité du sacerdoce du Christ est ainsi fondée sur l'union hypostatique elle-même. Qu'en est-il alors de son rapport avec l'unique sacrifice de la Croix, lequel n'est pourtant pas éternel ? Faut-il parler en quelque sorte d'un sacrifice céleste ?

Si dans l'office du prêtre on considère l'oblation du sacrifice, il ne faut point en oublier la consommation ; celle-ci consiste dans le fait que ceux pour qui le sacrifice est offert obtiennent la fin poursuivie. Or, dans le cas du sacrifice du Christ, la fin n'est pas faite de biens temporels, mais de biens éternels que le Sauveur nous a acquis par sa mort, à savoir la réconciliation avec Dieu et l'entrée dans la gloire. Pour cela, la

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50. Cf. S. AUGUSTIN, In Ioan. 6,54,Tract, XXVI (PL 35, col. 1614; BA 72, p. 521).

51. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 73, a. 6 (la préfiguration de l'eucharistie), où Thomas explique que le sacramentum tantum est le plus clairement figuré par l'offrande faite par Melchisédech du pain et du vin.

52. Cf. In Hebr. 7, 24, n° 368 : " Sicut autem videmus in naturalibus, quae sunt signa spiritualium, quod incorruptibilia non multiplicantur sub eadem specie, unde non est nisi unus sol : ita in spiritualibus in Veteri Testamento, quod fuit imperfectum, multiplicati fuerunt sacerdotes. Et hoc fuit signum quod illud sacerdotium erat corruptibile, quia incorruptibilia non multiplicantur eadem specie, ut dictum est; sed iste sacerdos, scilicet Christus, est immortalis. Manet enim in aeternum, sicut Verbum Patris aeternum, ex cuius aeternitate redundat etiam aeternitas in corpus eius, quia Christus "resurgens ex mortuis iam non moritur", Rom. VI, v. 9. Et idcirco ex eo quod manet in aeternum, habet sacerdotium sempiternum. Et ideo solus Christus est verus sacerdos, alii autem ministri eius. I Cor. IV, 1 : "Sic nos existimet homo, ut ministres Christi". "

 

lettre aux Hébreux affirme : " Le Christ est le grand prêtre des biens à venir" (9, 11). C'est donc sous le rapport de la consommation du sacrifice permettant aux hommes de bénéficier de ses effets, fait remarquer Thomas, que le sacerdoce du Christ est éternel53.

Or, une telle consommation comporte un double motif54 : d'une part, la dignité de la vie donnée par le Christ en sacrifice, c'est-à-dire la vie de Dieu et la vie de l'homme ; d'autre part, la disposition intérieure du Christ, c'est-à-dire l'obéissance amoureuse au Père qui, liée à l'humanité du Christ, perdure éternellement. C'est ce que le frère dominicain enseigne en particulier au sujet de la satisfaction accomplie par le Christ en sa Passion : " En souffrant par amour et par obéissance, le Christ a offert quelque chose de plus grand que ne l'exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain55. "

L'éternité du sacerdoce du Christ est préfigurée, sous le régime de l'Ancienne Alliance, par l'entrée du prêtre dans le Saint des saints, une fois par an. De manière semblable, le Christ est entré dans le sanctuaire, c'est-à-dire le Ciel, et il nous a frayé la voie vers la gloire par la vertu de la victime offerte une seule fois. Ainsi la gloire des bienheureux est-elle éternellement dépendante de l'humanité immolée du Christ, parce que la vertu de la Passion demeure éternellement56. En outre, la présence du Christ-Prêtre au Ciel, par la nature humaine qu'il y a introduite, constitue l'intercession par excellence pour tous les hommes. Dieu, qui a exalté de la sorte la nature humaine du Christ, montrera en effet sa miséricorde à l'égard de ceux pour lesquels le Fils de Dieu a assumé la nature humaine. Si le Christ se fait ainsi l'intercesseur des hommes auprès de Dieu, il envoie également les biens divins aux hommes57.

Ces données ne nous permettent pas de conclure à une sorte de sacrifice céleste du Christ qui ferait au Père l'offrande perpétuelle de son immolation sur la Croix58. Pourtant, il ne faut pas éluder l'enseignement

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53. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 22, a. 5.

54. Cf. ibid., q. 48,3. 2; cf. également In Hebr. 7, 25, n° 370-373.

55. Ibid, : " Christus autem, ex caritate et obedientia patiendo, maius aliquid Deo exhibuit quam exigeret recompensatio totius offensae humani generis. "

56. Cf. ibid., q. 22, a. 5, ad 2.

57. Cf. ibid., q. 57, a. 6, où Thomas traite des effets de l'Ascension; il prend appui notamment sur He 7, 25 : "Unde et salvare in perpetuum potest accedentes per semetipsum ad Deum, semper vivens ad interpellandum pro nobis ", et en donne le commentaire suivant : " Excellentiam pietatis ostendit, quia dicit "ad interpellandum pro nobis", quia licet sit ita potens, ita altus, tamen cum hoc est pius, quia interpellât pro nobis. — I Io. 2, 1 : "Advocatum habemus apud Patrem lesum Christum", etc. Interpellât autem pro nobis, primo humanitatem suam, quam pro nobis assumpsit, repraesentando. Item sanctissimae animae suae desiderium, quod de salute nostra habuit exprimendo, cum quo interpellât pro nobis" (In Hebr. 7, 25, n° 373)-

58. Cf. J.-H. NICOLAS, Synthèse dogmatique, De la Trinité à la Trinité, Fribourg/ Paris, 1985, p. 933. Nous souscrivons au point de vue émis à ce sujet par le Père J.-H. Nicolas, même si nous considérons qu'il ne met pas suffisamment en lumière la portée de l'enseignement thomasien sur la persistance des stigmates de la Passion au Ciel et sur la place de l'humanité du Christ dans la gloire.

 

de Thomas concernant la persistance des stigmates de la Passion au Ciel : l'une des raisons invoquée par notre auteur en faveur de la permanence des stigmates réside dans le fait que le Christ montre constamment à son Père, dans sa supplication pour nous, quel genre de mort il a subi pour l'humanité. En outre, la présence des stigmates au Ciel manifeste aux hommes la miséricorde du Seigneur qui les a rachetés59. On remarquera, toutefois, que le théologien dominicain n'accorde pas d'efficacité instrumentale spéciale à ces plaies glorieuses.

Par la permanence des stigmates, Thomas veut d'abord affirmer la résurrection du Christ, gage de notre propre résurrection au dernier jour; il se référé dans ce sens à saint Grégoire : " Si quelque chose a pu changer, c'est que, contrairement à la doctrine véridique de saint Paul, le Seigneur après la Résurrection est retourné à la mort. Qui oserait le dire, sinon l'insensé qui nierait que la chair est vraiment ressuscitée ?60" Sur la base de cette affirmation, Thomas souligne la relation des hommes ressuscites à l'humanité glorifiée du Christ, notamment dans son commentaire de Jb 19, 26-27 : " Et rursum circumdabor pelle mea et in carne mea videbo Deum, quem visurus sum ego ipse et oculi mei conspecturi sunt et non alius. " L'homme verra en effet Dieu de ses yeux de chair, non certes directement, mais par une continuité immédiate entre ce que ses yeux et son esprit verront de Dieu : cela signifie, d'une part, que les yeux de son corps verront non pas l'essence divine mais le Verbe fait chair et la gloire de Dieu resplendissant sur les créatures, d'autre part, son intelligence verra si clairement Dieu que, dans ce que l'homme verra corporellement, Dieu lui-même sera perçu61.

Sans dénier à l'humanité glorifiée du Christ son rôle actuel de médiation instrumentale, Thomas nous invite par cet enseignement à toujours revenir à l'accomplissement du mystère pascal et à son efficacité, ainsi qu'à l'ensemble des mystères de la vie du Christ : bien qu'étant des actes historiquement passés, leur influx instrumental demeure efficace sous la motion divine qui atteint tous les temps et tous les lieux62.

L'ordre sacramentel, plutôt que d'être conçu comme le lieu d'une pérennité historique des mystères de la vie du Christ63, est en fait une participation à l'efficience instrumentale dont nous venons de parler.

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59. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 54, a. 4.

60. S. GRÉGOIRE, Moralia in Iob, Lib. XIV, cap. LVI (PL 75, col. 1078), cité en Sum. theol. IIIa, q. 54, a. 4, ad 3.

61. Cf. S. THOMAS, Super lob 19, 27, Ed. leonina, " Opéra omnia, 26 ", p. 117, li. 326-330. À ce sujet, on pourra se reporter à notre étude, L'Homme sous le regard de la Providence, Providence de Dieu et condition humaine selon l'Exposition littérale sur le Livre de Job de Thomas d'Aquin, " Bibliothèque thomiste, 50 ", Paris, Vrin, 1997, p. 160-166.

62. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 56, a. 1, ad 3 : " Virtus [divina] praesentialiter attingit omnia loca et tempora. Et talis contactas virtualis suffïcit ad rationem huius efficientiae. " À ce propos, nous renvoyons à l'analyse éclairante de J.-P. TORRELL, Saint Thomas d'Aquin, maître spirituel, Initiation 2, " Vestigia, 19 ", Fribourg / Paris, 1996, p. 178-182.

63. Cette position est défendue par O. CASEL, Le Mystère du culte dans le christianisme, Paris, Cerf, 1946; ID., Faites ceci en mémoire de moi, Paris, Cerf, 1962.

 

Dans le cas de l'eucharistie, c'est au niveau du mémorial — nous l'avons vu _ qu'il faut considérer la vertu du mystère pascal.

L'action et la réalité actuelle du Christ, prêtre pour l'éternité, dans l'eucharistie

Nous avons suffisamment souligné avec Thomas le fait que le sacrifice eucharistique ne se comprend et ne se définit qu'en dépendance du sacrifice de la Croix accompli par le prêtre de la Nouvelle Alliance scellée en son sang. Quelle action est alors impartie au Christ dans l'eucharistie ?

Ici, il faut partir de l'exposé de Thomas sur le pouvoir qu'a le Christ d'opérer l'effet intérieur des sacrements64. En tant que Dieu, le Christ agit dans les sacrements à titre d'auteur souverain — de cause principale, autrement dit — ; en tant qu'homme, il en opère les effets de façon méritoire et par mode d'efficience instrumentale. Notre auteur ajoute une précision importante : parce que l'humanité du Christ est l'instrument conjoint à la divinité dans l'unité d'une seule personne, elle possède une sorte de primauté et de causalité à l'égard des instruments séparés que sont les ministres de l'Église; ainsi, le Christ en tant qu'homme a un pouvoir de ministre principal et d'excellence sur les sacrements, non seulement lorsqu'il les a institués, mais aussi lorsqu'ils sont célébrés : dans ce sens, tout sacrement est un acte du Christ65.

Dans son Commentaire aux Sentences, Thomas établit l'opération du Christ dans l'eucharistie par le Saint-Esprit, mettant ici en œuvre la doctrine du Filioque66 À la question de savoir si la transsubstantiation doit être appropriée au Saint-Esprit, il répond : elle est appropriée au Christ, à la fois prêtre et victime, qui l'opère, et au Saint-Esprit par lequel le Christ agit67.

Thomas aborde également la question de l'action du Christ dans l'eucharistie à propos de l'action du ministre " in persona Christi " ou " ex persona Christi ". Il ne s'agit pas là d'une députation juridique, mais

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64. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 3.

65. Ce pouvoir du Christ en tant qu'homme consiste, selon cf. IIIa, q. 64, a. 3, en quatre prérogatives : " Primo quidem, in hoc quod meritum et virtus Passionis eius operatur in sacramentis [...]. — Et quia virtus Passionis copulatur nobis per fidem, [...], quam fidem per invocationem nominis Christi protestamur : ideo, secundo, ad potestatem excellentiae quam Christus habet in sacramentis, pertinet quod in eius nomine sacramenta sanctificantur. — Et quia ex institutione sacramenta virtutem obtinent, inde est quod, tertio, ad excellentiam potestatis Christi pertinet quod ipse, qui dédit virtutem sacramentis, potuit instituere sacramenta. — Et quia causa non dependet ab effectu, sed potius e converse, quarto, ad excellentiam potestatis Christi pertinet quod ipse potuit effectum sacramentorum sine exteriori sacramento conferre. "

66. Cf. G. EMERY, " Le fruit ecclésial de l'Eucharistie chez S. Thomas d'Aquin ", Nova et vetera, 1997, n° 4, p. 25-40, [p. 33].

67. Cf. S. THOMAS, In IV Sent., d. 10, exp. textus : " Appropriatur Filio sicut operanti, quia ipse est sacerdos et hostia; Spiritui autem sancto sicut quo operatur, quia ipse est virtus de illo exiens ad sanandum, Luc. VI, 19. "

 

d'une conception organique des rapports du ministre avec le Christ et avec l'Église. Parce qu'il est devenu participant du sacerdoce du Christ, configuré à lui par le caractère lié au sacrement de l'ordre, le ministre peut alors agir " in persona Christi " : par lui et en lui le Christ agit dans le sacrement comme cause principale usant d'un instrument68. Cela intervient d'abord dans les paroles de consécration, mais se rattache en définitive, selon Thomas, à l'intégralité du ministère sacerdotal : " La forme de ce sacrement est émise à la place du Christ lui-même qui parle; on donne ainsi à entendre que, dans l'accomplissement de ce sacrement, le ministre ne fait rien d'autre que de proférer les paroles du Christ69. " II en est de même pour l'action " in persona Ecclesiae " : l'Église ne délègue pas les ministres pour prier à la place de la communauté ecclésiale, mais, établis dans la conformité à l'unique sacerdoce du Christ, ils peuvent être les organes par lesquels l'Église prie et professe sa foi70.

Si le Christ, prêtre pour l'éternité, agit ainsi dans l'eucharistie, il est également, comme tel, contenu dans ce sacrement. Or, on peut considérer dans l'eucharistie : d'une part, ce dont elle tient son effet, c'est-à-dire le Christ qu'elle contient et sa Passion qu'elle représente; d'autre part, ce par quoi elle produit son effet, à savoir l'usage du sacrement et les espèces sacramentelles. À ce double point de vue, affirme saint Thomas en IIIa, q. 79, a. 2, il revient à ce sacrement de causer l'obtention de la gloire. Le Christ nous a, en effet, ouvert par sa Passion l'accès de la vie éternelle, ainsi que l'affirme He 9, 15 : " II est médiateur de la Nouvelle Alliance, pour que, par l'intermédiaire de sa mort, ceux qui sont appelés reçoivent l'éternel héritage promis. " De même, la réfection produite par la nourriture spirituelle et l'unité signifiée par les espèces du pain et du vin71, possédées présentement — bien qu'imparfaitement — constituent une source d'acheminement vers la gloire. La Passion du Christ, précise notre auteur, en vertu de laquelle l'eucharistie opère son effet,

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68. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 1: " Homo potest operari ad interiorem effectum sacramenti, inquantum operatur per modum ministri. Nam eadem ratio est ministri et instrument! : utriusque enim actio exterius adhibetur, sed sortitur effectum interiorem ex virtute principalis agentis, quod est Deus. " On verra à ce sujet l'étude soignée de B.-D. MARLIANGEAS, Clés pour une théologie du ministère, la persona Christi, In persona Ecclesiae, " Théologie historique, 51 ", Paris, Beauchesne, 1978, p. 138.

69. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 78, a. 1 : "Forma huius sacramenti profertur ex persona ipsius Christi loquentis : ut detur intelligi quod minister in perfectione huius sacramenti nihil agit nisi quod profert verba Christi. "

70. Cf. ibid., q. 82, a. 7, ad 3 : " Sacerdos in missa in orationibus quidem loquitur in persona Ecclesiae, in cuius unitate consistit. Sed in consecratione sacramenti loquitur in persona Christi, cuius vicem in hoc gerit per ordinis potestatem. "

71. Thomas rappelle souvent l'image attestée dans la Didaché (cf. Didaché, IX, 4, SC 248, p. 177), développée en Occident par Cyprien (cf. Epistula 63, 13 ; 69, 5, CCSL 3c, p. 408-409; 476-477) et Augustin (cf. Super loan. 6, 56, Tract, XXVI, 17, BA 72, p. 525) de qui il la tient : " Dominus noster corpus et sanguinem suum in eis rebus commendavit quae ad unum aliquod rediguntur ex multis : namque aliud, scilicet panis, ex multis granis in unum constat, aliud, scilicet vinum, ex multis racemis confluit " (cf. Sum. theol. IIIa, q. 79, a. 1).

 

est bien cause suffisante de la gloire, mais non pas à ce point que nous soyons aussitôt introduits dans la vie éternelle (cf. Rm 8, 17 : " Héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui "). Il en est de même pour l'eucharistie qui nous donne la force de parvenir à l'état de gloire72.

Par là, il est plus aisé de reconnaître, avec saint Thomas, le lien entre l'éternité du sacerdoce du Christ — marqué par la consommation du sacrifice — et l'effet eschatologique de l'eucharistie : celle-ci opère notre acheminement vers la gloire par la vertu de l'office du grand prêtre des biens à venir.

 

4. L'effet eschatologique de l'eucharistie

Thomas présente l'eucharistie comme le sacrement de l'espérance : le Christ ne nous a en effet pas privés de sa présence corporelle dans notre pérégrination vers la Patrie, mais par la vérité de son corps et de son sang, il nous unit à lui par ce sacrement ; ainsi est-il le signe de la suprême charité et le réconfort de notre espérance73. L'entrée dans la vie éternelle, fait remarquer Thomas à propos du sens donné à la goutte d'eau mêlée au vin, constitue l'effet ultime de l'eucharistie74. Celle-ci confère donc déjà au croyant les arrhes de ce qu'il attend, et l'affermit dans sa marche vers la gloire. Ce qu'elle signifie alors du futur, elle le cause déjà d'une certaine façon. Dans son Commentaire aux Sentences, Thomas indique que cette signification réside dans la manducation spirituelle de Dieu, par la vision face-à-face et la charité parfaite dans la vie éternelle75.

La dimension eschatologique de l'eucharistie, très présente dans la Tertio. Pars., reçoit déjà un relief important dans l'Office du Corpus Christi, en trois endroits spécialement : d'abord, à la fin de la légende Immensa, où saint Thomas établit une connexion entre 1 R 19, 6.8 [3 R 19, 6.8] — cité dans le répons — et Jn 6, 52 ; ce passage de l'Évangile " si quis manducaverit ex hoc pane, vivet in aeternum " apporte un éclairage eschatologique au pain mangé par le prophète Elie, qui le fortifie dans sa marche jusqu'à la montagne76. Dans le Commentaire aux Sentences,

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72. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 79, a. 2, ad 1.

73. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 75, a. 1 ; q. 78, a. 3, resp. et ad 3 ; q. 79, a. 1, ad 3 ; q. 80, a. 2, ad 1 ; 4- 83, a. 5, ad 9.

74. Cf. ibid., q. 74, a. 6.

75. Cf. In IV Sent., d. 9, exp. textus : " Dicitur spiritualis sumptio consecutio rei sacramenti, quam sacramentum statim non effïcit, sed tantum significat, scilicet fruitio Divinitatis, quam etiam significat sacramentalis manducatio. "

76. Cf. Officium de festo Corporis Christi, Lect. III, p. 277 : "Respexit Elias ad caput suum subcinencium panem : qui surgens comedit et bibit / Et ambulavit in fortitudine cibi illius / Usque ad montera Dei. "

 

Thomas ne se réfère pas à la figure d'Élie, mais il s'arrête aux trois préfigurations eucharistiques sans cesse rappelées depuis Pierre Lombard, c'est-à-dire l'offrande de Melchisédech, l'agneau pascal et la manne77. Par contre, on trouve la mention du premier Livre des Rois, interprété dans un sens eschatologique, dans le sermon Homo quidam fecit cenam magnam78, ainsi qu'en IIIa, q. 79, a. 2, ad 1. Ensuite, la signification eschatologique du sacrement est indiquée dans l'antienne " O sacrum convivium " que nous avons déjà rencontrée : l'eucharistie y est qualifiée de "gage de la gloire future (pignus futurae gloriae)79". Enfin, elle est exprimée dans la Postcommunion de la messe : " Fais que nous soyons remplis, nous t'en prions Seigneur, de la fruition éternelle de ta divinité, que préfigure la réception temporelle de ton corps et de ton sang précieux80. "

On peut également reconnaître cette perspective dans la conclusion de l'hymne Sacris solemniis : " Comme tu nous visites, nous t'honorons : / Par tes sentiers conduis-nous où nous tendons / A la lumière que tu habites. Amen81. " Ce texte, rompant avec les normes de composition liturgique — de même que les autres textes auxquels nous venons de nous référer —, manifeste le propos délibéré de saint Thomas d'opérer un déplacement de la théologie eucharistique vers l'eschatologie82.

Dans le cadre de ce déplacement, l'Aquinate fait droit à l'influence déificatrice de l'eucharistie, liée à la purification des péchés83. Bénéficiant de l'apport de Cyrille d'Alexandrie, il fonde l'effet du sacrement sur la puissance vivificatrice de la chair du Verbe incarné dont l'eucharistie tire sa vertu : " Le Verbe vivifiant de Dieu, s'unissant à sa propre chair, la rend vivifiante à son tour. Il convenait donc qu'il s'unisse d'une certaine manière à nos corps par sa chair sainte et son sang précieux que nous recevons pour une bénédiction vivante dans le pain et le vin84. " Le fruit de l'eucharistie est alors la configuration et l'incorporation au Christ, que Thomas exprime en divers ternies : la transformatio de l'homme dans le Christ par amour, la transmutatio de celui qui mange en

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77. Cf. In IV Sent., d. 8, q. 1, a. 2, qla 2.

78. Cf. L.-J. BATAILLON, "Le Sermon inédit de saint Thomas Homo quidam fecit cenam ma-gnam, Introduction et édition ", RSPT 67 (1983), p. 353-369 [p. 363] : " Necesse est igitur quod anima Deo unita sequetur Deum. Nullum igitur oportet timere eo quod Deus est in nobis per sacramentum. <III Reg. 19, 8> "In fortitudine istius cibi ambulauit Helyas usque ad montem Dei Oreb." Si digne sumimus cibum istum, traducet nos ad uitam eternam. "

79. Cf. Officium de festo Corporis Christi, p. 280.

80. Cf. Officium de festo Corporis Christi, p. 281 : " Fac nos, quaesumus, Domine, Divinitatis tuae sempiterna fruitione repleri, quam pretiosi Corporis et Sanguinis tui temporalis perceptio praefigurat. "

81. Cf. ibid., p. 276 : " Sic nos tu visita, sicut te colimus : / Per tuas semitas duc nos quo tendimus / Ad lucem quam inhabitas. Amen. "

82. Cf. P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 93.

83. Cf. IIIa, q. 79, a. 3-6.

84. Cf. S. CYRILLE D'ALEXANDRIE, Comment, in Lucam, 22, 19 (PG 72, col. 907-912), cité en IIIa, q. 79, a. 1. À propos du corps eucharistique de Jésus dans la christologie Logos-sarx, cf. l'exposé de J.-M. R. TILLARD, L'Eucharistie, Pâque de l'Eglise, p. 60-83.

 

la nourriture prise, la conversio en Christ, l'unio et l'adunatio au Christ85. Dans ce sens, Thomas présente — avec saint Augustin86 — notre conversion en Christ comme la fin de la conversion substantielle du pain et du vin :

Puisque tout sacrement doit être proposé sous la figure d'une réalité sensible, il convenait en effet que ce sacrement, dans lequel le Verbe incarné est contenu pour nous unir à lui, nous soit proposé sous la figure d'une nourriture, non pas pour être converti en nous par son union à nous, mais bien plutôt pour que, par notre union avec lui, nous soyons convertis en lui87.

Cette nourriture, affirme Thomas dans son commentaire sur Jn 6, 55, a donc " le pouvoir de diviniser l'homme et de l'enivrer de la divinité88 ". Un tel effet est signifié par les termes de communia ou de synaxis par lesquels, non seulement nous participons à la chair du Christ et à sa Déité, mais aussi nous sommes mutuellement unis89.

Si l'eucharistie comporte un fruit personnel, qui est la grâce de configuration au Christ, elle n'en a pas moins un effet ecclésial auquel Thomas prête une grande attention dans le cadre de la dimension eschatologique90. En IIIa q. 79, a. 2, à la suite de saint Augustin91, il joint le thème patristique de l'eucharistie comme " remède d'immortalité " à celui de l'Eglise en gloire :

Saint Augustin dit sur le passage " Ma chair est vraiment une nourriture " (Jn 6, 56) : " Puisque les hommes demandent à la nourriture et à la boisson de n'avoir plus faim ni soif, en vérité cela n'est accordé que par

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85. Cf. S. THOMAS, In IV Sent., d. 12, q. 2, a. 2, qla 1 (transformatio) ; d. 8, q. 1, a. 3, qla 1, ad 3 (transmutari); d. 12, q. 2, a. 1, qla 1 (conversio); d. 12, q. 2, a. 2, qla 3 (unio); De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis, II : " De Ecclesie sacramentis ", Ed. leonina, " Opera omnia, 42 ", p. 255, li. 234-238 (adunatio).

86. Cf. S. AUGUSTIN, Confessions, VII, X, 16 (BA 13, p. 617).

87. Cf. S. THOMAS, In IV Sent., d. 8, q. 1, a. 3, qla 1, resp. : " Cum omne sacramentum in figura alicujus rei sensibilis proponi debeat, convenienter sacramentum in quo ipsum Verbum incarnatum nobis conjungendum continetur, proponitur nobis in figura cibi, non quidem convertendi in nos per suam conjunctionem ad nos, sed potius sua conjunctione nos in se ipsum convertens. " Cf. également Super Ioan. 6, 55, n° 972 ; IIIa, q. 73, a. 3, ad 2.

88. Cf. S. THOMAS, Super Ioan. 6, 55, n° 972 : " Est cibus hominem divinum facere valens, et divinitate inebrians. "

89. Cf. Sum. theol. IIIa, q. 73, a. 4 où Thomas cite Jean Damascène, De fide orthodoxa, cap. 86, 15 (PG 94, IV, XII, col. 1153), Version de Burgundio de Pise, Ed. Buytaert, St. Bonaventure (N.Y.), 195 5, p. 317, li. 173-179.

90. Comme le note fort justement G. EMERY, " Le fruit ecclésial de l'eucharistie chez S. Thomas d'Aquin ", p. 26, le fruit ecclésial apparaît en fait à tous les plans de l'analyse du sacrement (au sujet de la portée eschatologique ecclésiale, cf. p. 36-38). Cf. également J.-M. R. TILLARD, L'Eucharistie, Pâque de l'Église, p. 223-227; G. GEENEN, "L'adage "Eucharistia est sacramentum ecclesiasticae unionis" dans les œuvres et la doctrine de S. Thomas d'Aquin", dans La Eucaristia y la Paz XXXV° Congreso eucaristico internacional (1952), besiones de estudio, t. 1, Barcelona, 195 3, p. 275-281 ; F. MARTÍNEZ, " La Eucaristia y la unidad de la Iglesia en Santo Tomás de Aquino ", Studium 9 (1969), p. 377-404.

91. Cf. S. AUGUSTIN, Super Ioan. 6, 56, Tract, XXVI, 17 (BA 72, p. 524-525).

 

cette nourriture et cette boisson qui rendent ceux qui les consomment immortels et incorruptibles dans la société des saints, où il y aura la paix, et une unité complète et parfaite "92.

Thomas distingue alors, dans son commentaire de Jn 6, 55 (" Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi je le ressusciterai au dernier jour "), une double res de l'eucharistie : d'une part, une res contenue et signifiée, le Christ en son intégrité, contenu sous les espèces du pain et du vin ; d'autre part, une res signifiée et non contenue, le Corps mystique du Christ présent dans les prédestinés, appelés et justifiés. Celui qui mange donc le corps du Seigneur, non seulement sacramentellement mais aussi spirituellement, perçoit la première res; de ce fait, il perçoit inséparablement la seconde car, uni au Christ, il devient participant de l'unité ecclésiale (particeps unitatis ecclesiasticae)93.

II faut remonter jusqu'à cette connexion entre notre transformation-déification dans le Christ (gage de notre fruition de Dieu) et notre participation à la société des saints, pour rendre compte de l'effet eschatologique de l'eucharistie. Si cette transformation et cette participation nous sont données à l'état de germe dans le baptême, elles sont en voie d'accomplissement par l'eucharistie, clé de voûte de l'organisme sacramentel94.

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92. Cf. Sum, theol. IIIa, q. 79, a. 2 : " Augustinus dicit, super illud Ioan. 6, 56 : "Caro mea vere est cibus" : "Cum cibo et potu id appetant homines ut non esuriant neque sitiant, hoc veraciter non praestat nisi iste cibus et potus, qui eos a quibus sumitur immortales et incorruptibles facit in societate sanctorum, ubi pax erit et unitas plena atque perfecta." "

93. Cf. S. THOMAS, Super Ioan. 6, 55, n° 972.

94. Cf. la très bonne étude de M. MORARD, " L'eucharistie, clé de voûte de l'organisme sacramentel chez saint Thomas d'Aquin ", RT 95 (1995), p. 217- 250.

 

Conclusion

 

L'eucharistie tient son effet eschatologique du Christ contenu dans ce sacrement, et de sa Passion qu'elle représente. Or, cet effet est tel parce que fondé sur l'exercice du sacerdoce éternel du Christ : celui-ci conduit à sa consommation le sacrifice offert sur la croix, en obtenant pour les hommes l'accès à la vie éternelle. Notre démarche, qui visait à approcher avec Thomas la connexion entre le sacerdoce du Christ et le fruit de l'eucharistie, nous permet de retenir trois points :

D'abord, on ne saurait reconnaître la portée eschatologique de l'eucharistie si l'on oublie que celle-ci opère par la vertu de l'acte sacerdotal du Christ en sa Passion. Il faut, à cet égard, donner toute sa valeur au mémorial eucharistique qui, non seulement renouvelle sans cesse la mémoire de la Passion, mais aussi en applique les fruits. Cela est impliqué par le fait que l'eucharistie est un vrai sacrement structuré par le double plan de la signification et de l'efficience. Cette structuration, qui est au fondement de la doctrine sacramentaire de Thomas, manifeste le " pour-1'homme " de l'eucharistie, laquelle conduit l'homme à son accomplissement dans le Christ, image parfaite du Père.

Ensuite, à propos de l'importance croissante accordée par Thomas à l'orientation eschatologique de l'eucharistie, il est à noter que la composition de l'office et de la messe de la Fête-Dieu en constitue un moment clé. On ne trouverait guère d'équivalent doctrinal, souligne Pierre-Marie Gy, chez les théologiens contemporains95. Les sources bibliques et patristiques exercent ici toute leur influence, mais n'expliquent peut-être pas à elles seules une telle perspective. Il faut en appeler à la physionomie théologique et spirituelle de notre auteur, fortement marquée par l'ordination de l'homme à la vision de Dieu per essentiam. Or la période d'Orvieto (1261-1265), à laquelle appartient la liturgie du Corpus Christi, constitue une étape de véritable maturation de la doctrine eschatologique : Thomas y réfléchit et l'expose dans des œuvres contemporaines, en particulier dans le troisième livre de la Summa contra Gentiles traitant de la perfection de l'autorité de Dieu ou de sa dignité en tant qu'il est fin et recteur de tous les êtres; dans ce cadre, Thomas consacre les chapitres 64 à 113 à la providence de Dieu, l'exposé le plus ample sur ce sujet dans l'ensemble de ses écrits. Il faut, en outre, mentionner l'Expositio super Iob ad litteram qui aborde également le thème de la providence à l'égard des réalités humaines ; notre auteur n'y affirme-t-il pas : " Praesens vita hominis non habet in se ultimum finem96. "

Enfin, à partir de la démarche qui vient d'être effectuée, on peut conclure que la connexion entre l'éternité du sacerdoce du Christ et

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95. Cf. P.-M. GY, " La relation au Christ dans l'Eucharistie ", p. 93 ; La Liturgie dans l'histoire, Paris, Cerf, 1990, p. 277.

96. Cf. S. THOMAS, Super Iob 7, 1, Ed. leonina, " Opera omnia, 26 ", p. 46, li. 21-22.

 

l'effet eschatologique de l'eucharistie met en lumière la place de ce sacrement dans l'ensemble de l'économie du salut — car c'est dans ce cadre qu'il doit toujours être considéré pour en apprécier la signification et l'efficience. Or, l'eucharistie constitue la dernière phase historique de notre retour vers Dieu opéré par le Christ, grand prêtre des biens à venir, et elle est anticipation de la vie éternelle. Ainsi découvre-t-on dans la doctrine thomasienne de l'eucharistie une conception eschatologique de la personne humaine dans l'Église, appelée tout entière à la consommation dans la gloire :

 

Toi qui sais tout, Toi qui peux tout,

Pasteur ici-bas des mortels,

À ton banquet, fais place aux tiens

Membres de la cité des Saints

Et cohéritiers des cieux97.

fr. Denis CHARDONNENS, o.c.d.

 

Résumé. — Au fil de sa carrière, S. Thomas accorde une importance croissante à l'orientation eschatologique de l'eucharistie. Durant la période d'Orvieto (1261-1265), laquelle représente une étape de véritable maturation de sa doctrine téléologique et eschatologique, il compose l'office et la messe de la fête du Corpus Christi. L'eucharistie y est présentée dans sa relation à l'éternité du sacerdoce du Christ : " Sacerdos in aeternum Christus Dominus secundum ordinem Melchisedech, panem et vinum obtulit ", affirme l'antienne d'ouverture de l'office, structurée par le PS 109, 4. À partir de cette œuvre-ci et de la Somme de théologie spécialement, la présente étude cherche à préciser le lien entre l'éternité du sacerdoce du Christ et l'effet eschatologique de l'eucharistie qui consiste en l'incorporation et la configuration des hommes au Christ. C'est en définitive à une vision eschatologique ecclésiale du sacrement que conduit l'investigation des textes thomasiens. Trois points sont abordés dans ce sens : d'abord il s'agit de montrer que la corrélation entre le sacerdoce du Christ et l'effet de l'eucharistie s'enracine dans la commemoratio du sacrifice offert par le Christ-Prêtre; cela permet de traiter ensuite du lien entre l'éternité du sacerdoce du Christ et l'eucharistie ; enfin, peut être identifié l'effet du sacrement qui est essentiellement eschatologique.

Denis Chardonnens, Carme déchaux, vit à Fribourg (Suisse) où il exerce diverses activités de formation théologique et spirituelle. Sa thèse de doctorat a été publiée en 1997 : L'Homme sous le regard de la Providence, Providence de Dieu et condition humaine selon l'Exposition littérale sur le Livre de Job de Thomas d'Aquin, " Bibliothèque thomiste, 50 ", Paris, Vrin.

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97. Cf. Officium defesto Corporis Christi, Séquence " Lauda Sion ", p. 281 : " Tu qui cuncta scis et vales, / Qui nos pascis hic mortales, / Tuos ibi commensales, / Coheredes et sodales / Fac sanctorum civium. Amen " ; cf. la traduction dans SAINT THOMAS D'AQUIN, L'Homme chrétien, Textes choisis, traduits et présentés par A.-I. Mennessier, o.p., Préface et postface par J.-P. Torrell, o.p., " Foi vivante — Les Classiques ", Paris, 21998, p. 178.