Fr. R. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P.

La vie intérieure de bienheureuse Mère Marie de Jésus

(Deluil-Marting)

 

Extrait de La Vie Spirituelle du 1er février 1935

 

IMPRIMATUR

Namurci, 9 Februarii 1954. P. BLAIMONT, vie. gen.

Tous droits réservés.

 

 

 

LA VIE INTÉRIEURE DE MÈRE MARIE DE JÉSUS

 

Quand on lit la vie et les lettres de la vénérée Fondatrice des Filles du Cœur de Jésus ce qui frappe d'emblée et toujours, c'est son amour de Nôtre-Seigneur, son désir du salut des âmes, et l'union intime des vertus en apparence contraires : prudence et simplicité, force et douceur, humilité et magnanimité. On voit ici que ces vertus sont connexes avec la charité, qui les anime, les vivifie et les fait grandir avec elle.

On sent en particulier que l'humilité de cette sainte religieuse, comme la racine de l'arbre, s'enfonce d'autant plus profondément dans le sol, que sa charité s'élève plus haut vers le ciel. En lisant ses lettres on voit aussi de plus en plus son activité personnelle s'effacer devant celle de Dieu ; sa docilité aux inspirations du Saint-Esprit nous montre en elle l'influence chaque jour plus vive des dons d'intelligence et de sagesse, en particulier pour lui faire pénétrer et goûter toujours plus profondément le sacrifice .de la Croix perpétué en substance en celui de la Messe, et pour lui faire entendre comment nous devons unir notre oblation personnelle à l'oblation intérieure toujours vivante au Cœur du Christ " qui ne cesse d'intercéder pour nous" (Hébr., vu, 25).

Recueillons dans ses lettres ce qui montre comme les degrés de son ascension, en particulier ce qui concerne l'oraison, les vertus et l'union à l'oblation de Nôtre-Seigneur à la Sainte Messe.

 

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L'ORAISON CONTEMPLATIVE

 

On voit nettement en celle âme comment la connaissance de Dieu grandit avec celle que nous devons avoir de notre pauvreté et de notre indigence ; ces deux connaissances apparaissent bien ici, selon la formule de sainte Catherine de Sienne, comme le point le plus bas et le point le plus élevé d'un cercle qui grandirait toujours. C'est la contemplation d'où dérive une union chaque jour plus intime avec Dieu.

A l'âge de vingt-cinq ans elle écrit, le 10 septembre 1867

Rendez grâces à Nôtre-Seigneur ponr moi. Le Bon Maître et le Père me poussent à la vie d'union, de silence et de solitude, au milieu de l'action obligée de ma position actuelle; au dehors, à l'humilité et à la douceur dans mes rapports avec le prochain.

Dans mes rapports avec Dieu — prières, méditations — la passivité remplace peu à peu l'action propre. Nôtre-Seigneur y travaille fortement en moi. Nôtre-Seigneur est bon II n'y a qu'à s'anéantir (1 ).

Le 24 février 1868 :

Nôtre-Seigneur m'a bien gâtée, hier, et j'espère de sa bonté infinie qu'il va me rendre un peu plus sage et enfin totalement fidèle à sa grâce... Il me donne un désir inexprimable de sa gloire et de la dilatation de son règne d'amour. Que ce Bon Maître nous emploie ou nous immole, amen, pourvu qu'il se glorifie, soit en notre vie, soit en

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(1) Lettres, p. 46.

 

notre mort !... Nôtre-Seigneur veut de votre pauvre enfant cette vie d'union intime qui fait les délices de l'adorable et miséricordieux Cœur du Maître ; cet amour sans réserve, qui. se prouve sans cesse par une multitude de petits sacrifices... cette fidélité totale h la grâce, qui place sans interruption l'âme sous l'action divine, et qui remplace par le vouloir de Dieu tout vouloir propre (1).

Un peu plus loin :

Je vois très bien quelle vie Jésus voudrait q"e je mène: ne pas quitter du cœur le Tabernacle. (2).

Le 6 Juin 1870 :

Mon attrait, le poids de cette pauvre âme, va de plus en plus vers le silence, et la vie totalement retirée. L'appel de Nôtre-Seigneur m'y jette encore plus fortement (3).

Le 13 août 1870 :

L'immolation est la meilleure manière d'aimer les âmes... Nôtre-Seigneur me donne de plus en plus dans la partie supérieure de l'âme le dégoût des consolations extérieures; ce n'est pas ma voie: Jésus seul, voilà ma route (4).

En avril 1871, elle écrit à Mgr Van den Berghe ces lignes profondes (5) :

Votre sentiment sur la voie d'abandon total, de renoncement à l'esprit et à l'action propre pour laisser Dieu agir et opérer divinement dans l'âme, m'a tout à fait ravie...

Jusqu'à présent, on a eu grand peur des voies d'abandon, parce que les sommets de la vérité sont souvent séparés

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(1) Lettres, p. SI.

(2) Ibid., p. 68.

(3) Ibid.. p. 85.

(4) Ibid., p. 88.

(5) Ibid., p. 117.

 

de l'erreur par un je ne fais quoi qui paraît une nuance seulement à la faiblesse de l'esprit humain, comme les cimes élevées des montagnes nous semblent toucher aux nuages. Or, après les bruyantes querelles sur le quiétisme. tout ce qui parlait d'abandon semblait ressusciter une erreur condamnée. Le jour commence à se faire sur ces questions, et le bel ouvrage de l'abandon à la Providence divine du Père de Caussade, réédité par les soins du Père Ramière, n'a pas peu contribué à remettre en honneur ces principes qui n'ont rien de commun avec l'erreur qui a été condamnée. Pour qui voit de près un certain nombre d'âmes, il est à remarquer que toutes les âmes de choix sont poussées en ce sens : l'abandon. Mourir et laisser vivre Jésus; le laisser tellement Maître, se fondre tellement en Lui, qu'il agisse librement en nous, et qu'il y aime, y adore, y glorifie son Père des deux comme Il le désire... C'est comme une communion perpétuelle, continuant en quelque sorte, mais mystiquement, dans l'âme, cette union, que la Communion sacramentelle y opère réellement. C'est quelque chose de l'éternel Amen du ciel.

Toutes les âmes ainsi pleinement données deviennent des âmes victimes... C'est que Jésus s'unit à ces âmes pour les immoler avec Lui... C'est pour cela, sans doute, que ces âmes ont un attrait tout spécial pour l'offrande continuelle de Jésus à son Père, pour l'union au grand Sacrifice Eucharistique. Jésus-Christ descend à toute heure vers le monde... et Il entraîne avec Lui, dans le sein de son Père, les âmes qui sont toutes à Lui, les offrant immolées avec Lui.

C'est là l'idée centrale de Mère Marie de Jésus; elle ne cesse d'y revenir dans une contemplation que les anciens appelaient la contemplation circulaire, parce qu'elle revient constamment sur la même vérité, pour en saisir tous les aspects, comme l'aigle décrit souvent le même cercle au plus haut des airs, en perdant son regard dans l'azur du ciel.

Cette contemplation se porte constamment du Sacrifice de la Croix à celui de la Messe, comme du centre lumineux à son rayonnement, pour revenir vers ce centre béni, en pénétrant et goûtant toujours davantage sa fécondité sans limite.

On le voit bien dans une lettre du 5 juillet 1873 (1) :

O amour de ce Cœur Divin qui a tant aimé et qui s'est épuisé jusqu'à se consumer pour témoigner son amour ! Laissez-moi ajouter : O divines douleurs de ce Cœur qui a tant souffert! qui s'est plongé dans l'agonie, jusqu'à en faire l'inséparable compagne de chacun de ses battements sur la terre, qui s'est laissé percer et a donné jusqu'aux dernières gouttes de son sang, dans la mort même, et qui est resté ouvert pour que nous lisions en lui. à la fois, son amour et son martyre !...

Pour nous, mon Père, voyons les extrémités et les profondeurs secrètes de cet amour, pénétrons par la blessure sanglante, et plongeons-nous dans cet océan de divine amertume dont elle est l'entrée. Là compatissons ; aimons en partageant la douleur, en réparant ce qui a accumulé ces flots amers; aimons l'amour qui se donne, qui se sacrifie, qui s'immole. Il a tant aimé, aimons-le. Il a tant souffert, et Il a encore soif, mon Père, soif de nos propres souffrances, pour la gloire de son Père et le salut des âmes; à toute heure, Il s'offre à l'Autel, Victime Eucharistique, et là, Il attend les victimes sanglantes, nos âmes, pour les emporter avec Lui, les offrir et les immoler dans le même sacrifice...

Pardonnez-moi de vous écrire ainsi : je ne suis rien et vous êtes Prêtre ; mais précisément parce que vous montez à l'Autel, laissez une pauvre misérable vous souhaiter d'avoir de plus en plus un cœur de Victime uni à des mains de Sacrificateur; et vous demander humblement de m'offrir chaque jour et d'enfoncer mon âme dans le Calice du Sang de Jésus.

C'est là vraiment la pénétration du don d'intelligence; c'est le sens profond du Sacrifice de la Croix, perpétué en substance, d'une façon sacramentelle, en celui de la Messe, où Jésus ne cesse de s'offrir : " Idem nunc offerens sacerdotum ministerio, qui seipsum tune in cruce

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(1) lettres, p. 124.

 

obtulit, sola offerendi ratione diversa", comme le dit le Concile de Trente, sess. 22, eh. 2. Cette âme contemplative non seulement pénétrait le mystère de la Messe, mais elle goûtait sa valeur infinie, par cette connaissance savoureuse du don de sagesse, uni au don de piété, et trouvait en cette contemplation infuse une union chaque jour plus intime avec son bien-aimé Sauveur. Sa prière pour les pécheurs était alors profonde comme sa contemplation et son amour.

A un prêtre qui l'avait comprise, elle écrivait encore le 16 Juillet 1873 (1) :

J'ai trouvé, une fois de plus, des mains de Prêtre par lesquelles mon âme peut offrir plus spécialement l'Agneau divin en sacrifice... Que puis-je avoir, moi ? Un indigne et misérable cœur de victime. Peu importe, mon Père, il ne vaut rien, c'est vrai ; mais emportez-le dans le sacrifice à l'autel ; noyez-le dans le Sang de Jésus-Christ; perdez-le dans le Cœur du divin Prêtre..., afin qu'engloutie dans cet holocauste, mon âme puisse jouir des beautés sublimes du Sacrifice et voir de sa faible vue cet admirable élan de Jésus-Christ vers son Père auquel Il s'offre, et cet élan souverain du Père Céleste vers son Fils qui liai est offert, et l'ineffable transport d'amour de leur embrassement dans le Saint-Esprit... Pardonnez-moi, quand ces flots-là montent trop pressés à mon âme. ils la brûlent ; c'est rare, mais aujourd'hui il faut bien que je les laisse un peu déborder.

C'est là vraiment la contemplation infuse, qui va incessamment de la Croix à l'Eucharistie et qui remonte vers le mystère de la Sainte Trinité, pour se perdre en lui, par une union chaque jour plus pure et plus forte.

Après ces élans de foi "t d'amour, elle écrit pourtant à la fin de la même lettre :

Ma vie ordinaire, c'est d'être pleinement à froid; mais si en une année il y a du feu à l'âme un jour, il dévore.

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(1) Lettres, p. 127.

 

Patience. Il y aura assez de glaçons pour l'amortir, et l'âme n'est pas une petite victime, si elle ne vit pas à Gethsémani (1).

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Sur l'oraison, Mère Marie de Jésus écrit à l'une de ses filles, âme déjà avancée, le 3 avril 1882, ces lignes profondément vécues (2) :

II n'y a point de sujet d'oraison nécessaire; il n'y qu'à se laisser emporter au courant de l'Esprit de Dieu. Toutes les oraisons ou plutôt méditations ou contemplations sur l'humilité ou l'abandon, faites avec nos petits efforts personnels, valent-elles Cette nourriture secrète que Dieu fait couler dans l'âme pendant ces moments d'union où Lui-même fait notre oraison ? Cette nourriture nous transforme en Lui, pour ainsi dire : n'y trouvons-nous pas l'humilité, l'abandon et tout le reste ? Tout est dans l'action divine : les meilleurs prétextes pour échapper à cette action et lui substituer la nôtre, ne valent rien ; ils nous arrachent à cette union intime par laquelle l'âme adhère à Dieu en foi.

Cette description fait penser à ce que dit saint Jean de la Croix dans la Nuit obscure, 1. I, ch. 14 : " Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie illuminative ; c'est là que Dieu nourrit et fortifie l'âme par contemplation infuse. "

Elle ajoute dans la môme lettre :

Beaucoup aimer vaut mieux que beaucoup lire. L'onction de l'amour enseigne toutes choses. Et savoir sans beaucoup aimer, c'est alimenter l'amour propre ou tout au moins la vie propre et basse de l'âme, que Dieu s'efforce d'ensevelir dans la mort mystique.

Inutile de souligner la vérité profonde de ces lignes qui font connaître une grande contemplative.

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(1) Lettres, p. 130.

(2) Lettres, p. 207.

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LES VERTUS SOLIDES ET LA FIDÉLITÉ A LA GRACE,

A L'EXEMPLE DE MARIE

 

Cette grande religieuse ne néglige certes pas les vertus, seulement elle sait par expérience qu'il ne s'agit pas d'aider la grâce divine, mais de lui être fidèle en se livrant à l'action de Dieu. Elle écrit en ce sens à une de ses enfants, le 5 février 1883 (1) :

Je vois avec bonheur combien Jésus vous pousse aux vertus solides, par une voie où les 'chances d'erreur et d'illusions sont bien plus rares que par d'autres voies. Vous le sentez à merveille ; il ne s'agit pas pour vous d'aider par votre action à la grâce divine; il s'agit de vous livrer, de vous abandonner pleinement à l'action divine ; c'est ce que vous faites à la mesure de vos petites capacités spirituelles, mais bien entièrement par le cœur, le fond de l'âme et la volonté. Et comme vous le dites fort bien : " Jésus fera Lui-même toutes ces choses difficiles qu'il demande. " Vous voudriez les faire que vous ne pourriez pas ; Lui seul le peut. Et voilà la grande sûreté de ces voies solides do renoncement et d'abandon. Restez donc en paix dans votre . attrait d'intime union à Jésus ; dans cette attente patiente, confiante et pleine d'amour..... Comptez absolument sur votre Jésus ; II peut tout ce qui paraît difficile et impossible à la pauvre nature, et II se charge de tout dans l'âme humble et abandonnée à sa divine action.

Le 13 mai 1874, elle écrit encore à une de ses filles :

En haut les cœurs ! Le Bien-Aimé s'en va jouir de .son ciel; suivons-le et ne le quittons plus.....; allons habiter là-haut avec Lui. Le cœur au ciel par ses affections, au Calvaire par ses souffrances; l'âme en haut par ses désirs, sur l'Autel par son perpétuel sacrifice... Enfant, voilà la voie que Jésus nous trace. Ah ! jetez-vous-y avec générosité.

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(1) Lettres, p. 220.

 

Aujourd'hui II vous cède sa place ici-bas ; Il part pour jouir ; une moitié de nous-mêmes le suit, et l'autre moitié reste sur la terre pour souffrir à sa place (1).

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Mère Marie de Jésus connaît par une foi profonde et par expérience l'infaillible efficacité de la prière humble, confiante, persévérante, par laquelle nous demandons pour nous ce qui est nécessaire ou utile à notre salut et à notre véritable avancement spirituel. Mais elle sait aussi une chose, qu'elle note dans une lettre du 3 avril 1882 (2):

Chaque fois qu'une âme que Dieu veut purifier désire . vivement quelque chose. Dieu le lui donne d'une tout autre manière qu'elle ne l'a prévu, et ne lui montre guère sa divine ruse que vers la fin de l'épreuve. Ainsi tout est parfait, toutes les exigences de l'amour, de la libéralité divine et de l'immolation de l'âme sont satisfaites.

La prière de Mère Marie de Jésus pour les âmes se fait de plus en plus suppliante en s'unissant au sacrifice. Elle écrit le 10 novembre 1882 (3) :

L'amour d'une Epouse de Jésus, quelque indigne qu'elle soit, ne peut pas reculer devant l'immolation et les dévouements de la maternité spirituelle, quand l'Epoux céleste lui fait l'honneur et la grâce de l'y appeler ! Elle n'est associée au sacrifice de son divin Epoux que pour en arriver là; elle n'est réellement associée au sacrifice de son Jésus que lorsqu'elle en est arrivée là.

Son modèle ici surtout c'était Marie, comme elle dit admirablement dans une lettre du 29 septembre 1883 (4),

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(1) Lettres, p. 333.

(2) Lettres, p. 207.

(3) Lettres, p, 216.

(4) Lettres, p. 408.

 

écrite après une encyclique de Léon XIII sur le Rosaire :

En méditant avec plus de pieté que jamais les mystères du Saint Rosaire, et en en récitant les prières, nous accomplirons une des saintes œuvres de notre vocation. La dernière partie de la vie de Marie que nous honorons tout spécialement, et que nous nous efforçons d'imiter en ce qui nous est possible, a été toute occupée du double sacrifice de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ et de son propre dévouement à l'Eglise. Or le premier sacrifice de Nôtre-Seigneur c'est le sacrifice sanglant du Calvaire (préparé par toute, sa vie)... Le deuxième est le sacrifiée eucharistique, mémorial sacré du premier. Aux pieds de Jésus-Hostie, Marie vivait de ses souvenirs et de son amour : ayant conservé précieusement dans son âme toutes ces choses, les moindres détails de tous ces divins mystères. Elle les repassait et les méditait sans cesse dans son cœur. Elle revoyait tout, elle s'unissait à tout, elle offrait tout, elle louait, elle, gémissait, elle réparait, elle se fondait d'amour et de douleur... Nous l'imiterons et. en invoquant Marie..., nous lui demanderons d'intervenir en notre faveur et de parler à Dieu pour empêcher la ruine de son peuple.

Voilà bien la grande manière de comprendre le Rosaire, qui est une école de contemplation à la fois élevée et pratique, d'un saint réalisme véritablement fécond.

 

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L'UNION A L'OBLATION DE NOTRE-SEIGNEUR

A LA SAINTE MESSE

 

On ne se lasserait pas de recueillir dans les écrits de Mère Marie de Jésus ce qu'elle dit de l'oblation quotidienne par laquelle nous devrions nous unir à l'ablation toujours vivante au Cœur de Jésus Prêtre principal du Sacrifice de la Messe :

O royal sacerdoce de tous les chrétiens !... Je n'en ai pas même saisi une ombre, et encore il m'est impossible d'exprimer ce que j'en ai saisi... C'est l'esprit sacerdotal, continuelle oblation de Jésus immolé, continuelle oblation de soi-même... Car qu'est-ce donc que Jésus-Christ est venu faire? Donner à la terre coupable, impuissante à payer la dette de sa faute envers Dieu, une victime d'un prix infini, un adorateur aussi grand que Dieu même. — Pourquoi donc les hommes n'élèvent-ils pas sans cesse vers le ciel, par une oblation continuelle et tout intérieure, cette hostie infinie d'amour, de louange, d'action de grâces, de réparation, d'impétration ? Pourquoi offrent-ils si souvent à Dieu leurs actes propres, sans les perdre d'abord en Jésus-Christ, et sans les offrir avec Jésus-Christ ? (1)

Nôtre-Seigneur semblait avoir fait un autel en cette âme qui ne cessait de s'offrir avec Lui :

O Jésus, disait-elle (2), recevez-moi maintenant des mains de la Très Sainte Vierge, et offrez-moi avec vous, immolez-moi avec vous. Je m'offre à vous par Elle, afin que vous m'unissiez à votre incessante immolation et que vous contentiez sur moi. en moi, par moi, le désir brûlant que vous avez de souffrir pour la gloire de votre Père, le salut des âmes et spécialement la perfection de vos Prêtres et de vos âmes choisies... Agréez-moi et acceptez-moi, je vous en supplie, malgré l'excès de mon indignité et de mon impuissance. Je regarderai toutes les croix, toutes les souffrances et toutes les répugnances que votre Providence me destine et m'enverra, comme autant de gages qui m'assureront que vous avez accepté mon humble offrande. D'avance je vous les donne toutes dans cette intention de conformité et d'union à votre divine immolation sur nos autels. Amen.

Cette oblation allait fort loin ; elle la renouvellera en mourant frappée par un misérable anarchiste et en lui pardonnant. Cette offrande, don parfait et incessant de soi-même, naissait de la contemplation que Dieu lui donnait de la vie de l'Eglise au milieu des obstacles

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(1) Vie. p. 191.

(2) Vie, p. 166.

 

qu'elle rencontre. Elle a pu écrire à ses enfants :

Quand j'ai vu la haine du monde pour le Dieu qui est amour... quand j'ai vu l'armée de Satan dévaster le champ des âmes pour lesquelles mon Maître a versé son sang, mon cœur s'est fondu comme la cire au dedans de moi-même, et comme l'amour désire faire plus qu'il ne peut et qu'il croit que tout lui est possible et permis (1), j'ai osé demander au divin Amour de se former une petite légion..., d'hosties vivantes, dans lesquelles Il achève en quelque sorte sa Passion et dont Il dispose selon son bon plaisir, dans l'intérêt de sa gloire (2).

La vénérée Fondatrice aimait à dire que toute l'histoire de l'humanité se résume dans le calice de Gethsémani, celui de toutes les iniquités, et dans le calice du Précieux Sang, qui sont comme les deux plateaux de la balance du bien et du mal. Et elle offrait souvent à Dieu le Précieux Sang.

Son cœur était plein de ces grandes choses qui sont l'oblation, l'immolation, la communion.

S. S. Pie XI rappelait dernièrement aux fidèles, pour la clôture du Jubilé de la Rédemption, qu'il convient hautement de rendre grâces à Nôtre-Seigneur pour la double institution de l'Eucharistie et du Sacerdoce, qui doivent perpétuer en substance le Sacrifice de la Croix jusqu'à la fin des temps. Mère Marie de Jésus écrivait de même :

La pensée de l'union de l'Eucharistie et du Sacerdoce m'est venue avec assez de lumière. Jésus-Christ les a fait jaillir, à la fois, de son Cœur, ces deux dons de l'Eucharistie et du Sacerdoce ; que serait le Sacerdoce sans l'Eucharistie ? L'Eucharistie est le sacrifice, et le Sacerdoce est la tribu des sacrificateurs. Que ferait le Prêtre sans l'Eucharistie? Le ministère principal du Prêtre n'est-il pas d'offrir le sacrifice ? (3)

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(1) Imit., Christ, 1. III, ch. 5

(2) Lettres, p. 341.

(3) La Sainte Messe et les écrits de la Servante de Dieu, Mère Marie de Jésus, par le R. P. Dom Eugène Vandeur, O. S. B., 1913, p. 59.

 

Tous les matins Mère Marie de Jésus donnait d'avance à Nôtre-Seigneur chaque battement de son cœur. Elle appelait Jésus en son âme, où elle priait la Sainte Vierge de lui faire un autel avec son Cœur Immaculé.

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Une pareille oblation devait entraîner bien des souffrances intimes, inhérentes à toute fondation religieuse, mais l'amour de Dieu, qui les lui faisait supporter, s'exprimait alors par la prière du zèle :

Des âmes ! des âmes !. Je n'en ai point assez pour votre gloire, telle que je la rêve. Donnez-les moi nombreuses, grandes, généreuses, sublimes!... Souffrir, mourir, qu'importé, pourvu que vous régniez ?... Et si ma nature s'exaspère devant la souffrance et la lutte, que vous importe, à vous qui l'avez faite, et qui la savez faible et infirme ? Ne voyez que mon cœur qui est fou de votre pur amour et de votre gloire, et qui désire votre règne à tout prix (1).

Parlant des âmes victimes immolées avec Nôtre-Seigneur, la vénérée Fondatrice disait :

Des yeux de l'âme il me semblait voir le Père Céleste, se penchant vers une réunion de ces âmes pour chercher sur la terre son Fils bien-aimé. Le Prêtre élevait vers le Père Céleste son Fils-Hostie, Soleil étincelant de la lumière divine ; et toutes ces âmes prosternées reflétaient avec un éclat incomparable ce divin Soleil, comme de splendides miroirs. Le Père y voyait son Fils mille fois répété, et Il s'élançait à la fois vers ces miroirs fidèles avec la divine profusion de son amour et de ses complaisances (2).

L'attrait spécial de cette sainte âme était la gloire de Dieu par Jésus-Christ. Elle ne vivait que d'un désir qui

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(1) Vie. p. 346.

(2) La Sainte Messe et les écrits de la Servante de Dieu, Mère Marie de Jésus, p. 99.

 

la brûlait : que le Cœur du Maître soit connu et aimé.

Elle aimait à se rappeler cette parole du Sauveur à sainte Catherine de Sienne: "Occupe-toi de mes intérêts, je prendrai soin des tiens." — " Qui donc, écrivait-elle, pense directement à Jésus ? Qui l'a, Lui, pour pensée fixe ? Oh ! qu'il y en a peu, et que je voudrais en être ! " (1)

O Dieu-Amour, votre Cœur est cette source d'eau vive dont nous avons soif ! Voici nos cœurs qui viennent à vous avec une ardeur qui fait à la fois leur bonheur et leur supplice. Nous voua conjurons d'éteindre, avec le sang et l'eau qui coulent de votre Cœur, cette soif, dont nous brûlons (2).

Le Seigneur lui répondit un jour dans l'église de Saint Giniez :

Tu n'as qu'à t'anéantir. Tu n'es qu'une misérable écorce, sous laquelle je me cache, j'ai toujours aimé les apparences viles et méprisables. — Je ne suis pas connu, je ne suis pas aimé... Je suis un Trésor qui n'est pas apprécié. Je veux me faire des âmes qui me comprennent. — Je suis un torrent qui veut déborder et dont on ne peut plus retenir les eaux ! Je veux me faire des âmes qui les reçoivent ! Je veux me faire des coupes pour les remplir des eaux de mon amour... Je ferai des prodiges ! Rien ne m'arrêtera... Je me ferai des victimes pour payer ces prodiges. J'ai soif de cœurs qui m'apprécient et qui me fassent remplir le but pour lequel je suis là !... Je veux répandre toutes les grâces qui ont été refusées. Sais-tu ce que c'est qu'adorer ? Je suis le seul qui adore réellement ! Je suis la Beauté souveraine. (3)

C'est sous cette grâce de contemplation reçue lorsqu'elle était encore dans le monde, que Marie Deluil-Martiny écrivait en 1868 :

Il faut que ma vie soit une ébauche de celle que Dieu prépare à ses choisis. N'avoir qu'un amour : Jésus ! Qu'un

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(1) Vie, p. 189.

(2) Lettres, p. 371.

(3) Vie, p. 134.

 

désir ; Lui plaire et ne plaire qu'à Lui ! Me détruire pour qu'il vive en moi !... Ne plus mettre de bornes à l'amour ! Désespérer de moi et tout attendre de Lui.

Sa vie a été la réalisation toujours plus vraie de ce saint désir.

Elle aimait à dire, en se rappelant ces grâces, que Nôtre-Seigneur lui avait donné une pensée qui pourrait suffire à ravir un cœur pendant l'éternité (1).

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Parmi les dépositions faites au Procès de Béatification nous recueillons avec joie les suivantes :

Son attitude à la Chapelle était très digne, profondément recueillie. Elle était comme transfigurée après la sainte Communion.

Sans préjudice pour ses autres devoirs, la Servante de Dieu passait de longues heures en adoration devant le Saint-Sacrement dans une attitude si recueillie qu'elle faisait penser aux anges.

La voir au chœur était une exhortation pour ses filles, tant elle paraissait unie à Dieu.

Décrivant l'impression de grâce qu'elle éprouva en assistant au service célébré à la gloire des martyrs de la Commune, elle dit : " J'ai éprouvé certain désir d'être sacrifiée comme ces saints prêtres. Pourvu que Nôtre-Seigneur me donne sa grâce, je m'offre à tout ce qu'il voudra, même à cette mort-là.

Le Cardinal Dechamps, qui fut le conseiller et le guide de la vénérée Fondatrice, disait volontiers qu'il avait la plus entière confiance dans l'esprit qui l'animait, parce que c'était une personne raisonnable, sérieuse, docile, obéissante, ne s'abandonnant point aux ardeurs d'une dévotion de sentiment. Elle savait en effet admirable-

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(1) Pensées, p. 27.

 

ment distinguer ce qui n'est qu'élan de sensibilité et ce qui, dans l'aridité comme dans la consolation, vient de Dieu pour nous porter à un amour spirituel et surnaturel toujours plus généreux, plus pur et plus fort.

Comme nous le disions en commençant, ce qui frappe en cette âme éminemment contemplative, c'est la vive flamme de l'amour de Dieu et des âmes, unie aux vertus de prudence et de simplicité, de force et de douceur, à une humilité chaque jour plus profonde. C'est ce qui la rendait de plus en plus docile aux inspirations spéciales de l'Esprit-Saint, et l'on ne sait trop ce qu'il faut le plus admirer en elle, ou la pénétration qu'elle a du mystère de l'Incarnation rédemptrice et de l'oblation toujours vivante au Cœur du Christ, ou la sagesse, qui lui fait voir en Dieu toutes choses, surtout celles de la vie de l'Eglise, ou l'élan de piété, de ferveur surnaturelle, qui fait de sa vie une oblation incessante en union avec celle de Nôtre-Seigneur et de Marie.

Les écrits de la vénérée Fondatrice ont fait déjà un très grand bien, ils ont révélé les profondeurs du sacrifice eucharistique à bien des âmes, on ne peut les lire sans se sentir plus près de Jésus, Prêtre et Victime. Ils nous donnent !a plus nécessaire et la plus fructueuse de toutes les connaissances, celle de l'amour immense que Jésus a toujours pour nous.

 

 

Pour tous renseignements, s'adresser aux Monastères des Filles du Cœur de Jésus :

FRANCE — La Servianne — par St Barnabé, Marseille XII (Bouches-du-Rhône)

BELGIQUE — 12, Avenue de Mérode — Anvers.

" — 121, Avenue Reine Astrid — Namur.

SUISSE — Couvent St. Joseph — Schwyz.