PAUL TOINET
FAC éditions
Imprimatur
Autun, le Ier novembre 1981
Bernard Lambey
Vicaire général
Aux Évêques de France, en hommage respectueux.
Aux séminaristes de Paray-le-Monial (et à d'autres), ainsi qu'à leurs professeurs, en témoignage d'amitié.
Lorsqu'un prêtre a enseigné assez longtemps la philosophie et la théologie, qu'il l'a fait surtout en vue de préparer d'autres prêtres pour l'Église en un temps difficile, et qu'en cela il s'est soumis de son mieux aux enseignements inclus dans cette difficulté même, l'idée peut lui venir de rédiger sur le sacrement de l'Ordre un ouvrage assez volumineux. Ce lui serait chose relativement facile. Après d'autres qui ont bien réussi une tâche de cette sorte, et en s'appuyant sur eux, à son tour il amasserait et organiserait une matière historico-théologique abondante. Le résultat de cette nouvelle entreprise savante ne serait pas nécessairement sans intérêt ni utilité. Mais le fait est qu'en cette période de crise de la théologie du sacerdoce et de l'existence sacerdotale, et pour une part à cause de cette crise, l'état de l'édition le décharge de poursuivre un tel projet.
Doit-il s'en dépiter? Certainement pas. Qu'il se demande plutôt quels avantages présentera pour lui, et peut-être pour quelques autres, la nécessité où il se trouve de restreindre son propos et ses moyens. Qu'il écrive plus court, et bénisse Dieu de le lui imposer. Certes, la difficulté et les risques seront à certains égards plus grands pour lui, le sujet et les circonstances étant ce qu'ils sont. Mais s'il y a un défi à relever, pourquoi s'y soustraire? Il faudra viser au plus juste et s'avancer à visage découvert, sans trop se protéger par un apparat scientifique. Celui-ci n'impose certes pas, mais il permet parfois des " facilités " en contexte de controverse. Il peut paraître fournir de bonnes raisons de ne pas s'aventurer en première ligne. Mieux vaut être mis dans l'obligation de se passer de ces bonnes raisons.
Rédiger un texte plus personnalisé, cela peut traduire une disposition d'engagement ecclésial plus impératif. L'exigence d'où procède cet engagement éveillera éventuellement un écho là où, chez autrui, une exigence de même ordre détermine un besoin d'entrer plus avant dans le vif de la foi. Car l'annonce de la foi ne va pas sans un certain tranchant. Mais celui-ci trouve une attente et un acquiescement profonds chez plus d'un lecteur ou auditeur que son indécision et ses craintes retiennent pourtant encore de se laisser entièrement convaincre.
Aussi n'écrirai-je pas ici sur le sacrement de l'Ordre sans prendre parti résolument, et non de façon arbitraire, mais avec souci d'argumenter. Ce faisant, j'aurai présentes à l'esprit les questions essentielles qui hantent nos contemporains les chrétiens d'abord, mais pas exclusivement au sujet de ce qu'est et devrait être plus que jamais le Prêtre catholique, constitué tel par réception du sacrement de l'Ordre. Plus immédiatement, mon intention serait de rejoindre ceux de mes frères prêtres à qui il arrivera de me lire; de les rejoindre au cur de leurs certitudes et de leur besoin d'authenticité, mais aussi dans leurs interrogations, leurs inquiétudes, voir parfois dans leur désarroi. En même temps, du même mouvement, et de façon si possible plus pressante encore, j'aurai à cur de dire quelque chose d'essentiel, de décisif, en direction de l'âme profonde des jeunes chrétiens pour qui se pose aujourd'hui même, ou à qui doit être posé un problème de choix de vie. Car c'est d'eux que dépend, après Dieu, l'avenir d'une Église sans laquelle l'humanité dans son ensemble est sans avenir.
Personne n'a à inventer une nouvelle Église, non plus qu'une nouvelle conception du prêtre (Vanité meurtrière de ces prétentions ou de ces pauvres rêves !). Dieu ne nous a pas consultés pour créer lui-même cette nouveauté. Lui seul sait, en effet, de quoi il s'agit et comment y réussir une fois pour toutes. Si donc nous avons le goût de la nouveauté véritable, mieux vaut aller puiser à ses sources divines. Et justement : le propre du sacerdoce de l'Alliance nouvelle, c'est d'être en lui-même la condition de tout renouvellement véritable de l'humain. Notre époque, en dépit de ses impressions contraires, n'a aucune possibilité de modifier ce statut de l'existence historique. Car la vieillesse d'esprit et de cur est sans âge. Ou plutôt, son âge croît, en quelque sorte, à mesure que l'homme intensifie son rêve de se fabriquer artificiellement une jeunesse éphémère, un avenir sans garantie divine. Il en va ainsi depuis que le péché a fait son entrée dans le monde, et avec le péché la mort, mais d'autant plus aujourd'hui que les promesses de Dieu sont tenues pour illusoires. Aussi bien, la sénilité morale ne menace-t-elle pas moins la récente génération que les plus anciennes. Sans doute l'accable-t-elle même davantage, tant se fait désespérante à l'heure qu'il est l'obsession des fausses nouveautés.
Je souhaiterais montrer que c'est bien de l'Église que procède la seule jeunesse possible pour le monde, et que le renouvellement effectif des générations sacerdotales est la condition nécessaire pour que cette jeunesse demeure. Sans lui l'Église cesserait bientôt d'être là pour guider la marche des hommes. D'où le rapport strict, souligné dans ce livre, entre leur avenir et le sacrement de l'Ordre.
Sur la nature de ce sacrement, l'Église dispose d'une doctrine précise, aujourd'hui souvent discutée, et même récusée par certains qui l'ont reçu. Cette doctrine, il s'agira de l'exposer fidèlement et d'en pénétrer le sens et la portée. Mais comment y entrer par l'intérieur? Plusieurs voies d'accès sont concevables. Compte tenu des intentions et perspectives qui viennent d'être évoquées, il me semble préférable de tracer d'abord certaines coordonnées " existentielles " hors desquelles la définition doctrinale du sacerdoce, son " ontologie ", risque de demeurer partiellement incomprise quant à sa nécessaire rigueur. Et d'autre part, il n'est pas question de laisser croire que la permanence de cette doctrine pourrait être incompatible avec la réalité de la condition historique du prêtre à travers les changements qui ne cessent d'affecter la figure de ce monde.
A ce dessein d'ensemble correspondra un triptyque. Il prendra forme autour de ces trois thèmes : Existence Doctrine Permanence.
FLEUVE D'EAUX VIVES DANS LA MER MORTE
Le prophète Ézéchiel nous décrit " en vision " le mouvement d'une source d'eaux vives qui jaillit sous le côté droit du Temple nouveau, " au sud de l'autel ". Le courant s'amplifie, crue immense, fleuve infranchissable, en direction de la mer Morte. Il s'y déverse, avec cet effet : que les eaux mortes en sont assainies, vivifiées. " Partout où passera le torrent, tout être vivant qui y fourmille vivra. Le poisson sera très abondant, car là où cette eau pénètre, elle assainit, et la vie se développe partout où ira le torrent. " Au bord de celui-ci, " sur chacune de ses rives, croîtront toutes sortes d'arbres fruitiers dont le feuillage ne se flétrira pas et dont les fruits ne cesseront pas" (Éz. 47, 1-13).
Cette haute symbolique des eaux vives, assainissantes, vivifiantes, qu'elle demeure non point comme un argument, mais comme un suggestif décor de mystère tandis que se précisent progressivement les composantes existentielles de notre sujet.
Le sacrement de l'ordre est l'un des sept. Comme chacun des autres il s'accomplit d'abord en un acte liturgique. De même que le sacrement de Baptême et celui de Confirmation, il n'est réceptible qu'une seule fois. Le contraste n'en apparaît ainsi que mieux entre l'étroite limite de quelques gestes et paroles rituelles, circonscrits en une célébration s'étendant, au plus, sur quelques heures, et le tout d'une vie d'homme qui, désormais, sera placée entièrement sous le " signe " et l'a autorité " de ce sacrement pour ainsi dire a passé ".
En un premier sens déjà, il faut donc dire que ce sacrement conféré en un bref et unique moment, " une fois pour toutes ", est reçu " pour la vie ". Cela signifie qu'il s'approprie, ou que par lui le Très-Haut s'approprie souverainement l'existence entière de celui qui en est marqué, y compris, d'une certaine façon, son passé. Car en direction de cette heure de la consécration sacerdotale, une relecture de l'ensemble des années antérieures permettra de reconstituer, ou du moins de pressentir la logique des préparations providentielles. Et d'autre part, à partir de cette même heure a sacrée ", les eaux de l'existence s'orienteront vers des formes d'engagement, de mission et d'action qui seront, en principe du moins, déterminés entièrement par a ce qui vient de se passer " pour jamais. L'événement ponctuel se présente ainsi comme un accomplissement et comme une sorte de naissance nouvelle : naissance du prêtre dans l'homme et dans le chrétien désormais consacré, ordonné en vue d'un service particulier dans l'Église et pour les hommes, un service nouveau du Christ-prêtre.
Même pour celui dont la vie s'est trouvée de la sorte récapitulée sous l'autorité du sacrement de l'Ordre, il n'est pas facile de comprendre et de penser en profondeur la relation entre ce sacrement envisagé en son instantanéité et ce même sacrement instituant dans la durée une manière d'être nouvelle et impérative, coextensible au tout de l'existence de celui qui un jour a été fait prêtre. Mais n'en va-t-il pas de même, dans une certaine mesure au moins, pour les autres sacrements? Et en particulier pour ceux qui ne sont conférés qu'une fois? Le Baptême constitue, lui aussi et d'abord, un événement spirituel fondateur. Sa signification, telle que l'Église l'énonce selon l'enseignement du Nouveau Testament, ne se formule bien que par recours à des notions premières, comme mort, vie, salut, régénération. Le baptisé ne s'est pas simplement prêté à une cérémonie. Il est entré en un régime d'existence qui doit, en principe, rénover l'ensemble de ses pensées et de ses actes. Il est clair que la consécration reçue avec le sacrement de l'Ordre suppose que la régénération baptismale, première à tous égards, a déjà été comprise et sincèrement vécue. Distincte de celle-ci, il importe qu'elle soit comprise et vécue à son tour, de façon non moins conséquente, rayonnant sur toute la durée et dans toute la profondeur de vie du sujet ordonné.
Profondeur : le mot suggère une autre dimension de la réalité sacramentaire. Le sacrement de l'Ordre est reçu " pour la vie " en ce sens encore qu'il est destiné à inscrire son action et la forme d'existence dont il est porteur au plus intime de la subjectivité vivante du prêtre, mais pas seulement dans la sienne. En effet, ne traduisons pas cet aspect des choses en termes d'avantage personnel, même de nature morale. Certes, cet avantage est bien réel et logique, mais il s'obtient au prix d'un mouvement de désappropriation. Car c'est en entrant plus radicalement dans l'attitude du serviteur, en devenant plus effectivement " homme pour les autres ", que l'ordonné s'accomplit en sa dimension sacerdotale la plus personnelle.
Pour celui qui s'efforce d'entrer toujours mieux dans la vérité de l'ordination qu'il a reçue " pour la vie " (selon les divers sens qui viennent d'être évoqués), ce sont là non point des hypothèses ou des déductions, mais des constats. Ce sont d'ailleurs également des constats pour d'autres hommes à qui il a été donné de percevoir personnellement, à titre de bénéficiaires du ministère pastoral, et donc sur mode relationnel, la raison d être de ce ministère au service d'autrui. Mais j'ajoute que ce qui est devenu ainsi objet d'une certaine expérimentation spirituelle n'en continue pas moins d'être objet de foi, et même d'une foi difficile, tant de la part de l'un que de la part des autres. Et il va de soi que ce qui comporte pour eux un aspect d'évidence apparaîtra, par contre, assez peu vraisemblable, sinon même illusoire, en dehors de cette expérience et de cette foi; et que, de toute façon, pour devenir plus digne de considération et de créance, des propos de cette sorte exigeront par la suite bien d'autres justifications.
2. Avez-vous souhaité la mort du pape?
Étrange! Mais à qui donc s'adresse soudain cette question brutale et peut-être malveillante? Que vient-elle faire en ce contexte serein? A quoi tend-elle?
Je montrerai son sens et pourquoi elle n'est ni malveillante ni hors de propos, mais seulement grave. Elle ne se veut provocante que par sa gravité même et par son réalisme, peu de temps après l'attentat perpétré contre le Saint-Père Jean-Paul II. Car il est vrai que l'événement a bouleversé bien des curs, y compris parmi ceux que le sort du pape ne préoccupe pas considérablement, de façon habituelle; y compris également avec peut-être une nuance vague et sourde de remords passager chez certains qui ne lui veulent pas particulièrement du bien. Mais pourquoi ce bouleversement? Beaucoup, en effet, se sont demandé pourquoi, dans une société où violence et attentats font partie du quotidien, le coup porté au pape a été ressenti comme " à part ", comme l'" attentat absolu ".
Homme de bien? Avocat de la paix et des droits de l'homme? Personne hors série, unique au monde du fait de sa " fonction ", et donc " sacré " à un titre particulier? Tout cela a été dit et supputé, mais tout cela aussi a été contesté, même parmi les catholiques. Certains d'entre eux s'en sont tenus à l'argument selon lequel " tout meurtre est condamnable " (avortement mis à part) et qu'il y avait lieu, par conséquent, de dénoncer en ce cas particulier, en cette victime particulière " ni plus ni moins digne que les autres ", toute forme de violence. Mais serait-ce tout?
L'unicité du pape, le vide laissé par sa disparition violente, sont-ils réellement ressentis comme de même nature que l'unicité de tout individu humain et que le vide creusé par tout meurtre d'un homme honorable, chargé d'importantes responsabilités et peut-être même utile au grand nombre des humains?
Non. Le cas du pape est à part, dans une large mesure. La différence devrait pouvoir être ressentie par tous, même incroyants, et non pas de façon seulement instinctive. La différence consiste d'abord en ceci : il n'y a jamais qu'un pape, en sorte que, lui disparaissant, nul ne peut prendre sa place, ni même prendre la relève. La mort d'un pape et à plus forte raison sa mise à mort violente, laisse nécessairement dans le monde, et pour le monde entier, un vide très particulier, très universellement perceptible et signifiant, que Dieu seul pourra combler, s'il le veut bien, en désignant à l'unique Pierre, sur le Siège apostolique de l'unique Rome, un nouveau successeur, unique lui aussi.
" La belle affaire ! me dira-t-on. Un conclave se réunira " selon l'habitude " (Qu'est-ce qui prétendrait l'en empêcher?). Il désignera " régulièrement " au nom de Dieu, si vous y tenez ce nouveau pape unique (enfin, vous m'irritez un peu avec votre façon d'appuyer sur l'unicité supposée de cet Unique-là). Et alors le vide, ou ce que certains auront ressenti comme tel, sera comblé jusqu'au prochain trépas pontifical, violent ou non. Et au fait, n'y a-t-il pas illusion à prétendre que ce fameux vide, subjectivement ressenti par certains, pourrait bien constituer un vide objectif, un vide-en-soi affectant réellement à son insu chacun des humains, même étrangers à la foi catholique, même persuadés, comme Nietzsche et tant d'autres, que le sacerdoce catholique est bien près de constituer dans l'histoire humaine une sorte de mal absolu. Après tout, chacun n'est-il pas libre de déterminer personnellement ce qui a pour lui valeur vitale, comme aussi ce qu'il pense devoir condamner et rejeter, y ayant vu une réalité contre-nature 1? "
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1. Voir en annexe, texte témoin I.
Quelle réponse à ce genre de réaction? Il est frappant que celle-ci s'élabore assez logiquement à partir de la question " indécente " : " Avez-vous souhaité la mort du pape? " Elle emmêle en fait deux thèses. La première : qu'il n'est pas convenable d'envisager l'hypothèse qu'un homme digne de ce nom puisse prétendre se justifier de souhaiter positivement, pour le bien de l'humanité, le meurtre du pape, d'y prêter la main, d'en approuver l'exécutant; et donc qu'il est blessant de s'entendre interroger là-dessus (avec quelle arrière-pensée?). Mais la deuxième thèse, simultanée, est que Nietzsche n'est nullement un monstre ni un dément absolu non plus que ceux qui entrent dans ses vues et se placent sous son patronage lorsqu'il désigne le Prêtre-en-général, donc d'abord le pape, comme l'être contrenature par excellence, à supprimer comme tel de la face de la terre. En sorte qu'on doit maintenir en philosophie et en pratique une idée de choix, ou plutôt de création des valeurs, qui inclut la légitimité rationnelle et morale, la concevabilité et l'énonciabilité par l'homme du discours antisacerdotal absolu reçu de l'Antichrist. Ne valait-il pas la peine de paraître poser une question " indécente " pour révéler par là quelque chose de caché et de généralement tu? Quelque chose qui, au cur de l'homme, de tout homme sans doute, désigne secrètement le Prêtre comme l'objet et l'enjeu d'un combat et même du combat spirituel fondamen-tal1?
3. Souhaiteriez-vous recevoir l'ordination sacerdotale?
Autre question à peine moins impertinente (semble-t-il) que la précédente. C'est à voir. Il y a pourtant intérêt à s'interroger sur ce qui cherche encore à se cacher dans la gêne sous l'effet de laquelle on pourrait vouloir l'éluder.
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1. Voir "n annexe, texte témoin II.
Mais d'abord, a-t-elle quelque rapport obscur avec la question concernant la mort du pape? Oui, elle en a un, qui peut devenir très clair, et ne semble obscur qu'en raison de sa profondeur extrême. En bref : l'une et l'autre question renvoie chaque homme, souvent malgré lui, à celle, vitale et mystérieuse, de son rapport au Père. Car si, à un titre qu'il y aura lieu de préciser, le pape comme tel remplit dans la famille des hommes, de tous les hommes, une fonction unique de paternité spirituelle, il est compréhensible que sa disparition, de quelque façon qu'elle survienne, interroge et tourmente chacun à l'emplacement secret de sa relation à l'archétype paternel, et à tout ce que celui-ci implique à l'intérieur du " système " de la création et de la grâce.
Je m'explique. On peut être tenté de dire : de toute façon, la vacance du Siège romain n'équivaut pas à la mort de la Papauté. Un conclave " fournira " " tout naturellement s un autre pape aux catholiques, ainsi qu'aux autres qui en éprouvent, sans trop comprendre pourquoi, quelque besoin subjectif. Mais réagir de la sorte peut être une façon de fausser la réalité divine. A savoir : que l'Église ne se donne un nouveau pape qu'en se conformant dans l'obéissance filiale à ce qu'elle sait du dessein de Dieu. Dieu veut bien encore une fois les âges n'étant pas consommés lui faire la grâce d'un premier Pasteur. Cela signifie que le Père des Cieux donne au corps apostolique des pasteurs de se désigner un chef, qui sera dès lors le pasteur de l'ensemble du troupeau.
Aussi bien est-il nécessaire que le nouvel élu soit reçu par le Peuple de Dieu en esprit de gratitude filiale, c'est-à-dire tel qu'il est donné par grâce pure, en vue d'une charge surhumaine qu'il aura à exercer avec une autorité paternelle non négociable par les fidèles (pas plus que lui-même n'est en droit de négocier ses conditions de service ecclésial). Or l'esprit chrétien des membres du troupeau apparaît tout à fait déficient lorsque le remplacement du pape défunt est ressenti comme allant de soi : une sorte de dû presque revendicable, dont Dieu aurait à s'acquitter selon la demande, en se pliant aux conditions posées par les " ayants droit ". Cela est certes parfaitement ridicule, mais c'est malheureusement ce ridicule-là qui est vécu le plus sérieusement du monde, de façon inconsciente, par quiconque méconnaît la structure de paternité et de filiation propre à l'Église, non sans analogie avec l'ordre même de la création.
Mais voici la suite : les chrétiens considèrent assez spontanément qu'a on " trouvera toujours " quelqu'un " (avec l'aide éclairée des théologiens dictant le " profil " du prochain pontife) pour remplacer le défunt. Cette opinion peut recouvrir plusieurs hypothèses inégalement irréalistes et " révolutionnaires ". Ainsi : il y aura toujours nécessairement dans l'Église des " réserves sacerdotales " (évêques, prêtres) où puiser afin de pourvoir au remplacement. Ainsi encore : même en rejetant le principe de sacerdoce hiérarchique au nom de l'accomplissement adulte du sacerdoce des fidèles, le Peuple de Dieu sera encore en mesure, avantageusement même, de se désigner un représentant, un président-général, un chef (si l'on y tient). Pape ou non, peu importe !
Dans la seconde hypothèse, c'est évidemment l'ordre même de la nature et de la grâce qui se trouve rejeté ou gravement falsifié à travers la récusation du rapport hiérarchique fondamental de fils à père. Inutile d'insister pour l'instant. Dans la première, l'illusion, l'inconscience porte sur l'une des conditions vitales de tout envoi en mission de type apostolique : le préalable du " oui " par lequel des chrétiens de sexe masculin consentent joyeusement, dans leur jeunesse, à tout quitter pour correspondre à un appel (non à un " projet " personnel) qui les agrégera au corps sacerdotal unique et lui-même hiérarchisé, d'où l'un d'eux sera pris quelque jour afin d'être donné à l'Église pour le service propre au successeur de Pierre.
Là-dessus, ne soyons pas trop vite d'accord. En effet, peut demeurer la conviction d'apparent bon sens : " Mais enfin, il se trouve et se trouvera certainement de jeunes chrétiens pour répondre à ce qu'on nomme " appel au sacerdoce " ce que l'opinion d'aujourd'hui propose de désigner plutôt comme " projet de ministère presbytéral au service d'un Peuple de Dieu tout entier ministériel ". Et si l'on déplore à l'heure actuelle une pénurie de " vocations ", cela ne tiendrait-il pas à ce qu'en haut-lieu est autoritairement maintenue une conception du sacerdoce qui ne correspond plus suffisamment aux conditions présentes de l'homme et de la société? Les jeunes ne se proposent-ils pas généreusement d'"inventer des voies nouvelles"? Et puis, cet ostracisme à l'encontre de la femme et du mariage, ce refus hiérarchique, bien masculin, d'une accession de la femme aux responsabilités d'Église! Et cet impératif romain du célibat, principe d'un redoutable et vain malentendu! N'y a-t-il pas là de quoi expliquer en partie la rareté actuelle des choix conduisant à "recevoir l'ordination" moyennant préparation cléricalisante? Aujourd'hui les sujets les plus dynamiques semblent bien volontaires pour autre chose, et avoir peu de goût pour ce genre de réception, eux qui se déclarent tout prêts à donner et à faire du neuf... "
En somme, me suggérez-vous, il est non seulement compréhensible, mais en quelque manière fatal (et même, en un certain sens, préférable) que si peu souhaitent recevoir l'ordination sacerdotale dans les conditions où elle est habituellement proposée : " Quel sacerdoce? Quel ministère? Pour quoi faire?... " Voilà les questions de l'heure, et c'est à la hiérarchie qu'il faut les poser afin de lui faire savoir les réponses que leur donnent, très scientifiquement, plusieurs théologiens audacieux, " mondialement connus ". Il importerait donc que l'Église officielle d'abord comprenne autrement le " sacerdoce pour notre temps " ; et donc que le pape commence par se comprendre lui-même autrement; qu'il révise en lui-même déjà l'idée sacerdotale, acceptant de cesser d'être ce qu'il pense devoir être. Nous ne souhaitons certes pas sa mort physique (celle qu'il semble ne pas trop redouter), mais plutôt qu'il se laisse déposséder évangéliquement de certaines prérogatives auxquelles il aurait tout avantage à mourir. Il se trouve malheureusement que cette mort-là, à laquelle nous l'exhortons, et pour laquelle certains d'entre nous militent obstinément, se heurte de sa part à un refus plus obstiné encore. Toujours cette peur de mourir pour connaître les vrais renouveaux! Mais que cela soit acquis, alors, oui, il se trouvera de bons militants pour poser leur candidature au ministère...
Hélas! Tout cela se tient. Une logique plus ou moins rigide, plus ou moins molle, peut coordonner ces hypothèses en vue de faire remonter vers les sources pures des eaux vives de la grâce les eaux mortes et stériles où croupissent certaines confusions anciennes et modernes de l'esprit humain en mal d'auto-suffisance. Mais n'est-ce pas le mouvement inverse qui doit s'accomplir, conformément à l'ordre divin du salut? Il importe de dégager les sources et d'y puiser. Sans doute maintes questions qui viennent d'être évoquées sont à prendre au sérieux, et elles le seront. Mais il ne faut pas céder au mirage des faux rajeunissements de l'Esprit de Dieu par les vieilles inventions de l'homme en matière de nouveauté.
Découvrir ce qui est vécu et exige d'être mieux vécu en Église, à partir de ce donné qu'est le sacrement de l'Ordre, cela ne suppose-t-il pas déjà que le nom qui le spécifie dans le système plénier des sacrements chrétiens, soit considéré de près? Mais ici, il ne s'agira pas d'abord de philologie. Ce qui demande à être compris, c'est un sens particulier, une raison d'être fondamentale, à l'intérieur du dessein mystérieux dévoilé par Dieu aux hommes, dans le corps vivant de l'Église de Jésus.
Il est question d'ordre et d'ordination, et cela suggère que le prêtre particulier, pris dans la cohésion du corps sacerdotal auquel il appartient, corps que le pape " récapitule " (pour ainsi dire) visiblement en sa personne, doit être tenu pour le témoin actif d'un certain genre d'ordre; qu'il est structuré lui-même (et doit se laisser former et réformer) selon cet ordre; qu'il se trouve "instrumentalisé" en vue de l'instauration et de la restauration de celui-ci au sein du Tout. Entendons : au sein de cette Totalité qu'est l'Église, mais aussi, à travers elle et par sa médiation, au sein de la totalité humaine, voire de l'Univers visible (et invisible?) en son ensemble.
Mais cela est-il réellement concevable, et comment? D'emblée même, cela sera-t-il ressenti comme tolérable? Car enfin, nos " politiques " anciennes et modernes, nos " mystiques " secrètement ou ouvertement totalitaires se recommandent aussi de l'Ordre (avec majuscule obligée), de son instauration, de ses restaurations. Et, n'y a-t-il pas quelques raisons cuisantes pour que leur seule évocation suscite de la méfiance dans la longue mémoire historique de l'humanité? Mais, alors, la mise en uvre systématique mystiquement et politiquement systématique de ce certain ordre supérieur par les soins obstinés d'un corps d'officiers, par un clergé manipulateur du surnaturel et des consciences, n'y a-t-il rien à en redouter ? Si, assurément, mais est-ce réellement de cela qu'il s'agit, en fait comme en droit? Il est vain et dangereux de se battre contre des fantômes dont on ne sait même pas s'ils sont extérieurs ou intérieurs à soi. Mieux vaut avoir affaire à la vérité des êtres et de l'Être.
1. Il existe un ordre divin de l'amour
Amour, charité, agapè : ces mots ne seront signifiants pour nous aujourd'hui, en dépit des dévaluations et distorsions auxquelles les soumet le langage " quelconque " de n'" importe qui ", que s'ils sont reconduits à leur origine et compris à partir de celle-ci. Car, à moins de procéder de la sorte, il sera toujours loisible, mais vain, d'ironiser ou de tonner à l'encontre des hypocrisies, injustices et violences de tous genres entretenues avec soin sous appellation d'ordre humain. L'équivoque est alors maintenue non seulement dans les mots et dans les choses, mais encore dans les dispositions d'esprit qui en inspirent la dénonciation au nom de... Oui, au nom de quoi précisément? De la vraie justice, de la liberté véritable, de l'authentique fraternité, du service réciproque, de l'amour universel? Mais là encore il y a les mots et la chose; il y a le discours dénonciateur et ce au profit de quoi on se propose d'abolir les diverses sortes de "désordres établis". Un peu plus de clarté sur ce qui est en débat ne saurait nuire ni à la cause de l'ordre, ni à celle de la liberté, ni à celle de l'amour, ni à l'intelligence de leur rapport intime, essentiel.
Si donc l'homme a tant de mal, et s'abandonne à tant de possibles illusions quand il entreprend d'exalter l'une contre l'autre ces valeurs premières qu'il ne pourrait promouvoir qu'ensemble, c'est sans doute parce que celles-ci procèdent ensemble de la pensée et du " cur " de Dieu, où elles sont unité. En Dieu existe un ordre de l'amour, et cet ordre originaire est celui-là même d'où pourront procéder pour l'homme liberté, justice, fraternité, et, de façon générale, tout ce qui sera susceptible de prendre figure positive à l'intérieur de lui-même et des sociétés qu'il se propose d'édifier. Mais il va de soi qu'avant de donner forme et perfection à l'humain, cet ordre fondateur subsiste absolument en Dieu même. Il correspond au mouvement éternel de sa vie intime. Il s'identifie à l'ordo Trinitatis, c'est-à-dire à l'ordre de procession des personnes au sein de l'Unité divine.
Le Père est ainsi l'Origine sans origine de la divinité diffusive de soi. C'est en la communiquant sans réserve au Fils, et par le Fils et avec lui, à l'Esprit Saint, qu'il dit et accomplit sa paternité. Ensuite non selon une successivité temporelle, mais selon l'ordre d'origine des Personnes le Fils, dans l'acte par lequel il se reçoit du Père et s'identifie lui-même comme son Verbe parfait et sa parfaite Image, se dit et s'accomplit comme Fils, se référant à l'origine paternelle en un mouvement infini de gratitude. Enfin, à partir d'eux-mêmes en leur communauté totale de nature, le Père et le Fils suscitent éternellement l'Esprit, fruit vivant et vivifiant de leur mutuel amour. En cela le Fils opère comme Fils, donc comme subordonné à son Père, mais un avec lui selon leur nature commune. L'Esprit se dit ainsi lui-même et s'accomplit en dépendance d'origine du Père et du Fils, mais il s'agit, là encore, d'un mode de subordination qui, étant celui de l'amour tout donnant, n'implique aucune infériorité quant à l'être. La troisième personne est finalement renonciation achevée de l'ordre divin total.
Tel qu'il est en Dieu tel qu'il est Dieu l'amour et son ordre sublime pourra éventuellement, par condescendance de pure charité, se communiquer absolument, ou communiquer quelque chose de soi si tel est du moins le " bon vouloir " du Père (eudokia). Et parce que, en effet, ce bon vouloir aimant en a décidé ainsi, le mouvement ordonné de la divine charité condescend, selon l'économie, à se donner " en dehors " même de la nature incréée. Cela s'accomplit par l'Esprit Saint, qui est Don parfait don du Père au Fils, du Fils au Père, et de l'un et l'autre ensemble, avec lui comme Troisième, en direction de la créature. Le bénéficiaire de cette communication ad extra c'est premièrement (et, en un certain sens, uniquement) l'humanité sainte assumée par le Fils en son incarnation, conformément au vouloir bienveillant du Père. Par là pourra être restituée à l'ordre béatifiant de la charité divine l'humanité adamique qui s'y était soustraite par le péché, dégradant ainsi en elle-même l'image trinitaire constitutive de son être de nature et de grâce. Aussi, le Fils, en son incarnation rédemptrice, se fait-il le communicateur de l'Esprit d'amour à ses frères en humanité. Car le Père lui a destiné une Église afin qu'à partir de l'humanité en perdition il la suscite (et la ressuscite) par voie sacrificielle. Par rapport à cette Église le lien fondamental instauré par le Fils, toujours selon le dessein bienveillant du Père, est celui d'Époux à Épouse : " Un Roi fit des noces pour son Fils... ".
Il s'agit là d'une relation de pur amour salvifique. Imitant en fils la gratuité infinie de l'amour par lui reçu du Père et étendu miséricordieusement, par prédestination, à l'Élue originellement indigne le Verbe fait chair s'unit à elle una caro en des épousailles de sang qui le conduisent à épouser aussi, lui l'immortel, sa condition de mort, afin qu'elle apprenne ainsi à devenir sa bien-aimée. C'est alors que, ressuscitant et communiquant l'Esprit par la puissance du Père, il recevra de lui de " se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée (Éph. 5, 28). C'est bien à cette fin et en cette perspective d'obéissance au Père qu'il s'est " livré pour elle ". La descente sacrificielle du Fils jusqu'aux confins de misère où il a mission de reconquérir l'humanité adamique infidèle, voilà bien ce sans quoi ne se produirait ni résurrection, ni exaltation céleste démontrant de façon efficace la victoire de l'ordre de l'amour sur le désordre du péché, ainsi que les conditions sine qua non de cette victoire. Dans l'événement rédempteur mystères joyeux, douloureux, glorieux, indissolublement se trouve manifesté en termes de vécu humain intégral, et non point seulement en paroles, le contenu humainement insondable et incompréhensible, mais néanmoins évident en son efficience vivificatrice, de l'ordre divin de la Charité.
Mais par là aussi se trouve instituée dans l'Église une forme d'alliance nouvelle Alliance dans le sang du Christ où se traduisent et opèrent sacramentellement les dispositions divines de la Charité. En contemplant le cur ouvert de son Époux crucifié, en recueillant mystiquement le sang et l'eau qui s'épanchent pour elle à partir de la Source originaire, puis en recevant de lui, à titre de don des noces (donc de façon désormais inamissible) cet Esprit sacrificiel de résurrection et d'apostolat où elle-même s'est d'abord puisée, et où elle ne cessera plus de puiser pour les hommes, l'Église de Jésus apprend de lui que son ordre interne, à elle aussi, ne pourra être logiquement, au Ciel et sur la terre, que celui de l'Amour. Marie et Jean, la Mère et le Disciple, la Femme et l'Homme-Prêtre, sont les premiers témoins silencieux, le Vendredi Saint et le Dimanche de Pâques, de ce jaillissement prodigieux du Fleuve de vie au côté droit du Temple nouveau.
2. Dès les origines de l'Eglise, un constant rappel à l'ordre, à cet Ordre-là
II n'y a pas ici de jeu de mots : c'est bien du sacrement qu'il s'agit, de cet ordre sacerdotal dont il est question en ce livre. Les rappels qui viennent d'être faits portent, certes, sur l'ensemble du mystère divin en sa profondeur, mystère trinitaire, christologique, ecclésiologique. Nous voyons s'y déployer de façon cohérente l'ordre éternel de la charité, mais nous pressentons, pour le moins, que ce que nous nommons le sacrement de l'Ordre y prend place organiquement, donc comme élément absolument nécessaire et vital. Aussi ne devons-nous pas imaginer que comprendre vraiment et cette place et la nature particulière du sacrement reçu par ordination serait chose plus facile que de percevoir le mystère vivant où il se trouve constitutionnellement inscrit.
De cet ordre d'ensemble selon lequel se déploie, en elle-même et parmi les hommes, la vie divine, n'est-il pas nécessaire de faire mémoire en tout temps, et d'obtenir à son sujet cette remémoration elle-même vivifiante dont l'Esprit Saint promis et donné par Jésus est l'agent? Et cela peut-il s'accomplir hors de cette expérience de communion ecclésiale expérience de charité dont ce même Esprit est le principe réalisateur? Quoi d'étonnant, dès lors, si nous sommes conduits au constat qu'indiqué la proposition ci-dessus. A savoir : l'histoire chrétienne, dans sa quotidienneté, mais aussi de façon plus manifeste en certaines situations périlleuses, atteste qu'il a toujours été nécessaire, de procéder pour la vie même et le salut des églises locales, et plus largement pour l'instruction et la rénovation du Peuple chrétien en son entier, de lui remettre en mémoire et de lui expliquer assidûment la raison d'être de l'ordre sacerdotal qui le structure et l'édifie. Car cet aspect du statut d'ecclésialité ne va nullement de soi, du moins s'il s'agit de le comprendre et de le vivre tel que Dieu exige qu'il le soit en son Fils et dans l'Esprit Saint.
C'est pourquoi aussi la remémoration de la réalité et du sens de cet ordre-là ne peut guère s'effectuer en l'absence de tout rappel à l'ordre. Ce rappel, périodiquement nécessaire en forme solennelle, et toujours utile en forme d'encouragement à mieux faire, correspond précisément à la difficulté rencontrée par les chrétiens oui, vraiment par chacun en quelque mesure s'il s'agit de comprendre en vérité dans la foi, puis d'accepter pratiquement et activement dans l'humilité de l'amour, les exigences onéreuses, mais salutaires, du dispositif hiérarchique de leur Église.
Le terme de hiérarchique signifie que cet ordre comporte nécessairement une " tête ", un principe (une arche), et qu'il est réalité sacrée (hiéron). Pourquoi sacrée? En raison de sa provenance divine, et aussi de sa nécessité pour le maintien et la croissance de ce corps d'humanité qui s'édifie, sous sa direction, en Église de Dieu. Car ce corps-là, pas plus qu'un autre, ne saurait persévérer et se fortifier dans l'être s'il ne se défendait pas spontanément, mais aussi (dans son cas) de façon théologiquement réfléchie, contre ce qui pourrait, de l'intérieur d'abord, le dissocier. Qu'il se divise contre lui-même, méconnaissant la loi d'unité différenciée qui le règle et le promeut du dedans, le voilà voué à la destruction à moins de remise en ordre.
Mais qui aura charge de veiller à celle-ci? Qui devra en prendre l'initiative et le contrôle? Qui pourra faire en sorte que soit non pas subi ou récusé, mais compris, mais aimé ce principe hiérarchique très particulier, à nul autre réductible, par quoi s'ordonne, vit, agit, s'étend, le corps de l'Église? D'abord ceux qui ont été désignés et ordonnés en vue de servir le salut commun, et qui, pour cela précisément, ont été placés " hiérarchiquement " à la tête (et non pas au-dessus) du troupeau, en tant que pasteurs. Et qui donc, parmi les pasteurs, devra se sentir responsable en premier, devant Dieu et les hommes, pour que l'ensemble du troupeau demeure rassemblé dans l'unité de Dieu? S'il y a un Pape à la tête du corps des pasteurs, ne sera-ce pas lui? Certes, un tel souci ne sera pas son affaire à lui seul. Quiconque aime Dieu et Jésus-Christ et ses frères dans l'Esprit Saint, donc selon l'ordre même de la charité, devra se sentir " partie prenante ". Mais, " partie ", il lui faudra se référer pour agir, aux directives de la tête.
Et celle-ci Pape, Évêque, Prêtre, eux-mêmes hiérarchisés selon l'exigence de l'unité du corps au nom de quoi, par quelle inspiration se décidera-t-elle à " rappeler à l'ordre " ce et ceux dont l'attitude, la pensée, l'action, comportent un effet dissociateur? Sentiment de leur propre " supériorité "? Suffisance ombrageuse? Volonté de puissance, goût facile de la tranquillité? Crainte de rétrograder dans l'échelle de l'honorabilité mondaine? Certes, de telles malformations de l'exercice de l'autorité ne sont pas inconcevables. Nous dirons pourquoi elles peuvent avoir part aux motivations, et surtout aux mobiles inavoués de tout homme en position de responsabilité, et même de tout autre. Mais le fonctionnement de la vie ne se définit pas par ses malfaçons, surtout si le mouvement même de cette vie est conscient d'avoir à épouser celui qui procède du Père en Jésus-Christ, pour le bien spirituel du corps de l'Église.
3. Quelques exemples antiques et récents
Je ne raconterai pas ici vingt siècles de vie en Église. Pour l'essentiel, jadis ou aujourd'hui, le rappel par les pasteurs authentiques des impératifs de l'unité, et de la nécessité d'en revenir toujours au respect religieux du " bel ordre " disposé par Dieu même dans son Église, procéda et procède encore du même principe de charité, du même respect aimant de l'ordre de mission apostolique, lui-même fondé dans celui des processions trinitaires. Le reste n'est que modalités circonstantielles.
Il est clair qu'en ce domaine comme en tous autres, la manière de penser et d'agir du Christ et de ses Apôtres est tenue pour seule absolument normative. Les occasions ne manqueront pas de le montrer ultérieurement sur divers points. Je m'en tiendrai pour l'instant à l'évocation de trois types d'intervention ancienne et de deux types d'intervention récente. Aux débuts de la période post-apostolique : Clément de Rome, Ignace d'Antioche, Irénée de Lyon. Récemment : l'Exhortation apostolique de Paul VI touchant la réconciliation dans l'Église; plus près de nous encore, de Jean-Paul II la Lettre aux prêtres (ainsi que la Lettre à tous les évêques de l'Eglise) à l'occasion du premier Jeudi Saint de son pontificat.
La grande Épître de Clément de Rome à l'Église de Corinthe (vers 95) est particulièrement significative et édifiante sur la question qui nous retient. Son antiquité en fait un document premier de l'âge post-apostolique. L'ampleur des vues ecclésiologiques qu'elle développe lui donne une richesse et une force théologique considérables. Le mode d'intervention papale qui s'y affirme sans le moindre signe d'hésitation quant à son bon droit ni quant à son devoir d'en décider ainsi pour le bien d'une église particulière est lui-même porteur d'un enseignement majeur sur la nature et sur l'exercice de l'autorité sacerdotale dans l'Église universelle.
L'occasion? Une sédition au sein de la communauté de Corinthe, avec, pour effet, la destitution irrégulière de presbytres fidèles à leur mission. Le rappel à l'ordre romain est ici des plus nets, et soigneusement motivé. Il ne se présente pas pour autant en termes sèchement administratifs, mais, au contraire, avec un large et noble déploiement de justifications théologiques, et avec une fermeté qui n'exclut nullement le tact pastoral, voire une habile captatio benevolentiae. La gravité de la circonstance recommande cette façon de faire, comme aussi la dictent les dispositions personnelles et fonctionnelles de l'auteur, garant ultime au sein de l'Église des règles de la charité 1.
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1. " Vous donc qui êtes à l'origine des dissensions, soumettez-vous aux presbytres, laissez-vous corriger afin de vous repentir et de ployer les genoux de votre cur. Apprenez à obéir, laissant là votre arrogance et la trop brillante audace de votre langue. Mieux vaut, en effet, pour vous, être petits et comptés dans le troupeau du Christ que d'être estimés très haut et de vous voir exclus de l'espérance que nous avons en lui " (Épître, LVII, 1-2).
" S'il y en a qui résistent aux avertissements que Dieu leur envoie par notre truchement, qu'ils sachent que leur faute n'est pas légère, ni mince le danger auquel ils s'exposent. Pour nous, nous serons innocents de ce péché et nous prierons d'une prière et d'une supplication inlassable le Créateur de toutes choses, de maintenir intact le nombre de ses élus dans le monde entier, par son Fils bien-aimé Jésus-Christ, qui nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l'ignorance à la connaissance de la gloire de son nom " (Ibid. LIX, 1-2).
Les billets d'Ignace d'Antioche aux églises d'Asie (vers les années 107/110) ont jailli comme des flammes en des circonstances différentes : exhortations humbles, passionnées, autoritaires et suppliantes, fraternelles aussi, d'un évêque conduit par étapes vers Rome, le lieu béni d'un martyre lui-même béni et désiré. Mais l'" idée " ecclésiale qui s'y traduit est strictement la même que dans la Lettre de Clément. Les destinataires sont diverses communautés d'Asie, et, à part, celle de Rome (plus une lettre à Polycarpe de Smyrne). Les communautés asiatiques se conforment, et sont invitées à se conformer toujours davantage aux exigences de l'harmonie ecclésiale, autour de l'Évêque image du Père et des Presbytres image du Collège apostolique ainsi que des diacres.
La lettre adressée à l'Église de Rome est emprunte d'une révérence particulière. Cette Église, qui n'a jamais " jalousé personne ", est habilitée à " instruire les autres ", elle qui a " reçu les ordres de Pierre et de Paul ". Elle " préside à la charité, porte la loi du Christ, porte le nom du Père ". Sa " charité " aura à veiller sur la communauté d'Antioche bientôt privée de son évêque. Un ordre catholique du sacerdoce, celui-là même qui transparaissait à travers la sollicitude de Clément, se laisse reconnaître tout autant à travers le témoignage ardent de l'évêque d'Asie.
Ignace n'a pas à rétablir l'ordre en sa province, mais seulement à exhorter, à confirmer, à célébrer, à supplier aussi au nom de l'amour de son Seigneur. Il y a lieu toutefois pour lui de mettre en garde contre les négateurs de la " chair " de Jésus-Christ, contre les docètes. Mais ce qui anime cette célébration fervente du mystère de l'Église et de son harmonieuse unité, c'est essentiellement l'aspiration au martyre, le désir d'imiter la passion de Jésus-Christ, et d'entrer dans le mouvement mystique de cette " eau vive " qui murmure dans l'âme de l'évêque condamné : " Viens vers le Père ". Bref, l'ordre même de la divine charité, tel qu'il a été présenté plus haut, tel qu'il est vécu par un pasteur conduit à la mort et dont l'unique préoccupation est de voir ses communautés ecclésiales suivre en bon ordre la volonté du Père et l'exemple de Jésus donnant sa vie 1.
Un demi-siècle plus tard, l'enseignement magistral d'Irénée de Lyon se propose de garder les Églises des reniements auxquels les vouerait leur capitulation devant l'insidieuse perversion gnostique de la foi. Contre ce péril ancien et nouveau, Irénée dispose le même rempart et met en pleine lumière (mais avec une détermination théologique encore jamais atteinte) le même critère de vérité et de fidélité, le même principe de cohérence doctrinale et de cohésion ecclésiale, déjà posés avant lui par les défenseurs et promoteurs de l'ordre divin de la charité au sein de l'Église : la doctrine des Apôtres, telle qu'elle continue d'être confessée aujourd'hui dans toutes les Églises répandues à la surface de la terre, sous la garde vigilante des successeurs d'Apôtres. Quant au centre avec lequel doivent s'accorder les traditions
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1. " Quand vous vous soumettez à l'évêque comme à Jésus-Christ, je ne vous vois pas vivre selon les hommes, mais selon Jésus-Christ qui est mort pour vous, afin que, croyant à sa mort, vous échappiez à la mort. Il est donc nécessaire, comme vous le faites, de ne rien faire sans l'évêque, mais de vous soumettre aussi au presbytérium, comme aux apôtres de Jésus-Christ notre espérance, en qui nous serons sauvés si nous vivons ainsi. Il faut encore que les diacres, étant les ministres des mystères de Jésus-Christ, plaisent à tous de toute manière. Car ce n'est pas de nourriture et de boisson qu'ils sont les ministres, mais ils sont les serviteurs de l'Église de Jésus-Christ. Il faut donc qu'ils évitent comme le feu tout sujet de discorde " (Aux Tralliens, II).
" Je vous salue de Smyrne, avec les Églises de Dieu qui sont ici avec moi, et qui, en toutes choses m'ont réconforté de chair et d'esprit. Mes liens vous exhortent, que je porte partout à cause de Jésus-Christ, demandant d'arriver à Dieu : persévérez dans la concorde et dans la prière en commun. Car il convient que chacun de vous, en particulier les presbytres, vous réconfortiez votre évêque en l'honneur du Père de Jésus-Christ et des Apôtres. Je souhaite que vous m'écoutiez avec charité, pour que par cette lettre je ne sois pas un témoignage contre vous. Et priez pour moi, qui ai besoin de votre charité dans la miséricorde de Dieu, pour être digne d'avoir part à l'héritage que je suis près d'obtenir, et pour n'être pas trouvé indigne d'être accepté " (Aux Tralliens, XII).
locales, c'est la Tradition de Pierre et de Paul en son implantation romaine. Ainsi est assuré le bon ordre de la foi, le seul habilité à communiquer la vie de Dieu aux hommes, en édifiant l'Église dans l'unité 1.
Il est possible d'affirmer qu'en un certain sens les papes de ce temps ne peuvent, par-dessus les siècles, que confirmer cette appréciation des choses, en ce qui regarde la nature de l'ordre ecclésial et les conditions premières de son maintien et de son expansion dans tout l'espace du monde actuel. Car il leur faut travailler à remettre continuellement en mémoire, par l'Esprit Saint, à l'intérieur du Peuple de Dieu, cela même dont leur mission est de faire, eux d'abord, fidèlement mémoire. Seulement il se trouve que ce peuple est sollicité aujourd'hui plus que jamais par des comportements éthico-sociologiques qui font sérieusement obstacle en lui à cette remémoration nécessaire. D'où l'urgence de certains rappels à l'ordre dont la manière est en partie différente
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1. " Ainsi tous ceux qui veulent voir la vérité peuvent contempler en toute église la tradition des Apôtres manifestée dans le monde entier. Et nous pouvons énumérer ceux que les Apôtres ont institués évêques dans les églises, et leurs successions jusqu'à nous : ils n'ont rien enseigné, rien connu qui ressemble au délire de ces gens-là (...) Mais comme il serait trop long, dans un volume comme celui-ci, d'énumérer les successions de toutes les églises, nous considérerons la très grande église, très ancienne et connue de tous, fondée et constituée à Rome par les deux très glorieux Apôtres Pierre et Paul; nous montrerons que la tradition qu'elle tient des Apôtres et la foi qu'elle a annoncée aux hommes sont parvenues jusqu'à nous par des successions d'évêques (...) Car c'est avec cette église (de Rome), en raison de sa plus puissante autorité de fondation, que doit nécessairement s'accorder toute église, c'est-à-dire les fidèles qui proviennent de partout, elle en qui toujours, par ceux qui proviennent de partout, a été conservée la tradition qui vient des Apôtres " (Contre les hérésies, III, 3, 1-2).
" C'est dans cet ordre et cette succession que la tradition qui est dans l'Église à partir des Apôtres et que la prédication de la Vérité sont parvenues jusqu'à nous. Et c'est là une preuve très complète qu'elle est une et toujours la même, cette foi vivificatrice qui, dans l'Église à partir des Apôtres, s'est conservée jusqu'à ce jour et s'est transmise dans la Vérité " (Ibid. III, 3,3).
de celle que pratiquèrent (chacun selon les circonstances et selon sa grâce propre) un Clément de Rome, un Ignace d'Antioche, un Irénée de Lyon, mais dont la raison d'être essentielle demeure identique.
Il suffit de relire ï Exhortation apostolique de Paul VI à propos de la contestation dans l'Église1, pour percevoir de quel esprit de douceur, de patience, mais aussi de fermeté, peut être affecté ce genre d'intervention. Il ne faut d'ailleurs pas le dissocier de l'enseignement total, et totalement positif, qui est donné en ce même temps par le Concile et le Magistère romain. A travers cet ensemble cohérent, c'est bien l'édification de l'ordre ecclésial qui se poursuit pour nous. Elle est difficile et multiplement contrariée, tant de l'intérieur que de l'extérieur, mais sans que les coalitions contestataires puissent réussir à la tenir en échec. Le calme de l'admonestation constitue d'ailleurs un signe de la charité et de la maîtrise qui l'inspirent.
Ce sont assurément les thèses relatives à l'ordre sacerdotal, clé de l'ordre d'ensemble de la koïnônia (communion) ecclésiale, qui touchent le plus directement au point névralgique de la crise présente. En effet, si cet enseignement n'est pas reçu en obéissance sincère et intelligente, en gratitude d'esprit et de cur, par certains de ceux qu'il concerne en premier (évêques et prêtres), son accueil en deviendra plus difficile pour l'ensemble des fidèles, même si un bon nombre d'entre eux y adhèrent spontanément (dans la douleur de le voir si peu compris, et parfois si combattu). Car divisé contre lui-même, ou du moins contesté par certains qui y ont part, comment le corps sacerdotal diffusera-t-il parmi les hommes l'unité en provenance de Dieu?
Raison de plus pour qu'un Paul VI et un Jean-Paul II s'adressent par priorité aux prêtres catholiques s'il s'agit pour eux de rendre ensemble toute sa vigueur et sa puissance de salut au sacrement
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1. Exhortation apostolique Paterna cum benevolentia sur " La réconciliation à l'intérieur de l'Église ", 8 décembre 1974.
de l'Ordre. N'est-ce pas aux Douze d'abord qu'a été livré par Jésus l'enseignement sacerdotal du Discours après la Cène? Précisément, il y a plusieurs façons pour le pape de s'en tenir à cet exemple du Seigneur. La Lettre adressée le Jeudi Saint 1979, par Jean-Paul II à tous les prêtres de l'Église (accompagnée d'une lettre à tous les évêques) est un modèle du genre. Si elle comporte effectivement, pour les prêtres déjà, et à travers eux pour toute l'Eglise, un rappel à l'ordre, c'est en ce sens qu'il s'agit d'abord d'un appel sacerdotal à aimer Celui qui institua le Jeudi Saint, par amour et pour l'amour, " afin que tous soient un ", le sacrement de l'Ordre1.
Pour en terminer avec ce chapitre, dont le titre soulignait que l'ordre divin de l'amour est lui-même mal aimé parmi les hommes, y compris chrétiens, je préciserai un point encore, important : il est tout à fait compréhensible, quoique regrettable, que ce que les hommes se proposent de promouvoir et de défendre par eux-mêmes sous l'appellation d'ordre, en quelque domaine que ce soit, ne puisse guère éviter de dissimuler en soi, éventuellement
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1. jean-paul II : Lettre à tous les prêtres de l'Église à l'occasion du Jeudi Saint 1979 : " Sans cesse je pense à vous, je prie pour vous, avec vous je cherche les voies de l'union spirituelle et de la collaboration parce que, en vertu du sacrement de l'Ordre que j'ai reçu, moi aussi, des mains de mon évêque (le métropolite de Cracovie, le cardinal Adam-Étienne Sapieha, d'inoubliable mémoire), vous êtes mes frères. Je veux donc vous dire aujourd'hui, en adaptant les paroles de saint Augustin : Pour vous, je suis évêque; avec vous, je suis prêtre! Il y a en effet aujourd'hui une circonstance particulière qui me pousse à vous confier quelques pensées que j'expose dans cette lettre : la proximité du Jeudi Saint. C'est la fête annuelle de notre sacerdoce, fête qui réunit l'ensemble du presbytérium de chaque diocèse autour de son évêque dans la célébration commune de l'Eucharistie. C'est en ce jour que tous les prêtres sont invités à renouveler devant leur évêque et avec lui les promesses faites au moment de l'ordination sacerdotale. Et cela me permet, avec tous mes frères dans l'Épiscopat, d'être associé à vous dans une unité toute spéciale, et surtout de me retrouver au cur même du mystère de Jésus-Christ, auquel nous participons tous. "
avec cynisme, une part de désordre. Comme celui-ci fait nécessairement, d'une manière ou d'une autre, des victimes, il est compréhensible encore qu'en cela ce genre d'ordre, même justifié en ses principes, ne puisse jamais être aimé et défendu en tout lui-même. Par contre, en ce qui concerne l'ordre divin de la charité, le manque d'amour ne se justifiera jamais. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne comportera pas d'explication. Celle-ci devra toujours faire état, simplement, d'un défaut d'intelligence et de charité : c'est assez logique. Mais ce manque lui-même se présentera, selon les cas, sous des formes, des mesures des degrés de gravité objective et subjective, bien différents. Et il doit être clair, au point où nous en sommes, que les dispositions de réticence et de résistance face au dessein divin d'unité sacerdotale peuvent être aussi (et même sont toujours plus ou moins aussi, et en certains cas d'abord) le fait de ceux précisément à qui a été confiée institutionnellement la charge de " présider à la charité " parmi leurs frères. Cela fait partie des risques d'une haute vocation.
Les trois chapitres qui suivent ont pour propos d'évoquer, toujours en perspective existentielle ou, si l'on consent à ce terme, expérientielle trois dimensions constitutives de l'ordo sacerdotalis dont j'ai tenté d'abord de donner une vue générale. Il est traditionnel, parce que biblique, de distinguer et d'unir trois " fonctions " sacerdotales : prophétique, cultuelle ou sacrificielle, et royale. Cette " analyse " est appliquée d'abord au sacerdoce du Christ, chef glorieux de l'Église, mais aussi au sacerdoce participé dans l'Église. Nous aurons à éprouver sa valeur de vérité, et à déterminer ce qu'il convient d'en retenir dans le cas particulier des " ministres " constitués tels au titre du sacrement de l'Ordre. Le choix des mots est, certes, important lorsqu'il faut déterminer la nature et les particularités de ce ministère ordonné, mais non moins importante cette détermination elle-même. J'ai dit déjà les raisons qui me font choisir d'aborder à partir du vécu sacerdotal les questions d'intérêt doctrinal à examiner ultérieurement. Pour cette approche existentielle, je me laisse guider déjà par les trois indications bibliques que je viens d'énumérer. Et premièrement, qu'en est-il pour le Prêtre, au service de Dieu et de son Peuple, sur le point de sa charge prophétique? A quoi cette dimension d être peut-elle bien correspondre dans sa vie ?
1. Qui est ministre de la Parole? Et de quelle parole?
Tout d'abord, écartons une difficulté apparente qui, à la réflexion, s'avère vite artificielle. Certains, en effet, s'interrogent pour savoir si le sacerdoce ministériel (épiscopal, presbytéral) doit être défini premièrement par le service " prophétique " de la Parole, ou premièrement par celui, " cultuel ", de l'Eucharistie et des autres sacrements. Depuis quelques années, on tend à insister sur le fait qu'il s'agit de la parole " missionnaire " ; que c'est elle qu'on doit tenir pour première par rapport à la parole proclamée à l'intérieur de la célébration eucharistique " traditionnelle " ; et que, d'ailleurs, l'enseignement de Vatican II favoriserait ouvertement cette façon de voir, rétablissant ainsi l'équilibre ministériel et l'idée apostolique intégrale que la " Contre-réforme tridentine " aurait plus ou moins compromis par sa mise en perspective " avant tout eucharistique " du sacerdoce ordonné. Or il y a en tout cela, me semble-t-il, des arrière-pensées elles-mêmes compromettantes. Mieux vaut essayer de penser d'abord l'unité de ces fonctions, unité qui définit l'être même du prêtre, et qui doit se vérifier dans sa compréhension de lui-même et de son action pastorale.
C'est donc par l'unité qu'il importe de commencer, pour le bien commun des trois dimensions envisagées. Et en ce qui regarde le ministère de la Parole, c'est-à-dire la fonction proprement prophétique du Sacerdoce ordonné, il importe encore de commencer par là. De quelle façon? En tenant pour essentielle, en cette affaire, la mise en relation du prêtre (ou de l'évêque) individuel avec le Sujet sacerdotal unique à qui il revient, selon le dessein de Dieu, d'accueillir, de comprendre, de garder, de méditer et d'énoncer dans la Communauté croyante et dans le Monde, le Verbe de la vie. Si j'ai insisté, jusque-là, sur la nécessité de considérer le ministère ordonné comme étant reçu et exercé corporativement (en particulier dans son " icône " papale), c'est précisément pour faire droit à cette primauté du " nous " apostolique sur le " je " qui en procède et ne doit jamais se substituer à lui frauduleusement. Le Sujet récepteur de la Parole divine, en ce qui concerne le service pastoral qu'elle impose et garantit, pour la vie du Peuple en son entier le Sujet-Prophète, par conséquent c'est celui qui se présente d'emblée comme chargé d'expérience et de mission évangélique, et entreprend dans ces conditions de rassembler la Communauté. Ainsi, au début de la première Épître de saint Jean :
" Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie car la Vie s'est manifestée : nous l'avons vue, nous en rendons témoignage, et nous vous annonçons cette Vie éternelle qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète.
" Or voici le message que nous avons entendu de lui et que nous vous annonçons : Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la vérité. Mais si nous marchons dans la lumière comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché " (1 J. 1, 1-7).
Au sens très précis du mot, cette annonce aux hommes du salut offert et donné en Jésus-Christ, Verbe de vie, est prophétique. Elle est même la substance de la prophétie puisqu'elle dit quelle est la Parole adressée par le Père au Monde, Parole jadis tenue dans le secret et maintenant manifestée en la personne de Jésus-Christ et dans sa mission rédemptrice. Que pourrait-il y avoir d'autre à déclarer prophétiquement? Toutes les autres paroles données dans l'Écriture s'articulent à celle-là pour la préparer ou la développer, pour l'appliquer aussi aux situations diverses de l'homme par elle concerné. Elle est le centre et la circonférence, parce qu'elle désigne Celui qui est la Parole plénière de Dieu.
Elle désigne aussi, en la constituant, la Communauté universelle, l'Épouse unique que le Verbe a choisi de sauver par son incarnation et par l'effusion de son sang. Le " vous " auquel est destiné le message de vie n'exclut personne, encore que chacun puisse vouloir s'en exclure. Quant au " nous " qui se trouve déjà rassemblé et envoyé en mission celui qui est porteur de la Parole et garant de son authenticité et de sa valeur salvifique, moyennant rejet des ténèbres du péché et ouverture à la Lumière en lui s'énonce unitairement le corps apostolique. La Parole prophétique lui a été remise pour qu'il la garde et lui fasse porter comme fruit l'Église elle-même. Cela est conforme aux paroles d'envoi de Jésus : " Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde " (Mat. 28, 18-20). Et encore : " Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom il vous le donne. Ce que je vous demande, c'est de vous aimer les uns les autres " (Jean, 15, 15-18).
Ici le " Je " de la Parole unique, le " Je " qui est cette Parole procédant du Père, donnant à connaître " prophétiquement ", à elle seule, la vérité entière du Père, précède et suscite le " vous " apostolique. Celui-ci, se tournant alors vers le Monde, y suscitera, en se présentant lui-même comme un Sujet prophétique unique (" nous ", le corps apostolique), le " vous " et le " nous " de la Communauté des disciples. Celle-ci, à son tour, devra être identifiable par " tous les hommes " à ce signe : l'amour dont ses membres s'aimeront réciproquement, amour d'un type tout à fait unique en ce monde divisé. Cet amour lui-même deviendra donc prophétique. C'est qu'à travers lui transparaîtra quelque chose de l'amour dont le Père aime son Fils et dont le Fils aime son Église.
2. Docilité sacerdotale et prophétisme individuel
Le mot " individuel " ne comporte, en ce titre, aucun sens par principe péjoratif. En effet, de soi il n'entend évoquer qu'une seule chose, d'ailleurs évidente : si harmonisées, si une que soient les voix humaines, dans l'Église ou hors d'elle, elles ne peuvent pas ne pas être individualisées. L'uni-pluralité du vrai s'énonce nécessairement soit par une voix unique réellement représentative de la totalité, soit par une multiplicité de voix individuelles, mais entre elles concordantes ; et, pour qu'il puisse en être ainsi, concordantes chacune avec la voix unique, à supposer que celle-ci puisse s'exprimer par un organe reconnaissable.
Ainsi, en Israël, il n'existe pas de Prophétisme-en-soi s'exprimant par une voix ou un organe unique à moins que Moïse ne soit tenu pour tel (ce qui fait difficulté). Il y a néanmoins une concordance morale suffisante des voix prophétiques particulières pour qu'il soit possible de parler sans équivoque, au singulier, du Prophétisme d'Israël. Celui-ci ne trouve cependant son entière cohérence et son achèvement, son " Je " unique et suffisant, qu'en la personne de Jésus. Par là est révélé le statut seulement préparatoire du régime ancien. A partir de Jésus, Parole éternelle conçue en Marie selon la chair, mais par la puissance de l'Esprit, puis manifestée finalement, par la même puissance au sein du Corps ecclésial, un Sujet prophétique nouveau habite l'histoire humaine. Son uni-pluralité comporte elle-même un statut nouveau, lequel a son fondement dans l'unicité éternelle du Fils incarné.
Mais alors, sous ce régime d'accomplissement ecclésiologique, qu'en sera-t-il des charismes individuels? Seront-ils nécessairement réservés aux membres du corps hiérarchique? Assurément non : ils pourront être largement diffusés par l'Esprit Saint, qui " souffle où il veut ", au sein du Peuple nouveau, pour l'édification et la vivification de tous. Cependant, ils ne correspondront exactement à la vérité de la Parole unique (donc ils ne seront d'authentiques charismes prophétiques) que s'ils ne contredisent en rien celle-ci; et que si, bien plutôt, ils l'activent harmonieusement au sein de l'Église-une. L'Esprit d'unité et d'amour ne se divise pas contre lui-même.
Cette activation ne sera donc pas anarchique, c'est-à-dire dépourvue d'ordre et de rigueur harmonique. Cela supposera que, dans la liberté Communiquée originalement à chaque baptisé docile à l'action en lui de l'Esprit, elle s'effectue de telle manière que l'organe hiérarchique lui-même soit en mesure d'en vérifier la conformité à la norme unitaire, à la Parole et à l'Esprit prophétiques régissant l'ensemble. Dès lors, un chrétien qui aura reçu le sacrement de l'Ordre ne sera en aucune façon dispensé de remplir les conditions de docilité spirituelles requises des chrétiens non ordonnés, s'il s'agit pour lui de donner voix charismatiquement, dans sa vie et ses paroles privées ou publiques, à la Parole commune. Sur ce point, il y aura lieu de ne pas se départir, à son égard, des règles générales de discernement des esprits. Sa propension éventuelle à s'accorder à lui-même, ou à se faire attribuer par d'autres une notoriété de prophète, moyennant la combativité ombrageuse de son verbe ou la chaleur utopique de ses vaticinations, suggérera plutôt la crainte d'un abus de pouvoir bien intentionné.
Il n'y en a pas moins un sens à affirmer que, de soi, la condition de prêtre est constitutivement prophétique, et que ceux qui sont ordonnés dans l'Église le sont pour y être prophètes de Dieu pour le Peuple. Mais qu'est-ce que cela signifie? J'essaierai de le dire ici brièvement, bien convaincu toutefois que cette explication brève, comme toute autre relative à la spécificité du sacerdoce ministériel, ne devient suffisante que reliée à l'ensemble de ces autres.
La parole de Jésus : " Allez, enseignez... Voici que je suis avec vous ", constitue un envoi en mission garanti. Les destinataires directs en sont ses Apôtres, et à travers eux, mais seulement à travers eux et sous leur responsabilité collégiale et personnelle (et jamais en dehors ou contre), chacun de ses disciples. Chacun d'eux, en effet, pourra se sentir convaincu d'avoir à rendre personnellement témoignage à la vérité du Christ, en tant que membre du corps de l'Église. Car le prophétisme, dans l'Église, c'est cela. Et pour chaque prêtre, c'est cela, en sa condition particulière de ministre ordonné, ou rien de bon. Cette condition, sans rien soustraire en lui à celle, fondamentale, de baptisé, y ajoute. Elle y ajoute un ordre de mission, donc une obligation personnelle, et des moyens de grâce appropriés : ce qui établit et précise en quoi, et à quel prix, il lui revient de participer, à sa place et selon ses capacités individuelles, à l'assurance et garantie prophétique accordée par Jésus à la fonction sacerdotale comme telle, dans la conformité à son ordre hiérarchique interne.
" Enseigner avec autorité ", c'est donc bien, s'il en va de la sorte parmi les chrétiens, enseigner en situation et responsabilité prophétique. Mais alors, que d'obligations et que de risques ! Quels impératifs d'auto-critique, ou plus précisément quelle nécessité stricte, pour l'enseignant, d'entrer toujours plus avant dans une attitude intérieure et extérieure qui sera celle de la disponibilité et de la parfaite docilité sacerdotale. Et cela sous peine de stérilité et même d'illusion grave, qui n'ira pas sans une malfaisance pastorale dont lui-même ne mesurera sans doute pas la gravité, mais dont pâtira le troupeau.
Disponibilité et docilité spirituelle vont ensemble. Seules elles rendent possible le type difficile mais éminent de service et de libre instrumentalité grâce à quoi, dans l'être-prophète singulier de tel prêtre, et malgré ses faiblesses, limites et pauvretés individuelles (et à travers elles), c'est bien en réalité le Sujet sacerdotal d'essence universelle, le Corpus apostolicum lui-même, qui dit ce qu'il lui revient de dire prophétiquement dans l'Esprit, pour le bien commun de tout un Peuple sacerdotal.
Que la rigueur doctrinale, et même, selon la grâce particulière des " docteurs de la foi ", la plénitude de sens théologique doive être une qualité première de cette parole prophétique; que celle-ci se fasse de la sorte ce qu'elle doit se faire enseignante avec autorité, constance, intelligence, humilité et magnanimité la chose n'est-elle pas évidente? En tout cas, c'est ainsi, me semble-t-il, que le Corps sacerdotal en son unité, et en lui chaque prêtre selon son individualité et son charisme particulier, doit être dit prophète. Il doit même aspirer à le devenir toujours davantage, pour le seul amour du Verbe de vie et par docilité coûteuse à sa vérité éternelle, génératrice de salut.
3. Parole de la croix, parole crucifiante et réconciliatrice
Il ignorerait la logique des pensées de Dieu tellement supérieures à nos trop humaines supputations le prêtre qui s'imaginerait pouvoir annoncer prophétiquement la Parole de vie et d'éternelle vérité sans avoir à se laisser remettre en ordre par elle, le tout premier. Car lorsqu'au moment de son ordination il la reçoit en charge, sacramentellement, et par là consent à se laisser prendre lui-même en charge et en éducation par elle, comment pourrait-il être déjà ce qu'elle aura à faire de lui : son prophète entièrement docile? Certes, se préparant à devenir prêtre, il a étudié selon les moyens mis à sa disposition dans l'Église. Il s'est familiarisé avec l'intelligence des choses divines et humaines important à sa mission. Et s'il en a compris le sens, il entend bien qu'elles ne soient pas en lui choses seulement mentales et théoriques. Aussi faudra-t-il qu'il devienne lui-même davantage cette Parole; qu'il se l'intériorise efficacement dans l'acte même de l'annoncer, se laissant librement " enchaîner " par les effets qu'elle voudra produire tant chez ceux qui la prennent à cur (et il doit en être, bien qu'il ait à rendre grâces si d'autres s'y soumettent mieux encore que lui) qu'en ceux qui s'opposent à elle (avec un inévitable contre-effet sur lui). Et c'est ainsi que la Parole de Dieu remet dans l'ordre, dans son ordre à elle, celui dont la vie se définit par son annonce. Cet ordre doit devenir le sien, celui de son ordination. Voilà qui est logique selon Dieu, et de bonne guerre. Dans ce contexte, ce serait certainement romantisme et inexpérience de soutenir que le ministère de la Parole est, pour un prêtre, toujours mystère de joie, ou toujours mystère douloureux. Il est selon les circonstances l'un et l'autre, parfois simultanément. Mais il est certain que la joie devra avoir le dernier mot, et qu'en effet elle l'a. Elle l'a impérieusement dans l'âme du prêtre lui-même. Elle doit l'avoir aussi chez ceux à qui elle est adressée par lui, pourvu qu'ils se prêtent à leur tour, patiemment, aux patiences de la logique pascale du salut.
Car la Parole est bien comme y insiste saint Paul parole de la Croix (verbum crucis). A ce titre, elle ne peut pas ne pas se rendre crucifiante pour quiconque accepte de la recevoir, surtout s'il a, de plus, charge de la transmettre à qui n'est guère disposé à l'entendre. L'enseignement de Jésus lui-même pouvait bien couler de source, dans l'ardente spontanéité de sa connaissance et de son amour du Père, et dans sa volonté de sauver ses frères en humanité. Cet enseignement pouvait bien le remplir de la joie de la vérité reçue et donnée, de la jubilation indicible de l'Esprit : " Père, je te rends grâces... ". Il n'empêche qu'à cause de cela, précisément, la Parole prophétique de Jésus ne cessait d'ouvrir devant lui la voie royale de la Croix, et qu'il ne fit rien pour éviter l'approche de l'Heure. C'est que, du même mouvement, elle lui ouvrait, et elle ouvrait à tous ses frères, à son Église-Épouse, la voie triomphale de Pâques.
Qu'à l'imitation de Jésus un prêtre cherche à se conformer sans trop de réserves à sa mission prophétique, cela ne le conduira sûrement pas à se prendre au jeu des paradoxes intempestifs donnés
arbitrairement pour " évangéliques ", ou encore " missionnaires "; ni à exporter parmi les chrétiens une agressivité captive de ses conflits personnels. Il ne donnera pas à croire qu'une pensée toute chaude d'utopie la sienne et toute disloquée par l'irrationnel porte en lui et pour ses frères la vertu de la parole de la Croix. Non. Ajustant de son mieux, selon le don de l'Esprit, le message sauveur à ce qui, chez eux, se trouve en besoin, sinon toujours en attente expresse de ce message, il y introduira aussi la Croix, comme en secret. Mais celle-ci opérera, par sa fécondité et sa force intimes, dans le sens de leur libération spirituelle et de leur édification en Église.
Édification : cela veut dire que le glaive qui, selon l'enseignement de Jésus, divise, sera aussi celui qui, en chaque croyant, crucifie le mal de division et, ce faisant, ouvre son cur et son intelligence, selon un rythme adapté, aux énergies de la Résurrection. Car elles sauront bien profiter de cette brèche pour tout envahir.
Ainsi, la même Parole, qui prophétise la mort et travaille à l'accomplir selon la logique baptismale, prophétise identiquement la vie, la paix et la réconciliation. Elle opère par là dans l'homme ce qu'elle lui signifie. Dans l'homme individuel, certes. Mais comme celui-ci ne devient réellement chrétien qu'autant qu'il laisse démanteler en lui, et entre lui et les autres, ce mur de séparation qu'élève obstinément le péché commun, la réconciliation dont il vient alors à bénéficier est événement d'Église. Elle est ouverture de cur à autrui, dans le cur du Christ ouvert afin de réunir. Elle fait signe silencieusement au cur et à l'intelligence de ceux qui étaient ressentis comme éloignés et qui, en effet, peuvent bien se vouer encore ou être voués provisoirement à le demeurer.
Mais même si l'autre n'est pas encore en état d'accueil, il trouvera pourtant déjà avantage dans le seul fait d'être, fût-ce à son insu, intérieurement accueilli. Les prémices d'une future renaissance lui seront par là proposées, demandant d'elles-mêmes à fructifier. En lui aussi la Parole se cherchera une issue vers la Croix, c'est-à-dire vers la Résurrection dont elle est porteuse. Dans le sacrement de la Réconciliation, dont il a été établi le ministre, tout prêtre doit à la vérité de Dieu de porter condamnation sur l'homme encore complice de son monde disloqué par le refus du don de Dieu. Mais, dans le même moment et par la même Parole, il a mission de faire au tourmenté une proposition de paix, au séparé une offre de réconciliation. Là encore la Parole peut donner réellement ce qu'elle propose et énonce, pourvu que le pécheur accepte de s'en remettre, s'étant enfin reconnu vraiment pécheur, à la miséricorde infinie du Père en Jésus-Christ. Il appartient ainsi à la mission prophétique du prêtre de faire expérimenter à chacun, en commençant par lui-même, que là où le péché abonde la grâce s'offre indéfiniment à surabonder 1.
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1. Dans cette même série d'ouvrages consacrés aux sacrements j'aurai l'occasion de développer ce point essentiel du ministère sacerdotal en traitant du sacrement du pardon.
Deux expressions chrétiennes bien ou mal accueillies selon que le sens en sera bien ou mal compris. C'est le lot échu à toute parole, mais d'abord, nous l'avons vu, à la parole spécifiquement chrétienne, à la Parole de vie. Cela se comprend bien, puisqu'elle a pour particularité de porter la mort là où l'homme la refuse, et la vie là où, ayant consenti à mourir en Jésus-Christ, il s'en remet à la vérité et à la puissance du Père.
" Serviteur " et " Saints (même " très saints ") Mystères " : deux appellations à saveur liturgique, qui conviennent pour désigner et le Prêtre et l'Eucharistie, en leurs rapports mutuels. C'est maintenant ce lien vital essentiel qu'il importe de comprendre. Alors les mots ne feront plus difficulté. Apprécié selon la norme de la seule Révélation, leur poids d'Écriture et de Tradition apparaîtra réellement " démesuré ", ainsi qu'il en va en général pour ce qui nous est gratuitement livré dans l'Église, en dépit de nos inintelligences.
La même ordination qui fait du prêtre le prophète d'une Parole n ayant pas en lui son origine, le fait aussi serviteur, ministre, liturge, célébrant (on peut additionner sans équivoque ces termes, et d'autres) d'un Sacrifice où il ne fut d'abord pour rien, mais qui devra, comme la Parole, devenir tout pour lui. Le sacrifice eucharistique est bien ce culte divin unique, dont l'Église entière a reçu, comme Peuple sacerdotal destiné à la louange, le don, la responsabilité, l'exercice sacré. Mais il se trouve que le Donateur premier (le Père) a déterminé, en son " bon vouloir " souverain, les conditions de cette responsabilité et de cet exercice, c'est-à-dire tout simplement les conditions de stricte possibilité de l'existence et de la pérennité parmi les hommes de ce qui constitue précisément l'Objet divin du don : le pouvoir sacerdotal de faire l'Eucharistie. Ce pouvoir est lié au don, et rend possible sa réception et sa mise en uvre. Pour cette raison, tout de même facile à comprendre, ce pouvoir d'un type unique est celui d'un serviteur de type unique. A quand la fin, très vivement souhaitée, de la fausse et pernicieuse antinomie, prétendument " biblique " et " théologique ", entre pouvoir et service, là où il s'agit de qualifier ontologiquement la nature particulière du Sacerdoce confié par Jésus à ses Apôtres, et transmis par eux à leurs successeurs? Le plus tôt sera le mieux. Car comment serait-il possible de servir les " saints et divins Mystères " sans avoir reçu le pouvoir suréminent de le faire? Mais d'abord, que désigne cette antique expression que certains tiendraient pour surannée parce que " passée de mode " et " inintelligible en contexte de culture contemporaine " ?
1. L'Eucharistie, don mystérieux de la très mystérieuse charité rédemptrice
L'Eucharistie est donnée par Dieu aux hommes, dans l'Église catholique (et nulle part ailleurs) comme une sorte de mystère redoublé. Telle est du moins la façon dont ce sacrement pourra être perçu. Cette perception là où elle existe comporte un aspect de spontanéité où la foi et la charité sont pour beaucoup. Cet aspect demande à être réfléchi, justifié, critiqué peut-être aussi, mais en toute rigueur doctrinale.
En un certain sens, l'attribution par nous d'une diversité de degrés d'intensité à la qualité de mystère dont sont porteuses les réalités divines reçues dans la foi, à quelque chose d'illusoire, ou du moins d'assez subjectif. En effet, le mystère de Dieu est partout intégral, parce que ce Mystère est Dieu lui-même, en l'inaccessible et infinie plénitude de son Être. Entendons-nous bien d'ailleurs c'est essentiel sur le contenu même du terme de mystère appliqué à Dieu : il écarte pour nous toute prétention à " comprendre " (comprehendere) l'Infini et l'Incréé divin à partir de notre définitive finitude d'hommes. Si comprendre consiste à se dilater, en quelque sorte, à la mesure de ce que l'on s'efforce de découvrir, Dieu demeure nécessairement en tout lui-même, pour l'homme, absolument incompréhensible. Et cela appartient à son mystère parce que cela appartient à son Être, et même s'identifie à son Être. Pourtant mystère, même pour nous en notre rapport à Dieu, ne signifie pas ignorance pure et simple, mais disproportion par excès de plénitude de lumière et de vie en Dieu, relativement à ce qu'il nous est donné très positivement d'en connaître. Connaissance nocturne, comme celle que le regard humain peut acquérir des abîmes célestes dissimulés de jour par le non-retrait du trop proche soleil. Connaissance en clair obscur, où se laisse mieux mesurer la disproportion exaltante des deux abîmes pourtant conjoints de l'Infini et du fini. Qui donc parlerait ici d'ignorance, par dépit de n'être pas l'inventeur de l'univers et de son insondable secret? Ainsi pour le Mystère de Dieu et pour le juste sens humain du mystère et de ce Mystère. Encore faudra-t-il entrevoir quel élargissement et quel approfondissement mieux : quel changement de nature et de références spirituelles introduit pour l'homme, dans sa relation à l'Absolu, l'expérience d'Église rendue possible par la manifestation ici-bas du Verbe de vie et par l'instauration en lui de la Nouvelle Alliance rédemptrice.
L'Eucharistie est le sacrement par excellence de la Nouvelle Alliance. Sacrement du Fils devenu chair pour mourir corps livré, sang répandu au profit de la multitude des frères il n'est possible que parce que dans la résurrection de ce Fils d'entre les morts, lui-même le confie victorieusement en mémorial à son Église. Il est le sacrement du " jusque-là ", " jusqu'à l'extrême " du don de soi de l'Époux glorieux à son Épouse rachetée. C'est par cet aspect d'extrémisme, rendu plus manifeste jusque dans l'actuel et le sensible, qu'il est efficace à susciter d'abord une sorte de stupeur gênée et nous met par là en demeure d'en finir avec certains rêves d'avoir réussi tant bien que mal à nous accommoder sagement du Mystère de Dieu de Dieu comme Charité.
En vérité le fait eucharistique, avec tout ce qu'il perturbe de nos goûts d'autosatisfaction " théologique ", ne saurait être de soi " plus mystérieux " (ni moins) que la Trinité, que l'Incarnation et que l'Eglise. De ce point de vue, l'Eucharistie est homogène à l'ensemble indissociable du Mystère divin parmi nous. Si elle paraît d'abord, en sa nature même de sacrement du Corps et du Sang de Jésus, plus " incroyable " que tout le reste, ne serait-ce pas parce que nous nous accordons trop aisément une bonne note en pénétration spéculative à propos de la Trinité divine ou de l'humanité " bien connue " de Jésus, et plus encore de la réalité " parfaitement définissable et inventoriable " de l'Église? Là, les paradoxes du divin nous semblent intellectuellement et même scientifiquement assimilés. Ils sont presque à portée de nos clairvoyances naturelles. Il nous arrive de discourir sur la Charité rédemptrice comme si elle était en elle-même comparable, au niveau supérieur, à nos gentilles, superficielles et peu coûteuses philanthropies...
En somme, notre pellicule de clarté solaire, quoique tamisée et rétrécie à notre insu par les nuages de nos médiocrités intellectuelles et morales, nous persuade d'être tant bien que mal en relation visuelle avec tout ce qui forme hors de nous l'espace d'en-haut. Nous rétrécissons alors et banalisons le Mystère divin, devenu pour nous trop " facile " et quasi " naturel ". C'est que nous sommes démunis quelque peu du sens de la démesure divine, qui est celle de la Charité; démunis également, croyons-nous, de ce qui nous imposerait comme malgré nous de renverser notre système de protection contre les provocations de cette Charité.
Heureusement il y a l'Eucharistie, avec ses implications diversement " scandaleuses ", y compris du côté du Sacerdoce et de son " pouvoir consécrateur ". Cette dernière implication apparaîtra plus loin, le moment venu. Pour l'instant, voyons seulement la difficulté la plus apparente : le discours tenu dans l'Église au sujet de l'Eucharistie et de son " réalisme " est ressenti comme une " parole dure à entendre ". Pourquoi, sinon parce que " difficile à croire"? C'est alors que le Mystère divin semble ici se redoubler et s'obscurcir douloureusement, selon l'impression de certains croyants. Mais pour les incroyants, il semble bien plutôt se ridiculiser, ou tout au moins offrir là le repère central et le condensé extrême de l'incroyable. Ah ! s'il n'y avait que symboles et pieux souvenir d'un Absent exceptionnellement digne de mémoire! Mais non, il faudra subir la fameuse " présence réelle ", avec la " transsubstantiation ", et le reste. Mais trop est trop.
N'allons pas nous-mêmes minimiser le poids dont pèse sur les fidèles de bonne volonté, au-dedans d'une société majoritairement sceptique, ce non possumus de tant d'incroyants sincères, et en apparence éclairés. Mais demandons-nous quelle serait la bonne logique de la foi, dès lors qu'elle se trouve ainsi mise en demeure de maintenir, de haute lutte pacifique, le point stratégique menacé.
Elle demanderait, semble-t-il, que soient d'abord projetées sur le foyer eucharistique lui-même toutes les clartés rayonnant, à l'intérieur de l'intelligence croyante, depuis les points cardinaux du Mystère unique; et cela en n'oubliant pas qu'il s'agit du mystère de la Charité infinie s'offrant à l'homme par des moyens qui, transcendant toute prévision humaine, risquent fort d'être jugés non pas seulement déconcertants, mais à première vue inconcevables et même inacceptables. Ensuite, ou en même temps, il y aura lieu d'essayer de convertir en positif cela même qui paraît se présenter d'abord comme un obstacle à la foi. Je veux dire qu'il y aura moyen de faire bénéficier l'intelligence d'ensemble du Mystère y compris de ce qui en lui est réputé " plus aisément croyable " de ces élargissements d'abîme et de nuit, de cette démesure divine, qu'imposé avantageusement à la foi la prise au sérieux de la " difficulté eucharistique ", ou de ce qui est d'abord ressenti tel.
Alors, bien loin de nous scandaliser avec les auditeurs du premier Discours de Jésus sur le Pain de vie (Jean, 6), nous obtiendrons de prendre appui sur la " provocation " qu'il impose. Avec les disciples fidèles nous dépasserons victorieusement les bornes d'un certain bon sens humain. Il nous deviendra alors possible non pas de nous promouvoir, mais de nous laisser conduire plus avant en direction des profondeurs d'une Lumière qui n'en reste pas moins " inaccessible ", et que " nul il ne voit ni ne peut voir ", puisque c'est la Lumière incréée où Dieu habite et dispose dans le secret l'ordre de l'Être, des êtres, et aussi des " choses ". Oui, des choses, car alors le Mystère d'en-haut condescend jusqu'à elles, et d'abord à certaines d'entre elles, élues à cette fin, pour y constituer les " Très saints Mystères " : ceux du Corps et du Sang du Seigneur. Mais il y faut le Prêtre.
2. Agir, et donc exister comme prêtre " in persona Christi "
La formule latine ne se laisse pas si aisément traduire, mais ce qu'elle désigne dans le mystère du Sacerdoce se laisse encore moins aisément penser et exposer. Et le vivre comporte une difficulté d'un autre ordre encore. Essayons pourtant d'avancer dans la bonne direction.
Dans l'Église, beaucoup de choses sont dites et faites, et peuvent l'être très légitimement, " au nom du Christ " : in nomine Christi. La formule court à travers toutes les situations néo-testamentaires. Prêtre ou laïc, parce qu'appartenant au Seigneur en tant que baptisé, je sais pouvoir et devoir faire toutes choses " en son nom " : vivre de lui, par lui, pour lui, bref, " à son compte ", pour ainsi dire, et non au mien. Mais je ne prétends pas pour autant agir, par le fait même, comme instrument institué et personnalisé de son action personnellement transcendante : celle qu'il exerce aujourd'hui même comme Fils de Dieu, Parole de vie, Tête de l'Église, précisément en faveur de cette Église. S'il m'était demandé ou imposé d'agir instrumentalement sous la motion de cette action-là, ce ne pourrait être qu'en des conditions nouvelles, qui personnaliseraient autrement en moi, pour le service de tous, l'action personnelle du Christ Chef de son Église.
Tel est, me semble-t-il, le sens à inclure sous la formule condensée : in persona Christi. Et en effet, selon la doctrine de l'Église catholique, il revient au Prêtre d'agir à ce titre, en cette condition nouvelle d'appartenance, en cette ligne d'instrumentante très particulière et d'" un autre ordre ", chaque fois qu'il exerce légitimement, c'est-à-dire, par mission expresse, le pouvoir que l'Eglise lui a conféré personnellement en vue d'un service irremplaçable de Dieu et du Peuple de Dieu. C'est très spécialement le cas dans l'accomplissement des rites sacramentels, et en tout premier lieu dans celui de la Célébration eucharistique. Or, très évidemment, ces pouvoirs réservés que l'Église apostolique a le pouvoir de transmettre, en des conditions très déterminées, aux ministres qu'elle ordonne pour ses tâches, ne peuvent jamais être que ceux-là dont Jésus ne cesse de la pourvoir elle-même depuis ses origines, à titre d'Épouse dans l'Esprit Saint. Et cela afin qu'elle puisse exercer en son nom sa maternité spirituelle plénière à l'égard des hommes rachetés.
Accomplissant par délégation du Christ les Saints Mystères du Corps et du Sang rédempteurs, le Prêtre agit par la parole, et ne le peut sans elle. Mais alors cette parole intervient plus que jamais comme la Parole. Elle est, si possible, moins que jamais la sienne en tant que chrétien particulier. Parole " prophétique " encore, en un certain sens, mais dans renonciation de laquelle le Prêtre-prophète se trouve dépossédé, d'une nouvelle façon et par disposition divine, de toute efficience qui procéderait seulement de la docilité baptismale à la vérité de l'Évangile, et même seulement de sa docilité sacerdotale à sa mission d'annoncer cette vérité publiquement.
C'est qu'en cette situation sacramentelle la " vérité de l'Évangile ", et très exactement Celui qui est personnellement la Parole évangélique, Jésus, lui enjoint de prononcer en ministre ecclésial des paroles déterminées comportant seules un type d'efficience qui n'appartient qu'à la Parole de Jésus agissant " en direct ". Or nous savons ce qu'il en est de la puissance divine de cette parole humaine de Jésus. Mais qu'en est-il dans l'Eucharistie?
En sa concentration eucharistique, le mystère de l'Alliance Jésus et son Église, Jésus en son Église et par elle présente cette particularité : il introduit le glaive vivant de la Parole de vérité parole de création, de transformation et de re-création jusqu'au cur le plus intime de la " chose ", à ce niveau d'humilité où celle-ci semblerait aux hommes radicalement inapte à porter le divin. Mais voici que le pain et le vin, ces modestes et précieuses choses, don matériel très signifiant destiné par l'univers à l'homme, et par celui-ci à ses proches et à ses amis, don " cosmique " en même temps que très humain et humanisant, entrent glorieusement dans l'épopée immense et comme omniprésente, dans l'épopée historique de l'Amour rédempteur. Elles y entrent radicalement renouvelées en leur être intime, transformées et transsubstanciées, et néanmoins à peine transfigurées en ce qui regarde les apparences sensibles : simplement une disposition symbolique nouvelle appropriée à la destination liturgique et sacrificielle des éléments premiers, pain et vin.
Entre les mains du Prêtre et sous le regard de tous, ces choses ne présentent que ce qu'il faut de fragile substrat signifiant pour renvoyer à l'Invisible le regard de la foi et pour livrer secrètement cet Invisible en nourriture de vie éternelle. Mémorial sensible infiniment disporportionné à l'Événement qui commande divinement toute l'histoire sainte des hommes avec Dieu, révélant une fois pour toutes c'est-à-dire pour la totalité du temps et le nombre total des élus les miséricordieuses profondeurs du cur de Dieu en Jésus-Christ.
Si cela est compris, on comprendra aussi que la mission donnée au prêtre d'agir in persona Christi lors de la célébration eucharistique inclut logiquement l'avènement en lui de quelque chose de nouveau, distinct de la marque baptismale. Quelque chose qui correspondra, au plus intime de son être et de sa manière d'exister, à ce qu'il lui est donné d'accomplir par une autre puissance que celle dont il peut disposer comme sujet humain, et même comme chrétien particulier. La Parole consacrant par lui l'Eucharistie ne le consacre-t-elle pas lui-même pour qu'il puisse non seulement effectuer rituellement cette consécration, mais encore en vivre ?
Qu'est-ce à dire? En quoi consiste donc cette consécration d'un homme, et cette surconsécration d'un baptisé? Seulement une fonctionnalisation le laissant conforme à lui-même tandis qu'il s'y assujettit "de l'extérieur"? Une telle idée est absolument irréelle, et ce qui, dans les faits, lui correspondrait en ce qui regarde la façon de vivre et de penser du prêtre, signalerait bien plutôt une distorsion de l'ordre moral convenant à l'existence sacerdotale. Néanmoins, ce n'est aucunement déprécier le ministère du prêtre que de le définir comme un service, ou même comme une fonction. Et il n'y a rien d'inexact à penser selon la catégorie d'instrumentalité le rapport de sub-ordination du ministère de l'Eucharistie à Celui qui daigne agir en lui et par lui : par ses gestes et ses paroles à l'intérieur d'une liturgie sacrée dont ce ministre n'est en aucune façon l'inventeur ni le maître, mais l'officiant fidèle et, en quelque sorte, inconditionnel.
Encore faudra-t-il transposer intelligemment dans son ordre d'humanité spécifique cette forme d'action sacramentelle subordonnée à une Action proprement divine. Celle-ci imposera à celle-là, certes, une désindividualisation. Mais en quel sens? En ce sens que dans la mesure où l'individualité du célébrant humain impliquerait une manière d'appropriation, ou encore un certain genre d'autonomie, ou un besoin d'initiative spectaculaire là où il lui est commandé d'agir en dépendance stricte du Prêtre céleste unique (et de la règle du jeu établie en son nom par l'Église), elle desservirait, bien loin de la mettre en valeur, la vérité profonde des Saints Mystères. Mais ce qui est écarté en ces conditions ne l'est que pour rendre possible une personnalisation entière. Cela signifie qu'aux profondeurs du sujet humain ordonné à l'Eucharistie une relation vivante, une relation d'un type nouveau, se trouve instituée à l'égard de la Personne de Jésus-Christ; et que cette relation est susceptible de se personnaliser toujours davantage par la pratique même du ministère eucharistique. Mieux : qu'elle demande d'elle-même et doit obtenir l'accroissement nécessaire à une personnalisation toujours plus radicale. Celle-ci, on le comprend bien, ne saurait consister en une sorte de mainmise du serviteur sur le Don divin qu'il a charge de faire fructifier parmi les hommes et pour eux. Il en va pour le ministère de l'Eucharistie comme pour celui de la Parole ministères étroitement conjoints et procédant d'une même Source et du même Esprit : il ne s'exerce valablement qu'au prix d'une entière des appropriation, celle-ci constituant la seule voie d'accès à la communion d'amitié ordonnée entre le serviteur-prêtre et son Maître, entre l'ami et l'Ami : " Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs... mais je vous appelle amis parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître " (Jean, 15, 14-15).
3. Le cur sacerdotal : un cur eucharistique
Il est question ici de ce que doit devenir le cur de chaque prêtre pour autant que s'effectue au long de son existence la personnalisation dont il vient d'être parlé. Le prêtre se personnalise en vérité grâce au consentement donné à l'initiative rénovatrice du Christ-prêtre agissant en lui. Mais ce titre décerné au Christ étant lourd de mystère, j'aurai à l'expliquer mieux par la suite afin d'éclairer, du point de vue doctrinal, la nature de la sacerdotalisation intime réalisée dans le ministre par l'amitié de son Maître et Seigneur. Ici j'expliciterai seulement sur un point ce qu'il en est (ou devrait en être) du vécu de chaque prêtre par suite de son exercice du ministère eucharistique.
Celui-ci doit logiquement l'introduire et le fixer dans les profondeurs de la charité dont l'Église est redevable à son Époux, du fait qu'il se donne à elle en permanence dans la matière et la forme de ce sacrement. Le Corps et le Sang sacramentels qui lui sont livrés ainsi que par lui à tous lui signifient expressément quel genre de conversion et de transformation intérieures pourra lui permettre de comprendre en vérité ce qu'il fait, et lui donner d'imiter dans sa vie ce qu'il célèbre1. Conversion, transformation, intelligence renouvelée, et imitation en son existence de l'action sacrificielle, ne se manifesteront à l'extérieur que si elles prennent naissance d'abord en son cur, si son cur devient d'abord " eucharistique ".
En ce contexte théologique, le " cur " désigne le centre même de la personne, son ultime " centre de gravité ". Ultime en ceci que s'y harmonisent dans l'unité les diverses puissances constitutives du moi : intelligence, volonté, affectivité, et même sensibilité physique. Et quel " lien parfait " réussit donc à lier dans le lieu secret du cur ces fonctions si souvent disjointes et insurgées chacune contre les autres? Ce ne pourra être que la Charité. Dans le Cur de Jésus, celle-ci existe plénière, et immensément humaine, parce que d'abord divine en son origine. Et dans le cur du serviteur-ami elle tend aussi vers une certaine plénitude. Seulement il s'agit d'une plénitude reçue, et non point donatrice comme pour le Cur-source du Rédempteur. Pourtant, puisqu'il s'agit d'une charité vraie, vivifiant le cur de l'ami par union
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1. Dans l'ancienne liturgie de l'ordination sacerdotale l'exhortation de l'évêque aux futurs prêtres comportait la formule : Agnoscite quod agitis; imitamini quod tractatis... " Ayez bien conscience de ce que vous faites, et retracez dans votre vie ce que vous accomplissez " (dans la célébration du mystère eucharistique).
avec celui de son Maître, il est de sa nature d'être diffusive d'elle-même pour la vie des frères. Cette diffusion s'effectuera comme celle de l'Eau vive qui, jaillissant du côté droit du Temple, renouvelle par guérison et divinisation une humanité malade des dessèchements et corruptions spirituelles provoqués par toutes les formes de manque d'amour.
Dans le courant des Eaux vives, qu'il ne soit pas question de discerner la " part " qui jaillit du Cur transpercé de Jésus en croix puisque cette " part " est en réalité le tout et celle qui provient du cur de chaque prêtre, mais à l'état dérivé. Cette part subordonnée ne peut, en effet, avoir de réalité qu'à l'intérieur et en dépendance du tout. Elle reste donc comme immergée et diffuse en lui, mais sans que ce soit pourtant sur mode de confusion ni en forme dépersonnalisée. C'est le contraire, nous l'avons vu, qui est vrai.
Et d'autre part, qu'on ne cherche pas à distinguer, dans ce large flux de grâce, entre ce qui viendrait " directement " de l'offrande " passée " effectuée au Calvaire et ce qui " maintenant ", à partir de l'état de gloire du Rédempteur, se diffuse dans l'Église par le moyen de la sainte Messe célébrant y compris. Car unique est le Temple et unique le Célébrant qui, par l'ouverture éternelle que dispose en lui, en son côté droit, la Charité trinitaire ouverture unique où se dit pour nous cette Charité , donne à l'humanité la maternelle Demeure ecclésiale où vivre et célébrer.
Converti, transformé, renouvelé en quelque manière, comme le sont le pain et le vin de l'Eucharistie, le Prêtre devra porter en son cur la réalité qu'il célèbre. Et c'est pourquoi d'abord il doit à Dieu et à l'Église, et aux plus petits parmi les fidèles, de célébrer " avec cur ", magnifiquement, les " Saints et divins Mystères du Corps et du Sang " : nullement en style fastueux ou théâtral, mais selon la gravité intime et solennelle de la Cène du Jeudi-Saint. Célébrations grandioses en présence d'une marée humaine, dans le cadre d'un Congrès eucharistique international, humble messe matinale du plus pauvre vieux pasteur rassemblant quelques rares brebis plutôt rhumatisantes : ce qui s'effectue en mystère chaque fois n'en est pas moins aux dimensions totales du Ciel et de la terre, et rayonne sur tous les temps '. A commencer par la journée entière, et même la nuit du prêtre portant en son cur ce mystère.
Nuits d'adoration, au désert, du prêtre ermite Charles de Foucauld, dans l'attente de l'Heure, qui sera celle de son immolation, sanglante et bienheureuse. Il s'agit pour lui de laisser " passivement " la silencieuse Présence conquérir et transformer intégralement son cur en amour pur; et, à travers ce cur eucharistique, par son instrument, celui, lointain, de tous ces absents anonymes, dont l'absence consiste d'abord en ceci : qu'ils n'ont pas encore rencontré le visage de la Présence. Mais celle-ci, étant charité anéantie, les sollicite déjà silencieusement en ce lieu du cur où eux-mêmes n'ont pas encore accès.
Quant à cette forme de charité sacerdotale qui prend soin des pauvres, nourrit les affamés et recueille les petits (ou grands) enfants abandonnés " J'ai pitié de cette foule " c'est aussi comme dynamisme eucharistique qu'elle agit à l'intime du cur pour y faire sourdre l'hospitalité. Instruit par sa propre expérience, le prêtre Vincent de Paul exhorte donc simplement, en tout réalisme, les " Filles de la Charité ", ses collaboratrices de haute ou modeste naissance : " Mes filles, mangez la charité. " Et lui-même la leur sert à la table eucharistique quotidienne.
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1. Voir texte témoin III, en annexe.
Mais quoi? Serait-ce seulement chez le Prêtre en tant que tel que la Charité d'en-haut peut faire naître un cur eucharistique? Non, heureusement. Car tout chrétien, dès lors qu'il consent à se laisser lui-même assimiler par le Pain de vie qu'il reçoit pour nourriture, sera par là progressivement rénové en ses profondeurs 1. Un " cur de chair " lui sera donné en lieu et place de son ancien " cur de pierre ", et il ne perdra rien au change. C'est ainsi qu'il entrera davantage dans la vérité de son être-chrétien. Or celui-ci s'acquiert moyennant appartenance à une communauté qui doit être dite elle-même, comme totalité, " sacerdotale ". C'est à elle (mais non à ses membres en tant qu'individus) que l'apôtre Pierre s'adresse en ces termes : " Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés à son admirable lumière, vous qui jadis n'étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu, qui n'obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde" (1 P. 2, 9-10).
Mais c'est bien individuellement que les membres de ce Peuple reçoivent ou sont appelés à recevoir chacun ce " cur nouveau "
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1. Cf. saint-augustin : Confessions, livre VII, chap. 10 : " Et il me semblait entendre ta voix des hauteurs : Je suis la nourriture des grands. Crois, et tu me mangeras. Tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ta chair : c'est toi qui seras changé en moi. "
par lequel il pourra s'offrir à l'intérieur du sacrifice eucharistique comme une " hostie vivante, sainte, agréable à Dieu ", entrant par là dans la vérité du " culte spirituel ", ainsi que le proclame saint Paul (Rom. 12, 1). Cela, le ministre de l'Eucharistie n'est évidemment pas dispensé de le faire au titre de son baptême. Mais c'est avec tout ce qu'il est, et en tout ce qu'il est, donc aussi, et de façon spécifique en son être de célébrant des " saints mystères ", ordonné en tout lui-même à cette célébration, qu'il lui faut vivre l'offrande commune des baptisés. Or par rapport à eux voilà qu'il se trouve également en situation de " pasteur ". Et à l'égard de ses frères non encore immergés dans les eaux vives du baptême, ou en état de rechute post-baptismale, le voilà constitué " pêcheur ", par vocation expresse du Christ. Cela n'est certainement pas sans rapport avec sa mission de prophète et de liturge. Mais comment mieux comprendre pourquoi les choses sont ainsi, et de quelle façon elles seront ressenties par le prêtre ?
1. J'aurai soin moi-même de mon troupeau
Cette promesse sort de la bouche de Dieu lui-même, et ses prophètes ont, dans l'Ancien Testament, la charge de le faire savoir à qui de droit. C'est-à-dire? En premier lieu aux mauvais pasteurs, ceux qui exploitent indignement, à leur misérable profit, les brebis confiées par Dieu même à leur sollicitude pastorale, mais aussi ceux qui négligent de veiller sur elles (" épiscopes " en état de faute professionnelle), les laissent se disperser, ne s'en vont pas à la recherche des égarées, omettent de soigner les malades. Et c'est à croire qu'il n'existe en Israël que de tels pasteurs, soit pervers soit défaillants, puisque Yahvé annonce avec la plus grave résolution, et même avec une passion indignée, perceptible dans la voix de ses prophètes, qu'il se prépare à prendre personnellement la situation en mains. Il va bientôt payer de sa personne, et faire ce dont ses lieutenants se sont avérés indignes on incapables. Il est indispensable ici de lui laisser la parole :
" Malheur aux pasteurs d'Israël qui se paissent eux-mêmes (...) Mon troupeau erre sur toutes les montagnes et sur toutes les collines élevées, mon troupeau est dispersé sur toute la surface du pays, nul ne s'en occupe et nul ne se met à sa recherche (...). (Et c'est pourquoi) j'aurai soin moi-même de mon troupeau et je m'en occuperai. Comme un pasteur s'occupe de son troupeau, quand il est au milieu de ses brebis éparpillées, je m'occuperai de mes brebis. Je les retirerai de tous les lieux où elles furent dispersées, au jour de nuées et de ténèbres (...) Dans un bon pâturage je les ferai paître, et sur les plus hautes montagnes d'Israël sera leur pacage (...) C'est moi qui ferai paître mes brebis et c'est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur Yahvé. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est malade. Celle qui est grasse et bien portante, je veillerai sur elle. Je les ferai paître avec justice (...). Je vais venir sauver mes brebis pour qu'elles ne soient plus au pillage, je vais juger entre brebis et brebis" (Éz. 34).
L'identité des coupables est connue, et eux d'abord seront jugés : mauvais rois, indignes de David; mauvais prêtres, indignes de Moïse et d'Aaron, pour ne rien dire des faux prophètes qui trompent leur monde en prétendant parler " au nom de Yahvé "... Quant à l'identité de celui en qui, bientôt, Dieu viendra faire " en personne " (du moins l'affirme-t-il) paître son troupeau, elle est indiquée aussi, mais en mystère, puisqu'il s'agit, dit Dieu, de " mon serviteur David ". Ce David à venir sera " suscité " comme pasteur authentique pour être " à la tête " des brebis, pour les " faire paître ", afin d'être pour elles un pasteur. " Alors, on saura que c'est moi leur Dieu, qui suis avec eux, et qu'eux, la maison d'Israël, ils sont mon peuple, oracle du Seigneur Yahvé. Et vous, mes brebis, vous êtes le troupeau humain que je fais paître, et moi, je suis votre Dieu. "
Quel chrétien lit cela sans frémir de tendresse et de gratitude, surtout aussitôt qu'il entend en écho la parole de Celui qui était promis comme nouveau David, pasteur fidèle, " selon le cur " du Père?
" C'est moi qui suis le bon pasteur; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis (...) Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père, et je donne ma vie pour mes brebis. J'ai encore d'autres brebis qui ne son., pas de cet enclos ; celle-là aussi, il faut que je les mène : elles écouteront ma voix; et il y aura un seul troupeau et un seul pasteur. C'est pour cela que le Père m'aime, parce que je donne ma vie pour la reprendre. Personne ne me l'enlève, mais je la donne moi-même. J'ai pouvoir de la donner et j'ai pouvoir de la reprendre. Tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père " (Jean, 10, 11-19).
Candide innocence inavertie d'un petit garçon ayant pris la relève de l'ancien petit berger de Bethléem ensuite devenu roi. Langage transparent de l'Innocent, qui regarde la mort en face et l'accepte comme chose bien connue et familière, et qui voit au-delà : c'est mon Père qui m'a dit de faire de la sorte. Alors j'ai certainement le pouvoir de le faire... Et en effet, " c'est pourquoi Dieu (son Père) lui a donné le Nom (royal) qui est au-dessus de tout Nom ", l'a fait " Seigneur et Christ ", et lui a remis " tout pouvoir au Ciel et sur la terre ". En particulier celui de se choisir à son tour une communauté de bergers afin de continuer de paître lui-même au long des âges le troupeau " jadis dispersé " et maintenant " rassemblés dans l'unité " ; de continuer de paître ce troupeau par cette communauté apostolique de bergers ayant à leur tête Pierre.
Innocence de l'Agneau destiné à ôter le péché du monde et à racheter les brebis, et résolu à les confier à Pierre avec les autres : " Pais mes agneaux, pais mes brebis. " Mais alors si lui-même Jésus est le véritable Roi-pasteur, dont " le Royaume n'est pas de ce monde ", ceux à qui il remet sa charge en quittant ce monde ne deviennent-ils pas en quelque sorte ses lieutenants royaux, précisément parce que pasteurs des brebis? Sans doute. Mais que leur royauté, à eux aussi, ne soit pas d'ici-bas! Ils ne sont pas du monde, comme leur Maître n'est pas du monde. Et pourtant c'est dans le monde qu'il leur faut exercer cette puissance pastorale qui est d'autant plus digne d'être appelée puissance et royauté qu'elle n'est pas " de ce monde ". Mais qui donc prétend que ce statut original et même, si l'on veut, paradoxal s'oppose à ce que la charge pastorale transmise par Jésus à ses Apôtres, et par eux aux Évêques, génération après génération, comporte de par Dieu la responsabilité personnelle de l'exercer, avec les moyens de grâce correspondant à cette responsabilité?
2. Une tradition pastorale reconnaissable, une seule
Ou bien j'admets que ce que Jésus est, dit et fait à l'égard de ceux que le Père lui a confiés, se trouve valablement exprimé dans l'analogie biblique du pasteur et des brebis, et alors je consens à ce que cette même analogie convienne encore pour traduire, à l'intérieur de l'Église, le rapport de service et de légitime autorité d'un " corps de pasteurs " à l'égard de l'ensemble des fidèles; ou bien je tiens que ce rapport est une invention de la hiérarchie sacerdotale catholique, à quelque fin douteuse, voire maléfique, et en tout cas à l'encontre des intentions de Jésus, sinon de celles de ses premiers disciples (déjà déviants?). Et dans ce cas il me faut nier que Jésus ait disposé des moyens requis pour tenir, en matière de pastorale, les promesses de Dieu à son Peuple. Si Ézéchiel n'a pas menti, c'est donc le Crucifié qui a été, finalement, abandonné par son Père, ou celui qu'il nommait de la sorte. Mais cela ne lui a-t-il pas déjà été dit sous sa croix par ses ennemis et par les badauds sceptiques? Nous arrivons trop tard, et n'avons rien inventé d'original.
C'est une chose, en effet, de s'aviser de ce que nombre de pasteurs mis en place par le bon Pasteur dans sa bergerie ecclésiale ont, au long des siècles chrétiens, médiocrement ou très mal rempli leur mission, imitant en cela les pasteurs d'Israël révoqués par Dieu et remplacés par son Fils unique. Mais c'est une tout autre chose, c'est même en somme le contraire, de tenir pour de soi illégitime et abusive l'autorité pastorale revendiquée, à l'intérieur du nouvel Israël par la hiérarchie apostolique pour que soient tenues les promesses du Dieu Père, Roi, Pasteur et Sauveur, en faveur de son Peuple acquis.
La première chose est d'abord douloureuse, dans la mesure où elle est réelle. Elle invite à chercher les remèdes susceptibles de convertir les bergers indignes ou seulement déficients. De les convertir à l'exigeante vérité de leur mission divine, en commençant autant que possible par soi-même. La seconde attitude ne peut être que le fait de " loups " et de " voleurs ". Ils décimeront méthodiquement le troupeau (pour son bien spirituel, certes) après avoir occis ou tenté d'occir les pasteurs légitimes, sinon toujours physiquement, du moins moralement, en niant en présence du troupeau leur droit à exister conformément à leur mission, et cela alors qu'ils sont vitalement nécessaires à l'existence d'une Église de Dieu ici-bas.
Et si notre Occident aujourd'hui " culturellement " répandu dans l'univers entier, et jadis maintenu tant bien que mal en condition chrétienne par l'exercice en lui de la fonction pastorale légitime (même en certains cas, mais non toujours, très imparfaitement remplie) devait avant tout sa détresse présente à une succession dramatique d'offensives anti-pastorales (pas nécessairement terroristes) avec chaque fois, sous une forme ou une autre, tentative d'accaparement " laïc " de cette fonction réservée? Si c'était à cette suite de révolutions de palais à l'intérieur de la Maison de Dieu, révolutions tantôt en partie manquées, tantôt apparemment réussies (par instauration d'une " nouvelle légitimité ") que le Peuple de Dieu doit en notre temps d'être " éparpillé " en tant de lieux où furent dispersées les brebis, comme jadis les Hébreux en Babylonie, " au jour de nuée et de ténèbres "?
Ne vous hâtez pas de répondre, ironique ou indiqué : " Mais non, ce n'est pas cela. Nos anciennes sécularisations et nos actuelles déclergifications sont au contraire un bien... Les dislocations de nos sociétés jadis " apparemment chrétiennes " ne sauraient comporter ce genre d'explication cléricalo-centrique "... Car enfin, mauvaise humeur à part, qu'en savez-vous, et quels sont vos arguments positifs à l'encontre d'une interrogation que vous jugez peut-être à tort rétrograde ou insoutenable?
Certes, si vous vous constituez vous-même en guide séculier du Peuple de Dieu (ou de l'une de ses transpositions profanes en forme politique, ou encore si vous emboîtez docilement le pas à l'un de ses guides charismatiques), il est évident que vous iriez contre votre propre légitimation socio-culturelle en accordant au maintien et à la prévalence de l'ordre sacerdotal une réelle importance sur le point que je viens d'évoquer. Mais si vous êtes chrétien, et si vous estimez devoir cette qualité d'être à la vitalité spirituelle, à la santé interne du Peuple dont vous vous réclamez, de la " Nation sainte ", du " Sacerdoce royal " ; et à plus forte raison si vous avez accepté qu'à titre de ministre ordonné vous ayez en garde pastorale le troupeau, ne vous sera-t-il pas bien difficile de justifier évangéliquement et rationnellement (ensemble) votre réaction? Vous y complairez-vous par fidélité à Jésus-Christ bon Pasteur, ou encore à Pierre et à Paul, puis à toute la tradition pastorale dont n'a cessé et ne cessera de vivre sur terre l'Église de Dieu?
L'existence d'une telle tradition devrait être évidente à quiconque dispose de quelque connaissance de l'histoire de l'Église, ainsi que de deux yeux pour voir. Car les deux conditions sont nécessaires, bien qu'elles ne soient peut-être plus très souvent aujourd'hui données ensemble. Et je soutiens ici que cette tradition se doit à elle-même et à Dieu d'être reconnaissable, et de disposer des moyens et de la volonté d'expliquer à tous en quoi elle diffère de ses multiples imitations inauthentiques. Comment cela? C'est ce livre pris en son ensemble qui souhaiterait le dire avec précision et quelque ampleur. Je me contenterai pour l'instant d'évoquer la continuité et l'unicité de cette tradition pastorale à partir d'un exemple triple.
Lisez les Actes des Apôtres et surtout les Épîtres pauliniennes. Impossible de ne pas percevoir, en relief impressionnant, la nature et le contenu de la tradition pastorale des Apôtres. Elle est unique en sa profondeur par l'unanimité du témoignage qu'elle rend à Jésus-Christ Sauveur et Pasteur de son Église. Si elle se présente à travers des figures particulières d'Apôtres Pierre, Jean, Paul celles-ci ne la font en aucune manière éclater en partis. Paul, dont la mission est, de par son origine, la plus risquée, et dont la personnalité apparaît si puissamment tranchée et originale, ne tolère dans ses communautés aucune division partisane. De plus, tout son enseignement et toute sa conduite nous permettent de voir en très gros plan, et d'entendre très clairement, stupéfaits parfois, soulevés d'admiration, et souvent touchés jusqu'à l'âme, ce que représente pour lui sa vocation d'apôtre et de père. De combien de manières ne répète-t-il pas, soit en élevant soit en retenant sa voix, à l'adresse des brebis du troupeau : " Mes petits enfants, vous que j'enfante à nouveau dans la douleur jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous " ? Et encore : " Que ne suis-je près de vous en cet instant pour adapter mon langage, car je ne sais comment m'y prendre avec vous " (Gai. 4, 19-20). Et entendez-le donc faire ses adieux aux " presbytres " d'Éphèse, Apôtre exhortant des pasteurs à bien paître selon Jésus-Christ le troupeau de Dieu1.
Puis, vous portant d'un coup parmi les " presbytres " convoqués à Notre-Dame de Paris par le successeur de Pierre (portant aussi les noms apostoliques de Jean et de Paul), un certain vendredi 30 mai 1980, discernez la même voix portée par le même souffle spirituel, et redisant, en somme, les mêmes choses que Paul
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1. Actes, 20, 17-38 : "Vous savez comment, en rien de ce qui vous était avantageux, je ne me suis dérobé quand il fallait vous prêcher et vous instruire, en public et en privé (...) Soyez (donc) attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l'Esprit Saint vous a établis gardiens pour paître l'Église de Dieu, qu'il s'est acquise par le sang de son propre Fils (...) Soyez vigilants, vous souvenant que, trois années durant, je n'ai cessé de reprendre avec larmes chacun d'entre vous. "
aux anciens d'Éphèse touchant la seule vraie manière d'être pasteurs pour les hommes de leur temps. Deux heures plus tôt, c'est devant l'" Église qui est à Paris " qu'il a commenté l'écho en lui et pour elle de la parole du Pasteur au pasteur : " Pierre, m'aimes-tu"? Deux jours plus tard, c'est à tout le " Peuple de Dieu qui est en France " qu'il rappellera, au Bourget, en cours de célébration eucharistique, les exigences de sa vocation chrétienne nationale. Et je ne dis rien du sang versé à Rome, place Saint-Pierre, le i 3 mai 1981. Ce sang appartient aussi à la tradition pastorale et à l'" enseignement " des Apôtres prêts à donner leur vie pour rassembler autour de Jésus, dans l'unité, les enfants de Dieu dispersés.
Mais entre-temps, l'Église catholique a-t-elle connu une autre manière de comprendre et de vivre sacerdotalement sa tradition pastorale? Des individus, oui, hélas, mais l'Église elle-même, non. Et confirmation en est donnée dans la vie de ceux des saints qui furent pasteurs selon l'esprit des Apôtres. J'ai lu, il y a peu, le célèbre et trop ignoré Dialogue sur le Sacerdoce de saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople, qui mourra en exil pour avoir déplu à la Cour et aux courtisans. Ce Dialogue a son sommet dans une évocation enthousiaste de la surhumaine grandeur pastorale de l'Apôtre Paul. Mais en un style littéraire bien différent, c'est le même style de charité sacerdotale qui chante dans l'étonnante polyphonie théologique et pastorale du Dialogue. C'est la même ardeur et la même douloureuse sollicitude paternelle qui s'y donnent libre cours.
3. Paternité sacerdotale en Église
C'est assurément en conformité avec la loi d'incarnation qui a régi toute sa vie et sa mission que Jésus a voulu former et élever jusqu'à sa transmutation sacerdotale l'esprit de ses disciples. En transposant pour eux les humbles métiers qu'ils avaient exercés avant la rencontre qui allait donner à leur existence un cours tout nouveau, lui-même leur indiquait le sens de leur mission pastorale : " Désormais, Pierre, ce sont des hommes que tu pécheras. " L'idée du pasteur est néanmoins prédominante en ce qui concerne les finalités de l'éducation évangélique spécialisée à laquelle le Maître les soumet. Nous en avons vu la raison théologique. Mais il n'y a pas de concurrence réelle entre les diverses figures paraboliques à travers lesquelles se trouve progressivement approchée la réalité spirituelle de leur nouveau " métier " : celui d'Apôtre. Métier d'apôtre, métier de prêtre. L'éducateur Jésus avait commencé par apprendre lui-même ce métier-là pour pouvoir le leur enseigner. Mais c'est de son Père qu'il le tenait, à la façon d'un fils. Et comme il était aussi fils de Marie, et par elle de toute la tradition sainte des Patriarches, des Prophètes et des Rois, cette tradition aussi l'avait formé en sa sainte humanité, à travers l'application maternelle de la Vierge.
Cette situation incomparable de Fils unique du Père éternel et de la Femme par excellence, la Vierge Marie, est constitutive de son Sacerdoce personnel de Médiateur unique. Mais pour autant que ses Apôtres sont, à leur tour, en situation de reproduire en eux-mêmes et d'imiter en leur conduite pastorale quelque chose de ce Sacerdoce dont ils seront faits ministres, ils se trouvent conduits au-delà d'eux-mêmes sur plusieurs lignes de sacerdotalisation : au-delà de leur profession humaine, mais encore, et bien plus profondément, au-delà de leur humaine capacité d'aimer, d'engendrer, de servir à l'intérieur d'une famille de ce monde, comme époux et pères. Et ainsi, en même temps que pasteurs d'un type nouveau christique ils deviendront pères selon une forme nouvelle et supérieure de paternité, de responsabilité, d'autorité de chef de famille. Tout cela en imitation du Fils incarné imitant lui-même son Père, lequel se définit expressément par la voix des Prophètes comme Roi, Pasteur, Père, Époux, et Mère.
En Dieu ces noms n'en composent qu'un seul, et il est indicible pour nous. Et lorsque ces mêmes noms sont repris pour définir l'être sacerdotal des Apôtres et de leurs successeurs, l'unité de sens qui en recommande l'emploi et le justifie, théologiquement et vitalement, ne s'en cache pas moins aussi en plein mystère. En une complexe et pourtant simple référence au Père, au Fils, à l'Esprit et à l'Église, ils désignent et voilent en même temps une réalité d'Esprit qui, née de l'amour, engendre de l'amour, un amour ensemble très humain et rayonnant de Dieu.
Nous avons entendu l'Apôtre Paul s'exprimer en père. Comme prêtre et pasteur, messager de l'Évangile, engendrant par lui des Églises dans le Christ, il est vraiment père dans l'Esprit Saint. Par lui l'Esprit inscrit l'Évangile du salut à l'intérieur des curs. Accomplissant " ce qui manque à la passion du Christ pour son Corps, qui est l'Église ", il devient pour les communautés suscitées par sa prédication et entourées de ses soins attentifs, pour ainsi dire paternellement maternel. C'est ce qu'il fait comprendre à ses chers Thessaloniciens, en des termes émus. La densité et l'humaine délicatesse de cette " jalousie de Dieu " qu'est sa sollicitude sacerdotale nous atteignent encore à travers certaines formules de ses lettres, soit qu'elles enveloppent la communauté comme telle, et en celle-ci chaque fidèle virtuellement, soit qu'elles s'adressent directement à un fils dans le Seigneur, à un unique.
" Nous nous sommes faits (Paul et ses compagnons d'apostolat) tout aimables au milieu de vous. Comme une mère nourrit ses enfants et les entoure de soins, telle était notre tendresse pour vous que nous aurions voulu vous livrer, en même temps que l'Évangile de Dieu, notre propre vie, tant vous nous étiez devenus chers (i Thés. 2, 7-8). Quant à l'esclave Onésime, c'est bien comme un fils très cher qu'il a été accueilli par l'Apôtre prisonnier, et par lui engendré à la foi. Pour ce fugitif Paul demande l'indulgence chrétienne de son maître : " La requête est pour mon enfant, que j'ai engendré dans les chaînes, cet Onésime, qui jadis ne te fut guère utile, mais qui désormais te sera bien utile, comme il l'est devenu pour moi. Je te le renvoie, et lui, c'est comme mon propre cur " (Philém. 10-13).
Il ne conviendrait pas que la pudeur de l'amour fasse taire chez le prêtre toute expression de cette paternité qu'il porte en son cur. Mais il ne convient pas non plus qu'il la retire trop facilement de son lieu de prédilection, qui est le silence ardent, pour en faire un objet de discours appuyés. Les actes doivent, en ce domaine plus qu'en tous autres, témoigner plus haut, et plus profondément encore que les paroles. C'est un climat spirituel, une qualité de relation, d'attention, de service, qui révèle dans le Prêtre le Père, et aussi en quelque manière la Mère Sancta Mater Ecclesia. Et à l'origine de ce comportement il y a une expérience intérieure, pour une part intransmissible, qui s'énonce mieux devant Dieu que devant les hommes 1.
Qu'il se dise ou non en paroles, ce secret de paternité sacerdotale est éprouvé, en silence bien souvent, par ceux qui y trouvent vie, et qui dès lors comprennent mieux en quel sens, au sein de l'Église, leur existence peut et doit devenir toujours plus filiale, non seulement à l'égard du Père des Cieux, mais à l'égard de ceux sur qui rayonne sensiblement quelque chose de sa paternité. Ils perçoivent de quelle grâce ils sont redevables à Dieu en la personne du prêtre, même d'un prêtre imparfait comme nous le sommes tous, pourvu que la paternité en lui soit réelle2. Car nulle nécessité de rencontrer en lui un être surdoué selon l'échelle des dons humains. La gratuité et la force de la charité divine se manifestent aussi bien, et souvent mieux, dans un pauvre, si cette pauvreté même le rend plus transparent à la Puissance disproportionnée de la gratuité du Don de Dieu au sein des relations ecclésiales.
Les relations en Église sont interpersonnelles, et donc nullement à sens unique : ce qui n'aurait, en vérité, aucun sens. Elles sont de type familial. La paternité exercée suppose la filiation, et réciproquement la filiation reconnue est reconnaissance d'une paternité, l'amour constituant le lien entre partenaires. Certes, il arrive qu'une dissymétrie marque ce jeu de réciprocité. Elle est normale
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1. Voir texte témoin IV, en annexe.
2. Voir, en annexe, texte témoin V.
dès lors qu'il y a hiérarchie, et malheureusement anormale (en un sens moral, cette fois) du fait qu'il y a le déséquilibre du péché. Mais, par la grâce divine, cette anomalie-là pourra finir en demande et en accueil de pardon. En sorte que l'ordre de la miséricordieuse charité l'emportera sur ce qui prétendrait le tenir en échec. Rappelons d'ailleurs que ce n'est pas seulement dans les relations de grâce, mais déjà dans les relations de nature, qu'une offre généreuse peut ne susciter d'abord qu'une réponse réticente de la part du destinataire, voire même un refus de réponse positive. Des parents selon la chair n'échappent jamais, pour un temps au moins, à cette épreuve, qui sera d'autant plus ressentie que l'amour donné aura été de nature plus noble. Comment les pères selon l'esprit en seraient-ils exemptés? Pour les uns comme pour les autres, l'espérance " qui ne trompe pas " (pourvu qu'elle soit entretenue par la charité) consiste à persévérer humblement, et dans la prière, jusqu'à l'heure de Dieu. L'homme et la femme qui deviennent, dans le mariage, père et mère, savent d'autant mieux entrer dans leur mission qu'il leur a été davantage donné, dès leur petite enfance, d'être dans la joie fils et fille de parents dignes de ce nom, et qu'il leur est donné ensuite de le rester dans l'âge adulte; et même d'apprendre à l'être plus profondément à mesure qu'ils entrent à leur tour dans l'expérience parentale. Ainsi également le chrétien laïc et le chrétien prêtre dans leur rapport au prêtre, ou à l'autre prêtre. A l'autre prêtre, puisque celui qui le devient a le plus souvent, avant de l'être, bénéficié d'une relation filiale privilégiée à l'égard d'un ou de plusieurs prêtres aînés, qui eux-mêmes avaient été engendrés au sacerdoce, dans la même Église, en des conditions comparables. Et tous ensemble, laïcs, prêtres, évêques mêmes, ont joie à reconnaître en celui qu'ils nomment avec piété et amour le Saint Père celui que l'Esprit Saint a constitué pour eux l'image sacramentelle, l'image sacerdotale hors-série de la Paternité de Dieu livrée aux hommes en Jésus-Christ 1.
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1. Voir, en annexe, texte témoin VI.
L'ATTESTATION DU SACERDOCE ÉTERNEL DE JÉSUS-CHRIST
Deuxième volet du triptyque : doctrinal. Le sujet d'ensemble reste identique, mais l'approche se modifie relativement, sans toutefois aucune rupture. Aucune, en effet, ne serait acceptable, du moment qu'il s'agit, avec l'Ordre sacerdotal, d'une réalité éminemment cohérente en elle-même, et unifiante pour la vie du Peuple de Dieu. En tout cas, pour mon compte, j'ai le sentiment que rien jusqu'ici n'a été dit qui serait en contradiction avec ce que l'Église du Christ atteste touchant la vérité doctrinale dont elle pense avoir reçu le dépôt. Je considère plutôt que c'est parce que cette vérité était tenue pour " allant de soi " que l'existentiel jusque-là décrit et justifié à mesure, pouvait l'être, à titre d'objet d'expérience concluante.
Du moins, je le ressens personnellement comme tel, pensant aussi pouvoir présumer que l'Église en juge ainsi. J'entends : l'Église une, en sa conscience permanente d'elle-même, et par l'organe de ceux qui ont, en elle, fonction d'enseignement. Mais il est vrai que si mes raisons sont bonnes, sur ce point, je ne suis pas seul à pouvoir en juger. Je ne suis pas dispensé de laisser l'Église parler directement, en son autorité propre, au sujet du Sacerdoce. Tant mieux si, en traduisant les choses ainsi que je l'ai fait, je n'ai innové en rien par rapport à ce qu'elle enseigne depuis toujours sur la nature de sa hiérarchie sacerdotale. Car c'est la sienne d'abord, non la mienne. Aussi importe-t-il de voir tout cela de plus près. D'autant que, ayant laissé parler l'Église en termes de sa doctrine, je ne serai pas dispensé de prêter attention à certains dont les propos tendent à lui faire dire bien autre chose que ce que je crois moi-même en comprendre. Tout le monde ne saurait avoir raison en même temps. Et ceux qui disent que c'est chose possible montrent aussitôt dans la pratique les effets de leur étrange dialectique.
1. Le doctrinal est existentiel, et l'existentiel doctrinal
C'est une première évidence à justifier, car il ne s'agit sans doute pas d'une évidence universellement partagée, surtout en notre époque. Et pourtant, dans l'Eglise, qu'est-ce donc que la doctrina (de docere, instruire, enseigner avec compétence)? C'est, à l'état condensé et organisé, la substance intelligible de ce qui constitue le message destiné à tous par Dieu enseignant : docens. Plus immédiatement, c'est la Parole vivante du Christ, Maître de vérité : Doctor : " Ma doctrine n'est pas de moi, mais de Celui qui m'a envoyé. Si quelqu'un veut faire sa volonté, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu, ou si je parle de moi-même " (Jean 7, 17-18).
Quant aux Apôtres, parce qu'ils ont reçu du Maître unique la responsabilité d'enseigner toutes les nations, de leur enseigner à garder tout ce que lui-même leur a prescrit en fait de doctrine et de pratique, ils ne peuvent que poser, pour eux-mêmes et leurs successeurs de droit divin, la même règle : si quelqu'un veut bien accomplir la volonté du Père et du Fils, " garder le commandement " comme le Fils a gardé celui du Père, il verra comme expérimentalement si eux-mêmes, au sein de l'Eglise parlent de leur propre chef et inventent arbitrairement la doctrine pour leur propre gloire, ou bien s'ils sont jaloux de la seule gloire du Père et du Fils. Ne vouloir rien savoir d'autre, au milieu des hommes que " Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ", voilà qui ne semble pas de nature à gagner aux Apôtres beaucoup de disciples pratiquant à leur endroit le culte de la personnalité. Cette doctrine-là, s'invente difficilement si l'on est préoccupé de plaire.
Ainsi, dans là formulation précise, et pour ainsi dire jalouse et intransigeante, qu'en donne l'Église des Apôtres, la doctrine commune du Père et du Fils, comprise dans la lumière et l'amour de l'Esprit Saint, ne sera jamais autre chose que l'énoncé, fait par un témoin incorruptible, de ce qu'il a reçu mission de transmettre. La Révélation divine se donne à la communauté croyante à travers la totalité des Écritures anciennes et nouvelles. En cela, elle se présente simultanément comme simple, à grande profondeur, et comme complexe, du fait de l'extrême diversité des circonstances de sa formulation humaine. Si bien que l'expression doctrinale catholique, fidèle à son essence et à la diversité déconcertante de l'humanité concrète, ne pourra se présenter autrement, dès lors qu'elle doit s'ajuster en profondeur et dans le détail aux possibilités d'une intelligence humaine éclairée par l'Esprit : simple et complexe, comme le réel lui-même, c'est-à-dire ce qui est.
La doctrine catholique dit la signification d'ensemble de la réalité divine s'auto-manifestant identique à elle-même dans l'apparente incohérence de l'histoire des hommes. Quant aux points particuliers de cette doctrine une, ils reçoivent nécessairement leur signification vraie de leur relation avec l'ensemble. Le langage de la confession apostolique de la foi, celui du symbole baptismal, et celui progressivement plus développé des enseignements conciliaires de qualité " cuménique ", énonce essentiellement une structure d'être ayant son en-soi, objectivement. Non reconnue, non comprise, interprétée de travers, celle-ci ne cesse pas d'être pour le bon plaisir des ignorants. C'est leur esprit qui manque, par leur faute ou non, des moyens de se tenir rigoureusement dans la vérité de la Parole de Dieu.
Aucune exception, pas plus pour la doctrine ecclésiale du sacerdoce présente en termes très divers à l'intérieur des Écritures que pour une autre. Ce point devrait nous apparaître d'autant plus clairement que la dépendance de cette doctrine apparemment isolable, voire un peu flottante et insaisissable, mais en réalité très " construite " (elle qui construit à sa manière l'Église), est immédiate par rapport à ce qui constitue, sans conteste, le centre de la foi chrétienne : je veux dire l'enseignement catholique concernant le Christ, vrai Dieu et vrai homme en une personne unique.
2. Le Christ comme médiateur de salut
Référons-nous ici, simplement, à cette définition de l'être même de Jésus le Christ qui s'exprime " conformément aux Écritures " dans la confession de foi du IVe Concile cuménique Chalcédoine, 451 :
" A la suite des saints Pères, nous enseignons donc tous unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ parfait en son humanité, vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père par la divinité, consubstantiel à nous selon son humanité, " en tout semblable à nous, sauf le péché " (Heb. 4, 15). Engendré du Père avant les siècles, selon la divinité, mais né en ces derniers jours pour nous et pour notre salut, de Marie la Vierge, Mère de Dieu selon l'humanité; un seul et même Christ et Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule personne et une seule hypostase. Il n'est ni partagé ni divisé I en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus-Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont enseigné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le symbole des Pères nous l'a fait connaître.
Ces points ayant été déterminés avec précision et un soin des plus extrêmes, le saint Concile cuménique a défini qu'une autre foi ne pouvait être proposée, écrite, composée, pensée, ou enseignée aux autres par qui que ce soit. "
Serait-ce donc pour leur propre gloire que les Pères de Chalcédoine imposent une telle doctrine comme, seule vraie, et donc irréformable? N'est-ce pas plutôt parce que les Écritures elles-mêmes, lues en Église, dans le Saint-Esprit, la donnent à comprendre, en sorte que tous doivent la recevoir comme révélée, par joyeux devoir d'obéissance à la Vérité éternelle? Celle-ci atteste solennellement que le Fils bien-aimé en qui le Père se complaît, et en qui nous rencontrons le salut, ne saurait être défini autrement qu'il ne l'est par son Église rassemblée en ce Concile.
Est-ce à dire que ce qui est ainsi donné à comprendre par l'Esprit Saint au sujet du Fils devenu chair puisse être effectivement compris en vérité par n'importe qui et n'importe comment? N'importe comment, cela serait la contradiction même. Par n'importe qui, c'est à voir, car il s'agit d'un enseignement qui s'adresse aux baptisés, et aucun baptisé, fût-ce le plus ignorant en sciences humaines, ne peut être qualifié de " n'importe qui ". Il est devenu fils de Dieu, et dès lors qu'il joue le jeu de la famille ecclésiale, l'Esprit lui-même, par les pasteurs, l'instruit progressivement en un domaine où les plus savants selon le monde n'ont pas accès sans la foi. Reste qu'en ce qui concerne les progressants et surtout les pasteurs, l'exigence interne de la confession de foi conciliaire a ses lois propres. Il leur faut, comme les Apôtres de la bouche de Jésus, recevoir de l'Église enseignante un supplément d'explication. Celle-ci leur sera donnée en termes d'être.
Il leur faudra ainsi, non seulement entrevoir eux-mêmes tant bien que mal, mais être en mesure d'expliquer à d'autres, le sens profond (ontologique) des notions dont il est fait usage pour définir rigoureusement, contre toute erreur d'interprétation et même de vocabulaire, ce qu'est l'être de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie. Les expressions retenues par l'Église (nature, substance, consubstantiel, personne, union des natures, etc.) ne sont pas des expressions réservées en ce sens qu'elles seraient soustraites à la pensée commune des fidèles mais elles réservent leur sens profond à ceux-là seulement qui, voyant en elles des perles d'un grand prix, sont prêts à vendre un peu de leur ignorance, et de leur prétention de savoir déjà, pour en acquérir l'intelligence. Or, tout croyant qui, ayant compris cela, reçoit la confession de foi de Chalcédoine comme certainement exacte en elle-même " selon les Écritures " (et non contre elles, ou même simplement à côté d'elles) pourra découvrir assitôt que l'idée d'ensemble suggérée et appelée par l'affirmation doctrinale relative à l'être de Jésus-Christ correspond très exactement à ce que veut désigner à propos de ce même Jésus-Christ, dans les Écritures, le terme de médiateur.
En effet, il apparaît que Celui que nous désignons en bref comme l'Homme-Dieu doit être défini de façon plus explicite comme " le Médiateur unique de Dieu et des hommes, homme lui-même ", selon une formule décisive de l'Apôtre Paul (i Tint. 2, 5-6). Et c'est toute la christologie catholique qui s'oppose à ce que ce terme de médiateur (mésitès, dans le texte grec de Paul), appliqué à la personne de Jésus-Christ, en soit réduit à désigner seulement une fonction, ou même seulement une vocation du même type que celle adressée à ses serviteurs et messagers engendrés de l'homme : tel Moïse ou les prophètes, ou encore les apôtres et leurs sucesseurs évêques ou prêtres. Dans le cas de ce Médiateur-là, unique et transcendant, le mot mésitès accède à sa plus grande plénitude de sens. Il entend caractériser la structure métaphysique " propre au Sujet humano-divin exerçant, pour la gloire de son Père et en faveur de la multitude de ses frères, la fonction médiatrice par excellence. Et il ne s'agit plus d'une " fonction " de nature simplement instrumentale et impersonnelle. Dans le cas de Jésus elle s'identifie à sa personne ainsi qu'à sa mission de Fils unique devenu homme et envoyé dans le monde pour sauver l'humanité. Pour la sauver selon un mode de libération par rapport auquel la mission libératrice du médiateur ancien Moïse n'était qu'une figure grandiose.
Mais jusque-là nous n'avons pas vu apparaître le terme même de sacerdoce, alors qu'il est question dans ce chapitre du " sacerdoce éternel " de Jésus-Christ. Serait-ce que la réalité qu'on lui fait désigner n'est pas contenue dans celle qu'attestent et la confession de foi citée plus haut, et l'enseignement paulinien sur le Médiateur? Nulle hésitation ici : elle l'est. Tout indique qu'elle s'y trouve incluse, et que la médiation de Jésus-Christ ne saurait être pensée indépendamment de sa spécificité sacerdotale. Déjà en témoigne le texte cité de saint Paul. Ne dit-il pas expressément que " le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, homme lui-même... s'est livré en rançon pour tous "? (i Tim. 2, 5-6). Mais il y a surtout l'enseignement magistral, extraordinairement développé et profond, de l'Épître aux Hébreux, dont j'aurai à faire état plus loin. Ce texte, désignant lui aussi Jésus comme le Médiateur unique de l'Alliance nouvelle, très au-dessus de Moïse dont toute l'uvre ne faisait que préfigurer la sienne, atteste que c'est par sa mort qu'il rachète les transgressions commises sous l'Alliance ancienne, et introduit dans l'héritage éternel les appelés de tous les âges (Heb. 8, 6 et 9, 15). Ainsi, dans l'Écriture, se présentent indissociés (et donc pour nous indissociables) le thème de la médiation de l'Homme-Dieu (en son être personnel unique à la fois " consubstantiel au Père " et " consubstantiel à nous " selon le dogme de Chalcédoine) et celui de son Sacerdoce rédempteur1.
3. Un sacerdoce céleste exercé en perfection humaine
Je n'ai pas l'intention de parcourir dans son ensemble l'itinéraire doctrinal suivi par l'auteur " paulinien " de l'Épître aux Hébreux pour exposer la pensée de l'Apôtre sur le sacerdoce de Jésus-Christ. Cela ne correspondrait pas aux dimensions de mon propos. Je m'en tiendrai à ce qui se présente, dans le texte lui-même, comme " le point capital " de la démonstration. Celui-ci est, en effet, défini dans ces termes très précis : " Le point capital
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1. Cf. jean-paul II : Encyclique Redemptor hominis.
de nos propos est que nous avons un pareil Grand Prêtre qui s'est assis à la droite du trône de la Majesté, ministre du Sanctuaire et de la Tente, la vraie, celle que le Seigneur, non les hommes, a dressée " (8, 153).
Tout le développement de la démonstration car c'en est une, tout à fait conçue comme telle à l'adresse de chrétiens d'origine juive soumis à l'ostracisme religieux de leurs frères israélites tout le développement, entre 8, 1 et 9, 19, est consacré à la mise en évidence et en valeur de ce point capital, sommet théologique de l'Épître et de sa doctrine du sacerdoce du Christ. Auparavant, certains rappels avaient été faits autour des figures de Moïse et de Melchisédech, figures prenant sens prophétique par rapport à ce qui sera donné en Jésus-Christ. Cela conduit maintenant à une explication très ample de la nature proprement céleste du sacerdoce royal unique exercé par Jésus en personne.
Nous reconnaissons ici la théologie néo-testamentaire commune lorsqu'elle propose d'accéder à la signification de la résurrection et de l'exaltation céleste du Fils de David en partant du psaume 110. La session " à la droite de la Majesté " symbolise l'accomplissement divin de la mission rédemptrice du Serviteur souffrant (Isaïe, 53), lequel fit sien, par fidélité à Dieu, le destin misérable des pécheurs, afin d'obtenir pour eux la grâce de guérison et de salut. Mais l'originalité de notre Épître tient à la façon dont elle illustre théologiquement, et volontiers à travers la symbolique du rite vétéro-testamentaire des Expiations, le passage réalisé par notre Grand Prêtre entre son statut terrestre, humilié et souffrant, et son " intronisation " céleste en gloire.
En son être même, en sa double nature, le Verbe incarné est Dieu parfait et homme parfait. De ce point de vue, il n'a pas à s'a accomplir " moyennant un passage : il est Celui qu'il est. Mais en ce qui regarde sa mission rédemptrice, il ne peut l'accomplir, c'est-à-dire la mener à son terme céleste, que par un accomplissement de lui-même. D'un côté, il lui revient de mériter de devenir pour nous ce qu'il doit devenir pour nous sauver, à savoir notre " Grand Prêtre... saint innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé au plus haut des deux, qui ne soit pas journellement dans la nécessité, comme les grands prêtres (de l'ancien Israël), d'offrir des victimes d'abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peuple, car ceci il l'a fait une fois pour toutes, en s'offrant lui-même. La Loi, en effet, établit comme grands prêtres des hommes sujets à faiblesse. Mais la parole du serment postérieur à la Loi établit le Fils rendu parfait pour l'éternité " (7, 26-28).
D'un autre côté, il faut que ce Grand Prêtre non sujet aux faiblesses des pécheurs expérimente quelque chose de la faiblesse de ses frères en humanité. Dans cette ligne-là aussi ligne de condescendance et de charité conduisant au plus creux de nos misères Celui qui demeure pourtant en condition divine il faut que le Fils soit " rendu parfait ". Perfection de la miséricorde prenant sur elle le poids de nos souffrances, à la façon du Serviteur prophétique d'Isaïe. Expérience de compassion sans mesure, irremplaçable du fait même de la tâche librement assumée : " Il fallait (donc) que, par la grâce de Dieu, au bénéfice de tout homme, il goûtât la mort. Il convenait, en effet, que voulant conduire à la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui et par qui sont toutes choses rendît parfait par des souffrances le Chef qui devait les guider vers leur salut 33 (2, 9-11). Oui, le Fils fait chair " a dû devenir en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu un grand prêtre miséricordieux et fidèle pour expier les péchés du peuple. Car du fait qu'il a lui-même souffert par l'épreuve, il est capable de venir en aide à ceux qui sont éprouvés " (2, 17).
Dur apprentissage de la compassion parfaite, dans le parfait amour. En ce domaine, aucune exemption : " Tout Fils qu'il était (Jésus) a appris, de ce qu'il souffrît, l'obéissance. (Et) après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel, puisqu'il est salué par Dieu du titre de Grand Prêtre selon l'ordre de Melchisédech " (5, 8-10).
Et maintenant, le transit, de la condition d'humiliation à la condition glorieuse, à la tête de ceux qui entreront grâce à lui dans la Terre du repos éternel. C'est ici que le mystère de la Pâque rédemptrice se trouve évoqué à travers la symbolique de la fête juive des Expiations. Les possibilités typologiques de cette ancienne célébration sacrificielle sont exploitées remarquablement afin d'introduire les judéo-chrétiens éprouvés à l'intelligence spirituelle de l'oblation intérieure du Christ s'accomplissant et nous accomplissant, en sa passion et en sa glorieuse résurrection.
Au sanctuaire d'Israël (tente ou temple) va donc correspondre, selon le jeu des symboles amplificateurs et transfigurateurs, le Sanctuaire du culte nouveau, en esprit et en vérité, qui est l'humanité sacerdotale de Jésus. Dans le Saint des saints, le grand prêtre lévitique pénétrait une fois par an, portant en offrande expiatoire le sang des animaux immolés. Avec son propre sang, Jésus pénètre une fois pour toutes dans le Saint des saints céleste. Il en a traversé le " voile ", à savoir sa propre chair. Et, ce faisant, il a aboli tout l'ordre ancien, lequel ne pouvait apporter une rédemption véritable. Il lui a substitué pour jamais un ordre nouveau : le sien. Voici, en effet, un dispositif médiateur efficace, irréformable, fixé pour toujours dans le Ciel, où lui-même, Jésus, devant la face de Dieu, intercède efficacement pour les pécheurs, ses frères en humanité (Heb. 9, 24-27).
Ainsi se trouve accomplie en Jésus la promesse prophétique qui prévoyait le remplacement de l'Alliance mosaïque par une autre. Celle-ci établirait les baptisés dans un statut de sainteté intérieure, après abolition du règne du péché. Le péché étant aboli une fois pour toutes, en un sacrifice à jamais suffisant et surabondant, plus besoin de renouveler l'oblation. La seule qui soit à la mesure de Dieu et au-dessus immensément de la mesure de la faute opère désormais à partir du Sanctuaire céleste.
4. Le Ciel, la terre, et l'ordre sacramentaire
La question se pose de comprendre comment cette oblation du Christ, définitivement acquise et efficace, et éternisée dans les Cieux, peut encore se rapporter aux réalités de ce monde. Mais ce problème théologique lui-même en contient deux, du fait que le " terrestre " n'a pas le même statut selon qu'il est considéré avec ou sans la présence et l'action en lui du Médiateur.
En ce qui concerne le sacerdoce lévitique, simplement terrestre, sa subsistance visible après la venue du Christ ne prouve nullement qu'il garde en lui-même sa raison d'être. Tout ce qu'il y avait de nécessaire en lui était figuratif. Il se maintiendra jusqu'à la destruction de Jérusalem, mais comme une figure ou une " ombre " qui n'a plus de quoi se comprendre elle-même ni se justifier. C'est que l'ancien Israël a méconnu ce dont il était la figure et l'ombre : le sacerdoce éternel de Jésus-Christ. Aussi reste-t-il ancien, et désormais comme anachronique, relativement à ce qui est maintenant advenu. Que des chrétiens (d'abord les judéo-chrétiens à qui s'adresse l'Épître) soient tentés de regarder avec nostalgie de ce côté, cela peut s'expliquer, mais ne saurait se justifier : c'est désormais un non-sens.
Ne disposent-ils pas d'un " autel " (le Christ-prêtre) que ne peuvent approcher les desservants de l'ancien sanctuaire? Ne sont-ils pas sortis du camp figuratif, à la suite de Jésus crucifié hors de Jérusalem? (14, 10-14). N'appartiennent-ils pas, de plein droit, à la Cité éternelle? " Vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste et des myriades d'Anges réunion de fête et de l'assemblée des premiers-nés qui sont inscrits dans les Cieux, d'un Juge universel, et des esprits des justes qui ont été rendus parfaits, de Jésus médiateur d'une Alliance nouvelle, et d'un sang purificateur plus éloquent que celui d'Abel " (12, 22-25; cf. Apoc. 7, 1-17).
Considérant, cette relation entre la figure terrestre et la réalité céleste, entre les choses maintenant abolies et la substance désormais en réserve dans l'éternité, on pourrait d'abord être tenté de prêter à l'auteur de notre Épître une conception vaguement dualiste de l'être, selon une ligne platonicienne ou néo-platonicienne (très précisément alexandrine). D'un côté les choses " mondaines ", ombre, figure, donc non-vérité; d'un autre côté, les choses célestes, vraies de vérité absolue et éternelle, ainsi que les Formes subsistantes de Platon...
Il arrive, en effet, que ces choses soient dites, ou suggérées. Mais c'est aller bien vite en besogne. Ou plutôt, c'est se laisser prendre à des apparences et manquer la vérité des choses. En réalité, nous avons affaire ici à une structure typologique très particulière. Elle met en rapport l'ancien et le nouveau, l'ombre figurative et le corps réel, selon une perspective purement christologique. C'est une structure authentiquement néo-testamentaire, que l'on retrouve en particulier chez saint Paul1, pour ne rien dire des Synoptiques et de Jean. Et bien que le contraste platonicien entre ce qui s'écoule et passe, et ce qui demeure, ne soit pas sans une significative analogie avec la relation néo-testamentaire entre l'ancien et le nouveau c'est-à-dire entre le figuratif et le substantiel, véritable et céleste elle n'en constitue nullement l'équivalent ni la transposition idéaliste. C'est que l'Écriture, et sa conception entièrement originale du rapport entre le terrestre et le céleste, suppose une autre idée de l'être, expressément christologique.
De ce fait, il faut comprendre que l'abolition du figuratif ancien (" charnel "), à la suite de l'intronisation céleste du Grand Prêtre Jésus, n'entraîne aucunement l'abolition, pour les chrétiens, de tout ordre figuratif, ou symbolique. Bien au contraire, elle en fonde un enfin véritable : l'ordre sacramentaire propre à l'Eglise catholique. Des hommes qui, dans le Christ, sont devenus " concitoyens des saints ", et habitent en espérance la Cité céleste
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1. Cf. 1 Cor. 10, 1-12; 2 Cor. 5, 1-11; Gal. 3, 3-29; 4, 21-31.
(cf. Héb. 12, 18-25; Éph - 2 4-7) alors même qu'ils restent encore en condition de voyageurs, sont maintenant convoqués pour l'accomplissement ici-bas d'un culte vraiment spirituel. Ce qui ne veut pas dire sans expression sensible figurative ni ministres humains.
Et en effet, la communauté ecclésiale à laquelle s'adresse notre Épître dispose de ce figuratif nouveau, de nature sacramentaire. Il y est question de réalités corporelles en même temps que spirituelles; autel, chefs, culte (6, 1-4; 10, 25; 13, 7-10, 17). Mais l'auteur ne se propose pas d'en traiter directement. Toutefois, exposant la doctrine du Sacerdoce du Christ, il a démontré de façon assez claire qu'en perspective chrétienne la relation entre le terrestre et le céleste ne peut pas être identique à celle qui existait en perspective mosaïque. Dans l'ancien Israël, la liturgie lévitique n'avait de répondant céleste que dans le service divin assuré par les Anges. Dans l'univers nouveau, où est célébrée la liturgie chrétienne, le répondant céleste est le Médiateur humano-divin en personne, Jésus. Ainsi, terme du culte, il en est aussi le principe et le lieu spirituel.
D'après ce qui vient d'être exposé de la doctrine révélée concernant le Sacerdoce de Jésus, chacun pourra comprendre qu'il s'agit bien d'un sacerdoce unique et réservé, mais non pas en ce sens qu'il ne serait en aucune façon communicable ni communiqué. La vérité est, tout au contraire, qu'il est objet de communication aux hommes dans la mesure exacte où Dieu, en son Fils incarné, se donne à eux et s'offre à être " possédé ". Evidemment, " posséder Dieu " consiste d'abord pour nous à être possédés par lui, qui est charité et don parfait, et qui nous voue, par conséquent, à prendre part librement à la vie d'amour des Trois. Telle est la condition commune des chrétiens dans l'Eglise, et une telle condition peut être dite sacerdotale en un sens que cette Église a pris soin depuis longtemps de déterminer doctrinalement. Mais la condition sacerdotale commune, à son tour, présuppose pour pouvoir exister et se parfaire l'existence et l'action d'un sacerdoce ministériel. Celui-ci comporte, relativement à la condition commune, non pas seulement une différence de degré, mais encore de nature et d'ordre. Toujours ce terme d'ordre qui s'impose à nous pour définir ce qui dans l'Église est donné en propre au corps hiérarchique : en propre, mais pour pouvoir servir le corps universel des baptisés.
Cela ressort déjà de l'analyse du vécu sacerdotal effectuée en premier lieu dans cet ouvrage. Cela devra ressortir mieux, ou autrement, grâce à l'exposé des précisions doctrinales longuement mûries dans l'Église sur ce sujet. Toutefois, dans le présent chapitre, ce n'est pas tant de cette maturation elle-même qu'il sera question, que de son aboutissement dans les textes du second Concile du Vatican. L'aspect de développement historique de la doctrine sera traité par la suite. Mais il faut commencer par situer les affirmations conciliaires relatives au sacerdoce commun des baptisés, puis au Sacerdoce ministériel des prêtres en les mettant en relation avec ce qui a été exposé au précédent chapitre consacré au Sacerdoce personnel de Jésus-Christ.
1. Au pied de la croix : l'Église héritière de Jésus
Qu'est-ce donc qu'hériter? C'est recevoir comme sien un bien transmis en forme de donation par quelqu'un qui choisit de s'en déposséder en faveur de l'héritier que l'on devient de la sorte. L'héritage peut être partiel; il peut aussi tendre vers la totalité. S'il s'agit uniquement de la transmission d'une richesse d'ordre matériel, celle-ci pourra bien porter sur la totalité de ce dont dispose le donateur, elle restera partielle, comparativement à un héritage qui porterait sur l'être autant que sur l'avoir. Cela admis, qu'en est-il de l'héritage transmis par Jésus à sa Communauté-Église?
Ce que Jésus transmet aux siens par testament, c'est ce qu'il a reçu lui-même de son Père, pour autant que ce reçu est transmissible. Mais qu'a-t-il reçu? Éternellement sa divinité parfaite. Il est Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière. Il est consubstantiel au Père. Nous avons là l'Archétype divin de la transmission selon l'être : l'héritage d'être absolument plénier. Mais il a reçu aussi dans le temps son humanité née de Marie. Elle lui vient également de son Père, au titre de la création et de l'élection dans la grâce. Mais parce que cette humanité est aussi héritée de sa Mère selon la chair, il est, par elle, héritier de la race adamique, y compris du péché qui l'habite, mais qui ne peut prendre racines en lui, non plus qu'en sa Mère immaculée.
Du péché il hérite donc encore, mais en ses conséquences de souffrance, non en cette déficience d'être par quoi se définit le mal. Bref, recevant du Père, au titre de son humanité, l'a héritage des Nations ", Jésus ne devient, en ce domaine d'humanité, héritier intégral qu'à une double condition : à la fois être rendu parfait par la souffrance et entrer en possession de toute la gloire que le Père veut donner à son Fils après que, par charité, il aura été consumé par la souffrance, et consommé sacerdotalement en fraternité humaine. Nous reconnaissons ici les points doctrinaux exposés précédemment à propos du Sacerdoce unique de Jésus.
Maintenant, de cet héritage qu'il a personnellement reçu du Père et des hommes, que lui revient-il de transmettre par testament à son Église? Non pas, certes sa divinité elle-même, intransmissible à la créature, et dont celle-ci ne prétendrait s'emparer mensongèrement qu'en réitérant le premier péché. Par contre, à ses frères en humanité le Christ transmettra, dans l'acte même par lequel il les rassemble en Église, dans le Saint Esprit, tout ce qu'il a reçu mission de leur transmettre : la transfiguration par l'Esprit de leur humaine condition, en accomplissement de son très fécond sacrifice pascal. Et cette transfiguration est aussi divinisation, mais sur mode participé, et non par héritage " consubstantiel " de nature.
Il faudra donc parler, avec l'Écriture, de filiation adoptive, Celle-ci appelle et rend possible une manière " divine " de vivre, en imitation du Fils se livrant aux hommes à travers son humanité humiliée et glorifiée, entièrement " sacerdotalisée ". Et la Communauté suscitée par cette opération divinisante, ou du moins engagée sur la voie de la divinisation par la charité, c'est l'Église. Elle hérite de l'humanité sacerdotale de Jésus, et par elle d'une similitude créée de sa Filiation incréée. En somme, elle reçoit propriété de tout ce qui, dans la " sacerdotalité " personnelle du Fils devenu chair, peut aussi devenir objet d'héritage pour des créatures appelées à la filiation adoptive.
Voici Jésus parvenu au terme de sa mission terrestre. C'est l'Heure ardemment attendue où il va être rendu " parfait " par sa mort sacrificielle. Il lui revient de procéder solennellement à la transmission de l'héritage, et pour cela de promulguer son Testament nouveau. Plusieurs paroles et rites signifient publiquement ses ultimes volontés et en engagent déjà l'accomplissement par son Église, une Église elle-même représentée par peu de partenaires aptes à entrevoir au moins quelque chose de ce qui leur est livré.
Il y a d'abord la célébration eucharistique du Jeudi Saint. Elle s'achève par le " Faites cela en mémoire de moi " qui confère aux Apôtres délégation de pouvoir eucharistique. N'oublions pas, par ailleurs, que ce rite est enveloppé mystérieusement et lumineusement en un ensemble de commentaires tels que le geste du lavement des pieds, puis la somme de confidences ultimes qui compose le Discours après la Cène. Tout cela présente une dimension sacramentelle appropriée à la première ordination sacerdotale. C'est l'expression liturgique et tout existentielle du Sacerdoce-principe engendrant un Sacerdoce dérivé : le même, certes, mais en sa forme apostolique participée. Viendra ensuite tout ce qui appartient au contexte plus immédiat de la crucifixion et de la mort du Grand Prêtre devenu identiquement la Grande Victime, la nôtre, pour nous. Or, en ce qui nous est donné ainsi sacerdotalement dans le corps brisé et le sang répandu, il y a encore du transmissible. Mais quoi donc essentiellement?
Plusieurs réalités sans prix nous sont ici livrées, qui appartiendront désormais à l'essentiel du Sacerdoce ecclésial. L'Église est Fille du Père, et en quelque manière aussi du Fils, au sang duquel elle puise sa vie. Elle est Épouse de l'Esprit, et aussi, en toute vérité, du Fils, qui l'épouse par les noces de la Croix. C'est ainsi qu'elle est en train de naître, tandis que le Fils, pour son amour, se dépossède de tout ce qu'il a, afin de lui communiquer mieux tout ce qu'il peut lui communiquer de son être sacerdotal. Or, à l'évidence, il ne s'agit pas là de simples idées sublimes ou de réalités sans figure perceptible aux sens : au Calvaire, tout est donné en symboles concrets. Un ensemble de personnages et de signes sont là, à portée de regard, même pour ceux qui, alors, ne comprennent pas. Plus tard seulement, dans un regard nouveau et dans la lumière de l'Esprit, pourra être perçu par l'Église le sens sacerdotal infini de la scène du Golgotha, depuis les dernières paroles testamentaires du Crucifié jusqu'à l'ouverture du côté, lors de la transfixion.
Au centre de cette constellation symbolique, au plus près du Rédempteur mourant, comme enveloppés dans le dessein de son amour unificateur, voici Marie et Jean, la Mère et le Disciple bien-aimé. En leur faveur, et à travers eux en faveur de cette foule humaine qui se recueille ou s'agite tout autour, le Grand Prêtre livre ce qu'il peut livrer de lui-même. Et c'est à eux qu'il le livre en les engageant dans les liens nouveaux d'une donation réciproque : " Femme, voici ton Fils ", et au Disciple, " Voici ta Mère ". Héritant ensemble de lui, ils héritent aussi, l'un de l'autre 1.
Le sacerdoce commun leur est ainsi remis en commun, et d'abord typiquement à la Femme. Dans sa douloureuse offrande maternelle, n'en devient-elle pas comme la personnification, à titre de première Église et de Mère de l'Église, plus étroitement associée au Rédempteur par le lien de sa maternité? Mais en même temps, et au même titre, le sacerdoce ministériel aussi lui est remis. Non pas pour qu'elle l'exerce personnellement : elle n'est pas prêtre, et elle n'est pas ordonnée de cette façon à la transmission de la Parole et de l'Eucharistie. L'acte par lequel elle a met au monde " l'une et l'autre est, en effet, différent et antérieur. Il est féminin et maternel, et porte sur la personne de Jésus et sur celle de ses frères en humanité. Il va porter aussi désormais sur la personne des prêtres ordonnés au ministère de la Parole et des sacrements. C'est en ce sens qu'en la personne de Jean le corps sacerdotal entier lui est confié. A l'égard de ce corps encore il lui reviendra, par don de son Fils, d'accomplir sa maternité. Telle est la façon
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1. C'est ce double et unique héritage livré par le Christ à son Église, lors de son sacrifice du Calvaire, qui est signifié dans l'image reproduite sur la couverture de ce livre.
dont se trouve communiquée à l'Église, en un couple nouveau formé par la Vierge Mère et par le Disciple prêtre, la plénitude transmissible du sacerdoce du Christ.
2. La doctrine conciliaire du sacerdoce commun
Il me semble que ces choses étant entrevues au point d'origine de l'Église, l'enseignement continu de cette Église sur l'héritage sacerdotal dont elle dispose, tant dans la ligne mariale que dans la ligne apostolique, apparaît non seulement dans sa logique profonde, mais dans toute sa signification et sa puissance mystique. Il suffit presque maintenant de laisser parler quelques textes du second Concile du Vatican, et en premier lieu sur la nature du sacerdoce commun (et de sa dimension mariale). La Constitution sur l'Église (Lumen Gentium) et la Constitution sur la sainte Liturgie (Sacrosanctum concilium) pourraient nous fournir plus de textes-témoins qu'il n'est possible d'en citer :
" Le Christ Seigneur, Grand Prêtre pris d'entre les hommes, a fait du peuple nouveau " un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père ". Les baptisés, en effet, par la régénération et l'onction du Saint Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, pour offrir, par toutes les activités du chrétien, autant de sacrifices spirituels, et proclamer les merveilles de Celui qui, des ténèbres, les a appelés à son admirable lumière. C'est pourquoi tous les disciples du Christ, persévérant dans la prière et la louange de Dieu, doivent s'offrir en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, porter témoignage du Christ sur toute la surface de la terre, et rendre raison, à quiconque le leur demande, de l'espérance qui est en eux d'une vie éternelle. (...) Par le sacerdoce royal qui est le leur, les fidèles concourent à l'offrande de l'Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l'action de grâces, le témoignage d'une vie sainte, et par leur renoncement et leur charité effective " (L.G. 10).
La vie sainte du Peuple des baptisés s'exprime et s'accomplit sacerdotalement d'une manière privilégiée dans la participation aux saints mystères célébrés dans la liturgie :
" En effet, la liturgie, par laquelle, surtout dans le divin sacrifice de l'Eucharistie, " s'exerce l'uvre de notre rédemption ", contribue au plus haut point à ce que les fidèles, par leur vie, expriment et manifestent aux autres le mystère du Christ et la nature authentique de la véritable Église. Car il appartient à celle-ci d'être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l'action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu'en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin; ce qui est visible à l'invisible; ce qui relève de l'action, à la contemplation; et ce qui est présent, à la cité future que nous cherchons. Aussi, puisque la liturgie édifie chaque jour ceux qui sont au-dedans pour en faire un temple saint dans le Seigneur, une habitation de Dieu dans l'Esprit, jusqu'à la taille qui convient à la plénitude du Christ, c'est d'une façon étonnante qu'elle fortifie leurs énergies pour leur faire proclamer le Christ, et ainsi elle montre l'Église à ceux qui sont dehors comme un signal levé devant les nations, sous lequel les enfants de Dieu dispersés se rassemblent dans l'unité jusqu'à ce qu'il y ait une seule bergerie et un seul pasteur " (S.C. 2).
Quant à la place éminente tenue par la Vierge Marie à l'intérieur du Peuple sacerdotal, au point d'apparaître comme la figure par excellence de l'Église et de tout service du Seigneur, il suffira de citer trois paragraphes du chapitre 7 de Lumen Gentium :
" Le rôle maternel de Marie à l'égard des hommes n'offusque et ne diminue en rien l'unique médiation du Christ : elle en manifeste au contraire la vertu. Car toute influence salutaire de la part de la bienheureuse Vierge sur les hommes a sa source dans une disposition purement gratuite de Dieu : elle ne procède pas de quelque nécessité, mais découle de la surabondance des mérites du Christ : elle s'appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d'où elle tire toute sa vertu. L'union immédiate des croyants avec le Christ ne s'en trouve en aucune manière empêchée, mais au contraire aidée.
" La bienheureuse Vierge Marie, prédestinée de toute éternité, à l'intérieur du dessein d'incarnation du Verbe, pour être la Mère de Dieu, fut sur la terre, en vertu d'une disposition de la Providence divine, la vénérable Mère du divin Rédempteur, généreusement associée à son uvre à un titre absolument unique, humble servante du Seigneur. En concevant le Christ, en le mettant au monde, en le nourrissant, en le présentant dans le Temple à son Père, en souffrant avec son Fils qui mourait sur la croix, elle apporta à l'uvre du Sauveur une coopération absolument sans pareille par son obéissance, sa foi, son ardente charité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle. C'est pourquoi elle est devenue pour nous, dans l'ordre de la grâce, notre Mère " (60, 61).
" Tout comme le sacerdoce du Christ est participé sous des formes diverses, tant par les ministres que par le peuple fidèle, et tout comme l'unique bonté de Dieu se répand réellement sous des formes diverses dans les créatures, ainsi l'unique médiation du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite au contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l'unique source. Ce rôle subordonné de Marie, l'Église le professe sans hésitation; elle ne cesse d'en faire l'expérience; elle le recommande au cur des fidèles pour que cet appui et ce secours les aident à s'attacher plus intimement au Médiateur et Sauveur " (L.G. 62).
3. La doctrine du sacerdoce hiérarchique
Qu'il soit donc bien clair qu'aucun exposé de la doctrine du sacerdoce hiérarchique ne peut rejeter dans l'ombre celle du sacerdoce commun. Elle pose que celui-ci est au commencement et au terme de l'existence chrétienne en Église. Elle affirme que l'établissement par le Christ, à l'intérieur de cette Église, d'un sacerdoce ministériel doté de pouvoirs réservés, est au service du Corps tout entier. L'accession à la dignité du sacerdoce hiérarchique présuppose chez ceux qu'elle concerne la dignité première du sacerdoce commun. Mais ce service est indispensable. Il représente pour l'Eglise une condition de vie, et son manque une cause de mort spirituelle.
Nous aimons tout d'abord retrouver, dans la Constitution Lumen Gentium, cette affirmation d'une ordonnance réciproque des deux formes de sacerdoce. Une telle réciprocité peut évoquer pour nous maintenant la relation de la Mère et du Disciple-Apôtre sous la croix de Jésus, et ensuite tout au long de la vie de l'Église :
" Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu'il y ait entre eux une différence essentielle, et non pas seulement de degré, sont cependant ordonnés l'un à l'autre : l'un et l'autre en effet, chacun selon son mode propre, participent à l'unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d'un pouvoir sacré pour conduire et former le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ (in persona Christi), le sacrifice eucharistique et l'offrir à Dieu au nom du peuple tout entier... " (10).
Vient ensuite le grand exposé relatif à l'ordre de l'Épiscopat (ch. III, 18-28), dont je ne puis citer qu'un bref passage :
" Les évêques ont reçu, pour l'exercer avec l'aide des prêtres et des diacres, le ministère de la Communauté. Ils président, au nom et en place de Dieu, le troupeau dont ils sont les pasteurs, le magistère doctrinal, le sacerdoce du culte sacré, le ministère du gouvernement. De même que la charge confiée personnellement à Pierre, le premier des Apôtres, et destinée à être transmise à ses successeurs, constitue une charge permanente, permanente est également la charge confiée aux Apôtres d'être les pasteurs de l'Église, charge dont l'ordre des évêques doit assurer la pérennité. C'est pourquoi le saint Concile enseigne que les évêques, en vertu de l'institution divine, succèdent aux Apôtres comme pasteurs de l'Église, en sorte que, qui les écoute, écoute le Christ, qui les rejette, rejette le Christ et Celui qui a envoyé le Christ.
" Ainsi donc en la personne des évêques assistés des prêtres, c'est le Seigneur Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants. Assis à la droite de Dieu le Père, il ne cesse d'être présent à la communauté de ses pontifes. C'est par eux en tout premier lieu, par leur service éminent, qu'ils prêchent la Parole de Dieu à toutes les nations et administre continuellement aux croyants les sacrements de la foi. C'est par leur paternelle fonction (1 Cor. 4, 15) qu'il intègre à son corps, par la régénération surnaturelle, des membres nouveaux. C'est enfin par leur sagesse et leur prudence qu'il dirige et oriente le peuple du Nouveau Testament dans son pèlerinage vers l'éternelle béatitude " (L.G. 20-21).
Le Décret sur le ministère et sur la vie des prêtres reprend cette idée d'une configuration particulière de certains membres du Peuple de Dieu au Christ Chef et Prêtre, constructeur et sanctificateur de son Église :
" La fonction des prêtres, en tant qu'elle est unie à l'Ordre épiscopal, participe à l'autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanctifie et gouverne son Corps. C'est pourquoi le sacerdoce des prêtres, s'il repose sur les sacrements de l'initiation chrétienne, est cependant conféré au moyen d'un sacrement particulier qui, par l'onction du Saint Esprit, les marque d'un caractère spécial, les configure ainsi au Christ Prêtre pour les rendre capables d'agir au nom du Christ Tête en personne (in persona Christi Capitis), Participant pour leur part à la fonction des Apôtres, les prêtres reçoivent de Dieu la grâce qui les fait ministres du Christ Jésus auprès des nations, assurant le service sacré de l'Évangile, pour que les nations deviennent une offrande agréable, sanctifiée par l'Esprit Saint. En effet, l'annonce apostolique de l'Evangile convoque et rassemble le Peuple de Dieu afin que tous les membres de ce peuple, étant sanctifiés par l'Esprit Saint, s'offrent eux-mêmes en victime vivante, sainte, agréable à Dieu. Mais c'est par le ministère des prêtres que se consomme le sacrifice spirituel des chrétiens, en union avec le sacrifice du Christ, unique Médiateur, offert au nom de toute l'Église dans l'Eucharistie par les mains des prêtres, de manière sacramentelle et non sanglante, jusqu'à ce que vienne le Seigneur Jésus " (P. O. 2).
Pleinement traditionnelle, cette doctrine apparaît d'emblée en accord avec l'idée néo-testamentaire d'un Corps subsistant en des organes différenciés et hiérarchiquement disposés pour le bien de l'ensemble. Le texte précédent cite l'Épître aux Romains (15, 15 et 12, 1). Cette Épître expose ce qu'il en est de la différenciation des fonctions (12, 3-9). La même idée est largement développée dans la Première aux Corinthiens (12, 14-31) à propos de la diversité des dons spirituels en général, et des ministères en particulier (27-30). L'Épître aux Éphésiens (4, 9-17) reprend le thème de l'ordonnance hiérarchique, insistant sur le fait que c'est le Christ " monté dans les hauteurs " qui l'institue souverainement en vue de la vie du Corps entier, et pour sa croissance jusqu'à la plénitude.
Il serait par conséquent bien difficile de contester au nom de l'Écriture la thèse omniprésente à la dogmatique catholique concernant la fonction capitale du corps apostolique, et à la suite de celui-ci, du corps épiscopal. Ce qui différencie du sacerdoce commun le sacerdoce exercé par les prêtres, c'est le fait qu'il s'exerce à partir du Christ Prêtre, en son nom et pour le bien du Corps. Et c'est pourquoi on ne peut honnêtement traiter comme une " manière de dire ", sans contenu dogmatique, la formule retenue par Lumen Gentium lorsque, en référence à 1 Cor. 4, 15, elle qualie de paternelle la fonction pastorale (munus paternum). Être configuré au Christ comme Principe, c'est, à travers lui, Fils et Image parfaite, être configuré en quelque manière au Principe dont il est l'image. N'est-ce pas, en effet, comme image du Principe paternel qu'il est constitué Tête de l'Église?
Dès lors, qui reçoit mission d'exercer en son nom et par sa puissance, dans l'Église, une fonction de chef (caput) reçoit une mission de paternité. Pour ce qui est du Sacerdoce, cette mission inscrit dans l'être même du ministre quelque chose d'irréductible au caractère baptismal. A travers le Médiateur, elle s'origine nécessairement au Père, " de qui toute paternité, sur la terre et au Ciel, tire son nom " (Éph. 3, 14-15), et donc aussi sa réalité efficace. N'est-ce pas à cette paternité-là que saint Paul, dès lors qu'il engendre des fils à Dieu par l'annonce de l'Évangile, se reconnaît configuré?
Tout cela apparaît accordé profondément à l'ensemble de la doctrine trinitaire, christologique et ecclésiologique, et constitue, sans erreur possible, l'horizon biblique traditionnel de la doctrine catholique du Sacerdoce. C'est pourtant cet ensemble qui se heurte aujourd'hui, en bien des esprits, à une résistance secrètement ou ouvertement passionnée, même parmi les catholiques, même parmi les prêtres. La nature du sacerdoce ministériel, en tant, qu'il consiste non seulement (non d'abord) en une grâce de type charismatique, mais en une disposition ontologique stable (" caractère sacramentel ") reçue par ordination, et incluant une relation de paternité spirituelle à l'égard de ceux au service desquels elle s'exerce, suscite de la gêne.
On devine que cela se rattache à des causes complexes. Quelques-unes nous sont déjà connues, d'autres se préciseront bientôt. Au point où nous en sommes, constatons du moins qu'à analyser le phénomène actuel de remise en cause de l'idée de sacerdoce hiérarchique on constate vite que la doctrine exposée dans Lumen Gentium n'est guère prise en considération en sa forme de synthèse. On y cherche parfois, hors contexte, des arguments à tous usages plutôt qu'un enseignement à accueillir de la part de Dieu, dans la foi. Sans doute ce recours sélectif et critique à l'enseignement conciliaire n'est-il pas habituellement conscient de ses mobiles, et c'est pourquoi il se cherche, mais en vain, tant de mauvaises raisons. Celles qu'il pense pouvoir justifier n'ont pas grand-chose à voir avec la vérité du Christ et de l'Eglise.
L'HISTOIRE D'UNE CONFIRMATION DOCTRINALE
II nous faudra évaluer, dans le prochain chapitre, le caractère aberrant, et les effets à longue portée, des actuelles contestations de la doctrine catholique du sacerdoce. Mais il nous sera plus facile et aussi plus avantageux de le faire si nous prenons auparavant un aperçu de la question contenue dans le titre ci-dessus. Le sens général en est le suivant :
Lorsque l'Église, au cours d'un concile tel que Vatican II, tout près de nous donc, expose de nouveau et redéfinit sa doctrine du sacerdoce, elle ne procède absolument pas à une remise en cause de ce qui fut enseigné par elle sur ce même sujet au long des siècles. Elle ne prétend pas davantage poursuivre une " évolution " doctrinale séculaire, ni marquer une " étape " dans un " devenir " qui serait imposé ou suggéré par les modifications successives de la figure toujours transitoire de ce monde. Ce genre d'ajustement, c'est ce que certains voudraient, eux en effet, lui suggérer ou lui imposer, parce que telle est la seule façon dont ils réussissent à concevoir ou plus exactement à imaginer les modalités historiques de la rencontre entre l'Église du Christ et de l'Esprit Saint et les diverses formes de contingence humaine dans le temps. Mais telle n'est pas la manière dont l'Église conçoit, tout en le vivant, le processus de développement doctrinal qui s'accomplit en elle, selon une logique et des processus secrets inconnus là où " évoluent ", se révolutionnent, et même s'adaptent en sourdine les idées directrices simplement humaines. Et d'autre part, la stabilité qu'elle entend maintenir dans le domaine doctrinal n'a pas davantage d'analogue dans l'idée que se font les hommes de la fixité en matière de convictions mentales.
Que se passe-t-il donc réellement pour le doctrinal en situation d'histoire? Que s'est-il passé pour la doctrine du sacerdoce entre le moment de renseignement de Jésus et celui de l'enseignement conciliaire récent? Il importe, certes, de répondre à cette question. Mais ici encore il faut renoncer à la reconstitution d'une histoire des doctrines relatives à la réalité sacerdotale. Tel ne peut être l'objet de ce chapitre, puisqu'il n'est pas non plus celui du livre1. Ce qui m'importe, en ce moment de l'exposé, c'est de faire seulement entrevoir sur quelques exemples ce qu'il faut entendre par histoire d'une doctrine comme celle du sacerdoce, et de quelle nature sont les avancées qui s'y produisent.
1. L'écriture et les Pères, témoins d'une fidélité progressante
C'est d'abord à partir de l'idéal de fidélité qui fut le leur que ceux qu'on désigne comme les " Pères de l'Église " (qui furent en réalité des témoins de la paternité dans l'Église) nous invitent à bien comprendre leurs convictions doctrinales relatives au Sacerdoce. A cet égard, aucune différence d'esprit entre les rédacteurs de l'Écriture néo-testamentaire et eux. Ils vivent et réfléchissent à
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1. Des exposés historiques plus ou moins développés peuvent être trouvés aisément. On peut consulter, par exemple, l'article Ordre, Ordination, du Dictionnaire de Théologie catholique, fasc. XCV-XCVI, col. 1193-1405. Plus restreint : joseph lécuyer : Le Sacerdoce dans le Mystère du Christ (Lex orandi, Éd. du Cerf, 1957); l'ouvrage collectif : La tradition sacerdotale (Bibliothèque de la Faculté de Théologie de Lyon, Éd. Xavier Mappus, 1959)- L'après-Concile a vu paraître l'excellent travail de Albert chapelle, s.j. : Pour la vie du Monde : le Sacrement de l'Ordre (Institut d'Études Théologiques, Bruxelles, 1978).
l'intérieur d'un modèle donné. Ils se promettent essentiellement d'en reproduire exactement les traits, et ils s'appliquent avantageusement à le faire. Du point de vue de la doctrine qu'ils exposent en l'approfondissant en esprit d'Église, sur fond de riche expérience pastorale, un progrès s'effectue incontestablement avec la succession des générations. Mais en quoi consiste ce progrès? En ceci qu'ils réussissent à se confirmer eux-mêmes et à confirmer les fidèles dans les certitudes fondées en Écriture et en Tradition.
Travailler à ce genre de confirmation des croyants dans la vérité confiée à l'Église afin qu'elle en vive intellectuellement et spirituellement, c'est avancer soi-même au rythme de l'histoire du salut, et rendre possible pour l'ensemble des croyants une synchronisation de leur foi réfléchie avec ce rythme sûr, mais mystérieux. C'est en vivant davantage et en se confrontant à des situations historiques nouvelles que l'Église rassemble en une unité plus explicitement signifiée en paroles et en actes les éléments complexes de son expérience. Mais en profondeur cette expérience est une depuis les origines, depuis l'infusion en elle de l'Esprit de Jésus. Et en ce qui regarde l'expérience qui lui est donnée de son héritage sacerdotal, elle n'en a jamais méconnu le sens. C'est pourquoi il est si facile, là où c'est bien de l'être même du Sacerdoce qu'il s'agit et non de certaines modalités culturellement contingentes de ce que les hommes en vivent et en expriment de percevoir l'accord fondamental entre les discours orthodoxes tenus en elle à ce sujet, dans la succession des âges.
J'illustrerai cela par quelques textes seulement, datés de l'époque de haute et moyenne antiquité patristique. Les harmonies doctrinales avec l'enseignement de Vatican II apparaîtront d'emblée, en même temps que la diversité des variations possibles sur un thème demeurant identique : le mystère du Sacerdoce. Trois des témoins consultés nous sont déjà connus. D'abord le pape saint Clément :
" Les Apôtres ont été dépêchés comme messagers de l'heureuse nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ. Jésus-Christ a été envoyé par Dieu. Le Christ vient donc de Dieu et les Apôtres du Christ :
ces deux choses découlent en bel ordre de la volonté de Dieu. Munis des instructions de Notre Seigneur Jésus-Christ et affermis par sa résurrection, les Apôtres, confirmés par la Parole de Dieu, allèrent avec l'assurance du Saint Esprit, annoncer la bonne nouvelle, et l'approche du Royaume de Dieu. Prêchant à travers les villes et les campagnes, ils éprouvèrent dans le Saint-Esprit leurs prémices, et les instituèrent comme évêques et comme diacres des futurs croyants (...) Nos Apôtres aussi ont su par Notre Seigneur Jésus-Christ qu'il y aurait querelle au sujet de la dignité de l'Épiscopat. C'est bien pourquoi, dans leur prescience parfaite de 1 avenir, ils instituèrent ceux que nous avons dit, et ensuite posèrent cette règle qu'après leur mort, d'autres hommes éprouvés succéderaient à leur ministère. "
La même conviction s'affirme de façon pressante, vers la même époque (fin du premier siècle, début du second), chez Ignace d'Antioche, de façon extrêmement pressante, non pas tant contre le danger que fait courir aux églises la persécution que contre celui qui viendrait d'une subversion de l'ordre hiérarchique de la communauté :
" Vous ne devez donc avoir avec votre évêque qu'une seule et même pensée : c'est d'ailleurs ce que vous faites. Votre vénérable presbyterium, vraiment digne de Dieu, est uni à l'évêque comme les cordes à la lyre, et c'est ainsi que, du parfait accord de vos sentiments et de votre charité, s'élève vers Jésus-Christ un concert de louanges (...) Si moi, en peu de temps, j'ai contracté avec votre évêque une liaison si intime, liaison qui n'a rien d'humain, mais qui est toute spirituelle, quel n'est pas votre bonheur à vous, qui lui êtes uni comme l'Église l'est à Jésus-Christ, et Jésus-Christ à son Père, dans l'harmonie de l'universelle paix " (Aux Éphésiens).
Ces textes nous expriment clairement la manière dont est compris, en ces origines de l'Église, l'Ordo episcoporum. Il se présente, d'une part comme la chaîne ininterrompue reliant, chaque église et l'ensemble des églises aux Apôtres, à Jésus-Christ, au Père, en une unité imitée de Dieu. Il se présente, d'autre part, comme une degré hiérarchique constitué au sein du peuple de Dieu par le collège de ceux qui ont reçu autorité pastorale. C'est bien une doctrine de l'ordre épiscopal qui nous est ainsi manifestée, en même temps que nous est attestée dans les faits, dans l'innocence des faits communs, l'existence de cet ordre sans lequel il n'y aurait pas d'Église.
Parce qu'ils se proposent seulement de commenter les Écritures par la vie même de l'Église, et cette vie par les Écritures, en toute fidélité, les écrits des Pères leur permettent et nous permettent d'expliciter bien d'autres éléments de cette doctrine de la médiation épiscopale-presbytérale. Entre autres : ce qui concerne le sens théologique et spirituel des pouvoirs qu'elle exerce pour la vie du Peuple de Dieu. L'idée que la fonction hiérarchique représente un service, et jamais (en principe du moins) une domination parmi les chrétiens, est aussi ancienne que la théologie du sacerdoce. Elle est essentielle s'il s'agit de situer les pouvoirs attenant à la fonction. Mais il faut bien comprendre dans quelle conception d'ensemble du mystère chrétien s'inscrit la conception de ce service.
Dans la théologie orientale, en particulier, ce qui définit le mieux cet ensemble, c'est la considération de la fin dernière à laquelle se trouve ordonnée l'uvre entière de l'Église, selon le bon vouloir du Père : la divinisation de l'homme par restauration de l'image qu'a déformée le péché. Ainsi, saint Grégoire de Nazianze (IVe siècle) :
" C'est à quoi tend la Loi éducatrice, les Prophètes, intermédiaires entre la Loi et le Christ, le Christ consommateur et terme de la Loi spirituelle. C'est pour cela que la divinité s'est anéantie, que la chair a été assumée. C'est pour cela qu'il y a Noël et la Vierge, la crèche de Bethléem, la Vierge à cause de la Femme, la crèche à cause du Paradis, Bethléem à cause de l'Éden, Noël (la Nativité) à cause de la création. Toutes ces choses étaient une pédagogie de Dieu, ramenant le vieil Adam d'où il était tombé, lui rendant accès à l'Arbre de vie. " Et dès lors, " le but (du sacerdoce) est de rendre des ailes à l'âme, de la ravir au monde et de la donner à Dieu. Il consiste à maintenir l'image de Dieu dans l'homme si elle subsiste, à la restaurer si elle est détruite. Il a pour fin de faire demeurer le Christ dans les coeurs par l'Esprit, et ce qui résume tout de faire un dieu qui participe à la béatitude d'En-haut de celui qui appartient à la Cité d'En-haut ".
L'instrumentante du ministère sacerdotal, son mode de service, ne se définit qu'en fonction de ce dessein. Les pouvoirs du prêtre ne se justifient qu'en lui, mais en lui ils se justifient absolument. La dignité suréminente de ce ministère tient à la suréminence de ce que le Christ accomplit par lui, même éventuellement à travers un ministre indigne (et il y en a!) : " Ignores-tu, demande saint Jean Chrysostome, ce qu'est le prêtre? (iéreus). Il est un ange du Seigneur. Est-ce que les choses qu'il dit sont de lui? Si tu le méprises, ce n'est pas lui que tu méprises, mais le Dieu qui l'a ordonné. Si ce n'est pas Dieu qui opère par lui, il n'y a plus ni baptême ni communion aux mystères, ni bénédiction : tu n'es plus chrétien. " Et dans le même sens, saint Grégoire de Nysse, expliquant par la puissance de Dieu l'efficacité sacramentelle conférée à des matières communes par bénédiction divine, étend ce même principe au cas du prêtre : " La même efficacité de la Parole divine communique au prêtre une dignité éminente, le séparant de la communauté du peuple par une consécration. Hier encore, il n'était qu'un individu parmi les autres. Il est constitué précepteur, président, docteur, mystagogue par la puissance invisible de la grâce. "
Si quelqu'un prétend aujourd'hui que les témoignages bibliques et patristiques définissant en ces termes et selon cet esprit la signification profonde du sacerdoce ministériel n'existent pas, ou bien qu'ils sont rares et isolés, ou bien peu significatifs de l'essentiel, ou encore qu'ils révèlent une mentalité d'époque plutôt que cet essentiel, il faut dire ceci : il est ignorant, ou bien il ment, ou encore : il souffre d'aveuglement par l'effet d'une certaine idéologie objectivement insoutenable ayant pour thème favori celui des " ruptures culturelles " au long de l'histoire du Christianisme. Et comme aujourd'hui des propos de cette sorte sont fréquemment tenus au nom de la théologie ou de l'histoire, mieux vaut que les auditeurs sachent à quoi s'en tenir sur ce point.
2. Deux cas significatifs de variations sur le thème de la hiérarchie ecclésiastique
Les considérations qui suivent pourraient peut-être, à la rigueur, paraître superflues, ou trop engagées dans le domaine de la " spécialisation historique ", compte tenu de mon propos de me limiter à l'essentiel. Si je m'y attarde un instant, la raison en est, précisément, que, face aux négations et confusions dont il sera parlé au prochain chapitre, il peut être utile au lecteur d'apprécier par lui-même le genre de variations dont a pu s'accommoder un thème essentiel de la doctrine du Sacerdoce, au cours des siècles, du moment que ces variations se maintenaient dans les tonalités possibles à l'intérieur d'une foi et d'une pratique d'Église contrôlées par la hiérarchie. Précisément, il s'agit du thème de la Hiérarchie et donc de ce qu'elle-même admet que des croyants puissent dire à son sujet. Et cela jusqu'à la limite où l'essence même de la réalité du sacrement de l'Ordre risquerait d'être méconnue.
Le premier cas nous est fourni par celui qui est responsable de la diffusion du terme même de Hiérarchie ecclésiastique à l'intérieur du discours théologique chrétien : Denys le Mystique. Ce qualificatif lui convient mieux que celui d'Aréopagite (ou de Pseudo-aréopagite) sous lequel il est plus fréquemment désigné. On sait que l'auteur mystérieux qui écrivit, à une date pour nous incertaine (plus probablement à la fin du IVe ou au début du Ve siècle) sous le nom et les apparences de Denys l'Aréopagite le converti de Paul à Athènes est un écrivain chrétien considérable, très original et de très haute inspiration " mystique " (le mot lui plaît extrêmement), qui a contribué à " climatiser " la pensée de l'Orient et a marqué de son empreinte celle d'Occident, en particulier dans le registre de la théologie mystique et de son expression spécifique. A ce titre, il doit être considéré comme un témoin aussi originalement expressif qu'il deviendra originalement représentatif de certaines tendances de la pensée chrétienne, surtout orientale.
Non pas qu'il doive et puisse éclipser, même sur le thème du Sacerdoce et de son ordre hiérarchique interne, les grands Docteurs dont l'Eglise se recommande communément. Ses écrits ont un aspect quelque peu hiératique, stylisé, puissamment poétique, qui n'introduit pas directement au concret de l'expérience des églises de son temps, sinon par la voie élevée des spéculations théologico-mystiques, et dans une perspective probablement monastique. Mais cette compréhension par les sommets, ce survol en style quasi liturgique, offre un avantage s'il s'agit d'approfondir la signification en quelque sorte " métaphysique " de la structure hiérarchique au sein de l'Église.
Denys veut nous faire entrevoir le déploiement, au sein de l'univers spirituel, du mouvement éternel par quoi Dieu se communique gratuitement à sa créature, dans le temps, afin de la ramener vers lui par la voie de la prière, de la pensée et de l'amour contemplatif. Haut et difficile dessein d'honorer de la sorte et de célébrer le Dessein transcendant de Dieu en Jésus-Christ et dans l'Église.
Le livre de La Hiérarchie ecclésiastique ne se propose donc pas immédiatement de décrire et d'expliquer ce que notre théologie moderne désignerait par ce mot. Certes, il y est question de l'ordre sacerdotal et de sa fonction sanctificatrice, mais à l'intérieur de ce mouvement universel qui, allant de Dieu à Dieu, dispose toutes choses comme un substantiel rayonnement de l'inaccessible Mystère, Obscurité translumineuse du Dieu au-delà de tout.
C'est ainsi que l'ouvrage sur la Hiérarchie ecclésiastique se tient en quelque manière dans le prolongement, voire à l'intérieur des perspectives dessinées par celui qui est consacré à la Hiérarchie céleste, et appelle le même type de contemplation spéculative. La hiérarchie céleste représente le déploiement dans l'ordre des créatures invisibles, purement " intelligibles ", de l'uvre créatrice et vraiment théophonique de la Trinité sainte et de sa hiérarchie originaire (la "Théarchie"). Car en Dieu, tout est don de vie, communication " sans jalousie " de soi-même. Or, cette disposition se retrouve analogiquement dans les mondes spirituels que Dieu a librement suscités. Les hiérarchies y sont déterminées selon la proximité que chaque être (ange ou homme) entretient par rapport à la perfection divine. Cette proximité est mesurée par la grâce d'illumination contemplative reçue par chacun. Mais bien loin que cela se traduise chez les êtres les plus élevés par quelque suffisance autocratique, cela leur vaut, au contraire, de participer davantage à l'activité donatrice sans jalousie par laquelle la suréminente Bonté se veut et se rend diffusive d'elle-même.
Mais venons-en à la hiérarchie ecclésiastique considérée en elle-même. C'est en traitant des consécrations sacerdotales (chap. 5) que Denys expose plus largement la nature de cette hiérarchie qui, des grands prêtres (évêques), aux prêtres, aux diacres, dispense le Don de Dieu intelligence des réalités divines, sacrements, sainteté de vie jusqu'au peuple fidèle : " La puissance de l'ordre des grands prêtres se répand à tous les étages de la sainte ordonnance, à travers chacun des ordres sacrés elle accomplit les mystères particuliers de la sainte Hiérarchie. Mais c'est aux grands prêtres singulièrement, de préférence aux membres des autres ordres, que la loi divine a attribué en propre les plus divines opérations des saints ministères. Les rites, en effet, grâce auxquels ils parfont les fidèles, sont des images de la Puissance théarchique, et c'est par eux qu'ils confèrent leur plein achèvement à tous les symboles les plus divins et à toutes les saintes ordonnances... "
Étant donné que la dispensation ainsi décrite et célébrée (Denys est assurément ébloui par la splendeur des grandes célébrations pontificales, images des célébrations célestes) est entièrement au service de la grâce diffusée à travers tout le corps de l'Église, il devient inconcevable d'envisager le sens de la hiérarchie ecclésiale comme s'il s'agissait d'une hiérarchie de domination. Dans la pensée de Denys, bien que les pouvoirs sacerdotaux ne soient pas liés à la sainteté effective du prêtre, celui-ci a l'obligation de se tenir spirituellement, et d'opérer charitablement au lieu où l'a placé la consécration reçue en Église. Son degré de " luminosité " mystique doit correspondre à ce qu'exigé sa fonction de sanctificateur. Il ne pourra initier autrui aux divins mystères, lui donner d'y participer en vérité que si lui-même se tient et agit mystiquement dans le secret fécond de la Charité de Dieu.
J'en ai dit assez pour donner à comprendre en quel contexte il convient de replacer la présentation faite par Denys du mystère des " saintes ordonnances " ecclésiales du Don de Dieu. La Tradition pourra manifester certaines réserves face à ce qui pourrait sembler trop " sublime " ou plutôt un peu éthéré dans ce haut exercice contemplatif sur l'essence de l'Ordre sacerdotal. Elle n'y dénonce pourtant aucun gauchissement doctrinal. Mais on se doute que la façon d'aborder la question de la nature et de l'équilibre interne de la Hiérarchie pourra légitimement être bien différente, pour diverses raisons surtout pratiques, de celle, si typée, de Denys le Mystique. Et cela avec d'autres dangers sérieux, plus sérieux peut-être, de passage à la limite dès lors que le centre de gravité de l'ensemble de la doctrine ne serait plus exactement situé.
Développée en perspective contemplative et monachiste, la " hiérarchologie " géniale de Denys comporte ses pentes spéculatives propres. Elle demeure à une certaine distance des problèmes pratiques que peuvent poser, dans les églises locales, les relations concrètes entre évêque, presbyterium et diacres. Or cette dernière question va devenir particulièrement brûlante à. Rome vers la fin du IVe siècle. Sous le pontificat de saint Damase (366-384) on assiste à l'aggravation d'une attitude latente d'insubordination parmi les diacres. Ils entendent s'" égaler " aux prêtres. Mais que signifie ce genre de revendication? Depuis longtemps les importantes fonctions exercées par certains d'entre eux dans l'église papale ont pu attiser ce genre de présomption en ce qui concerne l'importance " fonctionnelle ". Mais le danger devient de nature théologique dans la mesure où ce besoin de promotion va à bouleverser l'ordre apostolique de la hiérarchie à trois degrés.
D'où une réaction de défense du côté des presbytres, bien au-delà du cercle romain. L'effet direct ou indirect de cette réaction en principe justifiée sera le suivant beaucoup plus ambigu doctrinalement : rapprocher au maximum la fonction presbytérale de l'épiscopale, en sorte que leur différence tendra à n'apparaître plus tant fondée sur un rapport inscrit dans l'Ordre lui-même que sur une relation juridique et comme administrative (juridiction). Nous sommes ainsi en quelque manière sur une pente opposée à celle que pouvait rendre glissante le " transcendantalisme " mystique de la rigoureuse hiérarchie dionysienne. L'antithèse a sa logique, dangereuse pour l'équilibre de la doctrine du Sacerdoce. Certes, nul texte théologique ni canonique n'entérinera jamais cette façon de voir. Elle sera néanmoins favorisée, et durablement, par la diffusion d'écrits anonymes passant à tort pour couverts par l'autorité de saint Jérôme, d'une part (le De septem ordinibus Ecclesiae) et par celle de saint Ambroise, d'autre part (l'Ambrosiaster).
Curieux effet, ou double effet, des écrits anonymes ou pseudonymes. En ce qui concerne le second cas évoqué, il constitue un exemple du genre de difficulté surgi d'un problème pratique ambigu et non directement doctrinal, mais qui pourra encombrer longtemps, dans une aire ecclésiale plus ou moins étendue, la réflexion théorique. Chez certains auteurs, au fond très orthodoxes, la difficulté se transposera en hésitations touchant la doctrine elle-même. Un autre cas, assez analogue, résultera du problème pratique et théorique posé par des ordinations irrégulières : celles qu'effectuent des évêques plus ou moins tombés dans l'hérésie, ou coupables de simonie (trafic d'argent autour des choses saintes, et d'abord autour de l'ordination conférée ou sollicitée). Que devient le pouvoir sacerdotal chez un hérétique ou chez un simoniaque? Que son exercice devienne illicite, la chose est certaine. Mais existe-t-il encore? Interrogation homologue à celle qui s'était imposée dès les premiers siècles à propos du re-baptême des hérétiques.
De tels débats, durables et souvent confus, poursuivis en marge de la doctrine officielle invariante, n'auront pas à la longue que des effets négatifs. Ils conduiront à distinguer mieux les notions de pouvoir d'ordre et de pouvoir de juridiction. Ils obligeront à préciser mieux le rapport entre l'ordre des Évêques et celui des Prêtres sub-ordonnés (sacerdotes secundi ordinis) ; à justifier plus nettement une notion indispensable : celle de caractère sacerdotal, comme celle de caractère baptismal.
Reste qu'aussi longtemps que des difficultés de cette sorte sont " dans l'air ", et tant qu'elles ne sont pas dissipées d'abord par une réflexion théologique plus sûre de ses principes fondamentaux et de ses méthodes, puis éventuellement par une définition doctrinale, la vie du Peuple de Dieu en demeure handicapée, du fait des ambiguïtés dont restent chargées certaines théories et certaines pratiques. Si la tradition de l'Église ne s'est jamais fourvoyée, cela ne veut pas dire qu'embarras et confusions stérilisantes et dangereuses n'ont jamais desservi son action dans les consciences et dans les comportements particuliers, tant chez des évêques que chez des prêtres et parmi les laïcs.
3. Saint Thomas, récollecteur de la tradition théologique et précurseur
L'une des façons qu'a l'Esprit Saint de garder et de promouvoir l'Église des Apôtres au long de siècles, au milieu de l'instabilité des choses de ce monde, consiste à la pourvoir en docteurs aux temps opportuns. La personnalité et l'uvre de saint Thomas le Magistère l'a très tôt perçu correspondent à cet aspect de la " politique " divine. Le type de ferveur et de justesse intellectuelle qui caractérisent la pensée de saint Thomas est précisément ce dont l'Église avait besoin à la grande période scolastique. Car il s'agissait d'accomplir, par un travail profond et vraiment catholique de " récollection ", l'uvre de la période patristique et celle des premières théologies d'université elles-mêmes héritières de la précédente, ainsi que des essais de théologie monastique. Par là serait mise en chantier une synthèse remarquablement " catholique " dont l'Église aurait la possibilité de tirer profit lors des temps de dislocation européenne de l'héritage de chrétienté. La part de l'effort thomiste ne sera pas pour peu de chose dans l'uvre de confirmation doctrinale de la foi catholique réalisée par les grands Conciles de l'époque subséquente.
Le progrès réalisé dans le domaine de la théologie d'Église implique toujours ce que je viens de désigner par le terme de récollection (de recolligere, recueillir, rassembler). Sur le cas de la doctrine relative au sacrement de l'Ordre, j'ai signalé quelques types de variations survenues parmi les penseurs et théologiens catholiques entre le Ve et le XIIIe siècle. Elles ne vont pas fatalement x. égarer la pensée hors des voies sûres de la tradition commune. Mais elles peuvent aussi avoir cet effet, par accident et à la longue. Il arrive qu'elles dispersent l'effort théologique sur des lignes divergentes, ou du moins sinueuses et embrouillées. La caractéristique d'une grande et profonde réflexion théologique est qu'elle trouve le moyen, dans ces conditions, de faire uvre de reprise en profondeur du mouvement de la tradition apostolique et théologique, et par là de recomposition en synthèse de ce qui, dans la culture de son temps, risquerait d'aggraver les tensions et les fragmentations à l'intérieur de l'héritage commun. En ce qui regarde l'héritage de la doctrine du Sacerdoce, la perception des problèmes à résoudre et les choix à effectuer pour cela s'effectuent chez saint Thomas de la même manière que pour l'ensemble de l'héritage doctrinal de l'Église.
Il est intéressant de noter qu'en ce qui concerne la théologie du sacrement de l'Ordre, saint Thomas a été conduit à préciser progressivement sa position, très particulièrement sur le point de la spécificité de l'Épiscopat par rapport au Presbytérat. Comment cela?
D'une part, l'autorité de Denys l'incite dès ses premiers écrits à prendre fermement en considération la superior potestas de l'Évêque. Mais, d'autre part, l'autorité que le nom de Jérôme semble conférer à la thèse soutenue dans les uvres signalées plus haut le rend hésitant pour ce qui est du fondement de cette potestas. Il juge que l'Épiscopat est " plus une dignité qu'un ordre " (De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis). Mais, par la suite, il en vient à voir dans l'Épiscopat et le Presbytérat deux ordres distincts, " parce que dans l'Évangile nous lisons qu'après avoir désigné les douze Apôtres (dont les évêques tiennent la place) le Christ désigne les soixante-douze disciples, auxquels succèdent les prêtres. De plus, Denys distingue entre évêques et prêtres. Mais à l'origine, bien que les ordres aient été distincts, cependant les noms ne l'étaient pas " (Commentaire de l'Épître aux Philippiens).
Dans le IVe livre de la Somme contre les Gentils (IV, 76) l'affirmation de saint Thomas est ferme : " Bien que ce pouvoir épiscopal, en ce qui concerne la consécration du corps du Christ, ne dépasse pas le pouvoir du prêtre, elle le dépasse cependant en ce qui concerne les fidèles. Car le pouvoir sacerdotal lui-même dérive des évêques, et tout ce qu'il y a de plus difficile dans la conduite des fidèles est réservé aux évêques, par l'autorité desquels les prêtres eux-mêmes ont le pouvoir de faire ce qui leur est confié. "
A ce moment, saint Thomas a pris ses distances par rapport à la position (supposée) de Jérôme. Il se range sans réserve à l'avis de Denys : en quoi il corrobore la tradition ancienne. Sa doctrine la plus mûrie se lit, sur ce point, dans la Somme de théologie, en particulier dans la IIa IIae (questions 184-185) où la référence à la Hiérarchie ecclésiastique de Denys est constante et efficace. Dans la Ha Pars, question 67, art. z, à propos du ministre du baptême, le rapport entre ordre épiscopal et presbytérat est de nouveau précisé. On pourra lire aussi, dans la IIIa Pars (question 82, art. 1) un exposé concernant le pouvoir de l'Évêque, où l'on reconnaît, tout proche, le texte dionysien de la Hiérarchie ecclésiastique.
Bien loin que cette influence avouée de Denys doive nous surprendre et nous inquiéter, nous pouvons, au contraire, l'apprécier comme un signe de la fécondité catholique du rapport entre Orient et Occident chrétiens. Que saint Thomas ait rencontré dans la tradition théologico-mystique d'Orient de quoi rendre à la théologie catholique du sacerdoce toute la fermeté de son dessein, et toute sa force contre les remises en questions qui allaient se multiplier dans les siècles suivants, voilà qui illustre les conduites de l'Esprit. C'est lui qui fait en sorte que les plus précieux précurseurs soient précisément les plus humbles et efficaces recollecteurs de l'ensemble de la Tradition.
Toute l'originalité fidèle de Thomas, en ce qui concerne la doctrine de l'Ordre, ne se ramène pas au point particulier et essentiel qui vient d'être évoqué. Ainsi, au sujet de la doctrine du caractère sacerdotal (IIIa P. qu. 63) et pour l'usage à faire des notions de matière et déforme à propos de ce sacrement (Supplément, question 34, 3-4), il fait preuve de son habituelle capacité de clarification et de confirmation de l'acquis antérieur. Cela est sensible également en sa façon de ramasser avec ordre, en quelques phrases, les raisons qui justifient la présence et l'action dans l'Église, d'un Ordre tel que celui du Sacerdoce ministériel. A la question : Doit-il y avoir un ordre dans l'Église? il répond :
" Entre ses uvres et lui, Dieu a voulu produire une ressemblance aussi grande que possible, afin de les rendre parfaites et de pouvoir, par elles, se faire connaître. Afin donc de manifester dans ses uvres non seulement les perfections de son essence, mais encore celles de son action sur les créatures, il a imposé à tout être cette loi de nature : les êtres de dernier rang seront conduits à leur achèvement par des êtres médians, et ceux-ci par des êtres supérieurs. C'est ce que dit Denys au livre de la Hiérarchie céleste. Dès lors, pour que cette sorte d'harmonieuse beauté ne fasse pas défaut à l'Église, il a établi en elle un ordre : certains dispenseraient les sacrements aux autres. Par là, imitant Dieu à leur manière, ils deviendraient ses collaborateurs. Ainsi, dans le corps naturel, certains membres (organes) communiquent-ils la vie aux autres " (Suppl. quest. 34, art. 1).
Dans l'article que je viens de citer, saint Thomas soulève lui-même, conformément à sa méthode, deux objections à l'encontre de sa propre thèse sur ce qu'on peut appeler la logique ecclésiale du sacrement de l'Ordre. Ces objections sont si peu de purs éléments d'un exercice d'école qu'elles résument non seulement les thèmes de contestation plus ou moins explicite rencontrés (ou au moins imaginables) parmi les chrétiens jusqu'au XIIIe siècle, mais encore ceux qui, très dogmatiquement désormais, seront adoptés par les Réformateurs protestants du XVIe siècle pour disqualifier au nom de l'Évangile, l'institution hiérarchique en général.
" Doit-il y avoir un ordre à l'intérieur de l'Église? " interroge l'article. Trois objections sont aussitôt soulevées, dont voici les deux premières : 1. Il ne paraît pas qu'il doive y avoir un tel ordre. En effet, cet ordre implique et une situation de sujétion et une situation de pouvoir. Mais la sujétion semble répugner à la liberté dont nous avons hérité au titre de notre vocation dans le Christ. La référence donnée est à l'Épître aux Galates, 4, 31. 2. Celui qui est établi en un rang déterminé par ordination est aussi constitué supérieur par rapport aux autres. Mais dans l'Église chacun doit se tenir pour inférieur à autrui, selon l'enseignement de Paul aux Philippiens (2, 3). Pour ces deux raisons, notamment, il n'est pas admissible qu'un ordre existe dans l'Église.
Les réponses sont celles que nous pouvons supposer. Mais elles ne seront prises en considération qu'autant que les objections ne seront pas apparues fondées en Évangile. Les voici, dans leur candeur, 1. La sujétion d'esclavage est certes incompatible avec la liberté. Mais elle implique chez celui qui commande l'utilisation des subordonnés à son profit. Telle n'est pas la soumission requise dans les rapports institués par le sacrement de l'Ordre. Ceux qui sont à la tête doivent chercher le salut de leurs subordonnés, non un profit propre. 2. Chacun doit s'estimer inférieur quant au mérite, mais non quant à la charge exercée. Or les ordres sont une certaine forme de charge.
L'objection peut paraître fondée, mais elle est spécieuse. La réponse peut sembler spécieuse, mais elle est fondée. J'espère que l'ensemble des précédents chapitres témoigne en ce sens. Et pourtant il faut bien prendre au sérieux .le fait que ce qui n'est pour moi qu'un sembler est tenu par d'autres pour vérité certaine, et réciproquement. Là encore, il ne s'agit pas d'un affrontement polémique d'arguments tout abstraits : c'est tout le drame de notre histoire religieuse, et indirectement mais réellement aussi de notre histoire " profane ", ou " culturelle " (ou de quelque autre nom qu'on voudra l'appeler) qu'il s'agit. Ce chapitre voudrait suggérer rapidement pourquoi et comment.
1. Le jeu secret des contre-ordres à l'intérieur de l'Ordre divin
Ce jeu se perpétue à l'intérieur de l'histoire humaine, et avec des conséquences très particulières à l'intérieur de l'histoire chrétienne du salut. En quoi consiste-t-il, et avec quelles conséquences ?
L'ordre divin dont les structures d'Église sont l'expression nécessaire est, avons-nous vu, celui de la Charité communiquée en Jésus-Christ à ceux qui consentent à se laisser conformer à lui. L'existence et l'exercice régulier de l'ordre sacerdotal est lui-même une condition de vie ou de mort pour le peuple rassemblé en Église. Or les obstacles auxquels se heurte la charité divine dans son mouvement de reconquête d'une humanité désordonnée par le péché sont de plusieurs sortes.
Il y a d'abord, globalement, l'état spirituel des sociétés au moment où le ferment ecclésial entreprend de les pénétrer. Ce ferment inclut certes la formule hiérarchique qui lui donne son identité et sa force de renouvellement de l'ordre antérieur. De renouvellement en profondeur, tant à l'échelle de l'ensemble politique qu'à celle des diverses cellules de la société civile, mais non pas de substitution pure et simple d'un système de gouvernement sacerdotal au système civique et politique en vigueur. Toutefois, parce que celui-ci se trouve depuis toujours perturbé par toutes sortes de désordres, structurels ou non, mais entend bien maintenir sous le nom d'ordre la part " avantageuse ", de ceux-ci, un conflit latent, mais plus souvent ouvert, subsiste en permanence entre cet ordre sérieusement désordonné et l'ordre nouveau dont est porteur le ferment sacerdotal.
Il serait possible d'analyser de ce point de vue toute l'histoire des sociétés humaines à partir du moment où elles se sentent " attaquées " par le dispositif de relations intra-ecclésiales dont le corps sacerdotal constitue le centre d'équilibre et aussi la pointe offensive. Ce n'est pas seulement à l'époque des empires césariens et des cultures païennes qu'un processus spontané de rejet se développe à l'encontre du dynamisme de réordination générale inclus dans le ferment ecclésial. C'est également, par d'autres détours, après que la société civile a commencé de revendiquer une identité chrétienne. Car cette identité, l'homme se contente volontiers de la recevoir à travers un nom, des rites, des traditions, et habitudes plus ou moins assainies, mais il résiste instinctivement à la forme de mort, c'est-à-dire de conversion profonde, radicale, qu'elle lui imposerait en cas d'acceptation entière. Beaucoup de négociations engagées entre le " Sacerdoce " et l'a Empire " (quelles que soient la formule politique et l'appellation de celui-ci) cachent, ou même avouent plus ou moins cyniquement, de la part de ce dernier, une ferme intention de " limiter les dégâts ". Et cela de deux manières.
D'abord, comprenant d'expérience que le Sacerdoce catholique est le véhicule d'un " ordre moral " utile au maintien de la société civile et à sa défense contre toutes sortes de désordres dissociateurs, l'État se promet de tirer pour lui-même certains avantages de sa relation avec l'ordre sacerdotal. Celui-ci représente une heureuse garantie, une précieuse force de sacralisation des autorités gouvernantes. Mais en même temps il représente pour elles un danger certain, dans la mesure où l'exigence évangélique dont il se fait l'annonciateur, l'organisateur, le défenseur, contredit et disqualifie la part de désordre cachée dans les apparences d'ordre. Et ce sont ces apparences c'est-à-dire ceux qu'elles avantagent qui entreprennent d'éliminer ou de neutraliser l'adversaire sacerdotal et l'ordre de l'Amour avec lequel il a partie liée.
En fait, l'élimination n'a souvent pas lieu d'être, parce que la neutralisation de la logique pascale de la vie et de la mort est déjà en partie réussie dans le corps sacerdotal. En partie seulement, et selon des proportions et modalités diverses suivant les lieux et les époques. Alors, ce qui n'a pas été neutralisé et garde toute sa virulence évangélique, étant devenu moins dangereux et ayant moins directement prise sur l'ordre et sur l'apparence d'ordre établis, est plus aisément toléré par César. La sainteté et le prophétisme évangéliques apparaissent surtout comme choses privées, un peu en marge de la " vie réelle ". Celle-ci peut aller sa route et se laisser attendrir, au passage, par la prédication de François d'Assise aux oiseaux, et au loup de Gubbio. Les loups humains ne se sentent pas trop traqués.
Mais il est évident que ce genre de neutralisation du ferment sacerdotal dans le corps sacerdotal lui-même est une autoneutralisation. Si l'Ennemi y prête la main et il ne se prive pas de le faire ce n'est pas directement par des mesures persécutrices destinées à enchaîner de l'extérieur des témoins évangéliques trop dangereusement engagés dans leur mission. En réalité, ces témoins ont cessé de représenter un adversaire réel pour les puissances mondaines. Ne sachant plus très bien de quoi il leur faudrait témoigner, ils se préoccupent surtout de calquer leur vie et leur discours (à défaut de pensée) sur le modèle mondain. Il est vrai que celui-ci change de visage selon les circonstances et les sociétés, et que ses imitateurs ecclésiastiques, se modifiant eux-mêmes à mesure, s'imaginent effectuer des ruptures évangéliques du seul fait qu'ils se défendent d'imiter le style des évêques et des prêtres mondains du XVIe ou du XVIIIe siècle, style dont ils n'ont nulle tentation de mimer la littéralité. Mais est-il sûr que, postulant aujourd'hui le privilège de pouvoir se conformer à un certain style universitaire, ou syndical, ou encore aux prédicants de salons crypto-révolutionnaires tout encombrés de pseudo-sociologie et de pseudo-psychologie, ils n'en retrouvent pas assez exactement l'esprit conformiste, l'inefficience évangélique, et le large effet de scandale parmi les pauvres?
2. Le moment critique de la réforme antisacerdotale
La Réforme dont Martin Luther, au XVIe siècle, alluma l'explosif, fut essentiellement antisacerdotale et antimonastique. Elle fut rendue possible par un déplorable concours de circonstances historiques où il est malheureusement facile de voir à l'uvre, jouant en dehors de tout vrai contrôle critique, les conflits évoqués plus haut. Un ordre d'Eglise et de société est pris à partie avec une violence verbale réchauffée à la flamme mêlée de divers combustibles. L'âme de Luther, ses ferveurs, son pathétique, ses invectives, ses volte-faces circonstancielles, ses déchirements intimes, ses dépressions et ses rebondissements, c'est le chef d'orchestre d'une âme collective en pleine insurrection, mais c'est aussi pour une part l'écho démesuré et la prisonnière de cette insurrection. Ordre et contre-ordres s'enchevêtrent. Feux et contre-feux s'allument à travers la chrétienté. Et la chrétienté sacerdotale semble s'effondrer.
Dans ses grands écrits réformateurs de 1520, le docteur de Wittenberg est persuadé de rendre à l'Église une authentique compréhension d'elle-même, sur la base d'une théologie biblique enfin triomphante de l'ordre artificieux et misérable de la scolastique. Si l'ordre que prétend représenter et défendre la scolastique est, comme le clame Luther, le faux ordre de l'orgueilleuse raison, celui de la papauté et de l'antéchrist, vite qu'on abatte tout cela par la puissance salvifique et foudroyante de la pure Parole de Dieu. Que l'on entre dans le désordre eschatologique, le seul qui soit authentiquement révélateur du Jugement de Dieu, lequel condamne démesurément et sauve démesurément.
Dans cette situation eschatologique, c'en est fait aussi de l'orgueilleuse domination du pouvoir sacerdotal. N'est-ce pas à la liberté des enfants de Dieu que nous sommes appelés, moyennant la seule force et faiblesse de la foi? Les têtes pontificales et sacerdotales peuvent être tranchées, le père peut abdiquer, le peuple des fidèles ne s'en portera que mieux. Le sacerdoce commun pourra enfin être reconnu et exercé sans intermédiaires abusifs. Seule régnera la souveraine Parole, pourvu qu'elle soit bien servie par les princes chrétiens et correctement enseignée par de nouveaux bergers entièrement désacerdotalisés et, relativement à l'état révolu de " moinerie ", avantageusement sécularisés, et vertueusement liés à une épouse, selon la volonté de Dieu. Le pape et le diable enrageront de tout cela? C'est que la Parole de Dieu triomphe et que la liberté de l'Esprit Saint peut maintenant déferler dans la chrétienté en travail de réformation, toutes digues rompues.
Serait-ce vraiment qu'en effet le temps de l'Esprit est venu, celui de la pure liberté renversant toute entrave " charnelle "? Saint Paul pourtant n'a-t-il pas mis en garde les chrétiens contre les faux spirituels, dont la prétendue liberté n'est que prétexte à licence? Certes. Mais, pour Luther, c'est encore à la pure Parole de Dieu qu'il revient de donner son statut, ou du moins ses bornes occasionnelles, à l'insurrection antisacerdotale et antiscolastique. Précisément elle désigne d'elle-même les Princes pour veiller à ce que la Réformation s'effectue selon les normes de la juste liberté des fils de Dieu. Ils ont mission pour cela. Et si l'Écriture n'est pas suffisamment explicite en ce sens, que, par ses savants docteurs le Peuple royal et sacerdotal, délivré de l'aliénation papale, précise aux princes leur fonction pastorale.
Nouveaux bergers du troupeau de Dieu, armés et casqués pour le combat eschatologique contre l'Antéchrist sacerdotal, entourés en leurs palais d'à peine moins de courtisans réformés que l'antéchrist romain de courtisans perdus de murs et de théologie scolastique, ils auront à réduire au silence de façon expéditive les prophètes enragés du mouvement anabaptiste, que Satan a détournés de la voie droite de la vraie liberté évangélique. Il est vrai qu'à leur tour les princes-bergers se montrent décevants, et ne semblent pas avoir très à cur la cause de la Parole de Dieu. En est-il un seul qui soit digne de la tâche pastorale qui lui a été remise, un seul qui accomplisse bien ce pour quoi cette Parole l'a ordonné? En période de crise Luther est persuadé que non. Il demeure donc à veiller, presque seul, sur la vaste chrétienté en travail d'ajustement à son nouveau statut et de recherche de son nouvel ordre interne.
Je n'ai pas à rappeler ici ce que sont les thèses luthériennes sur l'abolition du sacerdoce ministériel au nom de la Parole de Dieu et de la foi seule salvifique. Elles sont exposées dans tout leur abrupt dans les écrits réformateurs de 1520. On les retrouve dans les Articles de Smalkalde (1537), et à l'état diffus ou explosif à travers l'uvre luthérienne entière. Je citerai seulement l'article 4 de la deuxième partie des Articles :
" Tout ce que le pape a fait et tout ce qu'il entreprend aujourd'hui encore en vertu de sa puissance usurpée, frelatée, sacrilège et blasphématoire, n'a été et n'est, jusqu'à ce jour, qu'une uvre diabolique tendant à ruiner, autant qu'il dépend de lui, toute la sainte Église chrétienne et à renverser l'article capital, relatif à la rédemption opérée par Jésus-Christ. Nous ne parlons pas ici de son pouvoir temporel, puisque souvent Dieu se sert d'un tyran et d'un scélérat pour faire du bien à un peuple (...) Comme on l'a souvent dit, la primauté du pape est une invention humaine; elle ne se fonde sur aucun commandement divin. Il n'est ni nécessaire ni utile de la reconnaître. La sainte Église peut subsister sans cette tête, et il aurait mieux valu pour elle que cette tête ne lui eût pas été ajoutée par le diable. La papauté est inutile à l'Église, et elle n'exerce aucune fonction chrétienne. En conséquence l'Église doit rester sans pape. "
3. En conséquence, la dialectique séculière universelle
L'Église doit donc rester sans pape, sans cette tête, qui lui a été adjointe par le diable. Fort bien. Mais celui qui proclama cette thèse i ecclésiologique jusqu'à sa mort, au nom de l'authentique Parole de Dieu, continue de la proclamer parmi nous jusqu'à aujourd'hui. Et il n'est guère convenable de suggérer aux luthériens actuels que la question pourrait se poser à eux de savoir si ce genre de proclamation ne serait pas, davantage que le pape, " inutile à l'Église ", si elle remplit vraiment une " fonction chrétienne ", et s'il y aurait un inconvénient réel à ce que l'Église cesse, à l'intime d'eux-mêmes et de leur pensée, de s'en réclamer. Je précise : il est toujours possible de leur demander si, pour eux, une telle question se pose ou devrait se poser. Mais à une telle interrogation, quelle réponse feront-ils?
Ils diront, pour la plupart, sous une forme ou sous une autre, à peu près ceci : sans doute Luther a-t-il été trop radical dans sa façon de régler le problème de l'autorité dans l'Église. Heurté à juste titre par les graves défauts qui, en son époque et dans sa patrie allemande, défiguraient l'exercice de l'autorité pastorale, il a hâtivement, comme un chirurgien, tranché dans le vif, quitte à s'apercevoir ensuite que ses thèses entraînaient toutes sortes d'inconvénients. Ainsi, l'appel aux princes pour guider " selon les Écritures " la marche du peuple de Dieu à travers les dédales de 1 histoire politique; l'improvisation d'une lecture biblique dont il ignora toujours, semble-t-il, à quel point elle demeurait subjective, et cela en particulier, touchant les formes et la nature du ministère pastoral dans l'Église. Mais il faut expliquer tout cela par un contexte d'époque. S'il a eu des torts et n'a pas aisément contrôlé l'évolution de la situation d'ensemble créée par une réforme évangélique assurément nécessaire, si certaines des conséquences de ses actes, de ses paroles, de son tempérament, n'ont pas été positives, nous considérons, nous luthériens, que le résultat d'ensemble l'a été, et que l'Esprit de Dieu fut pour quelque chose dans le renouvellement des conceptions antérieures de l'exercice de l'autorité hiérarchique dans l'Église. Ne serait-ce pas même, pour une part, à la protestation évangélique de Luther et des autres réformateurs, et même à leur nouvelle interprétation (bibliquement mieux attestée) du service pastoral au sein de la communauté, que l'Église catholique elle-même prêtres, évêques et pape y compris doit aujourd'hui de connaître entre la Communauté et ses ministres des formes de rapport moins éloignés moralement, sinon théologiquement, de la conception néotestamentaire du service ministériel selon l'esprit de l'Évangile?
Mais voit-on bien les conséquences d'une " relecture " historique de cette sorte? Elle commande toute une conception de la Bible et de son interprétation, toute une conception de la vérité doctrinale et de son " historicité " (comme on dit), toute une conception de l'Église et de l'ordre interne qui la structure conformément à la doctrine de Jésus et de ses Apôtres, toute une conception des sacrements et du ministère de la Parole, ainsi que de la nature de l'autorité qualifiée pour indiquer aux baptisés le sens authentique de la Parole de Dieu. Elle suppose une certaine idée de l'exégèse, de la théologie, de la philosophie, ou plutôt elle en tolère plusieurs, dont le seul point commun est qu'elles-mêmes ne toléreront pas l'idée que l'Église catholique pourrait avoir raison de se comprendre telle qu'elle s'est toujours comprise, notamment sur le point essentiel de la nature de l'Ordre sacerdotal et de l'Eucharistie. Elle suppose aussi une certaine idée de l'cuménisme, ainsi que des méthodes à employer pour aboutir à montrer aux chrétiens ceci : qu'il est nécessaire pour eux désormais de renoncer à une conception du dogme qui, se posant lui-même de façon intransigeante et partisane, ne pourrait jamais entraîner que des effets anti-évangéliques d'excommunication réciproque. Or, justement, c'est à un tout autre type de relation que les chrétiens sont appelés par l'Évangile et par l'Esprit Saint.
Il me semble difficile de réussir à se cacher à soi-même le type d'enchaînement ici déployé. Ou du moins, il m'apparaît que la suite d'implications que je viens d'énumérer n'est pas exempte d'une certaine logique, non pas seulement notionnelle, mais existentielle, et que cette logique est celle qui résulte de l'enseignement même du Magistère, jadis, hier et aujourd'hui, au sujet de l'Ordre sacerdotal. Mais je suis bien conscient, en même temps, du fait qu'une énorme pression " culturelle ", invoquant en général la foi, l'espérance, la charité, la raison, la philosophie de l'homme, la théologie biblique, les nécessités de l'action, et quelques autres nobles valeurs, tend à s'exercer sur moi, et sur beaucoup d'autres; et qu'elle semble efficace, aujourd'hui, à persuader nombre de prêtres et de fidèles assez sincères, sinon toujours instruits et fervents. Et par un processus qu'eux-mêmes n'analysent pas, ou qu'ils analysent en multipliant les contresens, les voilà conduits, plus ou moins ensorcelés, hors de la foi de la grande Église, dans les fausses ferveurs et dans les utopies du régime de secte. Les voilà poussés dialectiquement sur les pentes de l'apostasie objective, quoi qu'il en soit de leurs dispositions secrètes, ignorées d'autrui et souvent d'eux-mêmes.
Je n'écris pas ici une analyse psycho-culturelle de nos désastres post-chrétiens, de nos déportations babyloniennes. Je dis seulement qu'une telle analyse peut aujourd'hui être effectuée pour ainsi dire scientifiquement. Elle peut montrer par quelle sorte de conformisme entièrement précritique, par quelle allégeance incomprise à des formes de pensée dialectique incomprises elles-mêmes (idéalistes, matérialistes, pseudo-psychologiques) le choix évangélique entre le oui et le non cesse d'être pensable et praticable. Et montrer comment une fausse idée de synthèse censée surmonter des antithèses pour une grande part subjectives, conduit à des aberrations dont on s'imagine alors qu'elles respectent la complexité et la complémentarité du réel ecclésial. En réalité leur lieu propre est celui de la confusion du oui et du non, c'est-à-dire, dans les cas plus bénins et sur des points seconds celui de l'approximation, et dans les cas plus graves et sur les points essentiels, celui du mensonge et de l'errance intellectuelle.
Cela pourrait être mis en évidence sur le terrain de la foi comme sur celui de la raison philosophique et critique. Certaines inconsciences de Luther par rapport aux enjeux ecclésiologiques de sa réforme et aussi certaines inconsciences de tels et tels de ses adversaires catholiques qui situaient fort mal le point d'origine vrai des polémiques en cours sont devenues celles d'une société impuissante à identifier la nature de tordre dont elle souffre d'être dépossédée, comme aussi à comprendre l'illusion inhérente aux prétendues scientificités dont elle se réclame pour se défendre contre le " retour du refoulé1 ". Un bon exemple de ce genre de quiproquo tragique pourrait être pris d'un usage très particulier de la critique exégétique et historique lorsqu'elle s'obstine à retrouver " scientifiquement " aux origines de l'Église, puis tout au long de l'histoire de sa " conscience d'elle-même " des preuves enfin sûres du caractère plus ou moins idéologique de la notion catholique du ministère sacerdotal.
L'exégèse et l'histoire, nous assure-t-on, permettraient de retrouver dans l'Évangile même et dans les premiers siècles de l'Église, des formes de services ecclésiaux où se préfiguraient les conceptions moins autoritaires, moins dogmatisantes, bref plus conformes à l'idéal de Jésus que ne l'ont été et ne le sont encore les conceptions catholiques de l'Église, de la vérité de la Révélation, et de celle du Sacerdoce. Il se trouve malheureusement que les
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1. L'expression est fréquente dans la littérature d'inspiration psychanalytique. Elle correspond à une réalité complexe et déroutante : les exigences internes d'humanité qui, chez un homme, ou à l'intérieur d'une culture, se trouvent méconnues, combattues, réprimées, et plus ou moins ensevelies dans l'inconscient, peuvent en resurgir sous des formes défigurées, et donc plus ou moins aberrantes. Ainsi se produit un " retour du refoulé ".
présupposés de la méthode sont ceux mêmes de la thèse qu'il s'agit de justifier. Je ne me propose pas de le démontrer ici, mais j'affirme qu'une telle démonstration peut être faite1. Il est vrai que son défaut impardonnable sera de n'avoir pas commencé par donner raison a priori aux griefs de Luther contre l'existence même dans l'Église de l'ordre interne dont elle reçoit, dans le Christ et dans l'Esprit Saint, son identité sacerdotale participée.
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1. Je puis renvoyer, à ce sujet, à divers articles où j'ai abordé la question des rétroactions de l'état de fait ecclésiologique protestant sur la façon de lire la situation néotestamentaire, en particulier sur le point des ministères et de la dogmatique. Ainsi : L'effort cuménique en direction de l'unité et la question de la " reconnaissance mutuelle des ministères ", dans Revue Thomiste, t. LXXIII, n° 4; Protestantisation de l'Église?, dans Revue Thomiste, t. LXXX, n° 2; Permanence de la foi et exégèse historico-critique, dans Revue Thomiste, t. LXXXI, n° 3 et suiv.
POUR UNE THÉOLOGIE DE LA VOCATION
Pour l'Église catholique, de quoi demain sera-t-il fait? S'il est admis que le renouvellement en elle des générations sacerdotales représente une condition nécessaire de son maintien et de son efficience au sein de l'histoire humaine, et cela jusqu'au retour de son Seigneur, que penser de la grave " crise des vocations " dont elle pâtit présentement en beaucoup de pays où ce renouvellement était naguère tant bien que mal assuré, et d'où partaient de nombreux missionnaires afin de porter l'Évangile aux peuples encore ignorants du salut de Dieu? Dans nos anciennes chrétientés les hommes seront-ils bientôt presque sans pasteurs?
Une telle question ne saurait se satisfaire d'une réponse trop simple. Car déjà en ce qui concerne le nombre d'hommes jeunes se portant volontaires aujourd'hui pour servir l'Église comme prêtres, les pays ne sont pas tous également déficitaires, même en Europe. Et il est de jeunes chrétientés où les séminaires sont en rapide essor. D'autre part, lorsqu'il s'agit d'expliquer l'effondrement des effectifs d'entrées au séminaire et d'ordinations là où la situation est critique, les raisons alléguées ne sont pas toujours les plus réelles. Il arrive même souvent, à l'heure actuelle, qu'aucune mention ne soit faite des raisons les plus décisives : elles paraissent à peine soupçonnées. Et le système d'explication avancé peut constituer un effet et une tentative de justification des contresens accumulés un peu partout au sujet de la nature du sacerdoce ministériel. Si bien que les remèdes proposés en vue de surmonter la crise ne peuvent que l'aggraver là où ils sont pris au sérieux, tant ils supposent d'aveuglement sur l'origine et les implications de la situation déplorée1.
Dès lors, comment déterminer le sens des difficultés rencontrées aujourd'hui par l'Église pour assurer grâce au ministère sacerdotal sa vie de demain, si l'on ne se préoccupe pas d'abord de clarifier le concept même de vocation à ce ministère?
Depuis plusieurs années le terme de vocation a subi une éclipse partielle et même dans certains milieux, ecclésiastiques ou laïcs, quasi totale à l'intérieur des discours consacrés à redéfinir pour notre temps l'uvre de l'Église, et en elle la forme de disponibilité requise de ses ministres prêtres. Quiconque observe, en France notamment, les tendances officielles dominantes, peut en faire la constatation. Des expressions jadis courantes en milieu catholique, telles que " avoir la vocation ", " susciter " et " éduquer des vocations ", " garder " ou " perdre sa vocation ", et d'autres semblables, ont dû essuyer le feu de la critique interne : une critique qui se voulait théologique, pastorale, psychologique, et qui n'a pas manqué de " complexer " un certain nombre de ceux prêtres ou laïcs, jeunes ou moins jeunes qui y recouraient ou y auraient recouru spontanément.
Assurément, ces expressions, comme beaucoup d'autres, passées en habitude, laissent facilement émousser leur sens et ont pu parfois tenir lieu de pensée réfléchie. La question est pourtant de savoir si ce que certains leur ont objecté ne traduisait pas, à travers
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1. Exemple du genre : le numéro 153 de la Revue internationale de théologie : Concilium, sous le titre significatif : Le droit de la communauté chrétienne à un prêtre.
une intention rectificatrice louable, certaines équivoques qui le sont moins.
La critique a fait valoir d'abord qu'il était abusif, et même simplement faux, de donner à croire que la vocation (en un sens absolu et réservé) constituait un appel de Dieu tout à fait à part; qu'elle était chose propre à une " élite ", c'est-à-dire à ceux-là qui pensent discerner en eux-mêmes, ou en qui l'entourage croit discerner une aspiration supérieure, un appel intérieur " mystique " à devenir prêtre ou religieux, la version féminine de ce genre de vocation conduisant, elle aussi, " hors du monde ", parmi les vierges consacrées. A juste titre on a rappelé que tout chrétien est habité par une vocation divine personnelle, originée à la grâce baptismale, et même plus transcendantalement à l'élection effectuée par le Père, en Jésus-Christ, " dans les deux ", à l'adresse de chaque chrétien, voire de chaque homme tous étant appelés à connaître le Père en Jésus-Christ. Dès lors l'apparente confiscation de l'idée de vocation par ceux et celles que leur aspiration personnelle oriente vers une forme de vie particulière n'aura-t-elle pas pour effet de déprécier les formes de vie plus " communes ", de les banaliser, et de conduire ainsi à méconnaître la diversité des appels à l'intérieur du Corps du Christ, et plus largement encore, au sein de l'humanité?
D'autre part, la critique a insisté sur l'obligation non moins théologique que la précédente de donner à l'appel transmis hiérarchiquement par l'Église toute sa place (première, précisent certains), dans la détermination du concept de vocation, et cela spécialement quand il s'agit de définir la nature et les principes de la vocation ecclésiale au ministère sacerdotal. Appel objectif, sacramentel, et sinon créateur, du moins générateur de ce qu'il énonce par la parole de l'évêque. Hors de là, ce qu'un chrétien désigne comme sa vocation intime reste de l'ordre de l'aspiration, du désir généreux, peut-être surtout du rêve, et se recommande arbitrairement de la souveraine volonté divine. Dieu ne s'est-il pas lié lui-même à son Église, au ministère des Apôtres et de leurs successeurs, à qui il appartient de fermer et d'ouvrir, de lier et de délier? N'est-ce pas par eux seulement qu'il signe et authentifie ce qui, jusque-là, n'était guère que de l'ordre du souhait, du projet, de l'hypothèse?
Puis voilà les psychologues à l'action. Certains commencent par émettre des doutes sur le bien-fondé de l'idée, généralement admise, qu'une vocation qualifiable de sacerdotale, peut germer fréquemment à l'âge de l'enfance. Les maturations de la conscience religieuse, ses seuils, ses possibles illusions, ses bloquages pathologiques, n'est-ce pas au psychologue d'en apprécier les modalités? Une nouvelle forme d'expertise est sollicitée, elle se propose elle-même, certains tendent à l'imposer. Des règles de discernement guidaient jadis, plus ou moins heureusement, supérieurs ecclésiastiques et pères spirituels face aux candidats à la vie sacerdotale et religieuse. Appliquées empiriquement par des hommes de bonne volonté dont l'information et la pratique étaient et demeurent souvent insuffisantes en ce qui concerne les arcanes du psychisme, ces règles ne semblent plus avoir réponse à tout. Détecter certaines motivations troubles, certaines déficiences névrotiques désormais présumées fréquentes là où des sujets s'orientent, au sein d'un monde instable et déstabilisant, vers un état de vie d'où est exclue la conjugalité, ne sera-ce pas l'affaire de spécialistes ayant leurs critères " scientifiques " et leur système de valeur propres?
Alors, qu'advient-il du sentiment intérieur d'être " appelé par Dieu " à devenir prêtre? N'apparaît-il pas désormais quelque peu problématique? Ne faut-il pas en certains cas (mais lesquels?) le juger suspect, voire certainement faux? Il semble de moins en moins révélateur de ce que la théologie continue d'appeler vocation, et de ce que certains " formateurs du clergé " désignent plutôt maintenant comme " projet de vie ", ce projet devant être confronté d'abord pour voir s'il s'y ajuste avec un projet d'Église déterminé en termes de " pastorale d'ensemble " et de dispositif et de stratégie " missionnaire " pour le monde d'aujourd'hui. Révision déchirante?...
Pas plus qu'il n'est équitable de juger sur ses simplismes, ses approximations, ses étroitesses, le langage relatif à la vocation, il ne peut être question de suspecter globalement les préoccupations et perspectives qui se sont manifestées, face à ce langage et aux pratiques correspondantes, par les réajustements, critiques, insistances, que je viens d'évoquer. Dans une certaine mesure, et moyennant certaines précautions, tout cela peut concourir à une appréciation plus rigoureuse, complexe, prudente, des exigences divines et humaines incluses dans la vocation à l'état sacerdotal. Mais c'est à condition que le sens de celle-ci soit par là confirmé et approfondi dans l'ordre proprement théologique, et non point oblitéré ou même tout simplement subverti. Certaines modifications de vocabulaire peuvent être justifiables, pourvu qu'elles rendent mieux compte, en un contexte partiellement nouveau, de la réalité des choses et du même essentiel. Et cela ne se conçoit que dans la mesure où le changement de termes ne suppose pas la substitution tacite d'un système de références équivoque ou franchement erroné à celui dont on prétend dénoncer l'insuffisance psycho-théologique et l'inadéquation pastorale.
S'il se veut conscient de ses implications ecclésiologiques, le vocabulaire du " projet de vie " se doit donc d'expliciter le type d'anthropologie, d'ontologie, de théologie, qui le suscite. Il doit s'expliquer à fond avec celui qui procède de l'idée biblique de vocation. Or il n'est pas évident qu'entre l'un et l'autre l'équivalence soit assurée. La métaphysique de la vocation qui structure de part en part l'histoire du salut suppose que l'initiative de Dieu est souveraine, inconditionnée, inconditionnelle, et qu'elle définit toutes les exigences d'une réponse humaine adéquate au dessein ou projet de Dieu. De ce projet-là, l'appelé aura tout à apprendre. Il renoncera à anticiper sur lui. Et par lui il sera entraîné finalement, par des voies déconcertantes, là où il n'eût pas souhaité être conduit, tant les pensées de Dieu sont élevées au-dessus des pensées les plus " généreuses " de l'homme, et subversives de ses propositions ou projets personnels de service.
Est-ce que la substitution de l'idée de projet de vie négociant de bon ou de moins bon gré sa propre intégration efficace à un projet a pastoral " ou " missionnaire " prêté (par qui, au juste?) à l'Église correspond réellement à une intelligence et à une réalisation plus authentiques de la vocation chrétienne, notamment dans le cas de ce service premier et absolument vital que constitue le sacerdoce ministériel? La question, comme la réponse, engage beaucoup de choses essentielles.
2. Ton serviteur et le fils de ta Servante
La formule redoublée du psaume dit bien ce qu'il en est nécessairement de la condition du croyant, et d'abord du prêtre, disponible à la parole d'appel venue le provoquer. Sa vocation est provocation : elle tombe sur lui à l'improviste, en provenance de la souveraine Liberté, et lui confère un nom nouveau qu'il ne se connaissait pas, par lequel nul homme ne l'avait appelé, et dont il ne perçoit guère le sens profond à l'heure où elle vient le déranger dans ses projets de vie. C'est bien pourquoi l'intervention divine est ressentie longtemps comme une énigme et comme un aiguillon aimés et craints aux profondeurs de lui-même. Il entrevoit que c'est d'elle seule qu'il recevra la lumière et la force sans lesquelles il ne saurait formuler ni renouveler fidèlement son acquiescement de serviteur à qui l'on dit : " va ", et il va; " fais cela ", et il le fait. Le modèle de l'interpellation, comme celui de la réponse, est donné dans l'histoire sainte : celle qui s'accomplit dans les prophètes et les apôtres, et de façon unique en Marie, servante du Seigneur, Mère et servante du Serviteur qu'a choisi d'être le Fils unique du Père.
Tout appel de Dieu est d'abord affaire de Dieu : sollicitation parfois subite et impérieuse (encore que préparée en secret de longue date), parfois discrète et patiemment insistante. Elle peut survenir très tôt dans l'aube d'une conscience d'enfant, ou bien s'imposer plus tard, en des circonstances intérieures et extérieures chaque fois singulières et personnalisantes. Mais ce n'en est pas moins, en même temps, une affaire d'Église. En effet, vue de l'éternité et considérée en ses réalisations contingentes, l'élection et l'appel effectués par le Père concernent d'abord l'humanité sainte du Fils unique, et ensuite, indivisiblement, la sainte Église comme totalité, puisqu'elle a été formée en vue de ses épousailles mystiques avec le Fils fait chair. C'est en lui, par lui et pour lui qu'elle est appelée, afin de devenir à son tour appelante, maîtresse de vocation, mais en totale obéissance aux volontés du Père, du Fils et de l'Esprit.
C'est donc en elle, Église élue et appelée, c'est-à-dire à l'intérieur et par la médiation de la communauté hiérarchique qu'elle constitue, que chaque croyant peut à son tour recevoir en partage le nom nouveau définissant son être d'éternité, et cela conformément à la place singulière que lui vaut son appel et éventuellement son ministère. Il va donc de soi que ce nom, son nom propre, lui sera révélé progressivement à travers un ensemble de circonstances historiques et de. déterminations contingentes voulues par Dieu lui-même, les médiations ecclésiales jouant en cela un rôle décisif.
Quiconque s'est efforcé de suivre, comme à la trace, les voies de la Providence en sa propre vie, et d'épeler, à mesure qu'elles lui survenaient dans l'événement imprévu, les syllabes de son propre nom spirituel et, le cas échéant, de son nom sacerdotal n'a cessé de constater qu'une vocation est tout autre chose qu'un " projet de vie " dont lui-même aurait eu l'initiative et la gérance. Il s'est trouvé construit, de l'intérieur et de l'extérieur, selon une logique qui est celle de Dieu, et qui exige d'abord d'être accueillie dans le consentement d'un fiât, selon le modèle institué en Marie et dans l'Église dont elle est l'archétype. En cela il s'est accompli en disposition de serviteur et de fils de la Servante par excellence.
Et lorsque ayant été personnellement introduit par d'autres (et par des circonstances apparemment hasardeuses) au secret de sa propre vocation, il lui faut assumer comme pasteur et guide spirituel la responsabilité d'aider des frères à entrer, un à un et ensemble, dans la vérité de leur appel singulier, il sait d'expérience ceci : encore que certaines de ses intuitions spirituelles aient eu un contenu prospectif (prophétique) ultérieurement confirmé, l'accomplissement concret de ce contenu aurait bien plutôt été entravé si son attitude fondamentale n'avait été d'écoute et de docilité à l'imprévu; s'il avait agi de manière à mettre Dieu, l'Église et les fidèles qui se confiaient à son ministère, devant le fait accompli de ses supputations, ambitions, volontés, improvisations personnelles. Il a constaté que, dans l'univers des âmes, les créations de l'Esprit Saint ne s'effectuent bien que dans une certaine dépossession des projets humains.
Est-ce cela que l'on entend mettre en évidence lorsqu'on s'engage et lorsqu'on engage les enfants de Dieu et particulièrement les volontaires pour la tâche sacerdotale dans l'énoncé, l'aménagement, la discussion de leur " projet pastoral " ou " missionnaire "? Veut-on les convaincre de la sorte qu'il leur faut d'abord interroger Dieu sur ses volontés éternelles à l'égard de chacun d'eux, et l'Église des Apôtres et des saints sur la compréhension qui fut toujours la sienne de son sacerdoce ministériel et de sa mission? Si oui, cela devra se vérifier dans la conception que l'on se fait de la formation au ministère pastoral. Si non, s'agira-t-il encore réellement d'édifier l'Église de Dieu par les moyens et dans l'Esprit de Dieu? Il est à craindre que non.
3. Obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes
Compte tenu de ce qui a été exposé dans le précédent chapitre au sujet de l'action antisacerdotale poursuivie au long de l'histoire chrétienne, et particulièrement depuis quatre siècles, il serait irréaliste, semble-t-il, de vouloir ignorer la distance et les oppositions grandissant entre deux orientations existentielles, d'ailleurs non toujours entièrement réfléchies. D'une part, la conception religieuse, et très précisément catholique d'un accomplissement personnel et sociétaire de l'homme par accueil en sa pensée et en son action, moyennant médiation sacerdotale nécessaire, du dessein salvifique de Dieu, selon une perspective vocationnelle. D'autre part, une conception anthropocentrique qui, même porteuse d'idéaux évangéliques plus ou moins sécularisés, définit les objectifs historiques, présents et futurs, de l'humanité, en termes d'initiative et de projet immanent. La perspective est alors celle d'une autoréalisation individuelle et collective où nulle nécessité n'est ressentie de subordonner les libertés humaines au principe d'obéissance inclus dans l'idée même de vocation et en premier lieu de vocation sacerdotale.
Une telle antinomie, si réelle et logique soit-elle, peut ne pas être clairement perçue. Elle ne l'est que là où l'histoire humaine est comprise en termes de théologie et de philosophie chrétienne, à partir de l'initiative souveraine de Dieu dans le Christ et dans l'Église. Que cette perspective vienne à se brouiller chez les chrétiens eux-mêmes (et chez certains prêtres), par un effet de sécularisation de la pensée et du comportement, par renversement des hiérarchies de valeurs, par alignement sur les formes d'activisme socio-politique et culturel, voire de prométhéisme, si caractéristiques de l'esprit du monde, alors une certaine atrophie se produit dans les intelligences, les curs, les volontés.
Ce qui semble se détériorer, dans ces conditions, c'est notamment une certaine aptitude naturelle et surnaturelle à envisager théoriquement et surtout pratiquement le salut du monde à partir de la compréhension tout à fait singulière qu'en a l'Église, et donc déjà à partir de l'urgence de la mission confiée par elle au Sacerdoce, quand bien même le terme de mission serait devenu un mot à succès, atteint d'une inflation proportionnelle à son indétermination théologique. Et en ce qui concerne les jeunes chrétiens, porteurs d'avenir pour (ou contre) l'Église, on comprend que, moins convaincus de cette urgence vraie, moins préparés à la comprendre et à se laisser provoquer par elle, ils semblent démobilisés face à la proposition qui leur est faite plus rarement et avec moins d'espoir de succès d'assurer la relève des précédentes générations sacerdotales, elles-mêmes quelque peu démoralisées par leur propre crise et par leur crainte d'être une " fin de race ". Serions-nous en présence de générations " modernes " où Dieu même aurait raréfié ses appels? Ou bien, l'appel divin maintenant sa fréquence, le manque de réponse résulterait-il d'abord d'un refus plus fréquent d'écoute et de disponibilité?
A ces questions, les réponses les plus diverses, et passablement contradictoires, sont proposées. Et il est vrai que le problème n'est pas simple. Les données en sont objectivement confuses, et d'ailleurs mouvantes en fonction de circonstances de divers ordres tant religieuses que profanes. Les " courants d'opinion " sont instables, contradictoires, bavards, tour à tour et simultanément excitants et déprimants s'il s'agit de " relancer l'appel ", comme on se plaît à dire. J'exposerai ce que je perçois, et d'autres avec moi, sachant bien que cette perception est loin d'être largement partagée aujourd'hui en milieu chrétien et particulièrement ecclésiastique, et qu'elle n'est pas dissociable des convictions que j'ai exprimées jusqu'ici, et de celles qui suivront dans les deux derniers chapitres.
L'émergence, l'affirmation, l'enracinement, la confirmation, l'épanouissement, chez un jeune chrétien, garçon ou fille, de la pensée et du désir de s'engager dans ce qui lui apparaît, et apparaît à ses proches comme la voie étroite et risquée (et à une opinion indifférente ou hostile comme un non-sens) ne s'effectuent pas, habituellement, hors d'un contexte d'Eglise déterminé, lequel peut comporter de graves déficiences. En particulier, aujourd'hui comme jadis, c'est le plus souvent autour d'un modèle concret rencontré directement ou indirectement (à travers une biographie enthousiasmante, par exemple) que commence à prendre forme et identité une telle vocation. En l'occurrence, il se produit une sorte de pressentiment ou déjà de reconnaissance mystérieuse d'un type d'existence désormais envisagé comme possible pour soi-même. Auparavant les projets et les rêves prenaient une autre direction, et l'être plus profond ne s'était pas encore manifesté à la conscience intime.
Mais tandis qu'en d'autres temps et pour d'autres générations de jeunes chrétiens même en difficulté avec eux-mêmes dans l'ordre de la vie morale une telle possibilité de vocation appartenait au domaine du vraisemblable, de l'estimable, voire du désiré, il n'en va plus tout à fait de même dans le présent contexte de nos sociétés sécularisées. D'autant qu'elles sont devenues sécularisantes et dépréciatrices du mode d'existence sacerdotale " classique " (celui que prône l'a Église officielle ") jusque dans l'esprit de certains catholiques, et même souvent de prêtres par ailleurs " sympathiques ". Sollicités par toutes sortes d'appels en provenance du monde; déroutés par les débats et oppositions qui agitent présentement une Église elle-même tenue pour anachronique selon le jugement éclairé des régisseurs de l'opinion superficielle; porteurs souvent, au secret de leur jeune existence, des blessures et fragilités entraînées par le régime actuel de facilité, de confusion des valeurs, de permissivité, comment les jeunes de ce temps sauraient-ils discerner, sans une aide particulièrement sûre, efficace et personnalisée, ce qui pourra constituer éventuellement pour eux, et par eux pour l'Église et pour le monde, à contre-courant du sécularisme et de l'activisme omniprésents, la voie d'une réussite d'un tout autre ordre que celui vers lequel tant de pentes les entraînent?
Il faut, pour qu'une reconnaissance si insolite s'effectue, que la grâce de Dieu se fasse très pressante, et qu'elle trouve pour se signifier des médiateurs humains prêtres, religieux, religieuses, laïcs convaincus de la nécessité du sacerdoce pour le salut du monde aptes à introduire des jeunes gens en recherche de Dieu et d'eux-mêmes à des profondeurs ignorées, redoutées, mais pourtant pressenties comme seules vraies : le trésor caché, la perle sans prix. Bref, s'il y a tout lieu de croire qu'en ce temps d'extrême péril spirituel l'Amour divin ne se cherche pas moins de ministres et d'apôtres qu'en d'autres époques, il semble évident aussi que certaines conditions de révélation, d'émergence, d'identification, d'acceptation de l'appel sont devenues plus difficiles. Parmi ces conditions, il y aura la force de conviction et de rayonnement émanée de prêtres dont l'esprit sera conforme sans aucune réserve à celui de l'Église de toujours, et qui oseront proposer aux enfants de Dieu cet esprit comme seul susceptible de rendre possibles les vrais renouveaux.
Pour les générations montantes, il n'y a de voie vers Dieu et vers le service sacerdotal de l'Église que celle de l'obéissance stricte, dans l'amour et l'humilité, à la suite du Christ obéissant jusqu'à la mort. L'effondrement de bien des rêves et idoles prétendument salvifiques pour l'âge de la modernité peut avoir pour effet aujourd'hui de préparer des disponibilités et des résolutions de fidélité dont certains craignent, à tort, qu'elles ne soient généralement récusées par les jeunes. L'expérience autorise, au contraire, les plus grandes espérances. Mais si la seule voie ouverte à l'homme est celle de l'obéissance inconditionnelle à la vérité de l'Évangile reçue et vécue en Église, il semble bien que seuls obtiendront d'en convaincre les fils et les filles de la maison, ceux qui auront commencé par obéir eux-mêmes, comme pères et comme mères, à Dieu plutôt qu'aux hommes.
DES SÉMINAIRES INDEXÉS SUR LE PRÉSENT DE L'ÉGLISE
Il y a seulement une trentaine d'années, la grande majorité des prêtres et des laïcs conscients du sérieux des choses d'Église tenaient pour évident que la préparation à la vie sacerdotale requiert un temps assez long de formation spirituelle et intellectuelle en milieu " spécialisé ", et que la charge de pasteur ne saurait s'improviser davantage qu'une profession profane difficile. On admettait en général que la création, l'essor, le maintien des séminaires, à la suite du Concile de Trente, devait être tenus pour une bénédiction, et pour une pièce essentielle de l'édifice ecclésial moderne, quoi qu'il en soit des lacunes de l'institution suivant les lieux et les époques.
La mémoire de tout clergé diocésain pouvait ruminer quelques ressentiments et ironies à l'évocation de certaines pratiques et réglementations un peu désuètes, voire infantilisantes, et parfois de certaines insuffisances de l'enseignement dispensé en philosophie et en théologie. En même temps, de chères vieilles figures de professeurs un peu originaux, appartenant désormais à l'histoire ou à la légende ecclésiastique locale, réapparaissaient rituellement, taquinées, souvent vénérées, rarement honnies, dans les conversations de presbytère. Tout cela était bon enfant, et assez familial.
Chez nous, la tradition tridentine de la grave et mystique École française jugée parfois un peu compassée, un peu close sur elle-même et éloignée de l'intelligence des situations séculières continuait d'entretenir à l'intérieur du clergé diocésain une théologie spirituelle exaltant la dignité et la sainteté de l'état sacerdotal. Elle coexistait assez pacifiquement, pour l'essentiel, avec les traditions originales des grands ordres religieux. De ceux-ci les travaux savants étaient adoptés de confiance, plus ou moins largement, audacieusement, intelligemment, pour la formation doctrinale des prêtres séculiers. La culture dispensée aux plus " doués " (ou mieux patronnés) dans les Instituts universitaires catholiques pouvait bien donner occasion ou prétexte à quelques discriminations parfois mal supportées. En général, et passé le temps de la crise moderniste aiguë, elle n'introduisait pas de trouble " savant " dans la conscience pastorale moyenne, au fond paisible et parfois routinière en matière théologique. C'était, sur ce point, l'époque des certitudes, et éventuellement celle de l'assurance (plutôt que de la domination) cléricale, même dans la pauvreté et la bonne inquiétude apostolique.
De profondes mutations de société, de pensée et de culture; d'intenses fermentations théologico-pastorales, sous le signe de l'ouverture au monde moderne et aux incroyants, se sont produites au cours des dernières décennies. Elles ne pouvaient pas ne pas perturber cet état des esprits. Parmi les chrétiens, et d'abord parmi les prêtres, des tourments et des conflits se sont polarisés autour du statut du sacerdoce, et par conséquent de celui de la formation au sacerdoce. Même les interrogations et les débats qui ne portaient pas directement sur ce sujet ont eu leur répercussion dans le milieu clérical et notamment parmi les éducateurs chargés de préparer les séminaristes à leur prochaine tâche sacerdotale, ou à " recycler " le clergé. Rencontrant l'état de chose évoqué dans le précédent chapitre, ces tâtonnements autour de la théologie du sacerdoce et de la condition du prêtre ont tout naturellement remis en cause profondément et déstabilisé la tradition naguère opérante à l'intérieur des séminaires. Qu'en sera-t-il demain?
1. Lieu ecclésial d'initiation au mystère du Christ prêtre
Un jeune chrétien en qui l'appel de Jésus à le suivre dans la voie apostolique a rencontré un écho et obtenu une première réponse positive n'entre pas au séminaire avec, comme premier but, celui d'acquérir une compétence d'ordre technique, des connaissances de spécialiste, garanties par quelque diplôme. Si tel était son projet, ou celui de ses futurs " employeurs s, le malentendu serait grave. Et il arrive qu'il le soit. Car le temps de séminaire, selon l'esprit de l'Église, est un temps de construction, ou, mieux, d'engendrement et de maturation de la personnalité, celle-ci devant être modelée progressivement sur la manière d'être et de penser qui, procédant du Christ, Maître unique, a permis aux Apôtres d'abord, puis à tous les vrais pasteurs, de correspondre intérieurement à la vocation reçue.
J'ai employé le terme d'engendrement. Il est clair que ce terme doit être entendu en son sens existentiel profond, mais de façon relative. Il désigne, en effet, une ordination nouvelle et un accomplissement de l'être chrétien déjà né à Dieu par le baptême. Le prêtre ne saurait prétendre à une autre condition spirituelle que la condition chrétienne commune. Et pourtant, à l'intérieur de celle-ci, il lui faut éclore à ce qu'exigé de lui sa vocation particulière. Par la pédagogie maternelle de l'Eglise, il doit être initié à une forme de relation privilégiée et difficile, mais combien nécessaire, à Jésus-Christ et à ses frères humains : celle qui est requise pour l'accomplissement du service confié au titre de l'ordination, en conformité avec la tradition des Apôtres et des saints. Après tout ce qui a été exposé dans ce livre, il serait superflu d'insister ici sur le fait que ni l'idée de fonction, ni celle d'aptitude technique, ni même celle de générosité apostolique, ne saurait rendre compte de ce qu'il s'agit d'acquérir, ou de commencer d'acquérir dans le temps du séminaire. Ce que ces termes désignent appartient certes à la condition sacerdotale, mais intégré à une nouvelle forme de conscience et d'être dont l'émergence ne peut se produire en dehors de ce que j'ai désigné comme rapport d'engendrement.
Que demande l'Église aux prêtres qu'elle désigne afin qu'ils forment d'autres prêtres à partir des réserves de foi et de charité disponibles chez les jeunes chrétiens? C'est essentiellement d'introduire des volontaires présentant de suffisantes aptitudes humaines, à l'intérieur d'une tradition sacerdotale qu'il s'agit certes de prolonger, d'actualiser, et même, en un certain sens, de renouveler, mais en stricte fidélité chrétienne. Pas question de réinventer ou d'infléchir le donné divin. Ce faisant, on ne pourrait que priver le Peuple de Dieu de pasteurs authentiques, et l'on fabriquerait, sous appellation sacerdotale mensongère, un ferment de discorde et même de corruption. Il peut arriver que ce résultat soit obtenu alors même que l'on se propose sincèrement d'agir dans le sens de l'Évangile et d'une meilleure mobilisation missionnaire de l'Église. C'est qu'une certaine forme de sincérité et de générosité ne suffit pas à tout. Pour que la Tradition se maintienne, vivante et pure, à travers ce que les successives générations humaines peuvent ressentir comme des ruptures " culturelles " et des changements d'époque, il importe, précisément, que dans l'Église les relations d'engendrement demeurent conformes à ce qu'elles doivent être, et permettent à l'héritage apostolique d'être transmis en sa plénitude.
En son statut ontologique d'éternité, le Sacerdoce de Jésus-Christ demeure immuable au-dessus du temps, alors même qu'il se donne en communication dans le temps de notre histoire. Celle-ci est nécessairement le lieu où se produisent des variations, où le choc des idées et des événements entraîne ruptures et conflits entre groupes et entre générations. Mais cela ne peut définir le mode d'existence propre à l'Église. Car l'Esprit Saint, qui ne cesse de la maintenir dans son identité christologique, veille aussi nécessairement sur son identité sacerdotale profonde. Celle-ci doit résister aux instabilités de l'histoire humaine. Si les changements immédiatement perceptibles de la société modifications de mentalités, variations de la sensibilité " culturelle ", mutations techno-scientifiques ont inévitablement certaines incidences (parfois dramatiques) sur les rapports entre générations humaines, cela tient pour une part à ce que la société ne parvient guère aujourd'hui, dans un contexte mental marqué d'insatisfaction généralisée et d'exaspération critique, à définir de façon convaincante de qui, en elle, transcende le devenir et peut maintenir, par conséquent, un accord fondamental entre les esprits. Et cela tend à saper chez les jeunes la confiance en ce qui leur est présenté comme héritage spirituel à ratifier.
Il ne devrait pas en être ainsi dans l'Église, pour autant du moins que les chrétiens, âgés ou jeunes, auraient pour préoccupation première de répondre à leur vocation commune. Certes, ils n'ont pas à se vouloir étrangers, par principe, aux transformations d'époque survenant dans la vie de la société dont ils sont membres actifs. Mais entre ce qui change et ce qui doit demeurer, il leur faudrait discerner avec suffisamment de justesse spirituelle pour réussir à s'accorder sur l'essentiel et à servir ensemble, contre ce qui égare et ce qui divise, les valeurs premières de vérité et de charité, et donc la réalité même de la communion catholique. Si cela était mais tout le problème est là, dans ce conditionnel la compréhension réciproque, une compréhension bénéfique pour les uns et les autres, serait facile à établir entre pères et fils, surtout lorsqu'il s'agit de situer leur relation à l'intérieur du mystère sacerdotal.
Le séminaire est, ou devrait être l'un des lieux privilégiés assurément indispensable où la continuité entre générations sacerdotales est réalisable. Il se situe, en effet, au point de rencontre et d'articulation entre ceux qui doivent, en tant que témoins de la tradition sacerdotale, faire uvre d'éducation totale, et une génération chrétienne montante qui, en principe, ne demande qu'à être initiée en vérité à cette tradition. Mais il est de fait que cette reconnaissance réciproque (d'une réciprocité nullement " égalitariste ", mais conforme dans la charité divine à l'ordre hiérarchique permanent de l'Église) ne se produit qu'à certaines conditions. Lesquelles?
2. Une immersion dans la catholicité de l'Église
Faire uvre d'éducation véritable, cela consiste toujours à déployer progressivement, au profit de ceux qui en sont à la période des initiations, devant leur intelligence et au-dedans de leur cur, un horizon d'humanité où ils apprendront à se reconnaître, et qui leur donnera le goût d'aller toujours plus avant en quête de la vérité plénière, et d'aimer davantage. C'est dire que le déploiement en question est de nature d'abord qualitative et intensive, et non pas encyclopédique. Au temps des initiations, la multiplication désordonnée des intérêts superficiels et des savoirs hétéroclites serait parfaitement anti-éducative, et même plus tard elle n'aboutira jamais à qualifier un esprit en l'ouvrant à l'universel. Celui-ci est d'une autre nature, très unifiée et unificatrice, et qui peut être telle seulement de façon incohative et encore germinale, ainsi qu'il en va nécessairement à l'âge des initiations, et toujours plus ou moins par la suite, compte tenu des limites de tout individu.
L expérience proposée en milieu de séminaire à un jeune chrétien de vingt ans devrait correspondre le plus possible, semble-t-il, et le plus profondément possible à ce projet d'ouverture à l'universel, dans l'Esprit Saint seul dispensateur de la vérité tout entière. Cela se conçoit d'autant mieux que l'ordre sacerdotal qu'il s'agit de découvrir est celui-là même où se révèle et se constitue la catholicité apostolique de l'Église, catholicité s'originant elle-même à la plénitude du mystère divin révélé en Jésus-Christ. D'autres formes d'éducation peuvent s'accommoder tant bien que mal de certaines partialités, se cantonner en des domaines un peu superficiels et périphériques. Celle-là se doit de centrer le sujet en formation sur ce qui constitue précisément le centre de cohérence de la réalité ecclésiale. Faute de cela, la personnalisation sacerdotale ne s'effectuera pas en toute justesse. Elle sera entravée par des partialités, des chimères, des conflits. Bref, le dessein essentiel de l'initiation sacerdotale ne peut être que d'introduire un sujet croyant au secret de la catholicité de l'Église, et de préparer dans le prêtre de demain la dimension intérieure et mystique par quoi il lui sera possible d'être pasteur selon le Christ, pour ce temps de l'histoire du salut.
A l'encontre d'une préparation de cette sorte, que peut-on objecter? Qu'entend-on objecter fréquemment aujourd'hui, comme pour donner à croire que les présentes difficultés du recrutement et de la formation du clergé constituent une invitation providentielle à rompre résolument avec un passé désastreusement clérical?
On nous rappelle qu'un jeune chrétien, lorsqu'aujourd'hui il se présente au séminaire, n'est plus un enfant, qu'il est déjà riche d'expériences, que celles-ci sont fonction non seulement d'une époque mutante, mais encore d'un milieu, d'un projet professionnel susceptible d'être maintenu; qu'elles le prédéterminent heureusement à devenir prêtre de telle manière, selon tel esprit, à destination de tel milieu; que le séminaire n'est pas une fin en soi, qu'il est temps pour lui de recevoir ses directives des " appels de l'homme d'aujourd'hui "; que, de ce point de vue, c'est un contresens de le concevoir et de l'organiser comme un lieu " à part ", inculquant aux futurs prêtres une mentalité de séparés, les mettant à l'abri des provocations extérieures auxquelles les militants laïcs doivent leur ouverture à l'homme; qu'il faudrait en finir avec l'anachronisme de la mentalité sacerdotale " classique ", jusque-là modelée artificiellement en séminaire, selon le système de la Contre-réforme tridentine. Et d'autres arguments de même genre.
A quoi il faut répondre que de telles objections doivent d'abord leur semblant de pertinence à une majoration démesurée des lacunes réelles, mais explicables, et nullement catastrophiques, vu les circonstances et l'époque, et tout de même localisées du style de formation naguère en vigueur dans la plupart des séminaires. Mais pour le reste, que dire? Ceci, en bref : que l'Église ne saurait renoncer, sous peine de se détruire en son sacerdoce, à effectuer au bénéfice des candidats à la prêtrise ce recentrement humain et surnaturel des vérités et des valeurs dont il a été question plus haut. Car celui-ci, bien loin d'impliquer méconnaissance et exclusion des richesses d'humanité déjà acquises par le jeune chrétien encore en suspens d'unité profonde, leur permet de s'intégrer, de s'accomplir en forme vraiment catholique et sacerdotale, bref, de se régénérer selon les exigences de l'Esprit construisant l'Église. Pure illusion aussi de prétendre que l'acquisition d'une disponibilité vraie à ce qui se cherche aujourd'hui à tâtons et en grande confusion parmi les hommes pourrait avoir pour condition le rejet du principe unificateur auquel l'Église, et le prêtre en elle, doit son identité proprement chrétienne et catholique; et que la meilleure façon de comprendre le multiple et le conflictuel est de macérer soi-même, intellectuellement et psychiquement, dans une " culture " incertaine, dissociée, arbitrairement définie comme " actuelle ". L'Église a toujours dit le contraire, et ne cessera de le redire1. Mais qu'il est difficile d'entrer dans la compréhension qu'elle entend donner de sa mission! Car tout un environnement ne réussit que trop à tromper les chrétiens eux-mêmes, et parfois les prêtres, sur la nature de l'unité par quoi seulement il peut y avoir salut pour chaque personne et pour l'humanité comme telle, à l'intérieur de son lieu originaire et eschatologique, qui n'est autre que l'Église.
3. L'avenir en réserve dans la vérité du présent
Quelques années de préparation sacerdotale en séminaire n'annulent ni ne falsifient le passé du sujet : elles se proposent de
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1. L'enseignement de Vatican II sur le sujet est parfaitement clair, en particulier dans le décret Optatam totius Ecclesiae sur la formation des prêtres. Celui de Jean-Paul II ne l'est pas moins. Ainsi dans son allocution aux séminaristes à Issy-les-Moulineaux, dans son homélie du 11 janvier 1981 au Séminaire français de Rome, etc.
le récapituler dans le Christ et de lui donner un sens ecclésial vrai. Elles ne ferment pas les portes de l'avenir : elles les ouvrent bien plutôt en ceci qu'elles sont destinées à élargir et à approfondir chez le futur prêtre l'espace spirituel où pourra être accueilli l'événement divin de demain, comme elles le disposent à accueillir celui d'aujourd'hui. Car il y a une manière d'anticiper imaginativement sur la condition sacerdotale et sur le ministère futurs qui rend incapable d'avance de pouvoir être présent demain à ce qui sera donné réellement. Elle fait que l'on s'absente aujourd'hui du présent véritable de Dieu dans l'Église catholique, en s'inventant une l'église de l'avenir " qui n'a ni n'aura jamais de réalité autre que celle qu'on lui prête en la constituant en secte de rêve.
C'est ainsi que les oppositions superficiellement sociologiques et subjectives entre " Église d'hier " et " Église de demain ", bien loin de préparer dans l'esprit et le cur d'un jeune une disponibilité au réel ecclésial et au réel humain permanents, l'égarent dans un non-lieu, dans un non-présent spirituel. Il y demeure emprisonné et instable en son faux moi, en sa fausse idée d'Église, et en des fantasme de liberté et de créativité, auxquels il est seul à croire.
Le véritable présent dans lequel se constitue, en Église, une personnalité chrétienne et sacerdotale est donné et reçu à l'intérieur d'une célébration liturgique profonde, régulière, docile, vraiment catholique, du mystère eucharistique, acte premier du prêtre. Il est donné encore dans l'accueil réfléchi de la Parole divine et de son expression authentique au sein de la Tradition vivante; dans l'effort théologique et philosophique permettant d'ajuster progressivement une pensée personnelle à la vérité transcendante, universelle, ayant pour objet Dieu, l'être, l'homme, et non point hors de toute perspective d'histoire, mais en elle. Car le sens authentique de l'histoire, révélé dans l'histoire du salut, ne saurait être acquis en l'absence de cette référence à l'éternel.
Un espace de recueillement, de prière en Église, de découverte et d'intériorisation intellectuelle, de pratique réaliste, éprouvante et joyeuse de la communion fraternelle et de la docilité filiale, rend possible une réalisation commençante de ce programme de naissance à soi-même, à Dieu, à l'Église, et au secret de l'homme. Tel est le cur d'une vie de séminaire. Ce n'est pas son tout, car cet espace pour ainsi dire domestique n'isole pas de ce qui, dans le monde proche et lointain, attend d'être accueilli, aimé, compris, sauvé. Il ne définit pas à lui seul toute la condition de futur prêtre, en cette période de préparation. Il ne rejette pas vers l'avenir toute initiation pratique au métier de pasteur. Mais il rend possible cette découverte ignorée, semble-t-il, de certains pour qui la " pastorale " est dominée par le pragmatisme des praxis en tous genres : que l'assimilation de la Vérité, en climat de prière, en climat d'Église universelle, en dépendance de la Tradition toujours vivante, peut seule constituer, à l'intérieur du chrétien, le pasteur; et que l'ouverture catholique au présent de Dieu la quête insistante de la présence de Dieu le rend dès aujourd'hui capable de demeurer présent demain aux prévisibles et aux imprévisibles exigences nouvelles de la fidélité sacerdotale.
J'ai des raisons de penser que cette perspective concernant l'esprit d'une formation de séminaire se heurte beaucoup moins, à l'heure qu'il est, aux dispositions et aux attentes des jeunes alertés par un appel de Dieu, qu'à des réticences obscures, voire à des refus catégoriques, ici ou là, chez ceux qui les conseillent.
UN SACERDOCE IDENTIQUE A LUI-MÊME
Un villageois des temps anciens n'avait qu'exceptionnellement l'idée et les moyens d'entreprendre de longs voyages très dépaysants. Lorsque cela lui arrivait, l'humanité se révélait à lui plus diverse qu'il ne l'eût imaginé à demeurer sa vie entière sur son terroir, tenant les us et coutumes de sa province pour l'expression normative de toute existence en société. Mais même alors, revenu chez lui il se sentait confirmé en son identité. Le fait de la multiplicité humaine le perturbait d'autant moins qu'elle ne venait plus guère s'entremettre dans ses pensées et ses conduites. Elle lui serait d'ailleurs apparue " métaphysiquement " tolérable dès lors qu'elle ne contredisait pas ce qu'il ressentait comme le dénominateur commun de tout ce multiple : la condition chrétienne. Celle-ci définissait son identité profonde, la même qu'il pouvait reconnaître chez un chrétien d'une autre province ou d'une autre langue. Entre eux, l'appartenance ecclésiale réduisait la différence. Une médiation commune s'imposait à eux, celle d'un corps apostolique ayant son centre à Rome. L'étranger pur était défini par son statut d'infidèle, et ce statut ne présentait aucun attrait réel.
Pour un chrétien de chez nous, la question de son identité d'homme se trouvait virtuellement résolue à travers l'affirmation d'identité chrétienne. Celle-ci, à son tour, reposait sur une conscience d'appartenance ecclésiale. Le corps ecclésial, enfin, recevait de la personne du Christ sa consistance propre, mais non indépendamment des médiations sacerdotales, assurées de leur organicité. A supposer que les évêques et les prêtres, garants de ce lien ontologique entre chrétiens, aient soudain perdu, chacun pour soi, toute assurance quant à la nature de leur sacerdoce, et qu'entre eux ils se soient non seulement interrogés, mais encore opposés en grande confusion au sujet de leur identité sacerdotale, c'en eût été fini assez vite de leur aptitude à confirmer les chrétiens dans leur identité chrétienne, puis, pour ceux-ci, de leur aptitude à s'accorder entre eux, et avec les autres hommes, sur leur identité humaine.
J'ai écrit : " à supposer que... ". Mais cela ne s'est-il pas historiquement produit, au moins dans une certaine mesure? Cela n'est-il pas en train de s'aggraver rapidement parmi nous, catholiques? Certains des hommes qui ont été marqués du caractère sacerdotal ne se débattent-ils pas dans une dramatique incertitude concernant leur identité? Leur trouble n'a-t-il pas quelque chose de contagieux, de destructeur? Enfin, l'Église dispose-t-elle de la volonté et des moyens de surmonter cette crise d'identité sévissant parmi ceux par qui elle confesse la sienne? Ce seront là nos dernières questions.
1. Les circonstances d'une " désidentification " sacerdotale.
Le mot est ignoré du dictionnaire, mais il présente pour nous ici quelque valeur expressive. Il ne dit pas perte pure et simple d'identité, non plus que " déshumanisation " ne signifie disparition de toute humanité là où elle survient. Il s'agit plutôt, dans le cas considéré, d'une progressive et redoutable altération de l'assurance d'être et d'avoir à être le " type de prêtre " que définit et ne cesse d'imposer comme seul authentique l'autorité ecclésiastique. Celui qui non seulement s'interroge sur l'identité sacerdotale (ce qui peut être fort louable), mais remet en question la vérité et la valeur objectives de la définition <x ontologique " officielle du prêtre dans l'Église, voilà celui dont on peut dire, s'il est lui-même prêtre, qu'il souffre, pour le moins, d'une grave crise d'identité. Que celle-ci, dès lors qu'elle est le fait d'un nombre relativement important de ministres de l'Église, puisse entraîner pour beaucoup de leurs frères des conséquences tragiques, la chose me paraît évidente. Les faits le démontrent, très particulièrement sur le point abordé dans le précédent chapitre.
Il y a lieu, en effet, de distinguer entre la crise d'identité, au sens précis que je viens d'indiquer, et les diverses formes de crise morale (plus ou moins éprouvantes et graves) qui peuvent mettre un prêtre momentanément en contradiction avec ses propres convictions, lesquelles demeurent, en principe, indemnes dans l'ordre de la foi. Ces épreuves ou défaillances morales sont de toujours dans le clergé. Elles affectent nécessairement la vie du peuple chrétien. Il arrive qu'elles déconsidèrent le sacerdoce dans l'esprit de certains hommes, et qu'elles aient pour effet de dissuader des jeunes de s'engager dans la voie du ministère. Du moins ne vont-elles pas à détruire directement ou à rendre incertain parmi eux le contenu essentiel de l'idée de sacerdoce, ou encore à les priver des conditions indispensables à une formation doctrinalement et spirituellement juste dans le temps du séminaire et ensuite. Ces effets, par contre, sont malheureusement dans la logique d'une crise d'identité grave au sein du clergé.
Il est difficile de concevoir que ceux qu'une telle crise affecte vingt ou trente années après leur ordination s'y trouvaient déjà plongés au moment de leur engagement. De tels cas ne peuvent être qu'exceptionnels. La remise en cause fondamentale s'est produite chez la plupart ultérieurement. Si elle ne les a pas conduits à renoncer au ministère, s'ils la jugent compatible avec celui-ci, et s'ils sont relativement nombreux à travailler ainsi à l'acclimatation parmi les chrétiens (et d'abord parmi les prêtres) d'une " autre idée " du sacerdoce, quelle sera la conséquence du " pluralisme " ainsi introduit et tacitement normalisé dans la conscience moyenne du grand nombre? Quelle sera la conséquence sur les candidats au sacerdoce si on les persuade que la doctrine du sacerdoce étant pour l'heure en pleine révision, la bonne disponibilité consistera pour eux à demeurer, dans leur préparation, en deçà de toute détermination doctrinale précise? Évidemment mieux vaudrait, si une conviction de cette sorte les maintient dans le marécage des problématiques contradictoires, qu'ils comprennent au plus tôt que jouer sa vie sur le service d'une Église dépossédée de toute certitude sur elle-même et son sacerdoce est un non-sens, et qu'il est préférable d'aller faire carrière ailleurs. Comment une réponse résolue, joyeuse, bienfaisante pour tous, pourrait-elle être donnée à une proposition sans contenu discernable?
Cette situation doit être regardée en face. Il ne serait ni clairvoyant de n'en rien percevoir, ni honnête, si l'on en a perçu quelque chose, de la nier pour n'avoir pas à décider d'y faire face. J'aimerais croire qu'elle ne se rencontre qu'exceptionnellement parmi nous aujourd'hui, et que la situation se rétablira, en ce qui concerne la formation au sacerdoce, sans qu'on ait à tirer les leçons qu'elle impose. Mais je crains que le contraire ne soit vrai. Du moins me garderai-je d'expliquer une telle situation de façon simpliste, en mettant tout sur le compte de la mauvaise volonté ou de la perversité des hommes. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes, et les formes de confusion dont nous pâtissons présentement résultent de circonstances qui se sont progressivement enchevêtrées sans que le résultat ait été habituellement calculé.
J'ai sous les yeux un livre pas très ancien, uvre de plusieurs excellents historiens, sociologues, théologiens catholiques. Il a pour titre : Prêtres d'hier et d'aujourd'hui1. Publié en 1954, il correspond au mieux à ce qui pouvait alors se dire de plus documenté et de plus sensé au sujet des évolutions et variations qui se sont produites depuis les origines apostoliques dans le
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1. Collection Unam Sanctam, Éditions du Cerf. Les auteurs sont : G. Bardy, A.-M. Henry, R. Laprat, G. Le Bras, J.-F. Lemarignier, M.-H. Vicaire.
domaine de ce qu'il convient d'appeler la sociologie de l'état sacerdotal. Mais il discerne parfaitement l'axe des permanences doctrinales, car il ne perd pas de vue encore que ce ne soit pas l'objet direct de son observation la réalité ontologique constamment présente sous la diversité des situations, des lieux et des cultures. Les circonstances socio-psychologiques qui recommandent pour notre époque un élargissement et un approfondissement de la conscience missionnaire et du clergé et des laïcs sont exposées sereinement, généreusement, encore que de façon un peu sommaire.
Mais dans cette appréciation socio-historique des problèmes, rien ne plaide en faveur d'une remise en cause de l'essence du sacerdoce et de ses définitions doctrinales. Ce qui est reconnu comme difficulté existentielle là où s'impose une diversification missionnaire des engagements sacerdotaux, on ne se propose pas d'en faire le point d'appui d'une entreprise de subversion ecclésiologique. On n'incite pas le prêtre à s'engager sur la voie d'une désidentification de lui-même au nom d'une meilleur audace évangélique. Même si les conditions de possibilité n'en sont pas méthodiquement scrutées, l'idée directrice est celle du renouveau dans la fidélité doctrinale.
C'est assurément dans cette direction que le Concile Vatican II a convié l'Église entière à poursuivre sa route. Mais c'est bien aussi de cette direction que s'est détournée, se flattant d'à aller de l'avant ", une partie influente de l'opinion cléricale, avec les effets qui sont sous nos yeux. Comment caractériser ce qui constitue sa ligne ou ses principes d'ouverture d'ouverture au monde, d'après ce que l'on nous dit?
2. Le monde brisé et sa fantasmagorie dialectique
La notion de monde, comme celle Couverture, sont, dans l'usage irréfléchi qui en est fait le plus couramment, trop confuses et compromettantes pour qu'il soit licite de les accueillir de confiance, sans vérification préalable d'identité. Car précisément, ce qui leur fait défaut et les rend fallacieuses pour la pensée comme pour l'action, c'est leur défaut de contenu tant soit peu stable et homogène, leur absence d'identité. A quelle réalité peuvent-elles bien correspondre? Autant il importe d'affirmer que l'Église, et en elle le prêtre, se doit par mission de porter le souci des hommes concrets et de leur accomplissement sociétaire véritable et donc de s'ouvrir à eux et de se mettre à l'écoute de leurs appels et de leurs aspirations, même peu conscientes et lourdes de contradictions autant il y a danger d'illusion à professer généreusement que l'Eglise doit enfin, dans les temps modernes, oser s'ouvrir au monde et à ses valeurs, sans plus d'effort de discernement.
En effet, selon leur état mondain (purement intramondain par méconnaissance du don de Dieu), les vérités et les valeurs véhiculées non seulement par l'opinion commune, mais déjà par les philosophies et les humanismes séculiers émancipés, se présentent à l'état dissocié, conflictuel et équivoque. C'est ainsi, par exemple, que les courants de pensée se recommandant de ce monde et de lui seul, si pathétiques et chaleureusement utopiques qu'ils apparaissent souvent, ne cessent de s'affoler entre deux pôles d'attraction : individualiste et collectiviste.
D'un côté le jeu insaisissable d'une subjectivité aux choix souverains, mais arbitraires et incontrôlables, récusant toute norme universelle. D'un autre côté, un objectivisme à prétention universaliste, qui se promet d'intégrer en un système clos toute expression particulière de la pensée, de la vie, de la liberté, toute intériorité d'essence personnelle. Alors, ce qu'on nomme existentiel subit, hors de toute régulation ontologique, la loi individualiste de l'éclatement. Et ce qui se donne comme unifié sous le signe de l'universel, de la logique, de la dialectique, a d'abord subi la loi de diverses idéologies au pouvoir, rivales entre elles mais ensemble meurtrières de toute existentialité et subjectivité véritables.
Rien de surprenant dans ce processus de bipolarisation conflictuelle, dissociateur de tout ce qui est fondé dans l'unité personne humaine, Église, Sacerdoce, Histoire du salut de tout ce qui, comportant en effet une identité ontologique, en viendrait à céder par ignorance, présomption, naïveté, au chantage du monde sur le thème séduisant de la réconciliation dialectique des contraires. Il s'agit là, en effet, de l'expression astucieuse que travaille à se donner de lui-même, à l'intention de l'homme ignorant de Dieu, un monde intérieurement cassé dès lors qu'il se soustrait à l'initiative créatrice, législatrice et rédemptrice, de ce Dieu par lui oublié ou résolument rejeté.
En quel sens donc entendre la formule de fantasmagorie dialectique utilisée ici, pour caractériser les productions idéologiques ambitieuses de ce monde en désir d'unité? Dans le sens que voici : autre chose les savoirs, même partiels, acquis par l'esprit humain lorsqu'il consent à se laisser guider par l'objectivité du réel (celui que Dieu seul peut produire et restaurer), autre chose le jeu indécis, instable, ambigu, énigmatique, dans lequel se projette en images et en rêves (fantasmes) la subjectivité errante, infra-rationnelle et sans identité discernable, de l'homme soustrait par le sommeil ou par une situation de rupture existentielle à la régulation du réel et à la logique de l'être.
Le penseur philosophe aspire légitimement à identifier, moyennant discipline rationnelle, l'ordre caché de l'être. Mais il ne s'approche en vérité d'un tel secret que dans la mesure où il se laisse humblement instruire par un donné où Dieu tout à la fois dévoile quelque chose de lui-même et de son action créatrice, et voile son mystère intime, son identité indicible. Ce mystère, cette identité, deviennent par contre, en contexte de révélation ecclésiale, l'objet proposé à la réflexion priante du croyant. Entre l'une et l'autre approche du mystère de l'Unité primordiale, nulle contradiction de principe, mais une discontinuité quant aux niveaux, aux moyens, et à la profondeur de la perception. Dans les deux cas, c'est bien l'auto-manifestation de l'Objet qui commande la constitution et le contenu du savoir, et c'est elle encore qui, en donnant à pressentir ou à connaître en mystère l'identité cachée de l'Être, introduit du même coup à la découverte de sa propre identité le sujet qui en bénéficie.
Si lointaine qu'elle demeure dans le cas de la philosophie régulièrement constituée, l'approche de la réalité véritable (du " réellement réel ", dit Platon) s'effectue elle-même en vérité. Il n'en va plus de même dans l'idéologie. Là, insatisfait et mortifié de ne disposer par lui-même, sur toutes choses, que de savoirs rationnels fragmentaires, le penseur ambitionne de se comprendre lui-même et de comprendre et de régir le Tout à partir de ce que serait le point de vue de Dieu, du Dieu qu'il feint alors d'être, surtout dans l'athéisme, où la place a été déclarée vacante. Dans sa volonté de puissance, il entreprend d'édifier un système totalisateur incluant le monde, son propre esprit, l'Esprit universel, l'histoire humaine entre l'Alpha et l'Oméga. Alors, sous apparence de rationalité, le voilà voué à rêver, à s'inventer frauduleusement un être qui n'est pas son être reçu de Dieu, à imposer un faux cadre d'unité à des fragments de monde qui demeurent disjoints, et destructeurs de tout sens humain authentique.
Tel est le projet inavoué mais aussi parfois avoué de ses dialectiques. Elles sont chargées par lui d'engendrer le réel total. Elles mentent et se mentent à elles-mêmes. Elles subissent la loi divaguante de l'imaginaire et d'une affectivité frustrée, ainsi que celle, arbitraire, de la volonté démiurgique. Elles sont l'instrument d'une auto-glorification de leur auteur, qui s'accorde par leur truchement et leur suffisance une identité irréelle. Mais elles sont aussi, par l'inexpiable conflit irrationnel qui les mine, un aveu d'échec. Échec d'un monde brisé ayant entrepris de se persuader lui-même et de persuader l'homme qu'il détient le secret de l'unité, qu'il le révèle au sein de l'histoire universelle, et qu'il s'offre à y introduire gracieusement quiconque aura consenti à se prosterner devant lui pour l'adorer.
3. Identité de l'homme et identité du prêtre
Si, même sans se l'avouer ouvertement, c'est du monde, et de lui-même en tant qu'être-dans-le-monde, que l'homme compte obtenir cette unité qu'il ne peut renoncer à poursuivre, il se tient dans la logique de l'athéisme et, de son essentiel mensonge. Pour s'engager sur cette voie glissante et pour en subir la fatalité, il suffit qu'il admette, de bonne foi ou non, que les fantasmagories dialectiques qui tiennent lieu de théologie séculière à tant d'hommes modernes persuadés d'avoir pour eux la raison critique et scientifique, doivent être tenues pour d'authentiques philosophies, pour des " visions du monde ", des " figures culturelles d'époque ", des " composantes de l'identité du peuple ouvrier " ; en sorte qu'une loyale ouverture missionnaire, tout particulièrement, recommande de ne pas les récuser comme mensongères, voire même de les adopter par amour pour ceux qui estiment en recevoir leurs raisons de vivre et d'agir. Bien sûr, nous pensons aussitôt au cas de la profession de foi marxiste ou marxisante, mais elle ne constitue pas la seule forme d'idéologie falsificatrice de l'homme. Une certaine idéologie de l'inventivité individuelle, un certain " psy-chanalysme " réducteur d'intériorité spirituelle, représentent aussi d'étranges formes de perversion du jugement de l'homme sur lui-même et sur sa destinée.
Mais alors, que se passe-t-il lorsque des chrétiens de ce temps, las de leur Sagesse fondée de longue date en raison et en révélation, puis bientôt ignorants de son contenu, et impressionnés superficiellement par le prestige mondain des dialectiques au pouvoir (chez les politiques, chez certains intellectuels en vue), en arrivent à se persuader que c'est bien l'homme réel d'aujourd'hui, le sujet véritable, qu'ils vont rencontrer et évangéliser en adoptant eux-mêmes comme philosophiques ou scientifiques ces expressions nouvelles de la " conscience moderne " ? Que va-t-il se passer si cette illusion s'empare de l'affectivité, puis de l'esprit et des conduites de prêtres généreux? Comment pourront-ils tenir encore pour vraie et pour nécessaire au monde l'identité sacerdotale que leur Eglise les adjure de ne pas méconnaître, de ne pas troquer pour une fausse identité de simili-syndicaliste, ou sociologue, ou psychanalyste? Sous quelque forme qu'ils se produisent, ces rappels à l'ordre risquent fort de n'être pas entendus d'eux, et de donner occasion à quelque crise de ressentiment anti-hiérarchique. Pour le moins, ils se sentiront divisés intérieurement entre deux identités logiquement et spirituellement contradictoires, qu'ils penseront devoir féconder l'une par l'autre pour mieux travailler au salut de l'homme en Jésus-Christ1.
Il est vain d'attendre d'un monde, ordonné par Dieu à l'homme, qu'il ordonne, sans Dieu, l'homme à lui-même, c'est-à-dire qu'il le pourvoie de son identité humaine et lui révèle le secret d'une coexistence ayant son principe dans l'ordre de la vérité et dans celui de l'amour. Le monde ne recèle rien de cette sorte : il est en attente de la révélation des fils de Dieu, et sa libération est subordonnée à la leur.
En somme : ou bien l'Humanité n'est qu'une abstraction irréelle, sans rapport avec la société concrète des personnes humaines, ou bien elle manifeste effectivement sa réalité et sa virtuelle unité en une convergence communautaire des intelligences et des curs. Mais alors, s'il ne s'agit pas de l'Église de Jésus-Christ en son identité catholique et apostolique, de quoi pourra-t-il bien s'agir? L'unité ne peut advenir à l'homme à partir du monde, elle ne peut lui advenir à partir de lui-même en son état de séparation d'avec sa Source divine. Si l'homme doit découvrir et vivre son identité profonde au sein de l'histoire, ce sera à condition d'y accéder librement par ratification du dessein créateur et rédempteur de Dieu sur lui en Jésus-Christ, donc en acceptant dans la grâce d'être constitué en Église. Y parviendra-t-il sans prêtre, par la médiation
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1. Voir en Annexe, texte témoin VII : homélie de S.S. Jean-Paul II à des ordinands.
évanescente d'une " église " privée de structure sacerdotale, infidèle en cela à sa propre essence?
Non, il n'y parviendra pas, en dehors de la médiation sacerdotale dont ce livre a tenté d'expliquer la nature et la raison d'être. Mais le prêtre lui-même ne sera pas, il sera absent de l'histoire à venir, si ceux qui se présentent aux hommes sous ce titre cessent de recevoir de la Révélation, dans l'Église catholique et nulle part ailleurs la nécessaire révélation de leur identité. Celle-ci, il est vrai, appartient à l'ordre du mystère. Mais sans cela porterait-elle le signe et la garantie du divin? Appartiendrait-elle, comme une composante essentielle, au système divin du salut? Serait-elle propre à vivifier et à rendre vivifiant celui qui l'accueille comme la vérité profonde de lui-même et de sa mission? Si son identité sacerdotale procédait d'une autre source que l'identité sacerdotale du Christ d'une source autochtone il ne pourrait pas, parlant de ce qu'il est devenu par son ordination et de ce qu'il lui est donné de faire par la puissance de Dieu, dire avec Saint Paul :
" Ce n'est pas que de nous-mêmes nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous; non, notre capacité vient de Dieu, qui nous a rendus capables d'être ministres d'une nouvelle Alliance, non de la lettre, mais de l'Esprit; car la lettre tue, l'Esprit vivifie " (2 Cor. 3, 5-6). Et encore : " Ce trésor, nous le portons en des vases d'argile, pour que cet excès de puissance soit de Dieu et ne vienne pas de nous " (ibid. 4,7).
4. L'ordre sacerdotal et l'ordre marial
Des questions pourraient surgir, nombreuses et complexes, à propos du rapport qui vient d'être souligné entre l'identité du Prêtre, au titre de son ordination, et l'accession de l'Homme à cette identité profonde, d'essence communionnelle, dont le lieu d'éclosion ne peut être pour lui que l'Église. Car la notion même d'identité, que chacun pourrait s'imaginer comprendre d'emblée, est, en réalité, hautement mystérieuse, comme celle d'unité, comme celle de relation intersubjective, et finalement comme celle d'être. Nul sujet ne reçoit son identité en dehors d'une situation relationnelle dont l'origine se trouve dans les relations trinitaires, en Dieu même, puis dans l'Homme-Dieu et dans l'Église qui lui est conjointe (l'unité de cette Alliance étant l'Esprit Saint). Mais justement, le fait que le ministère sacerdotal se trouve réservé à l'un seulement des partenaires du couple humain, le mâle, et qu'en paraît " exclue " celle que Dieu lui a donnée comme son achèvement, permet-il de parler encore d'identité sacerdotale? Qu'est-ce qu'une identité constituée dans la solitude et l'incomplétude humaine du sujet masculin?
La question n'est pas insensée, bien au contraire. Elle est, du point de vue ecclésiologique, de grande portée. Elle l'est aussi dans l'ordre anthropologique en ceci que la condition de célibat, stipulée pour tous les prêtres dans l'Église romaine d'Occident, peut suggérer que celui qui l'assume, même de très bon gré, restera, faute d'accomplissement conjugal, en deçà de sa pleine identité masculine. Sans faire intervenir la notion un peu trop systématique de frustration, ne faut-il pas se demander si une identité masculine inaccomplie sur le plan conjugal peut être accomplie dans la ligne du ministère de médiation surnaturelle? Le couple humain, comme tel, ne serait-il pas mieux générateur d'identité ecclésiale pour les membres de la famille humaine appelés à la connaissance du Christ?
Je n'ouvrirai pas ici un nouveau chapitre, qui serait de psychologie spirituelle et d'ecclésiologie. Il s'agit bien plutôt de mettre terme à des développements déjà longs et complexes. Il était bon, toutefois que l'interrogation soit soulevée. Elle invite seulement à suggérer de quel côté pourrait venir l'essentiel de la réponse. Celle-ci devrait, me semble-t-il, préciser le mode d'articulation des réalités relevant de la création nouvelle dans l'Esprit Saint sur les réalités relevant de la création première.
La justification de l'identité sacerdotale masculine supposerait alors un commentaire concernant la manière (d'ailleurs vérifiable en Église) dont peut s'accomplir, par l'Esprit créateur de nouveauté, la relation d'amour promise par Jésus à ceux qui, renonçant à tout pour le suivre (donc éventuellement au lien conjugal), recevront, en ce monde même, le centuple, mais évidemment selon un autre mode de relation. Il faudrait voir comment se présente l'expérience d'une telle transposition; comment ce que le prêtre " sacrifie " en lui-même, par amour du Christ et de l'Église, se trouve repris et réinvesti dans son cur par l'Esprit Saint. Réinvesti en une possibilité nouvelle de relation et d'existence communautaire tout à fait comblante pour l'homme qu'il n'a pas cessé d'être. En sorte que, dans sa vie aussi, le rapport fondamental homme-femme reçoit de Dieu une expression spirituelle qui n'aura rien à envier bien au contraire à l'expression charnelle.
Mais surtout, et en même temps, c'est du côté du mystère de Marie que devrait venir la réponse. Dans le chapitre consacré précédemment au rapport entre sacerdoce commun et sacerdoce ministériel1, j'ai évoqué la profondeur mystique de la relation établie par Jésus mourant entre la Femme par excellence, sa mère, et le Disciple-prêtre, personnifié par Jean. Tel est le point de synthèse. Le sacerdoce ministériel se trouve confié à l'homme, mais en un contexte relationnel, puisque la femme s'entend appelée à s'engager, elle aussi, en la personne de Marie. Et cette femme-archétype accomplit en soi la plénitude de la féminité, car elle accorde et transfigure en sa condition particulière la virginité, la sponsalité, la maternité. Et c'est en cela qu'elle devient, pour l'Église entière, et spécialement pour les hommes que l'ordination sacerdotale " identifie " à son Fils prêtre, le trésor caché de la féminité a la femme dans la grâce enfin restituée "2 et le terme d'une relation spirituelle vraiment privilégiée.
L'absence de conjugalité " selon la chair " a-t-elle restreint en Marie son achèvement féminin? Bien plutôt, cette absence fut
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1. Cf. supra, p. 102-104.
2. Paul claudel : La Vierge à midi.
l'exclusion d'une limite, la condition de possibilité d'une universalisation de sa présence féminine à tous les enfants de Dieu. Elle fut et demeure à jamais l'envers d'un accomplissement de sa féminité sur un mode supérieur, selon l'ordre de la création nouvelle dans le Christ et l'Esprit. Et c'est en cet état que Marie est, par Jésus, confiée à l'Eglise, et plus immédiatement à Jean, et que l'Église entière et particulièrement Jean lui sont confiés. Ainsi, avons-nous vu, Marie reçoit en héritage et le sacerdoce commun, et en la personne des Apôtres, relationnellement, et non en la sienne propre le sacerdoce ministériel. Celui-ci, dans le cas de Jean, se trouve joint à la condition de célibat consacré.
Réciproquement, le Disciple bien-aimé acquiert en héritage, par la volonté expresse de Jésus, la Femme en sa perfection mariale. Et l'amour mystique qu'il reçoit d'elle et qu'il lui rend ne peut que l'accomplir en son identité sacerdotale, comme déjà il avait accompli Joseph en sa condition particulière d'époux de l'Immaculée et d'éducateur " paternisé " de Jésus enfant. Et qu'on ne dise pas qu'une relation nouvelle selon l'Esprit Saint, comme celle qu'institué Jésus en faveur de Jean, devenu fils de Marie, et en faveur de tout prêtre de condition " johannique ", ne saurait être objet d'une expérience intérieure. Elle l'est. Et par là, à cette profondeur, se trouve précisé et magnifié le rapport, inscrit dans le dessein de l'Alliance nouvelle, entre l'ordre sacerdotal masculin et l'ordre mariai (et ecclésial) féminin.
Raffinement spéculatif gratuit? Adjonction " mystique " à la condition des serviteurs-prêtres de l'Eglise? Certainement pas. Il s'agit toujours de l'essentiel, et l'expérience spirituelle confirme que cet essentiel est réellement donné à qui veut bien l'accueillir. Pourquoi en dire plus ? " Celui qui a des oreilles, qu'il entende ce que l'Esprit dit aux Églises : au vainqueur je ferai manger de l'arbre de vie placé dans le Paradis de Dieu " (Apoc. 2,7).
Or justement, en Marie Félix coeli porta s'est trouvée enfin ouverte pour nous la porte du Paradis de Dieu.
En écho du propos doctrinal de ce livre, et pour donner la parole à quelques témoins représentatifs du face-à-face de l'homme avec l'homme-prêtre, un petit nombre de textes diversement révélateurs.
TEXTE TÉMOIN
LE PRÊTRE, MAL ABSOLU DE L'HOMME
frédéric nietzsche : L'Antéchrist
Donné le jour du Salut, le premier jour de l'an Un (le 30 septembre 1888 du faux calendrier).
Guerre à mort contre le Vice. Le Vice est le Christianisme.
Article premier. Est vice toute espèce de contre-nature. L'espèce d'homme la plus vicieuse est le prêtre : il enseigne la contre-nature. On n'a pas de raisons contre le prêtre, on a la maison de correction.
Article deuxième. Toute participation à un office divin est un attentat contre la moralité publique. On sera plus dur envers un protestant qu'envers un catholique, plus dur envers un protestant libéral qu'envers un puritain. Plus on s'approche de la science, plus grand est le crime d'être chrétien. Le criminel des criminels est par conséquent le philosophe.
Article troisième. Le lieu de malédiction sur lequel le Christianisme a couvé ses ufs de basilic sera complètement rasé, et comme étant sur la terre l'endroit sacrilège, il sera l'épouvante de la postérité. On y élèvera des serpents venimeux.
Article quatrième. La prédication de la chasteté est une excitation publique à la contre-nature. Mépriser la vie sexuelle, la salir avec la notion d'impur, est le véritable péché contre l'esprit saint de la Vie.
Article cinquième. Manger à une table avec un prêtre expulse. On s'excommunie, ce faisant, de la société probe. Le prêtre est notre Tchandala, il sera mis au ban, affamé, chassé dans une sorte de désert.
Article sixième. On nommera l'histoire sainte du nom qu'elle mérite, étant l'histoire maudite. On utilisera les mots Dieu, Sauveur, Rédempteur, Saint, pour injurier, pour marquer les criminels. Article septième. Le reste suit de là.
Nietzsche, L'Antéchrist.
(Ce texte ultra-provocant n 'est pas une parodie de Nietzsche par lui-même, mais une expression plus exaspérée de son état de conflit intérieur. Trois mois plus tard, ce sera l'effondrement dans la démence.)
georges mathey : Pages de journal
Parviendrai-je un jour à exorciser enfin ce sentiment de répulsion, de dégoût (je ne vois pas d'autres mots) qui est parfois le mien lorsque je pense au christianisme? Répulsion, dégoût... et peur, presque terreur. Tout cela ancré à des profondeurs infantiles, hé à des phantasmes archaïques. Si je pensais, si j'osais penser selon le christianisme lui-même, j'y verrais l'action du Démon (agissant, bien entendu, selon les causes secondes). Car ce sentiment devient de plus en plus fort, de plus en plus torturant, au fur et à mesure que je découvre la valeur, la force indiscutablement libératrice de l'enseignement du Christ, au fur et à mesure que je désire davantage adhérer à cet enseignement, croire à ce message, rencontrer concrètement, dans ma vie, le Christ. C'est comme une sourde, aveugle, informe résistance (presque au sens analytique). Au moins puis-je essayer de la formuler, de lui donner son vrai visage, et de l'affronter, Deo volente.
Il y a d'abord (je dis d'abord parce que c'est, me semble-t-il, la couche la plus profonde) la Peur.
Peur physique de l'Église. Du prêtre. Dans mes a profondeurs ", je crois que le prêtre, l'homme noir, est une puissance redoutable, maléfique. J'ai même un rêve noté quelque part, à ce sujet. Je retrouve cela chez Voltaire, et je le comprends parfaitement. Quelques images de Goya, aussi. Je suis tout prêt à voir en lui l'homme d'une " conspiration " qui me fait peur, dont je pourrais un jour, si je n'y prenais garde, être moi aussi la victime.
Le prêtre est vêtu de noir, couleur de mort. Il porte donc la mort avec lui comme une émanation, un mana.
Plus subtilement : même sa " douceur ", sa " bonté ", signifient la mort. Le prêtre se tue en effet lui-même. Horreur de l'ascétisme (sous ses formes connues et spectaculaires : " discipline ", etc.). Cette douceur, cette bonté, il les a conquises en se comprimant, en se mutilant, en se châtrant... Prêtre vampire de lui-même, et des autres. Menace de mort pour moi. (J'exagère un peu, mais à peine, et c'est pour accentuer, pour donner la parole à ces étranges phantasmes)...
... J'ai parfois le sentiment que l'histoire humaine est souillée, corrompue par en-dessous par cette puissance louche, ténébreuse, maléfique, redoutable, qui rend la vie impossible, qu'il faudrait pourchasser, éliminer, traquer, pour enfin respirer au grand air, librement, innocemment...
... Que fait cette puissance, en effet? Elle condamne, juge, inspecte, opprime, supprime des gens qu'elle découvre coupables. Elle va chercher leur culpabilité dans des endroits qu'eux-mêmes ignorent. Elle fouille les caves, les recoins... Elle est capable de faire avouer des crimes imaginaires. Mais, horreur! Les crimes imaginaires qu'elle fait avouer deviennent réels; elle a ce pouvoir fantastique, ce pouvoir de cauchemar : faire que je sois coupable réellement d'un crime imaginaire.
Voilà pour la peur du prêtre. Bien sûr, elle désigne une peur plus profonde encore, plus totale. Le Prêtre est le ministre de la Grande Peur : la peur de Dieu. Le prêtre brandit des interdictions qui signifient que la Colère est sur moi, prête à se déchaîner.
(Universitaire, agrégé de philosophie, Georges Mathey mourra en 10 73 à quarante-quatre ans. Ce texte est de deux ou trois ans antérieur. Le tourment religieux de Georges Mathey a une histoire. Sa redécouverte de Dieu, à travers la prière, en aura une également, où un prêtre ami jouera un rôle essentiel. " Laisse-moi me retourner et te voir ", tel est le titre des pages de journal et de correspondance publiées, peu après sa mort, aux Éditions du Cerf.)
CETTE SOLENNITÉ PLEINE DE MERVEILLES...
pierre paris : Prière pour le Sacerdoce catholique
Nous vous prions pour le Sacerdoce catholique. Multipliez les prêtres de France, mais surtout oserai-je vous adresser cette prière? Oui, ô mon Dieu, puisque je parle au nom de mes frères mais surtout donnez à la France des prêtres saints. Des prêtres saints, messagers d'une vérité cuménique et éternelle, et qui sachent la présenter aux hommes de leur siècle et de leur pays. Des saints pour aujourd'hui, prêtres antiques dans des hommes nouveaux. Pour vous, Seigneur, ils sont chargés d'une ambassade : par le reflet sur eux de votre vertu, qu'ils se présentent d'abord comme vos témoins. Donnez-leur de réaliser dans leur vie le mystère de votre mort qu'ils célèbrent en cette solennité pleine de merveilles, leur messe de chaque matin. Qu'ils puisent en ce mystère l'inquiétude du salut de leurs frères, l'inquiétude du salut du monde. Qu'ils sachent, malgré cette inquiétude, respecter la liberté des âmes, cette liberté dont votre parole a donné le goût au monde. Qu'ils comprennent et qu'ils parlent le langage de leur temps; qu'ils prennent soin pourtant de ne pas compromettre, avec les opinions qui varient et qui meurent, l'impérissable nouveauté de votre Évangile. Qu'ils gardent, en présence du long hiver des âmes, l'espoir obstiné des printemps à venir; et devant ceux-là mêmes qui vous persécutent, qu'ils se souviennent du chemin de Damas, et des lendemains secrets de votre Providence.
Soyez béni, Seigneur, pour tous vos dons; surtout, soyez béni pour le don de vous-même.
Soyez béni, Seigneur, sous votre nom de Dieu donné à l'homme : soyez béni sous le nom de Jésus.
Jésus, soyez béni au mystère de votre mort. Jésus, soyez béni au mystère de la messe. Jésus, soyez béni au mystère du sacerdoce.
Nous venons de célébrer, au lundi de Pâques, l'anniversaire d'Emmaüs. Mane nobiscum, Domine, quoniam advesperascit et inclinata est dies.
" Reste avec nous, Seigneur, parce qu'il se fait tard et déjà le jour baisse. " Invitation des pèlerins d'Emmaüs, aspiration confuse et éternelle de l'homme, prière exaucée du chrétien. Soyez béni, Jésus, pour le mystère de votre sacerdoce; par les mains du prêtre qui renouvelle la fraction du pain, vous restez avec nous jusqu'à la fin des siècles.
(Ce texte est extrait d'une célèbre méditation du P. Paris aux Journées universitaires de Clermont, Pâques 1933. Il évoque, pour ceux qui vécurent l'intensité chrétienne des grandes liturgies de la Paroisse, et pour ceux qui m retrouvent le climat si fervent, la profondeur du mystère de la célébration eucharistique de tous les âges chrétiens, et la grandeur du sacerdoce éternel, par qui le Christ se donne au monde pour son salut.)
EN REMÉMORANT DES VISAGES, CONFIDENCE SACERDOTALE
henri godin : Prière pour des enfants de Dieu
Pour tant de frères et de surs et de petits enfants, vos filles et vos fils,
Que vous m'aviez confiés, Seigneur, et qui avaient des âmes belles et
grandes,
Et pour cette connaissance que j'ai eue de vous, à travers elles, Seigneur,
je vous remercie et vous loue.
A cause de tant d'âmes rachetées par ton sang, ô Christ,
Qui sont passées dans ma vie
Et à qui je n'ai pas transmis le message que tu m'avais confié pour elles,
Jésus, je te demande pardon.
A cause de tous ceux et de toutes celles que tu as mis sur mon chemin
Et que j'ai abandonnés, indifférent ou trop pressé,
Comme un mauvais pasteur qui ne connaît pas ses brebis,
Aie pitié.
Et pour la bonne semence jetée quelque jour
Et qui lentement grandit
Et qui croîtra jusqu'à la fin du monde,
Seigneur Jésus, chaque jour je te prie.
Pour tous ceux et pour toutes celles que le Seigneur votre Fils m'a donnés,
Me tournant suppliant vers vous, je vous prie,
Ouvrière bénie entre toutes les femmes, infirmière de toutes les âmes,
Lumière de tous les matins,
Ô Notre-Dame.
(L'abbé Henri Godin, l'un des fondateurs de la Mission de Paris, mort jeune, accidentellement, en 1944, avait écrit cette prière de confidence sur la page de garde d'un album où il recueillait les photos d'êtres chers.)
PRÉSENCE ET ABSENCE D'UN PRÊTRE
madeleine delbrel : Un témoignage, une exigence
L'absence d'un vrai prêtre est dans une vie une détresse sans nom. Le plus grand cadeau qu'on puisse faire, la plus grande charité que l'on puisse apporter, c'est un prêtre qui soit un vrai prêtre. C'est l'approximation la plus grande qu'on puisse réaliser ici-bas de la présence visible du Christ. Dans le Christ il y a une vie humaine et une vie divine. Dans le prêtre on veut retrouver une vie vraiment humaine et une vie vraiment divine. Le malheur, c'est que beaucoup paraissent amputés soit de l'une soit de l'autre.
Il y a des prêtres qui semblent n'avoir jamais eu de vie d'homme, ils ne savent pas peser les difficultés d'un laïc, d'un père ou d'une mère de famille, à leur véritable poids humain. Ils ne réalisent pas ce que c'est vraiment qu'une vie d'homme ou de femme. Quand les laïcs chrétiens ont rencontré une fois un prêtre qui les a " compris ", qui est entré avec son cur d'homme dans leur vie, leurs difficultés, jamais plus ils n'en perdent le souvenir. A condition toutefois que, s'il mêle sa vie à la nôtre, ce soit sans vivre tout à fait comme nous. Les prêtres ont longtemps traité les laïcs en mineurs; aujourd'hui, passant à l'autre extrême, ils deviennent des copains. On voudrait qu'ils restent pères. Quand un père de famille a vu grandir son fils, il le traite en homme et non en gamin, mais il le considère toujours comme son fils : un fils d'homme. On a besoin également que les prêtres vivent une vie divine. Le prêtre, tout en vivant parmi nous, doit rester ailleurs.
Les signes que nous attendons de cette présence divine?
La prière : il y a des prêtres qu'on ne voit jamais prier (ce qu'on appelle prier).
La joie : que de prêtres angoissés, affairés!...
La force : le prêtre doit être celui qui tient, sensible, vibrant, mais jamais écroulé.
La liberté : on le veut libre de toute formule, de tout préjugé.
Le désintéressement : on se sent parfois utilisé par lui, au lieu qu'il nous aide à remplir notre mission.
La discrétion : il doit être celui qui se tait. (On perd l'espoir en celui qui nous fait trop de confidences.)
La vérité : qu'il soit toujours celui qui dit la vérité.
La pauvreté : c'est l'essentiel : quelqu'un qui est libre vis-à-vis de l'argent; qui ressent comme une loi de pesanteur l'entraînant instinctivement vers les petits, vers les plus pauvres.
Le sens de l'Église : qu'il ne parle jamais de l'Église comme en étant du dehors, à la légère. Un fils est tout de suite jugé, qui se permet de juger sa mère.
Mais souvent une troisième vie envahit les deux premières et les submerge : le prêtre devient l'homme de la vie ecclésiastique, du " milieu clérical ". Son vocabulaire, sa manière de vivre, sa façon d'appeler les choses, son goût des petits intérêts et des petites querelles d'influence, tout cela lui fait un masque qui nous cache douloureusement le prêtre, ce prêtre qu'il est sans doute demeuré par-derrière...
L'absence d'un vrai prêtre dans une vie, c'est une misère sans nom; c'est la seule misère.
(Chrétienne laïque, toute livrée à sa tâche sociale et à son apostolat de présence en milieu fortement marxisé (Ivry), Madeleine Delbrel (1904-1964) parle ici d'expérience. Elle avait traversé en sa jeunesse une brève et très douloureuse phase d'athéisme. Des prêtres furent pour elle lumière et force. Elle fut pour beaucoup une aide exigeante et clairvoyante, pas toujours comprise en ses qualités de discernement apostolique et en ses fidélités d'Église.)
LE PAPE, SACREMENT DE LA PATERNITÉ DIVINE
paul claudel : Un père nous a été donné
Nous avons un père à qui l'on peut poser des questions et qui nous répond avec des lèvres lumineuses. C'est vrai, tout ce qu'il dit, et l'on s'en revient tranquille et rassuré. Un père! Pas seulement un père, une source de pères, une source inépuisable de prêtres et de sacrements ; il y en a pour tout le monde ! Quand on a des enfants, il y a un père pour les recevoir dans ses bras, pour les laver avec de l'eau et pour les saler avec du sel. Quand on a faim, il y a quelqu'un pour vous mettre le bon Dieu dans la bouche. Quand on se marie et qu'on se dit " oui " l'un à l'autre, il y a là quelqu'un pour écouter. Quand on a fait quelque chose de vilain, il y a quelqu'un pour vous gronder et pour vous faire une petite croix sur le front ! Et quand on a envie de mourir, il y a quelqu'un pour vous débarrasser de tous ces liens cruels qui voudraient nous retenir. Va-t'en librement, âme chrétienne ! Va, mon enfant, n'aie pas peur. Va-t'en, mon enfant; va-t'en, mon petit enfant!
Et tout cela, c'est le Pape, c'est le Pape de la part de Dieu à notre service, qui est mêlé à notre vie et à notre respiration! Ou plutôt, c'est Jésus-Christ, c'est le Fils de Dieu en la personne du Pape, qui opère comme son Père opère, ainsi qu'il est écrit, jusqu'à ce jour. Écoutons-le qui nous dit avec une profonde humilité : Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. Tout ce que je vous demande est de me laisser travailler de mon métier à votre service.
Est-ce qu'on ne devrait pas être heureux d'avoir un père comme celui-là? Un père toute la journée au service de ses enfants! Les anciens juifs avaient le propitiatoire et l'éphod, que le Grand Prêtre consultait de temps en temps et qui lui répondait aussi de temps en temps. Mais nous, nous avons un prêtre au-dessus de cet immense troupeau tonsuré qu'il a créé du souffle de sa bouche, qui ne fait qu'un et qui respire à ses lèvres mêmes l'Esprit Saint pour nous le communiquer.
(Intelligence comme enfantine de la paternité sacerdotale chez le grand poète qui sut aussi célébrer en ces termes, dans Magnificat, la joie d'être père selon la chair :
"Mon Dieu, qui au principe de tout et de vous-même avez mis la paternité, Soyez béni parce que vous m'avez donné cet enfant,
Et posé avec moi de quoi vous rendre cette vie que vous m'avez donnée,
Et voici que je suis son père avec Vous... ")
sa sainteté jean-paul II
Prêtre, qui es-tu? Quelle est ta mission?
" Qui suis-je? Qu'attend-on de moi? Quelle est mon identité? " Telle est la question anxieuse que se pose le plus fréquemment aujourd'hui le prêtre qui n'est pas, certes, à l'abri des contrecoups de la crise de transformation qui ébranle le monde.
Pour vous, fils très chers, vous ne sentez certainement pas le besoin de vous poser ces questions. La lumière qui vous envahit vous donne une certitude quasi sensible de ce que vous êtes, de ce à quoi vous avez été appelés. Mais il peut arriver que demain vous rencontriez des frères dans le sacerdoce, qui, au milieu de l'incertitude, s'interrogent sur leur propre identité. Il peut arriver que, une fois la première ferveur assoupie et éloignée, vous en arriviez vous aussi, un jour, à vous interroger. Et c'est pourquoi j'aimerais vous proposer sur la vraie physionomie du prêtre quelques réflexions qui pourront vous servir de puissant soutien pour votre fidélité sacerdotale.
Ce n'est assurément pas dans les sciences du comportement humain ni dans les statistiques socio-religieuses que nous trouverons notre réponse, mais bien au contraire dans le Christ, dans la foi. Nous interrogerons humblement le divin Maître, et nous lui demanderons qui nous sommes, comment il veut que nous soyons, quelle est devant lui notre véritable identité.
(Après avoir développé les trois affirmations le prêtre est un appelé, le prêtre est un consacré, le prêtre est un envoyépuis précisé la relation entre sacerdoce et laïcat, le Pape insiste sur la nécessité pour le prêtre d'être plus que jamais signe et instrument du monde invisible.)
Prudents mais confiants, vous vivrez parmi les hommes pour partager leurs angoisses et leurs espoirs, pour les fortifier dans leurs efforts de libération et de justice. Ne vous laissez donc pas posséder par le monde ni par son prince, le Malin. Ne vous conformez pas aux opinions et aux goûts de ce monde, selon l'exhortation de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo (Rom. 12,1-2). Insérez plutôt votre personnalité, avec ses aspirations, dans la ligne de la volonté de Dieu.
La force du signe ne réside pas dans le conformisme, mais dans la distinction. La lumière est différente des ténèbres afin de pouvoir éclairer le chemin de celui qui marche dans l'ombre. Le sel est différent de l'aliment pour pouvoir lui donner sa saveur. Le feu est différent de la glace pour pouvoir réchauffer les membres engourdis par le froid. Le Christ nous appelle la lumière et le sel de la terre. Dans un monde dispersé et confus comme le nôtre, la force du signe consiste exactement à être différent. Le signe doit ressortir d'autant plus que l'action apostolique exige une plus grande insertion dans la masse humaine.
Quand on perd de vue ces horizons lumineux, la figure du prêtre s'obscurcit, son identité entre en crise, ses devoirs particuliers ne se justifient plus et se contredisent, sa raison d'être s'affaiblit.
Et cette fondamentale raison d'être ne se recouvre pas lorsque le prêtre devient un " homme-pour-les-autres ". Est-ce que, par hasard, quiconque désire suivre le divin Maître ne doit pas l'être?
" Homme-pour-les-autres ", le prêtre l'est assurément, mais en vertu de sa manière particulière d'être " homme-pour-Dieu ". Le service de Dieu est le fondement sur lequel il doit construire le service authentique des hommes, celui qui consiste à libérer les âmes de l'esclavage du péché et à reconduire l'homme vers le nécessaire service de Dieu. Dieu, en effet, veut faire de l'humanité un peuple qui l'adore " en esprit et en vérité " (Jn 4,23).
(Extraits de l'homélie prononcée le 2 juillet 1980 au cours d'une messe d'ordination à Rio de Janeiro.)
CET OUVRAGE
a été composé
et achevé d'imprimer
par l'imprimerie floch
à mayenne le 8 décembre 1981
(19391)
Couverture : Le Mystère du sacrifice,
peinture sur bois,
reproduite sur l'autorisation
de l'Abbaye bénédictine de Vénière,
Saône-et-Loire