VOYAGE EN TURQUIE

 

Novembre 1979

 

 

 

28 novembre 1979

AU DEPART DE ROME

 

Je remercie de tout cœur les vénérés cardinaux, les évêques, le doyen du Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, le ministre Aldo Sarti, et les autres autorités officielles italiennes ainsi que tous ceux qui ont bien voulu me porter leur salut et leurs vœux au début de mon bref voyage en Orient.

 

Comme je l'ai déjà indiqué en donnant la première annonce de mon nouveau pèlerinage, accompli sur les traces de mon prédécesseur Paul VI qui est allé en Turquie en juillet 1967, je me rends en ce pays afin de poursuivre, d'un élan nouveau, les efforts tendus vers l'unité de tous les chrétiens, qui était un des buts primordiaux du concile Vatican II ; pour montrer également l'importance que l'Église catholique attache aux relations avec les véritables Églises orthodoxes à la veille d'un prochain dialogue œcuménique ; et enfin pour exprimer ma sincère affection et ma profonde charité à l'égard de toutes ces Églises et de leurs patriarches, en particulier à l'égard du patriarche œcuménique.

 

C'est pourquoi, après avoir adressé mes respectueuses salutations aux autorités de la république de Turquie à Ankara, je me rendrai à Istanbul pour rencontrer Sa Sainteté le patriarche œcuménique Dimitrios I° et prendre part aux célébrations solennelles en l'honneur de saint André. Puis j'irai à Éphèse, la ville où en 431 se tint le III° concile œcuménique qui proclama la Vierge Marie « Theotokos », c'est-à-dire « Mère de Dieu » et je ferai une visite à Izmir.

 

Veuille le Seigneur Dieu, par l'intercession de la Très Sainte Vierge Marie, m'accompagner de sa grâce sur cette voie de grande espérance qui représente une autre étape vers la pleine et parfaite unité de tous les chrétiens.

 

Pour ces hautes finalités religieuses et œcuméniques, je demande à tous les fils de l'Église des prières intenses et une sereine disponibilité à, la voix de l'Esprit.

 

Avec ma bénédiction apostolique.

 

 

 

29 novembre 1979

A LA COMMUNAUTE CATHOLIQUE D'ANKARA

 

La première rencontre de la journée du 29 novembre a eu lieu au début de la matinée dans la chapelle Saint-Paul de l'ambassade d'Italie à Ankara. Le pape a présidé une cérémonie de prière avec la communauté catholique de la capitale turque. Cinq cents personnes, toutes d'origine européenne, ont accueilli avec chaleur le Saint-Père qui s'est adressé à elles en ces termes :

 

Chers frères et fils, Chers amis,

 

1. C'est une immense joie pour moi, successeur de saint Pierre dans le Collège apostolique et sur le siège de Rome, de m'adresser aujourd'hui à vous avec les paroles mêmes que saint Pierre adressait il y a dix-neuf siècles aux chrétiens qui formaient alors, comme aujourd'hui, une minorité sur cette terre, « dispersés et étrangers dans les régions du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce... : A vous grâce et paix en abondance » (1 P 1, 1-2).

 

Comme Pierre, je voudrais d'abord rendre grâce pour l'espérance vivante qui est en vous et qui vient du Christ ressuscité ; je voudrais exhorter chacun d'entre vous à être reconnaissant à Dieu et ferme dans la foi, tels « des enfants obéissants », maintenant vos âmes pures dans l'obéissance à la vérité, dans une fraternité sincère avec une bonne conduite au milieu des nations... afin que, voyant vos bonnes œuvres, les hommes glorifient Dieu (cf. ibid. 1, 3. 14, 22 ; 2, 12).

 

L'Apôtre prenait même soin de mentionner la loyauté envers les autorités civiles. « Agissez, disait-il, en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu » (l P 2, 16).

 

Oui, je voudrais vous inviter à considérer comme particulièrement vôtre cette lettre écrite à ceux qui vous ont précédés sur cette terre, à la relire attentivement, à en méditer chaque affirmation. J'attire à présent votre attention sur une de ses exhortations : « Soyez toujours prêts à répondre à quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur et respect, en possession d'une bonne conscience » (Ibid. 3, 15-16).

 

2. Ces paroles sont la règle d'or pour les rapports et les contacts que le chrétien doit avoir avec ses concitoyens qui ont une foi différente. Aujourd'hui, pour vous, chrétiens résidant ici en Turquie, votre sort est de vivre dans le cadre d'un État moderne — qui prévoit pour tous la libre expression de leur foi sans s'identifier avec aucune — et avec des personnes qui, dans leur grande majorité, tout en ne partageant pas la foi chrétienne, se déclarent obéissants envers Dieu, « soumis a Dieu », et même « serviteurs de Dieu », selon leurs propres paroles, qui rejoignent celle de saint Pierre déjà citées (cf. ibid. 2, 16) ; ils ont donc, comme vous, la foi d'Abraham dans le Dieu unique tout-puissant et miséricordieux. Vous savez que le concile Vatican II s'est prononcé ouvertement sur ce sujet, et moi-même, j'ai rappelé dans ma première encyclique Redemptor hominis que « le Concile… a exprimé son estime pour les croyants de l'Islam dont la foi se réfère aussi à Abraham » (n. 11).

 

Permettez-moi de rappeler ici devant vous ces paroles de la déclaration conciliaire Nostra aetate : « L'Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent ("avec nous" lit-on dans un autre texte du Concile, constitution Lumen gentium, n. 16) le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu même s'ils sont cachés, comme s'est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu'ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même ils l'invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscites. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l'aumône et le jeûne » (Déclaration Nostra aetate, n. 3).

 

C'est donc en pensant à vos concitoyens, mais aussi au vaste monde islamique, que j'exprime à nouveau, aujourd'hui, l'estime de l'Église catholique pour ces valeurs religieuses.

 

3. Mes frères, quand je pense à ce patrimoine spirituel et à la valeur qu'il a pour l'homme et pour la société, à sa capacité d'offrir, surtout aux jeunes, une orientation de vie, de combler le vide laissé par le matérialisme, de donner un fondement sûr à l'organisation sociale et juridique, je me demande s'il n'est pas urgent, précisément aujourd'hui où chrétiens et musulmans sont entrés dans une nouvelle période de l'histoire, de reconnaître et de développer les liens spirituels qui nous unissent, afin de « protéger et de promouvoir ensemble, pour tous les hommes — comme nous y invite le Concile — la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (Déclaration Nostra aetate, ibid.).

 

La foi en Dieu, que professent les descendants spirituels d'Abraham, chrétiens, musulmans et juifs, quand elle est vécue sincèrement, qu'elle pénètre la vie, est un fondement assuré de la dignité, de la fraternité et de la liberté des hommes et un principe de rectitude pour la conduite morale et la vie en société. Et il y a plus : par suite de cette foi au Dieu créateur et transcendant, l'homme se trouve au sommet de la création. Il a été créé, enseigne la Bible, « à l'image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 27) ; pour le Coran, livre sacré des musulmans, bien que l'homme soit fait de poussière, « Dieu lui a insufflé son esprit et l'a doté de l'ouïe, de la vue et du cœur », c'est-à-dire d'intelligence (Sourate 32, 8).

 

L'univers, pour le musulman, est destiné à être soumis à l'homme en tant que représentant de Dieu ; la Bible affirme que Dieu a ordonné à l'homme de soumettre la terre, mais aussi de la « cultiver et de la garder » (Gn 2, 15). En tant que créature de Dieu, l'homme a des droits qui ne peuvent être violés, mais il est également tenu à la loi du bien et du mal qui se fonde sur l'ordre établi par Dieu. Grâce à cette loi, l'homme ne se soumettra jamais à aucune idole. Le chrétien s'en tient au commandement solennel : « Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi » (Ex 20, 30). De son côté, le musulman dira toujours: « Dieu est le plus grand ».

 

Je voudrais profiter de cette rencontre et de l'occasion que m'offrent les paroles écrites par saint Pierre à vos prédécesseurs pour vous inviter à considérer chaque jour les racines profondes de la foi en Dieu dans lequel croient aussi vos concitoyens musulmans, pour en tirer le principe d'une collaboration en vue du progrès de l'homme, de l'émulation dans le bien, de l'extension de la paix et de la fraternité dans la libre profession de la foi propre à chacun.

 

4. Cette attitude, chers frères et sœurs, va de pair avec la fidélité déjà si méritoire de vos communautés chrétiennes ici représentées. Cette fidélité hérite d'un grand passé. Nous avons déjà parlé de la lettre de saint Pierre ; on pourrait s'étendre sur la dilection de saint Paul, de saint Jean pour les Églises d'Asie mineure. Un auteur profane du début du second siècle, Pline le Jeune, décrivait la vie des disciples du Christ avec étonnement, dans un témoignage qui reste précieux aux yeux de l'histoire. Mais comment oublier la période florissante qui a suivi, et particulièrement le temps des Pères de l'Église ? Et puisque saint Pierre parle de la Cappadoce, ma pensée va spontanément à saint Basile le Grand (329-379), l'une des gloires les plus remarquables de l'Église de cette région, d'autant plus que survient cette année le seizième centenaire de sa mort : je suis heureux de vous annoncer qu'un document pontifical, illustrant la figure de ce très grand Docteur, viendra couronner ce mémorable anniversaire.

 

5, Aujourd'hui, même si vos communautés sont modestes, elles sont riches de la présence de diverses traditions et elles sont constituées par des personnes provenant de nombreuses parties du monde. Cela vous donne l'occasion dé vous exprimer réciproquement votre foi et votre espérance et de donner ici un important témoignage d'unité et de fraternité.

 

Ayez toujours le courage et la fierté de votre foi. Approfondissez-la. Approchez-vous sans cesse du Christ, la pierre angulaire, comme des pierres vivantes, sûrs de remporter la fin de votre foi, le salut de vos âmes. Dès maintenant le Seigneur Jésus fait de vous les membres de son corps ; Fils de Dieu, il vous fait participer à sa nature divine, il vous donne part à son Esprit. Puisez avec joie à la source jaillissante qu'est son Eucharistie. Qu'il vous comble de sa charité ! Ayez aussi le sentiment d'être en communion avec l'Église universelle que le pape représente devant vous, dans son humble personne. Votre témoignage est d'autant plus précieux qu'il est restreint en nombre, mais non dans sa qualité.

 

Pour moi, je tenais à vous dire ma profonde affection et ma confiance. Restons très unis par le lien de la prière. Je recommande au Christ Jésus et à sa très sainte Mère tous les besoins humains et spirituels de vos communautés, de chacune de vos familles. J'ai une pensée spéciale pour vos enfants, vos malades, ceux qui sont éprouvés. Qu'ils soient réconfortés par l'amour de Dieu et l'entraide de leurs frères ! De tout cœur, je vous bénis, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

 

 

29 novembre 1979

A ISTANBUL : LE SALUT AU PATRIARCHE DIMlTRIOS Ier

 

C'est aux environs de midi que le pape venant d'Ankara est arrivé à Istanbul le 29 novembre. Il a été reçu à l'aéroport par les autorités turques et les personnalités locales. Sa Sainteté Dimitrios Ier était venu recevoir le pape. Celui-ci, après avoir visité le musée Topkapi et Sainte-Sophie, s'est rendu au Phanar, siège du patriarcat œcuménique. Jean Paul II a salué en ces termes Sa Sainteté Dimitrios Ier :

 

Sainteté,

 

Que le Seigneur soit béni, lui qui nous accorde la grâce et la joie de cette rencontre ici, à vôtre, siège patriarcal !

 

C'est avec une profonde affection et une estime fraternelle que je vous salue, Sainteté, ainsi que le Saint Synode qui vous entoure, et, à travers votre personne, je salue toutes les Églises que vous représentez.

 

Je ne peux cacher ma joie de me trouver sur cette terre de traditions chrétiennes très anciennes et dans cette ville riche d'histoire, de civilisation et d'art qui la font figurer parmi les plus belles du monde. Aujourd'hui comme hier. Pour des chrétiens du monde entier habitués à lire et à méditer les écrits du Nouveau Testament, ces lieu sont familiers, et de même les noms des premières communautés chrétiennes de nombreuses cités qui se trouvent aujourd'hui sur le territoire de la Turquie moderne.

 

Le Christ « est notre paix », écrit saint Paul aux premiers chrétiens d'Éphèse (Ep 2, 14), et il ajoute : « Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ — c'est par grâce que vous êtes sauvés ! — avec lui il nous a ressuscites... » (Ep 2, 4-6).

 

Cette proclamation de la foi dans l'économie divine pour le salut des hommes résonne sur cette terre, se répercute et se renouvelle de génération en génération. Et elle est destinée à s'étendre jusqu'aux extrémités de la terre.

 

Les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne, de la Trinité et du Verbe de Dieu incarné et né de la Vierge Marie, ont été définis par les conciles œcuméniques qui se sont tenus dans cette ville ou dans les villes voisines (cf. décret Unitatis redintegratio, n. 14). La formulation même de notre profession de foi, du credo, a eu lieu dans ces premiers conciles célébrés en même temps par l'Orient et par l'Occident. Nicée, Constantinople, Ephèse, Chalcédoine, sont des noms connus de tous les chrétiens. Ils sont particulièrement familiers à ceux qui prient, qui étudient et qui travaillent sous des formes diverses pour la pleine unité entre nos deux Églises sœurs.

 

Non seulement nous avons eu en commun ces conciles décisifs qui sont comme des points d'orgue dans la vie de l'Église, mais pendant un millénaire, ces deux Églises sœurs ont su croître ensemble et articuler leurs grandes traditions vitales.

 

La visite que j'accomplis aujourd'hui voudrait avoir le sens d'une rencontre dans la foi apostolique commune, pour marcher ensemble vers cette pleine unité que de tristes circonstances historiques ont blessée surtout au cours du deuxième millénaire. Comment ne pas exprimer notre ferme espérance en Dieu pour que se lève bientôt une ère nouvelle ?

 

Pour tout cela, je suis heureux, Sainteté, de me trouver ici pour exprimer la profonde considération, la fraternelle solidarité de l'Église catholique pour les Églises orthodoxes d'Orient.

 

Dès maintenant, je vous remercie de la chaleur de votre accueil.

 

 

 

29 novembre 1979

AU PATRIARCHE ARMENIEN

 

Après sa rencontre au Phanar avec Sa Sainteté Dimitrios Ier, le Saint-Père s'est rendu au siège du patriarcat arménien à Kumkapi, pour y saluer le patriarche Chnork Kalustian. Le Saint-Père s'est adressé en anglais à son hôte. Voici la traduction de ce discours.

 

Cher frère dans le Christ,

 

C'est avec une sainte émotion que je viens de franchir le parvis de cet édifice qui représente pour moi votre vénérable ancienne Église apostolique arménienne.

 

Je répète ces mots « sainte émotion » puisque votre Église avec son histoire, passée et présente, m'a toujours semblé être la grande et mystérieuse union des richesses spirituelles et culturelles de l'Est et de l'Ouest dans le sens le plus large de ces termes.

 

Et maintenant me voici. Je suis venu vous saluer, Frère dans le Christ Jésus le Seigneur. Je suis venu pour saluer en votre personne la Hiérarchie et plus spécialement Sa Sainteté Vasken I Suprême Patriarche et Catholicos de tous les Arméniens. Je suis venu pour saluer tous mes frères et sœurs de votre Église.

 

La visite que je vous fais aujourd'hui sera un témoignage de l'unité qui existe déjà entre nous, et un témoignage de ma ferme décision de poursuivre avec la grâce de Dieu l'objectif d'atteindre la pleine communion entre vos Églises. Et à cette occasion deux raisons m'encouragent à faire cette déclaration.

 

La première est une raison très fondamentale que l'on peut souvent oublier lorsqu'on tente d'une façon superficielle de découvrir pourquoi l'évêque de Rome lie si naturellement son engagement envers le souci pastoral de l'Église catholique avec sa responsabilité de l'unité de tous les chrétiens. C'est la parole même de Nôtre-Seigneur et Sauveur qui a prié pour ses disciples : « Qu'ils soient tous un comme toi mon Père tu es en moi et moi en toi » (Jn 17, 21). Jésus-Christ désire tant la totale unité et la communion entre tous les chrétiens. Aussi longtemps que nous sommes divisés entre nous, nous n'accomplissons pas cet élément essentiel de notre vocation. C'est pourquoi nous n'avons pas à chercher ailleurs pour trouver la raison de notre démarche vers une communion parfaite entre nos Églises.

 

La seconde raison est celle-ci : nous sommes encouragés dans la quête pour la restauration de l'unité chrétienne totale. En mai 1970, à l'occasion de la visite de Sa Sainteté Vasken I, venant de la sainte cité d'Echmiadzin, à mon prédécesseur Paul VI, le Pape et le Catholicos ont exprimé dans une déclaration commune que « l'unité ne peut se réaliser tant que chacun, pasteur et fidèles, ne s'efforce pas de parvenir à une meilleure connaissance réciproque ». C'est pourquoi ils pressent les théologiens de s'appliquer eux-mêmes à une étude commune visant à parvenir à une connaissance plus profonde du mystère de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ...

 

Ce n'étaient pas là des mots vides. Ils ont suscité une réponse empressée de la part des pasteurs et des fidèles et de la part des théologiens des deux Églises qui essaient sérieusement de les mettre en pratique. Des discussions théologiques sont en route. Des études communes ont été faites. Il y a eu des échanges d'étudiants. Il nous est devenu plus fréquent de partager les joies et les peines de chacune de nos communautés et de travailler ensemble, pour que la parole de Dieu puisse être toujours mieux connue et aimée, pour que « la parole de Dieu se hâte et triomphe » (2 Th 3, 1).

 

Un peu plus tard dans la journée nous nous rencontrerons pour prier ensemble. Que ce soit une expression de notre désir de voir notre collaboration se développer et grandir avec la bénédiction de Dieu le Père et l'assistance du Saint-Esprit, que le Christ nous promit comme conseiller qui nous enseigne toutes choses et qui nous rappelle tout ce que le Christ nous a dit (cf. Jn 1, 26).

 

 

 

29 novembre 1979

A LA COMMUNAUTE ARMENIENNE CATHOLIQUE

 

Dans le courant de l'après-midi du 29 novembre, le pape a rencontré l'archevêque d'Istanbul des Arméniens, Jean Tholakian. L'entretien a eu lieu à la cathédrale arménienne de Saint-Jean-Chrysostome, à Istanbul. A l'issue de la rencontre, Jean Paul II a prononcé le discours suivants :

 

Cher frère,

Chers frères et sœurs de l'archidiocèse arménien catholique d'Istanbul,

 

Dans la joie, je rends grâce à Dieu qui m'a permis de venir à Istanbul et de passer ces quelques instants avec vous. Instants trop courts et pour vous et pour moi.

 

Je sais votre fidélité dans la foi, votre cohésion autour de votre archevêque, votre effort incessant pour maintenir vivante votre communauté, ses belles traditions, son fiche patrimoine de spiritualité. Et je sais aussi votre attachement méritoire à la personne du pape, votre volonté de demeurer en pleine communion avec le Siège apostolique de Rome.

 

Cette fidélité et cet attachement s'enracinent dans une longue histoire, qui a produit des fruits chrétiens admirables, durant des siècles, en divers pays d'Orient, mais qui a souvent été marquée de grandes épreuves et même de profondes souffrances. La mémoire de cette émouvante histoire est un motif supplémentaire pour vous rendre aujourd'hui un fervent hommage, vous apporter, ainsi qu'à vos frères, réconfort et encouragement et vous souhaiter l'épanouissement dans la paix.

 

Pour ma part, j'ai bien connu et apprécié les chrétiens arméniens dans ma propre patrie, en Pologne. Depuis ma jeunesse, j'ai été familiarisé avec d'autres Églises orientales. Dieu veuille que cette expérience providentielle m'aide à travailler à l'estime et à la compréhension réciproques et au resserrement des liens fraternels qui devraient unir toutes les Églises du Christ !

 

Je vous invite à participer vous aussi à ce grand mouvement de l'unité, en votre qualité d'orientaux et de catholiques. Vous vivez ici en contact direct avec des frères chrétiens orthodoxes ; vous habitez la même ville, vous affrontez les mêmes préoccupations sociales ; vous célébrez la même liturgie. La réalisation de la pleine communion entre tous les chrétiens est pour vous un problème urgent que vous rencontrez dans la vie de chaque jour. Qui plus que vous devrait être apte à interpréter et à appliquer les sages directives du deuxième concile du Vatican en ce domaine ? Vous êtes immédiatement appelés à être des artisans de l'unité. Comme l'affirme le même concile du Vatican : « Aux Églises d'Orient en communion avec le Siège apostolique romain appartient à titre particulier la charge de promouvoir l'unité de tous les chrétiens, notamment des chrétiens orientaux, selon les principes du décret de ce concile sur l'œcuménisme, par la prière d'abord, par l'exemple de leur vie, par une religieuse fidélité aux antiques traditions orientales, par une meilleure connaissance mutuelle, par la collaboration et l'estime fraternelle des choses et des âmes » (décret Orientalium Ecclesiarum, n. 24).

 

iDe tout cœur, je vous remercie pour votre accueil chaleureux, pour votre disponibilité, pour votre amour, pour votre ouverture au dialogue fraternel, pour votre sensibilité aux signes des temps et à ce que l'Esprit-Saint aujourd'hui demande à l'Église. J'implore sur vous les dons de l'Esprit-Saint et l'assistance maternelle de la Mère de Dieu. Je prie spécialement pour ceux qui, parmi vous ou parmi vos frères, connaissent l'épreuve, la maladie, la vieillesse, la dispersion ; je prie aussi pour les jeunes générations. Que Dieu vous garde forts dans la foi, persévérants dans l'espérance, magnanimes dans la charité ! Ces souhaits, je les forme aussi pour la grande famille arménienne répandue à travers le monde. Et je vous bénis de tout cœur, au nom du, Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

 

 

29 novembre 1979

HOMELIE A LA CATHEDRALE DU SAINT-ESPRIT

 

C'est au cours de l'après-midi du 29 novembre que le Saint-Père s'est rendu en l'église du Saint-Esprit à Istanbul où il a présidé une solennelle concélébration eucharistique. Sa Sainteté Dimitrios Ier, le patriarche arménien, et de très nombreuses personnalités religieuses des autres Églises et religions y assistaient. Après l'Évangile, le pape a prononcé cette homélie :

 

Frères très chers dans le Seigneur,

 

« A vous la paix, la charité et la foi, en Dieu le Père et en Nôtre-Seigneur Jésus-Christ » (cf. Ep 6, 23).

 

Que ce souhait de l'apôtre Paul aux chrétiens d'Éphèse soit celui que je vous adresse.

 

Je me tourne d'abord vers le patriarche œcuménique, Sa; Sainteté Dimitrios Ier, et vers le patriarche arménien, Sa Béatitude Shnorhk Kalustian, frères vénérés qui ont voulu s'unir à cette célébration et nous faire ainsi honneur, à nous et à toute notre communauté locale. Je leur exprime ma profonde gratitude.

 

1. Je vous salue cordialement, frères et fils dé l'Église catholique, évêques, prêtres, religieux, religieuses, fidèles laïcs, appartenant aux diverses communautés catholiques de la ville et aux divers rites, et je salue aussi, à travers vous, tous les catholiques de ce grand pays. Je vous remercie de votre accueil chaleureux et filial, ainsi que pour la joie que vous me donnez. Je voudrais également adresser mes vifs remerciements à tous ceux qui ont rendu possible ce voyage, et d'une manière particulière aux autorités de ce pays qui m'ont accueilli avec tant de courtoisie. Ma rencontre avec vous, frères et sœurs dans le Seigneur, me remplit d'une immense joie. J'apprécie votre présence active dans cette splendide cité historique, riche de tant de témoignages chrétiens admirables. Et comment oublier que les points essentiels de notre foi ont trouvé leur formulation dogmatique dans tes conciles œcuméniques tenus dans cette ville, ou dans les villes voisines, et qui en portent désormais le nom : Nicée, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine ? Comment ne pas évoquer avec émotion les Pères de l'Église d'Orient, Pasteurs et Docteurs, qui sont nés dans cette région ou y ont exercé un apostolat hors pair, en nous laissant des écrits lumineux qui sont aujourd'hui une nourriture et une référence pour toute l'Église, en Occident comme en Orient ? Je pense notamment à saint Jean Chrysostome, évêque de Constantinople, dont je courage, la clarté, la profondeur, l'éloquence en ont fait le modèle du pasteur et du prédicateur. Je pense à toute cette vie contemplative qui a fleuri ici au cours des siècles, à l'école des maîtres spirituels, je pense à la fidélité de la foi à travers bien des épreuves. Chers frères et sœurs, aujourd'hui, vous héritez en quelque sorte de ce trésor et de ces exemples/qui doivent fructifier dans vos âmes. Je suis heureux de vous voir professer cette foi avec conviction, avec persévérance, en esprit de sacrifice. En divers domaines et de diverses manières, vous rendez un service apprécié à l'Église et à ce pays. Que vous agissiez directement dans le domaine ecclésial ou que vous vous adonniez à des activités culturelles plus générales, ou à l'éducation de la jeunesse, ou aux œuvres de charité, vous voulez exprimer votre foi en servant toujours l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn l, 26-27), et en contribuant à construire l'Église de Dieu, édifiée sur le fondement des apôtres et sur la pierre angulaire qu'est le Christ (cf. Ep 2, 20).

 

2. Frères et sœurs, j'ai désiré célébrer avec vous cette sainte liturgie particulièrement en cette heureuse circonstance de la fête de l'apôtre saint André. André fut le premier appelé à suivre Jésus. « Venez et voyez », avait dit le Seigneur (Jn 1, 39). Et André se mit en marche, il le suivit et il demeura « auprès de lui ce jour-là » ; il le suivit durant toute sa vie ; il le vit opérer des miracles, guérir les malades, pardonner les péchés, rendre la vue aux aveugles, ressusciter les morts ; il connut sa douloureuse passion et sa mort, et il le vit ressuscité. Et il continua à croire en lui, jusqu'au témoignage final du martyre.

 

La célébration de la fête d'un saint nous rappelle notre propre vocation à la sainteté. Saint Pierre, le frère d'André, nous le rappelle d'aune manière stimulante dans sa lettre écrite précisément aux chrétiens d'Asie mineure : « Montrez-vous saints vous aussi dans toute votre conduite, de même que celui qui vous a appelés est saint » (1 P 1, 15).

 

La vocation chrétienne est sublime et exigeante, et elle serait irréalisable pour nous si l'Esprit de Dieu ne nous donnait pas la lumière pour comprendre et la force nécessaire pour agir. Mais le Christ nous a aussi assurés de son assistance : « Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20).

 

Oui, la vocation chrétienne est une vocation à la perfection, pour édifier le Corps du Christ « jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait, à la mesure de la taille de la plénitude du Christ : (Ep 4, 13). Fermes dans la foi, puissions-nous croître de toutes manières en pratiquant la vérité dans la charité » (Ep 4, 15).

 

3. Élargissons maintenant notre méditation au mystère de l'Église. Saint André, le premier appelé, Patron de l'Église de Constantinople, est le frère de saint Pierre, le coryphée des apôtres, fondateur avec saint Paul de l’Église de Rome et son premier évêque. D'un côté, ce fait nous rappelle un drame du christianisme, la division entre l’Orient et l'Occident, mais il nous rappelle aussi la réalité profonde de la communion qui existe, nonobstant toutes les divergences entre les deux Églises.

 

Comme il nous faut remercier le Seigneur d'avoir fait surgir, au cours des dernières décennies, des pionniers éclairés et des artisans infatigables de l'unité, tels que le patriarche Athénagoras, de vénérée mémoire, et mes grands prédécesseurs, le pape Jean XXIII — dont cette cité et cette Église conservent avec honneur le souvenir — et le pape Paul VI qui est venu vous rencontrer avant moi ! Leur action a été féconde pour la vie de l'Église et pour la recherche de la pleine unité entre nos Églises qui s'appuient sur l'unique pierre angulaire qu'est le Christ et sont édifiées-sur le fondement des apôtres.

 

Les contacts toujours plus intenses de ces dernières années ont fait redécouvrir la fraternité entre nos deux Églises et la réalité d'une communion entre elles, même si elle n'est pas parfaite. L'Esprit de Dieu nous a aussi montré de manière toujours plus claire l'exigence qui s'impose de réaliser la pleine unité afin de rendre un témoignage plus efficace pour notre temps.

 

Ma visite au patriarche œcuménique et mon pèlerinage à Éphèse, où Marie a été proclamée theotokos. Mère de Dieu, ont pour but de servir — dans la mesure où je le puis et pour autant que le Seigneur le permettra — à cette sainte cause. Je remercie la Providence d'avoir guidé mes pas jusqu'en ces lieux.

 

Nous sommes à la veille de l'ouverture du dialogue théologique entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe dans son ensemble. Il s'agit d'une autre phase importante du processus vers l'unité. Ce dialogue sera appelé, en partant de ce que nous avons en commun, à identifier, affronter et résoudre toutes les difficultés qui nous interdisent encore la pleine unité. Demain, je participerai à la célébration de la fête de saint André dans l'église du patriarcat œcuménique. Nous ne pourrons pas concélébrer. C'est là le signe le plus douloureux du malheur introduit dans l'unique Église du Christ par la division. Mais, grâce à Dieu, nous célébrons désormais ensemble, depuis quelques années, la fête des protecteurs de nos Églises, comme gage et volonté effective de la pleine concélébration ; à Rome, nous célébrons la fête des saints Pierre et Paul en présence d'une délégation orthodoxe, et on célèbre au patriarcat œcuménique la fête de saint André avec une présence catholique.

 

La communion dans la prière nous conduira à la pleine communion dans l'Eucharistie. J'ose espérer que ce jour est proche. Personnellement, je le souhaiterais très proche. N'avons-nous pas déjà en commun la même foi eucharistique et les véritables sacrements en vertu de la succession apostolique ? Souhaitons que la communion totale dans la foi, notamment dans le domaine ecclésiologique, permettra bientôt cette pleine communicatio in sacris. Déjà mon vénéré prédécesseur, le pape Paul VI, avait désiré voir ce jour, tout comme le patriarche Athénagoras Ier ; ainsi s'exprimait-il en parlant de ce dernier aussitôt après sa mort : « Toujours il résumait ses sentiments en une seule et suprême espérance : celle de pouvoir avec nous "boire au même calice", c'est-à-dire célébrer ensemble le sacrifice eucharistique, synthèse et couronnement de la commune identification ecclésiale avec le Christ. Cela, nous l'avons nous aussi tant désiré ! Maintenant ce désir irréalisé doit demeurer notre héritage et notre engagement » (Angélus du 9 juillet 1972). Pour ma part, en reprenant cet héritage, je partage ardemment ce désir, que le temps et les progrès dans l'union ne font qu'aviver.

 

4. Je sais que vous aussi, catholiques de cette ville et de toute la Turquie, vous êtes conscients de l'importance que revêt la recherche de la pleine unité entre les chrétiens. Je sais que vous priez et que vous travaillez dans ce but, et que vous avez des contacts fraternels avec l'Église orthodoxe et avec les autres chrétiens de votre ville et de votre pays. Je vous en suis profondément reconnaissant.

 

Je sais aussi que vous cherchez des rapports d'amitié avec les autres croyants qui invoquent le nom de Dieu unique, et que vous êtes des citoyens actifs et loyaux de ce pays où vous formez une minorité. Je vous y encourage de tout cœur.

 

Que Dieu vous, bénisse ! Qu'il bénisse vos communautés, vos familles, vos personnes., spécialement ceux qui souffrent et pour lesquels j'aurai une intention particulière. Et qu'il vous accorde toujours ce dont vous avez besoin pour lui rendre dans votre vie un témoignage toujours plus fidèle.

 

5. Et maintenant, chers frères et sœurs, je vous invite à prier avec ferveur, au cours de ce sacrifice eucharistique, pour la pleine communion de nos Églises. Le progrès dans l'unité s'appuiera sur nos efforts, sur nos travaux théologiques, sur nos démarches répétées, et spécialement sur notre charité mutuelle ; mais c'est en même temps une grâce du Seigneur. Supplions-le d'aplanir les obstacles qui ont retardé jusqu'ici la marche vers la pleine unité. Supplions-le de donner, à tous ceux qui collaborent au rapprochement, son Esprit-Saint qui les conduira vers la vérité entière, qui élargira leur charité, qui les rendra impatients de l'unité. Suppliez-le pour que nous-mêmes, pasteurs des Églises sœurs, nous soyons les meilleurs instruments de son dessein, nous que la Providence a choisis, en cette heure de l'histoire, pour régir ces Églises, c'est-à-dire pour les servir comme le veut le Seigneur, et servir ainsi l'unique Église qui est son Corps. Au cours, du second millénaire, nos Églises s'étaient comme figées dans leur séparation. Voici que le troisième millénaire du christianisme est à nos portes. Puisse l'aube de ce nouveau millénaire se lever sur une Église qui a retrouvé sa pleine unité, pour mieux témoigner, au milieu des tensions exacerbées de ce monde, de l'amour transcendant de Dieu, manifesté en son Fils Jésus-Christ.

 

Dieu seul connaît les temps et les moments. Pour nous, veillons et prions, dans l'espérance, avec la Vierge Marie, la Mère de Dieu, qui ne cesse de veiller sur l'Église de son Fils, comme elle a veillé sur les apôtres. Amen.

 

 

 

30 novembre 1979

ISTANBUL : A LA COMMUNAUTE POLONAISE

 

Tôt le matin du 30 novembre, le pape a reçu un groupe de Polonais vivant en Turquie. Il s'est adressé à eux dans leur langue. Voici la traduction de son discours.

 

Chers compatriotes,

 

1. Une rencontre avec vous ne pouvait manquer dans le programme de ma visite ici. C'est une rencontre insolite en raison des circonstances où elle s'effectue. Il y a quelques années, le professeur L. Biskupski, vint me trouver à Cracovie. Au cours de notre conversation, il me proposa de venir visiter votre communauté à Adampol en Turquie. A cette époque, il était cependant difficile de prévoir une possibilité pour cela. La Providence divine a fait en sorte que cette invitation se réalise aujourd'hui d'une manière qu'aucun de nous ne pouvait prévoir à ce moment.

 

2. La colonie polonaise en Turquie n'est pas nombreuse. Elle a toutefois une signification spéciale, une particulière éloquence historique. Avant tout, votre présence ici rappelle un fait très cher à tout Polonais. Le voici : après la division de la Pologne, lorsque différentes cours royales d'Europe eurent pris acte de la violence exercée sur le corps vivant de notre pays, seule la Turquie ne partagea pas cette violence. Cependant nous avons eu sur les épaules des siècles difficiles. Les guerres se sont répétées, conduites avec des succès divers, jusqu'à Vienne en 1683. Si donc, après tout cela, ici à Istanbul la division de la Pologne n'a pas été acceptée par les sultans, nous devons considérer ce fait comme une chose insolite.

 

« Le nonce Lechistan (Pologne) n'est pas encore arrivé » était-il annoncé pendant de nombreuses années en cette cour, durant les réceptions des représentants des autres États. Et finalement le moment de la venue de ce nonce est arrivé.

 

3. Adampol (Polonezkôy) doit son nom au prince Adam Jerzy Czartoryski, qui en 1842 fonda cette colonie polonaise sur des terres que les Polonais avaient achetées aux missionnaires de Saint-Vincent-de-Paul (Lazaristes). Cependant l'histoire de la présence de la colonie polonaise dans l'antique capitale de la Turquie à Istanbul remonte à un passé beaucoup plus lointain et compte environ quatre cents ans. C'est un cas assez rare dans le monde qu'un groupe de Polonais puisse survivre si longtemps loin de la patrie. Ici ont trouvé refuge les insurgés polonais des années 1830-1831, les prisonniers de guerre rachetés par les Turcs des armées du tsar, les soldats polonais de la division de Zamoyski dissoute en 1856.

 

En 1855, Adam Mickiewicz, notre plus grand poète, vint à Istanbul, pour y soutenir l'esprit patriotique des Polonais et former une légion polonaise qui, selon la conception du romantisme, devait servir à la libération de la Patrie. Pourtant, après l'insurrection de novembre, celle-ci fut encore plus asservie.

 

La colonie polonaise en Turquie à vécu différentes péripéties et affronté bien des difficultés. Le fait de nous rencontrer aujourd'hui et de parler la langue de nos aïeux constitue le meilleur témoignage de son attitude.

 

4. Vous êtes héritiers de ces Polonais qui, il y a plus de cent ans, ont donné vie à cette oasis polonaise sur le Bosphore.

 

Moi, en qualité de compatriote et en même temps de « premier pape de la descendance des Polonais », je vous rencontre aujourd'hui avec grande émotion. Je remercie Dieu pour cette rencontre.

 

Je vous adresse en même temps les souhaits les plus cordiaux des plus abondantes grâces de Dieu dans votre vie personnelle, familiale, sociale et civique.

 

Avec vous, je recommande la Pologne, patrie de nos aïeux et notre patrie, à la protection de la Mère de Dieu. Restez forts dans la fidélité au Christ et, à ,son Église, qui vous accompagne, à travers toute l'histoire de génération en génération. Je vous bénis au nom de la Très Sainte Trinité et je salue chacun de vous et toute votre communauté.

 

 

 

30 novembre 1979

A SAINT-GEORGES AU PHANAR

 

« Notre impatience de l'unité »

 

Tôt dans la matinée du 30 novembre, à Istanbul, le pape a participé à la liturgie patriarcale et   synodale en la cathédrale  grecque orthodoxe. A l'issue de la cérémonie il a prononcé le discours suivant :

 

Ces paroles du psalmiste jaillissent de mon cœur en ce jour où je suis avec vous. Oui, qu'il est bon, qu'il est doux d'être frères tous ensemble !

 

Nous sommes réunis pour célébrer saint André, un apôtre, le premier appelé des apôtres, le frère de Pierre, coryphée des apôtres. Cette circonstance souligne la signification ecclésiale de notre rencontre d'aujourd'hui. André était un apôtre, c'est-à-dire un des hommes choisis par le Christ pour être transformés par son Esprit et envoyés dans le monde, comme lui-même avait été envoyé par son Père (cf. Jn 17, 18). Ils ont été envoyés pour annoncer la bonne nouvelle de la réconciliation donnée dans le Christ (cf. 2 Co 5, 18-20), pour appeler les hommes à entrer par le Christ en communion avec le Père dans l’Esprit-Saint (cf. Jn 11, 52). Tout réunir dans le Christ à la louange de la gloire de Dieu (cf. Ep 1, 10-12), telle est la mission des apôtres, telle est la mission de ceux qui, après eux, furent aussi choisis et envoyés, telle est la vocation de l'Église. Nous célébrons donc aujourd'hui un apôtre, le premier appelé des apôtres et cette fête nous rappelle cette exigence fondamentale de notre vocation, de la vocation de l'Église.

 

Cet apôtre, le patron de l'illustre Église de Constantinople, est le frère de Pierre. Certes, tous les apôtres sont liés entre eux par la fraternité nouvelle qui unit ceux dont le cœur est renouvelé par l'Esprit du Fils (cf. Rm 8, 15) et auxquels est confié le ministère de la réconciliation (cf. 2 Co 5, 18), mais cela ne supprime pas, loin de là, les liens particuliers créés par la naissance et l'éducation dans une même famille. André est le frère de Pierre. André et Pierre étaient frères, et au sein du collège apostolique, Une intimité plus grande devait les lier, une collaboration plus étroite devait les unir dans la tâche apostolique.

 

Ici encore la célébration d'aujourd'hui nous rappelle qu'entre l'Église de Rome et l'Église de Constantinople des liens particuliers de fraternité et d'intimité existent, qu'une plus étroite collaboration est naturelle entre ces deux Églises.

 

Pierre, le frère d'André est le coryphée des apôtres. Il a, grâce à l'inspiration du Père, pleinement reconnu en Jésus le Christ, le Fils de Dieu vivant (cf. Mt 16, 16) ; à cause de cette foi, il a reçu le nom de Pierre, pour que l'Église s'appuie sur ce roc (cf. Mt 16, 18). Il a été chargé d'assurer l'harmonie de la prédication apostolique. Frère parmi les frères, il a reçu mission de les confirmer dans la foi (cf. Lc 22, 32) ; il a, le premier, la responsabilité de veiller à l'union de tous, d'assurer la symphonie des saintes Églises de Dieu dans la fidélité « à la foi transmise aux saints une fois pour toutes » (Jude, 3).

 

C'est dans cet esprit, c'est animé de ces sentiments que le successeur de Pierre a voulu en ce jour rendre visite à l'Église qui a pour Patron saint André, à son vénéré pasteur, à toute sa hiérarchie et à tous ses fidèles. Il a voulu venir participer à sa prière. Cette visite au premier siège de l'Église orthodoxe montre clairement la volonté de l'Église catholique tout entière d'aller de l'avant dans la marche vers l'unité de tous, et aussi, sa conviction que le rétablissement de la pleine communion avec l'Église orthodoxe est une étape fondamentale du progrès décisif de tout le mouvement œcuménique. Notre division n’a peut-être pas été sans influence sur les autres divisions qui l'ont suivie.

 

Ma démarche se situe dans la ligne de l'ouverture réalisée par Jean XXIII. Elle reprend et prolonge les démarches mémorables de mon prédécesseur Paul VI, celle qui le conduisit d'abord à Jérusalem, où eut lieu pour la première fois l'accolade émouvante et le premier dialogue oral avec le patriarche œcuménique de Constantinople, au lieu même où s'accomplit le mystère de la rédemption pour la réunion des enfants de Dieu dispersés y puis la rencontre se fit ici même, voici un peu plus de douze ans, en attendant que le patriarche Athénagoras vienne à son tour rendre sa visite à Paul VI, à son siège de Rome. Ces deux grandes figures nous ont quittés pour rejoindre Dieu : ils ont achevé leur ministère, l'un et l'autre tendus vers la pleine communion et presque impatients de la réaliser de leur vivant. Pour ma part, je n'ai pas voulu tarder davantage à venir prier avec vous, chez vous : parmi mes voyages apostoliques déjà réalisés ou projetés, celui-ci avait à mes yeux une importance et une urgence particulières. J'ose aussi espérer que, de nouveau, nous pourrons prier ensemble, Sa Sainteté le patriarche Dimitrios Ier et moi-même, et cette fois sur la tombe, de l'apôtre Pierre. De telles démarches expriment devant Dieu et devant tout le peuple de Dieu notre impatience de l'unité.

Sur le plan concret, la visite d'aujourd'hui montre aussi l'importance que l'Église catholique attache au dialogue théologique qui va commencer avec l'Église orthodoxe. Avec réalisme et sagesse, conformément au souhait du Siège apostolique de Rome et aussi au désir des conférences panorthodoxes, il avait été décidé de renouer entre l'Église catholique et les Églises orthodoxes des relations et des contacts qui permettraient de se reconnaître et de créer l'atmosphère nécessaire à un fructueux dialogue théologique. Il fallait refaire ensemble les textes. Cette période a été justement appelée le dialogue de la charité. Ce dialogue a permis de reprendre conscience de la profonde communion qui nous unit déjà, et fait que nous pouvons nous regarder et nous traiter comme Églises sœurs. Beaucoup a été réalisé déjà, mais il faut continuer cet effort. Il faut tirer les conséquences de cette redécouverte théologique réciproque, partout où catholiques et orthodoxes vivent ensemble. Il faut surmonter les habitudes d'isolement pour collaborer dans tous les domaines de l'action pastorale où une telle collaboration est rendue possible par la communion presque totale qui existe déjà entre nous. Il ne faut pas avoir peur de reconsidérer de part et d'autre, et en consultation les uns avec les autres, des règles canoniques établies alors que la conscience de notre communion — désormais étroite même si elle est encore incomplète — était encore obscurcie, règles qui rie correspondent peut-être plus aux résultats du dialogue de la charité et aux possibilités qu'ils ont ouvertes. C'est important pour que les fidèles de part et d'autre se rendent compte des progrès accomplis et il serait souhaitable que ceux qui vont être chargés du dialogue aient cette préoccupation de tirer les conséquences, pour la vie des fidèles, des progrès à venir.

 

Ce dialogue théologique qui va maintenant commencer aura pour tâche de surmonter les malentendus et les désaccords qui existent encore entre nous, sinon au niveau de la foi, du moins au niveau de la formulation théologique. Il devrait se dérouler non seulement dans l'atmosphère du dialogue de la charité qui doit se développer et s'intensifier, mais aussi dans une atmosphère d'adoration et de disponibilité.

 

C'est seulement dans l'adoration, avec un sens aigu de la transcendance du mystère indicible « qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 19) que l'on pourra situer nos divergences et « ne rien imposer qui ne soit nécessaire » (Ac 15, 28) pour rétablir la communion (cf. décret Unitatis redintegratio, n. 18). Il me semble en effet que la question que nous devons nous poser n'est pas tant de savoir si nous pouvons rétablir la pleine communion, mais bien plutôt si nous avons encore le droit de rester séparés. Cette question, nous devons nous la poser au nom même de notre fidélité à la volonté du Christ sur son Église à laquelle une prière incessante doit nous rendre les uns et les autres toujours plus disponibles, au cours du dialogue théologique.

 

Si l'Église est appelée à rassembler les hommes dans la louange de Dieu, saint Irénée, grand Docteur de l'Orient et de l'Occident, nous rappelle que « la gloire de Dieu c'est l'homme vivant » (Adv. Haer. 4, 20, 7). Tout dans l'Église est ordonné à permettre que l'homme vive vraiment dans cette pleine liberté qui provient de sa communion avec le Père par le Fils dans l'Esprit. Saint Irénée en effet continue aussitôt : « et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu », la vision du Père manifesté dans le Verbe.

 

L'Église ne peut pleinement répondre à cette vocation qu'en témoignant par son unité de la nouveauté de cette vie donnée dans le Christ : « Moi en eux comme toi en moi pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite et qu'ainsi le monde puisse connaître que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé » (Jn 17, 23).

 

Sûr que notre espérance ne peut être déçue (cf. Rm 5, 5), je vous redis, frères bien-aimés, ma joie de me trouver parmi vous, et avec vous j'en rends grâce au Père de qui vient tout don parfait (cf. Jc 1, 17).

 

 

 

30 novembre 1979

HOMELIE A EPHESE

 

Dans le courant de l'après-midi du 30 novembre, le pape a fait le pèlerinage d'Éphèse où se trouve le souvenir de Marie qui y aurait habité avec l'apôtre Jean et où se sont tenus plusieurs conciles dont celui de 431 où Marie fut reconnue dans son titre de « Mère de Dieu ». Voici le discours du pape.

 

1. C'est avec un cœur débordant d'émotion que je prends la parole en cette liturgie solennelle qui nous réunit autour de la table eucharistique pour célébrer, dans la lumière glorieuse du Christ Rédempteur, la glorieuse mémoire de sa très sainte Mère. L'esprit est comme envahi par la pensée que, précisément en cette ville, l'Église rassemblée en concile — le troisième concile œcuménique — reconnut officiellement à la Vierge Marie le titre de « Theotokos » qui lui était déjà donné par le peuple chrétien, mais qui était contesté depuis quelque temps en certains milieux, surtout influencés par Nestorius. La jubilation avec laquelle la population d'Éphèse accueillit, en cette année 431 déjà bien lointaine, les Pères qui sortaient de la salle du concile où la vraie foi de l'Église avait été réaffirmée, se propagea rapidement dans toutes les parties du monde chrétien et n'a pas cessé de retentir à travers les générations successives qui, au cours des siècles, ont continué à se tourner avec confiance vers Marie, comme vers celle qui a donné la vie au Fils de Dieu.

 

Aujourd'hui, nous aussi, et avec le même élan filial et la même confiance profonde, nous recourons à la Vierge sainte, en saluant en elle la « Mère de Dieu » et en lui confiant les destinées de l'Église, soumise en notre temps à des épreuves particulièrement dures et insidieuses, mais également poussée par l'action de l’Esprit-Saint sur des chemins ouverts aux espérances les plus prometteuses.

 

2. « Mère de Dieu ». En répétant aujourd'hui cette expression chargée de mystère, nous retournons en esprit au moment ineffable de l'Incarnation et nous affirmons-avec toute l'Église que la Vierge devint Mère de Dieu pour avoir engendré selon la chair un Fils qui était personnellement le Verbe de Dieu. Quel abîme de condescendance divine s'ouvre devant nous !

 

Une question vient immédiatement à l'esprit : pourquoi le Verbe a-t-il préféré naître d'une femme (cf. Ga 4, 4), plutôt que de descendre du ciel avec un corps déjà adulte, formé de la main de Dieu (cf. Gn 2, 7) ? Est-ce que cela n'aurait pas été plus digne de lui ? Plus adéquat à sa mission de Maître et de Sauveur de l'humanité ? Nous savons que, dans les premiers siècles surtout, beaucoup de chrétiens (les docètes, les gnostiques, etc.) auraient préféré que les choses fussent ainsi. Le Verbe, au contraire, prit l'autre chemin. Pourquoi ?

 

La réponse nous arrive avec là simplicité transparente et convaincante des œuvres de Dieu. Le Christ voulait être un véritable rejeton (cf. Is 11, l) de la souche qu'il venait sauver. Il voulait que la rédemption jaillisse pour ainsi dire de l'intérieur de l'humanité, comme quelque chose d'elle-même. Le Christ voulait secourir l'homme, non comme un étranger mais comme un frère, en se faisant en tout semblable à lui excepté le péché (cf. He 4, 15). C'est pourquoi il voulut une mère et la trouva en la personne de, Marie. La mission fondamentale de la jeune fille de Nazareth fut donc d'être le trait d'union entre le Sauveur, et le genre humain.

 

Cependant dans l'histoire du salut, l'action de Dieu ne se déroule pas sans faire appel à la collaboration des hommes : Dieu n'impose pas le salut. Il ne l'a pas imposé non plus à Marie. Dans l'événement de l'Annonciation, il se tourne vers elle d'une manière personnelle, sollicite sa volonté et attend une réponse qui jaillisse de sa foi. Les Pères ont très bien approfondi cet aspect, en faisant ressortir que « la bienheureuse Marie, en croyant à celui qu'elle engendra, le conçut aussi dans un acte de foi » (St Augustin, Sermo 215, 4 ; cf. St Léon, Sermo 1 in Nativitate, l ; etc.). Le récent concile Vatican II a souligné la même chose en affirmant que la Vierge, à l'annonce de l'Ange, accueillit dans son cœur et dans son corps le Verbe de Dieu» (Const. dogm. Lumen Gentium. n. 53).

 

Le « fiat » de l'Annonciation inaugure ainsi la Nouvelle Alliance entre Dieu et la créature : tandis que ce « fiat » incorpore Jésus à notre lignée selon la nature humaine, et incorpore Marie à Jésus selon l'ordre de la grâce. Le lien entre Dieu et l'humanité, rompu par le péché, est maintenant heureusement rétabli.

 

3. Le consentement total et inconditionnel, de la « servante du Seigneur » (Lc 1, 38) au dessein de Dieu fut donc une adhésion libre et consciente. Marie consentit à devenir la Mère du Messie, venu pour « sauver son peuple de ses péchés » (Mt 1, 21 ; cf. Lc 1, 31). Ce ne fut point un simple consentement à la naissance de Jésus, mais bien une acceptation responsable de participer à l'œuvre de salut qu'il venait réaliser. Les paroles du Magnificat offrent une confirmation très nette de cette conscience lucide : « Il a secouru Israël son serviteur — dit Marie — se souvenant de sa miséricorde, comme il l'avait promis à nos pères, à Abraham et à sa descendance à jamais » (Lc 1, 54-55).

 

En prononçant son fiat, Marie ne devient pas seulement Mère du Christ historique ; son geste la pose comme Mère du Christ total, comme « Mère de l'Église ». « Dès l'instant du fiat — remarque saint Anselme — Marie commença à nous porter tous dans son sein » ; c'est pourquoi « la naissance de la Tête est aussi la naissance du Corps », proclame saint Léon le Grand. De son côté, saint Ephrem a aussi une très belle expression à ce sujet : Marie, dit-il, est « la terre dans laquelle a été semée l'Église ».

 

En effet, dès l'instant que la Vierge devient Mère du Verbe incarné, l'Église se trouve constituée de manière secrète, mais parfaite en son germe, dans son essence de corps mystique ; sont présents, en effet, le Rédempteur et la première des rachetés. Désormais l'incorporation au Christ impliquera un rapport filial non seulement avec le Père céleste, mais aussi avec Marie, la Mère terrestre du Fils de Dieu.

 

4. Toute mère transmet à ses enfants sa propre ressemblance : c'est ainsi qu'entre Marie et l'Église il existe un rapport de profonde ressemblance. Marie est la figure idéale, la personnification, l'archétype de l'Église. En elle s'effectue le passage de l'ancien au nouveau peuple de Dieu, d'Israël à l'Église. Elle est la première parmi les humbles et les pauvres demeurés fidèles, qui attendent la Rédemption ; elle est encore la première parmi les rachetés qui, dans l'humilité et l'obéissance, accueillent la venue du Rédempteur. La théologie orientale a beaucoup insisté sur la « katarsis » qui s'effectue en Marie au moment de l'Annonciation ; qu'il suffise de rappeler ici l'émouvant commentaire qu'en fait saint Grégoire Palamas dans l'une de ses homélies : « Tu es déjà sainte et pleine de grâce, ô Vierge » dit l'ange à Marie. Mais l'Esprit-Saint viendra de nouveau en toi, te préparant, par une augmentation de grâce, au mystère divin » (Homélie sur l’Annonciation : PG 151, 178).

 

A juste titre, cependant, dans la liturgie par laquelle l'Église orientale célèbre les louanges de la Vierge, il y a une place de choix pour le cantique que Marie, la sœur de Moïse, chante au passage de la mer Rouge, comme pour signifier que la Vierge a été la première à traverser les eaux du péché, à la tête du nouveau peuple de Dieu, libéré par le Christ.

 

Marie est le premier fruit et l'image la plus parfaite de l'Église : « une part très noble, une part excellente ; une part remarquable, une part tout à fait choisie » (Rupert, In Apoc., 1, 7, 12). « Unie à tous les hommes, qui ont besoin du salut », proclame encore Vatican II, elle a été rachetée « d'une manière très sublime en considération des mérites de son Fils » (Const. dogm. Lumen Gentium. n. 53). Aussi Marie demeure-t-elle aux yeux de tous les croyants comme la créature toute pure, toute belle, toute sainte, capable « d'être Église » comme aucune autre créature ne le sera jamais ici-bas.

 

5. Nous aussi, aujourd'hui, nous la contemplons pour apprendre, à partir de son exemple, à construire l'Église. Et pour cela, nous savons qu'il nous faut avant tout progresser sous sa direction dans l'exercice de la foi. Marie a vécu sa foi dans une attitude d'approfondissement continuel et de découverte progressive, en traversant des moments difficiles de ténèbres, à commencer par les premiers jours de sa maternité (cf. Mt 1, 18 et suiv.) : moments qu'elle a surmontés grâce à une attitude responsable d'écoute et d'obéissance à l'égard de la Parole de Dieu. Nous aussi, nous devons nous efforcer d'approfondir et de consolider notre foi par l'écoute, l'accueil, la proclamation, la vénération de la Parole de Dieu, par l'examen attentif des signes des temps à sa lumière, par l'interprétation et l'accomplissement des événements de l'histoire (cf. Paul VI, Exh. Ap. Marialis Cultus, n. 17).

 

Marie se présente à nous comme un exemple d'espérance courageuse et de charité active : elle a cheminé dans l'espérance avec une docile promptitude, en passant de l'espérance juive à l'espérance chrétienne, et elle a vécu la charité, en accueillant en elle-même toutes ses exigences, jusqu'au don le plus total et au sacrifice le plus grand. Fidèles à son exemple, nous devons nous aussi demeurer fermes dans l'espérance, même lorsque des nuages chargés d'orages s'amoncellent sur l'Église, qui avance comme un navire au milieu des flots souvent défavorables des événements de ce monde ; nous devons nous aussi croître dans la charité, en développant l'humilité, la pauvreté, la disponibilité, la capacité d'écoute et d'attention, en adhérant à ce qu'elle nous a enseigné par le témoignage de toute sa vie.

 

6. Il y a une chose en particulier dont nous vouions aujourd'hui prendre l'engagement aux pieds de celle qui est notre Mère commune : à savoir rengagement de faire avancer, avec toute notre énergie et dans une attitude d'entière disponibilité aux inspirations de l'Esprit, la route qui conduit à la parfaite unité de tous les chrétiens. Sous son regard maternel, nous sommes prêts à reconnaître nos torts réciproques, nos égoïsmes et nos lenteurs : elle a engendré un Fils unique, malheureusement nous le lui présentons divisé. C'est là un fait qui provoque en nous un malaise et une souffrance ; un malaise et une souffrance auxquels mon vénéré prédécesseur le pape Paul VI faisait allusion dès le début du Bref qui abrogeait l'excommunication prononcée, il y a fort longtemps, contre le siège de Constantinople : « Marchez dans la charité à l'exemple du Christ » (Ep 5, 2), « ces paroles d'exhortation de l'apôtre des Gentils nous concernent, nous qui sommes appelés chrétiens du nom de notre Sauveur, et elles nous pressent, surtout en ce temps qui nous engage plus fortement à élargir le champ de la charité » (7 décembre 1965).

 

Un long parcours a été accompli depuis ce jour ; mais d'autres pas restent à faire. Nous confions à Marie notre résolution sincère de ne point demeurer tranquilles tant que le terme du chemin ne sera pas atteint. Il nous semble entendre de ses lèvres les paroles de l'Apôtre : « Que parmi vous, il n'y ait ni discordes, ni jalousies, ni emportements, ni désordres » (2 Co 12, 20). Accueillons à cœur ouvert cette monition maternelle et demandons à Marie d'être près de nous pour nous guider d'une main douce et ferme sur les chemins de la compréhension fraternelle totale et durable. Ainsi, s'accomplira le vœu suprême, exprimé par son Fils alors qu'il était sur le point de verser son sang pour notre rachat : « Que tous soient un ! Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé ! » (Jn 17, 21).

 

 

 

30 novembre 1979

AU MOMENT DU DEPART

 

Avant de quitter la Turquie, Jean Paul II, en cette fin de journée du 30 novembre, a tenu à exprimer en ces termes ses impressions de reconnaissance pour son voyage :

 

Monsieur le Ministre, Excellences, Mesdames, Messieurs,

 

Je ne veux pas quitter votre pays sans exprimer un cordial merci au peuple turc et à ses dirigeants. Grâce à eux, j’ai pu effectuer dans de bonnes conditions ce séjour qui me tenait très à cœur. J'ai bénéficié de leur courtoise hospitalité, d'un service d’ordre bien organisé et des différents moyens que l'on a mis à ma disposition pour ce voyage. J'ai pu aussi m'entretenir de façon agréable et fructueuse avec les autorités et je vous saurais gré en particulier, Monsieur le Ministre, de renouveler l'assurance de mon souvenir et de ma gratitude a Son Excellence le président de la République et aux membres du Gouvernement.

 

Comme mon cher prédécesseur Paul VI, je suis venu chez vous en messager de paix et en ami. Le Siège apostolique de Rome ne cessé de manifester sa volonté de contribuer, selon ses moyens propres, à l'instauration de relations pacifiques et fraternelles entre les peuples, au progrès humain et spirituel de toutes les nations sans distinction, à la promotion et à la défense des droits humains des personnes et des communautés nationales, ethniques, religieuses. La république de Turquie en est bien convaincue, elle qui entretient des relations diplomatiques avec le Saint-Siège depuis 1960.

 

Je suis heureux de cette occasion qui m'est donnée de manifester mon estime au peuple turc. Je le savais déjà et j'en ai fait l'expérience ces jours-ci : c'est une nation justement fière d'elle-même et qui entend résoudre ses problèmes politiques, économiques et sociaux dans la dignité, dans la démocratie et dans l'indépendance. Elle est riche d'une jeunesse très nombreuse et elle est décidée à mettre en œuvre toutes les ressources du progrès moderne. Je forme pour son avenir des vœux cordiaux.

 

Je n'ai pu m'empêcher non plus de méditer sur son passé. Depuis des millénaires — on peut remonter au moins aux Hittites —ce pays a été un creuset de civilisations, à la charnière de l'Asie et de l'Europe. Que de richesses culturelles enfouies, non seulement dans ses vestiges archéologiques et ses monuments vénérables, mais dans l'âme, dans la mémoire plus ou moins consciente de ses populations ! Que d'aventures aussi, glorieuses ou éprouvantes, ont formé la trame de son histoire !

 

L'unité de la Turquie moderne se fait aujourd'hui autour du bien commun à promouvoir et sur lequel l'État a mission de veiller. La distinction claire des sphères civile et religieuse peut permettre à chacune d'exercer ses responsabilités spécifiques, en respectant la nature de chaque pouvoir et la liberté des consciences. Le principe de cette liberté de conscience, comme aussi de la religion, du culte, de l'enseignement, est reconnu dans la constitution de cette République. Je souhaite que tous les croyants et leurs communautés en bénéficient toujours davantage. Les consciences, lorsqu'elles sont bien formées, puisent d'ailleurs dans leurs profondes convictions religieuses, disons dans leur fidélité à Dieu, une espérance, un idéal, des qualités morales de courage, de loyauté, de justice, de fraternité qui sont nécessaires au bonheur, à la paix et à l'âme de tout peuple. En ce sens, qu'il me soit permis d'exprimer mon estime pour tous les croyants de ce pays.

 

Je suis venu chez vous avant tout en chef religieux et vous comprendrez aisément que j'ai été particulièrement heureux de retrouver dans ce pays des frères et des fils chrétiens qui attendaient ma visite et ces échanges spirituels, devenus en quelque sorte nécessaires. Leurs communautés chrétiennes, réduites en nombre, mais ferventes, profondément enracinées dans l'histoire et l'amour de leur patrie, entretiennent, dans le respect de tous, la flamme de la foi, de la prière, et de la charité du Christ. J'ai évoqué également, auprès d'elles, ces régions ou ces cités qui ont été honorées par l'évangélisation des grands apôtres du Christ, Paul, Jean, André, par les premières communautés chrétiennes, par de grands conciles œcuméniques. Oui, en tant que successeur de l'apôtre Pierre, mon cœur, comme celui de tous les chrétiens du monde, demeure très attaché à ces hauts-lieux où nos pèlerins continuent de se rendre avec émotion et gratitude. C'est l'honneur de votre pays de le comprendre et de faciliter cette hospitalité.

 

Je remercie particulièrement Votre Excellence de m'avoir aimablement accompagné. Je salue également les représentants des communautés civiles, religieuses et culturelles qui sont ici présents. Je forme les meilleurs vœux pour vous, pour tous et chacun de vos compatriotes. Je voudrais que ma visite soit pour tous comme un message de paix et d'amour fraternel, sans lesquels il 'n'est pas de véritable bonheur ni d'authentique progrès, moins encore de fidélité à Dieu. Je continuerai à prier le Très-Haut d'inspirer le peuple turc et ses dirigeants dans la recherche de sa volonté, de les assister dans leurs lourdes tâches, de les combler de ses dons de paix et de fraternité.

 

 

 

30 novembre 1979

L’ARRIVEE A ROME

 

L'avion du Saint-Père s'est posé à Fiumicino, près de Rome le 30 novembre vers 20 heures, en mettant un terme au voyage œcuménique en Turquie. A sa sortie de l'appareil, le pape a prononcé en italien un discours dont voici la traduction :

 

Avec le cœur débordant d'intenses émotions et gardant dans mon âme les images inoubliables des lieux rendus chers par de vénérables traditions, je posé à nouveau les pieds sur le sol d'Italie. Je remercie le Seigneur pour l'assistance qu'il m'a accordée au cours de ce pèlerinage qui s'est déroulé à l'enseigne de deux « notes » spéciales de l'Église, celle de l’apostolicité et celle de l'unité. En effet, je suis allé rendre visite à Sa Sainteté le patriarche Dimitrios 1er, pour rendre hommage avec lui, au frère de l'apôtre Pierre et pour confirmer ainsi que l'origine apostolique reste ineffaçablement inscrite sur le visage de l'Église comme un de ses traits saillants. Par ce voyage, j'ai voulu également témoigner ma ferme volonté d'aller de l'avant sur la route qui conduit à la pleine unité de tous les chrétiens et porter en même temps une contribution au rapprochement des hommes entre eux, dans le respect de ce qui est essentiellement et profondément humain.

 

Ma pensée se dirige maintenant avec reconnaissance vers les autorités turques, qui ont voulu me témoigner tant de courtoisie, durant mon séjour dans cette nation ; au cher frère Sa Sainteté Dimitrios Ier, aux métropolites aux évêques, au clergé et aux fidèles du patriarcat oecuménique de Constantinople, avec qui j'ai eu la joie de vivre un moment significatif de communion dans la foi et dans la charité ; aux vénérés frères dans l'épiscopat, aux prêtres, au peuple de Dieu de l'Église catholique qui est en Turquie et à la population turque tout entière, qui par des manifestations spontanées de sympathie m'ont fait comprendre quel désir d'entente et de fraternité se trouve au cœur de tout homme.

 

J'exprime maintenant ma plus reconnaissante satisfaction à M. le ministre de l'Intérieur d'Italie, M. Virginion Rognoni, pour les nobles paroles par lesquelles il a voulu me souhaiter la bienvenue, également au nom du Gouvernement et du peuple italien. Je salue ensuite et je remercie les membres du Sacré Collège, les autorités civiles et ecclésiastiques, comme aussi Je Corps diplomatique accrédité près du Saint-Siège, pour leur aimable présence, dans laquelle je reconnais la marque de l'intérêt avec lequel a été suivi mon pèlerinage. Je veux enfin adresser une spéciale parole de satisfaction et de gratitude aux dirigeants, aux pilotes et au personnel de la société aérienne, au dévouement expert et prévenant desquels est due la parfaite réussite du vol.

 

En vous assurant que j'ai eu pour tous un souvenir dans ma prière à la ville d'Éphèse, je veux encore une fois confier à sa maternelle intercession, tous ceux que j'ai rencontrés sur mort chemin, durant ces jours, et, tandis que j'invoque sur tous la bienveillance du Christ Rédempteur, je suis heureux de vous donner à vous ici présents, aux fils très chers de la Ville et à l'humanité entière, ma bénédiction apostolique avec le souhait le plus cordial de prospérité et de paix.

 

 

 

DÉCLARATION COMMUNES DE LEURS SAINTETÉS JEAN PAUL II ET DIMITRIOS I

 

Nous, le pape Jean Paul II et le patriarche œcuménique Dimitrios I° , nous rendons grâce à Dieu qui nous a donné de nous rencontrer pour célébrer ensemble la fête de l’apôtre André, premier appelé et frère de l'apôtre Pierre. « Béni soit Dieu le Père de notre Seigneur Jésus-Christ ; il nous a bénis de toutes sortes de bénédictions spirituelles aux cieux, dans le Christ » (Ep 1, 3).

 

C'est en cherchant la seule gloire de Dieu, par l’accomplissement de sa volonté que nous affirmons de nouveau notre ferme volonté de faire tout ce qui est possible pour hâter le jour où la pleine communion entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe sera rétablie et où nous pourrons enfin concélébrer la divine Eucharistie.

 

Nous sommes reconnaissants à nos prédécesseurs le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras Ier de tout ce qu'ils ont fait pour réconcilier nos Églises et les faire progresser dans l'unité.

 

Les progrès accomplis dans l'étape préparatoire nous permettent d'annoncer que le dialogue théologique va commencer et de rendre publique la liste des membres de la commission mixte catholique-orthodoxe qui en sera chargée.

 

Ce dialogue théologique a pour but non seulement de progresser vers le rétablissement de la pleine communion entre les Églises sœurs catholique et orthodoxe, mais encore de contribuer aux dialogues multiples qui se développent dans le monde chrétien à la recherche de son unité. Le dialogue de la charité (cf. Jn 13, 34 ; Ep 4, 1-7), enraciné dans une fidélité complète à l'unique Seigneur Jésus-Christ et à sa volonté sur son Église (cf. Jn 17, 21), a ouvert la voie à une meilleure compréhension des positions théologiques réciproques et, de là, à de nouvelles approches du travail théologique et à une nouvelle attitude vis-à-vis du passé commun de nos Églises. Cette purification de la mémoire collective de nos Églises est un fruit important du dialogue de la charité et une condition indispensable des progrès à venir. Ce dialogue de la charité doit continuer et s'intensifier dans la situation complexe que nous avons héritée du passé et qui constitue la réalité dans laquelle doit se dérouler aujourd'hui notre effort.

 

Nous désirons que les progrès dans l'unité ouvrent des possibilités nouvelles de dialogue et de collaboration avec les croyants des autres religions et avec tous les hommes de bonne volonté, pour que l'amour et la fraternité l'emportent sur la haine et l'opposition entre les hommes. Nous espérons ainsi contribuer à l'avènement d'une vraie paix dans le monde. Nous implorons ce don de celui qui était, qui est et qui vient, le Christ notre unique Seigneur et notre paix véritable.

 

Phanar, en la fête de saint André 1979.